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LA RÉFORME SOCIALE
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LA RÉFORME SOCIALE parait le 1'' et le 16 de chaque mois
Led membres de la Société d'économie sociale reçoivent la Réforme
sociale et les Ouvriers des deux mondes en retour de leur cotisation
annuelle de 25 francs.
Les membres des Unions de la paix sociale reçoivent la Réforme sociale
en échange de leur cotisation annuelle de 15 francs.
Les personnes étrangères aux deux Sociétés peuvent s'abonner aux condi-
tions suivantes :
FRANCE: UNAN,20fr.;6MOi8,llfr. | EUROPE : Un an, 25 fr.; 6MOis,14fr.
Hors TEurope : le port en sus.
Les abonnements partent du 1*"^ janvier et du 1«^' juillet.
LE NUMÉRO : 1 Franc
Toute demande d'abonnement doit être accompagnée d'un mandat sur la
poste au nom de M. Pbévobt, administrateur de la Réforme sociale.
Les communications sont adressées au Secrétariat, 54, rue de Seine,
à Paris.
Prix de lit collection :
La première série oomplète (10 vol.) : 80 fr. — Les tomes I, III
IV, presque épuisés, ne se vendent qu'avec la collection complète. Les
autres volumes se vendent séparément 5 fr. le vol.
La denzième série complète (10 vol.) : 80 fr. — Les tomes IX et X,
presque épuisés, ne se vendent qu'avec la collection complète. Les autres
volumes se vendent séparément 5 fr. le vol.
La troisième série : I à V. — Chaque volume, 7 fr.
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LA
REFORME SOCIALE
BULiEii.^ m LA m\m dIiioiomig sociale
ET DES
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE
FONDÉES PAU
R-F. LE PLAY
TROISIÈME SERIE — TOME VI
( Tome XXVI de la collection )
TREIZIÈME ANNÉE
«iuii^L.E:'r-i>Éc:E:MiiitK i 9»a
PARIS
SECRÉTARIAT DE LA SOCIÉTÉ DÉCONOMIK SOCIALE
54, RUE DE SEINE, 54
1893
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(RECAT)
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COMPTE RENDU GÉNÉRAL
DE
LA RÉUNION ANNUELLE
(29 MAI -4 juin)
SEANCES GÉNÉRALES
Présidence de M. E. GLASSO^, de llnstilnt
Professeur à la Faculté de droit de Paris.
SEANCE DOUVERTURE
Sommaire. — Discours de M. E, Glasson, de l'Institut : De l'altéra tion de la
notion du droit et de la justice au point de vue de l'économie sociale. — Rap-
port de M. Welche, ancien ministre, président de la Société d'Économie
sociale, sur les prix fondés pour honorer les vertus de famille et rattachement
à râtelier. — Remise des médailles aux lauréats. — Conférence de M. le vicomte
de Meaux, ancien ministre ; De la séparation de TÉglise et de TÉtat aux
États-Unis et en France.
A 8 h. 1/2 précises du soir, dans la grande salle de THôtel de la Sociëté
de géographie, M. E. Glasson prend place au bureau avec M. Welche,
président de la Société d'Économie sociale ; M. le vicomte de Meaux,
ancien ministre î MM. A. Gigot, L. Lefébure, J. Mtchel, vice-présidents;
G. Picot, de Tlnstilut; A. Delaire, secrétaire général; J.-A, des Uotours,
secrétaire.
M, E. Glasson, président, prononce le discours suivant ;
DE L'ALTÉRATION DE LA NOTIDN DU DROIT ET DE LA JUSTICE
AU POINT DE VUE DE l'ÉCONOMIE SOCIALE
Notre époque est vraiment celle des merveilles. Les sciences ont
dans notre siècle réalisé plus de progrès qu'elles n'en avaient fait
depuis deux mille ans et chaque jour encore elles enfantent de
nouveaux prodiges. Les distances sont supprimées; on voyage avec
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6 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
plus de rapidité et de facilité dans toute TEurope qu'on ne faisait
autrefois le tour de sa province; nous pouvons converser d'une
extrémité de la France à l'autre. Les nouvelles voies de communi-
cation mettent à notre disposition les produits de toutes les con-
trées. Le bien-être s'est étendu à tous; l'ouvrier est mieux logé,
mieux nourri, mieux payé qu'autrefois. Partout l'existence est plus
facile; elle est aussi mieux protégée. D'admirables expériences ont
atteint jusqu'aux confins de la vie; elles onl interrogé la nature
avec une telle précision que le secret du mal a été livré et des
maladies autrefois mortelles ont cessé d'être un sujet d'effroi pour
rhumanité.
Et cependant ces dernières années du xix* siècle sont de véri-
tables années de fer.
L'agriculture subit une crise redoutable; le commerce et l'indus-
trie languissent; les charges que l'État impose aux citoyens sont
accablantes. Mais ce mal matériel n'est encore rien si on le compare
au désordre moral. L'existence de la famille est compromise; on
menace, on attaque même la propriété ; la bonne foi disparaît des
contrats. Le but suprême de la vie est la jouissance matérielle de
la richesse et on ne recule devant aucun moyen pour l'atteindre.
Trop souvent les plus hauts problèmes de Tordre politique ou
social ne sont agités que dans un intérêt personnel et égoïste, sans
la moindre connaissance ni préoccupation de l'intérêt supérieur de
la société, sans aucun souci du respect du droit et de la liberté.
Quelques-uns s'imaginent de bonne foi qu'on peut sans cesse
remettre tout en question dans Tordre social et dans Tordre moral,
et leur imagination féconde organise des États qui sont de véri-
tables utopies. On cache trop souvent son ignorance et son ambi-
tion par des promesses trompeuses et coupables qui corrompent
les masses dans un temps où le premier devoir serait de les ins-
truire et de les moraliser. On leur répète à Tenvi que les lois aux-
quelles sont soumis Tordre social, l'État, la famille, la propriété,
sont purement arbitraires et ont été imaginées par des législateurs
plus ou moins ingénieux pour des temps qui doivent céder la place
à d'autres temps. On proclame tous les jours que les plus forts ont
fait la loi pour l'imposer aux faibles. Que les travailleurs se
comptent, ils sont les plus nombreux ; ils ont donc la force qui
permet tout.
En face de ces attaques violentes, que font ceux à qui incombe
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'.XJV^'A^T., .1»-. i-RTf .. 4f|lLipj,l||^^t,
SÉANCES GÉNÉRALES : DISCOURS DE M. E. GLASSOX. 7
rimpérieux devoir de combattre ces doctrines destructives de tout
ordre social? Les uns prennent peur; d'autres s'abstiennent pour
ne pas compromettre leur intérêt personnel ; d'autres encore se ren-
ferment dans le scepticisme, incapables qu'ils sont de connaître et
de pratiquer les vrais principes qui président à la destinée des
États et des hommes. Aussi vivons-nous entourés d*une brume
épaisse. Que sommes-nous aujourd'hui? Que deviendrons-nous
demain ? On n'ose se poser ces questions et cependant on ne voit
pas devant soi. 11 faut pourtant marcher, car le progrès est la loi
de l'humanité : mais on n'arrive pas à la réaliser; le plus souvent
ou se débat dans d'inutiles efforts et si, par moments, cette brume
épaisse qui nous cache le jour et nous obsède se dissipe en partie,
c'est pour nous laisser entrevoir à l'horizon l'orage menaçant du
socialisme.
Jamais le désordre moral et social n'a été plus complet. On
accuse parfois, mais bien à tort, la forme du gouvernement; il
serait facile de citer de puissants empires qui souffrent plus vive-
ment que nous de ce mal, et des États à forme républicaine ou simi-
laire qui sont beaucoup moins atteints.
Il en est qui s'en prennent à la liberté parce qu ils ne la com-
prennent pas et n'en voient que les abus : ils en feraient volontiers
le sacrifice pour obtenir la sécurité. On s'attaque aussi à la Révolu-
lion qu'on juge très diversement aujourd'hui. Il n'est pas encore
possible, dit-on, de savoir si elle a été un bien ou un mal; on ne
répondra sûrement à cette question que plus tard. C'est un moyen
commode pour les descendants de renier leurs propres fautes et
d'en faire retomber la responsabilité sur ceux qui les ont précédés.
Certains socialistes ne se prétendent-ils pas les vrais et seuls repré-
sentants de la Révolution, oubliant qu'elle a supprimé les corpora-
tions, interdit les associations sous toutes les formes, proclamé le ,
principe du travail libre» dégagé la propriété des entraves de la
féodalité en lui donnant la liberté comme aux personnes.
Certes les causes du mal dont nous souffrons sont nombreuses et
graves et nous n'avons pas l'intention de les relever toutes; mais
on ne saurait affirmer avec trop d'énergie que ces causes viennent
moins des institutions que des hommes. Ce qui.contribue le plus à
perpétuer ce malaise qui nous accable, à rendre obscur l'avenir
qui .s'ouvre devant nous, c'est l'affaiblissement du sens moral,
rabaissement des caractères, Tignorancc ou la méconnaissance des
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o RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
principes de la science sociale, du droit et de la justice. De là l'em-
ploi de tous les moyens et l'absence de tout scrupule pour réussir;
de là ces fortunes et aussi ces ruines scandaleuses. De tout temps
il a existé des financiers peu scrupuleux sur les moyens de s'enri-
chir aux dépens de la fortune publique ou privée et les Chambres
ardentes ou autres leur ont fait maintes fois rendre gorge; mais ils
n'avaient pas alors cette force d'attraction irrésistible qu'ils pos-
sèdent aujourd'hui parce que le sens moral n'était pas altéré et que
le frein de la conscience retenait nobles et bourgeois. De cette
anarchie morale sortent aussi ces solutions parfois étranges qu'on
donne aux questions de l'ordre social le plus élevé, souvent sous
l'influence de préoccupations étrangères aux intérêts supérieurs
de la société et sans respect pour le droit et la liberté. Nos réfor-
mateurs sociaux ont-ils un plan, des principes basés sur l'expé-
rience? Le désir de donner satisfaction à certaines aspirations
nécessairement vagues et parfois même malsaines des masses
qu'on agite imprudemment, est à lui seul bien insuffisant et fort
dangereux. Les institutions sociales et économiques relèvent de la
loi du juste et de l'injuste, en tant qu'elles constatent ce qui doit
être dans tous les temps et dans tous les lieux, — de l'histoire et de
l'économie politique et sociale dans la mesure où ces institutions
peuvent varier suivant les temps et les lieux.
. Est-ce à dire qu'on puisse, avec la seule notion de la loi natu-
relle et de l'équité, gouverner les hommes et les États? Les prin-
cipes de cette loi sont nécessairement très simples et peu nom-
breux ; ils ne sauraient répondre directement à tous les besoins
qu'éprouve, à tous les problèmes que soulève notre état social
compliqué. Il est temps de comprendre enfin que la méthode d'ob-
servation s'impose aux sciences économiques et sociales comme aux
autres, au droit, à l'histoire, à l'économie politique. L'étude des lé-
gislations comparées est autre chose que le simple rapprochement
et commentaire de textes de lois ; il faut lui demander davantage.
En retour,tels sociologistes nous offrent beaucoup trop; ils ne com-
prennent pas que leur science, à peine née d'hier, doit s'en tenir
pendant longtemps encore à l'observation des faits. Certains histo-
riens ne connaissept encore que l'ancienne méthode, tandis que
d'autres comprennent mai la nouvelle et en faussent l'application
par leurs exagérations. Que de savants usent et abusent de leur
imagination : ils ne voient pas dans les textes ce qui s'y trouve,
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. SÉANCES GÉNÉRALES : DISCOURS DE M. E. GLASSON. 9
mais ils y trouvent ce qui ne s'y voit pas. Ils sont vigoureusement et
avec succès pourchassés par l'école documentaire, mais celle-ci ne
poursuit-elle pas un but chimérique lorsqu'elle veut dresser l'in-
ventaire complet de l'histoire? Quelques textes bien choisis, nette-
ment présentés, donnent une idée* plus exacte d'un fait historique
ou d'une institution, que l'accumulation indigeste de pièces de
tout genre. L'étude des documents est aussi indispensable en éco-
nomie sociale qu'en histoire ; mais là encore elle ne constitue pas
à elle seule toute la science. C'est un de vos rares mérites. Mes-
sieurs, d'avoir les premiers compris ces vérités. Vous avez fait de
la monographie une véritable méthode scientifique. Quelques-uns
de vos travaux et des plus récents sont de vrais chefs-d'œuvre.
Qui ne connaît parmi vous ce fermier du pays d'Aiilène, au Texas,
et sa famille ? Mais vous savez aussi voir, vos travaux en font foi,
dans le père de famille, la mère, l'enfant, le patron, l'ouvrier,
autre chose que des documents humains: il y a des cœurs qui
aiment, des consciences qui donnent la satisfaction du devoir
accompli ; il y a aussi de grandes figures qui se détachent des
masses confuses, inspirent le respect et l'admiration. Certes, ainsi
comprise, la science sociale embrasse de vastes horizons et s'in-
quiète des plus minutieux détails ; mais c'est pour avoir méconnu
ces vérités qu'on a trop souvent mal compris les intérêts généraux
et vécu d'expédients dignes d'un autre âge.
Pour en donner quelques exemples, on n'a que l'embarras du
choix. Préférons-nous le libre échange à la protection ou la protec-
tion au libre échange ? Veut-on obliger les consommateurs à des
sacrifices pour relever certaines industries ou entend-on leur pro-
curer les marchandises aux prix les plus avantageux? On a essayé
de rassurer les consommateurs et de leur faire accepter quelques
droits nouveaux en leur promettant que ces taxes de douane n'a-
mèneraient aucune augmentation dans les prix et auraient pour
résultat de supprimer ces intermédiaires ruineux qui s'interposent
entre les producteurs et les consommateurs. Mais alors comment
se fait-il qu'à l'aide d'autres taxes on se propose d'arrêter le déve-
loppement des grands magasins en faveur de ces mêmes intermé-
diaires dont on déclarait tout à l'heure l'existence contraire à
l'intérêt général ? Sommes-nous partisans ou adversaires des mo-
nopoles? On critique celui des avoués et celui des avocats qui exis-
tent cependant presque partout dans l'intérêt d'une bonne admi-
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10 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE «ENDU GÉNÉRAL.
nistration de la justice ; mais on défend celui des agents de change
qui a disparu ou n'a môme jamais existé dans d'autres pays. Dans
ces dernières années, par l'effet d'une indulgence peut-être exa-
gérée, on a non seulement toléré, mais même reconnu obligatoires
en droil,les marchés à terme fictifs, bien qu'ils dissimulent de
véritables jeux, sous prétexte que ces opérations sont utiles à la
fortune publique en soutenant les cours de la rente sur l'État et
ceux des autres valeurs cotées à la Bourse ; puis plus récemment
on a songé à supprimer ce qu*on appelle dans le monde des
affaires la coulisse, sans se demander si cette suppression n'aurait
pas pour effet d'affaiblir notre marché, de compromettre la bonne
tenue des rentes et de mettre en question le succès des émissions
qui pourront devenir nécessaires pour faire face aux besoins sans
cesse croissants de l'État. Sommes-nous partisans ou adversaires
du droit au travail ? Sur toutes les parties du territoire on a com-
mencé des trçivaux publics, quelques-uns nécessaires ou utiles, la
plupart de pur luxe et qui ont écrasé les finances de l'État. Il nous
faut pour ces travaux le secours des ouvriers étrangers et pourtant
nous voulons leur interdire l'entrée de notre territoire. Nous enten-
dons fonder un vaste empire colonial en Asie. Mais alors comment
laissons-nous d'autres s'emparer des routes et passages qui y con-
duisent, de sorte que cet empire forme une sorte d'enclave dans
les territoires ou à l'intérieur des postes anglais ? Nous nous préoc-
cupons sagement de la dépopulation de la France et, en effet, si
nous n'y prenons garde, notre pays perdra son rang et sa force en
Europe. Mais alors pourquoi favorise-t-on le divorce qui compro-
met le mariage ? On sait que le nombre des divorces augmente
chaque année dans des proportions vraiment inquiétantes. C'est
qu'en effet les lois les plus dangereuses ne sont pas celles qui pro-
duisent tout à coup un grand mal. Les lois violentes causent brus-
quement un trouble social et provoquent par cela même une salu-
taire réaction. Mais il est des lois d'une application limitée,
successive et lente et on ne découvre leurs ravages qu'après l'expi-
ration d'un temps plus ou moins long, alors qu'elles ont déjà
modifié ou corrompu les mœurs.
C'est qu'en effet la notion vraie du droit est aussi altérée que
celle de la loi morale. Jamais les controverses n'ont été plus ar-
dentes sur l'étendue et les limites du rôle de l'État. On ne sait plus
distinguer les lois d'ordre public, et comme telles obligatoires pour
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SÉANCES GÉNÉRALES : DISCOURS DE M. E. GLASSON. Il
tous, des lois de pur intérêt privé, plutôt offertes qu'imposées aux
citoyens et auxquelles le principe de la liberté des conventions
permet de déroger. On a admis jusqu'à ce jour que l'es contrats
entre particuliers relatifs à leurs intérêts pécuniaires dépendent
avant tout de leur libre consentement et rentrent dans le droit
privé. On n*a jamais songé à traiter autrement les contrats qui por-
tent même sur le produit de Tintelligence lapins élevée. Mais s^agit-
il d'un louage de services, tout change : ce contrat doit relever des
lois d'ordre public imposées par TÉlat et auxquelles on ne saurait
se soustraire même d'un commun accord ; l'État impose sa volonté
à tous, fi\e les émoluments et les charges. Puis ceux-là mêmes qui
proposent celte altération si grave des rapports que créeTindustrie,
abaissent volontiers le mariage au point de le considérer comme
un simple accord de pur droit privé duquel TÊlat doit se désinté-
resser complètement, de sorte qu'il pourra désormais ge former et
se dissoudre avec la même facilité que tout contrat quelconque
entre particuliers, sauf une seule exception pour le louage de
services!
Ce n'est pas en vain qu'on altère ainsi les lois fondamentales de
la société, qu'on s'abaisse à les propager dans le peuple pour
flatter ses instincts au lieu de l'instruire autant que possible des
vraies notions du droit et de la justice. On ne considère plus le
patron et l'ouvrier comme membres d'une mèràe et grande famille,
la famille industrielle; on les représente comme deux ennemis irré-
conciliables entre lesquels la force doit avoir le dernier mol. 11 n'y
a plus de place pour la justice. S'il est une institution qui devrait, au
premier chef, assurer la paix sociale et le respect du droit entre
patrons et ouvriers, n'est-ce pas la juridiction des conseils de
prud'hommes? Permettez-moi, après ce coup d'(r'il rapide sur notre
état général, de m'arrêter un instant à cette juridiction et de vous
montrer en peu de mots à quel point une institution sociale peut
être dénaturée par ceux-là mêmes qui devaient en être les gardiens
vigilants, lorsqu'au lieu de veiller à son fonctionnement régulier ils
en font une arme de combat.
L'histoire des conseils de prud'hommes nous apprend que cette
juridiction a été fort utile à l'industrie jusque dans ces dernières
années. Elle a surtout fonctionné comme tribunal de famille, chargé
de prévenir les différends plutôt que de les juger, et les statistiques
constatent qu'elle a longtemps apaisé la plupart des conflits. Mais
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12 RÉUNION ANNUELLE; COBIPTE RENDU GÉNÉRAL.
vers l'année 1880 commencent à apparaître avec plus de hardiesse
qu'auparavant des préoccupations complètement étrangères aux
véritables intérêts de la justice, et ce sont elles pourtant seules qui
souvent détermineront désormais les choix de certains électeurs
aux conseils de prud'hommes. Aussi voit-on siéger de nouveaux
élus qui, profanant leur nom même de prud'homme, oublient que
la justice doit être égale pour tous, patrons et ouvriers, sans dis-
tinction d'opinions politiques, religieuses ou autres. Comment a-t-
on pu nier l'existence de cette triste situation, alors qu'elle est
attestée par l'intervention du législateur? Certains candidats ou-
vriers ont désormais accepté, sinon ouvertement, au moins en
secret, et pour le cas où ils seraient élus, un mandat impératif ou
ont promis de se soumettre sans restriction aux avis des cham-
bres syndicales. Dans plusieurs villes de premier ordre, notam-
ment à Lille, les prud'hommes patrons ont répondu par des démis-
sions collectives ou par le refus de siéger et, dans cette grande cité
industrielle où la juridiction des prud'hommes s'étend à plus de
cent métiers, il a été impossible de rendre la justice entre patrons
et ouvriers de 1881 à 1884. Ailleurs d'autres faits non moins graves
s étaient également produits, par exemple l'élection de candidats
notoirement inéligibles. Une loi du 11 décembre 1884 est inter-
venue pour remédier au mal ; elle l'a, sous certains rapports, ag-
gravé. On a fait croire à certains ouvriers que cette loi reconnais-
sait leurs pratiques. Aussi, loin de nier, comme ils Tavaient le plus
souvent fait jusqu'alors, l'existence d'un mandat impératif, s'em-
pressèrent-ils de le proclamer. Aux élections qui eurent lieu à
Paris en 1890, plusieurs candidats prirent avant le vote l'engage-
ment de statuer sur les différends qui leur seraient soumis, dans un
sens toujours favorable aux ouvriers, et notamment de leur ac-
corder, dans tous les cas, les prix fixés par un tarif minimum de
salaire, sans avoir égard aux conventions contraires des parties.
L'exécution de ces engagements fut en outre garantie au moyen
de démissions signées à l'avance et remises entre les mains d'un
comité dit de vigilance. Le Conseil d'État a annulé ces élections,
« considérant que de semblables enga'gements dont l'accomplisse-
ment ne peut se concilier ni avec le caractère ni avec les devoirs
de la fonction ont vicié l'élection dans son essence même ». Il n'est
pas en effet possible de tomber plus bas : les prud'hommes
cessent d'être des juges lorsqu'ils prennent l'engagement de ne pas
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r
^
SÉANCES GÉNÉRALES : DISCOURS DE M. E. GLASSON. 13
jnger. Ils n'ont plus ni liberté ni indépendance et se rendent eux-
mêmes indignes de siéger. Certains patrons ont compris que leur
dignité leur imposait le devoir de ne plus même prendre part aux
élections et des abstentions en masse se sont produites dans plu-
sieurs villes. Lorsqu'une juridiction en est arrivée à ce degré d'a-
baissement, il ne reste plus qu'à la supprimer ou à la transformer
complètement.
Sur les bords de la Méditerranée existent encore aujourd'hui des
prud'hommes d'une tout autre nature ; ce sont de véritables com-
munautés de patrons pécheurs dont on a souvent fait remonter
l'institution au bon roi René, comte de Provence; mais leur origine
est en réalité beaucoup plus ancienne et date de l'époque où ces
pêcheurs de la Méditerranée s'organisèrent en corporations. Telles
elles existaient autrefois, telles elles subsistent encore aujourd'hui.
C'est un vieux débris de notre ancienne France qu'ont respecté
toutes les révolutions. Chacune de ces communautés jouit encore
aujourd'hui d'une juridiction propre, chargée déjuger les diffé-
rends qui peuvent naître à l'occasion de la pèche, entre les mem-
bres de l'association. Un vieux jurisconsulte, Valin, nous fait con-
naître comment les prud'hommes de ces juridictions rendaient de
son temps la justice : c'était le dimanche à deux heures de relevée,
au sortir de l'office, en public, sans frais, ni procédure, ni avocats,
ni procureurs, ni greffier. Chaque plaideur versait, à titre de
rémunération de la justice qui lui était rendue, deux sous dans une
boîte. Ce sont là, nous dit Valin, toutes les épices des juges et
encore ces deux sous servaient-ils à payer les gardes de la commu-
nauté. Rien n'a été changé à ces vieux usages. La Révolution a
respecté les prud'homies et leurs tribunaux, probablement parce
que ces corporations, au lieu d'être fermées comme les autres,
étaient restées ouvertes à tous et que leurs juges, en même temps
administrateurs, étaient élus chaque année au suffrage uni-
versel.
On se borna, à la Révolution, à modifier la date traditionnelle
des élections qui fut fixée au mois de germinal, alors qu'autrefois
elles se faisaient au jour de la Saint-Etienne. « Mais, écrivaient les
administrateurs du bureau central de Marseille à la prud'homie de
cette ville, nous ne permettrons jamais que des cérémonies pareilles
aient lieu à une date qui puisse perpétuer le souvenir de certaines
fêtes que la loi ne reconnaît pas et que le fanatisme s'efforce de con-
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14 RÉUNION ANNUELLIi: ; COMPTE RENDU GÉNÉIIAL.
server. » Plus récemment encore, en 1859, un décret à de nouveau
confirmé les vieux usages des prud'homies de la Méditerranée.
Rien n'a été changé, pas même la boîte où chaque plaideur doit
verser ses deux sous, seulement le contenu du tronc, au lieu d'être
attribué aux juges et aux gardes de la communauté, est distribué
en aumônes aux pêcheurs nécessiteux. Jusque dans ces derniers
envps, les juges de ces prud'homies, placés sous la surveillance
paternelle de Tadministration de la marine, ont joui de la con-
fiance des marins, parce que, malgré rinsuflisance de leur instruc-
tion générale, ils connaissent mieux que personne les usages de la
pêche maritime. Nous aussi, ils nous intéressent, car ils sont, pour
nous qui assistons k tant de ruines, im dernier lien entre le présent
et lo passé. Mais ce dernier lien ne sera-til pas bientôt rompu? De
mauvaises nouvelles nous parviennent de ces pays. Là aussi
les luttes sont plus ardentes qu'autrefois au moment des élections
et on commence à mettre en mouvement les intérêts les plus
divers. Les rivalités s'accusent davantage entre les prud'homies et
au sein de chacune d'elles l'entente n'est pas toujours complète.
En ce moment même elles tiennent un congrès à Marseille et
Ton peut craindre qu'elles ne soient à leur tour frappées des
maux qui rongent notre société moderne.
Messieurs, j'ai essayé de vous montrer à quel point la vérité éco-
nomique est méconnue, l'étude des sciences sociales mal comprise,
la notion du droit altérée, la justice outragée. Est-ce à dire qu'il
faille abandonner notre intelligence et notre cœur au décourage-
ment? Dans le cas où telle pourrait être votre impression, j'éprou-
verais un bien amer regret d'avoir prononcé ce discours. Si j'ai
étalé devant vous le spectacle de nos misères morales, c'est parce
que nous avons aussi la force et que nous comprenons le devoir de
les combattre. Horace disait déjà au temps d'Auguste : ^tas paren-
tum^ pefar avis^ tuUl7i08 nequiores, mox daturosprogmiemvitiosiorem.
Si la dégénérescence ne s'était jamais arrêtée depuis Horace, il y a
longtemps que la société n'existerait plus. Mais à toutes les époques
il y a eu des hommes chez qui la vertu et la raison ont conservé
leurs droits imprescriptibles et qui ont travaillé pour le bien de
l'humanité. Aussi malgré les incertitudes de l'heure présente,
faut-il se garder de désespérer de l'avenir. Ce qui importe, avant
tout, c'est d'être toujours prêt à remplir son devoir. Vous êtes
Messieurs, de ceux qui comprennent et pratiquent cette vérité ;
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SÉANCES GÉNÉRALES : DISCOURS DE M. E. (ÎLASSON. i5
VOS travaux et vos actes en font foi. Pas un des graves problèmes
de réconomie sociale ne vous est étranger ou indift'érent : question
ouvrière, rapports des patrons et des ouvriers, création de sociétés
de secours mutuels, assurances de toutes sortes, caiss-es de retraite,
habitations à bon marché, institutions patronales, sociétés coopé-
ratives, culture de la terre, métayage, organisation de la famille,
régime de la propriété. Vous avez abordé ces questions avec une
science et un désintéressement auxquels tous rendent hommage.
Aussi les encouragements ne vous ont-ils jamais manqué. Dès 1864,
M. de Montalembert écrivait à Cochin : « Je lis le livre de Le Play,
et j'en suis émerveillé... 11 n'a pas paru de livre plus important et
plus intéressant depuis le grand ouvrage de Tocqueville sur la
démocratie; et Le Play aie mérite d'avoir bien plus de courage que
Tocqueville, qui n'a jamais osé braver un préjugé puissant... Il
faut que vous lui rendiez pleine justice, et que nous adoptions son
livre comme notre programme, sans nous arrêter aux dissentiments
de détail, qui pourront être assez nombreux.» Depuis cette époque,
les esprits les plus éminents de notre temps ont directement parti-
cipé à votre œuvre ou se sont intéressés à vos travaux. Tout récem-
ment un don princier a été fait à la Société d'Économie sociale, en
mémoire d'une femme éminente par les qualités de l'esprit et du
cœur. M. le comte de Chambrun nous a offert, en souvenir de ^a
femme, Mme la comtesse Marie-Jeanne de Chambrun, lille do
M. Godard Desmarets, principal propriétaire de la cristallerie de
Baccarat, une somme de 50,000 francs, pour rendre plus féconde
encore votre activité. Je serai l'interprète de vos sentiments en
adressant en votre nom, à la mémoire de cette femme supérieure,
Fexpression de votre respectueuse reconnaissance.
Permettez-moi en terminant, de vous dire combien je suis sen-
sibli à l'honneur que vous m'avez fait en m'appelant à ouvrir
cette session qui, voire programme en est la preuve, sera aussi
féconde que les précédentes. Je voudrais aussi vous remercier
d'une heureuse innovation. Vous avez créé des cours qui s'inspi-
rent pour l'enseignement oral de la méthode monographique.
C'est une innovation qu'on pourra imiter, mais dont vous aurez
toujours le droit de revendiquer la paternité. Un de ces cours a
été ouvert à la Faculté de droit par un de vos membres les plus
dévoués, apôtre passionné de la doctrine de Le Play. C'est tout
particulièrement un devoir pour celui qui a l'honneur de vous
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r:'5^î;:^^9^"
18 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
parler, de proclamer le succès de cet enseignement nouveau : il
n'instruit pas seulement des élèves dont vous aurez dans une pro-
chaine séance le plaisir de couronner les premiers efforts, il pré-
pare aussi des disciples pour l'avenir. Fiers de voire passé et de
votre illustre fondateur, dans le présent sûrs de votre méthode,
représentants de l'esprit de liberté et de désintéressement, vous
transmettrez ce patrimoine à ces jeunes disciples. Ils auront à leur
tour l'honneur et le devoir de le conserver intact et de l'accroître
pour qu'on puisse dire d'eux comme on dit de vous : ils ont bien
mérité de la paix sociale. [Applaudissements longs et répètes,)
M. Welche, président de la Société d'Économie sociale, présente le
rapport suivant :
RAPPORT SUR LES PRIX DESTINÉS
A HONORER LES VERTUS DE FAMILLE ET L'ATTACHEMENT A L'ATELIER
Mesdames, Messieurs,
La tâche imposée au rapporteur chargé de vous présenter les
candidats aux prix que vous avez fondés l'an dernier pour honorer
les vertus de famille et la fidélité à l'atelier, et à la commission qui
les désigne, esi moins simple dans sa réalisation et moins spéciale
dans ses résultats qu'elle ne le peut paraître au premier abord. Il
faut, en effet, justifier les doubles titres des concurrents et, pour
cela, étudier ceux-ci non seulement dans leur vie privée, mais
encore dans leurs rapports avec leurs patrons et leurs camarades :
cette étude vous conduit du foyer de la famille à l'atelier du tra-
vail, et l'enquête ouverte sur l'ouvrier, sur ses antécédents, la durée
de ses services vous amène nécessairement à l'examen de l'atelier
lui-même, des conditions dans lesquelles les ouvriers y sont placés,
des efforts qui, en dehors des salaires, sont faits par les chefs des
usines, les directeurs des grandes exploitations pour faciliter à
leurs utiles auxiliaires les moyens d'existence et pour leur venir en
aide dans les difi&cultés que chacun rencontre au cours de la vie.
Cette étude n'est pas moins intéressante que la première et elle
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SÉANCES GÉNÉRALES : RAPPORT SUR LES RÉCOMPENSES. 17
est aussi féconde en précieux enseignements. Si la visite à la mai-
son ou à Tappartement du bon ouvrier vous met au cœur Témotion
que Ton ressent à reconnaître chez ceux qui vivent modestement
et quelquefois péniblement du travail de leurs mains, rhonnèteté
de la conduite, la modération des désirs, la mutuelle confiance
entre les époux, Tamour des enfants et le soin constant de leur
avenir, la visite à Talelier vous révèle chez les patrons un souci
réel et profond du bien-être de ceux qu'ils emploient, une sollici-
tude extrême à les soulager dans les maladies, un empressement
louable à créer ou à encourager,en y prenant la part que comporte
la prospérité de Tindustrie, toutes les institutions destinées à ins-
pirer la prévoyance et à favoriser Tépargne. Cette constatation
résultant de faits vus et vérifiés, confirmés du reste par la déclara-
tion des ouvriers, notre excellent confrère M. Jules Michel l'avait
faite Tan dernier ; nous avons été à même de la renouveler cette
année et je m'empresse de la signaler avant d'aborder le principal
objet de mon rapport, pourvous permettre d*opposer le tableau
rassurant de la réalité aux réquisitoires enflammés des hommes
qui chaque jour et depuis si longtemps s'appliquent à soulever les
colères des travailleurs contre l'âpreté du capital et la dureté des
patrons.
C'est dans des ateliers ou au milieu d'institutions que vous devez
visiter au cours de cette session que nous avons rencontré les
deux familles réunissant des titres plus que suffisants pour être
proposées à vos suffrages.
La première est celle d'un ouvrier devenu, après quarante-six ans
de bons et loyaux services, contremaître dans la maison de par-
fumerie qui porte encore le nom de son fondateur, M. Gellé.
L*usine est établie à Levallois-Perret au n*'i49 delà rue du Bois.
Fondée en 4826 par M. Gellé, elle est encore aujourd'hui dirigée
par son gendre M. Lecaron et par les deux fils de celui-ci : elle
compte donc 67 années d'existence entre les mains des mêmes pro-
priétaires qui l'exploitent avec leurs seuls capitaux. La prospérité
de la maison ne cesse de s*accro!tre ; dans la période qui s'est
écoulée de 4876 ù 1892 le chiffre des affaires a passé de 2,190,500 fr.
à 4,300,000 francs.
L'industrie française delà parfumerie a une supériorité incon-
testée qui lui ouvre de grands débouchés à l'étranger; ses produits
donnent lieu à une exportation considérable, notamment dans les
La Réf. Soc, 1" juillet 1893. 3* sér., t. VI (t. XXVI coi.), 2.
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18 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
pays d'Orient; les ouvriers employés à la fabrication sont au
nombre de trois cents. Les hommes sont en minorité : on en compte
cinquante-huit occupés aux travaux de la distillerie, de la menui-
serie nécessaire pour les grands emballages, du laboratoire, des
magasins de provision. La trituration et le mélange des matières
nécessaires à la confection des cosmétiques solides et des savons
sont opérés par des machines ingénieuses dont quelques-unes sont
de rinvention de M. Lecaron fils : beaucoup de préparations se font
donc mécaniquement.
Les femmes, au nombre de 243, sont employées à donner la der-
nière main aux produits, à les transvaser dans d'élégants flacons,
à les revêtir de coquettes enveloppes de papiers brillants dont
quelques-uns,remarquablespar leur finesse,sontfabriqués au Japon,
à les placer sous de séduisantes étiquettes et à les classer dans de
petites caisses pour les diverses expéditions.
Le travail n'est rude ou épuisant ni pour les hommes, ni pour
les femmes ; il demande surtout de Thabileté et une grande netteté :
aussi le costume d'atelier des ouvrières est-il d'une remarquable
propreté et d'une élégance relative qui donne aux chambrées un
grand air de gaieté. Le nombre des ouvriers et ouvrières qui sont
depuis longtemps dans la maison est considérable ; des grand'-
mères et des petits-enfants y travaillent cOle à côte et cette durée
des services entretient entre les patrons et les employés une cor-
dialité de rapports qui frappe vivement le visiteur : on sent qu'il
existe entre tous ceux qui vivent dans ce milieu une confiance
mêlée d'affection; on comprend que l'on est entouré de gens ayant
le désir de se rendre les uns aux autres le plus de services qu'ils
peuvent. Aussi l'atelier de la maison Gellé présente-t-il un carac-
tère tout spécial qui doit le faire ranger parmi les institutions fami-
liales. Les ouvriers connaissent trois générations de patrons, ceux-
ci occupent les enfants et petits-enfants des premiers serviteurs de
l'usine, et nous ne devons pas nous étonner de l'absence de forma-
lisme du Uen qui les unit. Pas de contrats, aucun engagement écrit ;
l'admission à l'atelier est sollicitée par de nombreux demandeurs
qui attendent impatiemment leur tour. La maison n'a fait aucune
fondation de caisses de secours ou de retraite : la nature même du
travail, qui peut se continuer jusqu'à la vieillesse, assure, à l'ouvrier
la durée du salaire, son augmentation progressive; il fait donc lui-
méme^et comme il l'entendjSes réserves et ses épargnes pour l'ave-
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SÉANCES GÉNÉRALES I RAPPORT SUR LES RÉCOMPENSES. 19
niret d'après les conseils du patron qu'il consulte à ce sujet. Mais
après* vingt ans de services, le^ patrons ajoutent à ces épargnes
personnelles un secours ou une pension de retraite fixée par eux
proportionnellement à Tâge et aux besoins, et cette allocation sup-
plémentaire est toujours jugée équitable et acceptée avec recon-
naissance. S'il survient une maladie, une grossesse, un accident,
sans aucune stipulation préalable, des secours en nature et un
salaire suflisant sont accordés pendant ce chômage forcé : tout se
passe comme en famille et la paix de l'atelier n'a jamais été com-
promise ni troublée. [Bravos,)
La tâche de votre commission n'était pas facile au milieu de tant
d'anciens serviteurs animés d'un même esprit, et son embarras
n'était pas de trouver un candidat, mais de le choisir sans injustice
et sans faire grief à d'autres aussi méritants. L'un d'entre eux
cependant a enlevé les suffrages à cause de la durée exceptionnelle
de ses services et du témoignage unanime que ses compagnons lui
rendaient.
Pierre-Hippolyte Goussard, né le 20 novembre 1817, se maria peu
après sa libération du service militaire et épousa Françoise-Hen-
riette Blondeau : tous deux entrèrent dans la maison Gelié le
4 novembre 1846, l'un comme ouvrier, l'autre comme lingère. Ils y
sont encore aujourd'hui; le mari, après avoir passé successivement
par tous les emplois, est contremaître. Il a eu deux enfants : un fils
qui travaille dans une usine voisine, une fille qui partage avec sa
mère remploi de lingère de la maison Lecaron ; cette fille est mariée
et a elle-même deux enfants. Les époux Goussard sont donc depuis
quarante-six ans au service de leurs patrons, et ceux-ci, pour recon-
naître leur fidélité et leur honnêteté, logent toute la famille, enfants
et petits-enfants, dans une maison qu'ils possèdent. Cet exemple
d'attachement aux maîtres et de gratitude envers les serviteurs
fait un égal honneur aux uns et aux autres, et vous ne sauriez
mieux placer l'une de vos récompenses qu'en l'attribuant à la
famille Goussart. Elle recevra avec une médaille un objet de
ménage qui perpétuera dans son foyer le souvenir de l'hommage
qui lui est rendu aujourd'hui. [Applaudissements,]
C'est dans un quartier tout opposé que nous devons nous trans-
porter pour suivre nos investigations et continuer notre enquête.
Nous voici à l'extrémité du faubourg Saint-Antoine, au centre
d'une population composée surtout par des ouvriers de l'industrie
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20 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
du meuble et des employés des divers services de la Compagnie de
Paris à Lyon et la Méditerranée ; c'est parmi ces derniers que -nous
rencontrerons notre second lauréat.
Dans toute cette ville nouvelle qui, depuis à peine quarante ans,
s est construite entre le faubourg Saint-Antoine et l'entrepôt de
Bercy et la Seine, on est frappé du nombre considérable d'établis-
sements religieux ou laïques qui se sont créés pour venir en aide à
la population laborieuse et pour lui permettre de bien élever ses
enfants; crèches, salles d'asile, écoles, ouvroirs, orphelinats, mai-
sons de refuge et de secours, hospices, dispensaires, il semble que
l'esprit de charité et d'assistance se soit ingénié à devancer les
besoins et à les satisfaire dans la mesure du possible. Nous ne pou-
vons résister au désir de vous faire connaître le développement
rapide de Tune des. institutions et la variété des ressources qu'elle
offre aux familles qui Tentourent.
Après la redoutable épidémie cholérique de 1848-1849, une
dame de Narbonne, émue du nombre d'orphelins laissés par le
fléau, loua dans un emplacement occupé aujourd'hui pur la rue de
Reuilly une petite et modeste maison pour y recueillir le plusgrand
nombre possible des abandonnés, et elle confia la direction de cet
orphelinat aux sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Peu de temps
après, cette dame charitable acheta l'immeuble, lui créa quelques
modiques ressources, laissant à la Providence et aux bonnes sœurs
le soin de faire fructifier l'œuvre. Successivement et dans un temps
relativement court, l'orphelinat s'annexa un asile, une école, un
dispensaire, une pharmacie, un patronage de jeunes filles, et
acquit les terrains suffisants pour y édifier les constructions né-
cessaires à toute cette population, et pour ménager, dans l'enceinte
des bâtiments, les promenoirs, jardins et préaux indispensables
aux exercices et au développement physique de tout ce jeune
monde.
En 1870, Mgr Darboy visitant les établissements populaires et
charitables d'un quartier si voisin de celui où il . devait quelques
semaines plus tard trouver le martyre, engagea les sœurs à com-
pléter leur organisation d'instruction pratique par un ouvroir pour
les premiers frais duquel il leur remit une somme de six mille
francs. Malgré la modicité de ces premières ressources, les dignes
sœurs se mirent à l'œuvre, et Touvroir possède aujourd'hui des
locaux permettant d'admettre près de deux cents jeunes filles, qui
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SÉANCES GÉNÉRALES : RAPPORT SUR LES RÉCOMPENSES. 21
font là Tapprentissage complet du métier qu'elles désirent choisir,
et sont conservées aussi longtemps qu'elles n'ont pas trouvé une
place qui, le plus souvent, leur est procurée par les sœurs.
Ce n*était pas assez de s'occuper des jeunes filles : la population
chrétienne leur demandait de s'intéresser aussi aux jeunes gar-
çons et de faire quelque chose pour eux, et, comme Tune des sœurs
avait un remarquable talent de dessinateur, elles créèrent, pour les
enfants des ouvriers du meuble, un cours de dessin d'ornementa-
tion qui était ouvert aux heures du soir et qui compta plus de cent
cinquante élèves. Lorsque ces jeunes gens entrèrent en appren-
tissage, ils ne perdirent pas Thabitude de venir chercher les conseils
et les encouragements de celles qui leur avaient fourni les moyens
de devenir d'habiles artisans, et un grand nombre d'entre eux font
partie d'un patronage qui leur ouvre tous les dimanches une salle
spacieuse éclairée et chauffée, contiguë à une petite chapelle où ils
suivent les offices, écoutent une conférence faite par un des prêtres
de la paroisse et terminent leur journée dans différents jeux dont
les instruments sont mis à leur disposition ou apportés par eux et
laissés à la maison.
Bref les diverses œuvres qui se sont juxtaposées dans l'orphe-
linat de la Providence, l'une entralnant^ou complétant la création
de l'autre, réunissent aujourd'hui une population de deux mille
enfants ou jeunes personnes de six à vingt ans, dont quatre cents,
appartenant à l'ouvroir ou à l'orphelinat, sont logés, nourris et,
pour un certain nombre, habillés dans la maison, sous la surveil-
lance et la direction de trente-six filles de la Charité.
Les dépenses considérables entraînées par toutes ces institutions
étaient autrefois assez facilement couvertes malgré leur chiffre
élevé : la ville de Paris prenait à sa charge la location des salles
d'asile et des salles d'école et les traitements des sœurs chargées
de leur direction ; l'assistance publique faisait les frais du dispen-
saire et de la pharmacie, et les budgets s'équilibraient sans trop
de peine jusqu'au jour où la malsaine folie de la laïcisation s'em-
para de l'administration municipale. Les traitements furent alors
supprimés, les subventions représentant la location des immeubles
retirées, les recettes de la maison s'appauvrirent en quelques jours
d'une somme annuelle de 30,000 francs. Bien plus, l'école do dessin,
qui était une école libre, fut fermée sous le prétexte que les sœurs
ne pouvaient donner à de jeunes garçons une instruction utile, et
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22 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
comme, d'autre part, l'assistance publique retirait aussi ses subsides,
le dispensaire et la pharmacie furent interdits, les remèdes, les
plantes médicinales jetés au ruisseau, et les pauvres malades
des environs restèrent privés des secours utiles, prochains et gra-
tuits auxquels ils étaient habitués.
Les bonnes sœurs ne se laissèrent pas abattre par un si terrible
coup, elles ne diminuèrent pas d'une seule le nombre de leurs
élèves et de leurs apprenties; avec l'inaltérable sérénité de leur foi,
elles s'en remirent à la Providence et, aux amis désolés qui s'in-
quiétaient de leur avenir, elles répondaient : « Le bon Dieu y pour-
voira »... Et le bon Dieu y. pourvoit : le courant quotidien
des charités donne à peu près le nécessaire, et, quand Tarriéré
s'accumule, dans une proportion menaçante, une libéralité inat-
tendue apporte les moyens de combler la différence. D'où vient-
elle? Souvent d'une source absolument inconnue. Celui qui voit
les consciences et inspire les résolutions pourrait seul le dire, et le
mystère très saisissant qui entoure le bienfait justifie et confirme
la confiance des saintes filles qui s'en rapportent à la bonté de
Dieu. (Applaudissements prolongés.)
La Compagnie de Paris à Lyon et à la Méditerrande occupe, dans
sa gare principale, une population nombreuse dont plusieurs en-
fants sont recueillis et instruits dans la maison de la Providence :
pour assurer à ces enfants le bienfait de leur admission, elle verse
aux sœurs une subvention annuelle ; mais les places vacantes se
trouvant trop rares pour les postulants, elle a, depuis quelques
années, créé, dans un local loué par elle à cet effet rue de Charen-
ton, un ouvroir qui semble une succursale de celui de la Provi-
dence, qui est dirigé par les mêmes sœurs et exclusivement réservé
aux familles de ses employés. Dans une vaste salle bien aérée,
cinquante jeunes filles apprennent divers métiers de couture, bro-
derie, lingerie, confection de fleurs, etc; lorsque l'apprentissage est
terminé, ce sont les sœurs qui leur cherchent une situation, discu-
tant les conditions de leur entrée dans les ateliers, assurant leur
salaire, leur épargnant des démarches si pénibles, parfois si péril-
leuses, dans une grande ville où, le plus souvent, la demande de
travail est supérieure aux besoins et où le respect dû à la jeunesse
n'est pas toujours gardé.
Par une heureuse innovation l'ouvroir n'accueille pas seule-
ment les jeunes filles, u admet, dans un atelier spécial, les femmes
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SÉANCES GÉNÉRALES : RAPPORT SUR LES RÉCOMPENSES. 23
des ouvriers désireuses de réparer les lacunes de leur éducation de
ménagères et d'apprendre à confectionner et, chose plus utile
encore, à entretenir et réparer les vêtements et le linge de la
famille. C'est dans la salle réservée aux apprenties que nous ren-
controns Anastasie Moulin dont nous vouions vous entretenir plus
particulièrement.
Elle est la fille d'un ancien ouvrier de la Compagnie P-.L.-M.;
son père, Louis-Nicolas Moulin, est né à Paris et serrurier de son
état. Après avoir fait son service militaire, il s'est marié, il y a
trente et un ans environ, et a été admis dans les ateliers du petit
entretien avec un salaire de 3 fr. 80 par jour. Sa femme, Anna Elie,
était blanchisseuse, forte ouvrière, très jalouse d'aider son mari
dans les charges du ménage dont les ressources étaient exiguës :
lors donc qu'un premier-né leur arriva, pour ne pas perdre son tra-
vail, elle se décida à le mettre en nourrice. Le pauvre petit garçon
mourut, la mère en conçut un vif chagrin, elle se reprocha d'avoir
éloigné d'elle cet enfant et elle se promit de nourrir elle-même ceux
que Dieu lui enverrait encore. Elle a largement tenu sa parole et a
élevé dix enfants dont six sont encore vivants, cinq filles et un
garçon. La tâche fut lourde, elle aurait sans doute dépassé ses
forces si elle n'avait rencontré dans sa fille ainée une auxiliaire
dévouée qui, de très bonne heure, prit charge de ses sœurs et frère
et devint leur seconde mère. Trois des sœurs sont blanchisseuses
et travaillent avec leur mère, la quatrième qui a quinze ans termine
son apprentissage dsms l'ouvroir dont l'aînée est sous-maîtresse ;
le dernier-né est un garçon de 13 ans qui, après avoir fait sa pre-
mière communion, est rentré à l'école des frères pour compléter son
instruction et obtenir son certificat d'études.
Les premières années de ménage avaient été difficiles aussi long-
temps que le travail des seuls parents devait pourvoir à toutes les
dépenses, puis peu à peu tous ces petits bras purent être employés.
Moulin avait vu son traitement s'élever <le 3 fr. 80 à 5 fr. 80, le
salaire des enfants grossissait l'avoir et permettait quelques
épargnes; la sœur ainée se prodiguait et il semblait que les
jours prospères étaient assurés pour longtemps, lorsque Moulin,
après vingt-quatre années et quatre mois de services, fut atteint
par une longue et cruelle maladie qui le laissa infirme et l'obligea
à quitter les chantiers de la Compagnie. Ce malheur frappait à la
porte au moment où Anastasie Moulin, pleine de sécurité pour
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24 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
Tavenir de ses parents, avait pris la résolution de suivre une voca-
tion née depuis longtemps et d'entrer dans la vie religieuse. Elle
consulta les dignes sœurs ses maîtresses, leur exposa ses désirs,
ses hésitations et, soutenue par leur assentiment et leurs conseils,
elle n'hésita pas à mettre ses devoirs de fille au-dessu9 de sa
volonté et à conserver sa place au foyer paternel où l'on avait
encore besoin d'elle. Et la famille continue à vivre unie, satis-
faite, depuis que le père a trouvé dans l'administration de l'octroi
un petit emploi qui ajoute un supplément bienvenu à la pension
qui lui est servie par la Compagnie.
C'est plaisir de voir cet intérieur où tout respire l'union, l'hon-
nêteté, l'amour du travail : l'appartement s'ouvre, rue de Watti-
gnies, sur le vallonnement qui sépare Reuilly de la Seine ; la vue
s'étend sur de vastes terrains jadis cultivés, aujourd'hui couverts
en grande partie par des constructions nouvelles : à côté d'une
salle commune se trouve la chambre des parents, puis la petite
chambre de la sœur aînée, blanche et nette comme une cellule de
religieuse, d'un autre côté le dortoir où sont repliées les couchettes
des quatre sœurs, puis un cabinet pour le jeune garçon. Tout est
étincelant de propreté. La mère est au travail et s'occupe de repas-
sage, trois des filles sont au lavoir, l'aînée et la dernière à l'atelier;
le père revenu du bureau de l'octroi occupe son activité en épar-
gnant à sa femme toute la besogne du ménage qu'il peut faire. La
famille vit ainsi heureuse, prenant en coitimun ses plaisirs qui se
bornent à des lectures ou des promenades; les filles ignorent le
bal et le théâtre, de même que le père n'a jamais connu le cabaret;
la joie de la maison c'est l'enfant dernier-né, l'élève des Frères, sur
lequel se reportent toutes les espérances. Dans un an, deux au
plus, il sortira de l'école ; on fait pour lui des rêves de brillant
avenir : la Compagnie de Lyon accueille et favorise les enfants de
ses ouvriers; s'il s'y présente il sera admis, protégé; mais, d'autre
part, le garçon a été remarqué déjà par des employés supérieurs
de l'octroi, on connaît la probité du père, sa tempérance, son acti-
vité au travail, on sait qu'il a donné à son fils le précepte et
l'exemple, et sans doute le garçon aura le choix de sa carrière.
Quelle qu'elle soit, honnêtes gens, il y réussira, soyez-en cer-
tains et, en attendant que cette bonne fortune vous arrive, recevez
le témoignage d'estime que cette assemblée vous rend avee
i)onheur, en vous accordant une récompense bien gagnée : la
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SÉANCES GÉNÉRALES ! RAPPORT SUR LES RÉCOMPENSES. 25
médaille destinée à conserver le souvenir de Thommage qui vous
est dû portera les noms de votre fille aînée dont vous parlez avec
une affection émue et presque déférente et qui a su élever la pra-
tique du devoir filial jusqu'au sacrifice. [Vifs applaudissements.)
Je ne croirais pas avoir entièrement accompli ma tâche si, comme
je Tai fait en vous exposant les conditions dans lesquelles est placé
vis-à-vis de ses patrons l'ouvrier, de la maison Gellé, je ne vous
montrais celles dans lesquelles se trouve l'employé de la Compaçpiie
P.-L.-M. Il est ulile de réfuter le préjugé si répandu qui dénie aux
sociétés anonymes et aux exploitations par actions tout sentiment
d'intérêt pour leur personnel et tout souci de son bien-être.
Vos visites sociales vous feront voir, â un jour prochain, coioi-
bien ces grandes compagnies sont ingénieuses à multiplier les fon-
dations qui peuvent faciliter Texistence de leurs ouvriers et leur
assurer l'assistance par le nombre et la variété des institutions
patronales : écoles, orphelinats, ouvroirs pour les enfants, loge-
ments à bon marché, restaurants économiques pour les familles.
En dehors des salaires, des mesures spéciales ont été prises pour
venir en aide au personnel dans le présent et dans l'avenir. Chacun
connaît l'organisation des caisses de retraite, du service médical,
des secours de maladie ; je veux appeler votre attention sur une
mesure plus récente et moins connue qui fera juger l'esprit qui
anime la direction : c'est Celle qui, tenant compte des charges de
famille qui incombent à l'artisan, lui alloue des secours proportion-
nels au nombre des enfants excédant le chiffre de trois, et qui assi-
mile à ces enfants le^ petits-enfants, les collatéraux orphelins, les
parents ou alliés au même degré recueillis par lui et étant entière-
ment à sa charge. C'est là une disposition véritablement équitable
et morale; elle resserre les liens de la famille, elle développe ce
sentiment de solidarité que l'on rencontre chez les plus pauvres et
dont la pratique se trouve ainsi facilitée et récompensée.
Toutes ces mesures entraînent des sacrifices considérables, elles
ne soulèvent néanmoins ni discussion, ni objections.
Dans le rapport présenté pour l'exercice 1891 à l'assemblée géné-
rale de la Compagnie de Lyon, le directeur, M. Noblemaire, frappé
de l'insuffisance du prélèvement fait jusqu'alors pour la caisse spé-
ciale de retraites de la société, à raison de 4 % réservés sur le
salaire de l'ouvrier et de & % versés par la Compagnie, exposa la
nécessité, pour garantir le service régulier des pensions, de porter
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26 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
le prélèvement annuel de 10 à 12 % et proposa d'élever à 8 % le
contingent fourni par la Compagnie en n'augmentant en rien le
versement de 4 % fait par Tagent sur son salaire. Celte mesure,
jointe à celle du versement fait pour les agents non classés à la
Caisse nationale des retraites, et quelques autres dispositions prises
en faveur des employés entraînaient une dépense annuelle de
11 millions, somme représentant le quart de la totalité du dividende
et un cinquième des bénéfices nets de Texploitation. La demande
s'adressait non pas à la direction, c'est elle qui la proposait, non
pas au conseil d'administration dont les membres ont quelques rap-
ports avec les agents et employés, et sont disposés à la bienveil-
lance, mais à l'actionnaire, c'est-à-dire au rentier, au petit capita-
liste qu'on accuse volontiers d'égoïsme et de rapacité : eh bien, le
capital, l'infâme capital, reconnut le bien-fondé de la proposition et
la vota à l'unanimité et par acclamation.
Et ce n'est pas \k un incident isolé : plus vous approfondirez
l'enquête que vous poursuivez sur les rapports des ouvriers et des
patrons, plus vous aurez à enregistrer de faits semblables et à
constater que l'intérêt de l'industrie aussi bien que le sentiment de
leurs devoirs envers leurs auxiliaires conduisent naturellement
ceux qui possèdent ou dirigent de petites manufactures ou de
grandes exploitations, à s'attacher de plus en plus le personnel
qu'ils employent en lui procurant, avec le salaire suffisant, tous les
secours, toutes les assistances que comportent les bénéfices réa-
lisés.
Voilà ce qu'il importe de mettre en lumière et de faire connaître
à tous, aux intéressés d'abord, puis aux personnes, si nombreuses
à notre époque, qui raisonnent de la question sociale et la tranchent
avec leurs seules impressions.
Les esprits subissent toujours l'influence des idées ambiantes ou
des préoccupations du temps; chacun sent donc s'éveiller en lui
un socialiste instinctif; il en est de toutes sortes et Ton en ren-
contre aujourd'hui dans toutes les classes; le plus redoutable de
tous est à coup sûr le socialiste d'État qui prépare le futur ordre
social en bouleversant la société présente et en obérant l'avenir de
charges qu'aucun budget n'est capable de supporter. Comment, au
milieu de ce concert de voix discordantes et d'opinions irraisonnées,
distinguer et entendre la voix autorisée et compétente des hommes
qui vivent au milieu des ouvriers et qui dirigent leurs travaux, qui
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SÉANCES GÉNÉRALES I RAPPORT SUR LES RÉCOMPENSES. 27
connaissent les conditions d'existence de leurs spécialités indus-
trielles ?
Il semble plus commode de se tourner vers l'Ëtat-Providence et
de demander aux assemblées législatives de régler à coups de lois
la question du travail, de sa durée, de ses salaires, comme si une
réglementation générale pouvait s'appliquer efficacement à des
espèces aussi variées, aussi dissemblables que celles des diverses
industries. Les hommes rompus au métier sont seuls à même de
dire ce que chaque genre de production peut demander au bras des
travailleurs, d'évaluer la juste rémunération qui doit leur être attri-
buée,et celte proportion n'est pas facile à déterminer. Telle industrie
aujourd'hui très productive fléchira demain sous la concurrence ou
devant le perfectionnement des procédés; telle autre est atteinte
déjà et plie sous le fardeau : faudra-t«il les supprimer si elles ne
donnent plus le minimum de salaire souhaité par les empiriques?
Ne vaut-il pas mieux bénéficier des gains modiques qu'elles procu-
rent encore, si diminués qu'ils soient? Et si ces gains descendent
auHiessous du nécessaire, ce n'est pas la loi, ce n'est pas l'Ëtat qui
peuvent suppléer à ce qui manque ; toutes les législations humaines
demeurent en ce cas impuissantes et c'est dans l'observation de la
loi de Dieu que l'on doit trouver le remède. Donnez à toutes les
bonnes volontés,donnez à l'esprit de charité chrétienne la liberté de
s^unir, de s'associer sans entraves et vous serez surpris des résul-
tats qui seront ainsi obtenus. Opposez aux utopies irréalisables,
aux excitations révolutionnaires, l'observation exacte et impartiale
des faits, et parlez aux ouvriers un langage digne d'eux et digne
de vous ; ils sauront le comprendre, je vais en donner la preuve.
A côté des institutions d'aide et d'assistance fondées par l'admi-
nistration de la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée, les ouvriers,
les employés ont sur divers points où leur agglomération est suffi-
sante, créé, les uns des sociétés coopératives de consommation, les
autres des syndicats qui, à raison de l'importance et de la solvabi-
lité de la clientèle qu'ils procurent, obtiennent de fournisseurs
choisis de très notables réductions sur les prix de tous leurs
achats. La plus puissante de ces associations, qui s'administrent
par elles-^némes, est l'Union des agents de Paris-Lyon-Méditer-
ranée, qui a son siège à Lyon et qui compte 26.000 ouvriers.
Au mois de décembre dernier, cette Société donnait une fête de
bienfaisance dont les organisateurs avaient ofTert la présidence à
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28 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
M. Noblemaire, directeur de la Compagnie : en réponse aux remer-
ciements qui lui étaient adressés à la fin du banquet obligé, l'émi-
nent directeur, après avoir félicité TUnion de sa prévoyance et
énuméré les bienfaits de l'épargne, prononçait ces paroles, cou-
vertes d'applaudissements par cet auditoire d'ouvriers et d'em-
ployés :
« L'économie, l'épargne, voilà ce qu'il ne faut cesser de recom-
mander, car il n'est pas de budget, si modeste qu'il soit, qui ne
fasse une part à des dépenses superflut^s.
« Une grave question souvent posée est de savoir lequel vaut
mieux, de ne pas avoir de besoins ou de s'en créer de plus ou moins
artificiels, sauf à forcer son travail pour trouver le moyen de les
satisfaire. Je n'hésite pas pour ma part à préférer le premier de ces
termes. Sans doute il est agréable pour les hommes d'échanger le
dimanche leurs habits de travail contre une redingote en beau drap;
sans doute il est agréable pour les dames de porter des robes de
soie, des chapeaux de velours ; il est agréable encore de pouvoir à
Lyon aller au théâtre à demi-place : mais enfin est-ce bien néces
saire ? Vos pères, dirai-je à vos aînés, vos grands-pères, dirai-je aux
plus jeunes, n'allaient pas au théâtre; vos grand'mères. Mes-
dames, ne portaient pas de robes de soie, même à Lyon où la ten-
tation est la plus forte. Elles ne s'en portaient pas plus mal. C'est
grâce à cette vie plus simple, faisant une moindre part aux besoins
artificiels, que vos pères. Messieurs, avec des salaires moindres
que les viMres, non seulement ont vécu, mais ont réalisé l'ambition
la plus noble de l'homme, celle d'élever leurs enfants au-dessus de
la position qu ils occupaient eux-mêmes. C'est par là que dans notre
grande famille qui compte aujourd'hui dans ses rangs la troisième
génération de ses premiers serviteurs, nous voyons les fils des
hommes d'équipe de l'origine devenus chefs de gare, leurs petits-
fils inspecteurs, les fils des inspecteurs devenir ingénieurs des
Ponts et Chaussées et prendre place dans nos rangs que nous
sommes heureux de leur ouvrir. C'est à ce même but que vous
devez tendre en y consacrant les économies que vous permettent
de réaliser vos sociétés coopératives, vos unions, au lieu de les
appliquer exclusivement à augmenter votre bien-être personnel. »
Voilà le langage qu'il faut tenir aux travailleurs, car il est ins-
piré par leur véritable intérêt; mais il faut se garder des apprécia-
tions qui pourraient être interprétées comme une approbation de
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SÉANCES GÉNÉRALES : RAPPORT SUR LES RÉCOMPENSES. 29
prétentions outrées ou de revendications menaçantes. J'admets,
comme Ta dit un puissant orateur, que la grande préoccupation du
moment, c'est le socialisme, mais je me refuse à croire que la
guerre soit inévitable entre le travail el le capital, el que le moment
soit venu de choisir entre les partis prêts à se livrer bataille et de
se porter délibérément du côté de l'un ou de l'autre. Et si, ce dont
Dieu nous garde, les choses en étaient là, la place d'honneur pour
ceux qui désirent la paix sociale me semble être celle occupée par
le vénérable et courageux curé de Fourmies, au milieu des combat-
tants, faisant entendre aux uns les conseils de la modération et de
la raison, encourageant les autres à pousser à Textréme l'esprit
de conciliation et de sacrifice. [Bravos répétés,)
Il faut savoir se défendre des illusions, même les plus généreu-
ses, et rechercher avant tout la réalité des choses; il faut se mettre
en garde contre les entraînements de Féloquence et se défier de
citation^ trop concises qui pourraient altérer la grave autorité
du document le plus magistral qui ait éclairé la question sociale.
L'Encyclique sur la condition des ouvriers doit être étudiée dans
son ensemble et non par extraits choisis pour les besoins d'une
thèse ; chacun y trouvera sa ligne de conduite, à condition de. ne
pas en vouloir déduire la confirmation de ses droits sans y cher-
cher en même temps la règle de ses devoirs. La voix respectueuse-
ment écoutée du Saint-Père a condamné le socialisme, quelle que
soit l'épithète dont il se décore ; elle a condamné la révolte et la
violence, elle a justifié la légitimité de la propriété ; en même
temps, avec la tendresse de sentiments et la sévérité de langage
qui appartiennent au vicaire de Jésus-Christ, elle a rappelé à celui
qui possède ses obligations absolues vis-à-vis de ses frères déshé-
rités. Les paroles du Chef de l'Ëglise sont des paroles d'amour, de
concorde et de paix ; elles sont aussi un rappel énergique aux de-
voirs de la charité ; elles n'enseignent et n'ordonnent rien que ce
qu'enseigne l'Ëvangile et que ce qu'ordonne le Décalogue ; et cet
enseignement et ces ordres suffisent, s'ils sont obéis, pour suppléer
par la pratique des vertus chrétiennes à l'inévitable insuffisance
des lois humaines qui ne peuvent avoir prise sur les consciences.
Sans nous dissimuler les difficultés du présent, ne perdons pas
confiance dans l'avenir ; réunissons tous .nos efforts pour assurer la
paix sociale et pour éviter une lutte impie et fratricide dans laquelle
périrait Tindustrie française et avec elle la grandeur de la patrie.
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30 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
Les sympathies qui nous aident se manifestent par des adhésions
toujours plus nombreuses ; il nous parvient des encouragements
qui accroissent puissamment nos moyens d'action et dont quel-
ques-uns nous arrivent sous la forme d'un touchant souvenir
d'outre- tombe; il m'a été donné de connaître la femme distinguée
au nom et sous Fiii^iration de laquelle le comte de Chambrun
nous faisait parvenir la gâiB^reuse offrande dont vous entretenait
tout à ITienre notre président ; je sais donc combien le cœur de la
comtesse Jeanne de Chambrun était largement ouvert à toutes les
initiatives qui avaient pour objet d' améliorer le sort de ceux qui
travaillent et quels exemples elle donnait dans ce magnifique éta-
blissement de Baccarat où elle faisait le bien d^one manière si
libérale et si discrète. Aussi votre reconnaissance ^'adressera à sa
mémoire en même temps que vos remerciements iront directement
à son mari. {Applaudissements.)
Courage donc : suivons avec persévérance la voie tracée par no-
tre fondateur et relevons scrupuleusement les faits sociaux dont il
a recommandé l'observation et l'étude; nous n avons pas le droit de
renoncer à l'espérance qui l'animait et qui nous soutient, aussi
longtemps que nous rencontrerons d'une part des patrons comme
MM. Gellé-Lecaron, des institutions populaires comme la mai-
son de la Providence, des sociétés imprégnées de l'amour des
travailleurs comme celle que dirigent M. Noblemaire et ses dignes
collaborateurs et, d'autre part, des familles d'artisans aussi hono-
rables, aussi dignes de respect que celles de Goussard et de Mou-
lin, auxquelles vous décernerez par acclamation les récompenses
que leur remettra tout à l'heure votre président et qui sont si bien
justifiées par leur honnêteté professionnelle et par leurs vertus de
famille. {Acclamations répétées,)
M. LE Président s'associe aux applaudissements unanimes qui accueil-
lent les dernières paroles deM.Welche.il félicite rorateurd*avoir, dans la
première partie de son travail, raconté avec tant de cœur et de simplicitt^
Içt vie de modestes ouvriers et, dans la seconde partie, exhorté tous les
citoyens à l'union des classes avec autant d'élévation que de fermeté.
M. LE Président, au milieu des applaudissements de rassemblée
appelle successivement au bureau :
M. Goussard, de l'usine Gellé Lecaron,
et M. Moulin, des ateliers de la Compagnie P,-L.-M., pour
Mademoiselle Anastasie Moulin.
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SÉANCES GÉNÉRALES. 31
En leur remettant les médailles qui leur ont été attribuées, le Prési-
dent leur eiquime les félicitaitions de la Société d'Économie sociale.
[AcciamalionB),
M. LE Président donne ensuite |la parole à M. le vicomte de Meaux. Je
vous rappelais tout à l'heure, dit-il, qu'eu tout temps les hommes les
plus éminents de notre pays ont témoigné la plus vive sympathie à
notre Société, et je vous citais fexempJe de Montalembert qui fut un de
ses fondateurs; je vais vous en donner une nouvelle preuve. Celui qui
continue au plus juste titre la tradition de Montalembert, et qui repré-
sente le mieux son esprit et ses vues, M. le vicomte de Meaux, a bien
voulu nous promettre pour ce soir une conférence sur le grave pro-
blème de la séparation de V Église et de VÉtat aux États-Vnù et en France.
M. le vicomte de Meaux est plus que tout autre, comme l'atteste un livre
qu'il vient de publier, compétent pour aborder cette grave question,
d'abord par Texpérience qu'il a acquise en France dans le maniement
des affaires de TEtat, ensuite par l'enquête et les études qu'il a faites
directement aux États-Unis. Je n'en dirai pas davantage et je m'empresse
de me retirer à moi-même la parole pour la donner à M. le vicomte de
Meaux et pour vous procurer le plaisir de l'entendre.
M. LE Vicomte de Meaux est allé chercher une espérance religieuse
aux États-Unis. L'Église catholique y grandit, confiante et satisfaite de
son sort, sous ce régime de séparation d'avec l'État qui paraît généra-
lement en France une dangereuse menace pour l'avenir de la religion.
Pourquoi? C'est que les conditions ne sont pas les mêmes et que le mot
, n*apas le même sens des deux côtés de l'Atlantique. Aux États-Unis, il
n'y a rien qui ressemble à un divorce, parce qu'il n'y a pas eu mariage,
l'Église catholique n'ayant jamais été unie à l'État. Pas de spoliation : les
Jésuites sont restés maîtres de leurs' propriétés au Maryland, même au
temps où l'ordre était supprimé. Pais au Nouveau Monde, il semble na-
turel que le culte, œuvre durable, soit entretenu par des aumônes quoti-
diennes, parce que l'usage général est de vivre sur ce qu'on gagne, non
sur un patrimoine acquis. Enfin la liberté d'association, y compris la
faculté de posséder, est complète. L'autorité judiciaire, reconnaissant
ouvertement que chaque association est gouvernée par ses lois propres^
se trouve ainsi amenée à prêter maiu'forte aux lois canoniques dans les
contestations religieuses pouvant s'élever entre catholiques. Ainsi l'É-
glise, s'administrant librement et pouvant se choisir les chefs les plus
dignes, n'est pas exposée à la défiance haineuse des pouvoirs publics.
L'esprit général du gouvernement, comme de la nation, est profondé-
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32 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RKNOU GÉNÉRAL.
ment religieux. Est-ce un régime de séparation analogue à celui-là qu'on
nous propose en France ?
M. LE Président remercie M. le vicomte de Meaux; il ne s'étonne pas de
la sagesse et de la çcience avec lesquelles l'orateur a traité ce difficile
sujet, mais il le félicite très vivement d'avoir tenu l'assemblée sous le
charme de sa parole toujours si ferme, si claire et parfois si éloquente.
Cette conférence, qui met admirablement en relief les contrastes entre la
France et les États-Unis, ouvre d'une manière magistrale la session du
Congrès.
La séance est levée à 11 heures.
DEUXIÈME SÉANCE GÉiNÉRALE (31 mai)
Sommaire. — Présentations de membres. — Publications et hommages. — Rap-
port annuel sur les travaux de la Société d'Éeonomie sociale et dos Unions
par M. A. Dblairb, secrétaire général. — Rapport sur le concours de travaux
monographiques par M. E. Chkysson. — Conférence de M. Paul Dbsjardins :
Ce qui unit les hommes,
A huit heures et demie du soir la séance est ouverte par M. Glasson,
de rinstitut, auprès duquel prennent place MM. VTelghe, A. Gigot,
L. Lefébure, J. Michel, Delà ire, Cheysson et Paul Desjardins.
M. LE Secrétaire général propose l'admission des membres suivants
dans la Société d'Économie sociale :
M. le Professeur Léo de PUniversité de Gracovie, présenté par
MM. Welche et Brants ;
M. André Durand, de Carmaux, juge au tribunal de Lombez, présenté
par MM. Gibon et Cheysson;
M. Edouard Fuster, publi ciste, présenté par MM. Delaire et du Ma-
roussem ;
M. le comte Lanskoï, attaché au Ministère de Tlnstruction publique de
Russie, présenté par MM. Claudio Jannet et Delaire ;
Mme Hippolyte Taine, présentée par MM. Boutmy et Delaire ;
M. G. Duriez et M. Claude Guillemaud, ûlateurs, présentés par
MM. Louis Guérin et A. Béchaux ;
M. Henri Laborbe, présenté par MM. Barrât et Cazajeux.
M. LE Président prononce l'admission des membres présentés.
Le Secrétaire général donne lecture d'une liste de membres présentés
pour faire partie des Unions de. la paix sociale (V. la précédente
livraison, p. 964).
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SÉANCES GÉNÉRALES ; OUVRAGES OFFERTS. 33
Les diverses livraisons des Ouvriers des Deux Mondes, les fascicules de
VEnquête sur VÈtat des familles et Papplicalion des lois de succession, parus
au cours de Tannée sont déposés sur le bui*eau,ainsi qu'un grand nombre
de publications adressées récemment à la Société d'Économie sociale et
aux Unions : Cours d'économie politique, par M. P. Cauwès, professeur à
la Faculté de Paris, 3« édit., t. III et IV; Paris, Larose, i893, in-8«, 681-
672 p.; Histoire du cardinal Richelieu, par Gabriel Hanotaux; La jeu-
nesse de Richelieu ; la France en 1614 ; Paris, Firmin Didot, 1893, gr. in-
8% Yni-356 p. avec port, et cart.; VÉgypte et les Égyptiens, par le duc
d^Harcourt, Paris, Pion, 1893 ; in-18, xi-305 p. ; Religion, par G. de Moli-
nari, correspondant de l'Institut; 2« édit. Paris Guillaumin, 1893; in-18,
x-370 p. ; Les Bourses du travail, par le même, in-18, xit-335 p. ; Histoire
de la population française, par Lucien Schône, lauréat de l'Institut, avec
une préface de M. Levasseur; Paris, A. Rousseau, 1893, in-18, xv-428p.;
Le minimum de salaire dans les adjudications publiques, par Arthur
Yerhaegen, membre du Conseil supérieur du travail en Belgique; Gand,
«Het Volk », 1893, pet. in-8'; 40 p.; L'Église catholique et la liberté j
aux États-Unis, par le vicomte de Meaux; Paris, Lecofîre, 1893; in-12/
n-427 p. ; Coup d'œil sur les œuvres de Vinitiativc privée à Genève, par le
capitaine Paul Marin; Paris, Guillaumin, 1893, in-18, viii-336 p. ; Sur la
terre et par la terre, par M. Eugène Simon; Paris, libr. de la Nouvelle
Revue, 1893, inl8, vii-316 p. ; Paul Lamache (1810-1892), par Paul Allard ;
Paris, LecofiFre, 1892, in-12, iv-27o p.; Les défaillances de la volonté au
temps présent, par Raoul Allier, Paris, Fischbacher, 1892, in-18, 131 p.;
La guillotine pendant la Révolution, d'après des documents inédits tirés
des Archives de l'État, par M. G. Lenotre, Paris, Perrin, 1893, in-8*-
378 p. ; Questions sociales et politiques, par Arthur Desjardins, de Tlnsti-
tnt; (Les conflits internationaux, le droit et la politique; Questions
ouvrières; les réformateurs); Paris, Pion, 1893, in-8°, 491 p.;
Étude du fermage et des baux à ferme dans le département de l* Indre,
par M. Henri Ratouis de Limay, secrétaire de la Société d'agriculture de
llndre, Chàteauroux, Majesté, 1892, in-8, 71 p. ; Thierry d*Hireçon, agri-
culteur artésien par M. J. -M. Richard ; Paris, 1892 in-8°, 69 p. ; La Révo-
lution dans V ensemble de ses phases, par A. Chauffard, ancien magistrat;
Avignon, Aubanel, 1893, in-12, xxx-302 p. ; Appel à la bourgeoisie /i6^-
roZe, par Edouard Cohen; Paris, Guillaumin, 1893, in-8^, vi-125 p.; Les
Vitréens et le commerce international, par Frain de la Gaulayrie; Vannes,
Lafolye, 1893, gr. in-8*, 103 p. ; Une nouvelle évaluation du capital et du
revenu des valeurs mobilières en France, par Alfred Neymarck, Paris, Guil-
litomin, 1893, gr. in-8*, 54 p. ; Les anciennes mesures de capacité et de
superficie dans les départements du Morbihan, du Finistère et des Côtesdu
Word, par le D' Bfauiicet, correspondant de l'Académie de médecine,
La Réf. Soc, !•' jmllet 1893. 3« Sér., t. VI (t. XXVI col.^ 3.
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34 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
Vannes, Galles, 1893, in-i*», 48 p. ; Fouillé du diocèse de Bordeaux au
xviii« siècle, dressé d'après les documents inédits des Archives de TAr-
chevêché, par le chanoine E.. AUain, archiviste diocésain; Bordeaux,
Duverdier, 1893, gr. in-i», 27 p.
M. A. Delairb, Secrétaire général, donne lecture du rapport suivant :
LA SOCIÉTÉ D'ÉCONOMIE SOCIALE
et les unions en 1892-1893
Mesdames, Messieurs,
La tâche qui incombe chaque année à votre secrétaire général
est de retracer, au moment où va s'ouvrir le Congrès, l'ensemble
des travaux accomplis dans TÉcole de la paix sociale pendant
Tannée écoulée. Ce n'est pas, à vrai dire, le tableau complet d'une
année, puisque le Congrès lui-même n'y figure jamais. Ce Congrès,
en efTet, vous l'avez sous les yeux, vous le faites, vous en écrivez
les actes. Ce que je dois faire passer devant vous, c'est seulement
le rapide ôxposé de ce qui s'est fait dans l'intervalle de vos réunions
annuelles, soit dans la Société d'Ëconomie sociale, soit dans les
groupes de nos Unions, sous les différents aspects que revêt l'acti-
vité de l'œuvre de réforme et d'union fondée par F. Le Play.
C'est ce que je vais essayer de faire encore une fois, en réclamant
le concours de votre bienveillante indulgence.
Mais ce serait manquer k un pieux devoir, à une tradition fami-
liale, que de ne pas rappeler d'abord, pour rendre hommage à leur
mémoire, ceux que nous avons perdus dans le cours de cette année.
C'était, il y a bientôt un an, un collaborateur dévoué, notre digne
trésorier, M. Dupont, dont le modeste et infatigable dévouement
s'est chargé de tous les soins que réclamaient nos Unions nais-
santes et a seul permis le développement de leurs jeunes années.
Puis ce fut le tour d'un ami cher et respecté, longtemps membre
de notre Conseil, M. Antonin Rondelet, dont personne n'a oublié la
•constante aménité, la verve spirituelle, la parole imagée; abattu
tout à coup par les infirmités, après une vie de labeurs féconds que
la philosophie, la morale et l'économie politique s'étaient partagée.
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SÉANCES GÉNÉRALES : L'ÉGOLE DE LA PAIX SOGIALE. 35
C'était hier M. Alfred Maine, le grand éditeur, le patron modèle
dont les jurys de 1867 et 1889 ont justement couronné les mérites
exceptionnels, qui naguère célébrait ses noces de diamant par de
généreuses fondations patronales, et qui était avant tout pour nous
le collaborateur dévoué, l'éditeur désintéressé, dont le concours a
rendu possible l'énorme diffusion des œuvres de Le Play. Saluons
encore M. Paul Lamache, longtemps professeur aux facultés de
droit de Strasbourg et de Grenoble, Tun de ceux qui, avec Fré-
déric Ozanam, fondèrent les conférences de Saint-Vincent-de-Paul,
vaillant auxiliaire du P. Lacordaire et de M. Charles de Monla-
lembert, éloquent champion de la liberté d'enseignement; il
s'était associé aux Unions dès la première heure et, malgré les
travaux, allègrement supportés dans son grand âge, d'un enseigne-
ment toujours remarqué, il excellait à aviver dans l'âme des jeunes
gens le zèle ardent de la charité, et à réconforter les pauvres par la
bonté de son cœur et les espérances de la foi (1) ; M. Gabriel de
Saint- Victor, ancien membre de l'Assemblée nationale, grand pro-
priétaire rural et forestier, dont le patronage traditionnel s'exerçait
avec tant de sollicitude sur les familles de paysans et sur les inté-
rêts agricoles de sa région; M, Arnould Baltard, dont l'inalténible
attachement aux idées et aux efforts de la réforme sociale trouvait
encore la force, presque à l'heure suprême, d'en recommander aux
siens la pratique généreuse ; M. Boulenger dont les ateliers indus-
triels étaient justement honorés comme des modèles à l'Exposition
de 1B89 et dont la famille continue pieusement les coutumes patro-
nales; M. Ernest Desjardins, ancien magistrat, que les événements,
en brisant sa carrière, ont ramené vers l'agriculture dans son pays
natal qu'il représentait si dignement au Parlement quand une mort
prématurée nous Ta enlevé ; M. Siméon Luce, le savant historien de
la France de Duguesclin et de Jeanne d'Arc, qui nous faisait l'hon-
neur de présider notre Congrès il y a deux ans, que nous aimions à
entourer d'un affectueux respect, et que Dieu a soudainement rap-
pelé. 11 nous semble entendre encore ici son éloquent discours sur
Le Play et la vieille France, la Société d'Économie sociale et l'École
des Chartes, où vibrait tout émue la passion de son âme si noble-
ment éprise de l'amour du vrai et du bienl Enfin l'illustre penseur
(1] Notre confrère, M. Paul AUard, avec une pieuse émotion cient de retracer
Fadmirable vie de ce « grand chrétien inconnu » dans un livre où il Ta fait
revivre tout entier (Paris, Lecoffre).
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36 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
qui a si puissamment agi sur les idées des générations qui montent,
et qui, substituant la vérité au pamphlet, les réalités de l'histoire
aux utopies du Contrat socialy a fait écrouler la légende et les faux
dogmes de la Révolution, en les remplaçant par l'analyse incompa-
rable de nos modernes origines, par la psychologie expérimentale
de la France contemporaine. Irréparable est pour la science sociale
la perte de M. Taine, car sa main défaillante n'a pu écrire ce que
sa pensée seule avait élaboré, ce dernier chapitre consacré à la
FamUe, et pour lequel, il aimait à le redire, il était de plus en plus
d'accord avec F. Le Play et notre Société. Quels lumineux ensei-
gnements auraient pour nous rayonné de ce couronnement d'une
œuvre tout entière inspirée par la recherche courageuse et sincère
du vrail
Au moment même où allaient s'ouvrir nos séances, nous arrivait
une fatale nouvelle : notre excellent confrère, M. Etienne Récamier,
dont chacun se rappelle l'aménité et le dévouement, a succombé
tout à coup à Jérusalem, au cours de ce pèlerinage de Terre Sainte
qui était pour sa foi vive une joie si haute et si pure.
Combien d'autres, hélas! ne faudrait-il pas nommer encore :
le grand cardinal Lavigerie, qui avait daigné être le président de
notre réunion annuelle de 1889, et dont M. Georges Picot a si
éloquemment raconté ici même la vie et les œuvres ; Mgr Marchai,
archevêque de Bourges, et Mgr Lecoq, évêque de Nantes, qui
tous deux avaient pris à cœur le développement local des Unions ;
M. de Joly, si ardemment dévoué à tout effort vers le bien;
Mgr Namèche, le recteur émérite de l'Université de Louvain et
l'historien national de la Belgique; l'intendant militaire Brisac,
Léon Donnât, le colonel Pistouley de la Coutarié, etc.. Puissent
du moins tant de pertes douloureuses, qui laissent dans nos rangs
avec d'irréparables vides des souvenirs chers et durables, faire
surgir autour de nous de jeunes talents et des dévouements actifs
pour suivre l'exemple de leurs devanciers !
C'est encore rendre un pieux hommage aune noble mémoire, et
c'est en même temps ramener maintenant votre pensée vers les
intérêts de l'avenir, que de parler ici devant vos souvenirs recon-
naissants du don princier qui nous a été fait. Voulant remplir les
généreuses intentions de la comtesse Marie-Jeanne de Chambrun,
qui, dans son culte élevé pour la poésie et la musique, savait ré-
server la meilleure part d'elle-même pour la divine charité, afin de
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SÉANCES GÉNÉRALES : l'ÉCOLE DE LA PALV SOCULE. 3T
soulager la souffrance et de prévenir la misère, M. le comle de
Chambran nous a adressé, de loin, un don manuel de 50,000 francs.
Aussitôt nos remerciements ont été, sur les plages méditerranéennes,
vers celui dont la main s'était si largement ouverte et dont la
sympathie hautement manifestée ajoutait encore plus de pi'ix à ce
présent inattendu. Mais c'est ici, dans la solennité de notre congrès
annuel, que le témoignage unanime de votre reconnaissance vou-
dra se manifester pour que Thommage en soit reporté à la mémoire
de Mme la comtesse de Chambrun. Une inscription, gravée pour
en perpétuer le souvenir, sera remise après les séances du Congrès,
au nom de la Société et des Unions, entre les mains de celui qui
s* est fait si libéralement le continuateur des généreuses intentions
de la donatrice. (Applaudissements.)
Depuis notre dernière session, un fait d'ordre intérieur s'est
accompli qui doit être rappelé ici. Dans des conditions toujours
modestes sans doute, mais convenables, nous avons pu, en chan-
geant notre siège social, avoir chez nous une salle spacieuse pour
nos séances, nos cours et nos conférences, et une bibliothèque où
peuvent enfin prendre place les livres et les revues qui s'entas-
saient jadis sans classement possible dans notre étroite demeure.
En même temps la salle du Conseil, le cabinet de rédaction, les
services divers de nos bureaux ont pu être installés dans les condi-
tions nécessaires à un bon fonctionnement. La bibliothèque, pour
laquelle je réclame toute votre sollicitude, s'alimente d'abord par
les échanges que la Réforme sociale entretient avec les publications
similaires de la France et de l'étranger, notamment avec les uni-
versités et les sociétés savantes d'Amérique , d'Angleterre et d'Al-
lemagne. Elle s'enrichit ensuite par les envois d'auteurs, et tous nos
membres, nous en sommes sûrs, tiendront à ce que leurs œuvres
soient au complet portées sur nos catalogues. Enfin elle sollicite les
dons ou legs de livres et de recueils se rattachant à nos études : his-
toire sociale, sciences juridiques, économie politique, législations
étrangères, géographie économique... Nous remercions ici les dona-
teurs qui nous ont déjà fait des envois, notamment MM. Léon Lal-
lemand, Claudio Jannet, et M. Gibon qui a disposé en notre faveur
d'un grand nombre d'années de la Revue des Deux Motides, Nous es-
pérons que ces exemples seront suivis et nous prions instamment
nos confrères de porter leur attention sur ce point. Au surplus, nous
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38 RÉUNION ANNUEUE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
pensons que vous voudrez bien honorer de votre présence nos
séances ordinaires et visiter notre bibliothèque, et comme la mai-
son est hospitalière, quand vous en connaîtrez le chemin, vous
prendrez peut-être l'habitude d'y souvent revenir.
La Société d'Économie sociale, fondée pour procéder à l'examen
des problèmes sociaux par l'étude méthodique des familles, con-
tinue cette part scientifique de ses travaux. Elle y est encouragée
chaque année davantage en voyant sa méthode de plus en plus en
faveur en Allemagne, en Italie et en Suisse, cooime en Angleterre
et aux États-Unis. Diverses monographies de familles, parues ou
sous presse, enrichissent notre galerie d'Ouvriers des deux jnondes.
C'est d'abord l'Ajusteur du Familistère de Guise, étude prise sur le
vif de la célèbre organisation créée par M. Godin : d'une part, le
familistère qu « palais social » pour l'habitation en communauté ;
d'autre part, la cession progressive de la propriété de l'usine au
personnel ouvrier par le fonctionnement de la participation aux
bénéfices ; curieux exemple où il semble qu'une hiérarchie d'as-
sociés et de participants a fait peu à peu, avec le temps et par la
prévoyance, l'éducation économique de tous, sous la direction
énergique d'un gérant élu à vie, et où la rare continuité du succès
permet jusqu'ici que l'épargne ouvrière convertie en actions ne se
perde pas dans les épreuves commerciales et industrielles. — Avec
les Ébénistes parisiens de haut luxe, M. du Maroussem trace un
tableau précis et vivant de l'industrie du meuble au faubourg
Saint-Antome, reflétant les idées qui animent ces ouvriers aux ten-
dances artistiques, visitant les grands et petits ateliers, pénétrant
chez les patrons des métiers annexes, suivant le meuble vendu
dans la ru€ par les « trôleurs », ou livré aux grands magasins dont
la puissante intervention a profondément modifié les conditions du
travail au faubourg. — M. Claudio Jannet, qu'on aime toujours à
suivre si loin qu'il nous entraîne, dans le passé lorsqu'il écrit l'his-
toire du travail, dans le nouveau monde quand il le parcourt du
Canada au Mexique, M. Claudio Jannet nous conduit cette fois au
Texas et dépeint, dans une monographie d'un intérêt exceptionnel,
la vie des « Farmers » sur ces fertiles territoires de l'Ouest que le
défrichement, resserrant les ranchs^ commence à mettre en valeur.
Richesse de documents, sûreté d'informations, exactitude des dé-
tails qui ont été vus et vécus par l'auteur, dans la vie simple et rude
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SÉANCES GÉNÉRALES : l'ÉCOLE DE LA PAIX SOCIALE. 39
qui donne de rapides profits aux travailleurs, comme dans les
camps -meetings où s'entretiennent leurs sentiments religieux
aperçus généraux qui jettent des clartés sur les conditions écono-
miques et politiques de l'Union américaine, sur le rôle de la « Far-
mer's Alliance», etc., tout est réuni pour faire de ce travail un mo-
dèle que M Claudio Jannet (la Société Tespère) ne voudra pas laisser
isolé. — Très prochainement vont paraître deux autres mono-
graphies consacrées, Tune à l'Ouvrière mouleuse en cartonnage qui
fabrique par un labeur intensif des tètes et des mains de poupées,
industrie de luxe et d'art toute parisienne, étudiée par H. du Ma-
roussem dans ce milieu intellectuel surexcité de la grande capitale;
l'autre à un Savetier de Bâle, décrit par M. Cari Landolt qui
groupe autour de cet exemple plusieurs autres familles bâloises,
plus ou moins aisées ou misérables, et retrace ainsi avec d'intéres-
sants détails la vie matérielle des petits artisans de sa patrie. —
Plus tard viendront à leur tour d'autres travaux déjà presque ache-
vés : le Tanneur de Malmédy par M. Ernest Dubois; le Tisseur en
soie de l'Italie méridionale par M. Santangelo Spoto; l'Ouvrier des
papeteries coopératives d'Angoulême par M. Urbain Guérin, autre
exemple d'un atelier dont la propriété passe aux ouvriers eux-
mêmes; puis les Pêcheurs de Fort-Mardyck que M. Albert Maron a
été visiter pour nous les faire connaître tels que Louis XIV les a
constitués, tels qu'ils persistent à vivre avec leur patrimoine collec-
tif et leur organisation corporative que nos modernes syndicats
leur envient; l'Armurier de Liège, qu'un de nos confrères bien
connu par ses savants travaux sur les salaires des ouvriers belges à
diverses époques, M. Armand Julin, a suivi dans les variétés de
cette industrie si renommée; les Paysans du Forez par MM. de
Saint-Genest et du Maroussem qui fourniront un chapitre de plus à
notre enquête sur l'état des familles, car on voit chez eux la lutte
que soutiennent encore nos vieilles maisons souches contre les
contraintes destructives du Gode civil.
Ce que rappellent toutes ces études monographiques, si diverses
par les auteurs qui les rédigent, par les pays qu'elles concernent,
par les ouvriers qu'elles dépeignent, c'est qu'à aucun moment de
son éphémère existence, l'homme n'est fait pour vivre seul :
enfant, homme fait ou vieillard, il est entouré d'êtres chers qui sou-
tiennent sa faiblesse ou que sa force doit protéger, et la famille est
la vraie* unité sociale. C'est d'elle que tout vient, à elle que tout
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40 RÉUmON ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
aboutit, et survivant aux générations qui passent si rapides, elle
seule accomplira dans le temps Tœuvre de la race. Combien plus
saisissante apparaît cette importance du foyer domestique, quand
on songe que les petits enfants qui y grandissent n*y prennent pas
seulement les forces de leur corps ou les aptitudes de leur esprit,
qui ne seront pour eux que des instruments dont ils useront bien
ou mal dans la vie ! Chose bien autrement importante, ils y reçoi-
vent dans leur âme et dans leur cœur, les premières impressions
morales qui ne s'effaceront jamais. Néglige-t-on de plier leur
nature rebelle à la pratique de la loi de Dieu, Tautorité des parents
est-elle défaillante, alors avec le respect du père s'évanouit Tamour
des aïeux : il n'y a plus de tradition nationale, les générations suc-
cessives au lieu de se continuer se détruisent et se recommencent
dans leurs perpétuelles révolutions, et la race, viciée dans ses
moelles, est vouée à l'instabilité et à la décadence. Au contraire,
les premiers instincts de l'enfance sont-ils dirigés et corrigés, la
plus sainte des autorités, la seule que le Décalogue ait établie, l'au-
torité paternelle est-elle obéie, alors la coutume des ancêtres est
honorée, les générations se transmettent l'œuvre commune à
poursuivre ; dressées à la loi morale, elles sont capables de se gou-
verner, et la race, stable et prospère, grandit dans la liberté. Telle
famille, telle race. C'est ce qui fait l'intérêt capital des recherches
relatives à l'organisation de la famille, et notre Société leur a tou-
jours à juste titre réservé la première place dans ses travaux.
Beaucoup des rapports et des enquêtes qu'elle a suscités étaient
épars dans les volumes souvent épuisés de notre Bulletin. En en
reclassant les livraisons, il nous a été possible, au prix de quel-
ques réimpressions partielles, de reconstituer — non pas les
volumes entiers — mais tout ce qui concerne spécialement l'état
des familles et les lois de succession. J'ai Thonneur de déposer
ces divers fascicules sur le bureau. Le premier, sous le titre :
La liberté de tester et h régime des successions en France et à
Titranger (1), comprend l'importante discussion qui sur le rapport
de M. Batbie a occupé notre session de 1867. Pour juger du chemin
qu'ont fait dans les esprits les idées de réforme, rien n'est décisif
comme de rapprocher de l'argumentation d'alors les lumineuses
démonstrations données ici-même, à l'un de nos récents
congrès, par notre éminent président dans un beau rapport sur
(1) Prix, 3 fr. (pour les membres, 2 fr. 50).
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SÉANCES GÉNÉRALES : l'ÉCOLE DE LA PAIX SOCIALE. 41
« raulorité paternelle et le droit de succession des enfants (i) ».
Les autres fascicules contiennent les enquêtes faites, sous les aus-
pices de la Société, dans le Dauphiné et les pays basques, par
MM. Claudio Jannet, Helme et don Antonio de Trueba, avec le rap-
port de M. Augustin Gochin, qui les résume ; et surtout la grande
enquête poursuivie dans tous les départements de l'ancienne Pro-
vence par M. Claudio Jannet, avec la discussion qui a suivi le rap-
port présenté à ce sujet par M. Albert Gigot (2). Je n'ai pas à rap-
peler que ces travaux se continuent dans les groupes de nos
Unions. Ils ont repris surtout en 1884, après une étude magistrale
de notre cher maître et ami M. Focillon, sur « le domaine du paysan
devant la coutume et la loi ». Depuis lors, beaucoup de nos con-
frères ont étudié à ce point de vue leur province ou leur commune ;
trois fascicules ont paru (3), le quatrième est sous presse. La
Société ne saurait trop vivement recommander de multiplier ces
enquêtes locales d'une si haute importance démonstrative, qu*on
envisage les idées à éclairer, les mœurs à redresser, ou les institu-
tions à réformer (4).
La Société d'économie sociale ne se borne pas à rédiger des
monographies et à poursuivre des enquêtes : elle en discute les
résultats et elle étudie les questions actuelles à la lumière des
laits, dans la double série de ses réunions mensuelles. M. René
Lavollée nous a fait assister au dernier Congrès tenu à Glasgow
par les Trade's Unions qui, après avoir eu pour objet l'organisation
occulte des grèves, sont devenues des cadres réguliers et en
quelque sorte officiels des métiers, et veulent aujourd'hui, la
liberté ne leur suffisant plus, faire appel plun largement à la loi et
constituer à cet effet un Labour party au Parlement. — M. Hubert
Valleroux a rappelé, avec des documents oubliés ou inédits, les
origines des associations ouvrières, le rôle de Técole de Bûchez,
l'inspiration morale, et même le sentiment religieux qui animaient
V Européen^ V Avenir et leurs rédacteurs, sentiments qui se retrouvent
chez les coopérateurs anglais et se sont manifestés encore au der-
(i) V. Réf, soc, 16 août 1889.
(2) lr« série ziefasdcales; prix de chacun, 2fr.; (pour les membres, 1,50).
(3) 2« série : 3 fascicules; prix do chacun, 2 fp. (pour les membres, 1,50).
(4) Uq index bibliographique rédigé avec soin donne l'indication de tout ce
que contient sur ce sujet la Bibliothèque de la paix sociale. Ce répertoire indis-
pensable à quiconque Teut travailler ces matières, est envoyé franco à tous ceux
qui en font la demande au secrétariat.
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42 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
nier Congrès de Rochdale. -— M. Gibon,en racontant les douloureux
incidents de Garmaux, a montré la gravité extrême de cet efface-
ment de toute autorité devant la tyrannie des syndicats et l'omni-
potence des politiciens; puis il a cherché à ouvrir quelques pers-
pectives rassurantes en montrant à Tœuvre des chambres d'expli-
cation, des collèges d'anciens,des conseils permanents faisant, si j'ose
le dire, de la conciliation préventive. — C'est aussi une condition
d'harmonie dans le monde des ateliers, qu'a su obtenir par la liberté
seule cette belle caisse syndicale des Forges de France qui, par
l'union de tous nos grands établissements métallurgiques, a réalisé
en dehors de toute ingérence de l'État l'assurance qui répare les acci-
dents du travail en suscitant puissamment la prévention qui les évite,
et dont M. Albert Gigot, auquel elle doit tant, nous racontait récem-
ment le complet succès depuis deux ans d'exercice. — Signalons
enfin une savante étude de M. des Ëssars qui, s'inspirant de la
pratique des banques d'Ecosse, a montré ce que pourrait être le
crédit rural, question si souvent mal comprise et à laquelle nos
voisins d'Allemagne et d'Italie ont depuis longtemps donné la
meilleure solution par la solidarité dévouée et le crédit personnel
dans de petites banques locales.
Sans abandonner l'histoire des institutions, dont M. Babeau a
écrit pour nous un chapitre instructif et documenté sur les assem-
blées des pays d'États sous l'ancien régime, nous avons pénétré
dans le domaine juridique, avec MM. Henri Joly et Félix Voisin,
pour mesurer l'action prépondérante qui doit rester à l'initiative
privée dans l'éducation correctionnelle; avec MM. ie conseiller
Petit et le sénateur Bérenger, pour reconnaître les dangers crois-
sants de la récidive et la nécessité sociale du patronage des libérés;
avec MM. Arthur Desjardins et Frédéric Passy,pour suivre dans ses
pix)grès tnarqués cette question de l'arbitrage international que
M. Lacointa avait déjà posée devant la Société. Nous avons fait
aussi plus d'une excursion au dehorsi, en Russie à l'occasion du
Congrès des chemins de fer avec MM. Jules Michel et Paul Toulon;
en Chine avec M. Imbault-Huart , qui nous a raconté les curieuses
particularités du journalisme administratif; en Perse avec
M. Diamanti, pour y voir aux prises les rivalités européennes dans
le cadre d'un tableau de mœurs orientales.
Sans nous arrêter plus longtemps aux séances périodiques et
aux dîners mensuels, passons aux cours et conférences. Dans notre
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^^rsft!^r;^-î?i;
■A-
SÉANCES GÉNÉRALES : l'ÉCOLE DE LA PAL\ SOCIALE. 43
nouvelle salle les auditeurs sont venus plus nombreux, et les deux
cours de cette session ont été très suivis. M. Urbain Guérin a dis-
cuté les réformes nécessaires du gouvernement local, examinant
les meilleurs exemples de l'étranger et insistant surtout sur l'or-
ganisation de la commune et sur le régime provincial, en montrant
comme condition indispensable de toute réforme le dévouement
actif des classes aisées. M. Claudio Jannet, dans une série trop
courte de leçons d'une érudition savante et d'uBC inspiration
généreuse, a traité un sujet tout palpitant d'intérêt cet hiver : la
fortune mobilière et la spéculation, c'est-à-dire le développement
des valeurs mobilières, les sociétés anonymes, la concurrence et
la loi morale, la Bourse et l'agiotage, les emprunts publics, la
haute banque, les réformes urgentes...
Enfin, non plus ici, mais tout près de nous et en quelque sorte
encore sous les auspices de la Société, M. du Maroussem a continué
son cours libre à la Faculté de droit, abordant cette fois, toujours
par la méthode monographique appliquée aux familles et aux ate-
liers, l'étude des métiers de l'alimentation parisienne groupés aux
Halles centrales. Une conférence pratique, un a séminaire » comme
on dirait en Allemagne, réunit autour du professeur les plus assi-
dus de ses auditeurs, qui s'exercent sous sa direction à l'observa-
tion méthodique des faits sociaux.
Pour donner à Tensemble de cet enseignement un stimulant
nouveau, la Société a créé cette année un concours avec prix. 11
porte cette fois sur les travaux monographiques. Notre éminent
président y a fait allusion au début de ce congrès,et tout à l'heure,
un rapport spécial va vous être présenté qui vous permettra de
juger de l'intérêt des mémoires qui se sont disputé les prix.
Ainsi, vous le voyez. Messieurs, qu'il s'agisse de nos publications
les Ouvriers des deux mondes ou V Enquête sur Vitat des familles ;
que vous passiez en revue les rapports ou les discussions des
séances, les cours ou les conférences ; que vous comptiez enfin les
prix fondés, soitpoiff honorer les vertus de famille et l'attachement
à l'atelier, soit pour, encourager les travaux rédigés selon la mé-
thode d'observation : partout vous constatez que la Société d'éco-
nomie sociale a développé encore son action pendant la session
qui s'achève dans les séances de ce congrès. Puisse-t-elle dans
l'année qui vient voir croître encore ses ressources et ses moyens
d'action, le nombre et le dévouement de ses membres!
m
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44 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
Entre deux jeunes enfants quelques années d'intervalle mettent
une grande séparation ; mais,quand les ans écoulés s'allongent der-
rière eux, la différence s'alténue ; ils en viennent à partager les
mêmes occupations et les mêmes sentiments. Il en est un peu
ainsi des deux Sociétés sœurs que Le Play a fondées : l'aînée, la
Société d'économie sociale, est surtout vouée aux recherches scien-
tifiques; la plus jeune, l'Union de la paix sociale, a pour tâche prin-
cipale la propagande et l'application. Mais il arrive naturellement
que la première veut faire connaître largement les résultats nom-
breux maintenant de ses enquêtes méthodiques, et en même temps
que la seconde emploie comme moyen de persuasion les démons-
trations expérimentales dont son aînée lui fournit les modèles.
Ainsi, de plus en plus, par la force des choses ,leurs travaux se
complètent, leurs efforts s'unissent, et telles de nos Unions locales
sont en quelque sorte des sections régionales de la Société d'éco-
nomie sociale.
En passant en revue les manifestations diverses de leur activité,
nous y retrouverions et les séances mensuelles et les cours ou con-
férences, voire même de loin en loin quelques assemblées générales.
Je me bornerai, faute de temps et d'espace, à mentionner nos
groupes d'Angers avec M. Baugas, de Bordeaux avec M. Gaston
David, et de Besançon avec M. Mairot, qui ont continué ou repris
leurs travaux ; celui de Lyon qui, avec un zèle particulier dont
nous devons remercier nos collègues, et surtout celui qui assume
la plus lourde part, M. H. Marion, poursuit et étend sans cesse les
cours et conférences dans les écoles et pensionnats, en faisant
rayonner son action non seulement à Lyon, à Saint-Atienne, à
Roanne, mais jusqu'à Dijon ou Annonay. Mais c'est le groupe de
Lille qui doit nous retenir davantage. Disposant, grâce à une hos-
pitalité courtoise, de salles spacieuses dans le bel hôtel de la
Société industrielle du Nord, il a pu instituer une série de neuf
conférences, hebdomadaires et publiques, faites par des orateurs
différents qui ont été choisis, avec l'esprit large et libéral de notre
école, parmi les plus compétents. M. A. Béchaux, qui a été l'âme
de tout ce mouvement, a su d'ailleurs éviter l'écueil ordinaire dans
cette variété d'orateurs et de sujets, et faire ressortir l'inspiration
générale qui, au lieu d'un simple délassement de l'esprit, a produit
sur les volontés et les cœurs un enseignement véritable. La séance
de clôture a été une assemblée régionale à laquelle donnait un
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SÉANCES GÉNÉRALES : l'ÉCOLE DE LA PAIX SOCIALE. 45
grand éclat la présidence de M. Georges Picot, qui a rappelé, avec
une rare élévation, la nécessité d'accomplir « le devoir social » et
de lutter contre « la liberté corrompue » ; puis, avec sa merveil-
leuse et persuasive lucidité,M. E. Rostand a soutenu la réforme des
caisses d'épargne, avec une intarissable richesse d'arguments. Ce
n'«st pas tout : une généreuse donation avait permis de créer deux
prix de 300 et de 200 francs pour ceux des auditeurs qui résume-
raient le mieux la série des conférences. Ces prix auxquels la Société
avait ajouté la collection des œuvres de Le Play, ont été remis dans
la séance générale, l'un à M. Georges Strée, de Lille, employé à la
Compagnie du chemin de fer du Nord, l'autre à M. Joseph Du-
quesne, d'Arras, étudiant en droit aux facultés libres de Lille. N'a-
vais-je pas raison de dire. Messieurs, que cette initiative était des
plus heureuses, et que le groupe de Lille peut être proposé en
exemple aux autres Unions ? (Applaudissements,)
Les Unions sont surtout une œuvre sociale d'apostolat, de con-
version, oserais-je dire ; mais elles veulent aussi appliquer les
résultats acquis par l'observation, la pratique est d'ailleurs souvent
le plus puissant moyen de persuasion. Aussi faudrait-il énumérer
ici les fondations diverses et les créations utiles que nos Unions ne
sauraient aborder directement en général, mais qui, s'inspirant de
leurs idées, ont été suscitées ou soutenues par les plus dévoués de
nos confrères. C'est le repos du dimanche, Tune des réformes fon-
damentales inscrites à notre programme, et que sert si vaillamment
la Ligue populaire avec ses comités dont nos membres aspirent à
former partout le noyau le plus solide, et qui travaille comme
nous à unir les gens de bien dans une action commune de salut
social ; — ce sont les sociétés d'habitations ouvrières et de loge-
ments économiques, qui sous l'impulsion de la parole éloquente de
M. Georges Picot, se sont établies d'abord à Rouen, à Lyon, à
Passy-Auteuil, à Marseille, etc., comme il s'en fondera partout où
les enquêtes comparées de nos Unions auront à la fois montré
l'étendue du mal et les moyens de guérison. — Ce sont enfin les
organisations de la charité et l'assistance par le travail, œuvres si
pratiques, si utiles, dont nous avons ici même, il y a quelques
années, acclamé le plus ardent promoteur, M. Léon Lefébure;
elles se sont beaucoup multipliées soùs diverses formes) à Paris,
par l'Office central de la charité, les Maisons de travail que vous
avez admirées hier, et aussi par les Unions d'assistance ; à Mar-
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46 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
seille, par une Assistance par le travail qui est un modèle, sous
Timpulsion toujours si pratique et si habile de M. Eugène Rostand;
à Bordeaux aussi, grâce à M. Graston David; bientôt, et si vous
voulez les y aider, elles s'établiront à Rouen, à Amiens, à Lille.
Il faudrait aussi mentionner les sociétés coopératives de consom-
mation, les associations de secours mutuels et les petites banques
de crédit mutuel qu'il faut considérer, et en elles-mêmes pour le
bien qu'elles font, et aussi comme un des moyens de réaliser cette
éducation sociale maintenant indispensable à notre société démo-
cratique.
J'aurais voulu avoir cette année à vous entretenir longuement de
cette lutte contre l'alcoolisme dont M. Rostand vous parlait si élo-
quemment Tan dernier, et qui aurait dû, ce semble, susciter par-
tout des efforts immédiats pour enrayer au moins la marche
rapide de ce fléau grandissant. Malheureusement j*aurais bien peu
k dire sur ce qui a été fait. Il faudrait que chacun de nos membres
eût en mains l'excellent petit livre de M. Cosie, Alcoolisme ou épargne j
et que dans tous nos grands centres, peut-être hélas, dans beau-
coup de nos campagnes, quelques-uns de nos confrères se missent
à cette double tâche : d'abord, par une enquête locale, décrire le
mal qui trop souvent a fait d'effrayants progrès ; ensuite, par une
action éclairée et tenace, lutter contre le Qéau par les moyens les
mieux appropriés suivant les cas : le développement de l'épargne
et son utile emploi, la création de cafés de tempérance, l'applica-
tion des lois existantes, la réforme des habitudes en prenant exem-
ple sur l'étranger. Car il faut bien le dire hautement, partout on
lutte, en Suisse, en Belgique, en Suède, en Norvège, en Angle-
terre, en Amérique..., partout excepté en France. En Angleterre,
Montalembert montre au cours d'un de ses plus beaux livres qu'il
y a une liberté qui est tenue pour le palladium de toutes les autres,
des libertés politiques comme des libertés civiles, c'est la liberté
de tester. Dads notre France démocratique, si bouleversée jusque
dans ses fondations, il semble qu'il n'y ait aujourd'hui qu'une seule
institution intangible pour l'opinion comme pour le législateur,
une seule liberté qui apparaisse comme le palladium des autres, et
celle-là,ce n'est pas la liberté du père de famille, c'est la liberté de
l'assommoir. « Une ère nouvelle de dégradation, disait Le Play il y
a quinze ans — que dirait-il aujourd'hui? — a été imposée à notre
race par cette honteuse domination : le cabaretier commence à se
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SÉANCES GÉNÉRALES : l'ÉCOLE DE LA PAIX SOCULE. 47
mettre au-dessus du droit, mais c'est pour usurper à titre de pri-
vilège le gouvernement local, c'est pour fonder sur l'ivrognerie une
nouvelle forme de féodalité. » Puissiez-vous, Messieurs, emporter
la résolution de secouer enfin ce joug dégradant, et puisse le rap-
port de Tan prochain constater en France quelques-uns des résul-
tats acquis partout ailleurs par Tinitiative courageuse des bons
citoyens. (^Vive approbation).
11 faudrait parler ici de îa Réforme socùile, des progrès qu'elle a
accomplis, de la diffusion qu'il en faudrait faire. Mais vous la con-
naissez et votre dévouement lui est acquis. Je me borne à rappeler
la part croissante que le talent de M. Cazajeux prend à sa direction,
et à souhaiter que,gràce à vous, elle rencontre un bon accueil dans
le public et un grand nombre d'abonnés nouveaux.
Que n'ai -je le temps de vous emmener dans un rapide voyage
qui nous ferait visiter les deux sociétés filles de la nôtre : d'abord
la Société belge d'économie sociale, qui a toujours pris une part
vaillante au mouvement de réforme, dans le gouvernement, au
Parlement, dans les comités de patronage, au Conseil du travail,
avec M. Morisseaux, son président, et M. Brants, son secrétaire per-
pétuel ; puis la Société canadienne d'économie sociale, dont l'ho-
norable juge Jette est le distingué président et qui groupe chaque
jour de nouveaux membres en faisant comprendre à la Nouvelle
France la nécessité d'études et d'etforts, non pour guérir des maux
heureusement à peine connus encore, mais pour prévenir le déve-
loppement peut-être prochain de souffrances bien difficiles ensuite
à soulager.
Nous devrions aussi au delà de nos frontières suivre un peu par-
tout le rayonnement de nos travaux et l'application de notre mé-
thode. C'est ainsi qu'en Italie Mme la comtesse Maria Pasolini, con-
tinuant des études antérieures, a fait dans la campagne de Ravenne,
sur le modèle de nos Ouvriers des deux mondes^ plusieurs monogra-
phies de journaliers agricoles, pour lesquelles M. Pantaleoni a
donné dans une préface de judicieux conseils sur le choix de la
famille-type et les conditions de la monographie. En Ecosse, à
Dundee, à Edimbourg, à Glascow, M. Patrick Geddes ne manque
aucune occasion de répandre la connaissance des travaux de Le
Play, et l'un de ses collaborateurs, M. Herbertson, va faire à Chi-
cago et dans d'autres villes américaines une série de conférences
^ur Le Play et les monographies d'ouvriers. Notre collègue M. John
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Y^r'^fw
L
48 RÉUNION ANNUELLE COMPTE RENDU GÉNÉRAL*.
Graham Brooks Ta déjà fait à la grande Université Harvard
(Massachusetts), et M. Gould, qui Tan dernier résumait devant vous
les résultats de son enquête à travers l'Europe, continuera dans son
enseignement, à la John Hopkins University, de provoquer de nou-
velles applications de la méthode monographique. En Angleterre,
M. Henry Hîggs vient encore de faire ces jours-ci à la Société
royale de statistique une importante communication sur Le Play
et les monographies de familles ouvrières; il a choisi ce même
sujet pour le cours qu'il professe à l'Université de Londres; d'ail-
leurs plus que personne, sous les auspices du savant professeur
Marshal, il a engagé V Economie Club dans l'étude des monographies
d'ouvriers, et il en a tracé lui-même qui sont d'un très haut intérêt.
En Belgique, un savant qui n'appartient pas à notre école, M. Hector
Denis, recteur de l'Université de Bruxelles, réclamait à l'un des
récents congrès d'Anvers, un vote d'encouragement pour la Société
d'Ëconomie sociale et les Ouvriers des deux mondes.
Tant de témoignages, Messieurs, et je pourrais en multiplier les
preuves si je ne voulais me borner aux principales, — hier encore
il m'en arrivait d'imprévues de l'Université de Moscou — doivent
nous dédommager de la quasi-indifférence qui a trop longtemps
accueilli en France les travaux de notre école. L'histoire des
sciences est pleine de ces exemples : une découverte considérable,
une méthode féconde sont restées méconnues chez nous, mais
elles ont fait leur chemin au dehors, et un jour elles nous sont re-
venues d'Allemagne ou d'ailleurs avec une nouvelle étiquette qui a
empêché pour un temps de reconnaître leur lieu de naissance. Il
snfiit de rappeler à ce sujet les noms de Cauchy et de Bravais. H
semble qu'il en sera quelque jour ainsi de notre fondateur et de la
méthode d'observation : leur crédit grandira en France quand on
les aura vus partout honorés à rétrani|;er.
L'autorité grandissante qui s'attachera ainsi aux travaux de Le
Play et de l'École de la paix sociale fera disparaître les objections
qui longtemps ont entravé notre marche et qui, spécieuses mais
sans force, sont encore quelquefois reproduites par des adversaires
attardés.
N'a-t-on pas dit souvent — pour se dispenser d'étudier, — que
Le Play s'est épris du passé et qu'il regarde en arrière au lieu de
se tourner versj'avenir. Combien de fois a-t-on répété — pour se
dispenser d'agir — que c'est tenter Timpossible que de vouloir
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SÉANCES GÉNÉRALES : l'ÉCOLE DE LA PALK SOCULE. i9
ainsi remonter le courant. Ceux qui parlent de la sorte prouvent
seulement qu*ils n*ont jamais regardé d*oii nous venons et où nous
marchons. Si l*écoie de la paix sociale n'a pas été dès l'abord
mieux comprise, c'est à bien des égards parce qu'elle était en
avance sur les idées de son temps. Sa méthode, ses travaux, ses
efforts sont mieux appréciés à mesure que les événements, en jus-
tifiant douloureusement ses avertissements alarmés, démontrent
l'urgence de l'effort individuel, de l'initiative privée, de la réforme
sociale. C'est à la lumière des faits qu'on commence à reconnaître
que l'école de Le Play fait œuvre de science positive, de progrès
légitime et de liberté vraie. Comment, en effet, dans notre siècle si
fier de ses sciences, tenir pour rétrogrades ceux qui substituent
l'observation scientifique à l'esprit de système et aux idées pré-
conçues? Autant vaudrait traiter nos savants d'arriérés parce que
dans leurs laboratoires il n'y a plus de place pour les transmuta-
tions des alchimistes et les horoscopes des astrologues. N'est-ce
point avoir le sentiment exact du progrès légitime que d* écarter
les rêveries des inventeurs révolutionnaires pour suivre les ensei-
gnements de Texpérience qui nous montre partout la continuité
entre les phénomènes de la nature comme entre les générations
humaines qui, chacune à leur tour, sont héritières du passé et res-
ponsables de l'avenir ? Et la liberté ! J'ose dire que personne ne
l'aime plus que nous. Non pas, il est vrai, ce faux dogme de 1789,
ce corollaire de la croyance naïve de nos pères en la bonté instinc-
tive de nos penchants, cette liberté qui, d'après la théorie, devait
fatalement nous conduire tous à la vertu et qui, en fait, n'a été
qu'une licence frondeuse prétendant échapper à toute autorité
pour s'affranchir de tout devoir. L'exemple unanime des peuples
libres nous apprend au contraire que la liberté, c'est le fier souci
d'accomplir le devoir par conscience et sans contrainte. Jamais
peut-être nous n'en avons semblé plus éloignés, car la conscience
est défaillante quand la loi de Dieu est violée, et les contraintes de
l'Ëtatse multiplient quand on descend la pente du socialisme. Et
pourtant ces énergies viriles de la vie privée, c'est la condition
essentielle de l'existence pour notre société moderne qui exige un
actif et incessant apostolat du vrai et du bien. Autour de nous,
avec la diffusion de l'instruction, l'appétit de lectures captivantes,
les tentations de la vie urbaine, les excitations de la presse, les
prédications des politiciens, les commentaires du cabaret, la sou-
La IUp. Soc, l«r juiUet 1893. 3« Sér., t. VI (t. XXVI col.}, 4
■M
^--9
1
ï
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50 HÉUIflON ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
verainelé du suffrage, il semble que les intelligences et les cœurs
sont comme une terre que la charrue a préparée et sur laquelle
chacun à pleines mains jette l'ivraie, le chardon, les herbes folles
avant même que le semeur lui ait confié le froment. \vec quel soin
vigilant il va falloir maintenant arracher brin à brin les plantes
parasites pour qu'elles n'étouffent pas le bon grain I Que les uns
y voient un progrès, les autres une épreuve, peu importe une que-
relle de mots: le fait indéniable, c'est que telle est la situation de
nos sociétés modernes. La liberté leur impose contre l'ignorance
et l'erreur une lutte de tous les instants : en la désertant, l'inertie
coupable des honnêtes gens amènerait rapidement la ruine irrépa-
rable ; en la soutenant vaillamment, les jeunes générations, plus
éclairées sur leurs obligations et leurs intérêts, sauront, si Dieu les
bénit, obtenir la victoire.
Qui oserait prétendre que celui qui disait ces choses il y trente
ans se tournait vers le passé? Il pressentait l'avenir, et ce qu'il
indiquait inutilement alors, des voix éloquentes le redisent aujour-
d'hui, et la plus sympathique l'appelle même le deimr ijrésenf, [Ap-
vlaudksements,)
Vous le voyez, Messieurs, comme Sainte-Beuve le disait de son
fondateur, l'École de la paix sociale appartient à une génération
toute nouvelle, elle est par excellence fille de la société moderne,
nourrie de sa vie, élevée dans ses progrès, dans ses sciences et
leurs applications, et les réformes qu'elle propose, elle les veut
poursuivre avec toutes les forces vives de la civilisation actuelle
sans prétendre en étouffer ni en refouler le développement. Ce
n'est donc pas avec de puérils regrets qu'elle regarde le passé, c'est
pour demander à l'expérience la lumière qui éclairera sa route et
guidera ses efforts afin de préparer à notre chère patrie l'avenir
d'un peuple libre.
Mais j'ai hâte de finir et de laisser la parole à celui que vous êtes
pressés d'entendre et d'applaudir. Rapporteur fidèle, j'ai cherché
à retracer ce que nous avons fait depuis le congrès de l'an dernier.
C'est peu, direz-vous peut-être en songeant à tout ce qu'il faudrait
faire. Eh bien, mettez-vous à l'œuvre sans tarder ; dès demain,
unissez vos efforts aux nôtres ; faites mieux que nous, — nous
n'en serons point jaloux, croyez-le bien, — et, s'il plaît à Dieu, l'an
prochain la moisson sera plus abondante ! {Vifs applaudmemmts.)
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SÉANCES GÉNÉRALES : CONCOURS DE TRAVAUX MONOGRAPHIQUES. 51
M. LE PBisiDBNT en quelques mots constate le haut intérêt que présente
aux esprits réfléchis le tableau de l'activité féconde de la Société et des
Unions. Il remercie le secrétaire général de Tavoir déroulé devant ras-
semblée et exprime le vœu que, grâce aux efforts de tous, anciens mem-
bres et adhérents nouveaux, le Congrès de Tannée prochaine puisse
enregistrer encore de nouveaux et fructueux progrès.
M. Chbysson, au nom du jury du concours de travaux monographiques,
présente le rapport suivant :
RAPPORT DU JURY(*)
SUR LE CONCOURS DE TRAVAUX MONOGRAPHIQUES
Parmi les buts que nos statuts assignent à notre activité se
place au premier rang celui de répandre autour de nous l'enseigne-
ment de Téconomie sociale. Quand on possède des convictions
fortes,ou plutôt quand on est possédé par elles, quand on croit qu*à
leur diffusion et à leur mise en œuvre sont liés, non seulement la
prospérité, mais encore l'avenir et l'existence môme du pays, c'est
obéir à un devoir impérieux que de les propager au dehors par des
travaux de toute nature et en particulier par l'enseignement. Toute
vérité dont on n'aurait que le dépôt viager est condamnée à des
chances périlleuses d'éclipsé plus ou moins prolongée. Si au con-
traire on a organisé des relais échelonnés, il se trouvera toujours
quelque coureur vigoureux, comme ceux dont parle Lucrèce, pour
prendre le flambeau qu'une main défaillante allait laisser tomber
et pour le faire briller toujours plus loin et toujours plus haut.
Qu'importe l'ouvrier, pourvu que l'œuvre s'achève ?
C'est surtout vers les jeunes gens qu'il faut diriger ses efforts de
propagande : d'abord, parce qu'ils sont l'avenir, tandis que nous
commençons à être le passé; puis,parce qu'ils n'ont pas encore été
atteints par les sophismes et les calculs égoïstes de la vie.
« Amour de rétude,disait Bastiat dans la dédicace de ses Harmonies
(l) La commission nommée par lo Conseil de la Société était composée de
MM. Welcho, Glasson, Choysson, Claudio Jannet, A. Fontaine, Urbain Guérin,
Hubert- Valleroux, Pierre du Maroussem et A. Delaire. Après avoir arrêté les
condiUoos générales du concours, elle a délégué ses pouvoirs à un jury de troi^
membres : MM. Glasson, Président; A. Fontaine, Cheysson, rapporteur, .
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m^
5â RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
économiques à la jeunesse française, besoin de croyance, esprit
dégagé des préventions invétérées, cœur libre de haine, zèle de
prôpaganjie, ardentes sympathies, désintéressement, dévouement,
bonne foi, enthousiasme de tout ce qui est bon, beau, simple,
grand, honnête, religieux, tels sont les précieux attributs de la
jeunesse. » — « C'est pourquoi, ajoutait-il, je lui dédie mon livre ;
c'est une semence qui n'a pas en elle le principe de vie, si elle ne
germe pas sur le soi généreux auquel je la confie. »
Nous aussi, comme Basliat et pour les mêmes motifs, nous
avons voulu semer sur ce sol généreux de la jeunesse et c'est pour-
quoi, depuis sa fondation et notamment depuis vingt ans, la Société
n'a cessé d'offrir aux jeunes gens un enseignement social de plus
en plus amplement organisé. Au début et pendant longtemps, cet
enseignement a reposé sur un seul d'entre nous, l'ami toujours
regretté, « ce maître formé, comme l'a dit Le Play, par quarante
années de travaux », sur Focillon, dont je n'ai qu'à rappeler ici le
nom pour évoquer en même temps le souvenir de tous les services
qu'il nous a rendus, notamment en professant la science sociale
avec autant d'autorité que d'éclat. Autour de lui s'étaient groupés
des collègues, des élèves, qui ont été graduellement associés à sa
tâche lorsque la maladie ébranla ses forces, puis qui en ont assumé
toute la charge lorsque la mort nous a privés de son précieux con-
cours. Qu'il me suffise de citer les noms de MM. Claudio Jannet,
Urbain Guérin, Béchaux, Hubert- Valleroux, ces maîtres auxquels
je me fais un devoir de payer ici en votre nom un juste tribut
d'hommage et de reconnaissance.
A cet enseignement donné dans ses propres locaux, la Société est
heureuse de rattacher le cours libre professé depuis quatre ans à
l'École de droit de Paris par notre ami M. du Maroussem, docteur
en droit, sur la question ouvrière cCaprhs la méthode monographique.
Chaque année,le cours comprend, d'abord, l'exposé de la méthode
des monographies de familles et d'ateliers ; puis, l'application de
cette méthode à l'étude d'un métier parisien : les charpentiers en
4890; les ébénistes du faubourg Saint-Antoine en 1891; les ou-
vriers du jouet en 1892 ; les halles centrales de Paris en 1893. Le
professeur a déjà fait paraître la matière de ses deux premières
années de cours en deux volumes, dont vous connaissez tous le
succès et qui font souhaiter vivement la continuation de cette
remarquable série.
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SÉANCES GÉNÉRALES : CONCOURS DE TRAVAUX MONOGRAPHIQUES. 53
Ce qu'il y a de particulier à signaler dans cet enseignement libre
de la faculté de droit, ce sont les exercices pratiques dont il est
accompagné, et auxquels notre Société attache une extrême
importance.
En efifet, l'enseignement, même le plus brillant et le plus sûr,
ne peut suffire à faire pénétrer dans les esprits ces convictions
dont je parlais lout à Theure. Quand on ne fait qu'écouter, comme
vous écoutez ce soir dans celte salle, on subit une impression plus
ou moins agréable suivant Torateur, mais aussi plus ou moins pas-
sagère et fugitive. C'est une photographie qui apparaît un instant
dans l'esprit, puis qui s'efface. Pour la fixer, pour la graver en
quelque sorte, il faut une morsure vigoureuse comme celle de
• Teau-forle ou du burin; il faut le contact du fait lui-même. Le mot
est une image impuissante du fait, il l'estompe, ou l'altère. Écoutez
ce qu'a dit sur ce point Taine, ce maître dont la littérature fran-
çaise pleure la perte récente : « Nous perdons, dit-il, de plus en
plus, la vue pleine et directe des choses ; nous étudions, au lieu
des objets, leurs signes; au lieu des animaux qui luttent pour vivre,
des nomenclatures, des classifications ; au lieu des hommes sen-
tants et agissants, des statistiques, des codes, de l'histoire, de la
littérature, de la philosophie, bref, des mots imprimés et, chose
pire, des mots abstraits, partant plus éloignés de l'expérience,
plus difficiles à bien comprendre, moins maniables et plus déce-
vants, surtout en matière humaine et sociale... L'objet échappe à
nos prises; notre idée, vague, incomplètes inexacte, y correspond
mal ou n'y correspond point : dans neuf esprits sur dix et peut-être
dans quatre-vingt-dix-neuf esprits sur cent, elle n'est guère qu'un
mot. Aux autres, s'ils veulent se représenter effectivement la société
vivante, il faut, par l'enseignement des livres, dix ans, quinze ans
d'observation et de réflexion,pour repenser les phrases dont ils ont
repeuplé leur mémoire, pour se les traduire, pour en préciser et en
vérifier le sens, pour mettre dans le mol plus ou moins indéterminé
et creux la plénitude et la netteté d'une impression personnelle (i). »
Oui, Taine a raison : pour retrouver les vérités enseignées, pour
«les repenser», pour arriver à l'impression pei'sonnelle, il faut sor-
tir de sa passivité plus ou moins engourdie d'auditeur ou de lec-
teur, et se décider à l'observation directe. C'est le moyen de saisir
(i) Revue des Deux-Mondes^ février 1887, p. 73^.
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54 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
fortement les faits, d'en avoir le sens, le relief et pour ainsi dire la
vie. Par exemple, vous aurez beau avoir entendu les orateurs les
plus émouvants vous parler des horreurs de certaines habitations
ouvrières : rien ne vaudra une visite directe du bouge et du taudis
où croupissent tant de nos semblables. Il est de ces choses que la
plume ou la parole ne peuvent rendre sans les affaiblir et dont la
vue directe laisse une impression ineffaçable. Leur souvenir vous
hante désormais et vous obsède, jusqu'au milieu des fêtes, comme
un remords ; on s'en veut de son bien-être, en songeant à ces mi-
sérables : on les a vus une fois, on ne les oubliera plus. « Il y a,
comme le dit La Bruyère, une espèce de honte d'être heureux à la
vue de certaines misères. »
Voilà pourquoi nous tenons tant à ces exercices pratiques, orga-
nisés parmi ses élèves par M. du Maroussem, et pourquoi le Conseil
de la Société a voulu les encourager en établissant un concours
pour ces travaux monographiques.
Le jury chargé de juger ces travaux m'a confié le soin d'en
rendre compte et de vous faire connaître son verdict. Je vais rapi-
ment m'acquitter de cette mission.
Six mémoires nous ont été soumis, relatifs : à l'industrie de la
chocolaterie, du chasselas de Fontainebleau, de la marqueterie, de
la culture de la fraise, des conserves alimentaires, du chiffonnier.
Le professeur avait tracé aux concurrents un programme à gran-
des lignes, qui leur recommandait d'établir, d'abord, les généralités
de l'industrie dont il s'agissait, puis de descendre à la monographie
d'un atelier déterminé et de terminer par la monographie d'une
famille. L'étude minutieuse d'un atelier et d'une famille devait
ainsi se trouver éclairée d'avance par ces vues d'ensemble. On fai-
sait une connaissance préalable du terrain, avant de s'installer
solidement sur un point particulier pour le soumettre à une étude
approfondie.
Les concurrents se sont conformés à ce programme tripartite;
mais le peu de temps dont ils disposaient ne leur a pas permis
d'en remplir également les trois chapitres, et c'est naturellement
le dernier, le plus long et le plus difficile de tous, celui de la
monographie de famille qui a le plus souffert de la brièveté du
délai imparti au concours.
Malgré l'étroitesse très excusable de cette base monographique,
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SÉANCES GÉNÉRALES : CONCOURS DE TRAVAUX MONOGRAPHIQUES. 55
quelques mémoires l'ont donnée pour appui à des conclusions
absolues et générales. Par leur rigueur un peu dogmatique ei
même par leur énoncé préalable dès le début du travail il semble
que ces conclusions aient été inspirées plutôt par des études
antérieures que par celle même dans laquelle l'auteur avait à se
renfermer. Au moment où il les formulait, il écrivait, à son insu,
sous la dictée d'autres faits recueillis ailleurs et qui, s'ils avaient
été produits, auraient apporté à ses conclusions un complément
nécessaire de justifications et les auraient ainsi rendues plus expli-
citement conformes à l'esprit même de la méthode d'observation,
dont nos concurrents sont les tenants convaincus.
Le jury a également été frappé de la teinte un peu sombre que
présentaient la plupart de ces études. Elles voient le monde au
travail avec un verre fumé et insistent un peu trop complaisam-
ment peut-être sur le côté « cruel » des choses. Certes, les choses
ont leur cruauté, comme elles ont leurs larmes ; mais elles ont
aussi leur douceur et leur sourire. Rien n'est, absolu, et la vie n'est
pas monochrome. La plus chétive existence a ses moments lumi-
neux, comme la plus brillante a ses heures sombres. Si l'on appli-
que la loupe à un cas particulier, à une crise de la famille ou de
l'industrie, on pourra, avec du talent, en tirer des tableaux frap-
pants de relief et de désespérance,mais aussi plus tristes que nature,
quelque chose comme « les Tisserands », ce drame socialiste de
Gérard Hauptmann, qui apparaissait hier pour la première fois sur
une scène française, au Théâtre-Libre, et dont le pessimisme amer
et voulu a secoué violemment les nerfs pourtant aguerris des fami-
liers de cette salle. Il n'est pas de milieu qui ne se prête à de
pareils effets et dont on ne puisse ainsi extraire du noir, comme
Orfila pouvait, disait-il, extraire de l'arsenic du fauteuil sur le-
quel siégeait le président de la Cour d'assises. Certes, le noir existe
dans la vie, comme l'arsenic dans le fauteuil du tribunal. Mais, si le
noir est scientifique dans sa réalité, le rose ne Test pas moins dans
la sienne. L'on peut être vrai, même avec une palette plus claire,
et la vérité vivante consiste à employer tous les tons pour essayer
de saisir et définir la vie dans sa fuyante complexité, au lieu de
s'enfermer comme à plaisir dans une seule couleur et dans une seule
note.
Même les maîtres qui ont su tirer le meilleur parti des ombres,
comme un Rembrandt, ne manquent jamais d'introduire dans leur
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56 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
nuit un rayon furtif de soleil, une lueur de lanterne, qui suflit à
animer le tableau, à fouiller Tobscuri té, à caresser et à faire saillir
les contours. Dans plusieurs de nos mémoires, on chercherait en
vain ce rayon ou cette lueur : c'est du clair-obscur, sans clair.
Ce n*est pas seulement au point de vue de la vérité ou de Tart
que nous aurions voulu voir éclaircir quelque peu les paysages de
nos concurrents; ce n'est pas non plus seulement parce que ce pes-
simisme va mal à la jeunesse, pour laquelle la vie est pleine de
promesses souriantes et surtout à la jeunesse française, à notre
chère alouette gauloise qui boit le soleil et chante gaiement sur les
branches; c'est encore parce qu^il conduit au découragement, à
l'abstention et à l'impuissance. À quoi bon lutter contre la fatalité,
contre « ce qui est écrit? » Il n'y a qu'à se croiser les bras, à courber
la tète pour attendre l'inévitable destin. J'en veux à Pascal d'avoir
« approuvé ceux qui cherchent en gémissant ». Gémir est débili-
tant et stérile. Surtout quand on est jeune, on doit chercher avec
entrain et confiance. On a besoin, pour agir, de croire à l'efficacité
de sor ^.ction. Or l'action réglée vers un but généreux est le plus
noble emploi qu'on puisse donner à ses facultés. Gardons-nous
donc de l'énerver par la désespérance, qui briserait notre ressort.
Je sais bien que c'est un noble sentiment qui pousse la jeunesse
à cette sévérité pour les tristesses de l'état social. On s'est tracé à
cet âge un certain idéal de justice et d'harmonie. Aux premiers pas
qu'on fait dans la voie de l'observation, on s'aperçoit combien peu
cet idéal est conforme à la réalité. Aussi, s'afflige-t-on et s'in-
difi:ne-t-on contre cette sorte de fatalité, qui voue à la souffrance
d'innocentes victimes de l'implacable rigueur des transformations
économiques. Mais, plus tard, à force de regarder, on s'aperçoit
que, sauf pour quelques petites industries mourantes et qui s'obs-
tinent en vain à lutter contre la machine, l'ouvrier plus que jamais
aujourd'hui avec la liberté des grèves, des syndicats, et le suffrage
universel, est maître de sa destinée, que la route est ouverte devant
lui, et qu'il peut, s'il le veut, améliorer sa situation, au lieu d'être
rivé à l'inéluctable fatalité du « sisyphisme » et de a la loi d'airain ».
J'en ai fini avec les chicanes amicales et les petites réserves
qu'ont inspirées au jury quelques-uns des mémoires soumis à son
examen.
Ceci dit, il ne me reste plus que l'agréable devoir de rendre en
son nom justice à tous ces travaux qui font autant d'honneur au
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SÉANCES GÉNÉRALES : CONCOURS DE TRAVAUX MONOGRAPHIQUES. 57
professeur qu'aux élèves. Ils sont tous d'une lecture très attachante :
on les lit avec un intérêt égal à celui que les auteurs ont pris à
les faire. On sent que chacun d'eux s'est passionné pour son sujet;
qu'armé d'une bonne méthode, il en a fait le tour, puis Ta scruté
dans ses profondeurs, en y découvrant toutes sortes d'intéressants
aspects. Cette méthode est puissante à ce point qu'elle anime les
sujets en apparence les plus ingrats et que chacune de ces mo-
nographies est un tableau plein de charme et de vie.
C'est vraiment un signe des temps que cette ardeur de la jeu-
nesse à fouiller de tels problèmes. Les générations précédentes ne
l'ont pas connue. Leur attention était ailleurs. Les jeunes gens se
passionnaient pour la politique ou pour l'art et se jetaient, par
exemple, dans les luttes en faveur du romantisme, alors à son Âge
héroïque, avec son panache, son bric-à-brac et son clinquant. Sauf
de rares précurseurs, isolés et méconnus, qui donc se serait avisé
d'aller étudier de près les ouvriers, les humbles, leur vie intime
dans l'atelier ou le taudis? La science elle-même planait alors en
pleine abstraction dans une optimiste et glaciale sérénité.
Mais, comme l'a dit M. Gide(l), la science a subi un dégel. « C'est
I3 vent chaud du midi, c'est le fôhn qui souffle en ce moment dans
le domaine économique, dans ces régions inaccessibles où la science
trônait bien haut au-dessus des pauvres hommes, à l'altitude des
neiges éternelles. C'est ce souffle nouveau qui fait fondre les vieilles
doctrines, comme les vieilles neiges, les emporte au torrent et les
fait descendre enfin des hauteurs en bas, très bas, pour servir à
quelque chose de bon, pour pénétrer dans la vie môme des
peuples (2). »
Nous assistons, en ce moment, à un étrange spectacle : jamais on
ne s'est plus haï ; jamais aussi on ne s'est plus aimé. D'un côté, il
n'est bruit que d'antagonisme, de luttes de classes où l'ennemi
commun, le bourgeois de tous les pays, doit être exterminé et où
ridée même de patrie semble prête à sombrer; de l'autre, il n'est
question que de tendre la main au peuple et de se rapprocher de
lui pour lui venir en aide. Une grande pitié, une affection sincère
répondent aux revendications les plus farouches et les plus injustes,
(1) Quatre écoles d'économie sociale. — Vécole nouvelle^ p. 138.
(2) Wolowski avait dit de même : € Nous voulons qu'on cesse d'encenser les
principes comme des idoles et qu'on les fasse pénétrer dans la vie même des
natioDS. » {Préface au traité cTéconomie politique de Roscher»)
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58 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
comme si on les sentait légitimes et si Ton avait des torts séculaires
à réparer. L'amour grandit en même temps que la haine. « Les
hommes qui ne font rien avec modération, a dit M. Alexandre
Dumas, vont être pris de la folie, de la fureur de s'aimer. »
Plus encore que d'autres, les Jeunes gens commencent à être
atteints par cette généreuse folie, à être réchauffés par ce nouveau
souflle dont parle M. Gide. Epris à la fois de science et d'humanité,
ils cherchent à concilier cette double aspiration, et ils en ont trouvé
le moyen dans cette méthode d'observation que nous devons à
Le Play et qui guide l'esprit tout en dilatant le cœur. De là le
succès de l'enseignement de M. du Marouss«m, de ses exercices
pratiques et du concours, dont j'aborde maintenant le détail.
Le Conseil de la Société avait mis à notre disposition deux prix.
Nous aurions voulu disposer de plus de récompenses pour encou-
rager tous ces mérites, mais nous avons du moins obtenu du Con-
seil qu'il consentit à dédoubler le second prix.
Le premier prix a été attribué à M. Edouard Fuster, celui-là
même dont vous applaudirez dans notre assemblée générale de
demain soir la communication sur la vie ouvrière à Berlin. [Bravos.)
Son étude est consacrée au Chiffonnier de Paris, et le jury a été
très frappé des qualités éminentes qu'elle révèle. Elle émane d'un
esprit distingué et d'un cœur chaud. L'auteur aime les humbles : il
comprend la poésie de ces misérables existences, qu'il a vues de
près; il a recueilli les confidences de ces pauvres gens ; il a partagé
leurs courses, il les a suivis dans leur grabat ; il est plein d'une
tendre commisération pour eux et d'indulgence pour leurs mœurs.
Dn souflle de bonté et de charité au sens le plus élevé du mot
traverse toutes ces pages et leur donne un charme poignant.
Le style est sobre et contenu, quoiqu'il se hausse parfois à une
véritable éloquence. La partie économique est ferme et précise ;
très solidement documentée. Le sujet était jusqu'ici peu fouillé,
malgré quelques coups de sonde donnés çà et là, et M. Fuster va
s'établir en maître sur ce terrain encore mal exploré.
Il nous annonce en effet que ce mémoire n'est qu'une sorte de
préface à un livre plus complet, dont il achève de réunir les maté-
riaux et auquel nous pouvons prédire un grand succès, si, comme
nous n'en doutons pas, le livre tient les promesses du mémoire qui
en est comme le premier jet.
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SÉANCES GÉNÉRALES : CONCOURS DE TRAVAUX MONOGRAPHIQUES. 59
En résumé, cette œuvre se détache du reste du concours et a for-
tement appelé l'attention du jury, qui lui a, sans hésitation,
décerné le premier prix.
Le second prix, comme il a été dit plus haut, a été partagé en
deux prix ex sequo, attribués l'un à M. Paul Lagarde pour son
mémoire sur les Conserves deliffumes^ et l'autre à M. Henri Decugis
pour son mémoire sur Us Chasselas de Thomery. [Applaudissements,)
Ce dernier mémoire nous a surtout intéressés par ses généra-
lités techniques et économiques sur l'industrie du chasselas. C'est
une étude très bien faite, très précise, et qui atteste autant de
pénétration que de solidité. Malheureusement, et sans doute faute
de temps, les autres parties du programme ont été moins achevées,
notamment en ce qui concerne la monographie de famille. Mais
Tanteur de ce mémoire a tout ce qu'il faut pour réussir dans un
travail complet, quand il disposera du délai nécessaire pour
explorer avec le même soin tout le champ de son étude.
Le mémoire de M. Paul Lagarde, relatif aux Conserves alimen-
taires, a plus insisté que le précédent sur le côté social du sujet et
nous initie d'une manière intense et pittoresque à la vie même de
Tatelier. Il y a là des tableaux très animés qui nous donnent l'il-
lusion de la réalité et qui nous font assister à toutes les opérations
successives de cette curieuse industrie. C'est encore une œuvre
pleine de promesses et que le jury a été heureux de récompenser.
Sans prolonger davantage ce compte rendu, j'en ai assez dit pour
prouver jusqu'à quel point a réussi l'essai tenté cette année par
la Société d'Économie sociale. J'envoie en son nom nos meilleures
félicitations au professeur qui a su préparer de tels élèves, aux lau-
réats que nous avons couronnés et à ceux qui, sans les égaler, ont
fait cependant des travaux très dignes d'encouragement. Nous n'en
resterons pas là après ce premier succès, et l'année prochaine votre
Conseil s'arrangera pour développer ce concours en l'étendant à
tontes les branches d'enseignement social auxquelles il accorde son
patronage.
Jeunes gens qui m'écoutez, on vous disait naguère, dans une
autre enceinte, que le travail devait être la ressource et la
suprême consolation de ceux qui ne savent que faire de leur vie.
Oui, certes, cette parole est vraie en partie : le travail est la
grande loi à laquelle nul ne doit se soustraire ; c'est, en même
temps que la condition du pain quotidien, celle de la santé physique
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60 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
et de la force morale. Mais il ne se suffît pas à lui-même; nous ne
poavons pas être les adorateurs de ce nouveau culte : le travail
pour le travail. Le travail, oui, mais le travail avec une fin, le travail
dans un but. Il y a le travail de Faust dans son laboratoire et l'on
sait à quel grotesque homunculus il a abouti; mais il y a aussi le
travail qui est un acte de dévouement, d'abnégation, de sacrifice et
d*amour; c'est celui-là qui est fortifiant et sain ; c*est celui-là quMl
faut recommander (1).
Vos camarades du concours l'ont ainsi compris. Ils ne se sont
pas penchés sur les souffrances humaines en dilettantes curieux ou
en savants impassibles qui cherchent dans ces vivisections un
spectacle ou un enseignement; ils ont voulu a aller au peuple »,
pour faire battre leur cœur à l'unisson du sien, pour souffrir avec
lui, pour étudier ses maux et, s'il se peut, pour découvrir et appli-
quer les moyens d'y porter remède.
Voilà, Messieurs, le travail fécond et généreux entre tous. Pra-
. tiqué avec suite et méthode, dans la pensée qui a inspiré les auteurs
des mémoires présentés au concours» le travail auquel je vous
convie doit contribuer à dissiper par le contact les préjugés et les
malentendus, à faire tomber les barrières qui nous parquent en
divers compartiments sociaux sans communication entre eux, à
rapprocher à la fois les esprits et les cœurs. Il est donc l'un des
procédés à mettre en œuvre pour réaliser ce grand bien de la paix
et de l'union dont va nous parler avec son langage élevé et péné-
trant M. Paul Desjardins, auquel j'ai hâte de céder la parole, et il
rentre, à ce titre, dans ce beau sujet que je me garderai bien d'ef-
fleurer, puisqu'il va être traité dans un instant par un maître :
u Ce qui unit les hommes. » [Applaudissements,)
M. LE Président, en remerciant M. Ghcysson du rapport que rassem-
blée vient d'applaudir, se félicite de la bonne fortune qui lui est échue
d'avoir à complimenter les lauréats du premier concours que la Société
ail ouvert. Il ne doute pas que de pareils travaux, si bien commencés,
ne portent d*heureux fruits dans l'avenir.
La parole est donnée à M. Paul Desjardins.
(1) Au banquet organisé récemment en Thonneur de Victor Hugo et de Toute
la lyre^ M. Adolphe Rctté a porté un toast en vers, qui contient le passage sui-
vant :
Et comme des enfants encor mal évoiUés
Demandaient : « Fait-il jour?... Où donc est la lumière? »
Ces hommes positifs répondaient : « Travaillez I »
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SÉANCES GÉNÉRALES. 61
M. Paul Desjabdins, ayant à parler de ce qui unit les hommes, commence
par rendre un éloquent hommage à ]a mémoire de Frédéric Le Play, chez
qui la hauteur morale de la vie a égalé la valeur scientifique, et qui a
écrit cette profonde pensée, digne de servir de programme aux âmes de .
bonne volonté : « La vérité est un sommet : tout chemin qui monte y
conduit. » Puis l'orateur fait sentir le mal général de l'isolement, si dou-
loureux et si profond, malgré les apparences contraires. Observez ce
qui sépare les hommes, depuis la différence des vêtements et des
manières jusqu'à la tyrannie des mots rtout cela est extérieur. Par suite
le vrai chemin qui conduit à l'unanimité, c'est le développement de la
vie Intérieure. Sortir de Fégoïsme et vivre un peu pour autrui, voilà le
moyen de rendre douces et de pénétrer de liberté les servitudes qui
semblent nous enserrer. Voilà ce qu'on tente de faire comprendre et
pratiquer, en se réunissant pour une action morale, qui n*est ni une
religion nouvelle, ni une laïcisation de la vertu. Si l'on arrivait à élever
si peu que ce soit le niveau des âmes, on n'aurait pas perdu sa vie éphé-
mère. Mais une sèche analyse ne peut rendre le charme de cette causerie
tour à tour émouvante et spirituelle dont les applaudissements de ras-
semblée <yit souligné les mots heureux et acclamé la chaude péroraison.
M. LE Président ofTre à l'orateur les remerciements deTauditoire dont
les applaudissements disent assez combien il a été ému et charmé par
les accents d'une parole si vibrante qui traduit à coup sûr les aspirations
et les émotions d'une foule d'âmes jeunes et généreuses. {Applaudis-
sements,)
La séance est levée à 1 1 heures et quart.
TROISIÈME SÉANCE GÉNÉRALE {l'' juin)
Sommaire. — Présentation do membres. — Ouvrages offerts. — La vie ou-
Triére à Beriin, par M. Edouard Fuster. ~ Le rôle social de l'enseignement
populaire de la musique, par M. Albert Dupaione, inspecteur honoraire de
llnstruction publique.
A 8 h. 1/2 la séance est ouverte sous la présidence de M. Welgub,
président de la Société d'Économie sociale, auprès duquel prennent
place M. le vicomte de Meaux, MM. Jules Michel, Delaire, A. Ddpaignb et
E. FCSTER.
Le Secrétaire général propose au nom du Conseil l'admission des
membres suivants :
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62 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
M. le D'Le Sourd, présenté par MM. Glasson et Hudault ;
M. Henri Decugis, présenté par MM. du Maroussem et Barrât;
M. Caignart de Mah-ly, présenté par MM. Barrai et Delaire ;
M. Lecaron, industriel, présenté par MM. Gh. Ganiier et Welche ;
M. Armand Simonin, avocat, présenté par MM. Jarriaud et Delaire.
M. LE Président prononce l'admission des membres présentés.
Le Secrétaire général donne lecture dMne liste de présentation aux
Unions de la paix sociale (v. la livraison précédente, p. 964).
Le Secrétaire général ofTre au Congrès, de la part de leurs auteurs,
deux études qui sont chacune la réunion d'articles parus dans la
Réfcn^me sociale. Dans la première M. Pyfferoen étudie Berlin et ses insti-
tutions admininistratives (in-8<>, 65 p.) ; dans la seconde M. Gibon raconte
avec détails la grève de Carmaux (in-8«, 87 p.), et, avec la sagacité de sa
haute expérience, met en regard de ces douloureux événements les
moyens divers d'en conjurer les menactis et de maintenir l'harmonie
dans les ateliers de travail.
La parole est à M. Edouard Fuster.
M. Edouard Fuster, tout en se défendant de vouloir faire un tableau
triste de la vie ouvrière à Berlin, se propose de montrer comment la po-
pulation berlinoise ne peut être que socialiste (1) et présente à la Société
les principaux résultats de voyage et mission scientifique qu'il a accom-
pli Tan dernier. 11 décrit une pittoresque fête de banlieue, afin de mon-
trer l'élément bourgeois et joyeux du socialisme berlinois, puis le séjour
qu'il a fait dans un hôpital populaire, où lui est apparue l'autre partie de
la population, les prolétaires découragés et indifférents. M. Fuster nous
décrit alors, rapidement l'histoire industrielle de Berlin, la statistique de
sa colossale immigration , le caractère de ses nouveaux habitants inces-
samment chassés et incessamment repris, l'exploitation de cette main-
d'œuvre à bas prix par la grande industrie d'exportation, la constitution
d'une véritable armée de réserve du travail, le travail des femmes et des
enfants qui ruine la famille , le chômage, le taux nominal des salaires,
puis leur taux réel, et le prix élevé des vivres., etc. L'analyse succincte de
quelques budgets de ses voisins permet alors au conférencier d'étudier
plus longuement Taffreuse crise du logement ouvrier, les spéculations de
terrain, les défis portés à l'hygiène, etc., et toutes leurs conséquences,
les maladies épidémiques, la phtisie du pauvre, la promiscuité désas-
treuse des alcôves partagées à la craie, la désagiégation de la famille et
la chute dans l'alcoolisme, la misère ou le crime.
(i) Les dernières élections au Reichstag ont accusé, pour une période de 3 ans,
une augmentation de 24,000 voix I
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SÉANCES GÉNÉRALES. 6$
U suffit dès lors à M. Fuster d'indiquer les caractères les plus impor-
tants et les plus mal connus à la fois des promesses et de l'organisation
socialistes qui font face à cette dissociation. Le conférencier indique les-
lacunes des œuvres dues à Tinitiative privée, Tinsuccès moral du socia-
lisme d'État, rinertie ou l'attitude gouvernementale de TÉgiise, et, au
contraire, les avantages corporatifs, politiques, éducatifs surtout, du
socialisme berlinois. Il insiste sur ces derniers, et, citant des souvenirs
personnels ou des extraits de brochures du parti, reconnaît que le so-
cialisme a toute Fautorité d'une religion.
M. Fuster conclut par un appel ému à tous ceux qui n'épousent aucune
querelle, mais qui sont les travailleurs intellectuels ; il les conjure non
seulement d'aller prendre chez le peuple des leçons de santé morale et
de solidarité ou des exemples de vie lamentable causée par la seule mi-
sère, mais encore de comprendre les besoins nouveaux des ouvriers,,
politiques, éducatifs, religieux surtout, car ce n'est plus des œuvres,
c'est un esprit nouveau qu*il faut créer, Tesprit de solidarité.
M. LE Président remercie M. E. Fuster. Le tableau qu'il a tracé de la
vie populaire allemande et des réunions d'ouvriers à Berlin est, dit-il,
très mouvementé et très fidèle. M. Fuster a déployé un courage véritable
en poussant les observations jusque dans les salles de l'hôpital où il a vu
tant de misères bien faites pour attrister. 11 reconnaît lui-même que la
nuance dominante de son tableau est un peu sombre. Mais ce qu'il nous a
dit n'est pas à coup sûr tout ce qu'il a observé, et nous espérons qu'une
prochaine étude pourra nous montrer des aperçus qui prendront sous
sa parole ou sa plume un charme plus rassurant.
M. A. DuPAiGNE a la parole sur le rôle social de renseignement populaire
de la musique. Il y a, dit-il, une lacune grave dans notre éducation fran-
çaise (qui, en général, n'attache pas assez d'importance aux éléments,
aux bons commencements) : c'est celle de l'enseignement de la musique
vocale. Proscrit dans l'enseignement secondaire, il n'existe qu'à l'état de
rare exception dans l'enseignement primaire, quoique rendu partout
obligatoire parla loi de 1886. Le « clavier » et le u piston )> ont tué la
musique en France. Nous sommes devenus une nation qui ne chante plus.
Notre amour de l'art en est réduit à écouter et à payer (mieux qu'ailleurs)
les « musiciens )» de profession. Les peuples qui nous entourent au
N. et à TE., au contraire, comprennent l'importance sociale du chant
populaire. Ils nous reprochent la « grossièreté » des manifestations
publiques, des chants populaires dans nos églises, dans nos ateliers,.
dans nos casernes, etc.
Le conférencier,dans quelques récits anecdotiques, a montré comment
la Suisse, où l'enseignement primaire est si prospère depuis un demi-
siècle, nous donne l'exemple à cet égard : familles ouvrières revenant
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64 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
du travail le soir; enfants en promenade (sans maîtres); soldats au repos
ù lu caserne ; groupes de buveurs à la brasserie, s'unissent pour chanter
en chœur, à plusieurs parties, très agréablement, les chants que tout le
monde sait par cœur, pour les avoir appris à Técole; et ces chants sont
1res beaux, très artistiques, signés des plus illustres noms, tant pour les
paroles que pour la musique. Le secret est celui-ci : tous les professeurs
et instituteurs de la jeunesse, sans exception, sont « musiciens ». C'est
une sévère exigence de leur profession. Gomme marque de bonne et
complète éducation, la musique et le chant représentent, chez tous ces
peuples, exactement ce qu'est chez nous Torthographe, autre connais-
sance a de luxe », que nous avons rendue générale, aussitôt queTopinion
publique et les règlements universitaires y ont mis de la sévérité. Sans
vouloir faire de tort à l'orthographe, le conférencier est d'avis que sa
rivale la musique a un rôle social plus important. Elle est d'un plus fré-
quent usage, et surtout sa culture générale a des conséquences autre-
ment sérieuses auxpoints de vuemoral, religieux, éducatif, ouvrier,mili-
taire môme. Elle est un puissant moyen d'attrait, d'affection même, dans
récole et dans la famille, un élément de discipline, d'entrain ou de
solennité dans toute association, dans toute réunion, enfin partout et
mieux que tout, elle est un gage d'union sociale.
En France, il faut avouer que les bons professeurs manquent encore...
Or, en toute éducation, le succès final dépend avant tout des commen-
cements. Les bonnes méthodes ne manquent pas. Et pour preuve, le con-
férencier cite les succès rapides et évidents de la méthode Weber en Suisse,
des Sociétés romc-so/-/Vien Angleterre et en Ecosse, de la méthode Galin et
Chevé en France, en Belgique et ailleurs. Nos « artistes » professionnels
sont d'excellents professeurs de rhétorique, mais non d'alphabet. Qu'ils
laissent celui-ci aux instituteurs, habitués aux difficultés de tous les
débuts, de tous les « éléments » eu éducation. Et pour ceux-ci (et pour
les mères de famille, qui sont toutes des institutrices), demandons que
l'opinion publique, qui doit précéder les règlements universitaires,
exige d'eux un peu moins d'orthographe (l'Académie est en train de nous
la simplifier), mais beaucoup plus de musique (de la vraie, pas de la
mécanique), de la bonne musique de chant choral et de chant populaire.
Ainsi disparaîtra bien vite cette « grossièreté » cruellement reprochée,
ainsi nous mériterons de nouveau le renom de nation « bien élevée ».
M. LE Présu)Ent remercie M. Dupaigne de cette conférence pleine de
fins aperçus et riche de conséquences pratiques. Tout le monde, en effet,
après l'avoir entendue, comprend l'importance de l'enseignement popu-
laire de la musique pour occuper les récréations de la jeunesse, rap-
procher et distraire les hommes, élever les cœurs par le sentiment au
beau et servir ainsi ta paix sociale.
La séance est levée à 11 heures.
J. A. DES ROTOURS ET PaLT. DuBOST,
Sect*étaires de la Société d'Economie sociale.
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"^•^
RÉUNIONS DE TRAVAIL
(1)
PREMIÈRE RÉUNION (30 mai) ''K
LES ASSOCIATIONS PROFESSIONNELLES ET LES PHYSIOCRATES AU XVIII' SIÈCLE
LA GILOE OES MÉTIERS ET NÉGOCES DE LOUVAIN
La séance est ouverte à 9 heures du matin sous la présidence de M. Hu-
bert-Valleroux, et la parole est donnée à M. A. des Cilleuls, chef de
division à la préfecture de la Seine.
M. A. DES Cilleuls communique un mémoire sur les associations pro-
fessionnelles et les physiocrates au xyiii» siècle. Colbert, par l'édit de
mars i673, avait fait en sorte que tous ceux qui voudraient embrasser Té-
tât de marchand ou artisan, dans les villes, dussent former des groupes
corporatifs soumis à une discipline sévère, par la réglementation du
pouvoir et TinspecUon des maîtres. Mais en retour des prérogatives à
elles accordées, les jurandes étaient obligées d'obtenir des lettres
patentes, dont la remise emportait des droits élevéa de chancellerie ;
néanmoins le Parlement de Paris, dont la compétence territoriale
embrassait 32 départements actuels, tint avec rigueur la main à celte
formalité; sa jurisprudence eut ainsi pour effet de limiter les entraves
qu'on avait voulu introduire dans le droit d'embrasser une profession.
En même temps que ce résultat inattendu se produisait, le conseil des
finances, depuis la mort de Louis XIV, devenait hostile au système des
agrégations obligatoires pour Tindustrie et le commerce ; ses tendances
s'accentuèrent encore, au fur et à mesure que IMcole des physiocrates
prit de rinfluence sur les esprits éclairés. Voulant réagir aveuglément
contre les idées de tutelle des métiers, Quesnay et ses disciples prê-
chèrent la ruine de toutes les associations, qu'ils jugeaient inconciliables
avec la liberté individuelle des travailleurs : Bigot de Sainte-Croix et
Turgot, notamment, se prononcèrent avec véhémence dans ce sens; on
fut conduit à l'abolition des jurandes et maîtrises, aussitôt rétablies que
supprimées, mais avec des tempéraments sensibles.
(1) La Réfonne sociale ne publie dans le compte rendu général que les procôs-
rerbanx des séances ; elle donnera in extenso dans ses livraisons successives
les mémoires et les principales discussions auxquelles ils ont donné lieu.
(2) Les réunions de travail se tiennent dans les salles de la Bibliothèque de la
Société d'Économie sociale.
La Rép. Soc, !•' jttiUet 1893. 3« sér., t. VI (t. XXVI col.^, 5.
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6t» RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
I.e Parlement, après avoir, sans le soupçonner, aidé à la ruine des
communautés professionnelles et cherché en vain à éviter leur perte, en
demandant qu'on les réformât, s'en prit aux associations ouvrières et les
bannit sans pitié. Il était réservé à la Constituante,qui comptait dans ses
rangs de nombreux disciples des physiocrates et quelques-uns des dis-
ciples immédiats de Quesnay, comme Dupont de Nemours, de sévir,
tout ensemble, contre les corps officiels de métiers et contre les sociétés
de fait formées entre compagnons. M. Gabriel Alix a soutenu le con-
traire î M. des Cilleuls s'attache à réfuter cette opinion, en s'appuyant
sur des textes irréfragables; il montré les dangers d'une législation
prohibitive à Tégard du groupement d'inténHs solidaires et déplore
qu'on ait ainsi engendré Thabitude des pactes secrets, cimentés par la
violence et qui compromettent l'avenir avec les avantages de la liberté
d'association. 11 fait appel, en terminant, à tous les gens de bien, pour
que leur initiative empêcha les rêveurs et les ambitieux d'usurper le
me'rite d'idées fécondes, susceptibles d'être compromises par de nui-
sibles exagérations.
M, LE Président remercie le rapporteur et ouvre la discussion. M. A.
Baueai:, correspondant de l'Institut, fait remarquer que la corporation
au xviii* siècle est devenue exclusivement patronale, tandis qu'au moyen
âge et jusqu'à la Renaissance elle avait été une association de patrons et
d'ouvriers. M. des Cilleuls ajoute qu'en effet, à partir de François I*' les
corporations sont devenues patronales ; c'est une conséquence de la véna-
lité des charges qui fut étendue aux titres de maîtres, aussi bien qu'aux
ofOces des finances et de la magistrature. En outre, comme sur les
autres offices, la royauté percevait des droits casuels par suite de leur
confirmation au titulaire à chaque nouvel avènement, ce qui eut pour
résultat d'en faire augmenter le nombre d'une façon disproportionnée.
On crée même de nouveaux brevets de maître à chaque avènement et
ils doivent être achetés avant ceux des corporations. C'est pour mettre
fin à ces abus, et par une mesure trop radicale que la Révolution prohiba
les associations ouvrières, sans avoir égard à la liberté qui doit être le
fondement de toute association. Répondant à une question relative à
l'opportunité du rétablissement des corporations, M, des Cilleuls dit que
la tendance actuelle se porte plutôt vers les syndicats professionnels, et
on a le regret de constater le manque de conciliation qui pousse les
ouvriers à préférer les syndicats ouvriers aux syndicats mixtes (patrons
et ouvriers). C'est là un terrain sur lequel il y a de nombreux efforts à
faire pour déterminer entre patrons et ouvriers un esprit de conciliation
qui ne pe^ être que profîtable aux uns et aux autres.
M. Brants, professeur à l'Université de Louvain, envoie sur li Giidc
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RÉrNIONS DE TRAVAIL : LA GILDE DES MÉTIERS DE LOUVAIN. 67
des métiers et des négoces de cette ville, un rapport qui est lu par M. H.
de France. Cette Gilde fut organisée en 1885, dans un esprit à la fois
démocratique et chrétien, pour faciliter les rapports entre le capital et
le travail ; ce fut dans des conditions d'autant plus favorables qu'il s'agis-
sait de petites industries où la dififérence entre patrons et ouvriers est
moins sensible. Elle réunit principalement les industries du bâtiment :
bois, maçonnerie, chacune se subdivisant en groupes de 15 ou 20
ouvriers. L'assistance aux assemblées est obligatoire et les maîtres doi-
vent à la fois prêter un serment très étendu et faire un chef-d'œuvre; il
en résulte une espèce de certificat moral qui est déjà très apprécié par
le public. 1^ Gilde, bien que n'ayant pas d'individualité juridique, se dis-
tingue par le groupement aussi multiple que varié des institutions de
bienfaisance qui lui sont annexées : 1® des habitations ouvrières, qui
restent chacune la propriété de la Société jusqu'au paiement du prix
(2,500 fr.) par le locataire ; 2» Caisse d'épargne, Société d'épargne pour
achat de valeurs à lots ; 3« Banque populaire ; actions de 200 francs par
versements de 5 francs; facilités de paiement par chèque; 4* Société de
secours mutuels; 5*> Section de boulangerie par les boulangers membres
de la Gilde, qui, pour éviter la création d'une boulangerie coopérative,
consentent à fournir les membres à des prix très réduits; &* Enseigne*-
ment professionnel gratuit, cours faits par des étudiants; 7o Bourse de
travail ; 8<» Bibliothèque; 9* Bureau de consultation et d'arbitrage ; 10* 1ns»-
titutions de délassement et de relèvement moral.
M. A. Del.\ire fait passer sous les yeux de l'assemblée une photogra-
phie jointe au mémoire et donnant une vue pittoresque du bâtiment où
siègent les institutions de la Gilde. Il ajoute que M. Brants a tenu à
s'adjoindre, pour la rédaction du mémoire qui vient d'être lu,
deux de ses élèves, membres de la conférence d'économie sociale de
l'Université, MM. Romain Moyersoen et Edouard Crahay. — M. Poultel,
professeur à l'École des sciences politiques et sociales de Louvain, ré-
pondant à diverses questions, notamment sur les rapports entre les
classes aisées et les ouvriers de la corporation, dit qu'il y a des mem-
bres protecteurs qui ont une part dans la direction de la Gilde, parti-
culièrement de ses diverses institutions, ou bien qui s'intéressent, non
pas officiellement mais en fait aux ouvriers en s'adressant à eux pour
les travaux qu'ils ont à faire faire. — M. l'abbé Lorrain signale une insti-
tution analogue à Rome où, à la tête de chaque groupe, se trouve une
personne notable qui en prend la direction effective; de même à
Bourges il y a une association de patrons et ouvriers et différentes insti-
tutions de bienfaisance, mais malheureusement isolées et privées de la
force de groupement qui est le principal caractère de la Gilde. — Quant
à Tattitude du reste de la population, M. Poullet reconnaît, en répoose
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im
68 RÉUNION ANNUELLE, COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
à MM. MiKLASGHEwsRi et Delbet, quUl y a platôt une opposition, mais qui
résulte des divisions politiques et religieuses : l'institution est traitée de
cléricale, mais au moins une bonne moitié de la ville de Louvain lui est
favorable. Spécialement la section de la boulangerie a été faite pour
tenir en échec la boulangerie socialiste qui a de nombreux adhérents, et
les patrons ont préféré pour ce motif se rallier à la Gilde en ne conser-
vant qu'un très petit bénéfice. Toutefois ce service est celui qui deman-
derait le plus de réformes. En somme il n'y a pas de polémique dans
la presse sociale au sujet de la Gilde, et particulièrement, dans les der-
nières élections, elle est restée inactive tout en demandant la représen-
tation des intérêts.
M. LE Président résume Tétat de la question des associations en ces
termes : La corporation est une société formée au moyen âge, assurant
un monopole à l'exercice d'un métier, spéciale à une ville, ayant cet
avantage de conserver une clientèle assurée. Elle a disparu soit légale-
ment en France en 1789, soit de fait en Angleterre, et elle est devenue
inconciliable avec Tétat de la civilisation actuelle. Il faudrait pour la
faire renaître interrompre les communications, fermer le marché étran-
ger et diminuer le goût et les habitudes de bien-être répandues dans
toutes les classes. En Angleterre, il n'y a que le nom qui subsiste grâce
aux habitudes conservatrices, car, en fait, cette institution contraire aux
intérêts économiques a disparu d'elle-même. Ce qui en est la forme
actuelle, ce sont les associations professionnelles. Elles sont utiles
comme contrepoids à la situation prépondérante de FÉtat ; il doit y
avoir, à côté des individus périssables, des groupes perpétuant Tesprit
de tradition, ayant des ressources et une vitalité propres. « On doit pour
y arriver réclamer pour elles la liberté d'exister et déposséder », c'est ce
qui fait leur force aux États-Unis et en Angleterre. Et, avant tout, il faut
bannir l'esprit d'oppression venant soit des monopoles,soitde8 individus,
et souhaiter que les syndicats ouvriers s'inspirant de ces principes de
liberté deviennent, comme les syndicats agricoles, une œuvre utile et
juste, au lieu de rester ce qu'ils ont été trop souvent jusqu'ici, un ins-
ment d'oppression vis-à-vis de la liberté du travail.
Le secrétaire,
Jules Chorat.
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RÉUNIONS DE TRAVAIL : LA PHILOSOPHIE MORALE. 69
DEUXIÈME REUNIOiN (30 mai)
LA LI6UE POUR LE RELCVEMENT DE LA MORALITÉ PUBLIQUE
U PHILOSOPHIE MORALE ET LA RÉFORME SOCIALE
A 8 h. 1/2 du soir, la séance est ouverte sous la présidence de M. HENav
JoLT, doyen honoraire de faculté.
M. Raoul Allier, professeur à la Faculté de théologie protestante de
Paris, présente en termes éloquents une communication qui peut se
résumer ainsi :
La Ligue française de la moralité puhlique a été fondée en 1883. Elle
coidprend des hommes de tous les partis politiques, philosophiques et
religieux. Primitivement, elle luttait contre le régime de la réglementa*
tion de la déhanche et bornait ses efforts à cette lutte. En 1887, compre-
nant que le système attaqué reposait sur certains préjugés consacrés par
les mœurs et la législation, elle élargit son programme et se mit à
dénoncer les articles du Gode qui proclament implicitement l'infériorité
de la femme et Tirresponsabilité de Thomme. Elle commença aussi, dès
lors, à signaler aux pouvoirs publics les dangers causés par le dévelop-
pement de la pornographie. Actuellement, elle attend le vote par la
Chambre des députés d'une proposition de loi tendant à assurer à la
femme mariée la possession de son salaire ou l'entretien 'auquel elle a
droit. Elle a pour organe le Relèvement social dont les bureaux sont à
Saint-Étienne, 89, rue de' la Richelandière. Le comité de Paris est pré-
sidé par M. Gaufrés, ancien conseiller municipal.
M. LE Président félicite M. Allier et fait distribuer aux membres pré-
sents le projet de loi dont il vient d'être parlé. M. le baron Denys Gochin,
membre du conseil municipal, et M. Louis Sautter appuient fortement
de leurs observations les considérations présentées par M. Allier.
La parole est donnée ensuite à M. Gardair sur La philosophie morale el
la réforme sociale.
M. Gardair développe cette pensée : les bases morales de la réforme
sociale étant aujourd'hui ébranlées par le scepticisme philosophique, une
philosophie morale, solidement établie, est nécessaire pour restaurer ou
fortifier les habitudes d'esprit qu'exige la réforme pratique de la société.
U montre que F. Le Play a jeté dans ses ouvrages quelques aperçus favo-
rables à l'étude rationnelle des problèmes intellectuels et moraux, mais
que cependant le caractère principal de sa méthode est de rechercher
dans l'histoire et dans la vie actuelle des peuples prospères la preuve
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70 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRilL.
expérimentale de la nécessité de la croyance à Dieu, au libre arbitre, à
la loi morale et à la vie future pour assurer la paix sociale et le bonheur
des peuples. M. Gardair pense que cette méthode doit être complétée
par une étude directe de la psychologie, de la métaphysique et de la
morale naturelle : à son avis il ne suffit pas de faire voir que jusqu'à
présent les nations n'ont été prospères qu'en mettant en pratique les
préceptes du Décalogue ; il faut, pour convaincre et moraliser nos con-
temporains, démontrer directement que ces préceptes sont la vérité
môme et s'imposent par conséquent à l'obéissance de tous les hommes
dans Pavenir comme dans le passé et le présent. M. Gardair termine en
donnant le plan sommaire des études philosophiques qu'il propose pour
résoudre les questions de doctrine posées de notre temps et constituer
une psychologie, une métaphysique et une morale à la fois tradition-
nelles et rationnelles « d'où rayonnerait une lumière directrice sur toute
l'économie sociale et politique. »
M. LE Présioent résume la communication de M. Gardair qui, dans la
première partie, critique la méthode de Le Play comme insuffisante en
face des négations qui s'attaquent aujourd'hui, au nom de la science, à
ces notions morales que Le Play considérait comme hors de discus-
sion, et qui dans la seconde partie propose d'en compléter les études par
les recherches de la métaphysique. — M. le baron Denys Cochin pense
qu'en parlant des tendances déterministes de la science il faut distin>
guer entre ce qui était il y a trente ans et ce qui est aujourd'hui ; le
déterminisme appliqué aux phénomènes moraux n*est plus guère en
faveur, sauf peut-être dans des assemblées qui ne sont pas scientifiques.
— M. Gardair croit que le renouveau idéaliste est bien faiDle encore et il
voudrait le fortifier par une solide métaphysique. — M. Delaire répond
aux critiques adressées par l'orateur â la méthode expérimentale qu'il
considère comme incomplète. Le Play n'a pas abordé l'examen des pro-
blèmes métaphysiques que les hommes agitent depuis Torigine de l'his-
toire; son but était tout autre : il voulait, dans le domaine des faits
sociaux, ramener à des opinions communes les hommes divisés par des
idées à priori. Pour cela il a fait appel à l'expérience et à l'observation, à
la méthode scientifique. En effet, tandis que la méthode des philosoplies,
sans doute par la difficulté de Tobjet de leurs études, n'a pas encore
réussi depuis le commencement du monde à créer entre eux le plus petit
corps de doctrines communes, la méthode scientifique accroît sans cesse
le trésor des vérités indiscutées et de leurs prodigieuses applications.
C'est donc à elle qu'il faut recourir, toutes les fois que cela est possible,
pour unir les esprits par des démonstrations décisives et accessibles à
tous. — M. DoMBT DE VoRGEs, ministre plénipotentiaire, rend hommage
k la puissance démonstrative des écrits de Le Play, mais il pense que les
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RÉUiXIONS DE TRAVAIL : LBS CKUVRES PRIVÉES A GENÈVE. 71
conclusions de Texpérience scientifique seront toujours insuftisantes
pour dominer les passions et régler la conduite de chacun ; mais elles
sont excellentes pour créer un mouvement d'opinion publique, et c'est là
ce qu'a cherché Le Play. — M- Tabbé Ackermann montre avec netteté
qu'il n'y a pas désaccord de méthode mais diversité de but. Le Play
s'appuie sur l'observation pour démontrer les conséquences de la pra-
tique ou de la violation de la loi morale, non pour démontrer la loi elle-
même. Ainsi définie, sa méthode est la meilleure, et d'autant plus utile
que de tout temps, avec Platon comme avec Rousseau, on a voulu cons-
truire la science sociale à priori. Quant au devoir, d'après sa nature
absolue, il comporte une démonstration métaphysique. — M. le Président
se rallie aux obser\'ations de M, l'abbé Ackermann et les confirme de sa
parole autorisée.
Le secrt'taire^
Pierre Lk Play.
TROISIÈME REUNION (31 mai)
LES ŒUVRES DE L'INITIATIVE PRIVÉE A GENÈVE
LES RÉCENTS PROGRÉS OU SOCIALISME EN ALLEMAGNE
La séance est ouverte à 9 heures du matin sous la présidence de
M. Glasson, de l'Institut.
M. Marin fait sur les œuvres de l'initiative privée à Genève une com-
munication pleine de renseignements pratiques et précis. Genève, a-t-il
dit, offre une preuve remarquable de là puissance de l'initiative privée.
Cette ville a résolu les problèmes les plus ingrats de l'assistance. Elle
procure à bon marché (avec 50 % d'économie sur l'ordinaire) et confor-
mément à l'hygiène, le vêtement, le vivre, le rafraîchissement, le blan-
chissage. 1^ consommateur échappe ainsi à la misère, car ou bien il
fait des économies ou bien il évite de souffrir faute du nécessaire, sui-
vant l'abondance des ressources dont il dispose. Le consommateur lutte
dans des conditions particulièrement favorables pour conquérir une
meilleure place au soleil ou pour conserver la place qu'il y occupe.
L'initiative genevoise imprime à ses œuvres un caractère original. Le mot
d'aumône, le mot d'ouvrier lui sont étrangers. Elle ouvre au public,
auberge, restaurant, café, lavoir, sans reconnaître pauvre ni riche. Elle
pourvoit qui veut de ce qui est nécessaire, en se contentant du bénéfice
pécuniaire le plus restreint, en estimant au-dessus des gros dividendes
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72 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
l'ordre qui règne dans la cité quand la principale cause de la
misère, Texploi talion du consommateur par l'intermédiaire, est évitée.
En terminant, M. Marin insiste avec des détails très intéressants sur
deux exemples caractéristiques : le lavoir public et l'auberge de famille.
C'est en 1854 qu'en présence des graves inconvénients qu'entraîne pour
la famille ouvrière le lavage du linge dans la chambre même, des per-
sonnes bienfaisantes ont fondé, après divers tâtonnements, le lavoir
public avec les machines et les installations les plus perfectionnées, ce
qui permet un blanchissage plus économique et plus rapide que partout
ailleurs. Ce n'est pas une œuvre de pure charité : on paye et le capital
reçoit un revenu de 4 %; l'intervention constante des bienfaiteurs et d'une
diaconie voisine assure une direction morale et religieuse. Ce sont les
mêmes principes (pas d'aumône, petit paiement, faible revenu du
capital, le vrai dividende étant moral) qui ont présidé à l'organisa-
tion de Tauberge de famille et du Home, destiné spécialement aux
jeunes filles (1).
M. Glasson remercie vivement M. Marin pour sa communication si
pleine d'enseignements pratiques. — M. Jules Michel demande si dans
le lavoir public genevois les blanchisseuses ne chasseront pas peu à
peu les particuliers. A Pari«, les blanchisseuses professionnelles ont
chassé des lavoirs publics les ménagères en occupant la presque totalité
des places. Elles ont d'ailleurs transformé ces établissements en de véri-
tables centres de démoralisation. — M. Marin. A Genève, dans la
répartition des places, les ménagères ont toujours la préférence ;
d'ailleurs les personnes charitables qui ont créé l'institution exercent
continuellement une surveillance personnelle très active et rendent de
semblables résultats impossibles. — M. Jules Michel remercie M. Marin
d'avoir fourni d'aussi précieux renseignements sur ce sujet. C*«st une
très sérieuse question. A Paris, les lavoirs publics sont un vrai danger
moral, et une œuvre comme celle de Genève serait fort à recommander
au dévouement de l'initiative privée.
M. Blondel a voulu montrer quelle était, au lendemain de la dissolu-
tion du Reichstag, la force du parti socialiste. Après avoir brièvement
rappelé les premiers progrès de cette doctrine si inquiétante, il insiste
sur les théories développées dans les derniers congrès de Berlin, d'Er^
furt et de Halle. Comparé à l'ancien programme de Gotha, le programme
nouveau est bien plus radical : le socialisme mitigé de Lassalle a cédé
devant la doctrine nettement collectiviste de K. Marx et de F. Engels.
(1) Pour plus do détails, voir 1 ouvrage que M. Marin fait paraître sous ce
titre : Coup cTceil sur les œuvres de IHnitialive privée à Genève; Paris, Ouil-
laumin, in-18.
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RÉUTaONS DE TRAVAIL : LES PROOliÉS DU SDCIAUSME EN ALLEMAGNE. .73
On repousse maintenant le socialisme d'État, qui n'est, dit-on, qu'un
Jeurre ; et surtout on affirme énergiquement le caractère international
du socialisme qui prêche la guerre, non pas entre les nations, mais entre
les classes, et qui poursuit une véritable unité de discipline et de foi,
M. Blondel indique ensuite les divers modes de propagande de la doc-
trine : il montre d'abord l'influence de la presse qu'on cherche à faire
pénétrer dans les campagnes, puis ceJle des conférences qu'on multi-
plie de plus en plus. L'attirail pompeux sous lequel on présente aux
ouvriers la doctrine socialiste semble la rendre irrésistible. On préconisé
les associations professionnelles, où les ouvriers, suivant le mot de Be-
bel, doivent être formés à la guerre sociale et à la lutte des classes. Le
théâtre et le roman sont devenus aussi des instruments de propagande
très dangereux. On a enfin créé à Berlin en 1891 une école de hautes
études socialistes qui compte de nombreux adeptes.
Tout en repoussant énergiquement le socialisme en tant que doctrine,
M. Blondel estime que la question sociale n'est ni une question d'esto-
mac ni une maladie passagère qui s'en ira comme elle est venue. Les
scandales financiers ont, en Allemagne comme en France, troublé pro-
fondément les esprits. Certaines fortunes ont été trop rapidement ga-
gnées, il yasurtout trop de gens ayant, grùce à la richesse, une situation
sociale qui n'est en rapport ni avec leur intelligence, ni avec leur travail,
ni avec leur mérite. Mais ce n'est pas dans le socialisme d'État, cher aux
professeurs des Universités allemandes, qu'il faut chercher un remède«
A cette conception dangereuse qui menace d'accroître indéfiniment le
rôle de l'État, sans apaiser la haine des classes les unes contre les autres,
il faut préférer les efforts désintéressés de l'initiative privée, qui n'em-
pêcheront peut-être pas toutes les violences, mais qui serviront beau*
coup mieux la cause de la paix sociale.
M. Hubert-Vallkroux demande quelles sont les ressources matérielles
du parti socialiste allemand et quelle est son organisation. — M. Blondel
répond que les ressources sont les cotisations volontaires et les dons
des socialistes riches. Quant à l'organisation, c'est tous les ans un Con-
grès où l'on élabore un programme d'action internationale. Prochaine-
ment il y aura un Congrès des étudiants socialistes et internationalistes.
— M. Hubert-Valleroux voudrait savoir s'il n'existe pas en Allemagne
quelque chose d'analogue à l'organisation anglaise, c'est-à-dire des grou-
pes locaux et un comité central. — M. Blondel croit difficile de donner
une réponse très précise. Les membres des comités sont élus par accla-
mation. Le socialisme allemand a une sorte de directeur principal, c'est
aujourd'hui M. Liebknecht. — M. Hubert- Valle roux demande si le co-
mité central donne des ordres pour les élections. — M. Blondel ne le
croit pas. En terminant, il signale la remarquable brochure deM.Richter
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74 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
traduite par notre confrère M. Villard Où mùne le socialisme. C'est, sous la
forme d'une touchante histoire d'ouvrier, une réfutation pleine de bon
sens et d'esprit des utopies socialistes. On ne saurait assez la répandre, il
faudrait qu'elle fiH entre toutes les mains (1). — M. Duvergier dk
flAUUANNE voudrait (fu'un membre de la Société d'économiejsociale entre-
prît de faire pour la France une brochure analogue dont le fond et les
détails se rapporteraient à notre pays. — M. le D^'Delbet fait observer que
M. iUoudel parait ne pas avoir indiqué les conclusions nécessaires, c'est-
à-dire les mesures pratiques à prendre contre l'envahissement du so-
cialisme. Il semble qu'en face de l'immense organisation internationale
socialiste, il n'y ait pas une organisation efficace opposée. — M. Blondel
dit qu'il y aurait là toute une autre conférence à faire. Le sujet était
déjà bien vaste aujourd'hui, et le conférencier n'a pu qu'indiquer d'un
mot, sinon le remède, au moins le sens dans lequel il faut agir: ne pas
recourir à l'État et développer l'initiative privée. — M. Glasson
exprime le désir que M. Blondel donne une semblable conférence dans
la session prochaine. Sa haute compétence et le talent dont il vient de
faire preuve le désignent mieux que personne pour accomplir cette
tâche, qui sera le complément de son rapport actuel.
La séance est levée à 11 h. i/2.
Le secrétaire,
Paul Lagarde.
QUATRIÈME RÉUNION (1" juin)
UNE FAMILLE RURALE SOUS L'ANCIEN RÉGIME (1550-1840). — UNE IMITATION
ANGLAISE DE L'ORGANISATION FAMILIALE CHINOISE : LE MAJOR POORE Et LES
VILLAGES OU WILTSHIRE.
La séance est ouverte à 9 heures du matin, sous la présidence de
M. Jules Michel, vice-président de la Société d'Économie sociale.
M. André Tandoxnet donne lecture de son mémoire sur une famille
rurale du Poitou sous Tancien régime (1550-1840). Dans cette étude
patiemment et richement documentée, l'orateur s'attache à nous mon-
trer, par rhistoire d'une famille du Poitou, pendant trois siècles, l'uti-
lité dt^s petites juridictions féodales locales et de la propriété foncière,
pour l'élévation sociale progressive des basses classes. Il nous montre
comment les Mérigeau, à force de travail et d'économie, de petits et
humbles cultivateurs devinrent peu à peu notaires, procureurs, procu-
reurs (iscaux et même sénéchaux. Leur système était fort simple : tra-
(1) Paris, Lcsoudier, 1 fr. 50.
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RÉI'NIONS DE TRAVAIJ- .* UN BSSAI d'oRGANISATION FAMIUALE. 75
vaiilerle plus possible, cumuler de petites fonctions locales et placer en
terres les petites économies ainsi réalisées. Par cet exemple choisi entre
mille, il est facile de voir combien cet ancien régime dont on a tant
médit, fournissait de moyens de s'élever dans Téchelle sociale aux
familles laborieuses, si basse que fut leur origine. Le régime successoral
avant 1789 aidait à ce résultat en favorisant la stabilité des familles et la
conservation de leurs patrimoines. Au contraire, la division des héritages
prescrite par le Code civil provoque soit la stérilité des unions, soit la
désertion des campagnes, puisque les familles nombreuses ne trouvent
plus une base V\xe et durable dans la transmission du bien paternel.
M. Babeau demande si les différentes générations de la famille Méri-
geau ont eu de nombreux enfants. — M. Tandonnet répond affirmative-
ment et montre comment, grâce à l'accroissement continu de la fortune,
ils se fixaient presque tous dans le pays. Les filles étaient en majorité :
au moment de leur mariage, elles renonçaient par contrat à la succes-
sion paternelle. Le patrimoine de la famille passait donc de génération
en génération sans subir d'amoindrissement. — M. Cheysson fait remar-
quer que les capitaux détournés des placements mobiliers par la baisse
du taux de l'intérêt, et éloignés de l'industrie par les lois ouvrières,
rinstabilité douanière et les menaces du socialisme, tendent actuelle-
ment à refluer vers Fagriculture qui peut et doit devenir le plus fruc-
tueux des métiers, du jour où Ton employé ra les procédés nécessaires.
— M. Ta>'do.\.\et fait remarquer toutefois que le mouvement d'émigra-
tion vers la ville qui se produit parmi les familles des petits proprié-
taires se perpétuera, car elles n'ont point d'argent et ne peuvent faire de
placements dans l'agriculture. Les capitaux qui se placeront ainsi vien-
dront des villes. — M. le Président fait ressortir la similitude du régime
familial des anciens Poitevins, des Basques et des Suisses. Actuellement,
dans le canton de Vaud, les filles renoncent par contrat de mariage à la
succession paternelle. D'autre part, le nombre des fonctions publiques
est beaucoup plus considérable qu'en France, mais ces fonctions sont
exercées et cumulées par les petits propriétaires, vivant dans leurs
terres. Il en résulte une grande stabilité de la famille.
M. Eugène Simon, ancien consul de France, dont le beau livre sur la
Cité chinoise est connu de tous, lit. avec l'aide de M. Boyenval, un cu-
rieux mémoire sur un essai de restauration familiale en Angleterre. Il
commence par rappeler le tableau qu'il a fait de la famille dans la
Cité chinoise. 11 en décrit la constitution et les diverses fonctions. Natu-
rellement, dit-il, rexpériencé que poursuit le major Poore dans le
comté de Wiltshire est encore bien loin d'une pareille organisation.
Commencée, il y a peine trois ans, elle ne paraîtra sans doute ni convain-
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76 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
cante, ni même bien avancée. Mais il faut considérer les difficultés
auxquelles on se heurte, les éléments avec lesquels il faut agir. La
famille an^^'laise, dans le peuple, est en poussière. De cette poussière
d'individus, créer des familles, réelles, consanguines, fortement assises
sur la terro, autour d*un foyer commun, créer des entités morales et des
unités sociales, voilà le problème. Nul doute qu'avec la méthode
employée, le major Poore, aidé de ses fils, ne le mène à bonne fin. Déjà,
grâce à quelques circonstances favorables, les habitants de Winterslow
possèdent un champ suffisant à édifier leur foyer, et quelques-uns ont
pu acheter un terrain assez grand pour les faire vivre. Des groupes com-
posés de dix familles simples se sont formés, se réunissent et s*admi-
nistrent eux-mêmes, sous la présidence de délégués élus. Enfin, les
résultats de cette expérience, si incomplète qu'elle soit, sont déjà telle-
ment salisfaisants, qu'elle s'étend à Theure quUl est à onze villages du
comlé, soit à 726 familles d'un chiffre total de 4,000 habitants.
M. CiiEYssoN se demande si une parcelle d'un acre acquise par une
famille suffit à la faire vivre dans le Wiltshire. — M, Simon répond que les
familles ne possédant qu'un acre exercent un métier dont le produit
subvient en partie aux dépenses du ménage. — M. Delbet cite dans la
Marne une commune où le système* du major Poore a été vaguement
mis en pratique. Les biens communaux avaient été répartis entre les
habitants et livrés à leur exploitation. Ce procédé a produit d^excellents
résultats ati point de vue de la stcibilité. Le mouvement d'émigration
que Ton a eu à constater dans la Marne ne s'est pas fait sentir dans
cette commune. — M, Boyenval fait remarquer que, dans le Nord et le
Pas-de-Calais, d'assez grandes étendues couvertes de marais avaient été
laissées à la jouissance des familles en 1777. Plus de 3,000 hectares ont
été ainsi assainis et mis en culture ; ces terrains ont acquis actuelle-
ment une très grande valeur. — M. Hubert- Valleroux montre combien
les dispositions du Code civil sont contraires à la propriété familiale.
Elles favorisent en effet la propriété individuelle. Il n'en est pas de
même aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne. — M. E. Simon de-
mande s'il ne serait pas possible d'étendre en France les communaux.
— M, CuEvssoN répond qu'en Angleterre les communes peuvent acheter
des biens qu'elles loueront ensuite à des familles avec faculté pour les
locataires de se rendre propriétaire de ces biens par le payement d'un
certain nombre d'annuités. Ceci n'existe pas en France. — M. le Pré-
sident, après réchange de quelques observations, résume la discussion
et remercie les rapporteurs.
La séance est levée à 11 heures un quart.
Le secrétaire,
A. VOiLARO.
«MWMMU»<MW<^^^^^>^^^^»^^<W^^^^»»W»
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RÉUNIONS DE TRAVAIL : LES SALAIRES ET LA DURÉE DU TRAVAIL. 77
CINQUIÈME RÉUNION (2 juin)
LES SALAIRES ET LA DURÉE DU TRAVAIL DANS LES INDUSTRIES DU DÉPARTEMENT
DE LA SEINE, D'APRÈS L'ENQUÊTE DE L'OFFICE DU TRAVAIL.
La séance est ouverte à 9 heures du matin, sous la présidence de
M. Glasson. La parole est donnée à M/ À. Fontaine, ingénieur des mines.
M. A. Fontaine débute par l'exposé de la méthode suivie par l'Office
du Travail dans son enquête générale sur les salaires et la durée du tra-
vail dans l'induslrie française, et qui peut se caractériser ainsi : a Lès
chiffres qui doivent figurer dans le compte rendu sont contrôlés par des
sommes globales, relatives à une période d'une année, telles qu'elles
existent sur les livres de l'industriel. Les délégués de l'Office du Travail
ont mission de présenter eux-mêmes et d'expliquer le questionnaire aux
industriels de bonne volonté qui consentent à fournir les indications
demandées, de faire directement les vérifications nécessaires, de rem-
placer par des établissements similaires ceux de la liste à eux remise et
arrêtée d'après un plan général embrassant l'ensemble du territoire,
dans lesquels l'enquête n'aurait pu avoir lieu. »
Le conférencier montre ensuite que des établissements contenant le
quart au moins des ouvriers [de grande et moyenne industrie de la Seine
ont fourni de véritables monographies.
En ce qui concerne la durée du travail journalier, après en avoir
décrit la variété suivant les saisons et les industries, il montre qu'elle
est normalement et le plus habituellement de iO heures. En passant, il
indique que le repos du dimanche est très général dans la grande
et moyenne industrie, ;sauf pour les ouvriers du bâtiment, des trans-
ports, de quelques industries chimiques, et le personnel des usines à feu
continu.
La stabilité du personnel ouvrier est ensuite [l'objet d'une analyse
d'ensemble, qui met en lumière ce fait que la misère de certains
milieux ouvriers tient généralement moins au taux même des salaires
payés qu'aux chômages que comporte l'excès des bras disponibles, et
aux variations du chiffre de l'effectif d'une même usine au cours d'une
année.
. Après un rapide exposé du travail aux pièces et du travail à l'heure,
et des salaires payés aux principales spécialités d'ouvriers employés
dans la grande et la moyenne industrie, le conférencier résume la
situation au point de vue des amendes, des gratifications, de la partiel-
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78 KÉINION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
pation aux bénéfices et enfin des institutions de prévoyance créées en
faveur du personnel ouvrier. 11 termine en constatant que l'assurance se
répand de plus en plus dans les établissements qui comportent « un
risque professionnel » élevé.
M. LE Président, après ce remarquable exposé, ouvre la discussion
générale. M. Hubert- Va lleroux signale quelques exemples de grande
industrie émigrant en province et insiste sur la nécessité de connaître
non seulement les salaires mais les chômages. M. Ghëyssox voudrait que
rOffice du Travail étudiât la progression historique des salaires, le budget
<les dépenses de l'ouvrier et enfin la statistique des professions. M. A.
Fontaine explique que les renseignements recueillis par TOffice du Tra-
vail répondront en partie à ces divers désirs. Quant aux professions dont
M. Huhkrt-Valleroux rappelle la diversité et la mobilité, mais dont
M.Cheys^on réclame la statistique comme absolument nécessaire, M. A.
Fontaine reconnaît que le recensement en serait désirable, mais il ne le
croit pas indispensable, même pour Tétude des assurances en cas d'acci-
dents, et critique quelques-unes des statistiques professionnelles faites à
l'étranger. MM. Jules Muuiel et Gl.vsson ajoutent diverses observations
sur le déplacement des industries de Paris en province, sur les avantages
moraux que présente cette émigration, sur les causes matérielles qui la
facilitent ou Tarrêtent, sur les inconvénients qu'elle peut entraîner pour
les industries accessoires de la famille ouvrière, etc.
M. Delaire résume une communication que M. Henry Higgs vient de
faire à la Société royale de statistique de Londres sur les monographies
-de familles et las budgets ouvriers. L'auteur rappelle d'abord ce qui s'est
fait autrefois en ce genre en Angleterre et montre que rien n*approcbe
-comme exactitude et précision des monographies de familles de Le Play.
Il rend à notre fondateur un hommage auquel Téminent professeur
Marshall s'associe chaleureusement. Ensuite M. Higgs analyse les
recherches récentes sur les budgets ouvriers, faites soit par le Board of
TradCy soit par VEconomic Club, et il termine en montrant la nécessité de
multiplier partout ces études locales, en utilisant le concours d'un grand
nombre d'observateurs. Un appendice joint au mémoire reproduit des
budgets d'ouvriers anglais de 1787 et 1797, d'autres empruntés à Le Play,
•et quelques-uns dressés récemment et encore inédits.
Le secrétaire^
Roger Roux, avocal.
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RÉUNIONS DE TRAVAIL l LES SYNDICATS AGRICOLES.
7î)
SIXIÈME RÉUNION (3 juin)
LES SYNDICATS AGRICOLES ET LEURS SECTIONS PAROISSIALES. — LES RÉCENTS
PROGRÈS DE LA COOPÉRATION DE CONSOMMATION ET DE PRODUCTION DANS
LES INDUSTRIES AGRICOLES.
La séance est ouverte à 2 heures et demie sous la présidence de
M. W'elghe, président de la Société d'Économie sociale, auprès duquel
prend place l'honorable M. Chapleau, lieutenant-gouverneur de la pro-
nnce de Québec, ainsi que M. Henri Joly, doyen honoraire de faculté.
M. LE pRÉsu>ENT souhaitc la bienvenue à M. Chapleau en rappelant la
part considérable qu'il prend depuis de longues années déjà à la haute
direction du gouvernement de la Puissance du Canada et de la province
de Québec.
M. Chaplbau rappelle en termes émus les liens qui encore aujourd'hui
unissent le Canada à la mère patrie. Malgré le changement de régime et
la séparation politique, le souvenir de la France reste vivace chez les
Canadiens. De nombreuses afUnitës tenant à la communauté de race, de
religion et de langage attachent toujours les uns aux autres Français et
Canadiens. Il y a au Canada une branche des Unions qui peut prendre
les développements les plus grands, car le terrain est fertile et bien pré-
paré pour les œuvres de paix sociale. L'orateur regrette que sa santé un
peu éprouvée ne lui permette pas de prendre part aux travaux et aux
réunions du Congrès, mais il forme des vœux pour la prospérité de
l'œuvre sociale fondée par Le Play et il termine en remerciant chaleu-
reusement le Congrès de son accueil bienveillant. [Applaudissements.)
M. NicoLLE a la parole sur les syndicats agricoles et leurs sections
paroissiales. Il constate d'abord que dans beaucoup de régions il y a
des syndicats officiels ou demi-officiels, dirigés par le professeur dépar-
temental ou par le personnel des comices. Ceux-là ne s'occupent que des
intérêts matériels et sont en somme peu prospères, du moins dans
rOuest. Avec le syndicat de l'Anjou, on s'est proposé surtout le but mo-
ral et social, et on a pris comme idée directrice l'idée religieuse. Comme
la paroisse est chez nous une unité bien plus vivante que la commune,
et surtout que le canton, nous nous sommes arrêtés à la forme de syn-
dicats départementaux, avec sections paroissiales. Pour les organiser,
tantôt e*est un propriétaire qui syndique ses fermiers, tantôt les inté-
ressés s'unissent d'eux-mêmes, tantôt nous iatervenons pour susciter
un noaveaa groupe. Les presbytères ayant presque tous des btens
ruraux,, le c«ré fait en géoéralàce tilre partie du syndicat où son
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80 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
influence morale s'exerce utilement.Après avoir rappelé tous les services
divers des syndicats, et notamment les renseignements et renseigne-
ment, M. Nicolle montre qu'il a fallu d'abord avoir un Bulletin mensuel
donnant les avis généraux et en outre un Bulletin hebdomadaire qui
compte maintenant 3,000 abonnés sur les 6,000 syndiqués. Ceux-ci se
répartissent entre une cinquantaine de sections paroissiales, et dis-
posent de 20 ou 25 dépôts dans lesquels les syndiqués trouvent immé-
diatement ce que le syndicat peut leur fournir. Pour la vente des pro-
duits et le crédit agricole, les syndicats sont moins avancés ; cependant
ils commencent à fournir engrais, bétail et semences à crédit, après
renseignements fournis par la section paroissiale et caution donnée par
les voisins. C'est là la difficulté et la nécessité du crédit mutuel, qui est
le seul possible, et c'est seulement à en encourager les débuts, toujours
pénibles,q[ue devraient être employés les 2 millions votés par la Chambre
pour l'organisation du crédit agricole.
M. LE Président, en félicitant M. Nicolle, est heureux de constater l'ac-
cord entre les idées qui viennent d'être présentées et celles que lui-
même a toujours soutenues. A la vérité dans l'Est et dans bien d'autres
régions, l'état des esprit ne permettrait pas de mettre en avant les préoc-
cupations morales et religieuses. Ce qui a fait réussir dans l'Anjou eût
fait échouer là; on a dû partir uniquement des considérations d'intérêt:
on s'est associé en vue du bon marché ; mais, à mesure que la confiance
s'établit, les influences morales reprennent leur rôle. Il y a même à Paris
un syndicat de jardiniers qui ressemble aux anciennes confréries. Pour
l'achat le progrès a été rapide ; pour la vente les difficultés sont bien
plus grandes; il faut faire l'éducation commerciale des syndiqués et
leur persuader que la production doit se conformer aux exigences de la
consommation. Pour le crédit, M. Nicolle, Fa fort bien dit, le prix de
l'argent ne doit pas être décrété par le gouvernement et il faut se garder
de créer une Banque centrale, coûteuse et compliquée. Le crédit agricole
doit être local afin qu'on se connaisse, il doit être mérité. Il ne faut pas
oublier les illusions inspirées par le Crédit foncier qui devait mettre fin
à l'usure rurale et qui n'a presque pas servi à l'agriculture. La loi
de 188i a ses dangers et ses avantages : il faudrait qu'elle fût appliquée
dans sa lettre et son esprit, n'admettant dans le syndicat que des pro-
fessionnels et excluant les meneurs ; protégeant la liberté de tous, syn-
diqués ou non-syndiqués. C'est en agissant ainsi qu'on avancera sans
recul dans la voie des sages libertés.
M. FouGEhoussE a la parole sur les progrès de l'association agricole de
production. L'association de production, dit-il, a fait dans l'agriculture
des progrès considérables qui sont, en général, ignorés malgré leur
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*UP" 1
RÉCXIOXS DE TRAVAIL ; LES RÉCENTS PROGRÈS DE LA COOPÉRATION* 8t
importance. Elle se manifeste sous trois formes, saivant qu'elle yise le
battage de grains, la fabrication de beurre ou la distillerie. Passant
rapidement sur le battage, M. Fougerousse insiste sur les beurreries coo-
pératives. Leur centre principal est aux Jimites communes des quatre
départements de la Charente, de la Charente-Inférieure, des Deux-
Sèvres et de la Vendée. Elles y sont au nombre de 58. Ces sociétés ont
été constituées chacune par un emprunt de 30 à 50,000 francs que les
fondateurs ont souscrit et qui est remboursé sur les bénéfices. Elles n'ont,
en réalité, pas de capital social. Le lait fourni par tous les adhérents
ressort au prix moyen de 12 centimes, y compris la valeur du petit lait
qui est rendu à chaque sociétaire. Le beurre est transporté à Paris et
vendu sur le carreau des Halles. Le département de l'Aisne est un autre
centre de beurreries coopératives. C'est M. le comte Caffarelli qui en a été
le promoteur. Il a fondé celle de Leschelle qui est très prospère. Là il y a
un capital social formé par des actions que les sociétaires ont souscrites.
Ces sociétés joignent à la fabrication du beurre l'élevage des porcs. Le.
prix du lait y ressort à près de 13 centimes y compris le bénéfice résultant
de la porcherie. La quantité de lait nécessaire pour produire un kilo de
beurre y est de 23 litres 70 ; elle ne s'élève qu'à 21 litres 50 dans la Sain-
tonge. Les distilleries coopératives sont constituées principalement par
les paysans cultivant la betterave. Elles ont payé la betterave de 2 francs
à 2 fr. 50 plus cher que les distilleries agricoles et ont fourni un divi-
dende de 7 J! etde 9% depuis 1892. Cette catégorie d'associations est
encore peu répandue, mais plusieurs sociétés de ce genre sont en voie
de formation.
(L'association agricole de production a pour effet principal d'améliorer
la situation des paysans les plus pauvres, de ceux qui tiraient le moins
bon parti de leurs produits. D'autre part, ellfi défend la production
contre les fraudes que le commerçant continue d'introduire dans les pro-
duits agricoles. A ce titre, elle servira à relever l'exportation française
que les falsifications commerciales ont si fortement diminuée.
M. LE Président, après quelques observations échangées entre les
membres présents, fait ressortir en peu de mots tout l'intérêt pratique
des exemples trop peu connus de coopération de production que M. Fou-
gerousse vient de signaler.
M. LE Lieutenant-Gouverneur Chapleau félicite rivement les deux
rapporteurs, en signalant le grand essor que prennent au Canada les
syndicats et les coopérations agricoles sous Timpulsion du gouverne-
ment provincial.
L'ordre du jour étant épuisé, la séance est levée à 4 h. 1/2.
Le secrétaire,
Henri Degugis.
W^^^^^^^^^^««W^^»»W<M<W»^%«VW»»W»*<»MM»
L% Rip. Soc, 1« juillet 1893. 3« Sér., t. VI (t. XXVI col.), 6.
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♦442 RElNiON A.NMKLLK : <:oMÏ»TK HEMK r.KNKBAL.
SEPTIEME REUNION (i jtin.
UNE NOOVELLE CAUSE DE OESTRUCTIOli DES FAMILLES-SOUCHES PYRÉNÉENNES.
DE LA SUPPRESSION DES BUREAUX DE PLACEMEUT.
La séance est ourerte à 9 heures sons la pré^dence de M. (iLvssoN, dt*
l'fnstitut, auprès duquel prennent place M. Henri Dkkert, inaire du
VI'' arrondissement, et MM. W«i.<;he, Jules Mhîrel et A. Delatre.
M. LotJis Batcam; s'occupe d*nne nouvelle cause de destruction poul-
ies familles-souches pyrénéennes. Lorsqu'ini cadet «allait adventice »daiis
une maison, en ffualîté d'époux de l'héritière, il apportait une dot infuse
dans le patrimoine et qui servait à désintéresser les cadets. La coutume
avait toutefois prévu les caprices probables des maris que leurs femmes
n'avantageaient pas et statué dans sa sagesse qu'ils ne senûont rem-
boursés de cette dot qu'au bout de Tan du décès de rhérilière. En
allait-il de même sous le Gode? Les tribunaux le pensèrent et refusèrent
aux gendres adventices le droit de procéder par voie d'exécution en les
obligeant à suivre la voie (Vaction, Mais il intervint, à la date du 3 dé-
cembre 1888, un jugement du tribunal d'Orthez qui, renversant Tordre de
choses respecté comme usage, décidait par des motifs juridiques qu'en
ce cas on pouvait procéder par voie d'exécution. Il est aisé d'envisager
la perturbation que cette pratique nouvelle allait jeter dans les familles
des Pyrénées, Aussi bien des praticiens ont-ils résisté courageusement
en maintenant qu'on ne peut agir que par voie d'action. Cependant il est
à craindre que leur résistance ne se heurte contre la rigueur du €ode
civil. Dès lors les notaires devraient, conformément au principe de liberté
écrit dans l'article 1387 du Code civil, insérer en leurs contrats de mariage
une convention par laquelle la dot ne serait restituable que dans un
délai stipulé entre parties.
M. LE Président fait ressortir la valeur juridique de ce travail, qui
complète sur un point le mémoire présenté l'an dernier au Congrès
par M. Batcave. 11 félicite en même temps l'auteur dont les belles et
savantes études ont été récemment couronnées par TAcadémie de légis-
lation de Toulouse.
L'ordr« -du jour appelle ensuite la question de la suppression des
bureaux de placement.
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RÉUNIONS DE TRAVAIL : LA SCPPRESSIOIf DES BORE AUX D£ PLACEMENT. 83
M. Vanlaer, après avoir rappelé l'origine et le passé des bureaux de
placement — le Bureau <radr€sse et de rencontre, fondé par Tbéo^raste
Renaudot, les placeurs-fonctionnaires du premier Empire, le (décret
de 1852, —expose les griefs qu'on met à leur charge : une multitude
d*e»croi)uenes et d^abus de confiance, qui sont plutôt le fait des agences
clandestines que des bureaux autorisés; des manœuvres déloyales k
l'effet d*augmenter les déplacements et par suite de ce faire aller le com-
merce », qui ont le tort de n'être point prouvées ; l'élévation des tarifs et
rimperfection du système, contre lesquelles les placeurs ne peuvent
mais... etc. Les successeurs qu'on propose de donner aux bureaux de
placement seraient-ils meilleurs? Au contraire, répond le rapporteur :
au placement par les municipalités que propose une commission parle-
mentaire, il manquera l'aiguillon de l'intérêt ; monopolisé par les syn-
dicats, le placement deriendrait entre leurs mains une arme de despo-
tisme... Pour préparer l'avenir qui est obscur, le plus sage serait peut-
être de rendre la liberté à l'industrie du placement, en même temps que,
pour sauvegarder le présent, on ferait la surveillance plus vigilante et la
répression plus sévère.
M. Henry Depert, maire du Vl« arrondissement, prend la parole après
le rapport de M. Vai^laër et donne de très intéressants détails sur les
bureaux municipaux de placement gratuit et sur l'Union d'assistance par
le travail du Marché Saint-Germain (1). Loin de prétendre exercer un
monopole, les bureaux municipaux entendent rester en concurrence
avec les syndicats professionnels et los bureaux prives, afin d'être un
frein pour tous les abus possibles. Celui du VI* arrondissement fonc-
tionne depuis janvier 1889, d'abord sous la même forme qne les bureaux
privés mais à titre gratuit, ensuite depuis deux ans sous forme de
cadres-affiches annonçant partout les offres d'emploi. En quatre ans il a
satisfait par le placement direct à 40 % des demandes et à 92 % des
offres, et cela sans aucun frais pour les patrons ou les ouvriers. En
comptant en outre les placements résultant des cadres-affiches, on
atteint un total d'environ 16,000 personnes. D'autre part, l'Union d'as-
sistance par le travail sur 1000 assistés temporairement en a placé 60 %.
Une entente aisée à établir entre les divers arrondissements, auxquels
presque toujours correspond une spécialité — ici les gens de maison, là
les mécaniciens, ailleurs les relieurs, etc.. — pourrait décupler l'effet
utile des institutions qui viennent d'être signalées.
(i) La commomcation de M. H. Defert sera publiée in extenso avec le rapport
de M. Vanlaëp dans l'une des prochaines livraisons de la Réfoiine sociale. Sur
rUnion d'assistance du XVI« arrondissement, V. la Réf. soc. du 1" juillet 189i,
page 69.
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84 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
M. LE Président remercie M. Vanlaër de son travail si précis et si judi-
cieux, et offre à M. H. Defert les félicitations de la Société pour ses utiles
créations. Il insiste sur les heureux effets de la concurrence pour arrêter
les abus et sur les devoirs des municipalités vis-à-vis de leurs adminis-
trés. — M. Vanlaer fait remarquer que les résultats obtenus au VI® ar-
rondissement par le bureau de placement municipal sont tout à fait
spéciaux; c'est d'ailleurs une organisation qui fonctionne à la manière
des bureaux privés, sauf la gratuité qui lui est particulière. On ne sau-
rait en faire un modèle à imposer aux autres municipalités, et les résul-
tats obtenus sont surtout dus au grand dévouement de M. Defert qu'on
ne peut se flatter de rencontrer partout au même degré. — M. Welche
se rallie au rapport de M . Vanlaër : on ne peut créer administrativement
des bureaux qui, pour fonctionner ainsi, ont besoin d'avoir à leur tête un
homme de cœur, au dévouement infatigable. Quelles que soient les qua-
lités des conseillers municipaux et des maires, on ne peut compter par-
tout sur un semblable dévouement. — M. A. Fontaine, chef de section à
l'Office du travail, dit qu'en effet il faudrait trouver un régime de liberté
sans licence, mais là est la difficulté. Dans l'industrie du placement, cela
suppose une réglementation, c*est'à-dire quelque chose d'analogue au
décret de 1852. 11 faut d'ailleurs constater que ce décret ne prévoit pas
le monopole de fait qui s'est établi depuis par la limitation du nombre
des autorisations données. — M. Welche ajoute que la pire chose
serait le monopole aux mains des syndicats : les patrons seraient à leur
entière merci et risqueraient d'être boycottés ; les ouvriers deviendraient
de leur côté de véritables esclaves, ne pouvant plus avoir d'autre volonté
que celle du syndicat qui pourrait à son gré leur donner ou leur retirer
le travail, c'est-à-dire le pain.
M. Glasson, président, après quelques paroles résumant les travaux de
la session et exprimant les meilleurs vœux pour l'année prochaine, pro-
nonce la clôture du Congrès de 1893.
Le secrétairey
Caignabtde Mailly.
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VISITES INDUSTRIELLES ET SOCIALES
I. — L'UNION CHRÉTIENNE DES JEUNES GENS DE PARIS.
1
(30 mai) J
.'•(
\
M. Alfred André, président de la Société immobilière â qui appartient .'-^
lebel hôtel où se trouve TUnion chrétienne (rue de Trévise, 14), reçoit les #
visiteurs et leur expose l'historique de cette œuvre. L'institution a été :':
fondée sur le modèle de celles de TAmérique, qui sont très prospères. J-
L'immeuble a coûté 800,000 fr., unmillionmême, dont la moitié a été c
fournie par un généreux donateur américain, M. James Stokes, en Thon-
neur de l'aide apportée à sa patrie par le général Lafayette. Le reste a été
formé par des dons particuliers.
M. Buscarlef, président du comité de TUnion, explique le côté moral
de l'œuvre qui a voulu éviter aux jeunes gens arrivant à Paris et s'y *
trouvant sans famille les fréquentations dangereuses qu'ils ne manque- ^
raient pas d'avoir ; c'est une œuvre non de relèvement, mais de préser-
vation sociale; tout nouveau venu est accueilli par des membres spécia- ^
lement désignés à cet efTet qui le présentent aux autres, de sorte que
jamais un arrivant ne reste isolé. L'œuvre est surtout composée de pro-
testants, mais il s'y trouxe des catholiques. Les réceptions vont en
augmentant ; il y en a eu 40 en un mois et l'immeuble est suffisant pour
1000 jeunes gens, qui y trouvent réuni tout le confort désirable : au
soos-sol, piscine, douches, jeux de boule ; au rez-de-chaussée, salle de ;
gymnastique, grande salle de conférences, vestiaire; au premier, salle de I
lecture, de concert, à côté du secrétariat ; plus haut, des salles de confé- i
rences, de cours de langues vivantes, chant, etc. ; tout en haut, quelques !
chambres où on loge des jeunes gens, avec une très grande salle de res-
taurant. La dépense d'entretien par an est de 55 à 60,000 francs. La coti-
sation est de i 2 ou de 24 francs par an, suivant la participation plus ou
moins complète aux avantages de l'Union.
Le but que l'on s'était proposé était de réunir des jeunes gens de
conditions sociales différentes, et d'arriver en les groupant à les faire
se connaître et s'estimer; par suite de la situation même de l'immeuble
dans un quartier commerçant, ce sont surtout les jeunes employés qui
sont venus, et des employés des professions et des nations les plus
diverses, l'Union chrétienne étant ouverte à tous pourvu qu'ils aient des
sentiments moraux ; et on peut reconnaître que, sur ce point de leur
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86 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
programme, les directeurs de rUnion ont parfaitement réussi. Des con-
férences, soit spéciales à quelque corps de métier, soit générales sur les
questions d'actualité, sont faites plusieurs fois par mois et, en voyant le
nombre et Tattention des auditeurs,on peut se rendre compte de Fintérêt
que tous y prennent. Les exercices en plein air ne sont pas négligés :
tous les dimanches des excursions sont organisées aux environs de Paris,
et les divers sports y sont fort à la mode, car on tient beaucoup à forti-
fier le corps en même temps que Tesprit. A tous ces avantages matériels
et moraux fournis par TUnion aux jeunes gens qu'elle patronne, s'ajoute
enûn la recherche du travail pour ceux qui se trouvent sans place.
Tout semble promettre, on le voit, à cette intéressante institution de
bienfaisants résultats. On ne peut que souhaiter quVAle se développe,
soit par le nombre croissant de ses membres, soit par des imitations
nombreuses dans nos grandes villes, et que par une généreuse émulation
avec les cercles et les patronages catholiques elle produise dans le
milieu où elle opère les heureux fruits qu'on est en droit d'en attendre.
II. — L'OFFICE CENTRAL DES INSTITUTIONS CHARITABLES.
L'HOSPITALITÉ DU TRAVAIL ET LA MAISON DE TRAVAIL.
(Fondation Laubespin)
(30 mai)
Comme le Congrès Tavaitjait l'année précédente, il s'est rendu, après
sa visite à l'Union chrétienne, à l'avenue de Versailles pour assister à
rA&semblée générale de l'Office central des institutions charitables, et
s'assurer 4es progrès faits par ces oeuvres annexes, l'Hospitalité du tra-
vail, la Maison de travail, la première pour femmes, et la seconde pour
hommes inoccupés. Nous n'analyserons pas ici les rapports ou discours
de MM. le marquis de Vogué, Léon Lefébure, Georges Picot : on les trou-
vera plus loin, à la suite du compte rendu du Congrès, dans les Annales
de la charité et de la prévoyance.
Quant aux ateliers, nous avons pu nous rendre compte que l'œuvre est
bien en pleine prospérité; i20 à 130 femmes y sont continuellement
ooe!:q>ées dans la blanchisserie de l'avenue de Versailles, 52, sous la
surveillance des Sœurs de Notre-Dame du Calvaire dont le zèle est au-
dessttft de tout éloge.
Dans la Maison, de travail, rue Félicien -David, 33, les hommes, occupés
à des travaux de menuiserie, confection de tables, bancs, armoires en
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VISITES SOCIALES : ÉTABUSSBMEIVTS PHILANTHROPIQUES. 87
bets blanc et autres objets, sous la direction de quelques ouvriers habiles,
gagnent 2 francs par jour; ils ont un jour de sortie pour aller chercher
de TouTrage et Toeuvre s'emploie par tous les moyens à leur procurer
ùBe situation.
EïïOn, au 54, avenue de Versailles, une œuvre a été fondée pour les
mères de famille : dans un atelier on les prépare à des travaux faciles de
confection ; elles emportent ensuite la matière première chez elles et
rapportent le produit fabriqué, recevant en retour un salaire de 0 fr . 75
à I fr. 50 pour un travail fait au foyer domestique.
m. — ÉTABLISSEMENTS DE LA SOCIÉTÉ PHILANTHRWIQUE t DIS-^
PENSAIRE POUR ENFANTS DE LA RUE JEAN- MARIE JÉGO ; ASILE
DE NUIT POUR FEMMES ET ENFANTS DE LA RUE SAINT -JACQUES;
FOURNEAU ÉCONOMIQUE.
(31 mai)
Le dispensaire pour enfants de la rue Jean-Marie Jégo, 4 (maison
Edouard André), a été fondé avec 400,000 francs, produits de la vente de
bijoux de famille légués à M. Edouard André avec aiïectatîon à la mort
do légataire à une œuvre charitable. M.. Edouard André préféra réaliser
de son vivant le vœu du testateur et le dispensaire fut fondé : il est
aujourd'hui en pleine prospérité, et malheureusement c'est à peine sTî
peut suffire aux demandes. L'installation se compose d'un rez-de^
chaussée divisé- en salles d'attente, chambre de consultation où ua
médecin vient trois fois par semaine donner ses soins aux enfants du
quartier, deux sœurs de chanté dans une salle voisine ^font tes panse-
ments prescrits. Le reste du bâtiment est affecté à une salle de bains oJ2(
tous les jours trente enfants au moins viennent suivre le traitement
hydrothérapique prescrit par le docteur, et où, ce qui est aussi très pré^
cieux, les mères de famille viennent pratiquement apprendre à soigner
leurs enfants. Nous emportons la meilleure impression de cette visite où
nous avons pu remarquer qu'avec un petit établissement, des crédits
bien employés, on peut faire le plus grand bien aux malheureux.
Au 253 de la rue Saint-Jacques (maison Emile Thomas), nous visitons
Tasile de nuit pour femmes. M. le prince d'Arenberg, président de la
Société philanthropique, aidé de M. G. Nast, vice-président, et de
Mme Homy, la directrice de Tasile, nous fait les honneurs de cette
hiaison qui a été établie d*abord dans un local loué à VAssistance
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88 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
publique, puis devenu propriété de la Société philanthropique qui Ta
aujourd'hui absolument transformé en l^agrandissant. M. le prince
d'Arenberg, que l'on a pu à bon droit appeler prince de la charité tant
son zèle pour toutes ces œuvres est infatigable, nous fait l'historique de
la maison ; longtemps on avait hésité à fonder un asile de nuit pour
femmes, par crainte de le voir envahir par des femmes qui n'y auraient
eu aucun droit; mais, après Pessai loyal qui en avait été fait, on avait
vite reconnu que si on voulait bien laisser considérer Tasile comme une
sorte de garni à la nuit, la police qui surveille les logis meublés suffirait
à écarter les gens sans aveu que l'on voulait éviter.
L'asile de nuit s^est complété en admettant aussi les enfants; un dis-
pensaire pour adultes a été adjoint, et les résultats dépassent toute espé-
rance, car le bien qui est fait dans le quartier ne saurait s'apprécier.
Péniblement émue des souffrances des femmes enceintes sans travail,
sans asile et ne pouvant encore être admises à la Maternité, la Société a
ouvert pour elles un asile-dortoir, elles restent à l'asile jusqu^à leur
admission à l'hôpital, et pendant ce laps de temps, elles peuvent rétablir
leur santé ébranlée ; le jour, elles sont occupées au raccommodage des
vieux effets qui sont donnés à la Société philanthropique et qui, une fois
réparés, peuvent être distribués avec plus de proût aux malheureux.
C'est ainsi que, l'an dernier, cet asile a permis à 175 femmes d'attendre
leur admission à la Maternité et elles ont ainsi occupé 4,512 journées.
Un fourneau économique est joint à l'établissement, et il ne manque
pas <ie clients. Les ouvriers au matin, en se rendant à leur ouvrage,
aiment à s'y arrêter, les uns pour prendre une soupe, les autres un bol
de café ; à midi, et d'ailleurs à toutes les heures où le guichet est ouvert,
quantité d'ouvriers viennent acheter des portions de légumes, viandes,
pain, boisson : ils y trouvent à la fois qualité et bon marché et ils
reviennent volontiers.
La directrice de l'asile de nuit, Mme Horny, pour laquelle nous ne
pouvons que relater les félicitations que lui adressait M. le prince d'Aren-
berg, a eu l'heureuse idée de chercher à placer les nombreuses femmes
qui venaient demander un abri temporaire rue Saint- Jacques. Ce bureau
de placement d'un genre spécial jouit de la plus grande faveur dans le
quartier, et Mme Horny nous disait qu'elle pouvait à peine suffire aux
demandes parce qu'elle avait à cœur de ne placer que des personnes dont
elle pouvait répondre et qu'elle ne pouvait que difficilement avoir des
renseignements exacts. Nous visitons ensuite l'établissement, nous sommes
émerveillés de la propreté et de l'ordre qui régnent partout; pendant les
dernières épidémies qui ont sévi dans Paris, on n'a jamais eu à eu
signaler un cas à la rue Saint-Jacques : c'est un exemple des plus pro^
bants de l'hygiène qui est observée, non seulement dans l'habitation
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VISITES SOCIALES : l'uSINE DE PARFUMERIE GELLÉ. 89
mais aussi chez les personnes qui sont les hôtes des refuges ; avant de
prendre possession du lit qui leur est attribué, elles doivent se soumettre
à une douche, faire désinfecter leurs vêtements, de façon à éviter toute
contamination (une salie spéciale est réservée aux femmes dont on peut
redouter la malpropreté). L'établissement de ce refuge répondait à un
véritable besoin : permettre à des malheureuses de trouver un refuge
pendant trois nuits et quelquefois une dizaine de jour^, était une œuvre
que la charité bien comprise devait entreprendre.
IV. — L'USINE DE PARFUMERIE GELLÉ ET LECARON, A LEVALLOIS
(l"*' juin)
M. Lecaron et ses deux (lis nous font très aimablement les honneurs
de leur usine, et ils nous la montrent dans tous ses détails : les ateliers
de fabrication de la pâte à savon, la même pour tous, quel que soit le
prix, l'essence seule augmentant les frais et nécessitant un prix plus ou
moins élevé ; nous voyons ensuite Tatelier du malaxage, de mise en cou-
leur, d'estampage, d*empaquetage des savons. Beaucoup s'arrêtent pour
examiner la méthode d'insufflation de Tair qui permet de fabriquer les
savons légers pour bains, et le pilonage des pâtes de savon qui leur
donne des tons nacrés.
Nous passons ensuite aux ateliers de parfumerie. La maison occupe un
nombreux personnel féminin, pour la mise en flacon des odeurs, la
décoration, l'empaquetage de ces petits objets de toilette, odeurs
diverses, pommades, cosmétiques, poudres de toutes sortes : elle rafflne
ou distille une partie de ses parfums et ce n'est pas une des moindres
curiosités que ces grands alambics où se fabriquent ces essences déli-
cates qui font la renommée d'une maison.
Mais ce que nous remarquons, c'est non seulement Tordre et la pro-
preté qui régnent dans tous ces ateliers, c'est surtout le calme et le con-
tentement des ouvriers. Rien de cet air affairé du travailleur aux pièces,
qui n'espère obtenir un salaire convenable que s'il a pu produire beau-
coup, et qui cherche toujours à augmenter son gain, même aux dépens
de sa santé : c'est que MM. Gellé et Lecaron n'ont que des ouvriers et
ouvrières à la journée ; les ouvrières commencent à 2 francs, 2 fr. 75 et
arrivent bientôt à 3 francs, 3 fr. 75 par jour, quelques-unes à 4 francs,
4 fr. 50; les ouvriers gagnent de 5 francs à 7 francs par jour ; le travail a
lieu toute Tannée sans interruption, sans surmenage ; les ouvriers sont
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W RÉLNIOK ANNUELLE ; COMPTE TlENDU (itlNÉRAL.
sûrs de leurs patrons camme les patrons sont certains d^avoir autewr
d'eux un persoimei dévoué; les pJaces dans les ateliers de la mai ses
(îelLé sont très recherchées et il se produit rarement dés vacances^ car
ceux qui sont occupés dans la maison y restent depuis leur jeunesse
jusqu'à leur vieillesse : les ouvriers ayant 12. et iy ans de présefi«et à
l'usine sont très nombreux et Jteaucoup en oQt davantage. C'est le vrai et
fécond patronage qui, sans institutions spéciales^ maintient des rapports
traditionnels de confiance et d'affection entre les générations d'ouvriers
et les ^vénérations de patrons. (V. ci-dessus le rapport de M. A\'elche).
M, Welche a tenu à présenter aux membres du congrès un ouvrier
qui travaille dans la maison depuis 40 ans; nous apprenons qu'il
avait été proposé pour le prix que décerne tous les ans la Société d'Écor-
nomie sociale, il n'a été écarté que par suite de l'ancienneté plus
grande encore de son concurrent ; mais les bravos et les poignées de
mains que lui donnent les membres du congrès témoignent à ce brave
homme que nous partageons tous l'estime que ses patrons ont pour lui.
v. — visite de l'usine éleva toire de la ville de paris pour
i;épuuation des eaux des égouts par leur filtration
a th avers le sol
(1** juin)
M. Launay, ingénieur, explique comment le réseau des égouts qui des-
sert Paris amène à Clichy les eaux provenant de toutes les pentes de la
vallée de la Seine, sur lesquelles Paris est bâti; ces eaux sont élevées dans
une usine disposant de machines puissantes : deux de ces machines
développent à elles seules une force de 750 chevaux ; par des conduites
énormes une partie seulement de ces eaux est envoyée sur les terrains
de la plaine de (iennevilliers ; cette plaine n'étant pas assez vaste pour
les absorber toutes, cette méthode avait rencontré au début une grande
résistance ; les heureux résultats qui ont déjà été obtenus encouragent la
Ville À continuer, et les terrains d'Achères permettront bientôt d'utiliser
une plus grande quantité d'eaux; mais il faut espérer que les négocia-
tions entreprises amèneront l'installation de nouvelles irrigations dans
d'autres domaines, ce qui évitera les pertes considérables d'engrais qui
se produisent par leur entraînement dans les eaux, tandis qu'elles ne
peuvent que souiller et corrompre le fleuve où elles arrivent. La filtra
tîon et TutilisatioD des eaux d'égout, qui n^avait lieu que sur 1/4 de la
masse à traiter, pourront alors être étendues à la totalité. Pour nous
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visnss socuLES : la maison de la proviobnck. 9i
rendre au bord de la Seine, nous suivons sar le marchepied qui esl
établi dans rintérieur de Tégout l'eau vaseuse et vraiment répugnante
qui passe sous nos yeux avec une rapidité considérable. Au bord de la
Seine, on a étendu pour sécher une grande quantité de débris les plus
divers, qu'une grille placée dans Tégout a permis de recueillir; ces débris
séchés serviront à chauffer un de ces immenses générateurs qui four*
nissent la vapeur aux quatre machines de Tusine.
On visite ensuite le jardin modèle d'Asnières, et nous comprenons
alors comment cette plaine de sable a pu se changer en un terrain des
plus fertiles. Les fruits, les fleurs, les légumes, les arbres, les essences
les plus diverses poussent avec une vigueur surprenante, grâce à Peu
grais que leur apportent continuellement les eaux que Ton aurait grand
tort de laisser perdre. Une curieuse expéirience a été faite avec un
caisson étanche, avec garnitures en ciment, rempli d'une couche de
2 m. 50 de sable de Gennevilliers ; depuis 18 ans, cette masse sert de
filtre et elle produit des légumes remarquables ; Teau que recueillent
le9. drains est limpide comme de Teau de roche, elle sert aune cresson >
nière modèle. Au fond du jardin un ruisseau ramène à la Seine Teau pro-
venant des Ûltrations, eau si limpide et si tentante que beaucoup veulent
y goûter, on n'y trouve aucun goût désagréable et les analyses qui en
ont déjà été faites la déclarent très saine. En quittant cette belle instal-
lation, nous ne saurions préjuger la difflcile question du « tout à ré-
sout » et de l'assainissement de Paris, nous ne pouvons qu'admirer
eemment la nature a mis toujours un remède à côté du mal.
VI. — LA MAISON DE LA PROVIDENCE (77, rue de reuilly).
L'OUVROIR DE LA COMPAGNIE P.-L.-M.
(2 juin)
La maison de la Providence fut fondée en 1850 pour recueillir les en-
fants des victimes du choléra qui avait fait tant de ravages dans ce
quartier : Mme de Narbonne avait loué une petite maison qui, depuis,
avec son importance grandissante, a dû s'accroître considérablement :
aujourd'hui la maison est dirigée par 33 sœurs de Saint- Vincent-de-Paul
qui jouissent dans ce quartier de la plus haute estime, tant pour les
bienfaits qu'elles répandent autour d'elles que pour le but moral qu'elles
poursuivent.
Un asile est destiné aux petits enfants du quartier, et notre visite esl
accueillie par de jolies chansons qui nous montrent que Ton sait
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92 HKUMON ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
mêler l'utile et Fagréable. Après Tasile vient l'école où les élèves, enfautâ
du quartier, apprennent tout ce qui est exigé aujourd'hui pour les exa-
mens des jeunes filles.
Un orphelinat.qui date d'ailleurs de la fondation de la maison, permet
de recueillir les jeunes filles qui sans ce refuge assuré seraient exposées
à mille dangers; elles peuvent y rester jusqu'à leur majorité. Un ouvroir
apprend aux jeunes filles un état (1) tout en les préservant des dangers
de Tapprentissage dans une maison étrangère où les mauvaises fréquen-
tations peuvent si facilement les perdre malgré toute la surveillance des
parents.
Des patronages suivent ces jeunes filles après leur sortie de la maison,
on leur procure de l'ouvrage ; de même on a réussi à organiser une
assistance par le travail en procurant à des mères de famille une partie
du travail qui était confié à la maison de la Providence.
On avait utilisé autrefois le talent d'une des sœurs, excellente dessina-
trice, pour faire des cours de dessin fort utiles dans ce quartier du meu-
ble ; des difficultés d'ordre spécial ont forcé les religieuses à fermer le
cours fréquenté par 150 jeunes gens, qui élait en pleine prospérité, mais
les élèves ont continué à se grouper autour de sœur Louise et tous les
dimanches quantité déjeunes gens sont heureux de retrouver le chemin
de la maison de la rue de Reuilly. En passant nous avons constaté un
exemple de celte utilisation du travail des aveugles dont notre Société
s'est occupée en s'associant aux généreux efforts de M. Maurice de la
Sizeranne : c'est un aveugle qui depuis de longues années dirige avec
succès la partie musicale de ce patronage. Grâce à ces différentes fon-
dations de patronages de garçons et de filles, d'asiles de garçons et de
filles, d'écoles, d'orphelinats et d'ouvroirs, l'action des sœurs de la Pro-.
vidence-Sainte-Marie s'étend sur deux mille enfants de l'un et de l'autre
sexe.
Nous aurons terminé ce qui concerne cette maison en ajoutant que
les religieuses sont encore chargées de l'administration d'une maison de
retraite pour le personnel attaché autrefois aux princes de la maison
d'Orléans, et qu'ayant eu autrefois la gestion du bureau de secours du
quartier pour le compte de l'assistance publique, elles continuent depuis
la laïcisation à visiter les malades comme elles le faisaient jadis. Seule-
ment leur pharmacie est fermée et les locaux vides protestent contre la
situation qui leur est faite. Les ouvriers et ouvrières du quartier qui
étaient des clients de la pharmacie et du dispensaire aiment encore à
venir trouver leur « petite mère», c'est ainsi qu'ils appelaient la sœur
chargée de ce service, pour lui demander quelques conseils; ils savent
bien d'ailleurs que jamais leurs demandes ne restent vaines.
(1) Couturière, fleuriste, lingère, ctc
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VISITES SOCULËS : LA MAISON DE LA PROVIDENCE. 93
Au 63 de la rae des Meuniers nous visitons un autre groupe dirigé par
df^s sœurs et nous ne pouvons encore que répéter nos éloges et aussi nos
remerciements pour le charmant accueil que nous y trouvons : un orphe-
linat, une crèche, un asile, des écoles où un grand nombre de jeunes
(Hles reçoivent l'instruction à tous les degrés nous prouvent que le zèle
et le dévouement des sœurs sont fort appréciés dans ce quartier ouvrier.
Cette maison est située en plein quartier de Bercy où habitent un
grand nombre d'agents de la Compagnie Paris-Lyon- Méditerranée.
Lorsque la Compagnie voulut organiser un ouvroir où les filles de ses
employés pussent faire leur apprentissage et trouver du travail sans
être obligées d'aller le chercher au dehors et sans être exposées aux
dangers que tout le monde sait, elle s'adressa aux sœurs de la rue des
Meuniers. On trouva sur la rue de Charenton, 265, un local spacieux qui
dépendait de leur établissement. C'est là que nous trouvons Touvroir
installé au premier étage.
Cinquante jeunes filles y sont rassemblées et y sont occupées de travaux
de confection et de lingerie. Plusieurs machines à coudre sont mises à
leur disposition pour les travaux spéciaux. Une fois par semaine elles
sont exercées aux travaux de raccommodage du linge de la famille.
Au rez-de-chaussée nous trouvons une autre organisation à laquelle
la Compagnie P.-L.-M. attache une grande importance. C'est la distri-
bution et la réception d'ouvrage fait à domicile par les mères de famille»
Les sœurs leur servent d'intermédiaires et de monitrices, leur évitent la
perte de temps pour aller chercher de l'ouvrage et défendent leurs inté-
rêts mieux qu'elles ne sauraient le faire. Une trentaine de femmes pro-
fitent en ce moment de cette institution à laquelle nous souhaitons le
plus grand développement.
C'est dans cette salle du rez-de-chaussée qu'a lieu la cérémonie de la
remise de la récompense décernée par la Société d'Économie sociale à
une des jeunes filles de Touvroir, Anastasie Moulin, distinguée par sa
conduite, et ses sentiments de piété filiale. Cette récompense avait été
annoncée dans la première séance générale de la Société et une médaille
avait été remise à M. Moulin père, dont les longs et loyaux services aux
ateliers de la Compagnie P.-L.-M. avaient été justement appréciés. Mais
la Société avait voulu profiter de sa visite à. Touvroir pour remettre à
Mlle Moulin, en présence de ses compagnes, la récompense qui lui était
attribuée.
Après quelques chants exécutés par les jeunes filles, M, le président
Welche, dans une allocution émouvante, leur a rappelé leurs devoirs dans
la famille, a signalé le dévouement dont a fait preuve Mlle Anastasie
Moulin, n a montré en termes élevés le but de la Société d'Économie
sociale lorsqu'elle a fondé des récompenses pour honorer les vertus de
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94 RÉU.MOiN ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
famille et rattachement à l'atelier, et il a engagé les jeunes filles à se
pénétrer des bons exemples qu'elles recevaient- et de leurs maitres»es ^t
de leurs compagnes. Un des vicaires, rçprésentant M. le curé de Bercy,
a remercié M. Welche au nom des sœurs et au nom de la paroisse tout
entière.
VII. — LE RÉFECTOIRE DE LA COMPAGNIE P.-L-M. — UNE MAISON
DE LA SOCIÉTÉ DES HABITATIONS ÉCONOMIQUES.
(2 juin)
On se rend ensuite, il, rue Coriolis, où la Société philanthropique, sur
la demande de la Compagnie P.-L.-M., a organisé sur le modèle de ses
fourneaux économiques, un grand réfectoire dont la construction a été
faite aux frais de la Compagnie P.-L.-M. Les employés delà Compagnie
y sont seuls admis ; et pour un prix minime de 0 fr. 10, 0 fr. 15, 0 fr. 20
par portion, les plats les plus variés et d^excellente qualité y sont mis à
leur disposition. Pour 0 fr. 80, Ofr. 90, on peut y faire un bon repas : on
est parvenu ainsi à éviter aux ouvriers et employés les dettes criardes
qu'ils ne manquaient pas d'avoir par suite de leur fréquentation dans
des cabarets mal tenus, où, de plus, ils ne trouvaient souvent que des
denrées de qualité insuffisante. La vogue dont jouit ce restaurant popu-
laire indique assez que ses avantages ont été appréciés de ceux pour qui
on l'avait créé, et on ne peut que louer la Société philanthropique et la
Compagnie du P.-L.-M. de s^ètré entendues pourune oeuvre si pratiqu^^ qui
soustrait effica<5eroent le personnel aux périls du cabaret. Quatre cents à
cinq cents repas y sont donnés tous les jours. De plus les femmes d'a-
gents que leurs occupations au dehors empêchent de préparer le repas
de la famille sont autorisées à venir acheter les aliments de toute espèce,
sauf le vin.
En outre, la Compagnie du P.-L.-<M., comme la Compagnie de TOrléans,
a voulu donner aussi un type d'habitation confortable et salubre, pour les
membres de son personnel que leurs occupations retiennent dans ce
quartier : c'est au 54 de la rue Coriolis que la Société immobilière des
habitations économique*, grâce à un pr#i>de 200,000 francs fait par la
CorapagieduP.-L.-Mi a pu construire une grande maison admirablement
distribuée, où, pour un loyer annuel de 2^ à 335 francs, les employés peu-
vent trouve^ dts logements composés de ifeuxâ. trois pièces, plus une
enttiée et un eabinet de propreté. En visitant cetiinuà^euble boqs n'avons
pias le fientiment triste qae Poil ressent à Id^vifetle ces grandes ^^ités
ouvrières,' véritables easérnes oà lés gens s'enlasseùt; ici ail Contraire
«n a réussi à é^ter itoni ce qui pourrait y faire penser : nvcune cotaûBu^
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RÉUNÏON »ES CORRESPONDANTS DES UNTOMS. 95
oanté autre que celle que ron trouve dans toutes les maisons parisiennes.
Cest une maison dont le goût et la distribution font honneur à Tarchi-
iecte ; la modicité du prix et les avantages que Ton y trouve iont que
lies logements ne sont jamais vacants. La Compagnie P.-L.-M. a atteint
90» but et ne peut que regretter de ne point trouver dans le voisinage
des terrains disponibles où elle continuerait, d'accord avec la Société
des babiialions économiques, Topération si bien commencée.
On nous fait remarquer l'esprit qui a présidé à ces deux organisations
4e logements et de réfectoire. La Compagnie P.4i,-M. aurait pu construire
elle-même et administrer elle-même le réfectoire, mais elle a préféré
avoir un intermédiaire entre elle et son personnel. Il a semblé désirable
qu*an locataire, pour discuter son loyer ou réclamer des réparations, ne
fût pas en présence d'un supérieur hiérarchique; d'ailleurs il faut qu'on
puisse, à défaut de locataires appartenant au personnel de la Compagnie
s^adresser à des étrangers. Gomment eût pu le faire la Compagnie, si
elle avait construit des logements pour son personnel ?
Même obsenation en ce qui concerne le réfectoire : il ne faut pas que
les plaintes, s'il y en a, puissent être dirigées contre la Compagnie elle-
même. D'autre part, les susceptibilités des débitants du voisinage
auraient été autrement vives contre ce qu^n appelle volontiers d la puis-
sante Compagnie ». De fait les réclamations qui ont pu se produire
n'ont pas trouvé d'écho, d'autant que la Société philanthropique a annexé
au réfectoire, dans un local séparé, un fourneau économique vivement
apprécié par les habitants pauvres du quartier.
Ch. Barrât.
RÉUNION DES CORRESPONDANTS
ET DES ©ÉLÉGUÉS DES UNIONS DE LA PAIX SOCIALE (3 JUIN).
La réunion des principaux membres de nos différents groupes avait
lieu, comme d'habitude, dans les salons hospitaliers de M. Delaire. Nous
oiteroiis parmi les membres présents, MM. Ardant Auburtin, Barrât,
Batcaiire, de Belleville, Blondel, Boyenval, Delbet, Cazajeux, Cheysson,
BiiiH>st, Ferrand, Albert (iigot, Louis (iuérin, Urbain Guérin, Guillibert,
Gutsc, Claudk) Jansiet, larriand, Kosafciewicz, Lecour-Grand maison,
a. Lavollée, E. Menu, 1. Michel, G. Michel, Nicolle, G. Picot, A. Le Play,
«erre Le «ay, Prévost, Bostawig, ôes Uotours, Stourm, Siméon, Thoyer,
©e V«Hx, Vahlaer, Wélcfee, ^tc.
M. Welche, préside la séance.
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96 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
M. Ferrand appelle d'abord Tatteution sur la lamentable situation
dans laquelle une longue s érie de grèves vient de mettre la ville
d'Amiens. Le trait le plus caractéristique de cette crise, provoquée et
entretenue par les chefs du parti socialiste, est rachamement déployé
contre une des principales maisons de la ville, celle-là même dont la
réputation a été portée au loin par le caractère excellent et en même
temps très moderne de ses institutions patronales (1). Cette situation mé-
rite au plus haut degré l'examen des membres des Unions, et notre con«
frère propose qu'une délégation aille l'étudier sur place dans ses causes
et dans ses effets.
M. Welche appuie la proposition de M. Ferrand. Aucune enquête ne
sera jamais plus justifiée que celle-là, car aucune ne rentrera mieux
dans notre mission d'étude et de pacification. Tel est aussi l'avis de
toute la réunion qui décide que le bureau de la Société d'Économie
sociale se réunira à bref délai pour s'occuper de cette affaire et prendre
les décisions qu'elle comporte.
M. Welche communique un fait qui tend à prouver que de plus en
plus les yeux se tournent vers l'École de la paix sociale dès qu'il s'agit
d'une étude importante à faire, d'une enquête délicate à conduire, d'un
bien à réaliser dans Tordre social. C'est ainsi que la grande Société des
agriculteurs de France, frappée de la dépopulation croissante des campa-
gnes, a été saisie par un de ses membres qui est en même temps un de nos
confrères, M. Duvergier de Hauranne, d'une proposition d'enquête sur la
condition des ouvriers agricoles. Dans la pensée de ses auteurs comme
dans le texte de la décision prise le 9 février dernier au cours de sa ses-
sion générale par la Société des agriculteurs, il a été spécifié que cette
enquête devrait se faire avec le concours de la Société d'Économie so-
ciale. En conséquence, une commission mixte a été nommée par les
deux Sociétés et elle s'est déjà réunie plusieurs fois. Son bureau est dnsi
composé : M. Duvergier de Hauranne, président; MM. Welche et Le
(l) Rappelons ici que, précisément dans la réunion des correspondants tenue
l'année dernière à la même .époque, M. G. Picot parlait en ces termes de la mai-
son qui vient d'être si cruellement éprouvée : « M. Picot a été très frappé do
trouver à Amiens, où il avait été faire avec M. Claudio Jannet et plusieurs de ses
confrères de PInstitut quelques conférences, tout un conmiencement d'action
sociale. 11 y a des germes très précieux qui ne demandent qu'à être développés.
Il cite notamment l'usine Cosserat, où les fils du patron ont créé et perfection-
nent chaque jour des institutions admirablement conçues. Ces institutions lais-
sent une grande part à l'initiative de l'ouvrier ; elles font son éducation avec
tact, aussi ont-elles eu un grand succès. La meilleure preuve qu'on en puisse
donner, c'est que cette maison est cordialement détestée par le socialisme d'A-
miens, et d'autre part les autres patrons de la ville se montrent trôs frappés de
la stabilité et de l'harmonie qui régnent dans cette oasis sociale. » Cf. Réf. soc.^
du ler juillet 1892, p. 79.
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RÉUNION DES CORRESPONDANTS DES UNIONS. 97
Trésor de Larocque, vice-présidents, M. René Lavollée, secrétaire;
MM. J. A. des Rotours et Salmon-Legagneur, secrétaires adjoints. Un
questionnaire a été dressé et une circulaire rédigée. Ces documents vont
être envoyés aux sociétés agricoles, aux groupes de nos unions et à toutes
les personnes jugées capables de répondre. Cette enquête doit porter
spécialement sur la situation des populations ouvrières rurales, en
particulier pendant Thiver, et sur les industries qui pourraient les
occuper. Toutes les questions qui intéressent l'état social des campagnes
rentrent dans le cadre de Tenquéte. C'est dire que les membres des
unions sont plus que personne désignés pour collaborer activement à ce
travail, lisent une méthode et des habitudes d'esprit qui leur rendront la
tâche facile et fructueuse. On recommande en particulier à leur attention
la deuxième partie du questionnaire qui traite des remèdes possibles
aux misères rurales (1). La période d'été et de villégiature dans laquelle
nous entrons est très favorable à ce travail. Nul doute qu'un grand nom-
bre de confrères prennent à cœur d'y participer, de demander le qnes
tionnaire, de le répandre autour d'eux, de faire ou de provoquer de
nombreuses réponses.
Il avait été question dans les séances de la commission mixte, sur la
proposition de M. Cheysson, d'agrandir le cadre de cette enquête de
manière à obtenir un certain nombre de monographies complètes de
communes rurales, analogues aux monographies d'ateliers dont s'oc-
cupent d'autres sociétés. Mais ce genre d'études étant plus complexe et
plus difficile que les simples réponses au questionnaire d'abord arrêté,
n'aurait pas répondu à Timpatiejfice actuelle. La commission l'a donc
écarté en ce qui la concerne, mais plusieurs de ses membres ont promis
de proposer cette idée féconde au conseil de la Société des agriculteurs
de France, qui pourrait instituer un concours avec prix pour ces mono-
graphies de communes.
M. Delairb exprime les regrets d'un trop grand nombre de nos meil-
leurs confrères empêchés par des raisons de famille d'assister à cette
réunion où l'expérience de leur zèle eût été précieuse.
Au sujet de la propagande des Unions, M. Delaire insiste sur l'excel-
lent exemple donné par le groupe de Lille, sur le grand succès obtenu
par les conférences instituées cet hiver au siège de la Société indus-
trielle du Nord, sur le mouvement de recrutement qui les a suivies. Ce
recrutement a été obtenu par Tenvoi d'une brochure contenant le dis-
cours de M. Picot, la conférence de M. Rostand et le rapport sur les prix
décernés, le tout appuyé par des lettres personnelles, en particulier de
MM. Thoyer et Masurel. Il y a là un exemple pratique excellent à suivre,
(1) La Réforme sociale publiera dans un de ses prochains numéros les docu-
ments relatifs à cette enquête.
La Rbf. Soc, l^r juiUet 1893. 3* Sér., t. VI (t. XXVI col.), 7.
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98 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
car si les discours ont leur incontestable utilité, ils ne suffisent pas à
eux seuls, et il faut savoir mener à bien par des efforts personnels
nombreux et réitérés les velléités d'adhésion qu'ils ont pu faire naître.
C'est ainsi qu'à Lille nous comptons un assez bon nombre de nouvelles
recrues, on nous en fait espérer d'autres à bref délai, et ce mouvement
s'accentuera encore si, comme nos amis l'espèrent, ils peuvent prochai-
nement organiser une réunion à Roubaix.
Un de nos confrères du Nord les plus zélés, M. Albert Marôn, a demandé
qu'en vue de la propagande on puisse distribuer la liste des membres
des Unions, rien, selon lui, n'étant plus efficace pour entraîner des adhé-
sions. Juge-t-on que cette distribution, naturellement assez coûteuse,
soit vraiment utile? — M. Louis Guérin, quiestaussi de Lille, répond
affirmativement, et son avis est appuyé par plusieurs autres membres.
— Dans ce cas, on avisera aux moyens pratiques de réaliser cette idée,
peut-être en se bornant à dresser certaines listes locales qu'on pourrait
joindre à une publication du groupe telle que la brochure dont il a été
parlé plus haut.
Au sujet des enquêtes en général, et en parliculier de celle dont
M. Welche a plus haut exposé le but, M. Delaire rappelle combien ce
genre de travaux pourrait utilement alimenter la vie intellectuelle de nos
groupes locaux, de préférence aux études générales qui trop souvent se
répètent en répandant, il est vrai, des notions justes, mais cependant
sans grande utilité pratique ni scientifique. Au contraire, les recherches
locales, en môme temps qu'elles étudient sur des exemples précis les
questions générales, ont une portée documentaire toujours précieuse.
Dans la communication qui a été analysée dans la séance d'hier, M. H.
Higgs insistait récemment devant la Société royale de statistique de
Londres sur la nécessité de dresser des monographies de familles sur un
grand nombre de points. C'est un service, disait-il très justement, qui
devrait être organisé comme l'a été en tout pays celui de la Carte géo-
logique : une commission centrale et de nombreux collaborateurs décri-
vant chacun ce qu'ils ont sous les yeux dans leur localité. Nos Unions
sont précisément organisées pour susciter et utiliser ainsi le concours de
leurs membres pour des monographies et des enquêtes locales.
Un de nos plus zélés confrères du Centre, M. Sevin-Reybert, a organisé
des sortes de feuilles données comme supplément aux journaux locaux,
et qui reproduisent de temps à autre ceux des articles de la Revue qu'il
juge susceptibles d'influencer les idées de ses concitoyens. Cet exemple
pourrait être imité ailleurs et produire de bons effets pour la propagande
de nos idées. En vue d'efforts analogues, M. Delaire vient de faire tirer
à grand nombre, sous forme de petite brochure, l'article qu'il a publié
en janvier dernier sous le titre de la Con'uption, Il met cette brochure
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RÊUHIOïf DES CORRESPONDANTS DBS UNIONS. 99
gratuitement à la disposition de tons cenx de nos confrères qui la lai
demanderont et en anssi grand nombre qu'ils voudront. — Il cite enfin,
comme autre instrument de propagande, une notice sur les institutions
et les publications de l^cole de la paix sociale, tirage à part de l'appen-
dice de la Constitution essentielle de rkumanité^ dont une nouvelle édition
rient d'être réimprimée.
Un de nos confrères vient de nous proposer par lettre, avec un plan
d*exëcution très détaillé, une idée intéressante à réaliser pour la pro-
pagande. Bien qu'elle exige évidemment une étude approfondie, il est
fort utile de pressentir déjà l'opinion de nos correspondants. Il s'agirait
de la formation de bibliothèques circulantes où figureraient presque
exclusivement les œuvres de Le Play, comme étant plas capables que
d'autres d'entraîner les convictions et de susciter le zèle réformateur. 11
est indubitable, en effet, qu'elles ont une puissance de persuasion à la-
quelle n'échappe presque aucun de leurs lecteurs; la difficulté est préci-
sément de les faire lire ; y arrivera-t-on par les bibliothèques circu-
Jantes? — Plusieurs membres, habitués à l'organisation de semblables
bibliothèques, craignent qu'il soit fort malaisé d'atteindre le lecteur :
les ouvrages de Le Play sont en effet peu nombreux et k très bas prix,
les travailleurs sérieux les peuvent acheter. Quant à la clientèle ordi-
naire des bibliothèques populaires, il n'y faut point songer, car l'expé-
rience prouve qu'il n'y a guère que les romans et certains livres de
Toyages qui soient lus. — M. de Toytot pense que le clergé, qui se
porte beaucoup vers les études sociales et dont les ressources sont fort
exiguës, pourrait tirer profit d'une bibliothèque circulante. Il ajoute que
certainement aujourd'hui une action directe auprès des évêques obtien-
drait la diffusion des livres de Le Play et des publications de notre
école dans les grands séminaires. — Après échange d'observations l'as-
semblée décide : 1<» en ce qui concerne les bibliothèques circulantes, que
des remerciements seront adressés à l'auteur de la proposition et que
la question sera étudiée par le secrétaire général de concert avec M. de
Bizemont, secrétaire général de la Société bibliographique ; 2^ en ce
qui touche les grands séminaires et généralement les établissements
d'instruction de tout ordre, que ceux de nos confrères qui peuvent y
exercer quelque influence sont priés de l'employer soit à faire placer
nos livres dans ces bibliothèques, soit à les faire distribuer en prix. La
Société et les Unions sont prêtes à disposer à cet égard d'un grand
nombre de volumes en don gratuit.
M. Delaire, comme contre-partie de cette diffusion d'idées et d'œuvres
allant du centre à la périphérie, fait ensuite un pressant appel à tous
nos confrères en faveur de la Bibliothèque récemment installée au siè^e
de la Société, et dont il serait très utile de voir les collections s'accroîlre
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100 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
pour le plus grand profit de la science sociale et des idées qui nous sont
chères. Combien de confrères, par exemple, dont les œuvres sont esti-
mées, n'ont jamais pensé à nous les envoyer, ou ne les ont envoyées
que pour un compte rendu, lequel dépossédait le secrétariat de l'ou-
vrage^ surtout à une e'poque où nous ne pouvions collectionner toutes
nos richesses. Combien de recueils périodiques sont encore incomplets
sur nos rayons, alors que cependant leurs livraisons embarrassent peut-
être des collections privées forcément peu extensibles. Combien de
documents, rapports officiels, brochures traitant de quelque détail de
réconomie sociale dans le présent ou dans le passé, prendraient subite-
ment une valeur infiniment plus grande, s'ils étaient rapprochés dans
une collection bien fournie, des documents analogues soigneusement
conservés et classés. Pour ne citer que deux exemples, on désirerait beau-
coup avoir au siège de notre Société deux collections qui sans doute ne
se trouveraient réunies que là ; d'une part les 500 ou 600 textes de livres
de raison (ouïes notices sur ceux de ces livres que Ton connaît et qui
sont encore restés manuscrits), qui à la suite des beaux travaux de
M. de Ribbe ont été en France tirés de l'oubli et en partie publiés. D'autre
part, une foule de grandes maisons industrielles possèdent ou ont eu
pour une période de leur existence, soit des notices d'ensemble sur
leurs institutions patronales, soit des statuts ou comptes rendus de telle
ou telle institution particulière; ces brochures n'ont jamais été en vente
et beaucoup sont sans doute épuisées. Il serait éminemment utile de
nous envoyer toutes celles qu'on pourrait encore retrouver, car c'est
seulement quand les travailleurs pourront consulter une collection suffi-
sante do ces documents, qu'on pourra songer à écrire l'histoire du
patronage industriel, ou à en édifier la théorie, si toutefois celle de Le
Play n'est plus jugée suffisante.
Avant de lever la séance, M. Welche rappelle encore que, pour com-
battre les erreurs qui nous égarent et accomplir les réformes desquelles
dépendent selon nous le salut et la prospérité de notre pays, il faut agir
et démontrer par l'exemple, mais il faut aussi convaincre par la parole
et Faction individuelle. Aussi recommande -t-il de ne négliger aucun
mode de propagande efficace des idées de réforme sociale et d'appli-
quer d'incessants efl*orts à grossir de jour en jour le nombre de nos
adhérents.
La séance est levée à 11 h. 1/2.
J. Cazajeux.
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BANQUET DE CLOTURE
L'assistance aussi brillante que nombreuse qu*on remarquait au ban-
quet de clôture du Congrès de 1893, offrait l'irrécusable témoignage de la
vitalité et des progrès croissants de l'école Leplaysienne. MM. Glasson et
Welcbe présidaient la réunion. Autour d'eux, parmi les invités du bureau
ou nos principaux confrères, nous citerons : MM. le prince d'Arenberg,
député ; le vicomte de Meaux, ancien ministre ; le conseiller Petit, de la
Ck>ur de cassation ; Artbur Desjardins, Anatole Leroy-Beaulieu, Clément
Juglar, Georges Picot, de l'Institut; Albert Le Play, sénateur; Henri /oly,
Lecaron, Raoul Allier, de Beaucourt, A. Delaire, Albert Babeau , A. Gi-
fot. J. Micbel, E. Cbeysson, A. Silvy,.Ch. Garnier, de Richement, de
elleville, A. Dupaigne, Blondel, Cazajeux, Auburtin, A. Fontaine, Ed-
mond Delaire, A. de Claye, Taunajr, de Chamberet^ Frantz Funck-Bren-
tano, Thoyer, Batcave, Kosakiewicz, Prévost, Edouard Fuster, P. La-
garde^ H. Decugis, etc., etc.
M. Glasson, président du Congrès, a pris le premier la parole.
M. Glasson. — Je vous ai dit,Messieurs, au début de cette session, que
le Congrès de 1893 serait particulièrement fécond ; aujourd'hui la
preuve est faite. Vos réunions de travail ont abordé un grand nombre
d'importants sujets, mais la plupart touchaient naturellement aux rap*
ports que crée Tindustrie entre patrons et ouvriers. Dans les séances du
soir, vous avez entendu des orateurs qui ont abordé les plus hauts pro-
blèmes politiques ou philosophiques de la vie sociale et qui ont tenu
rassemblée sous le charme par l'élégance de leur parole, parfois même
par , leur éloquence. Les après-midi ont été consacrés à visiter des
œuvres de patronage et vous avez pu constater comment un prince,
qu'on appellera plus tard le prince de la charité, sait répondre aux
attaques dirigées contre la société moderne. J'ai eu le plaisir de prendre
part au jugement d'un concours ouvert entre quelques-uns de vos jeunes
disciples et j'ai éprouvé une joie bien vive en courohnant des noms qui
m'étaient déjà connus par une autre école. Ceux qui portent ces noms
peuvent être certains qu'ils sont deux fois dans mon cœur.
Mais une joie plus délicate et plus pure encore était réservée à celui
qui a l'honneur de parler en ce moment. Il s'est retrouvé en face de
notre président annuel, qu'il avait eu le bonheur de connaître et d'es-
timer, il y a près de trente ans, à Nancy dans des temps bien différents.
Que d'événements tragiques se sont succédé depuis cette époque;
quelle brillante carrière vous avez parcourue, mon cher Président : avo-
cat à la cour d'appel de Nancy, adjoint au maire de cette ville sous le
second empire, vous avez été appelé au grand et douloureux honneur de
prendre en main, pendant l'année terrible, l'administration de la capi-
tale de la Lorraine. Maire de Nancy, c'est vous qui avez jusqu'au der-
nier jour, supporté le poids des baïonnettes prussiennes et qui le pre-
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102 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
mier avez reçu plus de dix mille Alsaciens foyant leur terre natale
devenue terre étrangère. Vous avez fait £ace à tous les besoins, prodi-
guant les secours matériels et les consolations morales. Un pareil dé-
vouement ne pouvait rester ignoré du chef de TÉtat et, lorsque M. Thiers
en eut connaissance, il s'empressa de vous confier radministration d'us
de nos départements les plus importants. C'est alors que vous avez été
successivement préfet à Agea, à Toulouse, à Lille, conseiller d^tat,
ministre. Ce cfui vous honore le plus, c'est que dans ces hautes et diffi-
ciles fonctions vous avez su être à la fois le fidèle représentant de l'État
et le représentant non moins dévoué de l'esprit de liberté. Aussi sous
votre administration, tous les hommes les plus éminents, sans distinc-
tion de parti, venaient rendre un éclatant hommage à ceux qui avaient
tiré la France du plus grand péril et, poor la première fois, on vit dans
vos salons officiels des familles qui n'y avaient pas paru depuis 1830. En
un mot, vous avez été l'homme de cœur qui unit les autres hommes.
Puis, après avoir bien mérité de la patrie par vos éminents services,
vous avez présenté votre candidature aux élections législatives à Nancy
même, là où vous aviez pratiqué le bien avec un désintéressement sans
bornes, et ceux qui sont deux fois vos compatriotes ne vous ont pas élu!
Perraellez-moi de vous le dire dans toute la sincérité de mon âme : je
vous félicite encore plus de cet échec que de vos succès, car ils prouvent
que vous êtes de ceux qui ne sauraient tolérer que les principes de leur
vie fléchissent devant le caprice des électeurs. {Bravos répétés.)
Certes si tous vos titres étaient nécessaires pour entrer à la Société
d'Économie sociale, bien limité serait le nombre des élus. Mais la
Société est moins exigeante ; elle ne demande à ses adhérents que la
bonne volonté et un peu de dévouement; c'est tout ce que j'ai pu vous
offrir, Messieurs, depuis que je vous appartiens. Cette année vous m'avez
accordé un insigne honneur. Je ne puis me l'expliquer que par votre
intention de consacrer à cette occasion l'union de la Société d'Économie
sociale avec l'École de droit, j^alme mieux dire avec l'enseignement du
droit, car cette expression plu» large réunit, comme elles le sont dans
ma pensée, les deux écoles sœurs, l'école de l'État et l'école libre, et j'ai
le devoir et le plaisir de les rapprocher puisque je compte de fidèles
amis dans l'une et dans l'autre.
Comment s'est définitivement opérée cette union entre le droit, l'éco-
nomie politique et les autres sciences sociales? C'est là toute une his-
toire qu'il serait trop long de vous raconter en entier; mais je voudrais
vous en dire le commencement et la fin. Déjà sous le ministère libéral
du duc Decazes, il avait été question de créer, à la Faculté de droit
de Paris, une chaire d'économie politique ; mais après le triomphe de la
réaction, ce projet fut abandonné. Une nouvelle tentative faite dans le
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BANQUET DE CLOTURE : DISCOURS DE H. GLASSON. 403
même sens, sous la monarchie de Juillet, par M. de Salvandy, n'obtint
pas plus de succès. Cependant quelques professeurs de droit et d'autres
savants comprenaient de plus en plus la nécessité d'introduire rensei-
gnement de l'économie politique dans nos Facultés. Dès 1850, le profes-
seur de droit commercial de la Faculté de droit de Strasbourg consacrait
quelques leçons à l'économie politique au début de chaque année sco-
laire. A Nancy des cours d'économie politique furent ouverts par MM. de
Metz-Noblat et Liégeois à l'époque où Ton créa une faculté de droit dans
celte ville. A la même époque, en 1865, une chaire d'économie politique
était instituée à la Faculté de droit de Paris. Mais ce n'était encore là
qu'un essai et non une mesure générale. Il fallut beaucoup de tjmps
pour arriver aune union complète entre les deux sciences. Le mariage et
ses préliminaires furent pénibles et difficiles et les deux futurs époux
n'échangeaient pas entre eux les aménités habituelles. L'Économie poli-
tique disait volontiers au Droit : « Vous êtes un peu âgé et même vieillot,
vous avez les habitudes minutieuses et étroites d'un vieux célibataire et
on ne saurait les tolérer plus longtemps. Tout votre aménagement inté-
rieur remonte au xvi* siècle, au temps de Cujas, à la méthode exégétique
et demande à être rajeuni. » Le Droit répondait sur le même ton à l'Éco-
nomie politique : « Mais vous, lui disait-il, n'étes-vous pas bien jeune,
trop jeune même, vous manquez d'expérience, vous vous plaisez dans un
état perpétuel d'équilibre instable et vous agitez les problêmes les plus
graves avec une imprudence qui nous effraie. N'affirmez-vous pas que la
population crott dans une proportion géométrique, sans rechercher s'il
s'agit là d'un fait local et passager ou général et continu, sans vous
demander si d'autres ne s'empareront pas de cette affirmation pour en
faire sortir la loi d'airain. Vous imaginez la théorie de la rente de la
terre, bien qu'on n'en voie guère de traces dans notre société, et vous
permettez ainsi à des esprits malveillants d'affirmer qu'il y a des pro-
priétaires qui s'enrichissent autrement que par le travail. »
A dire vrai le Droit et l'Economie politique avaient un peu peur l'un de
l'autre. Celle-ci se demandait ce qu'elle deviendrait si elle était assi:yettie
à la méthode précise et rigoureuse des jurisconsultes. Le droit redoutait
un envahissement complet. Après l'économie politique, viendra la
science financière; après la science financière, la statistique ; après la
statistique, ce qu'on appelle aujourd'hui la science d'État et peut-être
bien d'autres choses encore sous le nom de législation comparée. Or, le
Droit estimait qu'il était cependant nécessaire de laisser, dans les Facul-
tés de droit, une toute petite place au droit, si minime qu'elle fut, pour
former des magistrats et des avocats. Mais ces craintes réciproques
étaient heureusement atténuées par certaines sympathies. L'Économie
politique reconnaissait volontiers que le Droit, malgré son âge avancé.
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104 . RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
avait des mœurs austères et surtout qu'il était puissamment riciie, car il
comptait dans son patrimoine presque toute la jeunesse de la bour-
geoisie; et la jeunesse est la plus belle des richesses. Le Droit de son
côté avouait que l'Economie politique, comme une jeune fiancée, avait
des charmes inconnus ; elle lui ouvrait des horizons nouveaux du plus
haut intérêt. (Rires et applaudissements,)
Aussi le mariage finit par s'accomplir ; ce fut plutôt un mariage de
raison ; on ne commença pas par la lune de miel, mais par l'autre, et
quelques paroles aigres furent parfois échangées. Puis en se fréquentant
on apprit à se connaître, à profiter l'un de l'autre, à s'estimer. Alors est
venue la lune de miel, une longue lune de miel, qui, il faut l'espérer, ne
prendra jamais fin. Aussi voit-on aujourd'hui les économistes les plus
éminents de l'Institut réserver leurs plus belles couronnes pour les pro-
fesseurs des Facultés de droit qui enseignent l'Economie politique.
D'autres sciences sociales ont encore été mises à la portée de la jeu-
nesse. Qu'elle s'instruise donc avant de prendre parti dans les luttes
scientifiques ou autres. J'ai été, il y a quelques jours, profondément attristé
en apprenant l'ouverture d'un congrès d'étudiants socialistes. Ces deux
mots, étudiant et socialiste, jurent de se trouver ensemble. Celui qui
étudie n'a pas en effet le droit d'avoir déjà fait un choix. Je ne connais
qu'une seule espèce d'étudiants qui soit frappée d'une bonne marque,
c'est celle de l'étudiant qui travaille. Instruisez-vous, réfléchissez, discu-
tez les doctrines de vos professeurs et ensuite seulement vous pourrez
choisir en connaissance de cause. Peut-être vous arrivera-t-il encore de
vous tromper, mais au moins n'aurez-vous pas commencé par là. Ceux
qui oublient ces vérités peuvent éprouver plus tard un regret de les avoir
méconnues. En 1848 un jeune étudiant en droit, président du comité
républicain de son quartier, s'écriait dans l'ardeur de sa jeunesse :«I1
faut livrer la bourgeoisie riche à la fureur du lion populaire ». Celui qui
avait prononcé ces paroles imprudentes devint successivement maître
des requêtes au Conseil d'État, professeur d'économie politique à la
Faculté de droit de Paris, député du centre droit, sénateur, ministre de
rinstruction publique et, dans la suite, son « lion populaire » le gênait
un peu lorsqu'on lui en parlait dans l'intimité (1). Il s'excusait en invo-
quant sa jeunesse, car il savait bien qu'on est toujours plein d'indul-
gence pour elle et il ajoutait qu'on ne lui avait pas enseigné l'économie
politique ni les sciences sociales. Nos jeunes disciples qui m'écoutent en
(1) M. Casimir Pericr ayant rappelé ces paroles de jeunesse à celui qui
les avait prononcées et qui avait été nommé rapporteur de la commission de
Kerdrel, M. Batbie lit une tout autre réponse et se tira d'affaire par une cita-
tion do Burko : « Celui qui n'est pas républicain à vingt ans fait douter de la
générosité de son âme, mais celui qui, après trente ans, persévère encore fait
douter do la rectitude de son esprit ».
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BANQUET DE CLOTURE : DISCOURS DE M. WELCHE. 105
ce moment ne sauraient plus tard donner cette excuse. On commence à
donner cet enseignement nouveau et la Société d'Écunoraie sociale a elle
aussi organisé des cours. C'est pour consacrer une fois de plus cette
union, qu'elle m'a fait le grand honneur de m'appeler à la présidence
de ce Congrès. Permettez- moi, Messieurs, de vous exprimer toute ma
gratitude. Je vous avais promis jusqu'à ce jour mon dévouement ; désor-
mais je vous devrai aussi la reconnaissance. Soyez certains que je ne
manquerai pas à ce devoir et que le congrès de 1893 restera un des
souvenirs les plus agréables de ma vie de jurisconsulte. {Vifs applaudis-
sements,)
M. Wklche, président de la Société d'économie sociale ;
Monsieur le Président,
Je dois, au nom de la Société d'Économie sociale, vous exprimer toute
sa gratitude pour l'impulsion si vive que votre présidence a donnée à
son douzième congrès ; aucune mission ne pouvait m'être plus agréable.
Une collaboration, trop courte pour moi, a resserré entre nous des liens
d'amitié qui remontent à de longues années ; je désire vous rappeler
dans quelles circonstances nous avons été déjà associés à une même
œuvre, parce que cette œuvre s'inspirait de sentiments et d'idées qui
sont en honneur ici, le sentiment de la puissance de l'initiative privée,
ridée sainement entendue de la décentralisation intellectuelle.
ISancy, dont vous devez vous souvenir et où vous n'êtes pas oublié,
poursuivait depuis longtemps la pensée de restaurer toutes les institu-
tions utiles qui avaient honoré son ancienne existence de capitale, et
son désir le plus obstiné était de relever chez elle la gloire de l'Univer*
site lorraine. Le gouvernement impérial, frappé par l'énergie de la
revendication, par l'unanimité de la demande formulée par une popula-
tion tout entière, avait, il y a quelque trente ans, consenti à la création
de deux facultés, la Faculté de droit et la Faculté des lettres, sous la
condition que la ville prendrait à son compte toutes les dépenses de
constructions et d'installation et s'engagerait à garantir l'insufflsance
des recettes au cas où les droits d'inscriptions ou d'examens ne couvri-
raient pas les frais de l'enseignement.
Mais en imposant cette charge à la ville le ministre en atténuait les
périls en nous envoyant pour inaugurer les cours une pléiade de jeunes
et brillants professeurs que je retrouve aujourd'hui à la tête du grand
enseignement et parmi lesquels vous étiez au premier rang. Quel
enthousiasme autour de vous et quelle chaleureuse sympathie dans ces
auditeurs de tous âges qui se pressaient pour vous entendre sur les
amphithéâtres provisoirement aménagés dans l'ancienne Université. Le
succès nous avait rendus audacieux et la municipalité avait obtenu de
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106 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
créer à ses risques une chaire d'économie politique, la première qui fut
installée dans une Faculté de TËtat et qui était confiée à mon compa •
triote M. Alexandre de Metz-Noblat,qui a eu l'honneur d'ouvrir chez nous,
comme privat-docent, ce cours qu'il appelait modestement Programme
d'un cours d'Économie politique.
Vous n'étiez pas de ceux qui restent longtemps en province, Paris vous
réclamait et l'éclat de votre enseignement aussi bien que vos travaux
sur le mariage civil et le divorce, sur l'histoire du droit et des institu-
tions judiciaires en Angleterre et en FraEce [marquaient votre place à
l'Institut.
En nous apportant votre concours et la sûreté de votre direction vous
avez dû ressentir la satisfaction intime d'entendre, dans une de nos
séances de travail, l'un de vos élèves, M. le professeur Blondel, recueil-
lir un éclatant succès en nous traçant le tableau des progrès du socia-
lisme en Allemagne. Vous aviez inauguré nos séances par un discours
imprégné de votre saine raison, semé d'aperçus d'une finesse d'obser-
vation délicate, dans lequel j'ai reconnu tout le charme et l'autorité de
votre parole, et je me suis félicité de nous retrouver après un si long
temps, fidèles à nos traditions, ayant la même foi dans la liberté, con-
servant le même respect pour les opinions des autres, professant le
même amour pour cette justice que nos vieux maîtres nous ont définie :
Constans et perpétua volontas jus suum cuique tribuendû (Très bien.)
Au nom de la Société d'Économie sociale, je vous remercie de ce que
vous avez fait pour elle : nous serons heureux si nous pouvons vous rat-
tacher plus étroitement à nos travaux annuels par les liens de notre
reconnaissance.
Messieurs, cette séance d'ouverture nous ménageait plus d'une bonne
fortune ; à peine avions-nous cessé d'écouter M. Glasson que nous
entendions M. le vicomte de Meaux nous exposer, avec une grande élé-
vation de pensée et de langage, les réflexions qu'un récent voyage lui a
suggérées sur les rapports de l'Église et de l'État aux États-Unis d'Amé-
rique. Aux États-Unis l'Église et l'État vivent côte à côte, sans être
séparés parce qu'ils n'ont jamais été attachés l'un à l'autre, sans se
nuire parce que la liberté d'association qui garantit le patrimoine de
l'Église est protégée par l'autorité judiciaire, sans se craindre parce que
l'esprit de la nation et celui du gouvernement sont religieux et qu'aucun
acte de la vie publique, aucune cérémonie, aucune fête ne s'accomplis-
sent sans que celui qui préside à la réunion n'ait appelé sur l'assem-
blée et sur le pays, la bénédiction de Dieu. L'Église s'administre par
elle-même, elle choisit ses chefs parmi ceux qu'elle juge les plus dignes.
Une telle situation est-elle possible en France? Gela est difficile à
penser, car toute idée de séparation de l'Église et de l'État se traduit
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BANQUET DE CLOTURE : DISCOURS DE M. WELCHE. 107
chez nous par une menace pour Tavenir de la religion et la séparation
serait un déchirement dont l'Église souffrirait sans doute, mais auquel
elle survivrait ; en serait-il de même pour l'État quand l'enseignement
de l'école sans Dieu se serait substitué à l'autorité et à l'enseignement
de la morale religieuse ? Pendant que M. le vicomte de Meaux nous
développait un tableau qui nous entraînait à un triste retour de pensée
sur ce qui se passe au milieu de nous, il nous semblait entendre passer
à travers ses paroles le souffle inspiré du grand orateur chrétien qui a
attaché son nom à la défense de la liberté d'enseignement et des droits
les plus sacrés du père de famille.
La seconde séance publique a été ouverte par le rapport toujours si
intéressant et si nourri de notre secrétaire général sur les travaux qui
ont occupé nos séances; puis M. Gheysson a rendu compte, comme il
sait le faire, du concours de travaux monographiques ouvert pour la
première fois. Trois des travaux présentés ont été analysés par M. Gheys-
son et ont mérité les éloges des juges du concours. L'épreuve est déci-
sire et l'an prochain, alors que les concurrents auront eu plus de temps
pour préparer leur travail, nous constaterons que l'exemple donné aura
été largement suivi.
M. Paul Desjardins a pris ensuite la parole et, dans une conférence
brillante, élégante et très applaudie, il nous a parlé de ce qui unit les
hommes, mais après nous avoir montré ce qui les divise : l'égoïsme, l'in-
différence vis-à-vis des souffrances d'autrui. Le mai cependant n'est pas
aussi général qu'il le paraît, la compassion est à l'ordre du jour et
l'isolé dont M. Desjardins nous a retracé le sombre portrait doit être une
jrare exception. Ge qui peut nous unir, c'est Pamour ; on aurait pu dire
le dévouement, car chacun entend sa dette d'amour à sa manière. Le
remède est bon et M. Desjardins en le recommandant s'est justement et
très spirituellement défendu de vouloir créer une religion. 11 avait raison :
la religion qui proclame la loi d'amour n'est pas à créer, la maxime
« Aimes-vous les uns les autres » n'est pas nouvelle, il y a dix-huit cents
ans que du haut d'une croix elle est tombée de la bouche de Dieu. Mais
il faut la mettre en pratique et nous n'en prenons pas le chemin.
Pour ma part, laissez-moi vous l'avouer, à défaut d'un amour qui
est encore bien enfoui au fond des cœurs, je me contenterais d'équité et
de tolérance ; j'irais même jusqu'à transiger pour le sincère exercice de
cette dernière vertu,et je sentirais quelque soulagement à voir pratiquer
ce précepte plus facile : Supportons-nous les uns les autres.
Dans notre dernière séance publique M. Dupaigne, inspecteur hono-
raire de Pinstruction publique, nous a parlé du rôle social de la musique
ei de la nécessité de substituer l'enseignement du solfège à la méca-
da piano et de donner le pas aux sociétés chorales sur les fan-
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■TR^'
108 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
fares. Il nous a montré les populations voisines de la Suisse, de la
Norvège, de TAllema^Tie, chantant dans toutes leurs réunions d'une voix
juste et claire des mélodies populaires ou des airs nationaux, connus de
tous, repris en chœur et en parties par toute une assistance, l'entraînant
dans un sentiment commun par les souvenirs de l'enfance ou du pays
natal, et il a regretté de voir ces habitudes harmonieuses délaissées
aujourd'hui chexnous, M. Dupaigne avait raison, on trouve dans ces dif-
férences d'habitudes Tindication d'une prédisposition sociale et il y a
une grande différence entre l'état moral d'un peuple qui chante et celui
d'un peuple qui ne chante pas ou qui ne chante plus.
M. Fuster, que nous avons entendu le même soir, nous a entretenus de
la vie ouvrière à Berlin : son étude de mœurs faite avec un grand talent
d'observation a été tracée d'une façon saisissante. M, Fuster a eu le cou-
rage'de poursuivre son enquête dans les bouges où certains ouvriers
berlinois vivent et s'agitent et dans l'hôpital où ils sont soignés ; il a été
le confident de leurs plaintes, de leurs revendications, il nous les a
montrés aigris, irrités, entraînés fatalement vers le socialisme comme
vers une foi nouvelle. M. Fuster, qui est le premier lauréat de notre con-
cours de monographies, n'en est plus à faire ses preuves, c'est un talent
confirmé et l'estime même que ce talent commande oblige à lui parler en
toute franchise. Je lui demanderai, comme l'a fait M. Cheysson, si les
tableaux qu'il nous a brillamment tracés peuvent être généralisés : ne
s'est-il pas laissé subjuguer par l'immense pitié que doivent inspirer les
misères qu'il a touchées du doigt, au point d'être absorbé par elle ?
M. Fuster est un explorateur, et dans ses voyages ayant pour objet
l'observation sociale il n'a pas dû négliger les excursions pittoresques.
Ne lui est-il pas arrivé parfois, dans quelques contrées montagneuses
de la Suisse ou du Tyrol, de se trouver, au sortir d'un col couronné
de frais ombragés, tout à coup au bord d'un ejffrayant précipice? Il
s'est senti attiré vers l'abîme comme par une force invincible jusqu'au
moment où, se reprenant lui-môme, il a reporté ses regards vers le ciel
bleu, les grands arbres, leur verdoyant feuillage ; cette vue a reposé ses
yeux qui ont pu alors sonder sans efTroi les profondeurs du gouffre. La
misère morale et physique exerce aussi cette pénible fascination, le
cœur est serré, l'esprit obsédé et comme envahi jusqu'au moment où
Ton s'arrache à l'obsession en cherchant plus haut des points de compa-
raison, et il arrive toujours qu'on en rencontre de plus rassurants.
Il ne m'est pas possible d'admettre que, dans ce pays où le zèle évan-
gélique rivalise avec la charité chrétienne, le malheureux soit irrémissi-
blement abandonné à lui-même; peut-être M. Fuster aurait-il trouvé
dans leurs œuvres quelque réconfort, quelques couleurs moins sombres
pour en charger sa palette, et son tableau en aurait été illuminé sans rien
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BANQUET DE CLOTURE : DISCOURS DE M. WELCUE. 109
perdre de sa fidélité. Il faut chercher à voir les faits très exactement ;
mais il faut se défendre d'un parti pris inconscient; il faut étudier les
mœurs et les littératures étrangères^ mais sans subir leur empreinte. Il
faut craindre Schopenhaûer, il faut même se méfier de Tolstoï. (Très
bien! très bien!) Le pessimisme, le mysticisme non plus^ ne sont pas
dan» le caractère de notre race ; ne nous laissons pas envahir par eux.
Notre génie national, qui vaut bien les autres, croyez-le, ne nous porte
pas à la mélancolie, encore moins à la désespérance. Désespérés à
votre âge, ah ! jeunes gens I Que ferez-vous donc au nôtre et quand vous
aurez, comme nous, épuisé les déceptions de la vie? (Applaudissements.)
Nous avons eu aussi nos illusions et nos espoirs, nous avons goûté
les satisfactions des projets réussis, parfois les joies du triomphe; puis
les mauvais jours sont venus; nos rêves ont été brisés, nos œuvres dé-
truites ; ce que nous honorions a été insulté, honni ; nous avons vu les
ruines s'amonceler, nous avons connu la trahison des événements, la
défection des amis; nous avons subi Tisolement, presque l'ostracisme;
nous avons pu en être attristés, nous n'avons pas été abattus. Notre voix
est tombée, notre ardeur ne s'est pas éteinte ; notre bras 3st devenu dé-
bile, nos âmes sont restées vaillantes ; nous luttons encore, sans fai-
blesses, parce que nous avons confiance en Dieu et que nous avons es-
poir en vous. C'est pour vous que nous entretenons, comme au fond d'un
sanctuaire, la pure flamme où vous allumerez les flambeaux que vos
mains plus heureuses porteront partout où l'on appelle la lumière.
Courage donc, écartez la tristesse, laissez chanter dans vos poitrines
Toiseau de la jeunesse, lespérance ! Travaillez, suivez la sûre méthode
de l'observation des faits dans leur réalité, mais variez la direction de
votre objectif et multipliez vos sujets d'étude, avant d'arriver à des
conclusions. Surtout ne proscrivez pas l'idéal : c'est lui qui vous aidera
à franchir les étapes souvent douloureuses du rude chemin qui mène à
la vérité. (Tnple salve cTapplaudissements!)
Je ne veux, Messieurs, ni abuser de votre bienveillance, ni anticiper
sur le rapport général que Tan prochain M. Delaire vous fera ; j'adresse
donc nos remerciements collectifs à tous ceux qui, de près ou de loin, ont
pendant cette année prêté leurs concours à nos travaux.
Je dois cependant vous dire un mot encore des intéressantes visites
que nous avons faites dans divers établissements créés par la Société phi-
lanthrophique et dont M. le prince d'Arenberg, à qui j'en exprime
toute notre gratitude, a bien voulu nous faire les honneurs avec toute
sa bonne grâce, dont il nous a exposé le fonctionnement avec un sen-
timent si profond des devoirs et une connaissance si complète des res-
sources de la charité.
Notre confrère aimé M. Lefébure nous amis aucouiant des progrès de
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110 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE-RENDU GÉNÉRAL.
l'Office central de la charité dont le programme, nous ne Toublions pas,
a été développé par lui dans une de nos sessions.
L'usine de parfumerie Gellé-Lecaron nous a donné le consolant spec-
tacle d'un atelier où patrons et ouvriers vivent dans la paix, la concorde
et Taffection; et nous avons ensuite visité la maison de la Providence
dirigée, rue de Reuilly, par les «œurs de Saint- Vincent-de-Paul, et les
ouvroirs, réfectoires, habitations économiques, créés ou patronnés et
subventionnés par la Compagnie de Paris à Lyon et à la Méditerranée.
Nous espérions compter parmi nos convives M. Noblemaire, directeur
de cette Compagnie; il a été empêché, j'aurais voulu lui adresser direc-
tement vos félicitations, notre confrère M. Jules Michel voudra bien les
lui transmettre.
Mais avant que le bouquet de vos sentiments très sympathiques lui soit
présenté, je vous demande d'en détacher une fleur pour la remettre
directement à M. Jules Michel, son collaborateur, qui a une si large part
dans toutes ces œuvres patronales, qui les comprend et les exécute avec
tant de dévouement et qui porte un cœur à la hauteur de son mérite.
Un mot encore : la Société d'Economie sociale a eu cette année la
satisfaction de voir la Société des agriculteurs de France la convier à
ouvrir une enquête commune sur la condition actuelle des ouvriers
ruraux, sur la dépopulation des campagnes et sur les moyens d'y remé-
dier. Cette invitation flatteuse, qui est un hommage rendu à la méthode
d'observation mise en honneur par notre maître, a été acceptée avec
empressement. Une commission mixte dresse en ce moment le question-
naire h soumettre à nos correspondants et prépare la circulaire expli-
cative qui doit l'accompagner. Je demande à tous nos adhérents, et
spécialement à nos confrères des Unions, de nous apporter pour ce tra-
vail leur concours le plus actif.
Il me reste une dette personnelle à payer tout en acquittant la vôtre. Il
faut avoir été président de la Société d'Économie sociale pour connaître
tous les services qui lui sont rendus par son secrétaire général. M. Dé-
faire est rdme de la Société, le lien sympathique et agissant des Unions,
le correspondant laborieux et estimé de tous nos amis étrangers dont il
sait accroître le nombre. Il est encore le guide expérimenté, obligeant et
discret de ceux que vous appelez à présider vos travaux annuels. Je le
remercie eu votre nom, je le remercie encore pour moi et du fond du
cœur. Grâce à lui surtout, et aussi grâce avons. Messieurs, l'honneur que
vous m'avez fait et que je redoutais ne me laissera que des souvenirs
charjTKints et précieux. {Applaudissements répétés.)
M. JcLEs Michel. — Messieurs, fidèle aux traditions, votre bureau vous a
proposé, comme les années précédentes, de visiter les établissements
qui, entre beaucoup d'autres, lui ont paru de nature à vous donner une
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BANQUET DE CLOTURE : ALLOCUTION DET M. JULES laCIlBL. 111
idée des eCTorts qui se font à Paris pour assurer le rè^ne de la paix
sociale.
Partout vous avez été reçus avec la satisfaction que cause aux âmes
généreuses la certitude de voir leurs efforts appréciés par des hommes
aussi compétents que vous Têtes, et vous avez pu leur décerner des éloges
d'autant plus précieux qu'ils n'étaient ni ambitionnés, ni recherchés.
Aujourd'hui mon rôle est plus modeste : je viens les remercier en votre
nom pour Taccueil qui vous a été fait, pour le sentiment de confiance
dans l'avenir que vous a inspiré ce faisceau de bonnes volontés, à qui la
paix est promise comme récompense sur la terre.
Vous avez salué le Cercle des jeunes gens de l'Union chrétienne qui ne
manquera pas de contribuer à accroître ce faisceau de bonnes volontés
si précieuses.
Vous avez renouvelé connaissance avec l'Office de la charité et avec
l'Hospitalité du travail d'Auteuil, si intimement unis dans leur désir de
venir en aide à tous ceux qui soufTrent.
Vous avez dans l'usine Gellé constaté une fois de plus quelle est la
puissance d'un patronage bienveillant pour assurer l'harmonie sociale.
M. Le Play disait volontiers que les institutions ouvrières les plus
savamment organisées sont des expédients qui ne valent pas les bonnes
coutumes de l'atelier bien comprises et sérieusement mises en pratique
par un patron dévoué. Aujourd'hui l'expédient tend à devenir la règle.
Est-ce un bien? est-ce un mal? l'avenir nous le dira. En attendant féli-
citons-nous de rencontrer sur notre chemin des patrons comme MM. Le-
carron, et des familles d'ouvriers comme celle de Goussard que vous
avez récompensé solennellement dans votre première séance. •
Des parfums de l'usine Gellé vous avez passé aux odeurs de la ville de
Paris ; et vous avez pu constater combien la science et les soins assidus
des ingénieurs les rendent inoffensives pour notre odorat, en même temps
que profitables pour les légumes dont nous faisons notre nourriture.
La Société d'Économie sociale s'évertue à rechercher les moyens d'ac-
croître les familles. Si elle ne veut se heurter un jour aux désolantes
thèses de Malthus qu'on vous signalait il n'y a qu'un instant, il faut
qu'elle ne dédaigne aucun moyen d'accroître aussi les produits de la
terre. La Ville de Paris nous a montré comment on y peut arriver.
Puisse cet exemple nous profiter, sans nuire à personne?
Vous avez terminé vos études sociales par la visite de deux établis-
sements dus à l'initiative privée. Vous avez vu deux grandes maisons
d'éducation dirigées par des sœurs de Saint- Vincent-de-Paul, qui, sans
subvention de la Ville ni de TÉtat, exercent leur action bienfaisante ici
sur 2000 enfants, jeunes gens ou jeunes filles, là sur un millier de per-
sonnes. Et dans ce nombre vous avez distingué 50 jeunes filles et une
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ilî RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉRAL.
trentaine de mères de famille, appartenant au personnel employé par la
Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée, sur lesquelles la Compagnie exerce
un patronage tout spécial.
En son nom, Messieurs, je vous remercie d'être venus leur apporter
le puissant encouragement de votre présence, et d'avoir décerné une
de vos récompenses à Tune de ces jeunes fllles dont vous avez apprécié
le dévouement dans la famille ; vous avez en même temps applaudi les
rares qualités d'énergie et de vaillance de son père, ancien ouvrier de la
Compagnie P.-L.-M., qui a su élever une famille de dix enfants avec
Taidc d'une compagne digne de lui, et avec Taide de sa fille aînée qui
est comme la seconde mère de ses sœurs et de son frère. Je remercie en
particulier notre président M. Welche. (les paroles si touchantes, si
élevées par lesquelles il a commenté devant les jeunes filles de Touvroir
les intentions de la Société d'Économie sociale dans l'attribution de
ses récompenses annuelles.
Après cette émouvante cérémonie, vous vous êtes trouvés en présence
de cre'ations dues au patronage ou à Tintervention directe de la Société
philanthropique. Je veux parler de la maison construite par la Société
des habitations économiques et du réfectoire destiné aux ouvriers de la
Compagnie P.-L.-M.
Vous aviez déjà vu les jours précédents les dispensaires et asile de
nuit de la Société philanthropique, c'est-à-dire les institutions destinées
à soulager et à prévenir, si possible, les misères matérielles. Vous avez
fait un pas de plus et vous avez vu comment elle s'y prenait pour pré-
venir les défaillances morales.
Car le personnel de la Compagnie auquel s'adressent ces nouvelles
institutions, ce ne sont pas des pauvres, ce sont des hommes vivant de
leur travail, que nous cherchons à préserver d'entraînements fâcheux,
ou de contacts dangereux. C'est à cette tâche qu'est venue nous aider
la Société philanthropique ; et c'est d'avoir si bien compris, [et d'une
manit^re si large, sa mission charitable que je voudrais la remercier
ainsi que son digue président, le prince d'Arenberg.
Depuis que j'ai eu l'honneur d'approcher les membres de la Société
philanthropique, j'ai pu apprécier le concours actif et dévoué donné
à tant d'œuvres de haute utilité sociale par les hommes distingués qui
la composent. Il y a quelques jours un de nos confrères exposait de-
vant vous les œuvres d'assistance de la ville de Genève et faisait
ressortir avec complaisance la part active que prenaient à leur surveil-
lance les hommes les plus haut placés dans l'estime de leurs conci-
toyens. Il paraissait croire que les Parisiens étaient incapables de se
donner avec la même générosité persévérante. Eh bien, Messieurs, j'ai pu
lui répondre, non sans quelque fierté : Que n'avez-vous vu à l'œuvre les
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BANQUET DE CLOTURE : TOAST DE M. DELAIRE. 113
membres de la Société philanthropique? Les personnes charitables à
Paris ne s'y trompent pas, et cette Société, vieille de plus d'un siècle,
fidèle à l'esprit de charité large qui a présidé à ses débuts, est choisie
de préférence comme dispensatrice de leurs libéralités, par nombre
de personnes qui veulent, soit de leur vivant, soit après leur mort,
faire le bien à coup sûr.
J'adresse donc mes remerciements à la Société philanthropique et
comme membre de la Société d'Économie sociale, et comme ingénieur
de la Compagnie P.-L.-M. A ce dernier titre aussi, j'éprouve le besoin
de rapporter à la Société d'Économie sociale le mérite d'avoir provoqué
les institutions auxquelles vou» vous êtes intéressés hier en faveur du
personnel de la Compagnie. C'est du sein de votre Société que l'idée
en est sortie. Vous n'avez pas oublié qu'il y a trois ans vous aviez choisi
pour président de votre congrès annuel l'éminent directeur de la Compa-
gnie P.-L.-M., M. Noblemaire. Il vous avait vus à l'œuvre, et, quelques
mois après, sachant les relations que j'avais avec vous, comptant sur
les enseignements que j'avais puisés au milieu de vous, il me confia le
soin de proposer à notre conseil d'administration les améliorations que
je jugerais réalisables. Vous en avez vu quelques-unes ; à vous en re-
vient l'honneur. '
Aussi, Messieurs, vous me permettrez d'associer dans un même toast,
la Société philanthropique et le Conseil d'administration de la Compa-
gnie P.-L.-M., et d'y joindre toutes les personnes qui ont bien voulu nous
accueillir dans le cours de nos visites, {Applaudissements.)
M.Delaire, secrétaire général. — J'aurais bien quelque droit, Messieurs,
de prendre la parole pour un fait personnel; je me borne à reporter les
remerciements et les éloges de M. le Président à qui de droit, c'est-à-
dire aux collaborateurs nombreux de notre Congrès, orateurs, rappor-
teurs, secrétaires, sans oublier la presse dont le concours nous est si
précieux. Mais j'ai le devoir de vous exprimer ici les regrets de ceux que
divers motifs ont empêchés au dernier moment d'être des nôtres :
M. Charles Morisseaux, Téminentidirecleur de l'industrie au Ministère de
l'agriculture, de l'industrie et des travaux publics de Belgique, président
de la Société belge d'Économie sociale; M. Noblemaire, directeur de la
Compagnie P.-L.-M. que nous espérions féliciter ce soir des belles insti-
tutions que nous avons visitées hier ; M. Alfred André et M. Buscarlet,de
rUnion chrétienne des jeunes gens, retenus par un conseil spécial de
cette belle institution; M. Claudio Jannet, dont la santé est malheureu-
sement éprouvée; MM. Lefébure, Gibon et Béchaux empêchés, comme
MM. Dejace, de Liège, et Dubois, de Tours, par des inquiétudes ou des
La Rkp. Soc, 1" juillet 1893. 3e série, t. VI (t. XXVI col. ), 8.
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114 RÉUNION ANNUELLE ; COMPTE RENDU GÉNÉPAL.
devoirs de famille ; enfin M. Paul Desjardins,que vous auriez eu plaisir à
féliciter encore et dont je reçois à Tinslant une dépêche que je dois vous
lire ':
« Cher monsieur,
« Je suis dans la pe'nible nécessité de m'excuser auprès de vous pour
ce soir. J'ai attendu jusqu'au dernier moment un retour de force ; mais
me voici alité avec la fièvre, et je me ferai porter directement à la cam-
pagne si je me relève. Ma fatigue est extrême.
« Est-il besoin de vous dire mes regrets? Vous m'avez accueilli avec une
bienveillance telle, que j'ai pu oublier mon insuffisance et prendre,
comme confrère, une modeste part à vos travaux. L'esprit dans lequel
vous agissez est précisément celui que je voudrais répandre, et dont j'at-
tends le salut social.
« Me sentant vôtre à ce point, je suis tout à fait affligé de ne pouvoir
rompre ce soir le pain avec vous, ce qui m'eût rendu tout à fait votre
compagnon, au sens étymologique et matériel. Je ne cesserai toutefois pas
de l'être en pensée et on volonté. Au contraire, il faut compter sur moi.
« Athénée raconte quelque part que les anciens Rhodiens avaient un
charmant usage. Au retour de la première hirondelle, quelques gamins
de rile la capturaient, et, la tenaùt délicatement sans lui faire mal, ils
s'en allaient la montrer de porte en porte, tout en implorant quelque
aumône. On peut lire dans Athénée la chanson dont ils accompagnaient
cette pratique : elle est t harmante.Toutle monde alors, informé par eux,
criait : « Voici le printemps! » — Je viens à votre porte comme un de ces
enfants de Rhodes, isolé, sans titre et sans mandat. Votre seuil m'a été
hospitalier, et vous m'avez demandé si c'était le printemps que j'annon-
çais.—le vrai printemps de la société régénérée par l'amour et le mutuel
sacrifice. Qui sait? ai-Je dansles mains la première hirondelle ? — Je puis
vous dire 'du moins que Fidéalisme, qui était dans les imaginations seules, il
y a deux ans, est à présent dans les bonnes volontés. Beaucoup de jeunes
gens brûlent de s'utiliser. Accueillez-les, comme vous m'avez accueilli.
« Agréez, cher monsieur, pour vous et pour vos confrères, l'hommage
de la profonde gratitude et du ferme attachement de votre nouvel ami. »
« Paul Desjardins. »
Il n'est pas besoin de' dire par quels applaudissements a été accueilli
ce ravissant bijou littéraire. M. Paul Desjardins, dans son charmant mes-
sage, avait su exprimer les vœux de tous les assistants, en leur disant
avec autorité que tant d'efforts entrepris par Le Play et par ses disciples
n'avaient pas été vains, puisque les générations montantes s'annoncent
meilleures, au moins dans quelques milieux intellectuels. 11 les encou-
rageait à redoubler de zèle dans l'action, et de tact dans le zèle, pour
que ces bonnes volontés naissantes trouvent dans notre école un aliment
et surtout un ralliement. Qu'ils viennent donc à nous, tous ces bons com-
pagnons de la vie nouvelle. Ils seront les bienvenus, de quelque point
de l'horizon qu'ils arrivent. Ce congrès même, par les orateurs qu'il a
entendus, par les idées qu'il a propagées, parles œuvres qu'il a visitées,
n'est- il pas la meilleure preuve de notre largeur d'esprit? Elle a été
remarquée cette année par quelques-uns presque comme une nouveauté,
alors cependant qu'elle a toujours été une de nos traditions les plus
suivies, H. Dubreuil.
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ANNALES DE LA CHARITÉ
ET DE LA PRÉVOYANCE
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'-^i
OFFICE CENTRAL DES INSTITUTIONS CHARITABLES
DEUXIÈME ASSEMBLÉE GÉNÉRALE
Hospltiftllté du travail (remines)
Fondation ]>iul>eapln ( tiomniea )
LWfice central des institutions charitables a tenu le mardi 30 mai, à
quatre heures, sa seconde assemblée générale dans une salle de THospi-
taliié du travail, avenue de Versailles, 52.
La séance a été présidée par M. le marquis de Vogué, membre de l'Ins-
titut, président de l'œuvre. Une très nombreuse assistance remplissait le
vaste local choisi et décoré pour la réunion, et témoignait ainsi de la
sympathie croissante qu'inspire l'Office central de la charité.
M. LE MARQUIS DE VoGûÉ a ouvcrt la séance par Tallocution suivante :
Mesdames, Messieurs,
L'Office central des Institutions charitables tient aujourd'hui sa
deuxième assemblée générale; la première a eu lieu ici-môme, Tan der-
nier : l'œuvre naissait alors, je crois pouvoir dire qu'elle vit maintenant
et que son existence, quoique bien courte, est déjà bien remplie. Nous
avons tenu à nous réunir de nouveau dans cette salle, qui a vu nos
débuts, sous les auspices de l'œuvre admirable qui se poursuit dans ces
murs : par reconnaissance d'abord ; car nous avons profité de la sympa-
thie excitée par la généreuse initiative qui l'a rendue possible, par le
dévouement sans bornes et l'intelligence hors ligne de la supérieure
et de la conununauté qui la dirigent ; par sympathie, à notre tour, pour
une œuvre que nous avons ' contribué à faire connaître, qui grandit
à côté de nous, qui nous doit une partie de ses succès, que nous
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.fr^
ilB ANNALES DE LA CHARITÉ ET DE LA PRÉVOYANCE.
désirons encore plus grande, à laquelle nous sommes heureux d'ap-
porter l'encouragement de votre présence. Nous lui avons donc de-
mande l'hospitalité pour ce soir, nous étions sûrs d'être bien accueillis
dans une maison dont l'hospitalité est la devise; mais ici, le travail est
la condition de l'hospitalité : c'est une règle absolue à laquelle nous
devons nous soumettre comme tout le monde. C'est donc à une réunion
de travail que vous êtes convoqués : vous êtes conviés à étudier avec
nous des faits, des chiffres, des documents ; l'étude est peut-être aride,
mais vous n'êtes pas venus si nombreux uniquement pour une fête lit-
téraire : vous êtes venus vous associer à une œuvre active, et ce qu'il
vous importe de savoir, c'est comment cette action s'est exercée, quels
sont les résultats qu'elle a obtenus, quel est le bien qu'elle a fait.
Cet exposé vous sera fait par celui qui a vraiment qualité pour le faire,
à cause de la part qui lui revient dans la création et le fonctionnement
lie Pneuvre, par notre très dévoué et très aimé secrétaire général,
M. Lefébure, Les détails, les faits qu'il vous exposera vous feront com-
prendre, mieux que toute définition, quelle est la nature de notre œuvre.
Nature toute spéciale, qui la distingue de toutes les œuvres existantes :
elle ne cherche pas à les remplacer, mais à provoquer leur action,
à les aider, à les faire connaître, non seulement de ceux qui ont besoin
d'elles, mais de ceux qui cherchent une application de leur charité ;
notre but est de multiplier les effets de la charité en coordonnant ses
efforts, en tâchant de supprimer l'effort inutile ou mal dirigé. Notre vue
s'étend non seulement autour de nous, mais au loin, dans la France
entière, jusqu'à l'étranger. Nous voulons montrer le bien qui se fait,
celui qui reste à faire, multiplier le bien par l'exemple même du bien.
Exemple salutaire, nécessaire, surtout aujourd'hui. Le dernier siècle a
fmî dans des convulsions dont une des causes principales a été la dis-
proportion entre les privilèges politiques et les services politiques des
privilégiés. Prenons garde que la disproportion entre les avantages et les
services sociaux n'expose notre siècle qui finit à des crises autrement
redoutables, car ce sont les bases mêmes de Tordre social qu'elles
détruiraient. {Vive approbation.) Le péril social existe, il serait puéril de
le méconnaître ; le meilleur moyen de le conjurer est la pratique du
devoir social, tel qu'il a été si bien défini par l'un des nôtres, et qui
n'est que lapplication du devoir chrétien aux besoins des temps
modernes. (Now^elle approbation.)
Des études auxquelles nous nous livrons nous sommes convaincus
qu'il sortira la preuve que ce devoir social est beaucoup mieux rempli
que ne le prétendent les détracteurs de l'ordre ; mais nous voulons qu'il
en ressorte aussi un encouragement, une attraction pour les bonnes
volontés, pour les intentions généreuses qui restent trop souvent à Tétat
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RAPPORT DE M. LÉON LEFÉBURE. 117
d*intentions faute d^ane direction, faute d'un centre où se ratacher. Ce
sont les jeunes gens surtout que nous voudrions attirer et entraîner en
I^us grand nombre. Nous les appelons à nous, nous leur demandons de
se préparer à nous remplacer, quand Theure prochaine de la retraite
aura sonné. Votre voix, Mesdames, sera peut-être mieux entendue que
la nôtre : nous vous convions à cette propagande. Notre ambition est
haute, mais elle ne sera pas déçue, si vous voulez bien nous prêter le
concours de votre dévouement et de votre charité.
Le conseil d'administration, quoique né d'hier, a déjà été frappé. Il a
perdu cette année un de ses membres les plus sympathiques ; M. le mar-
quis de Mortemart représentait dans son sein des œuvres considérables,
et surtout cette admirable œuvre des enfants incurables de la rue Le-
courbe, la plus méritoire peut-être de toutes les œuvres qui soulagent
les misères humaines. C'était un homme de bien, un chrétien solide, qui
avait demandé à ses convictions religieuses la règle de toute sa vie, et
qui trouva en elles la force de mourir avec une rare fermeté. Vous vous
associerez aux regrets que nous cause sa mort prématurée. (Vive et una-
nime adhésion,)
Avant de donner la parole à notre Secrétaire général, j'ai encore un
devoir à remplir : c'est de remercier publiquement, au nom de l'Office
central, IL l'architecte Gouny qui a dressé tous les. plans de la Maison
de travail, a fait exécuter tous les travaux, sans accepter aucun hono-
raire et sans même consentir à être remboursé de ses frais personnels.
11 a tenu, sous cette forme désintéressée, à être un des bienfaiteurs de
l'œuvre et il a droit à sa reconnaissance. Mais^nous ne saurions oublier
que c'est à la Compagnie des chemins de fer de l'Est, dont M. Gouny est
l'architecte, que nous devons son concours. Nos remerciements s'adres-
sent donc au Conseil et au directeur de la Compagnie qui n'ont pas hésité
à venir en aide aune œuvre dont ils ont compris la portée charitable et
sociale. Enfin je ne saurais négliger de remercier de son concours aussi
utile que désintéressé pour la nouvelle installation de l'Office central
M. l'architecte André, qui porte un nom si justement honoré et qui con-
tinue avec tant de distinction les traditions paternelles. {Applaudisse-
ments.)
M. LÉON LefMbure, secrétaire général, présente le rapport suivant que
les applaudissements émus de l'assemblée interrompent à plusieurs
reprises :
Mesdames et Messieurs,
C'est à la fin de juillet 1890 que l'Office central des œuvres charitables
s'est installé dans le modeste appartement de la rue de Champagny, qu'il
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Ii8 ANNALES DE lA CHARITÉ ET DE LA PRÉVOYANCE
vient de quitter pour occuper un local plus vaste, plus en rapport avec
son développement actuel. Il a commencé h fonctionner régulièrement
au mois de novembre suivant, et son conseil s'est définitivement cons-
titué à cette date.
iXe convient- il pas, avant d'exposer les résultats obtenus pendant
Texercice écoulé et avant d'entrer dans la période nouvelle qui semble
s'ouvrir aujourd'hui devant l'œuvre, de jeter un regard sur ses débuts et
de revenir sur la pensée première qui en a inspiré la fondation?
Elle est née, vous ne l'avez pas oublié, et j'ai insisté déjà sur cette
observation, de la constatation de ce fait frappant : le contraste qui existe
entre l'immensité de l'effort tenté par la charité publique et privée pour
secourir la misère et le résultat de cet effort. Vous connaissez le chiffre
énorme du budget de l'Assistance publique, près de 50 millions ; les
œuvres privées se sont multipliées à l'envi ; les dévouements sont infati-
gables, les libéralités nombreuses, et cependant les pauvres, les malheu-
reux nous assiègent de toutes parts. Il faut choisir entre les deux con-
clusions que comporte ce fait : ou la misère a augmenté dans des
proportions extraordinaires, ou il y a un vice considérable dans
l'organisation de la charité. Or il résulte des recherches, des témoignages
les plus autorisés, que, si la misère a pu progresser un peu, elle est
plutôt dans un état stationnaire. C'est donc à l'organisation de la charité
qu'il faut s'en prendre.
Cette organisation, cependant, n'est pas seule enjeu, disons-le tout de
suite. Certaines causes sociales concourent à en aggraver les défauts et
amoindrissent singulièrement l'influence que des libéralités croissantes
devraient exercer sur l'état de la misère. Dans nos cités modernes, la
distance s'agrandit chaque jour entre le riche et le pauvre. Les habita-
tions des différentes classes de la société sont plus séparées. Le devoir
d'assistance réciproque a moins d'occasions de s'exercer directement et
opportunément. Ce n'est que dans la rue ou sur la grande route que Ja
pauvreté se montre aux heureux.
Quant aux défauts que présente l'organisation de la charité, ils frap-
pent l'observateur le plus superficiel : l'absence d'unité, de concert, la
dispersion des forces et des ressources. Le particularisme poussé à l'ex-
trême. Je crois qu'une étude attentive les ramènerait à cinq chefs prin-
cipaux qui renferment et résument tous les autres et que l'on peut
formuler ainsi :
1*» L'imparfaite utilisation des ressources charitables. On ne connaît
pas les œuvres. Il y en a d'innombrables en France et pour tous les
masîx. Trop souvent on ne sait ni comment s'adresser à elles, ni com-
ment les mettre en mouvement, ni comment leur faire produire ce
qu'elles promettent.
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BAPPORT DE M. LÉON LEFÉBURE. 119
2« L'absence de discernement vis-à-vis des pauvres. On ne sait et on
ne cherche pas à savoir si celui à qui Ton donne est digne ou non de
sollicitude, s'il est déjà soutenu ou non par d'autres; on ignore les cau-
ses de sa misère et les moyens les plus efficaces, soit de la soulager
momentanément, soit d'y substituer un état normal d'activité et de
travail.
3« La lenteur et l'insuffisance du secours et sa mauvaise appropriation
aux cas auxquels il doit remédier. Il arrive trop fréquemment que lé
secours n'est pas apporté en temps opportun. Il vient quand la situation
du malheureux est devenue inextricable et qu'il est trop tard. D'une
part, on n'est pas informé avec assez de rapidité des cas où il y a
urgence à intervenir, et d'autre part cette intervention est retardée par
des formalités ou des complications de diverses natures. En outre, le
secours est insuffisant, parce qu'il consiste d'ordinaire en un don en
nature ou en argent qui n'est qu'un palliatif, et parce qu'on ne se préoc-
cupe pas de chercher, de trouver une solution.
4* La forme vicieuse du secours. On donne l'aumône à des pauvres
valides, au lieu de s'en tenir à cette ^règle qu'un secours ne doit être
donné à un homme bien portant qu'en échange d'un travail quelconque.
On entretient ainsi une armée de fainéants et de malfaiteurs. On oublie
que la charité n'est pas seulement l'aumône.
5« Le maintien dans la capitale d'un trop grand nombre de malheu-
reux qui n'ont pas de raison d'y demeurer, qui pourraient trouver du
travail ailleurs, s'ils sont valides, ou être admis dans les œuvres de pro-
vince. Ce dernier cas est en particulier celui des vieillards qu'il n'y a
aucun motif de conserver dans des institutions parisiennes.
Tels sont les défauts auxquels, dans la mesure de ses forces, l'Office
central a cru utile de porter remède.
Comment ses promoteurs ont-ils mis leur programme en pratique?
D'abord, comme nous l'avons dit, en organisant une enquête permar
nente sur toutes les œuvres charitables qui existent, non seulement à
Paris, mais en France. Ce service fonctionne ; il s'adresse à tous les
directeurs d'œuvres, à toutes les personnes compétentes. Il s'efforce de
multiplier le nombre de ses correspondants : plus de 800 demandes de
renseignements ont été faites par lettres.
L'Office central expose en ce moment à Chicago, en même temps que
les résultats qu'il a déjà obtenus, le formulaire d'après lequel se pour-
suit son enquête. Cette statistique des œuvres de la charité libre en
France était à faire, l'expérience nous le démontre de plus en plus.
Nous n'en rendons pas moins la justice qu'il mérite au Manuel des
œuvres publié depuis quelques années, et dont l'auteur est bien au
courant des choses de la charité et les comprend d'un cœur si délicat.
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120 ANNALES DE LA CHARITÉ ET DE LA PRÉVOYANCE.
Il a frayé la voie et a rendu de nombreux services. Le nom de Mme de
Sery demeurera attaché à cette utile initiative. Mais c'est une entreprise
circonscrite et nécessairement insuffisante auprès de la tâche immense
qu'il s'agit d'accomplir. Nous ne voudrions pas qu'il restât en France
une œuvre charitable, si minime soitrclle, que l'Office central ignorât,
dont il ne pût suivre le fonctionnement et tirer profit à l'occasion.
Déjà aujourd'hui, avec des éléments statistiques bien incomplets,
nous avons obtenu d'importants résultats. L'Office reçoit par mois plus
de 1,000 visites, et les demandes de renseignements par lettres sont de
plus en plus nombreuses. Plusieurs départements et de grandes cités
s'occupent de faire le dénombrement de leurs œuvres charitables . Nos
appels, notre exemple, n'ont pas été sans action sur ce mouvement dont
nous profitons.
Le plus souvent, quand on s^adresse à noas pour connaître l'œuvre
appropriée au cas de tel ou tel malheureux, on nous demande en même
temps si le postulant est vraiment digne de l'intérêt dont il est l'objet,
s'il mérite d'être recommandé. Notre service d'investigation est organisé
de façon à répondre à ces démarches. Il se fait avec une scrupuleuse
conscience.
En ce qui touche la rapidité du secours, l'Office a un service de visi-
teurs qui examinent d'urgence et sur les lieux tout cas de détresse qui
lui est siiçnalé. Il a, je l'ai dit l'an dernier, l'ambition de faire pour la
misère ce que l'on fait pour parer aux dangers du feu. Voici, à ce pro-
pos, un fait qui est d'hier. Un malheureux se mourait, seul au monde,
abandonné dans une chambre. Le sieur Pierre L., de nationalité étran-
gère, qui avait servi la France, en <870, et reçu plusieurs blessures pen-
dant la guerre, touchait un petit secours insuffisant pour le faire vivre.
Tombé malade, incapable de tout travail, il ne peut sortir de chez lui ; ses
protecteurs sont morts ou ont quitté Paris. Il doit plusieurs termes, les
menaces du propriétaire se succèdent. Un jour le propriétaire lui-même
pénètre chez le malade, le prend sur ses épaules et le porte hors de sa
maison, dans la rue. Une pauvre vieille femme,une voisine qui vivait d'un
misérable travail, est témoin de là scène. La piété la saisit, elle n'hésite
pas. Aidée d'une autre personne, elle emporte le malheureux Pierre,
l'installe dans une chambre de la maison la plus proche, qui était à
louer, et va déposer au Mont-de Piété les quelques objets de valeur
qu'elle possédait encore pour faire face â ces dépenses. Elle se constitue
la garde-malade du pauvre Pierre. Mais la généreuse femme avait trop
présumé de ses forces comme de ses ressources. Elle tombe malade
elle-même, est portée à l'hôpital. Pendant deux jours les gémissements
de Pierre l'appelaient en vain. Il ne comprenait pas la disparition de
celle qu'il nommait son sauveur. Il parlait à peine quand le représen-
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RAPPORT DE M. LÉON LEFÉBURE. 121
tant de TOffice central se présenta chez lui. L'Office s'occupe en ce mo-
ment d'assurer le sort delà bienfaitrice etdu protégé. {Applaudissements.)
Mais j'insiste encore sur ce point, que TOffice n'est pas un bureau de
secours. Il ne soulage que les besoins urgents, et son rôle propre, en
face de la misère, est de mettre en mouvement les œuvres appropriées
ou les personnes charitables dont le dévouement lui est acquis. Toutes
les œuvres, je dois le dire, répondent à notre appel, et notamment les
conférences de Saint- Vincent de Paul, dont vous connaissez le zèle admi-
rable.
Quelques hommes du monde veulent bien nous aider dans ce service
des visites, mais leur nombre est encore trop restreint.
Chaque cas est examiné avec soin par l'administrateur de l'œuvre, qui
se préoccupe de rechercher la cause originelle de la pauvreté, dirige le
malade sur l'hôpital et Tincurable vers des maisons spéciales, envoie le
valide au travail, les enfants à Torphelinat, les vieillards à l'asile ou à
l'hospice, et fait partir pour la province ceux qui peuvent y trouver des
ressources.
Nos visiteurs se heurtent, hélas I à l'une des causes les plus fréquentes
de la misère noire : la maladie du chef de la famille ou de la mère et le
grand nombre d*enfants. Quand le salaire sur lequel repose le sort de la
famille vient à disparaître, le désarroi est grand. Il est absolu si la
situation se prolonge, si le secours tarde, si le terme n'est pas payé. Le
remède alors devient de plus en plus difficile à trouver. De même, la
position de la veuve chargée d*enfants est trop souvent inextricable.
Quelques exemples au hasard de nos dossiers :
Le sieur B., ancien entrepreneur, 49 ans, malade, 7 enfants, dont
2 morts, la femme enceinte du 8«, une petite fille atteinte de tuberculose.
Le sieur G., menuisier, 57 ans, malade, 6 enfants, santés déplorables :
rainée anémiée, une autre atteinte d'une hernie double, un garçon de
17 ans atteint d^ophtalmie. Ce ménage a encore à sa charge un enfant
de 2 ans abandonné par une des filles, non mariée, qui a disparu : 9 per-
sonnes.
Le sieur H., homme de peine, alité à. la suite d'un refroidissement,
crache le sang, 6 enfants, la femme accouchée, il y a deux mois, du der-
nier enfant.
Le sieur P., journalier, 36 ans, malade, 7 enfants. Sa femme a fait sa
dernière couche à la Maternité et, pendant qu'elle s'y trouvait, un de ses
enfants de 5 ans est devenu aveugle.
Le sieur F., 6 enfants. La femme accouchée il y a dix-neuf mois est
morte ayant à côté d'elle sa petite fille agonisante, elle aussi.
Et les veuves ou femmes abandonnées :
La femme D. abandonnée de son mari ivrogne, 8 enfants.
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122 ANNALES DE LA CHARITÉ ET DE LA PRÉVOYANCE.
La femme A. vient d'accoucher, depuis la mort de son mari, de son
V enfant, il lui reste 6 filles, dont une scrofnleuse...
Ah ! Messieurs, on vous signale et avec raison les exploiteurs de la
charité. Mais si vous saviez combien est grand le nombre des misères
réelles, sincères, et combien ces misères sont poignantes, votre pitié ne
se refroidirait pas, votre bourse ne se fermerait pas aux décourageants
récits qui vous sont faits. Vous vous préoccuperiez d'arriver aux vrais
malheureux, vous feriez l'impossible pour relever, pour régénérer ces
familles de misérables au sang vicié d'où sortent des générations de mal-
faiteurs, pour empêcher la dislocation de la famille dont les enfants
vont peupler les maisons de TAssistance publique ou les orphelinats
privés. Parmi eux combien ne se rencontre-t-il pas de futurs ennemis
de la société qui les élève, mais qui n*a pu leur rendre un père et une
mère ? Ah ! certes, il est particulièrement douloureux, en présence de
cette pléthore d'enfants misérables, de penser que la France gémit sur
sa dépopulation. (Mouvement,)
Pour résumer tout ce que je viens de dire, l'objectif poursuivi par
rOfflce central, « c'est d'assister au moment voulu, sous la forme voulue
et avec l'énergie voulue ».
Pour procurer du travail aux valides, l'Office s'est assuré le concours
des grandes œuvres que vous connaissez : la Maison de travail pour les
hommes (fondation de Laubespin), l'œuvre de l'Hospitalité du travail
pour les femmes, établis à Auteuil. J'en parlerai d'une manière spéciale
dans un instant. Le séjour dans ces maisons donne le temps à l'Office
de tenter les démarches nécessaires, soit pour faire admettre par cer-
taines œuvres les malheureux qui ne peuvent se livrer à un travail sou-
tenu, soit pour en envoyer en province d'autres qui trouveront à y occuper
leurs bras. Dans le but d'assurer un gagne-pain immédiat à un certain
nombre de ses protégés, l'Office fait aussi ce qu'il appelle des avances du
travail, 11 rend possible, par l'allocation d'une petite somme, l'achat
d'instruments, d'outils, de denrées à vendre.
Bien qu'elle ne soit pas un bureau de placement, l'œuvre s'efforce très
activement d'aider les malheureux à trouver des emplois, de faciliter
surtout le placement des hommes qui sortent de la Maison de travail. Un
agent de l'Office s'occupe tout particulièrement de ce service. Il se rend
chaque jour avenue de Versailles, y recueille les renseignements sur les
hospitalisés et avise, dès son retour à l'Office, du meilleur mode de con-
cours qui peut leur être donné. Des rapports sont établis déjà avec les
œuvres spéciales et en outre avec des entrepreneurs, des patrpns, et le
temps permettra sans doute d'organiser d'une façon toujours plus effi-
cace ce mode d'assistance si important. Il implique malheureusement des
difficultés de toute nature. Ceux qui s'en occupent le savent par expé-
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RAPPORT DE H. LÉON LEFÉBURE. 123
rience, surtout en ce moment où les patrons diminuent plus qu'ils n'aug-
mentent le nombre de leurs employés.
Enfin, pour obvier au maintien dans la capitale d'un si grand nombre
de pauvres, TOfûce a établi un service de rapatriement qui fonctionne
activement; les Compagnies de cbemins de fer lui font une concession.
Les ressources de l'Office ou des libéralités particulières complètent le
chiffre nécessaire pour faire face à la dépense. Toutes les mesures sont
prises pour assurer effectivement le départ.
Si V Office du travail récemment institué au Ministère du commerce, qui
concentre les informations et qui a tous les moyens d'action dans les
mains, sur toute l'étendue du pays, si cet Office, dis*je, voulait, comme
nous l'espérons, nous transmettre les renseignements qu'il lui est si aisé
de recueillir sur les régions où le manque de bras est signalé, sur
Tabondance et la nature de la demande, nous pourrions en tirer un
grand profit, pour donner à notre service des placements une marche
plus sûre et partant plus fructueuse.
Telle est. Messieurs, dans son ensemble, l'organisation que nous nous
attachons chaque jour à perfectionner afin de remédier aux lacunes et
aux défauts signalés plus haut et qui stérilisent en partie les sacrifices
de l'assistance tant privée que publique. Cette organisation constitue
tout un outillage de la charité. Bien pratiquée, elle doit, ce semble,
arriver à mieux coordonner, à rendre plus harmonieux les efforts, elle
doit faire concourir toutes les œuvres charitables au but commun, qui
est, comme le disait le secrétaire général de la Société de charité de
Londres, M. Loch, d'amener le bienfaiteur au summum de l'efifort géné-
reux, et d'assurer à celui qui est dans le besoin le summum d'une assis-
tance efficace. Ce n'est qu'à ce prix que l'on parviendra à une répression
sérieuse de la mendicité, à l'économie des ressources de la bienfai-
sance, par-dessus tout au relèvement moral et social de l'indigent.
Mais la mise en pratique de cette organisation elle-même dépend de
la formation d'un personnel spécial. Grâce à Dieu, et malgré son origine
récente, l'Office central a pu s'assurer les concours nécessaires. Il est
servi par des hommes dont je ne saurais assez louer le dévouement et
l'activité infatigables.
Quels ont été, traduits en chiffres, les résultats obtenus, depuis notre
dernière réunion, par ces différents services et par ce personnel, il est
temps cpe je le dise. ,
L'Office a reçu, depuis notre dernière assemblée générale, c'est-à-dire
depuis le mois de mai 1892, plus de douze mille visites de personnes
qui venaient se renseigner. Elles ont fait de nos informations Tusage
qu'elles ont jugé à propos.
Les personnes qui font admettre, sur nos indications ou recommanda-
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124 ANNALES DE LA CHARITÉ ET DE LA PRÉVOYANCE.
lions, leurs protégés dans des œuvres, les malheureux qui y sont reçus
eux-mêmes ou y trouvent des emplois, ne nous font pas tous savoir ces
résultats. Souvent, nous ne les apprenons que par hasard. D y a là tout
un c6té de l'activité de TOffice qui échappe à cet exposé annuel, mais
dont vous ne sauriez ne pas tenir compte.
Si nous envisageons le nombre de cas où nous avons eu à intervenir
directement, il s'élève à 7,431. Le dernier compte rendu constatait que,
depuis le mois de novembre 1890 jusqu'au mois de mai 1892, ce chiffre
était de 4,521. Vous pouvez juger de la marche progressive de l'œuvre,
puisque ce chiffre a presque doublé pour cette seule année.
Le nombre des cas où l'Office a fait secourir des pauvres par l'Assis-
tance publique ou par des œuvres privées s'est élevé à 3,050.
Nous ne saurions chiffrer les sommes que représentent ces secours.
Nous savons que le secours est acquis, mais nous en ignorons la quo-
tité. Ce chiffre doit être considérable, puisque bien des secours indivi-
duels sont eux-mêmes importants.
510 personnes ont reçu des secours, sous forme d'avance au travail ;
787 ont été assistées, par nous, au nom de bienfaiteurs qui nous confient
leurs libéralisés ; 312 emplois ont été procurés ou indiqués ; des travaux
d'écriture ont été fournis à 312 personnes; 209 enfants ont été placés
dans des orphelinats et 178 vieillards dans des asiles ; les rapatriements
ou secours de voyage donnés à des orphelins ou vieillards placés en pro-
vince s'élèvent à 336; enfin 1,005 personnes ont été recommandées à des
œuvres diverses.
Notre exposé financier vous fera connaître quelle a été la dépense de
l'œuvre pour tout l'ensemble de ses services, en y comprenant les
charges exceptionnelles de son déménagement et de l'Exposition de
Chicago.
Il n'est pas sans intérêt de se rendre compte de ce que coûtent à
l'étranger les Sociétés d'organisation de la charité qui y ont été établies
et y fonctionnent depuis quelques années, et dont l'exemple nous avait
frappé. Je trouve quelques indications intéressantes à ce sujet dans un
remarquable rapport de M. Tessier du Cros.
Ainsi les frais nécessités par la mise en œuvre du système (traitements,
publicité, voyages, etc.) sont annuellement de 375,000 francs à Londres,
de 25,000 à Glasgow, de 91,700 à New-York, de 14,000 à Buffalo. Mais en
revanche on constate que les dépenses d*as^stancç, qui, à Philadelphie,
s'étaient élevées, pour la période quinquennale de 1872 à 1878, à
19,000,000 de francs, se réduisent à 14,000,000 de francs pour l'ensemble
des cinq années qui suivent la création de la Société. A Buffalo, Téco-
nomie réalisée dès la première année par la coopération des forces jus-
que-là isolées et par des investigations minutieuses, ne s'élève pas à
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RAPPORT DE M. LÉON LEFÉBURE. i^
moins de 240,000 francs. A Elberfeld, où un système d'enquête sévère
fut établi en 1853, la taxe à lover sur les contribuables tomba, par tête,
de 4 fr. 25 qu'elle ëtait en 1852, à 2 fr. 25. En 4876, elle ne fut plus que
de 2 francs, soit une diminution de 53 %. Ce résultat, ajoute M. Tessier
du Gros, constaté partout dans des proportions diverses, s'impose à l'at-
tention.
Les avantages procurés par la création de l'Office central peuvent encore
être envisagés à un autre point de vue : l'économie, la simplification,
qui en résultent pour les œuvres qui lui empruntent ses services admi-
nistratifs. Ces œuvres trouvent une installation et un personnel ; elles
profitent de toutes les branches de son activité.
La grande œuvre de la Miséricorde, présidée par Mme la maréchale de
Mac-Hahon, a établi avec nous ce genre de relations; son dernier compte
rendu s*en félicitait dans des termes infiniment fiatteurs pour nous et
dont nous avons à cœur de remercier à la fois l'œuvre et le rapporteur.
Le rapport constate « les résultats pratiques du concours de TOffice, la
rapidité, la sûreté des enquêtes, son efficace intervention dans la
recherche des positions ». Il se plaît à reconnaître « que les œuvres se
rencontrent à l'Office sans se fusionner et en gardant intacts leur auto
nomie, leurs traditions, leur esprit. » Il rend à notre administrateur,
M. Béchard, un hommage auquel vous tiendrez tous à vous associer,
je n'en doute pas, Mesdames et Messieurs. (Vifs applaudissements,)
Vous n'avez pas oublié que nous représentons à Paris la maison pater-
nelle de Mettray. Pour ne pas prolonger le rapport, je n'insisterai point
sur les services que nous rendons à ce point de vue.
A l'étranger, certains Offices ont étendu la sphère de leur action.
L'Office de Londres ne se borne pas à Texamen des misères indivi-
duelles : il porte son attention et sa surveillance sur les manifestations
les plus diverses du paupérisme ; il signale les exploitations dont la
chaiité est victime; il mène à bonne fin une enquête sur la mendicité ;
il réussit à établir une entente entre les divers refuges de nuit de la capi-
tale, organise un service de pension pour les vieillards, encourage le
système des prêts et constate qu'une avance faite avec discernement est
très souvent remboursée. A Buffalo, l'Office préside à la création de
sociétés spéciales pour l'ouverture de chantiers, l'établissement d'ou-
vroirs, etc.
Nous n'en sommes pas là, Messieurs. Nous devons plutêt nous res-
treindre. L'Office a pris des développements inattendus et qui dépassent
nos prévisions. Nous ne voulons pas entreprendre au delà de nos forces
et nous passer du concours du temps.
Mais il ne nous est pas interdit de nous inspirer de ces belles œuvres
qui fonctionnent dans divers pays sous le nom de Sociétés d'organisation
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426
ANNALES DE LA CHARITÉ ET DE LA PRÉVOYANCE.
de la charité. Ces organismes perfectionnés facilitent singulièrement les
rapports charitables entre les différentes nations. Nous échangeons
constamment des services avec les œuvres de la Grande-Bretagne ou
avec celles des États-Unis par Tintermédiaire de leurs grandes so-
ciétés. C'est la réalisation du vœu qu'exprimait en 1845, Messieurs, un
homme dont il faut prononcer le nom dans toute grande assemblée cha-
ritable, celui du vicomte de Melun. (Applaudissements.) U souhaitait dès
lors cette centralisation de la bienfaisance dans les conditions où elle
s'accomplit maintenant, ces liens établis dans le monde entier entre les
œuvres et les hommes de charité. Cette idée a eu le sort de beaucoup
d'autres qui naissent dans notre pays et qui trouvent leur application au
dehors.
Les sociétés d'organisation de la charité ne sont pas de date an-
cienne; parmi les plus importantes, celle de Londres est de 1868, et
encore n'a-t-elle été réellement établie qu'en 1870, celle de Buffalo est
de 1877, celle de New- York de 1881. Serons-nous assez heureux pour en
assurer la réalisation durable et pour en acclimater les procédés dans
nos pays? Nous le désirons. Il faudrait pour cela faire revivre les tradi-
tions charitables des hommes qui restent nos maîtres dans l'art de faire
le bien, comme le vicomte de Melun, comme Benjamin Delessert.
Nous venons de dire ce que fait l'Office central. Avec quelles res-
sources le fait-il?
Avec ses souscriptions de 10 francs et de 25 francs, avec celles de
300 francs que versent les membres fondateurs, avec les dons excep-
tionnels qu'il lui arrive de recevoir. Parmi les nouveaux bienfaits du
comte et de la comtesse de Laubespin, nous avons à signaler une sous-
cription de 7,500 francs par an pendant quatre ans. C'est un nom que
nous ne cessons de bénir. Notre ambition serait de réunir un nombre suf-
fisant de petites souscriptions à 10 francs pour asseoir le budget normal
de l'œuvre. Est-ce une ambition démesurée?
Le concours si dévoué des Dames patronesses présidées par Mme la
marquise Costa de Beauregard, qui a été un apôtre pour notre œuvre,
nous a été plus précieux que nous ne saurions le dire, et son sou-
venir, celui des dames qui l'ont secondée, demeureront inséparables de
la fondation de l'Office central.
Les résultats de la vente faite par les Dames patronesses, les sympa-
thies croissantes que le public manifeste envers notre œuvre nous sont
autant de gages de succès.
La presse, tenant compte de nos efforts, nous a été constamment
favorable. Récemment encore, un homme politique et un académicien
éminent, M. Mézières, faisait l'éloge de l'Office central dans la réunion
de TAssociation des journalistes parisiens.
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RAPPORT DE M. LÉON LEFÉBURE. 1^7
Des associations charitables, des revues, des journaux nous ont
apporté de l'étranger des témoignages également précieux. Enfin, j*ai
hâte de constater les dispositions bienveillantes que les pouvoirs pu-
blics n'ont cessé de nous témoigner. M. le Ministre de Tagriculture a
bien voulu nous allouer sur les fonds du pari mutuel une subvention de
30,000 francs destinée à faire face aux dépenses nécessitées par la créa-
tion de Touti liage industriel et des travaux d'appropriation de la Mai-
son de travail de la rue Félicien-David. Qu'il reçoive ici publiquement
l'expression de notre reconnaissance.
Je vous ai dit l'an dernier quels étaient nos rapports avec TAssistance
publique. Nous ne pouvons que nous féliciter de l'accueil que nous ren-
controns auprès d'elle, et lui renouveler la manifestation de notre gra-
titude. Elle sait que, dans nos efforts pour combattre la misère, il n'entre
aucune préoccupation étrangère à la charité, que nous sommes tout en-
tiers et exclusivement à notre mission.
De son c6té, M. le Directeur de l'Assistance et de THygiène publiques
au Ministère de l'intérieur a donné, à la grande enquête que nous pour-
suivons, des encouragements et des facilités que nous apprécions et dont
nous lui sommes reconnaissants. La rencontre de l'assistance publique
et de l'assistance privée dans le domaine de la charité est conforme aux
traditions, à Tesprit, aux habitudes de notre nation; et ces deux grands
facteurs ont chacun leur rôle. Ce dont il faut se préoccuper, c'est de
coordonner leur action, de faire qu'ils se complètent l'un l'autre et ar-
rivent à lutter efficacement contre le paupérisme.
II y a une sphère d'action où la charité libre seule est vraiment effi-
cace. L'administration le reconnaît, je crois. Pour être efficace, ainsi
que le disait une voix autorisée, celle du secrétaire de la Société de
charité de Buffalo, M. Rosenau, la charité doit donner quelque chose de
plus que le secours. L'individu peut seul, par un contact permanent
avec le pauvre, trouver le secret de ses peines et le meilleur moyen de
les faire disparaître. Aux mesures qu'il juge nécessaires, il peut seul
ajouter la vigilance, le tact indispensable pour relever un être déchu et
lui rendre l'énergie morale sans laquelle aucune réhabilitation n*est
possible. En parlant d'une femme dont le dévouement est célèbre en
Angleterre, miss Octavia Hill, M. Rosenau ajoutait : « Tous les gouver-
nements du monde, avec tous leurs moyens d'action, avec leurs dépenses
énormes, n'ont pas fait ce que cette femme seule a accompli, parce que
son cœur, sa sympathie, son âme entière, étaient dans son œuvre. »
{Applaudissements.)
Qu'on ne marchande donc pas la liberté aux efforts de la charité privée.
Il semble en ce moment que l'initiative se réveille, les unions d'assis-
lance se multiplient et des œuvres nouvelles d'assistance par le travail
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i28 ANNALES DE LA CHARITÉ ET DE LA PRÉVOYANCE.
se fondent à Paris et en province. Saluons, Messieurs, ce généreux mou-
vement qui est d'un si bon augure pour l'avenir, et rappelons le vœu
que formait à Paris même Téminent secrétaire général de la Société de
charité de Londres, M. Loch : « Que l'alliance se fasse entre toutes ces
forces, qu'elle se fasse entre ceux qu'anime l'esprit religieux et ceux qui
sont pénétrés du sentiment du devoir social ; qu'État, sociétés privées,
individus, s'unissent ; qu'ils combinent un effort commun contre le pau-
périsme; et la lutte sera menée avec une ardeur, une unité d'impulsion
qui devront rendre cet effort invincible. ».
Rappelons enfin, avec M. Loch, « que c'est dans l'esprit religieux que
les individus puisent l'amour du prochain, la patience et la persévé-
rance nécessaires pour lui venir en aide. » {Vive approbation.)
Je viens de décrire l'organisation de l'Office central et les moyens
qu'il met en œuvre pour que les ressources de la charité soient distri-
buées sans déperditions fâcheuses et soulagent efficacement les maux
auxquels elles s'adressent.
Est-ce à dire que nous avons la prétention d'avoir réalisé une œuvre
parfaite, complète dès à présent, à l'abri de la critique? Ah! certes, non!
Nous appelons au contraire les observations utiles, les conseils judicieux.
Nous constaterons seulement avec un sage esprit, qu'il est impossible
de jouir d'un édifice tant qu'on est train de le bâtir. Les critiques qui
s'adressent à des choses inachevées ou incomplètes ne comportent
qu'une réponse : achever et compléter l'œuvre.
Je ne puis pas terminer cet exposé, qui résume avant tout les travaux
de l'Office central, sans vous entretenir des œuvres du travail qui excitent
si justement votre intérêt et qui nous donnent aujourd'hui l'hospitalité.
Ce sont des œuvres distinctes de l'Office, mais qui concourent à son
fonctionnement, qui' complètent son action; et vous n'avez pas oublié
que c'est l'Office qui a pris l'initiative de la création de la Maison de
travail, aujourd'hui dirigée parla sœur Saint -Antoine, et inaugurée par
vous Tannée dernière à pareille époque, grâce à la générosité de M. le
comte et de Mme la comtesse de Laubespin.
Les hommes sans ouvrage ni ressources devaient y trouver du travail,
être employés au pliage du linge de boucherie, au cardage des matelas,
à des travaux de menuiserie, et recevoir un salaire de 2 francs par jour.
Ces promesses ont été tenues.
C'était une entreprise délicate et toute nouvelle que d'employer à des
travaux de menuiserie des hommes de toutes professions, n'ayant jamais
manié un rabot. Cette industrie a été choisie, parce qu'elle est plus
rémunératrice et parce qu'elle a quelque chose de plus digne qui
relève mieux l'homme déchu que les travaux de qualité inférieure et de
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RAPPORT DE M. LÉON LEFÉBURE. 129
natare banale. Il faut une expérience plus longue que celle qui vient
d'être faite pour se prononcer définitivement sur cet essai; car il y a des
difficultés et des tâtonnements inséparables d'un début. SUl réussit, il
pourra servir d'exemple et aura à ce point de vue encore beaucoup d'im-
portance La direction de la maison a plus que jamais foi entière dans le
succès. Il est certain que la main-d'œuvre employée n'est pas celle que
rechercherait cette industrie, et que le travail des hommes ne peut
payer complètement ce qu'ils coûtent. Parmi eux, il y a des non-valeurs
absolues, il y a des convalescents, des incapables. L'objectif est de
ramener cet écart à des proportions telles que Tœuvre n'ait plus à
demander à la charité qu'un complément de ressources aussi peu élevé
que possible, afin d'être assurée de l'obtenir annuellement.
Il doit en être ainsi, juais on ne peut se défendre de reconnaître qu'un
effort extraordinaire a été fait cette année. En effet, si des sommes con-^
sidérables ont été données pour établir l'œuvre, construire, aménager
les locaux, acheter l'outillage industriel, il a fallu faire encore bien des
dépenses de premier établissement, acheter la matière première,
avancer les sommes représentant les salaires. On a fait face à toutes ces
charges. Et si nous n'avons pas à présenter ici le budget d'une adminis-
tration qui n'est pas celle de l'Office central, nous croyons pouvoir vous
dire, d'après des avis compétents que la comptabilité de la Maison de
travail est tenue avec beaucoup d'ordre et de conscience, avec un soin
intelligent et minutieux. Mille sept hommes ont trouvé du travail peu
dant l'année, ce qui représente 144,169 heures de travail, soit une mo-
yenne de 14 journées par homme.
Vous ne serez pas peu surpris d'apprendre que cette agglomération
de malheureux n'a pas donné lieu à un désordre ; que, même au milieu
des difficultés de l'organisation première, il ne s'est pas produit un seul
incident fâcheux. La réglé a été immédiatement établie et respectée ; la
discipline parfaite. Tous ceux qui ont visité les ateliers ont été frappés de
la bonne tenue des hommes et de leur respect pour la Direction . Dans
tout le cours de l'année, il n'y a eu en tout que cinq cas de renvoi. (Ap-
plaudissements,)
Les renseignements statistiques n'ont pas encore pu acquérir le carac-
tère de précision qu'ils auront dans l'avenir. Ce service a été organisé
récemment; il ressort des données qu'il nous a fournies que, sur nos
1,007 hommes, 554, ou 55 X, auraient repris leur ancienne profession,
soit moyennant leurs propres démarches, soit aidés par la Direction et
par l'Office central ;
2'X dnt quitté Paris, rapatriés par l'Office central;
20 % peuvent être considérés comme des clients habituels des œuvres
de charité;
La Réf. Soc, 1" juillet 1593. 3« Sér., t. VI (t. XXVI col.), 9.
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130 ANNALES DE LA CUAUTrÉ ET DE LA PRÉVOYANCE.
•Z'è % tombent dans une catégorie inférieure de travailleurs ou dispa-
raissent sans que Ton sache ce qn^ils sont devenus.
Les hospitalises de vingt à trente ans sont au nombre de 215; de
trente à cinquante ans, de 600 environ.
On a compté 498 célibataires, 283 mariés avec enfants , 79 mariés sans
enfants, 84 veufs sans enfants, 59 avec enfants. Les ouvriers appartenant
à des industries diverses, fer, cuir, vêtements, alimentation, sont au
nombre de 45 6 ; les honmes de peine ou journaliers, au nombre de
246; les employés, de li7; les professions libérales, de 50. Il n'y a eu
que 108 hospitalisés appartenant à Tindustrie du bois.
Les hommes sont envoyés à la Maison de travail par l'Offlce central,
par les diverses maisons de THos-pitaiité de nuit et par l'Union d'assis-
tance du Wl» arrondissement. Un certain nombre se présentent d'eux-
mAmes à la direction.
Parmi les malheureux que l'Hospitalité du travail a sauvés, qu'elle a
rendus à une existence normale, paisible, assurée, je pourrais citer
beaucoup d'exemples : je n'en citerai qu'un. A la suite de maladie et de
suppression d'emploi, les époux M., très honnêtes et se suffisant pleine-
ment jusqu'alors, étaient tombés dans une misère profonde. Tout ce
dont il avait été possible de faire argent dans le ménage avait pris le
chemin du mont-de-piété. Il ne restait plus un sou pour manger, et
mendier faisait horreur. Deux termes étaient dus au propriétaire ; on
ne voulait pas être expulsé. On avait la fierté que d'honnêtes travail-
leurs ont le droit d'avoir. Il fallait faire croire au concierge gérant que
M. avait encore sa place dans l'atelier où il était jadis. 11 partait donc
chaque matin et, après quelques démarches', vaines, hélas ! pour se
replace!', il errait à travers Paris et rentrait le soir au logis, le cœur
désolé et l'estomac creux. Il y trouvait un foyer glacé et sa pauvre
femme qui l'attendait avec angoisse. Tous deux étaient affolés, ne
voyaient plus d'issue à leur situation, et les résolutions sinistres com-
mençaient à poindre.
Le nom de l'Hospitalité du travail avait été prononcé devant la femme.
Elle a l'inspiration de frapper à la porte de la maison. La sœur Saint-
Antoine la reçoit. Elle accueille l'homme et la femme, met l'homme à la
menuiserie, la femme à la couture. Un court séjour dans l'Asile, quel-
ques bonnes paroles chaque jour de la sœur Saint- Antoine ont suffl
pour rendre des forces, du courage, de la confiance à M. Des protecteurs
hont trouvés. M. est placé dans une importante imprimerie. Mais il faut
attendre quinze jours pour toucher le premier salaire. La Maison^ de
travail avance 40 francs en deux fois. Il y a encore une période un peu
difficile. Mais bientôt le ménage réconforté et transformé se représente
il TAsile pour restituer l'avance faite, et M. peut dire à la sœur Saint-
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RAPPORT DE ir. LâON LEPÉBURE. 131
Aatoine en toute simplicité : « Ma mère, vous ne nous avez pas seule-
ment tirés d'une misère noire, c'est à vous, à vous seule que nous de-
vons, ma femme et moi, de n'être pas en ce moment au fond de la
Seine. » {Applaudissements.)
Si je dis on mot de l'Hospitalité du travail pour les femmes, c'est
parce qu'elle donne aussi son concours à l'Office central et que nous
sommes souvent interrogés sur la nature de nos rapports avec elle et
sur l'origine de cette œuvre. Elle n'est pas de date récente comme la
Maison de travail. La première tentative faite en vue de créer cette
œuvre remonte à l'année 1878.
C'était le moment où l'on agitait le projet de fonder à Paris l'œuvre
de PHospitalité de nuit qui fonctionnait déjà à Marseille. Deux courants
se manifestèrent alors parmi les personnes qui s'occupaient de ce pro-
jet. Les uns estimaient que l'hospitalité, si brève qu'elle fût, ne devait
être donnée aux valides qu'en échange d'un travail quelconque ; les
autres étaient d'avis qu'il fallait se borner à offrir un abri momentané
aux malheureux, sans se préoccuper d'organiser un travail difÛcile à
établir. L'œuvre de l'Hospitalité de nuit fut fondée sur ce dernier prin-
cipe. Les partisans de l'autre système — et celui qui a l'honneur de vous
parler était du nombre — allèrent fonder, rue d'Abbeville, une maison
de travail qui fonctionna dix-huit mois. L'idée fut reprise et l'œuvre
installée en décembre 1880 rue d'Auteuil, à Auteuil, sous la direction de
la sœur Saint-Antoine qui lui apporta la vie. Nous venons de voir com-
ment les deux systèmes se rencontrent aujourd'hui et se prêtent un
appui mutuel, l'Hospitaliié de nuit contribuant au recrutement de l'Hos-
pitalité du travail.
Transportée en 1882 avenue de Versailles, celle-ci fut installée dans
des locaux transformés, agrandis. C'est là qu'une blanchisserie a pu être
construite, qui est devenue l'instrument de salut de l'œuvre. La maison
n'a pas cessé de se développer depuis lors. Institution vraiment mater-
nelle» comme l'a dit M. Maxime Du Camp, elle ne se contente pas de
s'ouvrir devant ces Bialheureuses, de les hospitaliser, de les nourrir et
de les vêtir, de leur offrir un repos suffisant ; elle ne s'en sépare qu'en
leur donnant une condition où leur vie est assurée.
Les immeubles des deux œuvres appartiennent à une société anonyme
immobilière qui a dû être créée à l'époque où a été achetée la maison
où nous sommes; et cette société a loué pour 20 ans les deux immeubles
à la Congrégation de Notre-Dame du Calvaire, à charge d'y établir une
maison de travail pour les femmes et une institution analogue pour les
hommes. Un comité,composé de délégués du conseil de la Société immb-
Inlière et dans lequel se trouvent également des représentants de l'Of-
fice «entrai, est chargé de veiller à l'exécution des engagements du bail.
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13^ ANNALES DK LA CHARITÉ "ET DE LA PRÉVOYANCE.
Le nombre des femmes hospitalisées a été de plus de 27.000 depuis sa
fondation, et de 2,194 pour Tannée écoulée, du 1" mai 1892 au
l«' mai 1893.
Sur ce dernier nombre, les femmes dgées de 21 à 30 ans sont au
nombre de 500 environ, et les femmes de 30 à 50 ans au nombre de 1000.
Los professions qui se rattachent à la couture comprennent 300 per-
sonnes; les (louristes sont au nombre de 257 ; les femmes de service de
H34; les irisli tutrices, gouvernantes, comptables, de 107.
Parmi ces femmes, 71 pour 100 n'ont quitté la maison qui les avait
secourues qu'après avoir été placées par son entremise ; 8 pour 100 sont
des habituées de tontes les œuvres de charité, 3 pour 100 sont rentrées
dans leur famille, soit pour cause de maladie, soit par suite de Timpos-
sibililé de trouver à Paris des moyens d'existence; 4 pour 100 ont quitté
la maison pour entrer à l'hôpital ; 1 pour 100 a été renvoyée; 13 pour 10©
ont quitté la maison sans que l'œuvre ait su ce qu'elles étalent devenues.
La durée moyenne du séjour des femmes est de 27 jours.
Outre ces deux œuvres, il vient d'en être créé une dont l'Office central
encourage vivement le développement : l'œuvre du travail à domicile
pour les mères de famille. Son importance nous a paru telle qu'un mem-
bre éminent de notre conseil a été chargé de vous en entretenir tout
spécialement.
Enfin, Messieurs, grâce à l'intervention du chef d'une importante
maison d'imprimerie établie à Paris et à Bordeaux, M. Bellier,que sédui-
sent volontiers les idées charitables, un atelier professionnel typogra-
phique déjeunes filles a pu être installé dans un local indépendant des
œuvres.
J'ai terminé, Messieurs, ce trop long exposé. Puissé-je, en le faisant,
avoir trouvé le secret de toucher le cœur de ceux qui m'entendent et de
ceux qui me liront!
Ah I Mesdames, Messieurs, donnez de plus en plus votre concours à la
grande œuvre à laquelle nous vous convions. Elle est nécessaire, elle est
urgente, elle est sainte. Amenez-nous des adhérents. Visitez souvent et
faites visiter cette maison. Aucun appel ne saurait être plus éloquent
qu'un tel spectacle. Ces visites ne tourneront pas seulement au profit
des pauvres; elles tourneront au profit de ceux qui les feront. Qui n'a ses •
tristesses, soit à son foyer, soit dans la vie publique? Les événements
contemporains ne nous les épargnent guère. Les heures de décourage-
ment ne sont pas rares et surprennent jusqu'aux vaillants.
Quand vous vous trouverez au milieu des malheureux réunis ici,
quand vous penserez que la plupart d'entre eux cachent dans leur vie
quelque drame poignant, quand vous soufrerez aux heures de désespoir
qui ont précédé le moment où ils ont frappé à cette porte, et quand
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RAPPORT DE M. LÉON LEFÉBURE. 133
VOUS constaterez Tordre, le calme, qui régnent partout, l'air de satisfac-
tion qui s'épanouit sur ces visages, la douceur avec laquelle tant d'infor-
tunés s'abandonnent à la paix de cette halte dans une vie angoissée,
quand vous sentirez les sollicitudes infinies qui les enveloppent, le
rayonnement de bonté, de dévouement qui les pénètre, si vous avez vous-
mêmes quelque trouble et quelque amertume dans l'esprit, vous serez
réconfortés. Et ne croyez- vous pas que quelques-uns parmi ces pauvres
pourront, comme le disait une femme admirable, nous donner des
leçons de patience, de force, de caractère, de contentement d'esprit, qui
nous seront précieuses quelque jour?
Pour ma part, j>n ai fait plus d'une fois rexpérience. Je suis venu ici
avec des visiteurs, de situations, d'humeurs très opposées, appartenant
à des nationalités, à des religions, à des partis politiques différents.
Quelques-uns étaient illustres. Il y en avait d'opinions très radicales,
presque révolutionnaires. Il ne s'en est pas rencontré un seul qui n'ait
éprouvé la même impression que moi. Nous parlions la même langue;
nos cœurs battaient de même. Jamais je n'ai mieux senti la parenté des
âmes, l'unité de la grande famille humaine. J'ai compris que la charité
est vraiment, comme le porte la devise de l'Office central, le lien de la
paix, vinculum pacis. (Applaudissements,)
J'ai compris qu'il n'y a pas sur terre de plus grande force pour le bien.
. Vous avez aperçu, Messieurs, à quelques pas d'ici, dominant le fleuve,
une statue qui porte un flambeau. Reproduite dans des proportions
colossales, elle frappe le regard à l'entrée du port de New- York. C'est la
liberté éclairant le monde. N'est-ce pas plutôt et mieux encore la cha-
rité? la charité échauffant, animant l'univers, rapprochant tous les êtres,
faisant tomber les barrières, saluant, au nom de la fraternité humaine,
les opprimés, les faibles, les déshérités de toutes les races, relevant les
déchus et inclinant les puissants jusqu'à eux : ah! oui, voilà la grande
libératrice I {Applaudissements.)
N'ayez pas de crainte pour une nation qui s'inspire d'un tel génie, qui
est prodigue de dévouements héroïques et d'abnégations sublimes, qui
se montre jalouse d'accourir partout où l'on souffre pour consoler les
douleurs, pour panser et guérir les plaies de l'humanité. C'est la rançon
de toutes les fautes et le gage des résurrections glorieuses. De cette
nation, fût-elle atteinte elle-même des maux les plus redoutables, on
peut dire, avec l'Évangile, qu'elle se relèvera et qu'elle vivra. {Applau^
dissements prolongés.)
Sur l'invitation de M. le Président, M. Béchard, administrateur de
rOfOce central donne le compte financier de l'exercice 1892-93. Il cons-
tate que rOffice a toujours scrupuleusement proportionné ses dépenses
à ses recettes. Mais que ses divers services pourraient être très utile-
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134 ANNALES DE LA CHARITÉ ET DE LA PRÉVOYANCE.
ment développas, au grand profit des malheureux qu'il doit assister, si
de plus amples ressources étaient mises à sa disposition.
M. LE Président donne la parole à M. Georges Picot, membre de Tlns-
titut, vice-président de TCEuvre.
Mesdames et Messieurs, ne craignez pas un discours ; après ce que
vous venez d'entendre, il n'y a rien à ajouter. Vous avez vu le fonction-
nement de rœuvre, vous savez ce qu'elle peut accomplir. L'Office cen-
tral, rilospitalité du travail vous sont connus; mais il y a dans les
œuvres, comme dansle monde de la science, des découvertes ; le cœur ne
se repose jamais, moins dans cette maison que partout ailleurs. Le Con-
seil a jugé que vous apprendriez avec intérêt un nouvel effort. Je me suis
engagé à vous le signaler en très peu de mots.
Une maison comme celle-ci devient rapidement le centre où aboutis-
sent toutes les souffran«îes. La porte n'est jamais fermée et celle qui
anime tout de son admirable besoin de soulager passe chaque jour
d'interminables revues de la misère. On sait qu'elle donne du travail et
de toute part on vient lui en demander.
Parmi la foule des désespérés qui la sollicitent, quel n'a pas été son
cruel embarras de n'être pas en mesure de venir en aide aux mères de
famille qui ne peuvent quitter leur foyer.
Elle se trouvait en présence de plusieurs catégories de femmes: les unes
ayant perdu le goût et l'habitude du travail ; les autres ayant été forcées
par les circonstances de renoncer au métier qu'elles exerçaient; les autres
n'ayant pas appris à gagner leur vie, moyennant un métier déterminé.
Parmi ces femmes offrant leur bonne volonté, suppliant qu'on leur
donne du travail, était-il juste de secourir celle qui est sans famille,
sans charge, et de ne rien faire pour celle qui plie sous le faix, qui a des
enfants à nourrir, un loyer à payer, qui, si elle n'y parvient pas, sera
jetée avee ses enfants dans la rue? Enigme terrible!
De la mère de famille qui demandait du travail et de la supérieure
qui n'en avait pas à donner au dehors, quelle était celle qui souffrait le
plus? L'une maudissait son sort, l'autre offrait ses gémissements à Dieu
et, dans ses prières, elle le suppliait de lui envoyer une inspiration.
De cette inspiration,Mesdames,est sortie l'œuvre des Mères de famille.
On a introduit la mère dans l'ouvroir; elle a reçu du travail pendant
une heure ou deux, et, lorsqu'elle a montré qu'elle pouvait faire
une besogne sérieuse, elle a emporté chez elle de la toile découpée.
L'ouvroir n'a pas été pour elle un atelier, mais une école où tout en
étant payée dès le premier jour, elle n'a eu qu'à faire ees preuves. Elle
n'en rapporte pas seulement du travail, mais ce qui vaut bien mieux :
du courage. Elle est entrée abattue, sûUicitaut timidement, craintive^
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DISCOURS DE M. GEORGES PICOT. 135
presque mendiante ; elle en sort ranimée, relevée à ses propres jexa,
ayant reça des conseils et, ce qui est le pins rare parmi ceux qui souf-
frent, cette étincene bénie qne le cœur seul allume au coeur de Thomme,
l'espérance. (Vifs applaudissements,)
Voilà donc l'ouvrière qui rentre avec du travail chez elle.
Entendez-vous bien, Mesdames, toute la portée de ce mot : du travail
chez elle! Cest-à-dire ses enfants soignés, aucun d'eux abandonné à des
indifférents, l'écolier ne traînant pas dans la rue parce qu'il est sûr de
rencontrer après la classe sa mère à la maison, le père trouvant au
sortir de l'atelier sa soupe chaude, la chambre en ordre, le foyer qui
attire et non ce désordre qui le repousse vers le cabaret. La mère tra-
vaillant chez elle, qui Ta dit plus éloquemment que Fauteur de l'Ouvrière?
c est la famille reconstituée ! (Nouveaux applaudissements.)
Allons au fond des âmes. C'esFt la dignité de la femme reconquise, c'est
la paresse qui fait des progrès parmi les femmes combattue ! Le travail
de la mère n'est pas seulement moral, il montre au mari par un résultat
visible les efforts fructueux de celle qui supporte avec lui les souffrances
et les fardeaux de la vie. En la voyant lutter, soigner le ménage, tra-
vailler, il la respecte davantage. {Applaudissements.) Il est bon pour
Tanion da ménage qu'elle gagne quelque argent.
Mais que peut-elle gagner?
Quelle est celle d'entre vous, Mesdames, qui ne se soit lamentée sur
la médiocrité des gains de l'ouvrière? Une journée entière de couture
produisant 80, quelquefois 60 centimes, et sur ce chiffre brut la nécessité
de défalquer le prix du fil et la fourniture des aiguilles! Voilà les j
chiffres odieux que vous ne pouvez entendre sans frémir. Et vous vous j
dites avec douleur : C'est la loi de la concurrence ! il n'y a* rien à faire !
il faut se courber et gémir.
Celle qui dirige cette maison n'a pas cru le problème insoluble. Elle
s'y est attaquée avec la volonté de trouver une solution. Elle est partie
de ce tarif de 35 centimes brut donné à l'ouvrière pour l'ourlage de
12 torchons, lui laissant environ 28 centimes nets. Étudiant les faits
comme nu économiste, elle a décomposé les prix de revient. Elle a
suivi, depuis l'achat de la toile, les détails les plus minutieux, elle en a
fait le compte ; elle a calculé ce que valait la toile à torchons, ce qu'é-
tait vendue la douzaine ourlée. Elle a trouvé, entre le prix de la
matière et le prix de vente, un écart de 1 fr. 6f>.
Cet écart est aujourd'hui divisé entre les divers intermédiaires.
Retenu par notre œuvre, il pourrait subvenir à nos frais généraux et
mettre dans les mains de l'ouvrière, non plus 35 centimes, mais
75 centimes par douzaine ourlée.
Ce n'est pas là une hypothèse. Messieurs, c'est une réalité. Depuis le
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ANNALES DE LA CHARITÉ ET DE LA PKÉVOYANCE.
mois de juillet dernier, un grand nombre de mères de familles ont reçu
dans cette maison du travail; elles ont touché un véritable salaire.
Développez cette œuvre, direz- vous. Ce n'est pas le zèle de celle qui Ta
conçue qui peut la développer. Ce ne sont ni ses efforts, ni Taumône,
quelque abondante qu'elle soit, qui peuvent produire un tel bienfait.
Dans les œuvres qui ont le travail pour base, et le salaire pour résultat,
il y a une loi commerciale qu'on ne peut ni violer, ni tourner. Vous
venez de voir les calculs qui permettent de donner un salaire élevé. Ils
sont tous vrais, si les débouchés existent, si la douzaine de torchons est
prise ici par Tacheteur, de même que les tabliers d'hiver, chemises de
femmes, etc., si, en un mot, il ne faut pas ajouter aux frais généraux de
confection, lès frais généraux de magasin et de vente. Tout le secret de
l'opération repose, d'une part, sur l'économie des frais généraux, d'autre
part, sur Tabandon de tout prélèvement ou bénéfice qui permet d'ac-
croître le salaire de l'ouvrirre sans augmenter le prix courant de la mar-
chandise confectionnée.
Tout dépend donc de vous, Mesdames. L'œuvre s'étendra, elle prospé-
rera dans la mesure où il vous conviendra de vous approvisionner auprès
de la sœur Saint-Antoine. En achetant ici au prix courant des magasins
de Paris, vous aurez la conscience d*avoir ramené au travail des femmes
qui en avaient perdu le goût, d'avoir relevé les cœurs découragés,
ramené l'ordre dans le ménage, reconstitué la famille.
A l'heure où nous sommes, y a-t-il une plus belle œuvre? et n^éprouvez-
vous pas le besoin d'en remercier avec moi celle qui, non contente
d'animer de son cœur ces deux fécondes maisons, ressent au fond de son
àme une telle ardeur pour le bien, une telle pitié pour les souffrances
dont le spectacle yïeniionmeWementVMTÏsiev'^ {Applaudissements répétés.)
C'est au milieu des applaudissements de l'assemblée que M. le Prési-
dent lève la séance, afin de permettre aux nombreux visiteurs de par-
courir les divers ateliers des deux maisons. C'est particulièrement la
fondation Laubespin qui retient l'attention : l'assemblée générale de
1892 en avait fêté l'inauguration; cette année on la peut voir en plein
fonctionnement. Rien n'est intéressant et consolant à la fois, comme la
vue de ces ateliers pleins d'activité où tant d'hommes viennent tempo-
rairement gagner honorablement un salaire, au lieu de subir les souf-
frances du dénuement ou de s'abaisser dans la paresse et la mendicité.
C'est la On de la journée, et de toutes les salles sortent en quantité les
meubles de bois blanc, armoires, tables, buffets, ou les caisses de tout
;:enre, les jardinières, les emballages variés... Le placement en est assuré
(l'avance, et demain il en sera de même. L'utilité de l'œuvre est ainsi
démontrée à tous les yeux ; aussi chacun, en partant, forme le projet de
revenir souvent à l'Hospitalité du travail, pour lui apporter le concours
de sa clientèle, de sa sympathie et de son dévouement.
Le Gérant : C. Treiche.
Paris. — Imprimerie F. Levé, rue Cassette, 41.
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DE LA SÉPARATION DE L'ÉGLISE ET DE UÉTAT
AUX ÉTATS-ÏÏNIS ET M PEAHCE
COMML'NICVTIOX FAITE A LA RÉUNION ANNL'ELLE DANS LA SKANCE DU 29 MAI 1893
Messieurs, rillustre fondateur de votre Sociélé écrivait, en 1864 :
a C'est dans la conversation et les écrits des catholiques de TAmé-
rique du Nord que j'ai surtout puisé Tespoir de voir accomplir pro-
chainement, sous l'influence de la religion, la réforme sociale des
peuples latins du sud-ouest de l'Europe. »
La même pensée m'a poussé à mon tour, vingt-cinq ans plus tard,
aux États-Unis. Après un quart de siècle rempli de mécomptes et
de catastrophes, je suis allé chercher au delà de TAtlantique une
espérance, non pas une espérance politique, mais une espérance
religieuse, non pas une indication sur la forme de gouvernement
qui peut convenir à notre pays, mais une lumière et un présage sur
l'avenir de notre religion ici-bas. {Applaiulissements .)
Or, aux États-Unis, non seulement l'Église catholique est libre
au milieu d'un peuple libre, libre en face d'autres Églises libres
comme elle, et livrée sans restriction et sans privilège à la conf ra-
diction des doctrines, mais, de plus, cette Église vit, prospère,
grandit, séparée de l'État, et ce régime nouveau, inauguré dans le
monde par les États-Unis, les évéques américains le déclarent favo-
rable au développement delà religion ; ils n'en souhaitent point un
autre pour assurer ses progrès.
Pendant ce temps, la sépars^tion de l'Église et de l'État en \
Europe, en France, est réclamée par les hommes qui veulent
détruire la religion, ou du moins la renfermer au fond de quelques
consciences solitaires, et lui refusent place dans la société. En face
d'eux, les chrétiens fidèles la redoutent, les pasteurs de l'Église la
repoussent, et le Chef même de l'Église, alors qu'il tendait à la
démocratie républicaine une main assurément hardie et généreuse,
a réprouvé cette mesure comme un attentat sacrilège. Toutefois, à
sa réprobation il a pris soin d'ajouter des réserves manifestement
destinées à mettre à l'abri les États-Unis. H semble donc qu'aux
États-Unis ces mots : séparation de l'Église et de l'État signifient :
indépendance de l'Église ; en France : destruction de l'Église. Pour-
La Rér. Soc, 16 juillet 18W. 3« Sér., t. VI (t. XXVI col.), 10.
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138 RÉUNION ANNUELLE.
quoi cela? Est-ce le même mol qui n'a pas des deux côtés de
rAtlanlique le même sens? Est-ce la même mesure qui pourrait
produire des résultats opposés, le même régime qui serait capable,
là-bas, d'entretenir et de développer la vie, ici d'amener la mort?
Pour résoudre cette redoutable question, pour essayer, du moins,
de l'éclaircir avec vous, je voudrais examiner en quoi consiste, en
effet, la séparation de l'Église et de l'État dans l'Amérique du Nord,
jusqu'à quel point ce régime diffère de celui que l'on se propose
d'établir parmi nous sous la même dénomination. Par là, on arrive-
rait peut-être à expliquer pourquoi la séparation est repoussée ici
au nom des mêmes intérêts qui s'en accommodent là-bas, et peut-
être, si elle devient jamais chez nou$ inévitable, apercevrait-on à
quelles conditions elle pourrait devenir acceptable, à quelles condi-
tions elle s'opérererait sans être ni une spoliation» ni une oppres-
sion. {Applaudissements.)
D'abord il y a une différence qui saute aux yeux : c'est qu'en
Amérique l'Église catholique n'a jamais été unie à l'Étal : à pro-
prement parler, il n*y a donc pas eu lieu de les séparer; il n'y à pas
eu de rupture, il ne s'est pas produit les déchirements, les bles-
sures, les plaies qu'amènent inévitablement une rupture, les litiges
. et les querelles qui la précèdent ou qui l'accompagnent. Il n'y a pas
eu divorce parce qu'il n'y avait pas mariage. Deux puissances voi-
sines peuvent vivre en paix à côté l'une de l'autre, sans être alliées
ensemble, mais deux puissances alliées ne peuvent guère cesser de
l'être sans devenir ennemies. C'est, en toutes choses, l'heureuse for-
tune de la démocratie américaine de n'avoir pas rencontré sur sa
route d'institutions à détruire, de traditions à abolir : elle a pu
ainsi, comme l'a remarqué Tocqueville, inaugurer dans le monde
un régime nouveau sans recourir à des procédés révolutionnaires.
Mais, après tout, cette observation, sans être dépourvue d'im-
portance, n'est pas aussi décisive qu'elle le paraît au premier
aspect. D'abord elle ne s'applique qu'à l'Église catholique. Les
autres Églises protestantes anciennement établies aux États-Unis
ont été étroitement liées avec l'État. Dans les colonies puritaines,
il n'y avait pas seulement union, il y avait confusion des deux puis-
sances; les plus pieux fidèles se recrutant et s'épurant entre eux, les
c( saints, » comme ils s'appelaient eux-mêmes, gouvernaient seuls
la cité; la Bible en était Tunique loi; toutes ses prescriptions, de
quelque ordre qu'elles fussent, étaient munies d'une sanction
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DE LA SÉPARATION DE L'ÉGLISE ET DE l'ÉTAT. 139 J
pénale, et si jamais la théocratie a existé dans le monde moderne, J
dans le monde chrétien, c'est à la Nouvelle- Angle terre. Dans les
colonies établies par la Couronne britannique, en Virginie, en J
Caroline, l'Ëglise anglicane avait été transportée avec tous ses pri-
vilèges et toutes ses prérogatives, c'était le régime anglais : church ^
andstate^ qui prévalait, et même cette Ëglise anglicane avait gardé ,
une intolérance et des privilèges dont elle commençait à se relâ- '^
cher dans la métropole. Parmi les anciennes Églises protestantes
de ce pays, je ne vois guère que les presbytériens qui n'aient
jamais ni exercé, ni réclamé les prérogatives d'une religion d'Étal,
et pourtant les autres communions ont pu perdre ces prérogatives
et elles n'ont pas péri. Elles se sont accommodées du nouveau
régime, elles ne s'en plaignent pas aujourd'hui. Ce serait calom-
nier l'Église catholique que de la supposer moins vivace en France.
D'ailleurs, c'est la condition des peuples dont la vie a été longue ei'\
pleine, de durer en se transformant. Que ces transformations s'ac- ';
complissent sans violence et sans heurt, que dans la vie de ces I
^ieax peuples, ce qui est accidentel et contingent disparaisse et
s'efface, et que ce qui est nécessaire se dégage et se perpétue, voilà
ce qu'il faut souhaiter pour eux. Hais imaginer qu'ils resteront
immobiles et, parce qu'ils sont anciens, les obliger à ne rien accepter
qui soit nouveau, les en déclarer incapables, ce serait les condamner
à déchoir et à périr. {Applaudissements.)
Ce qui est indispensable en tout temps et en tout pays aux
sociétés humaines, c'est que la religion y tienne une place. Mais
les conditions, les procédés par lesquels la religion occupe cette
place, voilà ce qui peut changer, changement qu'il est toujours
téméraire et presque toujours coiipable de provoquer, car sait-on
comment on remplacera ce qu'on supprime? mais auquel il faut
parfois s^attendre et se préparer.
Pourquoi donc la séparation de l'Église et de l'État a-t-elle pu
s'accomplir sans dommage et même avec profit pour l'Église et
pour l'État en Amérique? C'est d'abord parce qu'elle s'est accomplie
sans spoliation. L'Église anglicane, l'Église épiscopale des États-
Unis avait été dotée par la Couronne d'Angleterre qui la tenait
dans une étroite dépendance. Eh bien, lorsque les colonies britan-
niques se sont détachées de la Couronne, elles n'ont pas porté la
main sur cette dotation royale, elle l'ont scrupuleusement respec-
tée. Cette dotation a participé à l'accroissement prodigieux de la
I
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Wr^'
140 RÉUNION ANNUELLE.
valeur des terres en Amérique, au progrès de la richesse générale,
et de là vient, par exemple, que la principale paroisse épiscopale
de New- York, Trinity Church, possède aujourd'hui une fortune
évaluée à 100 millions de francs, fortune dont elle a fait, d'ail-
leurs, un noble usage : la meilleure part en est consacrée à des
missions, à des écoles, soit à Tintérieur du vaste territoire amé-
ricain, soit au delà, soit même jusque chez les sauvages.
Chose plus singulière, les Jésuites ont gardé des propriétés sur
ce territoire anglo-saxon dans le moment oCi ils étaient dépouillés
dans le reste du monde. L'ordre venait d'être détruit, les puis-
sances catholiques s'étaient emparées de ses biens en Europe et
ailleurs, mais dans le Maryland, les Jésuites avaient reçu des pro-
priétés à litre de colons. Ils purent s'organiser en corporation, en
société civile, et conserver à ce titre un débris de leur patrimoine,
et c'est ce débris de patrimoine de la Compagnie détruite qui de-
vait, 25 ans plus tard, fournir les premières ressources à la fois
à la Compagnie restaurée et à la hiérarchie catholique établie
au commencement de notre siècle.
Vous savez, en France, ce qu'est devenu le patrimoine ecclésias-
tique. Les magnifiques édifices et les modestes abris consacrés au
culte sur toute la surface du territoire sont le legs des générations
fidèles; les traitements du clergé représentent l'indemnité des
biens d'Église confisqués à la Révolution française, indemnité qui
a été stipulée dans l'acte même par lequel l'Assemblée constituante
a mis ces biens à la disposition de la nation, et qui a été ensuite
stipulée de nouveau, et par un engagement synallagmatique,
dans le Concordat. Ainsi le traitement du clergé se trouve garanti à
la fois et dans l'acte de confiscation et dans l'acte de réparation.
On ne peut le supprimer sans le remplacer ; le jour où, par la
rupture des relations entre l'Église et l'État, il n'y aurait plus de
budget des cultes, l'État aurait à liquider une dette qu'il ne pour-
rait dénier sans se démentir formellement. [AppluudissemmU,]
Il faut de plus le reconnaître, des ressources fixes et permanentes
sont beaucoup plus nécessaires à l'Église de France qu'elles ne le
sont à l'heure actuelle à l'Église des États-Unis, et voici pourquoi :
aux États-Unis, les propriétés ecclésiastiques dont je viens de vous
parler sont une exception, exception importante surtout parce
qu'elle atteste l'esprit de justice et de modération qui a présidé à la
conquête de l'indépendance américaine ; mais la plupart des cultes
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DE LA SÉPARATION DE l'ÉGLISE ET DE l'ÉTAT. 141
et des ministres de ces cultes sont entretenus au moyen d'offrandes
quotidiennement recueillies et quotidiennement épuisées; il n'y a
pas de revenus assurés d'avance, et cependant ces cultes ni n'en souf-
frent ni ne s'en plaignent. Pourquoi cela? C'est parce qu'ils parti-
cipent à la condition commune du peuple entier; c'est parce que,
dans cette nation neuve, les familles, pour vivre, comptent sur ce
qu'elles gagnent et ce qu'elles acquièrent, et non pas sur l'héritage.
L'Église se trouve donc réduite au même sort que la société civile
elle-même. Mais, au contraire, dans un pays où les fortunes sont
plus rigoureusement limitées, plus exactement proportionnées aux
besoins et aux habitudes, où chaque génération doit épargner en
vue de la génération future, des ressources qui ne seraient pas per-
manentes, des dons précaires seraient manifestement insuffisants
et rendraient l'Église incapable de toute œuvre durable. D'ailleurs
ces ressources permanentes existent et sont garanties : on ne pour-
rait les enlever sans violer l'équité ; ce serait, comme l'a dit Toc-
queville, mettre l'âme du peuple dans une mauvaise assiette; ce
serait fonder un nouveau régime sur la base ruineuse de la confis-
cation, mille voix autour de nous et dans l'histoire répéteraient la
fameuse parole de Sieyès : a Vous voulez être libres et vous ne
savez pas être justes! » (Applaudissements,)
La seconde condition qui a permis impunément aux États-Unis
la séparation de l'Église et de l'État, c'est la liberté d'association ;
je ne dis pas assez : la faveur accordée par les États-Unis aux
associations volontaires. Il y a, à cet égard, une différence radi-
cale entre l'Europe latine et les États-Unis d'Amérique. Ici, le
législateur, dans tous les temps et dans tous les pays, s'est défié
des associations volontaires, de leur puissance et de leur efficacité;
il les a considérées comme une atteinte à Tunité nationale; il a
regardé leur indépendance comme un péril pour la puissance
publique, et il n'a rien épargné pour empêcher de naître ou pour
étouffer ce qu'il a appelé un État dans l'État. Le législateur améri-
cain a eu une pensée toute contraire. Il lui a paru que ces associa-
tions volontaires étaient le seul moyen de donner aux membres
égaux d'une démocratie, de la consistance et de la vigueur: que,
sans elles, la société ne deviendrait plus qu'une poussière humaine,
et alors la législation américaine tout entière a excellé à créer, ou,
pour mieux parler, à laisser pousser spontanément, par une sorte de
génération spontanée, ces personnes morales qui prennent place
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142 RÉUNION ANNUELLE.
entre le citoyen et la commune ou TÉtat, et accomplissent des œu-
vres que l'individu ne suffirait pas à faire et pour lesquelles la puis-
sance publique ne doit pas être mise en action. [Applaudissements.)
Jusqu'à ces derniers temps, pour créer ces êtres nouveaux, ces
personnes morales, pour leur donner place dans la cité, un acte
de la puissance publique avait paru nécessaire, aux Ëtats-Unis
comme ailleurs. Seulement, dans les pays anglo-saxons, cet acte
de la puissance publique avait été plus fréquemment obtenu et
plus efficacement sollicité qu*il ne Tavait été partout ailleurs. De
nos jours, dans l'État de New-York et bientôt après dans les
autres États de TUnion américaine, on est allé plus loin : le légis-
lateur a déterminé d'avance à quelles conditions une société pour-
rait devenir une personne morale. Qu'une association quelconque
entre dans le moule que le législateur a d'avance fabriqué pour
elles, et elle en sort, comme on dit dans ce pays, incorporée, elle
en sort personne morale, sans avoir d'autorisation à demander à
qui que ce soit.
11 était naturel que TÉglise catholique profitât mieux que toute
autre société de cette liberté d'association, puisqu'elle est elle-
même la plus vaste et la plus puissante association qui soit au
monde, celle qui a le plus besoin de la liberté, à qui la liberté
suffit davantage. Elle en a donc retiré deux facultés : d'abord la
faculté d'acquérir et de posséder. Ainsi que je l'ai dit tout à l'heure
cette faculté d'acquérir ne lui a pas encore créé des revenus per-
manents, mais, depuis un demi-siècle, elle a pu bâtir des églises,
construire des écoles et des établissements scolaires et charitables
de toutes sortes. Ce n'est pas que le législateur américain ait été
étranger à une crainte qu'ont eue tous les législateurs en tout
pays : la crainte de voir s'accroître indéfiniment les biens de main-
morte. Mais ici se reconnaît la différence que j'indiquais tout à
l'heure entre les deux régimes, entre le régime de l'autorisation et
du privilège et le régime du droit commun. La loi fixe d'avance
jusqu'à quel maximum une corporatioa peut acquérir, et, tant que
ce maximum n'est pas atteint,' elle acquiert librement sans avoir
d'autorisation à demander à qui que ce soit ; dans ce maximum ne
sont pas compris les biens qui ne peuvent rendre aucun revenu. Il
est, d'ailleurs, largement calculé pour que l'association puisse
remplir l'office auquel elle se destine.
Maintenant, Messieurs, on peut rechercher comment l'Église
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DE LA SÉPARATION DE l'ÉGLISK ET DE L'ÉTAT. 143
catholique s'est servie de cette liberté d'acquérir, quel profit en est
résulté pour elle. Dans le dernier recensement, celui de 1890, on a
cherché à estimer les biens d'Église avec précision, on a évalué les
églises, les édifices consacrés au culte. Quant aux établissements
charitables ou scolaires qui peuvent dépendre du clergé, il n'y
avait aucun moyen de les grouper ensemble et d'arriver à une
appréciation totale. Les églises sont au nombre de plus de 8,000,
et elles ont été construites, pour la plupart, depuis un demi-siècle,
leur valeur est portée dans le dernier recensement, à 120 millions
de dollars, et quant aux établissements scolaires et charitables,
qu'il est, comme je vous le disais à l'instant, difficile soit de
dénombrer, soit d'évaluer avec quelque précision, on calcule qu'au
centre des pays catholiques, dans le diocèse de New-York par
exemple, ils s'accroissent dans la proportion de 10 pqur cent tous
les 10 ans, et aux deux extrémités de l'Union, dans le diocèse de
Baltimore, le plus ancien, dans le diocèse de San-Francisco, l'un
des plus nouveaux, dans la proportion de 100 pour cent par décade.
Jusqu'ici, nous n'avons parlé que des ressources pécuniaires de
l'Église, des conditions matérielles de sa subsistance, non pas
assurément que ce soit là ce qui a pour elle le plus d'imporfance,
et à quoi il faille s'attacher davantage, mais parce que c'est par
là qu'elle louche de plus près aux lois et aux institutions hu-
maines, c'est par là que les pouvoirs publics ont surtout prise
sur elle. Toutefois, à ce droit commun des associations aux États-
Unis elle doit un autre et plus important bienfait que j'ai déjà
indiqué et qu'il faut encore expliquer en peu de mots : c'est la
liberté de se gouverner elle-même selon les lois qui lui sont
propres et selon les institutions qui lui conviennent. Il est, en effet,
reconnu par la législation des États-Unis que les membres d'une
association, aussi longtemps qu'ils en font partie, et par cela seul
qu'ils lui appartiennent, acceptent toutes les lois qui lui sont
propres, toutes lés règles en vertu desquelles elle est instituée, vit
et prospère. Et c'est ainsi que les canons de l'Église catholique
sont peut-être là plus respectés, mieux observés que dans aucune
autre Église du monde.
Enfin l'Église catholique doit aussi à ce régime la faculté de
choisir elle-même selon les règles canoniques, selon les lois qui
lui sont propres et qu'elle a adaptées comme il lui a plu à son
usage, les chefs qui la dirigent. [Applaudissements.)
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14i KÉUNION ANNUELLE.
En France, au xvi* siècle, lorsque les élections ecclésiastiques
furent supprimées, lorsque le choix des évêques fut confié à la
Couronne, une longue plainte s'éleva dans TÉglise, et, cent ans
plus tard,après que ce régime était consacré par Tusage, qu'il s'é-
tait étendu k l'Europe entière, Bossuet disait encore que ceux qui
Pavaient institué avaient chargé d'un poids énorme la conscience
des rois de France. Cependant il y avait alors de bonnes raisons à
donner pour celle intervention du pouvoir civil, sous la suprême
sanction du Saint-Siège, dans le choix des évêques : sans par-
ler des abus qui avaient discrédité les élections ecclésiastiques et
du rôle politique des évêques, après tout, il était assez naturel que
le pouvoir, qui représentait la société laïque, eût quelque part au
choix des pasteurs, car ces pasteurs étaient faits pour elle, ils de-
vaient être appropriés à ses besoins. Mais ces bonnes raisons ris-
quent fort de disparaître le jour où le pouvoir devient indifférent
et surtout hostile. Et alors comment les peuples chrétiens ne
regarderaient-ils pas avec envie cet épiscopat américain, jeune,
ardent, confiant, trop mêlé à la société laïque qui l'entoure pour
se détacher, dans tout ce qui est humain, de ses goûts et de ses
tendances, mais en même temps voué, par son ministère sacré, à
un labeur trop pressant et trop fécond pour que rien puisse l'en
détourner, et poursuivant ce labeur sans lassitude, sans décourage-
ment et sans peur •' [Àpplavdùssements.]
Voilà donc, Messieurs, les conditions de la séparation de TÉ-
glise et de l'Élat en Amérique; voilà comment ce régime a pu
devenir non seulement inoffensif, mais paraître même avantageux
soit à l'Église, soit à l'État. Je doute que ceux qui le proposent en
France soient disposés à accepter ces conditions. Et pourtant, s'ils
ne les acceptent pas, il doit être repoussé au nom de la justice et
au nom de la liberté : il devient une spoliation et une oppression.
C'est qu'en effet l'État ne peut être vis-à-vis de l'Église, vis-à-vis
de la religion, indifférent et neutre: il sera ou favorable ou hos-
tile. Sans doute, il ne lui appartient ni d'imposer, ni de régler la
religion, mais il lui est impossible de n'en pas tenir compte. Il
aura, vis-à-vis d'elle, ce que le champion autorisé, le défenseur
vaillant et habile de la cause religieuse dans notre Chambre des
députés (1) appelait récemment « un libéralisme bienveillant » ou
(I) Mgr crUulat.
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DE LA SÉPARATION DE L'ÉGLISE ET DE L*ÉtXt. 145
bien une méfiance taquine, jalouse et haineuse. Il faut choisir
entre l'un ou l'autre. Qu'on ne s'y trompe pas: aux Etats-Unis, si
la puissance civile se tient à l'écart de la religion, ce n'est pas par
dédain, ce n'est pas par aversion, c'est par respect. Placée au mi-
lieu de différents cultes, elle ne se reconnaît pas qualité pour
choisir entre eux. Mais, dans ses lois et ses actes, elle reconnaît
hautement la nécessité d'un hommage public à Dieu ; elle souhaite
qu'il lui soit rendu, et elle s'en remet à ceux qui peuvent le lui
rendre avec le plus de compétence, le plus d'autorité et le plus de
conviction. (Applaudissements.)
C'est la tendance de la démocratie américaine de confier à des
associations volontaires, des services publics, des fonctions qui
paraissent ailleurs relever de la puissance publique, et c'est à ce
litre que la religion peut, tout en gardant un caractère asocial,
être confiée aux Églises libres, sans aucune intervention de la
puissance civile. Celte tendance est peut-être, Messieurs, la
vraie décentralisation, la décentralisation de l'avenir. Découper le
territoire risque d'être stérile et peut, à certains égards, paraître
dangereux, mais distinguer les attributions, créer des organes
différents pour des besoins sociaux différents, décharger les pou-
voirs publics de tous les fardeaux dont il est possible de les
décharger, n'est-ce pas mettre à l'abri des compétitions et des fluc-
tuations électorales certains intérêts permanents de la société? Ne
serait-ce pas à l'avenir la condition du progrès et de la stabilité
dans une démocratie? [Applaudmements.)
Il est permis de le penser; il est permis de le tenter ailleurs
même qu'aux États-Unis. Voici, par exemple, le repos du diman-
che. Toutes les communions chrétiennes s'accordent à l'ordonner.
Aux États-Unis, il est prescrit par la loi et par les mœurs. En France,
il est effacé de nos lois et il tend à disparaître de nos mœurs. Que
faut-ildonc?... Réformer les lois, oui, sans doute, à certains égards,
pour rendre l'observation de ce repos possible à tous, mais non pas
assurément pour l'imposer; et ce qui importe bien autrement, c'est
de réformer les mœurs. Or une. société libre vient précisément de
se former dans ce but; une ligue populaire pour l'observation du
dimanche s'est établie. Je n'ai pas à en parler ici, car elle se com-
pose, pour la plus grande part, des membres des Unions de la paix
sociale. Ce sont eux qui y figurent en plus grand nombre. Des
hommes appartenant aux croyances et aux opinions les plusdiffé-
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146 RÉUNION ANNUELLE.
rentes s'y rencontrent; MM. Jules Simon et Léon Say la dirigent,et,
si elle réussit, ce sera un désordre public réprimé et détruit par une
œuvre d'initiative privée ; ce sera un service public accompli par des
hommes qui n'auront pas agi en cette circonstance en qualité de
ministres ou de fonctionnaires, mais en qualité de citoyens indé-
pendants et libres. [Applaudissements,]
Pour revenir aux États-Unis, ce repos du dimanche, si rigoureu-
sement observé, si religieusement gardé, est, à lui seul, une per-
manente et continuelle profession de foi; à cette profession de foi
bien d'autres viennent s'ajouter. A chaque période de sa vie, ce
peuple éprouve le besoin de rendre à Dieu un public et solennel
hommage. Sans remonter plus haut que le moment où il est arrivé
à la vie nationale, dans sa déclaration d^indépendance il c prenait
le Juge suprême à témoin de la droiture de ses intentions, et,
pour le succès de son entreprise, il se plaçait avec confiance
sous la protection de la providence divine ». Depuis lors, le
temps s'est écoulé, les bons et les mauvais jours se sont suc-
cédé. Si occupé qu'il fût des intérêts et des besoins terrestres, il
a constamment marché en la présence de Dieu. A l'époque oîi la
guerre civile le déchirait, où, dans ce déchirement sanglant, il
était menacé de périr, son chef élu prononçait en son nom ces
paroles mémorables : « Avec ardeur nous espérons, avec ferveur
nous demandons que cette effroyable calamité s'éloigne de nous.
Pourtant, s'il plaît à Dieu qu'elle continue, il faudra dire encore,
comme il a été dit il y a 3000 ans : Justes et vrais sont les juge-
ments du Seigneur. »
Lorsque Lincoln tenait ce langage, il était lui-même tout près de
succomber comme une sorte de victime expiatoire, et la calamité
dont il parlait allait finir; la lutte touchait à son terme, le calme et
la prospérité devaient bientôt revenir et, désormais, chaque année,
le Président des États-Unis ordonne qu'une journée soit consacrée
ti des actions de grâces solennelles, il invite tous les citoyens à
remercier Dieu (ce sont les termes du plus récent message publié à
cesujel) « pour les bienfaits de sa providence, pour la paix dans
laquelle il leur a permis de les goûter, pour la conservation des
libertés civiles et religieuses que sa sagesse a inspiré à leurs pères
d'établir et qu'il leur a donné la force de conserver. » {Applaudis^'
sements.)
Enfin un nouveau parti parvient-il au pouvoir, un nouveau pré-
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DE LA SÉPARATION DE l'ÉGUSE ET DE L*ÉTAT. 147
sideni monte-t-il au Capitole pour prendre possession du gouver-
nement, il ne manquera pas, lui aussi, de s'incliner devant la
puissance invisible et suprême. Voici par quelles paroles se ter-
mine le discours d'inauguration qu'a prononcé, le 4 mars der-
nier, le président Gleveland : <r Lorsque je considère combien la
tâche que je dois remplir dépasse mes propres forces, ce qui m'em-
pêche d'être découragé c'est, par-dessus tout, la certitude qu'il est
un être suprême qui dirige les affaires des hommes et dont la
bonté et la miséricorde ont toujours accompagné le peuple améri-
cain. Il ne se détournera pas de nous maintenant, je le sais, si nous
recherchons humblement et respectueusement sa puissante assis-
tance, n [Applaudissements.)
Voilà, Messieurs, comment parle le chef élu d'un peuple libre. Il
faut plaindre une nation qu'on a désaccoutumée d'un tel langage ;
il faut plaindre une nation dont les chefs ne savent plus regarder
en haut. En parlant ainsi, le président des Ëtats-Unis n'entend
po.ieretne porte en effet aucune atteinte à la liberté d'aucune
coii cience et à Tindépendance d'aucun culte. Les doctrines (on ne
le \oit que trop en ce pays) peuvent se multiplier,se diviser et chan-
ger à l'infini ; chacun est libre de croire ce qu'il veut, de professer
ce qu'il croit, et même de ne rien croire. Les incroyants, les infi-
dèles, les agnostiques, comme on dit en ce pays, ne sentent peser
sur eux aucune contrainte, aucune, si ce n'est celle de l'opinion
publique qui les rejette et qui les exclut. (Ajpplaudissements.)
Mais, jusque dans ses plus étranges écarts, la liberté indivi-
duelle est respectée, et, en même temps, un hommage public est
rendu à Dieu au nom du peuple. {Applaudissements.)
Voici donc, ce me semble, comment on peut apprécier le
régime des États-Unis ; voici comment, si je ne me trompe, il
pourrait se résumer : Si l'Église est séparée de l'Etat, c'est-à-dire
indépendante du pouvoir civil, la nation reste intimement unie à
la religion ; elle professe sa foi dans ses paroles et dans ses actes,
et l'on ne pourrait pas plus l'en séparer qu'on ne peut séparer
l'âme du corps. (Longue salve d'applaudissements,)
Vicomte de Meaux.
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LES RÉCENTS PROGRÈS DU SOCIALISME
EN ALLEMAGNE
COMMUNICATION A LA RÉUNION ANNUELLE I)A^'S LA SÉANCE DU 31 MAI 1893.
L'attention publique vient d*êlre vivement frappée par la brusque
dissolution du Reichslag allemand. Les circonstances qui ont amené
Guillaume II à prendre cette grave mesure nous ont montré qu'il y
avait aujourd'hui un désaccord profond entre Tempereur et une
partie des habitants de TEmpire. Elles nous ont surtout laissé
entrevoir l'existence d'une hostilité sourde des divers États de
TAllemagne envers la Prusse, qui, depuis la guerre, cherche à
imposer sa tutelle à tous les Allemands. Ceux-ci commencent à
trouver que le joug prussien est un peu lourd à porter : quelques
jours avant la dissolution du Reichstag, M. Daller, président du
groupe bavarois des députés du centre, déclarait que lui et ses col-
lègues voteraient résolument contre le projet de loi militaire, en
ajoutant ces paroles significatives ; « Si les députés prussiens réus-
sissent à faire passer ce projet (ce que je crois impossible), il faut
que le centre bavarois se sépare de la Prusse. » Et il terminait par
ces mots : « N'avions-nous pas raison de nous défendre en 1866 et
en 1871 ? La Prusse est un État militaire, et n'a pas d'égards pour
ses sujets, encore moins pour nous Bavarois !» — On faisait cir-
culer dernièrement (mai 1893) dans les villages de la Bavière et du
Palatinat un manifeste séparatiste invitant les électeurs à s'op-
poser au projet de réforme militaire. « Une nouvelle guerre,
disait ce manifeste, rendrait la Prusse toute puissante, et voilà
pourquoi on nous invite, nous autres Bavarois, à verser des mil-
lions et le sang de nos enfants. Ce serait la fin de notre existence
comme nation libre. Nous vous invitons donc, frères bavarois, à
vous opposer de toutes vos forces aux projets prussiens. »
Je ne crois pas cependant, messieurs, que l'Empire allemand soit
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LES PROGRÈS DU SOCIAUSME EN ALLEMAGNE. 149
près de se disloquer. A supposer que le nouveau Reichstag soit aussi
peu disposé que l'ancien à voter les crédits demandés, je suis con-
vaincu qu'on finira par trouver un terrain de conciliation. L'empe-
reur probablement ne cédera pas complètement, son amour-propre
est engagé, et les Hohenzollern sont d'ailleurs connus pour leur
obstination. Mais il tient aussi à sa popularité, et les nouveaux élus
ayant cinq ans de législature devant eux, consentiront vraisembla-
blement à traiter avec le gouvernement qui fera voter un com-
promis (1). J'ai peine à croire que cette agitation séparatiste, dont
nous aimons à relever les divers indices, soit aussi profonde que
certains journaux se plaisent à le répéter. 11 est pour l'Empire un
autre danger bien plus grave que ces velléités particularistes, je
veux parler de la poussée formidable de cette démocratie sociale
avec laquelle le gouvernement cherchera en vain à transiger.
Les progrès du socialisme dans l'Europe entière sont connus de
tous. Nulle part ces progrès n'ont été plus rapides qu'en Allema-
gne : ce pays est devenu depuis quelques années le quartier général
du socialisme parce qu'il a été historiquement le mieux préparé
pour enétrele berceau. C'est là que cette doctrine, suivant l'expres-
sion du député Joerg, fait son éducation philosophique et scienti-
fique.
Il n'y avait encore dans le Reichstag qui vient d'être dissous que
.36 députés socialistes ; mais nous devons constater qu'aux der-
nières élections (celles de 1890) 1,427,000 voix se sont portées dans
tout l'Empire sur des candidats socialistes : c'est le chiffre le plus
élevé qu'un parti ait obtenu. Les 106 députés du centre ont été élus
par un nombre de suffrages moindre; et si les députés socialistes
ne sont pas plus nombreux, cela tient à ce que les circonscriptions
électorales sont adroitement découpées au profit des libéraux et des
conservateurs. Mais le socialisme ne peut manquer de faire de nou-
veaux progrès, et je suis persuadé qu'aux prochaines élections les
candidats socialistes vont recueillir plus de 2 millions de suf-
frages (2). Bebel prétend que lorsque l'Allemagne aura soixante mil-
(1) La discussion Tient do s'ongager au Reichstag sur ce terrain et M. de Ca-
privi a repris au nom du gouvernement une partie des propositions antérieures
du député Huene.
(2) Mes prévisions à cet égard se sont réalisées. Et si dans le nouveau Reichstag
les députés socialistes no sont encore que 4o, cela tient toujouos à la manière
dont les circonscriptions électorales sont établies. Pour que la proportion fût
équitable, il devrait y avoir une centaine de députés socialistes au moins sur 397,
soit un quart du Reichstag.
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'ïr'
150 RÉUNION ANNUELLE.
lions d'habitants (ce qui arrivera dans douze ans), par le simple
effet du suffrage universel, le gouvernement passera aux mains des
ouvriers. Engels va plus loin : dans une lettre adressée au député
Lafargue, il fixe à Tannée 1898 le moment où le parti socialiste
sera assez fort en Allemagne pour s'emparer du pouvoir. Le socia-
lisme est donc un facteur important dans Thistoire contemporaine
de TAUemagne; quels que soient nos sentiments à l'égard de cette
doctrine, nous devons l'envisager impartialement et nous rendre
compte des causes de ses progrès.
Je ne veux pas entreprendre ici une étude complète du socialisme
allemand. Il suffira de vous rappeler que ses origines sont plus
lointaines qu'on ne se Tiroagine habituellement. Dès 1835 Henri
Heine écrivait ces paroles mémorables : « Le tonnerre allemand
n'est pas très leste, il roule un peu lentement... mais il viendra et
vous entendrez un craquement comme jamais craquement ne s'est
fait entendre dans l'histoire du monde... 11 se passera alors en Alle-
magne un drame auprès duquel la Révolution française paraîtra
une innocente idylle. » Neuf ans plus tard, en 1844, parurent les
Annales françaises-allemandes, et en 1847, Marx lança ce fameux
manifeste contre la bourgeoisie où l'on trouve déjà exposés les
principes qui guident encore aujourd'hui le socialisme contempo-
rain. Mais les idées socialistes eurent alors peu de succès ; la
grande industrie n'était pas assez développée, les prolétaires alle-
mands n'étaient pas pénétrés comme nos ouvriers français des
idées égalitaires de la Révolution, ils étaient encore emprisonnés
dans une organisation corporative, et notre révolution de 1848 les
laissa en somme assez indifférents.
C'est en 1862 qu'un émule de Marx, plus orateur que lui, Ferdi-
nand Lassalle, commença par toute l'Allemagne une propagande
enflammée qui en deux ans remua tout le pays. Il ne sera pas inu-
tile de remarquer en passant que Lassalle employa surtout son
éloquence à allumer les convoitises. Assez viveur lui-même, il re-
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' LES PROGRÈS DU SOCIALISME EN ALLEMAGNE. 151
1
prochait aux ouvriers leur « maudite frugalité » et fulminait contre
ceux qui leur recommandaient l'épargne. C'est à cette époque que
Hnternationale fut fondée, et en 1867 Marx fit paraître son grand
ouvrage a Le Capital » qui est devenu comme la Bible du parti, La
conclusion du livre est la suivante : le capital résulte de la plus-
value arbitraire que l'employeur retire du travail de l'ouvrier; en
d'autres termes le capital est une part volée du salaire de l'ouvrier.
C'est à peu près la théorie de Proudhon.
Ces doctrines eurent beaucoup de succès. Le prolétariat avait
grandi d'autant plus vite que la classe bourgeoise était peu nom-
breuse en Allemagne, n'ayant pu se développer comme en France à
cause des résistances de l'aristocratie. Le tiers état étant peu im-
portant, le quatrième état parvint très vite à prendre une place
considérable. La guerre de 1870 ne lui fut nullement avanta-
geuse: nos cinq milliards, accrus encore par le crédit que procure
la victoire, mirent aux mains du gouvernement le capital qui lui
avait manqué : il remboursa une partie de sa dette. Ce rembourse-
ment jeta dans la circulation des sommes* considérables qui furent
témérairement engagées dans toutes sortes de spéculations. Beau-
coup ne réussirent pas : un krach se produisit en i873, et la crise
atteignit naturellement les ouvriers qui avaient déserté en masse
les campagnes, attirés dans les villes par l'appât du gain. Le poids
des impôts (nécessaires pour entretenir une armée formidable), la
cherté croissante des vivres, l'insuffisance des salaires amenèrent
au parti des recrues de plus en plus nombreuses. Un grand congrès
se réunit à Gotha en 1875, un programme commun fut adopté, et la
démocratie forma dès lors une sorte d'Ëtat dans l'État. Le fruit
immédiat de cette union fat le succès aux élections de 1877 : les
candidats socialistes recueillirent près de 500,000 suffrages. Depuis
celte époque, en dépit de lois de répression terribles, le parti
n'a cessé de grandir et il est d'autant plus redoutable que ses
<;hefs exercent sur les masses une très grande influence et sont fort
habiles à manier le suffrage universel.
Ce qui me frappe d'abord, c'est une différence entre le socialisme
allemand et le socialisme français. Il me semble que chez nous le
socialisme attire non seulement ceux que Tordre capitaliste a
déçus, mais peut-être surtout ceux que séduisent les formules
simples : « La mine aux mineurs, l'usine aux ouvriers, la terre aux
laboureurs, les trois huit, etc.. » Le socialisme allemand se pré-
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r-
152 RÉUNION ANNUELLE.
sente au contraire comme une doctrine raisonnée et savante. Ses
partisans ne se contentent pas de déclamations retentissantes contre
les pouvoirs publics, les bourgeois, et les jouisseurs; ils s'efforcent
de procéder scientifiquement, leurs théories ont des racines pro-
fondes dans la philosophie de l'histoire et la philosophie du droit.
Marx et Lassalle ont été des hégéliens, et le « Capital» est hérissé
d*un appareil dialectique qui le rend presque inabordable. Les dis-
ciples de ces deux hommes se présentent aussi à nous comme des re-
mueurs d'idées et des chercheurs de principes : on retrouve chez
eux cette manie de théoriser que les Allemands ont dans le sang,
cherchant toujours le côté universel des choses, et essayant de con-
cevoir toutes les questions au point de vue d'un système du monde
{dnêr Wêltanschauung). C'est au fond une habileté de présenter
ainsi la doctrine sous une forme abstraite : on la fait profiter du
re&pect qu'inspire à notre siècle tout ce qui porte la livrée de la
science.
L'idée d'une construction savante, telle est donc la première im-
pression qui se dégage d'une étude rapide du socialisme allemand.
Les socialistes allemands n'ont pas tous la même doctrine. Jus-
qu'à, ces dernières années il y avait deux courants distincts qui ap-
paraissent clairement lorsqu'on compare l'ancien programme de
Gotha avec ceux des congrès récents de Halle (1890), d'Erfurt (1891)
et de Berlin (1892).
Le congrès de (lOlha avait accepté un socialisme mitigé : la
doctrine collectiviste de Marx avait été corrigée par les idées de
Lassalle, qui s'était rapproché de Bismarck, et qui, contrairement
à Marx, aux yeux duquel l'État était radicalement incapable de
combattre le paupérisme, demandait à l'État d'assurer le bien-être
des masses (1). Lassalle maintenait la propriété privée. Ce qu'il
rêvait au fond, c'était une sorte de socialisme d'État national; ce
qu'il demandait, c'était une société coopérative de production avec
la subvention de l'État.
Quelques-uns des théoriciens et des chefs les plus marquants du
parti parurent assez disposés à accepter ce tempérament. Dans un
discours prononcé le 31 mai 1881, Liebkhecht déclarait qu'il ne
(1) Voir le journal si curieux de F. Lassalle publié par Paul Lindau dans la Rerue
Nord M/idSad, avrU-juin i^9\.CLQ.Aà\eT.GeschicMederersten sçzialpolitischen
Arbeiterbewegung in Deulschland ; 1885, et Entwickelung des sozialistischen Pro-
gramms. {Jahrbûcher filr Nationalœkonomie.». février 1891).
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LES PROGRÈS DU SOCIALISME EN ALLEMAGNE. 153
demandait pas mieux que de fortifier PËtat, toutes les fois que
celui-ci cherchait à diminuer la distance qui séparait les pauvres et
les riches* Encore en 1884, lorsqu'on discutait la prolongation
de la loi contre les socialistes, il flattait TËlat, tout en re-
connaissant que TËtat actuel ne répondait pas à son idéal. Et
quelques mois plus tard, lorsqu'on discuta la loi sur les accidents
du travail, il déclara qu'il voterait pour elle en ajoutant ces paroles *
significatives : « C'est pour nous le coin que la main du chancelier
enfonce dans la vieille organisation sociale, et dont le «gros bout
finira par faire éclater le reste. »
Mais les derniers congrès nous mettent en présence d'une doc-
trine bien plus radicale et bien plus précise. Le socialisme mitigé
de Lassalle a définitivement cédé devant la doctrine plus scientifi-
que et nettement collectiviste de K. Marx et de Frédéric Engels.
Aussi le professeur Adolphe Wagner a'-t-il déclaré au dernier con-
grès évangélique que le nouveau programme était bien plus dan-
gereux que l'ancien (1).
Ce retour vers le collectivisme et ce refus de toute entente avec
TËlat s'expliquent par des raisons diverses. Les disciples fidèles de
Marx constataient depuis quelques années que le parti socialiste
était menacé de ne pas rester assez franchement prolétaire et
ouvrier. Depuis quelques années il avait recruté bon nombre de
petits marchands, de petits commerçants, de petits propriétaires.
Souvent dans les réunions socialistes la majorité n'était pas com-
posée d'ouvriers proprement dits. On faisait même remarquer que
parmi les 36 députés socialistes qui siégeaient au Reichstag, il y
en avait plus de la moitié qui n'étaient pas des ouvriers (2). On
craignait dans ces conditions que le parti socialiste ne penchât un
peu trop vers l'opportunisme, et ne « s'emmarécageât» dans le pos-
sibilisme. Bebel (qui est un ancien ouvrier tourneur) et plusieurs au-
tres parmi les meneurs les plus écoutés dénoncèrent l'intrusion du
petit bourgeoisisme {Kleinburgerthum) dans la démocratie sociale.
Ils prétendirent que si un parti composé exclusivement d'ouvriers
était naturellement enclin au socialisme, un parti qui serait com-
(i) Adolphe Wagner. Dos neue sozialdemokratisc/ie Programm. Vortrag... ge-
iudtcn am 21 april 1892.
(2) Ban» MtQlor {Der Klassenkampf in der deutschen Sozialdemocratie^
Ziiricht 1^92, p. 20) compte i avocat (Stadthagen), 2 rentiers (Singer et Vollmarj,
é liôteliers,! fabricants ou marchands de cigares, 3 imprimeurs ou éditeurs,
et 3 marchands.
L> RÉF. Soc, 16 juillet 189:<. 3« Sér., t. VI ^t. XXVI col.'! 11
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154 RÉUNION ANNUELLE.
posé de petits propriétaires et de petits bourgeois serait forcément
réfractaire à quelques-unes des applications de la doctrine. En tout
cas de petits bourgeois n'ont pas à leurs yeux l'esprit suffisam-
ment révolutionnaire. Ils doivent être d'autant plus suspects que le
peuple allemand n'est pas révolutionnaire par tempérament : il a
depuis longtemps contracté des habitudes de respect, de soumis-
sion, de docilité, dont nous autres Français n'avons pas idée. Et
' Bebel ajoutait : « Celui qui perd le contact avec les masses, celui
dont la situation sociale grandit, et qui s'élève peu à peu à un rang
plus élevé dans la hiérarchie des classes, modifie d'une façon
inconsciente ses propres sentiments. L'orientation de son esprit
change, il dévie peu à peu de la vraie doctrine socialiste! »
Les nouveaux programmes (notamment le programme d'Erfurt
élaboré au mois d'octobre 1891) sont donc plus radicaux que l'an-
cien programme de Gotha. Les Girondins du parti ont vainement
essayé de lutter contre les Jacobins. Ce sont les Jacobins qui ont,
comme en France il y a cent ans, remporté la victoire (1).
Le nouveau programme est au surplus^ très savant. C'est une véri-
table construction scientifique, dont une partie seulement peut être
comprise des ouvriers. J'y relève deux traits importants. D'abord
la façon non équivoque dont on repousse le socialisme d'Ëtat.
On laisse sans doute à la charge de TEmpire l'assurance ouvrière ;
mais on déclare n'attacher qu'une valeur éphémère à cette protec-
tion du travail. Bebel la compare à une musique d'entr'acte entre
le vieux monde de la bourgeoisie qui disparait et le nouveau monde
du prolétariat encore à l'état de devenir. Si on demande provisoi-
rement une protection pratique du travail, c'est parce qu'on sait
bien que les ouvriers n'attachent qu'une médiocre importance aux
pures théories, et tiennent avant tout aux réformes effectives.
Mais on prend soin dfe répéter que le socialisme d'État n'est qu'un
leurre ; et, dans les discours prononcés depuis, on s'efforce de dé-
montrer — avec statistiques à Tappui, — que, dans la famille, dans
l'atelier, dans la grande industrie, dans la mine, dans les associa-
tions corporatives, l'intervention de l'État (qui tend en Allemagne
encore bien plus qu'en France à se charger de ce que l'initiative
privée pourrait faire) est contraire à la justice et aux intérêts dont
les socialistes se disent les seuls bons défenseurs.
(1) Kaatsky. Das Erfurter Programm, 3" édition 1892; V. aussi le récent ou
vrage Volksdienst von einem Socialarislokraten^ 1893.
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LES PROGRÈS DU SOCULISME EN ALLEMAGNE. 155
On repousse également les propositions relatives à la conciliation
et à l'arbitrage. Les ouvriers allemands paraissent avoir très peu
de confiance dans l'arbitrage. Les meneurs affectent de parti pris
de se désintéresser de ces questions (qui pourraient amener la paix
sociale si on s'appliquait loyalement à les résoudre). Liebknecht, au
congrès de Marseille, s'est borné à répondre dédaigneusement
qu'il y avait là en effet une agréable matière pour des conférences
ou des articles de revue.
Le second trait caractéristique du nouveau programme, c'est
l'afGrmation très nette du caractère international du socialisme. Il
faut mettre dans l'esprit des ouvriers qu'il s'agit pour eux bien
moins de nationalités hostiles que de classes rivales ; que les entre-
preneurs et les exploiteurs sont leurs seuls ennemis ; que Tidéal
socialiste, pour briller de tout son éclat, doit embrasser le monde
entier. 11 faut, leur dit-on, que les différences de mœurs et de ca-
ractères s'effacent pour faire place à une fraternité universelle.
Comme l'Église catholique, les socialistes poursuivent une véritable
unité de foi et de discipline, et comptent sur la lente évolution de
l'avenir, sur l'atténuation de l'esprit de conquête et le développe-
ment de l'industrie moderne pour étouffer les instincts belliqueux.
Ils déclarent pompeusement que le rapprochement entre les na-
tions et les races sera l'œuvre de la classe ouvrière (1).
Cet internationalisme absolu n'a pas été accepté sans réserve
par tous les socialistes. La lutte des nationalités est si ardente au-
jourd'hui qu'il est bien difficile de n'en pas tenir compte. Lieb-
knecht a déclaré que les buts internationaux ne faisaient pas oublier
aux socialistes allemands leurs devoirs d'Allemands. Et vous savez
que la situation du parti vis-à-vis de la Russie aussi bien que vis-
à-vis de la France est fort ambiguë. A ce point de vue (et c'est
là un point de vue très délicat et très important) il s'est formé
trois groupes dans le parti : un premier groupe qu'on peut appeler
nationaliste, et dont l'un des principaux chefs est le député bava-
rois Vollmar, croit, sans repousser le programme d'Erfurt, que
l'internationalisme n'est qu'un rêve; un second groupe, dont le
meneur le plus connu est le typographe Werner, est franchement
internationaliste ^â); le troisième groupe (le plus nombreux) est dirigé
(1) V. le petit livre si instructif du chanoine Winterer, Le socialisme interna'»
tional, 1890.
(2) Les membres de ce groupe s'appellent les « Jeunes » ou les « Indépen*
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156 RÉUNION ANNUELLE.
par Bebel, Liebknecht, Singer, etc., c'est-à-dire par des hommes
qui sont à la fois nationalistes et internationalistes. Pénétrés de la
doctrine hégélienne, ils comptent sur Vavenir pour assurer ce con-
cours des forces internationales qui, selon eux^ est indispensable
au progrès de la civilisation. Mais s'ils votent contre l'accroissemeul
des crédits militaires, ils sont résolus, en cas de guerre défensive,
à se battre courageusement, et leurs invocations en faveur du dé-
sarmement sont, de leur aveu même, purement platoniques.
Est-ce à dire que la formation de plusieurs groupes et même les
gros mots qui ont été échangés indiquent des scissions profondes
dans le parti? En aucune façon : il ne faut pas nous faire d'illusions
à cet égard. Au récent Congrès de Berlin, en novembre dernier,
Vollmar, qui penche vers le socialisme d'État, et Liebknecht ont
fini par s'entendre, et tous se mettent très vite d'accord dès qu'il
s'agit de marcher à l'assaut du capitalisme. On ne se demande
même pas s'il est entre les mains de juifs ou de chrétiens, et les
socialistes allemands ne sont pas antisémites dans le sens habituel
du mot.
Mais il ne suffit pas de lire les programmes et d'en dégager les
traits principaux : il est surtout nécessaire pour comprendre la
cause des progrès récents du socialisme, de connaître la manière
dont la doctrine se propage et se répand.
11
Les questions relatifs à la propagande ont tenu une place consi-
dérable dans les discours prononcés aux derniers Congrès. Je suis
même porté à croire qu'il ne faut pas attacher trop d'importance
au programme lui-même : un programme ne vaut^l pas surtout
par l'emploi qu'on en fait?
dants » Une Ki'ande réunion fut organisée par eux à Berlin, le 20 octobre 1891.
diLna la'lcrande salle delà Ressource (Kommandantcnstrasse) ; on nomma une
Commission de 1 membres qui fut chargée de s'opposer à rinvasion du bour-
^eoisisme et de fonder un nouveau journal Der Soziatst. Cette opposition na
«M formulé de nouveau programme. EUe veut simplement ebmmer du parti
HociaUste les éléments possibiUstes, opportunistes, etc. Pour regénérer la démo-
«ratie il faut que le parU sociaUste reste le parU des prolétaires !
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LES PROGRÉS DU SOCIALISME EN ALLEMAGNE. 157
Liebknecht, dans un de ses principaux discours, a vivement
insisté sur la nécessité de donner aux ouvriers et aux recrues du
socialisme une. instruction sérieuse (dans le sens que vous suppo-
sez, bien entendu). Il recommande pour cette propagation de la
doctrine des moyens divers : articles de journaux et de revues, bro-
chures et commentaires à Tusage des ouvriers, conférences, pièces
de théâtre, romans, et même écoles spéciales.
Au premier rang des moyens de propagande on peut d'abord
placer la presse. 11 y a environ 140 journaux socialistes dont
32 sont quotidiens. Le Vorwàrts, dont Liebknecht est rédacteur, est
devenu le journal officiel du parti. Son tirage depuis quelques
années a considérablement augmenté. J'en dirai autant de la Voîks^
tribune^ et de l'importante revue éUs Neus Zeit fondée il y a quelques
années et dont le rédacteur en chef, M. Kautsky, est un écrivain de
talent (1).
On cherche aussi maintenant à faire pénétrer le socialisme
parmi les paysans, en créant des feuilles rédigées spécialement en
vue des habitants de la campagne. Cette préoccupation s'est mani-
festée au Congrès réuni à Marseille au mois de septembre dernier,
et on a étudié les procédés à employer pour recruter des adeptes
parmi les paysans. Mais on ne sert à ces braves gens,pour lesquels
Tamour de la terre et de la propriété individuelle est un préserva-
tif puissant, qu'un socialisme édulcoré, accommodé à leur usage.
Les écrivains les plus intelligents du parti déclarent qu'il ne pourra
être question de collectivisme agraire aussi longtemps que la féo-
dalité capitaliste n'aura pas avancé son œuvre de concentration de
la petite propriété (2).
Après la presse, les conférences: c'est là un mode de propagande
très important. On a constaté que la parole vivante d'un orateur
(1) Les plas importants parmi los journaux socialistes sont indiqués dans un
appendice de YAlmanacfi de la question sociale d*Argyriadès, pour 1893, p. 218.
Je citerai parmi les plus lus, dans le Nord de l'Allemagne, le Hamburger Echoy
la, Rheiniêch'Westfdlische Arbeiterzeitung, la Freie Pre^e d'Elberfeld, la Volks^
stimme de Francfort, la Sâchsische Arbeiterzeitung^ etc,; ààns TAllemagne du
Sud la Volkszeitung d'Augsbourg, la MUnchener Post, la Frdnkische Tagesposl
do Nuremberg, la Schwdbische Tagwacht de Stuttgart, VUnler frdnkische Volks^
tribune, etc.. Plusieurs de ces journaux tirent à 30 et 40,000 exemplaires.
(2J Cf. dans la Revue La question sociale, n» du 15 mai 1893, p. 114, le remar-
quable discours do M. Hector Denis, recteur de PUniyersité libre de Bruxelles,
dont les tendances socialistes sont bien connues. Y. aussi le remarquable article
de M. le comte de Rocquigny sur la Propagande socialiste dans les campagnes.
Correspondant du 25 février 1893.
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'8'^ _J
158 RÉUNION ANNUELLE.
un peu éloquent (et il s'en rencontre souvent dans le peuple) pro-
duit beaucoup plus d'effet sur les ouvriers que les articles de
journaux ou de revues. Plusieurs des chefs du parti, Bebel, Lieb-
knecht,Vollmar,sont des orateurs de grand talent.
Aussi organise-t-on beaucoup de réunions, surtout dans les villes
ouvrières, et spécialement dans les faubourgs de Berlin. On trouve
facilement une grande salle de brasserie, ou (si le temps le permet)
on s'installe tout simplement dans le jardin. J'ai pénétré dans quel-
ques-unes de ces réunions, et j'ai été frappé de la bonne tenue et du
calme relatif des assistants. Il ne faut pas croire non plus qu'on y
entende des discours incendiaires : on ne craint pas d'aborder de-
vant les ouvriers berlinois (bien différents de nos ouvriers français
qui font immédiatement du tapage ou se livrent à leurs réflexions
particulières) les questions économiques les plus ardues , les
théories les plus délicates sur la valeur, le salariat, la participation
aux bénéfices, les assurances, etc. Si l'Allemand, naturellement
flegmatique, se laisse difllcilement entraîner à l'action, il est rai-
sonneur et ne redoute pas les démonstrations compliquées. Nos
ouvriers français ont été souvent préservés de la contagion de
certaines doctrines par un fond de bon sens national (qui malheu-
reusement parait aujourd'hui diminuer) et surtout par leur amour
de la clarté. C'est ainsi que les prédications amphigouriques de
Pierre Leroux n'ont jamais eu sur eux beaucoup d'influence. Les Alle-
mands au contraire s'éprennent d'autant plus volontiers d'un sys-
tème qu'il est plus savant. Une doctrine qui convie à la spoliation
des riches a forcément pour les déshérités de ce monde un certain
attrait. Mais c'est la façon savante dont on fait miroiter aux yeux
des ouvriers la possibilité de celte spoliation qui contribue à lui
donner plus d'attrait. L'attirail pompeux sous lequel on leur pré-
sente la doctrine socialiste selnble la rendre irrésistible.
Je ne puis vous parler longuement de ces conférences. Il me
suffira de vous dire que l'un des thèmes favoris des orateurs popu-
laires, c'est de montrer aux ouvriers qu'il y a trois facteurs dans la
production : le capital, la direction, et le travail ; d'ajouter que ce
dernier facteur est le plus important, et de montrer qu'il est le
moins rémunéré. Ils affectent d'oublier (et j'ai peine à croire qu'il
n'y ait pas un peu de mauvaise foi de leur part) que c'est en
somme le capital qui court à peu près seul les risques en cas de
perte — et dans l'industrie les pertes, les désastres même, sont,
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LES PROGRÈS DU SOCIALISME EN ALLEMAGNE. 159
hélas I fréquents ; — et que c'est la direction qui est à peu près
seule la cause de ces bénéfices exceptionnels qui les offusquent
tant. Par travail ils veulent de parti pris n'entendre que le travail
manuel, Tefifort corporel; il relèguent à Tarrière-plan cet esprit
d'invention, de direction, d'initiative, qui a transformé le monde, et
qui le modifie chaque jour. C'est surtout de ce troisième facteur
si important qu'ils ne tiennent pas assez de compte : ils savent
pourtant combien il est nécessaire pour organiser le travail et
n'ignorent pas que, si l'intelligence se trouve souvent du côté du
capital, c'est que la eulture intellectuelle nécessite beaucoup de
ressources et exige une certaine aisance.
Un autre sujet fréquemment abordé dans les conférences popu-
laires est celui des associations professionnelles. On cherche à les
multiplier le plus possible, car on y voit un instrument puissant
pour la propagande socialiste. C'est en parlant de l'organisation
des associations professionnelles que Bebel, au Congrès d'Ërfurl, a
prononcé cette phrase : « C'est dans ces associations que les ouvriers
doivent être formés à la guerre sociale et à la lutte des classes. »
J*ai remarqué aussi l'attention avec laquelle ils s'intéressent à un
phénomène économique auquel ils attribuent, non sans raison, une
grande importance. Je veux parler de ces associations de capitaux
formées soit en vue d'une spéculation temporaire (il sufQt de rap-
peler le riyig du cuivre), soit sous la forme permanente de syndi-
cats, de trusts, de cartels (i). Il s'agit en ce cas de coalitions de
producteurs qui parviennent en somme à régler la production selon
les besoins du marché, et à déterminer les prix. Cette organisation
des cartels a en effet beaucoup d'affinité avec le règlement de la
production réclamé par les socialistes. Le Vorwàrts espère qu'on
pourra arriver par là au « grand cartel », c'est-à-dire à la commu-
nauté de production socialiste.
Voilà quelques-unes des questions qui sont le plus fréquemment
agitées dans les réunions ouvrières. Les conférences sont ensuite
imprimées, elles se transforment en brochures populaires qui son t
(1) V. à co sujet l'un des meUleurs chapitres du beau livre de M. Claudio
Jannet sur le Capital, la spéculation et la finance^ p. 284. Y. aussi Raffaloyich,
Les coalitions de producteurs et le protectionnisme fi%^9. Cf. sur les Kartelle en
général les articles de Orossmann et de Steinmann Bûcher dans le Jahrbuch de
Schmolier, années 1891 et 1892 ; et celui de Bruno Schoenlank dans la Revue
socialiste Die Neue Zeif,, année 1891, I, p. 326.
L
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160 RÉUNION ANNUELLE.
vendues à bas prix, ou même distribuées gratuitement à la porte
des salles de réunion.
Les chefs du parti ne s'occupent pas seulement de questions
sociales : Torganisation devient de plus en plus politique. Ainsi
pour chacun des Wahlkreism ou cercles électoraux de Berlin, les
socialistes ont un conaité électoral permanent.
Un mode de propagande qui acquiertune certaine importance et
qu'on ne doit point passer sous silence, c'est le théâtre. Le théâtre
a une influence considérable au point de vue social. C'est un puis-
sant moyen d'éducation populaire. Les pièces, très réalistes, de plu-
sieurs écrivains à la mode, comme Sudermann, Max Halbe, Erich
lïartleben, Gerhart Hauptmann, sont parsemées de thèses socia-
listes (1). Etmeme, dans un ordreplus élevé, les drames de Tolstoï et
dlbsen, qui ont beaucoup de succès, sont fortement imprégnés
d'un pessimisme très favorable au développement des tendances
socialistes. L*un des drames les plus connus d'Ibsen, « Hedda
Gabier )>, qui a été joué cet hiver à Berlin, est empreint d'un pessi-
misme outré. Un autre de ses drames, « l'Ennemi du peuple », est
une violenle attaque contre la bourgeoisie. Et dans son dernier
ouvrage, « l'Architecte Solness», Ibsen supposant que la jouissance
sensible est le dernier mot des choses, se place pour juger le
monde au point de vue si étroit du plaisir individuel. Le remuant
socialiste Bruno Wille a même eu l'idée d'organiser à l'usage des
ouvriers une série de représentations populaires. Dans Ja freiê
Volksbuhne les places ne sont pas louées, mais tirées au sort : c'est
un exemplaire du théâtre de l'avenir, tel qu'il fonctionnera, dit-on,
quand Berlin sera socialisé (2).
A côté des pièces de théâtre, il convient de mentionner aussi les
poésies — il y a tout un Liederbtich ouvrier — et surtout les romans.
Les Allemands lisent beaucoup, et il y a aujourd'hui une foule de
romanciers socialistes dont les ouvrages n'ont que trop de succès.
Je citerai ceux de Mackay, de Bruno Wille, de Max Stirner, de
(1) On sait de quel souffle de haine est animé le drame des Tisserands dont
il a fallu interdire la représentation sur la scène du Théâtre libre.
(2) A la suite de difficultés personnelles une scission s*est produite, et il y a
deux théâtres au lieu d'un. La direction du premier appartient au parti des
« Indépendants » ou des « Jeunes». L'autre est patronné par les socialistes ortho-
doxes, et on y joue même des pièces classiques. Cf. l'intéressante brochure de
Kurt Baecker Die Volksunterhaltung vom sozialpolitischen Standpunkte, 4893;
G. Adler, Soztalreform und ThecUer, 1892; Bekelheim, Die Zukunft ttnseres
Volksthealer, 1892.
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LES PROGRÈS DU SOCIALISME EN ALLEMAGNE. 16i
Frédéric Nietzsche, de Minna Kautsky, de Robert Schweichel, de
Félix HoUânder, etc. Il y a aussi une série d^ouvrages traduits du
russe, dont la lecture ne peut être sans danger (Turgeniew,
Uspenski, Sonja Kowalewski, etc.]- Le romande Théodor Hertzka,
FreUand (terre libre), n'a pas eu moins de succès que celui d'Ed-
ward Bellamy, Looking Baekwàrd, plus connu en France car il a été
traduit sous le titre : Seul de son siècle en Van 2000.
Toute cette littérature, si superficielle qu'elle soit, affecte du
moins d'avoir une base scientifique. La science y est accommodée
au service et aux intérêts de la démocratie socialiste. Elle donne
au peuple des formules et des raisonnements qui sont un peu au-
dessus de sa compréhension, mais c'est ce qu'il aime. Il trouve
là une sorte de compensation à la monotonie de sa vie quoti-
dienne. Et on doit reconnaître loyalement les connaissances
acquises par certains hommes sortis des couches les plus basses de
la population et qui ont dû consacrer la plus grande partie de leur
vie au travail manuel. (]ette demi-culture sans discernement et
sans critique contribue malheureusement beaucoup à éveiller les
sentiments d'orgueil et Tesprit de révolte ou de négation.
A ces divers modes de propagande on en ajoute un nouveau, on
essaye d'organiser des écoles donnant un véritable enseignement
socialiste professionnel. Ainsi au mois de janvier 1891, on a fondé
à Berlin une Arbeiterbiîdungsschule qui est une sorte d'école des
hautes étu<3les socialistes organisée par des ouvriers pour des
ouvriers, et qui compta bientôt des milliers d'adeptes. Les princi-
paux cours portent sur l'histoire, l'économie politique et les
sciences naturelles. C'est la question pécuniaire qui est la pierre
d*achoppement, et je sais de bonne source que cette école est peu
prospère en ce moment (1).
II va sans dire que les socialistes sont absolument hostiles à
toute école confessionnelle. Si, en tant que doctrine économique, le
socialisme peut s'accommoder avec des opinions diverses, en tant
que doctrine philosophique il est absolument inconciliable avec le
christianisme. Il se donne d'ailleurs lui-même comme une religion,
(1) L*ArbeiterbHdungs8chule s'est dédoublée en quatre pour être mieux à
portée des divers quartiers de Berlin. Il y a maintenant les Ecoles du Nord, du
Sad, de l'Est et de l'Ouest. On y enseigne (semestre d'été i893) l'allemand, l'his-
toire, la physiologie, les mathématiques, la comptabilité, la tenue des livres,
Féconomie politique et un peu de droit. Los cours sont à peu près gratuits, car
CD se contente d'une redevance de 50 pfennigs par mois.
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162 RÉUNION ANNUELLE.
et on trouve de pauvres artisans qui, sous la poussière de Tatelier
ou au fond de leur mansarde, rêvent d'un âge d'or qui doit luire
un jour sur les foules misérables et faire disparaître la pauvreté de
la surface delà terre. Ils prétendent que le socialisme n'est pas un
parti, mais une conception du monde destinée à remplacer Dieu,
la famille et TËtat par la solidarité de tous en vue du bien-être
de chacun. Les socialistes n'admettent pas la Providence : l'u-
nivers est régi, disent-ils, par des forces physiques et des lois
économiques. Ils en veulent à ceux qui leur parlent d'une autre
vie, et c'est même là ce qui rend difficile toute conciliation de leur
doctrine avec le christianisme : le christianisme se préoccupe
avant tout du salut et du bonheur dans un autre monde, le socia-
lisme poursuit avant tout la jouissance sur cette terre* C'est d'ail-
leurs une opinion générale parmi les ouvriers que les religions
sont des institutions créées par la classe qui possède pour dominer
et asservir les classes inférieures (1).
Ces divers modes de propagande concourent à former un courant
puissant qui deviendra bientôt pour l'ordre social un très grand
péril. Vous avez tous remarqué qu'il se fait un grand changement
dans les conceptions du peuple. Autrefois ce qui était menacé dans
les mouvements d'efiTervescence populaire, c'était le gouvernement
existant : ce qu'on est convenu d'appeler l'ordre social n'était pas
touché. Aujourd'hui ce qu'il s'agit de modifier c'est bien moins la
forme du gouvernement que l'organisation de la société. On a déjà
fait entrer dans l'esprit de beaucoup d'ouvriers que Tordre social
actuel est détestable, qu'il ne se maintient que par la corruption et
l'exploitation du faible par le fort. C'est là le thème favori des
meneurs qui opèrent habilement et n'essayent même pas de
réfuter les arguments qu'on leur oppose. Ils ramènent systémati-
({uement la question ouvrière à la question de l'intérêt de l'ouvrier.
Ceux d'entre vous qui ont étudié les délibérations du congrès
socialiste réuni à Paris en 1889 ont pu constater que les socialistes
allemands qui y assistèrent se placèrent sur ce terrain : ils ne l'ont
pas abandonné depuis. Au congrès de Halle, Liebknecht écartait
dédaigneusement les rêves chimériques et ce socialisme utopique
(1) V. Cléments. Dîe chrisUich-mittelalterliche Weltanschauung und der
wissenschaftlicheSozialismusunserer Zeit. (NeueZeit, 1891,1, p. 804), et J. Stern,
Die Religion der Zukunft^ brochure qui a déjà eu cinq ou six éditions. — Cf.
Leixner, Soziale Briefe aus Berlin, 1891, Lettres 32 à 34, p. 347 et suiv.
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LES PROGRES DV SOCIAUSME EN ALLEMAGNE.
163
qui oublie le présent pour songer à l'avenir. Et Bebel, dans la der-
nière édition de son livre snr la Femme^ a corrigé plusieurs passages
qui pouvaient être regardés comme des utopies irréalisables.
m
Si peu enclin que je sois à partager les idées des socialistes, je
crois cependant qu'il faut, avant de repousser dédaigneusement
leurs doctrines, se montrer juste à leur égard. J'ai connu des socia-
listes généreux, serviables, et animés d'un désir très élevé et très-
sincère d'une répartition meilleure des biens de ce monde. C'est
donc loyalement et sans idée préconçue que j'ai cherché à me^
rendre compte de l'état d'esprit de ces masses ouvrières qui
offrent au surplus ce singulier contraste d'avoir des idées fixes et
en même temps de n'avoir aucun dessein bien arrêté, on dirait
même aucune hâte d'arriver immédiatement à la réalisation de
leur rêve.
Ce qu'il faut reconnaître d'abord c'est que la question sociale
n'est ni une question d'estomac (Fine Uagenfrage), comme on s'est
plu à le répéter, ni une maladie passagère qui disparaîtra comme
elle est venue. L'ouvrier voit nettement aujourd'hui que les inven-
tions modernes procurent des gains considérables, il constate que
beaucoup de fortunes ont été trop rapidement acquises, il trouve
surtout qu'il y a trop de gens ayant, grâce à leur richesse, une
situation sociale qui n'est en rapport ni avec leur intelligence, ni
avec leur travail, ni avec leur mérite. Aussi est-il vrai de dire
que ce n'est pas la misère qui est la cause principale du socia-
lisme; ce sont les convoitises provoquées par cet état de choses.
Le mécontentement croissant chez l'ouvrier est le résultat non pas
de son dénuement mais de l'amélioration de son sort, dont la
médiocrité l'irrite d'autant plus que ses espérances ont été plus
aiguisées. Et c'est là précisément ce qui rend plus difficile cette
pacification sociale que nous appelons de tous nos vœux (1).
(1) V. Wolff (Julius) Sozialismus und kapitalistische Gesellschaftsordnung.
Stuttgart, 1892. Cf. Tarlicle de Lujo Brentano. Revue d'Économie politique^
arrU 189H,p. 273.
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i64 RÉUNION ANNUELLE.
Je dois ajouter que de gros scandales financiers ont, en Alle-
magne non moins qu'en France, contribué à favoriser le dévelop-
pement du socialisme. De grands personnages ont, là-bas aussi,
vendu leur conscience contre argent comptant; ces scandales ont
accru le désordre dans les idées, ont accentué l'antagonisme entre
lès capitalistes et ,les travailleurs, ont propagé dans les masses
populaires la haine de Tétat social actuel, en mettant à nu Tun des
côtés les moins honorables de notre organisation économique
moderne.
Pour lutter contre ces progrès du socialisme que tant de circons-
tances favorisent, des esprits distingués demandent une ingérence
plus grande de TËtat dans les relations entre producteurs et con-
sommateurs, ingérence qui aurait pour but de corriger les inégalités
sociales, de modifier le cours naturel des choses, d'empêcher, par
exemple, le contractant réputé fort de tirer tout le parti possible
de ses avantages économiques. C'est par cette tendance (que vous
connaissez bien) que se laissent entraîner tous ces hommes qu'on
appelle socialistes d'Ëtat, socialistes de la chaire, socialistes con-
servateurs, socialistes évangéliques, ou socialistes catholiques. La
plupart des professeurs d'économie politique des Universités
allemandes (j'en ai recueilli la preuve dans mes voyages) sont des
socialistes de la chaire. « Votre école libérale française, me disait
l'un d'eux, a eu grand tort de dire que l'Ëtat était un mal nices^
saire dont il fallait réduire l'intervention le plus possible. L'État,
c^est au contraire cette puissance bienfaisante qui au milieu des
luttes de la civilisation moderne, doit se placer au-dessus des
intérêts particuliers des classes, et protéger les faibles... L'une des
causes principales, ajoutait-il, de cette inégalité qui existe entre
l'enrichissement de l'employeur et celui de l'ouvrier, c'est que le
patron, à chaque transformation nouvelle de l'industrie, se demande
uniquement comment il augmentera la production, sans se deman-
der en même temps quelle réaction cela pourra avoir sur les
hommes qu'il emploie, et sur leur dignité, leur bien-être, leur
moralité. Il est certain que les ouvriers sont en général mieux
logés et mieux nourris qu'autrefois; mais la condition des travail-
leurs contraste cependant de plus en plus avec celle des classes
cultivées et riches, et à la différence de situation matérielle s'ajoute
la différence bien plus dangereuse encore des goûts et de
l'éducation. »
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LES PROGRÈS DU SOCIALfSME EN ALLEMAGNE. 165
Je ne veux pas nier qu'il existe, chez ceux qui font aujourd'hui
du socialisme d*Ëtat, un sentiment de commisération sincère à
regard des ouvriers. Mais je tiens à dire, parce que c'est ma con-
viction profonde, que cette doctrine me semble extrêmement dan-
gereuse pour Tavenir.
Je vous prie d'abord de remarquer que, loin d'enrayer les progrès
du socialisme proprement dit, elle a contribué à faire son succès.
Les belles promesses de Guillaume P"" et de Bismarck d'abord, de
Guillaume II ensuite, loin de calmer les ouvriers, leur ont montré
aa contraire la justice de leurs réclamations, en même temps que
la crainte qu'ils inspiraient. <c Je vous l'avoue, disait un jour Bebel
au Reichstag, si quelque chose a favorisé l'agitation socialiste, c'est
le fait que le prince de Bismarck s'est jusqu'à un certain point
déclaré pour le socialisme ; seulement nous sommes, dans ce cas.
le maître, et lui est l'écolier. » Et vous savez que, depuis un an ou
deux, l'empereur a pu se convaincre qu'en se lançant dans
le socialisme d*Ëtat, il avait fait fausse route. Ses pompeuses
déclaralions n'ont guère trouvé d'écho dans le peuple, qui pense
que la régénération de la société ne peut être que l'œuvre du peu-
ple lui-même. L'ouvrier ne veut plus être protégé : il veut formuler
lui-même son programme et ses prétentions, il ne croit pas plusau
désintéressement des socialistes en chambre qu'aux promesses
impériales qui le détourneraient, dit-il, des vraies solutions. Qu'il
me suffise de vous dire ici qu'au dernier Congrès des socialistes
allemands, tenu à Berlin du 14 au ^ novembre 189â, on a voté les
résolutions suivantes : c Le Congrès déclare que le socialisme n'a
rien de commun avec le socialisme d'Ëtat. Le socialisme d'État,
lorsqu'il s'occupe d'améliorer le sort du prolétariat, propose des
demi-mesures nées de la peur du socialisme. C'est un palliatif afin
de détourner les classes ouvrières du véritable socialisme. Le socia-
lisme n'a jamais dédaigné les mesures pour améliorer la situation
des ouvriers; il les a approuvées même lorsqu'elles provenaient de
ses adversaires; mais il considère ces mesures comme de petits
acomptes ne devant pas faire perdre de vue le but définitif de la
transformation de l'État et de la Société par le socialisme révolu-
tionnaire. Le socialisme est, par sa nature, révolutionnaire. Le
socialisme d'État au contraire est conservateur. Ce sont donc des
antinomies absolument inconciliables. »
J'ajoute maintenant, en remontant plus haut, que cette tendance
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RÉUNION ANNUELLE.
àu socialisme d'Ëtat, qui s'est surtout développée dans renseigne-
ment des universités allemandes,est le contrecoup d'une exaltation
exagérée» de la part de beaucoup de jurisconsultes et de philo-
sophes, de la notion de TËtat qu'on appelle à jouer le rôle de
Providence ici-bas. On enseigne couramment aujourd'hui que
TËtat ne doit pas être seulement une organisation politique, qu'il
doit étendre sa souveraineté au domaine social tout entier, régler
tous les rapports entre les patrons et les travailleurs, avoir la haute
direction de la production industrielle (I).
C'est là une conception dangereuse que nous devons repousser
de toutes nos forces, et je regrette de voir qu'elle a trouvé des
appuis parmi ceux que leur situation semblait destiner à être les dé-
fenseurs énergiques d'une tout autre doctrine. Il est bien dangereux
de dire qu'il faut faire de la concentration « non pas avec les capi-
talistes mais avec le peuple >, plus dangereux encore d'ajouter :
tt Ce qu'il faut protéger ce n'est pas le capital, mais le travail (â). »
Lesconservateurç allemands ont dit cela avant qu'on ne l'ait répété
en France, mais ils n'ont fait que donner un aliment aux socia-
listes. Ils n'ont certes pas eu l'intention de pousser à la haine des
classes les unes contre les autres, et tel est pourtant le résultat
qu'ils ont obtenu. Parler de se concentrer avec le peuple contre les
capitalistes, prendre parti systématiquement pour le travail, pour
les ouvriers, contre les patrons, ce n'est pas travailler à la pacifica-
tion sociale, c'est prolonger cette guerre entre le travail et le
capital qui est aussi absurde qu'impie.
Mais j'en ai dit assez, Messieurs, pour vous montrer qu'à côté de
cette armée formidable qu'il s'agit encore d'augmenter, il est une
autre armée qui s'accroit d'elle-même, qui est bien plus nombreuse
et bien plus formidable que la première et qui me parait le grand
péril de l'heure présente.
Les forces du socialisme allemand sont d'autant plus redoutables
qu'une volonté, un peu confuse dans sa formule, mais en somme
(1) Je citerai notamment le récent ouvrage d'un des philosophes contempo>
rains les plus influents, W. Wundt,t[ui, dans son Ethik, p. 394, exprime le désir
que « le domaine de l'État s'étende de plus en plus ». Cf. un intéressant article
de F. Rauh. Revue d'économie politique, 1891, p. 240.
(2) Allusion au discours prononcé par M. de M un à Toulouse au mois d'arril
dernier.
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LES PROGRÈS DU SOGIAUSME EN ALLEMAGNE. 16Ï
bien arrêtée, les relie entre elles. Bientôt peut-être un mot d*ordre,
un événement imprévu^ la main d*un organisateur de génie pour-
ront coordonner brusquement ces éléments el les rendre irrésis-
tibles. Et puis le socialisme a maintenant conscience de sa force
et se voit maître de l'avenir. Et c'est pour cela qu'il renonce aux
moyens violents pour se poser en parti légal. Il espère bien s'em-
parer un jour de la direction de la société par le simple jeu du suf-
frage universel. Au lieu de donner l'assaut à la citadelle, il aspire
à s'en faire livrer pacifiquement les clefs : stratégie plus adroite
qu'une attaque violente, parce que la société ne voyant pas le
péril s'endort dans une fausse sécurité. « Le monde est à nous, di-
sait naguère Bebel, quoi qu'on fasse ».
Pour le moment, ce qui doit surtout préoccuper les hommes
d'ordre, ce n'est pas le côté positif des théories socialistes et l'avè-
nement du collectivisme, car je crois la démocratie actuelle in-
capable d'une telle réforme. Ce qui doit les inquiéter, c'est le côté
négatif, c'est la guerre des classes prêchée à outrance, c'est cette
tactique de ne montrer partout dans l'organisation économique
actuelle qu'iniquité et exploitation, c'est cette haine sociale qu'on
attise au sein de ces masses ouvrières à peine dégrossies mais te-
naces, el qui, longtemps repliées sur elles-mêmes veulent mainte-
nant s'épanouir dans la lumière. La lecture des journaux, des livres,
des brochures populaires auxquels je faisais allusion tout à l'heure
provoque en définitive un sentiment de profonde tristesse ; on se
trouve comme dans une atmosphère d'athéisme et de haine sociale
qui n'est en réalité que la Révolution sous sa forme la plus abso-
lue. Taine nous a montré que la Révolution française était au fond
tout imprégnée de socialisme ; il nous a montré d'une façon irré-
futable comment les Jacobins rêvaient de transformer l'État souve*
rain en distributeur des vivres, c'est-à-dire en organisateur de la
misère. Ce courant de socialisme qui passe aujourd'hui sur l'Eu-
rope entière,c'est le jacobinisme sur lequel la question ouvrière est
venue se greffer! Écoutez par exemple ce fragment d'un récent dis-
cours inspiré par celui que Bebel prononçait à Ludwigshafen au
mois de septembre 1892 : « Ce que nous voulons, c'est non point le
partage, mais la suppression absolue, irrévocable, du capital tel
quMl est aujourd'hui constitué. Nul expédient intermédiaire ne
saurait être admis. Entre les possédants et les non-possédants, il
n'y a point de pont à établir comme on l'essaie par des lois qui ne
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168 RÉUNION ANNUELLE.
nous trompent point, parce que nous en sommes toujours vic-
times. 11 y a un abîme dans lequel une des deux classes doit
rester... Il faut qu'une haine farouche sépare la classe ouvrière de
la classe qui possède et que nous combattions jusqu'à l'écrasement
complet de Tune ou de l'autre (i). »
A cette haine farouche, les disciples de Le Play ne répondront
point par la haine. Ils ne sont les ennemis de personne, ils sont
simplement les adversaires de Terreur socialiste. A toutes
les misères sociales, de l'usine, de l'atelier ou des champs, ils
opposeront les efforts plus éclairés chaque jour de l'initiative
privée. Sans doute elle ne supprimera pas tous les vices de Torga-
nisatîon économique, elle n'empêchera même pas toutes les vio-
lences ; mais elle apaisera les haines, et servira beaucoup mieux
que ces remèdes si dangereux des socialistes d'Ëtat la cause de la
paix sociale dont nous serons toujours ici les fidèles amis et les
fermes défenseurs.
G. Blondel.
(1) Voici quelques passages du discours d^ Bebel : « Le prolétariat saura
bien forcer la bourgeoisie â lui rendre ces biens ; nous les aurons coûte que
coûte. Regarder Us capitalistes : ils ont tellement d'argent qu'ils ne savent plus
où le placer et que le taux do l'argent devient dérisoire. Mais le corps social
bourgeois disparaîtra car nous formons le microbe qui doit le décomposer. Plus
les riches gagnent d'argent moins ils travaillent : ils ne bêchent pas la terre,
ils ne sèment pas, ils no moissonnent pas, et la récolte est pour eux. Vous qui
travaillez vous ne possédez rien et vous n'obtenez rien. Les discours des cléri-
caux et des conservateurs sur la question sociale ne sont que des phrases
creuses... Je prédis que la prochaine guerre européenne sera immédiatement
accompagnée do l'explosion de la révolution sociale... Il se pourrait même que
rexplosion ait lieu sans guerre, car la catastrophe peut venir d'en bas et être
provoquée par le prolétariat. C'est sous le règne du socialisme international que
les vrais principes de Jésus-Christ finiront par devenir une vérité. »
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UNE BELLE VIE
Rien n'est plus attachant que de contempler une noble existence,
de se consoler, par elle, de la tristesse des temps. Mais les âmes
les plus dignes d'admiration sont fréquemment les plus cachées ;
leur pleine beauté a Dieu seul pour témoin. Ce sont les vertus, les
actions des humbles et grandes iVmes qui l'emportent, dans les
balances de Téternelle justice, sur le poids de l'iniquité. Le mal
éclate de toutes parts ; on en arrive à ne voir guère que ses méfaits ;
le bien ne poursuit pas moins son œuvre bénie, et, sans bruit, sans
vaine ostentation, accroît le patrimoine d'honneur de l'humanité,
en perpétuant les plus salutaires traditions.
S'il est une vie qui mérite un sincère et respectueux hommage
c'est bien celle de l'homme vénéré qui est mort, à Paris, rue de
Miroraesnil, le 25 avril dernier.
Chez notre illustre et cher F. Le Play, M. Désiré Nisard nous
disait, il y a quatorze ans : « Si vous nous donniez quelques pages
sur M. Evelart, celui de nous qui ferait, à l'Académie, le rapport
sur les prix Montyon, n'aurait guère jamais eu une plus heureuse
fortune... » Parole profondément vraie; toutefois il ne nous était
pas permis de satisfaire ce souhait, durant l'existence de l'homme
modeste entre tous qui était l'objet d'un tel témoignage. Sa mort,
en brisant notre cœur, délie notre langue, sans nous autoriser
cependant à dire toute la vérité, qui, si nous l'exposions entière-
ment, en même temps qu'elle paraîtrait par trop invraisemblable,
pourrait, de quelque manière, dévoiler des secrets, touchants au
plus haut degré, mais inviolables.
Jules Evelart était né, à Paris, le 12 avril 1817. H se distingua
dès ses premières études, au collège Charlemagne, dont il fut l'uu
des brillants lauréats. 11 se sentit attiré vers la carrière de l'en
X-A RÉF. Soc, 16 juillet 1893. 3« Sér., t. VI (t. XXVI col.), Ï2
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170 UNE BELLE VIE.
seignement et sut prouver à quel point sa vocation était justifiée.
Secrétaire de M. A. de Wailly, alors proviseur du collège
Henri IV, il gagna bien vite la confiance de ce chef tant aimé, dont
il se plaisait à rappeler les mérites et la bonté ; il fut pour M. de
Wailly un précieux collaborateur, autant dans la préparation de
ses ouvrages que pour Tadministration scolaire.
Licencié es lettres, agrégé, Jules Évelart fut quelque temps pro-
fesseur au collège Stanislas; il fut ensuite appelé au lycée de Tou-
louse.
Son séjour dans cette ville devait laisser en lui d'ineffaçables
souvenirs. Il s'y rendit néanmoins sous l'impression d'un vif
mécontentement que le Parisien, transplanté en province, ne pou-
vait dissimuler. Aussi, à peine descendu de la malle-poste, le
31 octobre 1840, écrivait-il deux lettres, destinées à expliqu^er à
ses supérieurs un brusque départ, au cas o(i il n'aurait pu résister
au désir de rentrer à Paris. Tout lui apparaissait, en effet, sous un
jour disgracieux. Mais voilà que se produisit une rapide métamor-
phose. Le climat lui plut; de sympathiques relations s établirent
promptement et le réconcilièrent avec Toulouse, au point de ne
plus lui permettre d'apercevoir l'étroitesse des voies publiques et
de se plaindre du pavé des rues.
Il avait eu la satisfaction d'y retrouver Tun des universitaires
([u'il affectionnait le plus, parmi ses aînés, M. Roger, ancien cen-
seur des collèges Louis-le-Grand et Saint-Louis, homme d'une rare
valeur, helléniste consommé, victime d'une inexplicable disgrâce et
qui remplissait à Toulouse, depuis 1844, les fonctions d'inspecteur
d'Académie. Ils vécurent dans les termes de la plus étroite inti-
mité; la bonté, caractère dominant de leurs âmes, les attachait for-
tement l'un à l'autre, et, lorsque M. Roger fut prématurément ravi
par la mort, en 1857, dans son bourg natal, voisin de Langres, Jules
Évelart lui consacra une notice où il déposa le témoignage de sa
douleur.
Ses impressions de la première heure sur Toulouse furent si
complètement effacées qu'en 1852, au moment où il fut transféré
au lycée Saint-Louis, il s'éloigna du Midi avec un sincère regret ; ce
départ lui arracha des larmes. Aussi ne cessa-t-il de parler de
Toulouse comme « d'une patrie adoptive, d'une seconde patrie ».
C'est qu'il y avait rencontré des cœurs dévoués qui lui apparte-
naient pour jamais. A Paris, les souvenirs de Toulouse revenaient
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J. ÉTBLART. 171
constamme&t dans ses entretiens; il aimait à rappeler les moindres
détails, les pins petits incidents, à se réconforter dans ce rajeunis
sèment. Il nous priait, en 1857, de le faire inscrire comme membre
bienfaiteur des conférences de Saint- Vincent-de-Paul, à Toulouse,
pour être, en quelque sorte, plus directement rattaché à cette ville.
Nous avions eu le bonheur d*étre compris, dès son arrivée, au
nombre 'de ses élèves et de le voir, l'année suivante, promu à la
chaire de la nouvelle classe où nous entrâmes. C'est ainsi qu'au
lieu d'une seule session scolaire, nous vécûmes deux .années sous
sa direction. Ses disciples pouvaient être tout d'abord un peu sur-
pris d'une allure empreinte de quelque originalité, de même que
dans sa ferme défense des prérogatives du corps professoral, de
l'ensemble des prescriptions réglementaires, il lui arrivait parfois
d'étonner ses chefs. Ce n'était là que Texpression, qu'il ne pouvait
contenir, de son indépendance et de sa droiture, de son attache-
ment inné à la règle.
Sa capacité, son rare talent d'enseigner, le firent pi*omptement
classer hors pair. Possédant, d'une manière exquise, les trésors des
littératures grecque, latine et française, il posait d'une main sûre
et affermissait les fortes assises sur lesquelles devaient reposer
toutes les études uUéneures. Il gravait ses préceptes, en termes si
clairs, si nets; il oairigeait les travaux avec une si scrupuleuse
exactitude que ceux qui furent considérés par Jules Ëvelart comme
ses bons élèves lui durent, non seulement les succès contempo-
rains de ses leçons, mais en grande partie les palmes des années
suivantes; maître d'élite, de la valeur duquel témoignent de nom-
breuses générations de disciples.
Appelé au lycée Saint-Louis, il y continua son enseignement sans
interruption, jusqu'en 1879. Le Midi n'était pas oublié. Presque
chaque année avant 1870, il y revenait au temps des vacances,
visitant tour à tour Toulouse, Martres* Tolosane, Luchon, Sorèze,
les bassins creusés par le génie de Riquet, les sites ravissants de la
montagne Noire. Le plan d'études de l'antique Ëcole Bénédictine,
avec ses cours de géographie, de langues vivantes dès le dernier
siècle, ses exercices physiques, ses manœuvres militaires, le pro-
gramme sorézien qui devançait de cent ans les récentes innova-
tions, comptait en Ëvelart un admirateur; c'est pour répondre à
son souhait pressant que ce remarquable plan d'études futr
en 1880, exposé dans h Correspandant.
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172 UNE BELLE VIE.
Il venait, le bon maître, se retremper au contact des chères ami-
tiés qu'il avait laissées dans ces contrées; fidèle à une incessante
sollicitude, il ne manquait point de se tenir informé de chacun et
de toutes choses, ne pouvant consentir à demeurer étranger à rien
de ce qui intéressait ses amis et leurs familles.
Paris ne Tavait pas moins et à juste titre ressaisi, Paris où il
était né, où il retrouvait les compagnons de sa jeunesse, où l'atti-
raient par-dessus tout deux femmes tendrement aimées, sa bonne
mère et sa tante, auxquelles il prodiguait les témoignages de sa
filiale affection. Il avait à peine dix ans, lorsque sa mère s'était
installée rue de la Cerisaie, près de la Bastille; et elle y est restée
jusqu'^ sa mort, sans que son fils ait voulu, si préférable, néces-
saire même qu'eût été pour lui une habitation voisine de Saint-
Louis, que ces chères dames eussent le déplaisir de transférer
ailleurs leur demeure.
Sa mère s'éteignit, le 7 août 1872, à l'âge de 82 ans; une heure
après ce déchirement, il épanchait sa douleur dans une lettre
écrite sous la dictée de son cœur : « Je suis tellement atterré,
nous disait-il, que je ne sens pas, que je ne comprends pas, en ce
moment, mon malheur; c'est comme un rêve, un cauchemar dont
il me semble que je serai bientôt réveillé... Quel vide et quelle
immense tristesse, quand viendra le réveil!... Ma mère s'est
, éteinte doucement dans la mort, comme elle avait doucement vécu.
Quel cœur parfait que le sien ! Elle n'a jamais eu un mot amer pour
personne... Elle trouvait toujours le moyen d'excuser les autres,
lors même que les circonstances semblaient les accuser. Elle était
bien aimée de tous »
Les relations de Jules Évelart avec la famille de l'un de ses
élèves lui avaient fait connaître Tune des sœurs de celui-ci, per-
sonne de grand mérite. Ils s'étaient promis d'unir leurs existences ;
mais, pour ne pas éloigner le cher maître de sa vieille mère, la
réalisation de ce projet avait été ajournée. Deux mois après le
malheur qui l'avait frappé, il épousa MlleDeleury; elle dirigeait,
dans le faubourg Saint-Honoré, une importante maison d'enseigne-
ment, signalée par ses brillants succès. Six années de vie com-
mune leur étaient seulement réservées. Mme Evelart mourut subi-
tement, le 20 janvier 1879 « Si, disait sur sa tombe, M. E.
Dupré, professeur de rhétorique au lycée Fontanes, son souvenir
est un éternel sujet de regrets, il est, en même temps, un légitime
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J. ÉVELAKÏ. 173
sujet d'orgueil. » 11 ajoutait : a On peut regarder comme un hon-
neur d'avoir été de ses amis ; on peut se glorifier de l'avoir eue pour
fille ou pour sœur, et l'homme excellent que nous avons voulu
accompagner jusqu'ici, qui a passé, lui aussi, toute sa vie à faire le
bien, qui était si digne de la comprendre, ne se consolera jamais
de l'avoir perdue, sera justement fier d'avoir pu associer, pour un
temps, cette belle âme à la sienne î w
Au lendemain de ce nouveau deuil, Jules Évelart annonça le
grave dessein d'assumer la direction de l'œuvre fondée par la
regrettée défunte. Entouré du personnel choisi par elle, il continua
cette lourde tâche, sans consulter sa propre nature, son éloigne-
ment absolu des intérêts matériels le concernant, la singulière
timidité qui l'empêcha d'assister jamais aux leçons, de se mettre
en rapport avec les familles; entre ies nombreuses élèves qui fré-
quentaient la maison, il ne connut guère que le très petit groupe
qu'il initiait personnellement à la littérature latine, de telle sorte
qu'il se tint à l'écart du mouvement général; il n'intervint guère
que pour se prononcer sur des questions de programme, pour
obliger ceux qui l'entouraient et améliorer telle ou telle situation,
sans souci aucun des possibilités pécuniaires.
Il n'avait pas moins accompli, pour suivre cette voie, un grand
sacriOce? il était descendu, avant le temps, de sa chaire bien-
aimée du lycée Saint-Louis, de ce lycée dont le nom ne cessa
de faire vibrer en lui les plus intimes sentiments du cœur et 0(1,
jusqu'à sa mort, il se plaisait à revenir, saisissant, faisant naître
toutes les occasions dans ce but ; s'y retrouver était pour lui comme
une fête. 11 demeurera, dans cet établissement scolaire, un ancêtre
et un ancêtre des plus vénérés ; s'il existe, au lycée Sainf-Louis,
un marbre, une pierre, où soient gravés les noms de ceux qui l'ont
honoré, le souvenir du digne maître mérite d'y être inscrit en lettres
d'or. Ces murs n'ont-ils pas été les témoins de sa noble et féconde
carrière ?
Son suffrage était des plus appréciés. Le savant historien au-
quel fut confié, il y a vingt-sept ans, le ministère de l'Instruction
publique et dont le renom a grandi avec les années, pourrait dire
avec quelle faveur il accueillait les modestes communications de
Jules Évelart, le prix qu'il attachait à l'expérience, aux remar-
ques, à la loyauté absolue de celui qui ne flatta jamais personne,
mais qui possédait, en revanche, le secret des plus touchantes dé-
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174 UNE BELLE VIE.
licatesses. Qu*il fut heureux, le bon maître, de pouvoir, en octobre
dernier, dire avant tout autre à son ministre de prédilection quel
était le nom qui figurait le premier sur la liste d'admission à
rËcole de Saint-Cyr; d'apprendre, en avril, quelques jours avant
de mourir, de la bouche du respectable père, que le classement se-
mestriel confirmait ce beau succès !
Jules Ëvelart se rendit compte bien vite de l'imprudence qu*il
avait commise en assumant, en 1879, une administration à la-
quelle ses aptitudes ne le disposaient nullement. Absorbé par
mille autres soins, il ne s'apercevait des pénibles résultats que
lorsqu'il fallait pourvoir à de pressantes nécessités. Les plus vives
instances pour qu'il ne persévérât pas dans son dessein se heur-
taient cependant chez lui à l'espoir d'un relèvement. Mais, vaincu,
en 1888, par la plus douloureuse réalité, il dut abdiquer la direc-
tion de sa maison. Sans vouloir former contre personne aucune
revendication, n'acceptant d'autre guide que son inaltérable man-
suétude, il subit en silence ce profond chagrin.
Nul n'aurait pu deviner, en dehors du plus intime épanchement,
une souffrance si courageusement acceptée. Sa conversation douce,
aimable, témoignait de ses constantes préoccupations au sujet des
autres, sans jamais trahir aucune sollicitude le concernant. Cau-
seur accompli, d'un charme pénétrant, aux récits émaillés de traits
pleins de grâce et de finesse, d'une rare distinction qui empêchait
qu'en aucune occurrence un mot trivial ou de mauvais goût ne
sortit de sa bouche, il ne cessait d'être serein, même enjoué. Une
impression douloureuse n'apparaissait que lorsqu'il parlait du
malheur des temps ou qu'il était question de chagrins qui l'attris-
taient, sans le toucher personnellement.
Dès qu'il eut quitté sa chaire de Saint-Louis, il fut chaque
année désigné comme l'un des juges du concours général des
lycées de Paris. Ses collègues pourraient dire avec quel scrupule,
quelle application, quelle sûreté il s'acquittait de sa tâche. — La
modification des programmes scolaires suscitait ses critiques;il s'a-
pitoyait fréquemment sur l'abaissement continu du niveau général
des études.
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J. ÉVELART. 175
II
Ses mérites littéraires et professionnels sont dignes des meil-
leurs éloges, que corroboreront, sans aucun doute, des apprécia-
teurs très autorisés. Néanmoins, la pensée ne nous serait pas
venue d'exprimer à cet égard notre suffrage, et nous aurions même
résisté aux pressantes instances qui nous ont déterminé à écrire
ces quelques pages, si, en même temps quMl possédait un esprit
particulièrement orné, Jules Ëvelart n'avait été, dans la plus large
acception de ce mot, un grand cœur.
On ne saurait trop mettre en relief cet aspect de son éminente
personnalité. Nous pourrons être taxé d'exagération par ceux qui
ont ignoré les vertus du regretté défunt : nous ne nous inquiétons
nullement de l'éventualité de ce reproche ; car — contraste saisis-
sant— nous savons que l'expression de notre pensée sera jugée
insuffisante par ceux qui l'ont bien connu.
Dans ses visites à Senlis, à Soîssons, à Luynes, en Bretagne,
dans le Midi, il aimait à se rendre compte de tout ce qui consti-
tuait une création, une œuvre bienfaisante. Dans cette résidence
tant aimée de Luynes, entouré de parents excellents, au milieu de
Tatmosphère religieuse qui répondait à ses secrètes aspirations, il
se plaisait à entendre raconter la vie, les travaux d'un patron mo-
dèle. d'Alfred Marne, qu'il mentionnait souvent et que, peu de
jours avant de s'éteindre, il accompagnait du plus sincère hom-
mage d'admiration et de regret.
n n'est pas une seule des localités où il se rendait qui ne lui
fournît l'occasion de prêter son appui à des situations dignes d'in-
térêt. Aucun de ceux qui provoquaient son infatigable zèle n'a été
repoussé. Bien plus, l'occasion, il ne l'attendait pas, il la recher-
chait. Si une personne quelconque parlait devant lui d'une situa-
tion malheureuse, d'un service à rendre, — ce qui advenait parfois
dans une maison tierce, — le bon mattre sortait de sa discrète
attitude pour demander un renseignement plus précis ; il lui arri-
vait de suivre la personne qui avait parlé et de la prier de lui
adresser une note. A partir de ce moment, le malheureux, inconnu
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Hf» UNK BELLE VIE.
(ie Jules Évelart quelques instants avant, devenait l'objet d'une
sollicitude que nul obstacle ne lassait. — Si, dans un salon, un
ami, sans s'adresser à son obligeance, exprimait le regret que telle
situation ne pût être améliorée, notre vénéré défunt, constam-
ment à Faffût du bien à faire, se mêlait à l'entretien : a: Mais je
suis là, disait-il, tout à votre disposition; vous n'avez qu'à me
donner un petit mot; demain, je trouverai le temps d'agir; il n'y
aura pas de retard...» Il fallait, dans la conversation, veiller à sa
présence, toute parole de pitié d'un interlocuteur étant, pour cette
î\me généreuse, une involontaire excitation. Serait-il possible de
dénombrer ceux qui lui doivent leur position ou dont il est parvenu
î\ améliorer le sort?
L'occasion, il avait un don spécial pour la faire naître... Un jour
il sort, une valise à la main, de la gare d'un modeste bourg; la
température est brûlante ; la charge est incommode; une femme
passe, conduisant un âne, s'enquierl de la direction qu'il compte
Miivre et lui offre de porter le paquet. Jules Évelart l'interroge,
iq)prend les épreuves qu'elle traverse, donne à cette personne plus
que ne le peut d'ordinaire un voyageur auquel ses menues res-
sources sont nécessaires, prend note de la situation du fils aîné,
des divers membres de la famille et, depuis ce jour, en devient le
prolecteur attitré, s'ingéniant à obtenir, pour lui venir en aide, les
plus favorables solutions.
Ailleurs, il apprend qu'un vieillard est malade, isolé, privé de
soins. Il s'éloigne, prétexte un motif d'absence, se prive de son
repas et va consacrer sa soirée à cet inconnu, ému jusqu'aux
larmes de cette charité.
J. Évelart était muet sur toutes ses belles actions; il fallait le
bien connaître pour deviner quelque chose, à telle ou telle réti-
cence; la respectueuse familiarité d'une étroite amitié pouvait
seule l'amènera être moins énigmatique; mais, quand on vivait
dans son milieu, de beaucoup de côtés surgissaient les informa-
tions. Quel long récit, si nous racontions tout ce que nous avons
appris, rarement et à mots voilés de sa bouche, mais indirecte-
ment et malgré lui! Que seraient, du reste, les actes multiples dont
nous présenterions l'exposé, eu égard aux faits sans nombre.
connus de Dieu seul!
Si un ami devenait directeur des affaires criminelles et des grâces,
par l'intermédiaire de J. Évelart et avec une promptitude inouïe, ar-
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J. EVKLAHT. 1 i i
rivaient bien vile beaucoup de requêtes, que l'ami, se sentant suspect
à lui-même, à raison de son attachement, ne se trouvait guère en
situation d'accueillir. — Si Tun de ses intimes était avocat, c'était
dans son cabinet une succession de visiteurs mandés par l'excel-
lent maître, chacun muni d'une lettre, d'une note explicative. Il
était le serviteur-né de tous; la plupart en étaient convaincus au
point de s'abstenir envers lui de tout remerciement; pouvaient-ils
se comporter autrement envers le jurisconsulte désigné par leur
bienfaiteur et qu'ils honoraient ainsi du plus explicite témoignage
d'affectueuse solidarité avec le bon maître ? Le nom seul d'Évelart
n'impliquait-il pas l'idée d'assistance assurée entièrement, sans
réserve, d'assistance due, en quelque sorte?
C'est dire qu'il était bon au delà de toute mesure. De nom-
breuses personnes connues de lui, des amis arrivaient à Paris ; il
les secondait pour toutes leurs affaires et, avant son malheur,
leur offrait l'hospitalité. Si des jeunes gens appartenant à des fa-
milles qui s'étaient trouvées en relations avec lui venaient dans la
capitale terminer leur éducation ou faire partie d'une école du
gouvernement, il se multipliait pour leur être utile et les recevait,
plusieurs années, périodiquement à sa table. Il lui arnvait, soit de
ne point s'absenter de sa demeure pour ne pas s'éloigner d'eux,
soit de veiller à ce qu'ils fussent on ne peut mieux reçus malgré
son absence. De sa propre initiative, il exagérait, en toutes choses.
autant les bienséances que les devoirs de l'amitié. Il faisait de ses
bontés des règles telles qu'il n'apercevait même pas la possibilité
d'y déroger.
11 accourait au loin, même à de grandes dislances, pour saluer
d'un dernier adieu la dépouille de ceux qu'il regrettait. Les plus
laborieuses journées étaient maintes fois marquées par l'accom-
plissement de semblables et pieuses tâches. Il ne manquait pas
d'assister, la nuit entière, à la funèbre veillée auprès de ceux qu'il
avait aimés ; s'il y avait lieu, il y demeurait deux nuits consécu-
tives, et cela sans que les travaux professionnels qui l'appelaient,
dès la matinée, fussent interrompus. Il quittait la chambre mor-
tuaire pour monter, par exemple, dans sa chaire de Saint-Louis,
sans faire aucune allusion au douloureux hommage qu'il venait de
rendre. Ses intime» pouvaient s'en rendre compte; mais ils ne
l'apprenaient qu'indirectement ou sur une pressante question, qui
ne lui permettait pas de se dérober.
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178 UNE BELLE VIE.
Si, dans un instant d'affolement, une personne estimable et
chère se donnait la mort et encourait ainsi l'exclusion des céré-
monies religieuses, il intervenait lui-même, adressait au clergé
une de ces lettres touchantes, comme il savait les écrire, et en attes-
tant les mérites, les vertus du défunt surpris par un subit égare-
ment, il obtenait pour sa dépouille mortelle la suprême bénédiction.
S'il se trouvait dans une niaison atteinte de dénuement ou de
gêne, il s'offrait avec une cordiale simplicité pour concourir aux
frais de sépulture ; il revenait après le malheur, et consacrait aux
survivants ses meilleurs efforts. On lo chargeait de mille soins,
auxquels s'ajoutaient tous ceux qu'il s'imposait.
Quand la mort du chef d'une famille plongeait celle-ci dans la
détresse, il ne s'accordait point de repos tant qu'il n'était point
parvenu à la soutenir de quelque manière.
De combien d'enfants n'a-t-il pas été tuteur ou subrogé-tuteur!
De combien de conseils de famille ne faisait-il point partie !
Si l'un de ses patronnés devenait malade dans une école, dans un
hôpital, sur un point quelconque du vaste rayon de Paris, il s'y
transportait et tenait lieu bien des fois de la famille absente. Quoi-
qu'il eiU à triompher, dans ce but, de beaucoup de difficultés, il le
faisait sans hésitation; son œuvre de bienfaisance était une tâche,
incessamment renouvelée, mais obligée, à laquelle l'idée ne lui
était môme jamais venue qu'il pût se soustraire. La reconnaissance
est un poids trop lourd pour lés âmes médiocres; ceux-là surtout
qui ont été mêlés activement aux choses de la vie ont pu mesurer
ce que l'ingratitude a de vil; J. Évelart, par la multitude de ses
bienfaits, en aurait trouvé l'occasion plus que personne. Mais, à la
différence de tant d'autres, il ne se sentait nullement blessé ; on
peut dire qu'il n'était même pas atteint ; à la hauteur où se mainte-
nait son âme, il çn arrivait à ne pas apercevoir la petitesse. Lors-
que la reconnaissance advenait, nous ne disons pas qu'il y fût
indifférent; il en savait le prix et s'en réjouissait; ce n'était pas
moins, à son égard, comme une surérogation. Il avait rendu le ser-
vice souhaité; il s'était empressé vers le malheur, il n'attendait
rien, pour lui-même, de sa noble action. Quelque nombreux, du
reste, qu'aient été envers J. Ëvelart les ingrats, tous les torts tom-
beraient en oubli, s'il nous était permis de divulguer un témoignage
de reconnaissance qui, en défiant la louange, a montré ce dont est
capable un grand cœur, bien digne du sien.
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J. ÉVELART. 179
Les ressources pécuniaires lui manquaient trop souvent, hélas I
ou bien, depuis ses propres épreuyes,avaient une destination sacrée
à ses yeux; il fallait alors se déclarer hors d'état de rien donner; il
se dédommageait en se dépensant lui-même davantage s'il était
possible. Le digne ami, empêché de remettre un secours, s'ex-
cusait, non du bout des lèvres, mais du fond du cœur. Cependant il
ne trouvait pas toujours grâce. A une heure d'absolu dénuement,
Tune des suppliantes qui ne lui laissaient pas de repos, dit en se
retirant : « Ah! par exemple, ne me rien donner, c'est trop fort;
pour le coup, je m'en souviendrai ! d Avait-il, en effet, le bon maî-
tre, le droit de répondre ainsi? Qu'il endurât des privations, peu
importait... Mais ne pas distribuer la manne habituelle à la tribu
des solliciteurs, c'était, convenons-en, inadmissible !
L'inévitable refus s'adressait-il à une personne longtemps com-
blée, pour laquelle il avait accompli les plus grands sacrifices, on
ne le lui pardonnait pas toujours; que valaient les bienfaits
passés!
Il lui arrivait de manquer d'objets indispensables, et cela parce
que, disait-il, la somme à dépenser était plus nécessaire à d'autres
qu*à lui-même. Sa domestique lui fit, dans une circonstance,
observer qu'il ne pouvait plus absolument se servir des affreuses
chaussures dont il faisait usage. « Je le reconnais, répondit-il ; mais
je ne puis oublier un malheureux, qui doit certes passer avant moi. »
De guerre lasse, il fallut faire disparaître, malgré lui, les souliers
éculés et les remplacer par de nouveaux. 11 éprouva, en dépit de sa
bonté native, un vif mouvement d'irritation... Et ce n'est point là
un fait accidentel, isolé !
Dans diverses phases de sa vie, les personnes qui le servaient
s'étaient vues obligées de défendre sa porte contre l'affluence des
importuns ; ne fallait-il pas amoindrir quelque peu la servitude
volontaire qu'il s^imposait?
Providence vivante, que de souffrances n*a-t-il pas adoucies? Dès
sa jeunesse, n'employa-t-il pas la meilleure part des premiers et
modiques revenus de sa carrière aux frais d'éducation d'écoliers
qui lui étaient chers?
Son attitude, son langage, dans ses rapports avec les personnes
attachées à son service, révélaient aussitôt sa distinction morale.
Ce sujet pourrait donner lieu à des développements pleins d'inté-
rêt. L'avoir servi, à une époque quelconque, c'était avoir acquis
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180 UNE BELLE VIE.
des droit sà son dévouement; il y voyait l'acquittement d'une dette
envers ceux dont il se considérait comme l'obligé.
L'un des traits caractéristiques de cette âme généreuse était de
penser fréquemment à des personnes qui, l'ayant à peine connu,
l'avaient oublié; s'il avait des raisons de présumer qu'elles n'étaient
pas heureuses, leur souvenir ne s'effaçait pas de sa mémoire; il
s'enquérait de leur sort; plusieurs ont ainsi reçu de lui les marques
les plus inattendues de sympathique intérêt. C'est que, chez le
vénéré maître, la noblesse des sentiments éclatait de toutes parts.
m
Si Tinfortune, oîi qu'elle se produisît, exerçait sur J. Évelart un
irrésistible attrait, avec quelle ardeur n'y compatissait-il pas lors-
qu'elle atteignait un membre du corps enseignant, lorsque notam-
ment une disgrAce lui paraissait imméritée!
En 1858, le baron Taylor fonda, pour leur venir en aide sous des
formes diverses et avec la perspective de pensions à obtenir, V Asso-
ciation des membres de V enseignement. Les peintres, les inventeurs, les
artistes dramatiques, les artistes musiciens bénéficient, on le saiit, de
fondations seml)lables, dues à la même initiative. S'il est une mé-
moire honorée et qui au plus haut degré mérite de l'être, c'est bien
celle du baron Taylor.
J. Évelart adhéra, l'un des premiers, à ce bienfaisant effort. 11 y
trouva l'un des principaux éléments de sa dévorante activité. Quand,
il y a sept ans, il devint Président de V Association des membres de Tm-
seignement^ elle comptait déjà plus de dix mille membres; l'alloca-
tion annuelle de nombreux secours était assurée; des pensions
étaient régulièrement servies ; d'importantes ressources se trou-
vaient amassées. Ses persévérants labeurs ont contribué pour
une large part à celte prospérité qui va croissant.
Par un respeclacle scrupule, le digne maître se démit de ses
fonctions sous le coup de ses douloureuses épreuves; le titre de
Président honoraire lui fut conféré; mais ce qu'il entendit retenir, ce
fut sa part de collaboration, part qu'il élargissait sans cesse. L'as-
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J. ÉVELART. 181
sociatioa dira elle-même, d'une manière complète, de quels ser-
vices elle lui est redevable. Donateur, sociétaire perpétuel, il Taima
avec passion» se multiplia pour elle, lui fit large mesure dans ses
libéralités, dans remploi de son temps, dans Taction incessante de
sa correspondance et de ses démarches; depuis plus de dix ans;
titulaire d'une pension, il n'en jouit peut-être à aucun moment,
n'eût-il pas été singulier, en effet, que J. Évelart, tel que nous le
connaissons, en eût retiré, si légitime qu'il fût, un avantage
personnel ?
Nul ne fut plus assidu aux séances bimensuelles du Comité; ses
collègues témoigneront du dévouement, des rares qualités dont il y
fit preuve; lui, si oublieux de ses propres intérêts, si enclin à les
compromeltre de toutes façons, il était prudent, économe, réfléchi,
éminemment sage dans l'administration de l'œuvre commune ; sans
comprimer l'élan de son cœur, il savait calculer, vrai prodige de sa
part. Aucun motif ne pouvait le déterminer à manquer à une seule
séance; il subordonnait tout à cette ponctualité. Le vendredi,
7 octobre dernier, il se trouvait à Sorèze ; le matin, de bonne heure,
il vint nous dire timidement : « Je partirai à midi. » — « Ce n'est
pas possible, » répondimes-nous, « où allez-vous donc? » — a \
Paris ; hier, je n'ai pas osé vous ei) prévenir; c'est indispensable;
demain soir, séance du Comité; on débattra une question impor-
tante; ma présence est absolument nécessaire... » Toutes les ins-
tances furent vaines... Il devait, hélas! réparer cette année ce
départ précipité !
Soit en son nom personnel, soit au nom de V Association, c*est par
centaines que se compteraient les requêtes dont il s'occupait.
Toutes les administrations le connaissaient ; les bureaux du Minis-
tère de l'Instruction publique étaient surtout visités par ce vénérable
vieillard qui n'admettait pas d^obstacle dans l'accomplissement de
Tœuvre généreuse à laquelle il avait consacré sa vie. Avec quels
égards n'était-il pas accueilli ! 11 aurait eu horreur, — on le savait,
— d'une démarche quelconque dans son propre intérêt; niais, pour
les autres, il ne reculait devant aucune fatigue. Son intervention
n'était jamais banale ; entièrement fixé sur les griefs qu'il venait
combattre, sur les demandes qu'il soutenait, il s'identifiait avec
ceux dont il se constituait le défenseur. II fallait l'entendre plaider
leur cause.
Il s'irritait contre les mesm*es qui lui paraissaient iniques ; d'une
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i.
18i ' UNE BELLE VIE.
indépendance absolue, il ne contenait pas ses critiques. Il n*hési-
tait pas à blâmer des actes qui dénotaient un manque de jugement,
ce qui est plus grave, un défaut de justice ou de cœur, chez tel ou
tel fonctionnaire de Tinstruction publique ; lorsque des victimes de
ces acles s'adressaient à lui, il éprouvait une telle pitié que, s'il
échouait dans leur défense, il ressentait une vraie douleur, que
trahissait l'expression de son visage; aussi, quand nous le voyions
revenir triste de Tune de ses charitables courses,lui disions-nous ;
t( Noverca... » — « Oh oui, » afflrmait-il, en répétant cette expression,
qu'il formulait fréquemment, au souvenir d'un ami exceptionnel-
lement cher!
Rien ne pouvait. mieux donner l'idée de la vivacité de son mécon-
tentement. Car, en dépit de ses déceptions presque inévitables en
certains cas, dans son rôle touchant de patron, qu'il l'aimait cette
Université, à laquelle il s'était donné toiit jeune pour ne plus se
reprendre! Qu'il l'aimait! S'il s'attristait des erreurs, des défail-
lances, il vivait de sa vie, s'enorgueillissait de ses succès, rappe-
lait à tout instant des traits de son histoire... Elle restait dans ses
' entretiens, dans ses souvenirs, au fond de son âme, — au moment
S même où il la blâmait, — VAlma ifafor. C'eût été le méconnaître que
-—— — de ne pas discerner, jusque daqs ses critiques, le filial, l'inviolable
attachement dont il était animé pour elle. Ce qu'il souhaitait sur-
1^ tout, — et il y insistait constamment, — c'était de la part des chefs,
iVs les Termes, les ménagements, les. égards en toute occurrence. Peu
1?., de jours avant sa mort, il le répétait encore, en nous tendant une
lettre, la dernière qu'il ait reçue de l'infatigable et bienveillant
vice-recteur de l'Académie de Paris : « Voyez en quels termes,
avec quelle courtoise délicatesse m'est exprimé un refus ; de bon-
nes dispositions sont conservées pour mon protégé ; que je voudrais
communiquer cette urbanité, dans leurs relations quotidiennes, à
tous les dignitaires de l'Université... »
La bonté de J. Évelart était inépuisable. Lorsqu'il fut appelé au
lycée Saint Louis, sa demeure, rue de la Cerisaie, était si éloignée
qu'il ne pouvait s'y rendre au milieu du jour; un petit apparte-
ment lui parut nécessaire pour goûter un peu de repos et recevoir
ses visiteurs; il le trouva boulevard Saint-Michel. Si utile que dût
lui être ce pied-à-terre, il n'en profita guère : que parlait-il de repos,
le bon maître ! Les membres malheureux, en disgrâce, du corps
professoral ne manquent pas dans Paris. Il commença par installer
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J. ÉVELART. 183
dans son logement une famille digne d'intérêt qui, après un long
séjour, fit place à une autre; il en fut ainsi pendant des années...
S'il avait loué un second pied-à-terre pour atteindre son but pri-
mitif, il n'en eût pas profité davantage ; il l'eût bien vite trans-
formé en succursale du premier. Il en était venu à pénétrer timide-
ment dans le logement du boulevard Saint-Michel, se bornant à y
déposer quelques papiers et à y écrire à la hâte une lettre urgente.
Son traitement lui servait à payer de petites rentes mensuelles
à un certain nombre de personnes, d'une immanquable exactitude
à chaque échéance. Un père de famille, présent un jour dans la
salle d'attente du Lycée, vit des gens rangés le long des murs ; un
professeur vint bientôt; après avoir conféré successivement avec
chacun de ceux qui l'attendaient, il s'avança vers le père de
famille : a Et vous, Monsieur? » Celui-ci s'excusa, sans comprendre
même la question, et alla se renseigner auprès du concierge,
tt Comment, lui fut-il répondu, vous ne connaissez pas ce professeur?
C'est M . Évelart ; il a reçu tout à l'heure son traitement, et comme
d'habitude, il Ta aussitôt distribué. »
Lorsque le regretté défunt avait pris la défense d'une situation
qui lui paraissait digne d'intérêt, aucune difficulté ne pouvait
l'amener h s'en détacher. Au nombre des obligés qu'il maintint
longtemps dans le pied-à-terre du boulevard Saint-Michel, se ren-
contra un professeur, éprouvé par de fréquents échecs et auquel
J. Ëvolartvint largement en aide; une position n'ayant pu être
obtenue en France pour son protégé, le persévérant bienfaiteur
lui en procura une dans l'une de nos colonies; cette position ayant
été aussi perdue, J. Évelart ne continuapas moins, jusqu'à sa mort,
à veiller sur l'infortuné professeur revenu à Paris. Quelles fatigues,
quelle correspondance occasionna cette odyssée !
Ils s'appellent « légion », les membres du corps enseignant qu'il
combla de ses bontés.
Avoir été son élève, quel titre privilégié à ses yeuxl a Notre
incomparable ami, — nous écrivait au lendemain de la mort de
J. Ëvelart, l'un de ses disciplesles plus distingués, — était le cœur
le plus chaud, le plus dévoué, le plus sincère, le plus loyal que j'aie
jamais connu. Dans les relations rencontrées au cours de ce pèle-
rinage de la vie, si obscur, si tourmenté, si incertain, notre bon
maître était une figure tout à fait exceptionnelle... J'ai dans ma
bibliothèque quelques livres magnifiques, judicieusement choisis
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184 UNE BELLE VIE.
el d'une belle reliure, qui étaient des prix particuliers de son
invention, des largesses de sa cassette de professeur, où j'ai collé,
en leur temps, de petites notes, devenues maintenant de bien pré-
cieux autographes, où il exprimait, dans les termes les plus déli-
cats, la satisfaction que lui avait donnée l'application de l'écolier.
Je n^ose pas en citer la date, tant elle est lointaine, tant elle nous
vieillit. Eh bien ! depuis cette aurore de sympathie, malgré tant de
changements, tant d'afifaires, tant d'inquiétudes, tant de figures
entrevues, tant de superpositions d'amitiés et de bons offices, les
sentiments du maître et de l'ami n'avaient jamais varié. Tel
j'avais vu le bon Évelart, à la distribution des prix, au lycée, tel je le
retrouvais à Paris, aussi bon, aussi expansif , aussi indulgent, aussi
porté à tout comprendre, à tout encourager, à tout espérer ; tel je
me figurais devoir le retrouver encore... » Comment mieux exprimer
nos fidèles et vivants souvenirs ?
Ses élèves, J. Évelart les suivait dans toutes les vicissitudes de
leur carrière ; il cherchait à se renseigner sur tout ce qui les inté-
ressait, eux et leurs familles.
Il y a trente-cinq ans l'un de ses anciens disciples encourut,
devant une cour d'assises du Midi, une peine grave. La douleur du
bon maitre fut indicible. Il ne l'oubliera pas l'élève qui, entré
peu de temps après dans la magistrature, reçut de J. Évelart des
communications suppliantes pour qu'une mesure gracieuse tem-
pérât lé châtiment. Pensant que la réparation du dommage
pourrait être prise en considération, il offrait de concourir, par
annuités, au paiement de la somme nécessaire. Le malheureux con-
damné ne s'était nullement distingué dans ses classes; mais il
avait été l'élève du vénéré ami : l'élève, n'était-ce pas assez dire?
Quelques autres se sont aussi écartés de la droite voie. Il accou-
rait aussitôt, quelquefois môme sans être devancé par la famille;
il allait apporter à celui qui était tombé, comme aux siens, les
plus affectueuses consolations et se multipliait dans l'intérêt de sa
défense. Et il n'en parlait jamais ; il fallait être admis à l'étroite
intimité de cette âme supérieure ou être recherché en vue, soit
d'un conseil, soil d'une utile assistance, pour connaître ses sollici-
tudes, ses préoccupations; ses prodiges incessants de charité
étaient autant de secrets déposés dans son cœur.
Lorsqu'une famille recourait à lui pour triompher des fâcheuses
dispositions d'un enfant, la tendresse du maître obtenait parfois
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J. ÉVELART. 185
plus de succès que Tamour même d'une mère ; quand tous ses
efforts étaient vains^ il permettait que Tenfant lui fût confié pour
le conduire dans une maison ^ûre, où Taction réformatrice devait se
continuer, par exemple dans cet établissement de Mettray, dont il
admirait Tœuvre bienfaisante.
Ces derniers faits furent, il est à peine besoin de le dire,
absolument exceptionnels. — Que d'hommes distingués ont
été ses disciples I II en est qui lui doivent la direction môme de
leur destinée. Écoutons un homme entouré de la plus haute consi-
dération et dont rUniversité est, à Paris, justement fière ; que nous
dira-t-il? Voici sa réponse : « Aucun de mes maîtres ne m'a été aussi
secourable. J. Ëvelart m'a pris, à treize ans, comme élève particu-
lier fort mal préparé. Il a refait en moi tout ce qui me manquait; il
m'a appris à travailler et m'a donné le goût de l'étude. Il m'a per-
suadé que je pouvais prétendre à la licence, puis à l'agrégation et
au doctorat... Au sortir de la soutenance de mes thèses, j'ai couru
de la Sorbonne au lycée Saint-Louis ; je suis entré dans la classe
démon bon maître; je me suis permis d'interrompre la leçon pour
lui apporter, à lui le premier, la bonne nouvelle et lui en attribuer
Thonneur... » Témoignage d'une reconnaissance qui devait s'ex-
primer, plus tard, en un trait admirable, dont nous ne nous expo-
;seroDS à altérer, par aucune parole, l'idéale beauté.
Si l'un de ses élèves, anciens ou nouveaux, devenait malade, ses
courses presque quotidiennes, ou, si la résidence de celui-ci était
éloignée de Paris, son incessante correspondance montraient sa
sollicitude. Il lui fallait des communications orales ou de fréquentes
lettres ; au moindre retard, des télégrammes réclamaient des infor-
mations. Ne semble-t-il pas avoir eu pour règle de se porter tou-
jours au delà du devoir ?
Ce n'est pas seulement à la personne de ses élèves qu'il ne cessait
de s'intéresser, mais encore à la situation, au sort de leur
famille.
Un homme particulièrement digne de respect fut, il y a quarante
ans, frappé du désastre à la fois le plus irréparaole et le plus
immérité, pendant que deax de ses fils étaient les élèves de J. Ëve-
lart. Ce malheur fit éclore et cimenta l'une des plus fermes ami-
tiés de sa carrière. Son àme attira k elle, dan.s un étroit embras*
sèment, l'âme vraiment noble dont les cruelles épreuves ne purent
altérer la sérénité.
La Réf. Soc, 16 juillet 1893. 3* sér., t. VI (U XXVI col.),i3
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186 UNE BELLE VIE.
Le père de Tun de ses bons disciples, magistrat des plus élevés,
dont nous ne saurions oublier le cordial accueil à la Chambre cri-
minelle de la Cour de cassation, noua avec le professeur de son fils
la plus étroite intimité. J. Évelart s'assit, à ce cher foyer, chaque
semaine, pendant près de trente ans ; aux mois de vacances, il
allait se reposer quelque temps, sur les bords de l'Océan, dans
un coin écarté du Finistère, à Ros-Bras,] dont le nom surgissait
si souvent dans ses entretiens que nous ne pouvons ne pas le
mentionner aussi, en saluant la mémoire du vénéré maître.
Ils sont nombreux les élèves auxquels, eu égard à la situation de
leurs parents, il prodigua ses leçons à titre de purs bienfaits, parfois
même sans que cette généreuse condescendance fût justifiée ; à vrai
<Iire, son désintéressement lui faisait accueillir, sans vérification,
tout souhait exprimé dans ce sens.
Dans une circonstance, il apprit que le père de l'un de ses élèves
(Hait très malade, en l'absence des siens ; il quitta Paris et franchit
une assez grande distance ; lorsqu'il arriva, le malade touchait à
sa fin; c'est le professeur du fils, le maître excellent, qui recueillit
le dernier soupir du père. Quel obstacle eût pu l'empêcher de repré-
senter la famille absente ?
Il y a une dizaine d'années, l'un de ses anciens élèves, établi dans
Tune des villes de la péninsule des Balkans, lui confia l'un de ses
enfants. J. Évelart devint, à tous les points de vue, le second père
de ce fils, digne d'une telle affection. Au cours des études
du jeune homme à l'Ëcole de Saint-Cyr, en toutes circonstances,
en un mot, il fut son protecteur, son répondant; la maison de
J. Évelart devint celle de son patronné. Du Tonkin, en 1890, par-
vint au cher maître le meilleur témoignage de reconnaissance ;
trois semaines après son arrivée en ce pays, le jeune officier se
couvrait d'honneur, en écrasant une bande de pirates ; sa vaillante
action fut mise àl'ordre du jour de l'armée. Qu'il était fier le digne
ami du succès de son fils adoptif ! Pas un courrier n'a quitté la
France vers le Tonkin, pas un n'est parti du Tonkin vers Marseille,
sans porter une correspondance de l'un ou de l'autre : échange
exquis des sentiments les plus élevés et dont on ne pourrait
prendre connaissance sans une profonde émotion. Il revient en
France le lieutenant qui était si impatiemment attendu ; il débarque
peut-être, au moment où nous écrivons ces lignes ; c'est en mettant
le pied sur noire sol qu'il apprendra son grand deuil.
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J. ÉVELART. 187
Ce serait une téméraire et bien difficile entreprise que d'essayer
d'exposer rien qu'une part des belles actions accomplies par
J. Ëvelart pour ses élèves ou pour leurs familles. Nous ne pouvons
cependant résister au désir de raconter le trait suivant, dont nous
avons recueilli,de la bouche de M. D. Nisard, la première indication.
J. Ëvelart avait Thabitude de signaler ses élèves méritants à
celui de ses collègues dans la classe duquel ils entraient, en quit-
tant la sienne ; il tenait à être informé des notes qu'ils obtenaient.
Il avait particulièrement recommandé Tun d'eux, lorsque deux
ou trois semaines après le commencement de Tannée scolaire,
il apprit que l'élève signalé n'était pas revenu à Saint-Louis. Un
malentendu au 3ujet delà bourse dont celui-ci avait joui jusqu'à
Tannée précédente motivait son absence. Les actives démarches
du bon maître régularisèrent toutes choses : l'élève reprit le cours
de ses études.
Ces circonstances permirent à J. Évelart de se renseigner sur la
situation de la famille. Le père était un modeste tailleur d'habits,
qui subvenait par son travail à l'entretien des siens; son fils avait
fréquemment manqué des livres nécessaires ; à une époque, il ne
possédait même pas de dictionnaire; lorsqu'il sortait du lycée,
après la classe, on l'eût pris pour un collégien faisant Técole buis-
sonnière ; il suivait les étalages de. libraires, sur les quais, et de ci,
de là, se procurait la traduction des mots difficiles dans la version
ou le thème qu'il avait à composer; sa promenade apparente
cessait, dès qu'il avait amassé le petit bagage nécessaire. Il arri-
vait au logis, très éloigné du lycée, se mettait au travail, et lorsque,
vers neuf heures du soir, il avait achevé sa tâche scolaire, il
offlrait à son père de l'aider dans son labeur ; assis à ses côtés, il
faisait des coutures jusqu'à onze heures, minuit; dans de telles
conditions, il ne tenait pas moins la tète de ses classes. Inutile de
dire à quel point s'accrut l'affectueux intérêt du maître pour ce dis-
ciple d'élite.
Les succès continuèrent : le jeune homme fut admis des premiers
à Técole normale supérieure, dont M. Désiré Nisard était alors
directeur. J. Ëvelart accompagna son lauréat du plus excellent
suffrage... Hélas I le soir d'un jour de congé, celui-ci s'attarda in-
volontairement; il précipita sa marche pour regagner le temps
perdu et se hâta tellement qu'il rentra couvert de sueur; un refroi-
dissement le saisit ; en peu de jours, il fut enlevé à l'affection de sa
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188 UNE BELLE VIE.
famille et de ses maîtres! Deuil poignant que J. Evelart ne cessa
de porter dans son cœur I II resserra ses relations avec le malheu-
reux père; jamais le bon maître ne fut aussi convenablement ha-
billé ; on eiH pu croire qu'il prenait goût à la toilette; un nouveau
vêtement, même inutile, était toujours bien venu. Quelques années
après, la digne sœur du regretté jeune homme se maria. En voyant,
dans un faubourg de Paris, MM, Désiré Nisard et Évelart lui servir
de témoins, on ne pouvait deviner la cnielle douleur qu'attestait
leur présence et dont le souvenir troublait la joie de ce jour.
Il manquait, le cher absent, à la réunion d'élite où quelques an-
nées avant la mort du digne maître, un groupe de ses anciens dis-
ciples le fêla. On était allé chercher J. Évelart, en ne lui laissant
prévoir que la présence de trois ou quatre amis; aussi fut-elle
bien vive son émotion, quand il se trouva au milieu de trente à
quarante de ses meilleurs élèves de Saint-Louis, quand il entendit
Tun d'eux, son cher François Coppée, leur servir d'organe et lui
offrir, avec les vers les plus délicats, un beau bronze, en témoi-
gnage de leur fidèle gratitude.
IV
Les calamités qui accablèrent la France, du mois d'août 1870 à
la fin du mois de mai 1871, furent pour J. Ëvelart un exceptionnel
aliment d'abnégation et de zèle.
Le 13 septembre 1870, le médecin de ses chères octogénaires
ayant exigé leur départ de Paris, J. Évelart, qui s'était promis de
ne pas s'éloigner, dut les accompagner vers Brest, jusqu'à Tours,
d'où elles gagnèrent Nantes ; l'un de ses cousins y était attendu
pour l'achèvement du voyage. Mais ce parent malade ne put ré-
pondre à l'invitation qu'il lui avait adressée. Une vive inquiétude
s'empara de J. Ëvelart, au sujet de sa mère et de sa tante. Il était
revenu à Paris, pour obéir à ce qu'il considérait comme un devoir;
il ne pouvait cependant laisser sans assistance aucuite les chères
voyageuses. Déjà, au moment de son retour, l'armée prussienne
avait attaqué la gare de Juvisy ; sans se préoccuper des périls, il
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J. ÉVELART.
189
repartit par la ligne derOuest;les ennemis occupaient une partie du
bois de Clamart. Après bien des détours et des temps d'arrêt, le
service des \oies ferrées étant désorganisé, il parvint à Nantes. Les
pauvres malades étaient dans l'hôtel qu'il leur avait indiqué,
« seules, dans une inquiétude extrême, horiblement fatiguées,
nous écrivit-il aussitôt, ne sachant que devenir ». 11 les conduisit à
Brest et les installa, à proximité d'une branche de sa famille; puis il
▼oulul tenter l'impossible et rentrer encore dans Paris, son devoir
filial complètement rempli. Vains efforts I II dut revenir à Brest et y
passer le terrible hiver, sous le coup des patriotiques douleurs que
Bul ne ressentit plus profondément.
Deux de ses collègues de Saint-Louis étaient sortis de Paris en
ballon, MM. Lissajous et d'Almeïda: l'aérostat du premier atterrit à
Dinan; J. Ëvelarty accourut; il alla se retremper dans de longs
entretiens avec l'ami, plein d'espoir, qui lui apportait des nou-
velles de la grande cité assiégée. Le cher maître croyait aussi au
succès final... Son incessante correspondance, que nous relisons,
en ce moment, était on ne peut plus réconfortante. La déception
de J. Ëvelart ne fut que plus amère.
Dès la levée du siège par les Allemands, il rentra dans Paris,rue
de la Cerisaie, avec ses chères dames. L'insurrection du 18 mars lui
réservait des tristesses plus navrantes encore. Le 31 mai, il nous
écrivait : « ... Mes pauvres malades sont saines et sauves; les ter-
ribles émotions qu'elles ont subies n'ont pas sensiblement aggravé
leur état physique. Nous avons passé une épouvantable semaine,
#emés à la fois par l'incendie et par l'insurrection ; lorsque l'in-
cendie a menacé de nous atteindre, j'ai dû faire passer mes chères
octogénaires entre les combattants {ei le combat dans notre rue a duré
plus de 24 heures) pour les mettre un peu à l'abri dans les souterrains
(c'est le mot propre) d'une vieille maison du voisinage, où nous
courions risque encore d'être envahis... Nous ne sommes pas
encore quittes du feu ; cette nuit, j'ai dû faire la chaîne et pomper,
tant les b&timents de rArsenal,avec lesquels nous sommes mitoyens,
ont la vie dure et résistent au feu qui les mine, les dévore depuis
huit jours. Il y a dans les décombres des cartouches et des cap-
sules, qui font fréquemment explosion et gênent beaucoup les tra-
vailleurs... »
Durant la domination de la Commune, J. Ëvelart a révélé sa gé-
nérosité plus que dans aucune autre circonstance de sa vie. Il avait
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i90 UNE BELLE VIE.
été, àToulouse, le collègue du père de l'un des hommes que l'insur-"
rectîoD avait mis à sa tête. Il recourut, pour rendre d'immenses ser-
vices, à rintervention de ce collègue qui lui était très attaché. Il
était amplement muni de laisser-passer et en usait suivant les
meilleures inspirations de son cœur. Lorsqu'il les avait épuisés ou
qu'il n'en possédait pas même pour lui, il allait, sans souci du
péril, au-devant de la mort, étonnant les insurgés eux-mêmes. Le
récit détaillé de ses actes, de mars à juin 1874, dépasserait tout ce
qui pourrait être dit pour honorer sa mémoire. Son calme étant
inaltérable, aucun danger ne pouvait le jeter dans le trouble. Un
jour, sans laisser-passer, il pénètre au Ministère de l'instruction
publique ; la porte se referme, et l'on refuse de le laisser sortir, en
le déclarant suspect ; il demande à parler au délégué; celui-ci
jouait une partie de billard. J. Ëvelart est conduit, pour l'attendre,
dans une salle voisine; Tune de ses poches était pleine de compo-
sitions de ses élèves ; il se met tranquillement à les corriger, comme
s'il se fût trouvé dans son propre cabinet. Le délégué arrive et l'in-
terpelle brusquement, « Que voulez-vous, » dit-il? — « Mais sim-
plement, répond le bon maître, l'autorisation de sortir; je suis
venu imprudemment ici pour me procurer un renseignement intéres-
sant un de mes collègues de l'Université; je n'ai pu l'obtenir; j'ai
à peine le temps de me rendre à Saint-Louis pour faire ma classe;
ne me retenez pas plus longtemps... » — « Et tous ces papiers,
qu'est-ce donc? » repartit le délégué. — « Oh I rien de compromet-
tant, » réplique le cher maître, « des compositions de mes élèves... »
— « Vous les corrigez icil — a Mais oui, l'attente était si longue...»
Cette sérénité apaisa le délégué; J. Évelart reprit ses copies et se
dirigea vers son lycée.. .Le calme, le sang-froid ont toujours été l'un
des traits saillants de son caractère.
L'accomplissement du bien, dans ces jours de deuil, avait sus-
cité contre lui des déflances du côté des hommes d'ordre ; il n'y
avait point pris garde. Ce qui est certain, c'est que, ce péril lui
eût-il apparu, il eût passé outre; rien ne l'eût retenu, pas plus la
perspective de ces délations que la crainte des insurgés pendant
qu'ils étaient maîtres de Paris. Au rétablissement de Tordre, sa
révocation fut sur le point d'être décidée. Comment, se disait-
on, sans complicité avec les révoltés eût-il pu intervenir dans
de si nombreuses circonstances ? On ignorait la cause fortuite
qui lui avait procuré tant de crédit. Dans ses conversations, dans
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J. ÉVELART. 191
ses lettres, J. Ëvelart se taisait sur lui-même; mais, cette fois,
il tinta parler, beaucoup plus pour exprimer sa gratitude envers
le suffrage qui l'avait défendu que pour réfuter des accusations
qui ne pouvaient Tatteindre. « Les démarches que j'ai faites, nous
écrivait-il le 24 juin 1871, pour sauver durant la Commune beau-
coup de personnes emprisonnées déjà, ou sur le point de l'être,
ayant été mal interprétées, j'ai failli être révoqué, et, sans la cou-
rageuse intervention de Taillandier, qui a pris ma défense et a dé-
claré qu'il donnerait sa démission^ si l'on prenait la moindre mesure
contre moi, j'étais condamné et exclu de PUniversité, sans être
entendu. — Il m'a sauvé avec tant de décision et d'énergie que j€
n'ai connu le péril qu'après y avoir échappé. Je dois dire que cette
disgrâce d'un moment m'a valu bien des témoignages de sympa-
thie et, entre autres, une lettre exquise de Taillandier. Il est cer-
tain que, grâce à l'ancien censeur de Toulouse, qui a employé tout
son temps, durant la Commune, à essayer de réparer, de prévenir
une petite part du mal, j'ai pu faire élargir quatre prisonniers très
menacés (1), — donner k quinze personnes en grand danger les
moyens de sortir de Paris, faire restituer à d'autres ce qui leur
avait été pris, enfin en garantir un très grand nombre de la peur ^
en leur promettant, à l'occasion, un secours efficace. C'est dans ce
but que, pouvant être utile, je n'ai pas quitté Paris un seul jour du-
rant cette triste et effroyable époque, me tenant toujours prêt â
répondre à l'appel de mes amis ou des amis de ceux-ci. J'ai donc
conscience d'avoir pu faire quelque bien, et la mesure qui m'eût
frappé eût été doublement mt^t^; car, en même temps que j'usais
d'une intervention active et dévouée pour le bien, j'avais plusieurs
fois hautement protesté contre les actes odieux qui se commettaient,
entre autres, les arrestations des prêtres, des otages et les perqui-
sitions. Pourtant, sans le courage de Taillandier, j'étais perdu... »
Qui connaissait mieux, en effet, le digne maître, qui l'estimait
davantage que M. Saint-René Taillandier, alors secrétaire général du
Ministère de Tinstruction publique ? En s'identifiant avec J. Ëvelart
dans cette grave occurrence, en s'honorant ainsi lui-même au plus
haut degré, ce noble cœur donna au vénéré défunt un témoignage
qui mit le sceau à leur mutuelle et inaltérable affection.
(1) Notamment Tun de ses anciens collaborateurs du lycée de Toulouse, au-
jourd'hui inspecteur général honoraire dé PUniyersité.
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492 UNE BELLE VIE.
J. Ëvelart condamnait certes, et sans voiler sa pensée, les crimes
commis ; il eût adhéré à Tinscription qu*on lit rue Haxo : Impie
necati twniin odiumjtms, réligionis et paeis. Mais toute atteinte à la
notion de justice le blessant profondément, il lutta contre ime
poursuite qu'il considérait comme erronée : le collègue sans le
concours duquel ses généreuses entreprises n'eussent pu réussir
était arrêté. Il ne pouvait l'admettre : « Comment, nous écrivait-il,
lui qui était toujours prêt à accourir là où il y avait quelque bien à
faire, qui a refusé tout emploi delà Commune, qui a gémi sur tous
ses actes, qui a été la providence de toutes les personnes arrivées
jusqu'à lui, est au secret depuis troie semaines, sans avoir reçu d'autres
consolations que les paroles de sympathie, d'encouragement que je
vs^s souvent déposer, pour qu'il puisse les lire, chez le directeur de
la prison I Que de lâchetés! ... Que de gens sauvés par lui, ne veulent
aujourd'hui ne lui rien devoir!... C'est révoltant ! » Au moment
même où il était injustement suspecté, où sa carrière paraissait
compromise, le digne maître préférait aggraver par ces démarches
les suspicions plutôt que de sembler oublier l'homme délaissé"
dont il tenait à proclamer l'innocence. Ce qu'il n'eût pas fait pour
lui-même, il le fit pour le prisonnier qu'il défendait; il mit en
mouvement toutes les influences utiles, intéressa à cette cause les
membres les plus considérables de l'Université et, jugeant n'avoir
pas fait assez pour acquitter envers l'infortuné détenu la dette de
ceux dont il avait facilité le salut, il devint le patron de ses filles, qui
l'entouraient de leur vénération. Il agissait imprudemment, d'après
l'étroitesse des voies humaines; mais les grandes Âmes trouvent
plus haut leur inspiration, de même que leur récompense.
Quel honneur pour l'Université d'avoir possédé un tel homme
dans ses rangs! Elle compte des membres ou des amis éminents
dont le suffrage au sujet de J. Ëvelart serait bien préférable au
nôtre. La voix de MM. D. Nisard et Saint-René Taillandier ne peut
se faire entendre; mais, si nous les en eussions priés, MM. Duruy,
Maxime Du Camp, Gréard, Mézières, Ch. Lévêque, Croiset, Fr. Cop-
pée, auraient, nous en sommes sûr,éioquemment exprimé leur pen-
sée sur les mérites de celuiqui n'est plus ; de son côté, V Association
des membres de Venseignement s'acquittera excellemment de cette
tâche.
Dans un temps où TégoYsme occupe une si grande place, où
Tintérêt personnel est le guide exclusif de tant de gens, où il n'est
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J. ÉVELART, 193
guère de milieux qui ne se soient, de quelque manière, laissé amoin-
drir, il est consolant d'admirer une âme dont la générosité fut
l'essence, qui ne connut qu'une passion, celle de donner son
temps, ses ressources, de se donner lui-même sans réserve. Hors
de sa présence, nous aimions à l'appeler le Vincent de Paul de Vemeir
gnemmt Cette appellation devrait être inséparable de son nom; on
se sent, en effet, amené à lui appliquer les paroles que le héros de
la charité inspire à TËglise : impendit sua et seipsum eupêrimpendit.
Ces mots résument aussi la vie de notre vénéré maître.
En présence de l'émulation d'abaissement qui tend à voiler les
sommets et à tout assombrir, de la recherche fiévreuse, trop souvent
humiliante, de la fortune, de prétendues dignités ou distinctions,
c*était vraiment une enviable jouissance que de voir un homme ne
viTant que pour les autres, ne comprenant pas d'effort ou de fatigue
qui n'eût pas pour objet la cause d'autrui. Il en était arrivé à ne
pas saisir ce qu'était, ce que pouvait être l'intérêt personnel. Si,
par exemple, on l'eût prié, lui plus que septuagénaire, de se
rendre à pied à Senlis pour rendre un service, il n'eût pas délibéré
un instant; il fût parti sur l'heure; mais s'il avait été pressé
d'aller rue de Rivoli, pour une démarche indispensable au point de
vue de sa situation personnelle, on n'eût pu l'obtenir ; il n'opposait
pas de refus : « Je ferai cette course, disait-il, dès qu'il me sera pos-
sible » ; mais, si importante qu'elle pût être, il ne la faisait jamais.
Nous ne pouvons citer, entre toutes les circonstances où nous
l'avons supplié d*agir pour des affaires le concernant, qu'une seule
dans laquelle il ait suivi notre conseil. La démarche à faire était des
plus urgentes; sentant que nous n'obtiendrions rien, nous ne
pûmes contenir la vive expression du chagrin qu'il nous causait
par son inaction. Le soir même, il vint nous dire qu'il avait fait ce
que nous souhaitions ; s'étant aperçu de notre très agréable sur-
prise, il ajouta quelques mots qui nous expliquèrent tout : pour lui,
certes, il n'y serait pas allé ; mais il nous avait vu si peiné qu'il
s'était résigné à la démarche, uniquement pour calmer notre
anxiété. Aucune circonstance ne permet de mieux apprécier à la
fois son abnégation, son complet oubli de lui-même, et sa tendre
bonté pour ses amis.
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194 UNE BELLE VIE.
Après son malheur, il s'était assujetti à un labeur opiniâtre pour
s'acquitter d'engagements dont il eût pu se libérer d'une autre
manière, s'il n*a\ait été retenu par son excessive mansuétude. Sa
vie était des plus sobres; il lui arrivait d'accomplir sa tâche jusqu'à
sept heures du soir, sans avoir été soutenu par aucun aliment subs-
tantiel. Sa constitution physique était, du reste, non moins excep-
tionnelle que ses qualités morales. Il ne se sentait jamais pressé
soit par la faim, soit par la soif, jamais atteint par la chaleur ou le
froid. On pouvait le voir, partant, fin novembre, un paletot d'été :
c'est que, disait-il, il n'avait pas encore eu le temps de dépouiller
les volumineuses requêtes, maintes fois reçues hors de son domi-
cile, et dont ses poches étaient remplies. Le plus souvent, il ne
rentrait au logis, à pied, qu'après onze heures du soir; nous lui
disions : « Vous êtes exposé à être attaqué par quelque rôdeur; vous
ne manquerez pas, je le sais, de plaider sa cause, et vous aurez
chance de réussir ; si un revolver est déchargé sur votre poitrine,
vous ferez observer que le crime n'aurait pu être consommé, pré-
servé comme vous l'êtes toujours, par la triple, quadruple cui-
rasse de vos charitables dossiers ; je compte sur eux pour vous
sauvegarder. »
Quand, ses leçons terminées (il les continuait fréquemment très
tard), il se retrouvait dans son cabinet, ce n'est pas le repos qu'il
venait chercher; une seconde journée, en quelque sorte, s'ouvrait
pour lui. Même en hiver, àans feu, il se mettait au travail pour ses
protégés, pour la correspondance de VAsaociatim des membres de
renseignement^ pour tous ses eflforts de bienfaisance. Son pas, d'ordi-
naire pesant, devenait léger lorsqu'il rentrait; nos chambres étant
voisines, à vrai dire, sans séparation, il était constamment préoc-
cupé, le bon maître, du dérangement qu'au milieu de la nuit il
eût pu nous causer. Il ne se couchait guère qu'à quatre heures du
matin; à 75, 76 ans, il était resté à ce point maître de lui, ne man-
quant pas de se plaindre de la brièveté de la nuit, brièveté qui
Tempêchait d'achever sa charitable correspondance; aussi lui
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J. ÉVELART. 195
anivait-il, en été, au soleil levant, de croire aux dernières clartés
de la lune, de ne pas même se coucher. Nos observations
étaient impuissantes à obtenir qu'il se ménageât; quand il ne se
couchait pas, il nous répondait que sa tâche avait été trop consi*,
dérable, qu'elle était urgente, que la nuit d'après il dormirait
mieux ; cependant la nuit suivante il ne prenait pas son repos avant
quatre heures du matin, comme d'habitude, et il était toujours levé
avant sept heures. Nous ne cessions de nous étonner des ressources
d'un tempérament si robuste, d'un genre de vie si extraordinaire à
tout âge, surtout au sien, et d'une manière continue; car il n'était
jamais malade. Il avait reçu les dons physiques qu'exigeaient la
diversité, le poids de ses labeurs, qui lui permettaient d'être
rebelle, tant était inflexible sa fierté native, à tout concours, à
toute assistance vraiment efficace.
S'il rentrait à une heure moins avancée que d'ordinaire, notre
porte s'ouvrait : il venait, le cher maître, nous reposer et se reposer
lui-même dans de mutuels épanchements. Nous évoquions les chefs-
d*Œuvre de cette antiquité classique, aux beautés de laquelle il nous
avait initié ; l'élève continuait à se délecter, en interrogeant une
mémoire si sûre, en consultant un goût exquis, une science con-
sommée. Echappant au présent, nous faisions revivre les amis dis-
parus, les années écoulées; nous nous retrempions, l'un et l'autre,
dans ce que le passé nous ofirait de plus attachant. Les heures se
succédant comme à notre insu, plus d'une fois nous ne nous
aperçûmes de l'avancement de la nuit qu'en étant, par l'extinction
de notre lampe, plongés dans l'obscurité... Il se retirait en s'excu-
sant bien à tort, et, de notre côté, nous nous reprochions d'avoir
ainsi retardé le commencement du labeur qui l'attendait... Il ne
Tiendra plus nous réconforter de la sorte, le digne ami I II nous est
ravi, le maître, dont il nous eût été si doux de demeurer l'élève, non
jusqu'à sa mort, mais jusqu'à, la nôtre... Ne lui avons-nous pas dû,
pendant 47 ans, une large part des joies les plus pures que nous
ayons éprouvées?
Celui qui a vécu dans une telle atmosphère, qui a goûté le
charme de cette tendresse, de cette grandeur morale, se sentait
bien petit en sa présence; mais du moins ce vivant exemple
d*honneur, de vertu, contribuait à élever l'âme au-dessus des
misères d'icî-bas, à faire peser à leur valeur les efforts accomplis
pour paraître, pour briller, le néant humain de l'ostentation, de lA
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196 UNE BELLE VIE.
Tanité. On le voyait poursuivre dans l'ombre sa lâche ininter-
rompue de dévouement, de charité, ce don perpétuel de lui-même,
sans attendre un remerciement, avec autant d'horreur envers
réclat extérieur que d'autres montrent d'avidité pour en obtenir
une parcelle. Les distinctions qui lui ont été décernées, sans qu'il
ait eu même à les pressentir, nous ne les mentionnerons pas,
qu'elles soient, de leur nature, prodiguées ou moins facilement dis-
tribuées, les eût-on portées au centuple ; quels faits secondaires nous
relaterions en regard d'une telle richesse morale! J. Ëvelart comblé
d'œuvres, de mérites, vivait toujours effacé, alors que tant de gens,
même estimables, ne trouvent jamais assez de place pour leur
personnalité, que bien des personnes font acte de charité par
convenance ou par accident. Aucune convoitise, aucune aspiration
humaine, ne se mêlait à la trame d'une vie consumée dans la passion
du bien, se suffisant à elle-même dans la joie des larmes taries, des
douleurs consolées, des intimes satisfactions. Il vivait dans un état
de constante élévation, habitué à ne respirer que l'air des sommets»
à ne trouver de repos, de paix, de bonheur, en dépit de ses
propres épreuves, que dans le bonheur des autres.
Il existe, certes, à Paris et en toutes contrées, de vénérés émules
de J. Ëvelart, un grand nombre hautement signalés au respect
public, beaucoup d'autres dans la pénombre ou absolument incon-
nus; il appartenait à cette race de nobles Âmes, auxquelles
incombe l'impérissable mission de nous venger de la médiocrité
morale, do la vulgarité des temps et des hontes qui en sont l'inévi-
table cortège.
Le 7 avril dernier, il partit pour le Havre, et reçut au lycée de
cette ville, en compagnie de l'un de ses chers parents deLuynes,
le plus aimable accueil. Ce voyage suffirait à révéler l'excellent
maître, si nous ne l'avions déjà fait connaître ; il allait, non seule-
ment visiter de dignes membres de l'Université, mais encore saluer
une grande infortune, dont il s'appliquait depuis longtemps à
atténuer les amertumes : ce qu'il avait fait notamment dans ces
deux dernières années, les fatigues qu'il avait subies, le prodige
réalisé par son dévouement dans des circonstances aussi étranges
que dilficiles, le concours qu'il avait rencontré, dans une ville de
l'Ouest, pour couronner son œuvre, chez un officier général d'un
cœur qu'il ne cessait de louer, tout serait à raconter, si nous ne
devions nous taire sur ce trait, non le moins admirable de sa belle
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\
I
J. ÉVELART. i97
vie... Ce voyage du Havre l'avait réjoui; il rentra, dans la nuit du
11 avril, sans paraître atteint d'aucun malaise.
Le lendemain, anniversaire de sa naissance et jour de sa fête, il
se multiplia tellement que» manquant à une affectueuse tradition,
il ne put nous donner la soirée. Rien ne décelait une indisposition ;
ceux qui le virent, comme nous, les jours suivants, ne conçurent
aucune alarme. S'étant refusé, en toutes circonstances, à s'avouer
malade; habitué, comme naguère encore, à soigner ses refroidis-
sements en tramway, dans la rue, en ne rentrant chez lui qu'à une
heure avancée; se croyant, hélas! invulnérable, il pensa, sous le
coup d'une atteinte de l'épidémie alors régnante, qu'il pourrait à
la fois la dissimuler et se remettre I Intraitable pour lui-même, il
s'obstinait à ne pas réclamer de soins. C'est ainsi qu'il lutta secrè-
tement jusqu'au 20, mais le 21 il dut s'aliter. Les meilleurs
efforts furent accomplis pour contenir les progrès du mal ; il était
trop tard!... Dès le lendemain, la situation fut jugée désespérée
-Bans qu'il éprouvât lui-même d'appréhensions. Il s'enquérait de la
santé de l'un de nos meilleurs amis et de ses enfants.
Dès 1891, il nous annonçait qu'à la Pâques de 1893 il comptait
■arriver au terme de la lourde tâche, bénévolement assumée par
lui, en vue de sa pleine libération ; il ne s'était pas trompé : il par-
venait au but, si bien qu'exagérant, suivant sa coutume, le devoir,
se gratifiant du luxe des nobles âmes, il n'avait guère plus qu'à
s'acquitter envers d'opulents et généreux créanciers qui, dès 1888,
sans qu'il l'eût demandé, lui avaient fait remise définitive de toute
dette : le vaillant septuagénaire appréciait très haut cette marque
d'estime, mais ne pouvait se résigner à une telle concession. Au
point de vue de ses affaires, il n'emportait d'autre regret que
celui de n'avoir pu réaliser sans réserve son programme.
La vie de J. Évelart ne s'est pas écoulée sous l'impulsion reli-
gieuse : mais il en ressentit fréquemment l'action latente. Il ne
manquait pas d'élever quotidiennement son âme vers Dieu, lui
rendant grâces,tout particulièrement dans les derniers temps, nous
écrivait-il, de l'excellente santé dont il avait continué à jouir. Si
une réserve, inhérente à son caractère, le tenait éloigné des mar-
ches de l'autel, il ne manquait pas d'aller régulièrement dans les
sanctuaires catholiques rendre hommage au Dieu vivant. Son
attitude recueillie, aux fêtes religieuses de ses parents ou de ses
amis, révélait ses sentiments intimes. Un jour, ayant sous son toit, /^
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198 UNE BELLE VIE.
le !•' janvier, le fils de Tun de ses anciens élèves, il dit à l'enfant :
« Viens avec moi à Téglise, pour bien commencer Tannée. » — La
générosité de son cœur lui faisait admirer dans la religion le prîn«
cipe supérieur, l'inextinguible foyer du dévouement ; il était frappé
de ce fait certain qu'à défaut de l'élément religieux, l'action de la
bienfaisance serait singulièrement réduite; il souffrait de voir ravir
aux enfants des écoles primaires ce puissant facteur de force et de
dignité morales. Nous aimions à lui citer de beaux traits d'héroïsme
chrétien, à le réjouir en rappelant de sublimes épisodes de la vie
des saints ; il savourait ces récils, l'œil humide ; n'était-ce pas l'in-
troduire dans son vrai milieu que de le convier à remonter vers la
source, par excellence, de la charité dont il était embrasé?
Peu de jours avant sa fin^ nous trouvant dans sa chambre, nous
avions mis la main sur le Oriian^ pendant qu'il poursuivait son
interminable correspondance. « Avez-vons remarqué, lui dîmes-
nous, les derniers mots du Oritonf — Permettez-moi de les
relire, » répondit-il. Il les lut lentement, à haute voix, et les tra-
duisit avec sa rare précision, a C'est bien, reprimes-nous, le fiât
voluntas tua. Quel parfait accord entre l'une des œuvres les plus
achevées de l'antiquité païenne et la plus belle prière du christia-
nisme! » il en fut frappé, trouvant en effet consolant au plus
haut degré cet élan, ce filial abandon de l'homme entre les mains
de Dieu, surnaturelle disposition de son cœur, — nous le savions*
11 fut pleinement exaucé. Dans la matinée du 24 avril, sous l'ac-
tion visible de la Providence, il reçut en pleine connaissance et
dans les meilleurs sentiments, avec les derniers sacrements, tous
les secours de la religion. La couronne immortelle promise à celui
qui, sous l'impulsion de la divine charité, fait le don d'un verre
d'eau, n'était-elle point réservée à cette longue carrière d'inépui-
sable dévouement ?
Le délire commença au milieu du jour ; malgré l'embarras de sa
parole, il dictait des fragments grecs ou latins, les textes familiers
que murmurèrent ses lèvres, jusqu'aux approches de l'heure
suprême. Il s'interrompait parfois pour demander d'où provenaient
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J. ÉVELART. 199
les superbes chants qui, disait-il, se faisaient entendre... Ces
cHants, que -son oreille seule percevait, n'étaient-ils pas le prélude
des célestes harmonies ? '
Au cours de la nuit suivante, son âme s'envola vers sa vraie pa-
trie!
Pour que l'oubli de lui-même s'alïlrmât jusqu'à la fin, on dut
constater qu'il avait même disposé, à l'intention de l'un de ses pa-
rents, de la seule place qui lui restât dans son propre tombeau. Il
fallut y pourvoir.
Après les prières de l'Ëglise, V Association des membres de VEnsei*
ffnement, par l'organe de son distingué Président, et l'un de ses
plus dévoués disciples se firent les interprètes émus de la douleur
de tous.
. En nous inclinant devant cette vénérée mémoire, rétractons
les respectueuses remontrances si fréquemment suscitées par
l'excès de sa charité ; on ne peut nier qu'elles ne fussent fondées ;
mais elles l'étaient à la lumière des terrestres sollicitudes. Aujour-
d'hui que le parfait ami est entré dans la grande assemblée des
&mes, qu'il habite les régions étemelles, les considérations d'ici-
bas, même les plus justes, s'effacent, pour ne laisser apparaître
que les aspirations incessantes d'un noble cœur, la soif ardente qui
le consumait dans la poursuite du bien, l'amour de l'idéale beauté
dont la contemplation est devenue sa récompense.
Après avoir mêlé si étroitement notre vie à la sienne, nous gar-
derons au plus intime de nous-même le parfum de sa tendresse et
de ses vertus. Sa mort, comme celle d'autres êtres tant aimés,
aura, du moins, le privilège d'adoucir pour nous la poignante sépa-
ration de la dernière heure, en nous le montrant, dans le radieux
au-delà, avec le groupe béni vers lequel montent, chaque jour, nos
regrets et nos espérances.
Jules Lacointa« '
Sorèze (Tarn), le 30 juin 1893.
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k PROPOS DE DEUX LIVRES SUR LES BASSES-PYRENEES
Voici deux livres d'esprit différent qui cependant, par certaines de
leurs conclusions sociologiques, en viennent à se rencontrer lorsque
étudiant sur place la persistance des idées anciennes créées parles vieux
fors béarnais, ils déduisent des constatations identiques. Nous leur
devons une mention moins pour discuter certains points douteux, cer-
tains faits d'observation peut-être inexacte, combattre telles ou telles
idées, que pour enregistrer quelques postulats cbers à TÉcole de la paix
sociale et que Le Play avait déjà signalés au pied des Pyrénées.
Les auteurs se sont occupés des deux vallées béarnaises par excel-
lence : Ossau et Aspel Ossau, vieux nom du Béam « Ossau Béam! Bibe
la baque » , a ouvert depuis longtemps ses portes à la pénétration des
idées modernes sans perdre cette note pittoresque que les baigneurs
d'Eaux-Bonnes connaissent. Aspe la vallée-sœur, <iiAspe et Ossau », plus
retirée vers la montagne et moins accessible semble avoir conservé son
caractère primitif.
I
La Vallée d' Ossau par l'abbé Capdevielle (Paris, Sauvaître, 1891), porte
ce sous-titre un peu complexe en ce que, d'après les indications de Tho-
norable auteur lui-même il mériterait une étude particulière : « l'état
{social de la vallée d'Ossau ». Nous prenons la liberté d'en parler aux lec-
teurs de la Réforme sociale, car la préface adressée à Mgr Jauffret, évêque
de Bayonne, explique que la « Société française d'Économie sociale, par
ses recherches sur les divers pays, a provoqué, de ma part, sur la vallée
d'Ossau, cette ébauche dont elle doit tirer proût pour le bien général». Il
ne semble pas toutefois que, quoique ayant travaillé avec grande conscien-
ce, M. le curé d'Aas ait tiré de son sujet tout le parti qu'on en pouvait espé-
rer, car ceux-là seuls qui vivent proches du paysan et sont témoins de ses
luttes le peuvent étudier et décrire en détail. Aussi bien n'était-ce pas
là le but exclusif de l'ouvrage, qui prétendait seulement à être une
esquisse de la vallée destinée à guider l'étranger, et à la lecture duquel
les Béstmais mêmes auront tout profit. Dès lors, ces critiques n'enta-
ment nullement l'œuvre : bien au contraire, si nous ne' nous abusons,
elles en démontrent le haut intérêt et il serait^ désirer qu'en les menant
avec un peu plus de précision dans les détails, les ecclésiastiques, pas-
teurs de l'Église réformée et autres personnes habituées par leurs fonc-
tions à observer, communiquassent moins rarement des réflexions faites
sur les lieux.
Le chapitre II est consacré à l'étude du travail et des productions
(p. 27) ; le chapitre III à la propriété (p. 81) : « le métayer n'existe pas
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■., •^
A PBOPOS DB DEUX LIVRES SUR USS BASSES-PYRÉNÉES, 201
dans la vallée » ; « les terres arables, par rapport anx prairies, aux
fougeraies et aux bois de la propriété particulière, atteignent à peine le >•
tiers de retendue. A leur tour, les pâturages, ou lieux de pacage, occu-
pent plus de place que Tensemble de la propriété privée et des forêts
communales. » La conclusion est à retenir : « Aujourd'hui, la propriété
particulière en Ossau, quoique petite, donne le suc* de son sol au traV
vailleur, la montagne ses pâturages, le bétail ses produits au pasteur,
les forêts leur bois d'exploitation aux communes. L'Ossalois, ne partici-
pant qu'aux charges communes que toute patrie impose, peut respirer
en paix. »
Dans le chapitre suivant Fauteur étudie les <k biens mobiliers », c'est-
à-dire les troupeaux de brebis et leurs produits : « le profit que Ton tire
de la laine est médiocre et ne représente pas au delà du &ixième du
revenu annuel du troupeau »; un troupeau de 100 brebis, 15 agnelles et
7 à 8 chèvres donne un bénéfice annuel net de 500 francs ; la brebis
vaut de 16 à 18 francs en automne et de 22 à 25 francs en mai (p. 01).
G^eût été le lieu de traiter ici de la propriété foncière, problème si
curienx en Béarn et surtout dans cette vallée où fonctionnent des syndi-
cats de communes et où les habitants de villages divers sont coproprié-
taires de grandes étendues de terres.
Le chapitre V est consacré au salaire et à l'épargne (p. 99) et il n'y
eût pas été sans intérêt d'instituer une étude comparative des diverses
époques, même dans notre siècle .
La famille est l'objet du chapitre VI (p. 105), et l'on y voit signalés la
décadence de l'autorité paternelle, le mariage avec ses détails curieux,
la dot où l'auteur constate la présence de la fiancée au contrat de
mariage, question vidée aujourd'hui en jurisprudence (Cassation, 9 jan-
vier 55, S. 55, 1,525, cassant un arrêt de la Gourde Pau en sens contraire ;
C. 6 avril 58, S. 59, I, 17 ; C. 10 avril 66, S. 66, I, 190). Le régime «dotal
avec communauté d'acquêts » est généralement suivi^mais il eût été inté-
ressant d'indiquer la substitution de ce régime mitigé à la dotalité pure
presque générale au début du siècle, d'étudier quelque peu dans le
détail et par l'observation directe les rêles du père, de la mère, det
ouncoîis et des tatou ou catdets indiqués dans leurs lignes essentielles par
Le Play. Signalons cette phrase : « Le clerc qui a été promu aux ordres
sacrés doit, en conscience, exiger sa part de patrimoine, si le bien
paternel le comporte, déduction faite des frais occasionnés par son
éducation », distinction contraire au principe posé par l'article 852 du
Code civil.
La question des partages est bien traitée. L'aîné conserve le domaine
rural contre des soultes ; « les partages forcés purement en nature sbnt
encore rares >»; « d'ordinaire, le père et lamère font leur héritier du
L% KàF. Soc, 16 juUlet 1893. 3« Sér., t. Vr (t. XXVI col ) 14
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202 A PROPOS DE DEUX LIVRES SUR LES BASSES-PYRÉNÉES.
premier ûlsqui leur est né »; (c les autres enfants, sMls se marient, reçoi-
vent lear part ou une partie de leur part, au contrat de mariage; au
décès de leurs parents, ils chercheront à parfaire leur dot, en exigeant
des soultes » ; mais il y a toujours à redouter les actions en lésion. Il
eût été bon d^indiquer ici les moyens détournés si fréquents dont usent
les parents pour avantager les aînés, leurs fraudes et leurs industries :
(c Si la loi| continue Tabbé Gapdevielle, pouvait être modifiée en ce sens
que la quotité disponible fût augmentée au profit de Théritier et que les
partages forcés en nature fussent interdits, moyennant une compensa-
tion en argent dévolue aux autres membres, il semblerait que la con-
servation de la propriété et la liberté des chefs de famille seraient plus
respectées. On éviterait, en outre, les discordes entre parents et Témiet-
tement de la propriété, puisque Thérilier serait dès lors le tuteur
naturel et légal de ses frères et sœurs. Mais cette doctrine, sinon égali-
taire, du moins plus efficace pour le maintien de la fortune publique, à
laquelle on peut opposer facilement des raisons contradictoires, doit
reposer sur des données générales que Texpérience prise dans une
petite vallée ne saurait préciser. »
Le chapitre Vil (p. 120) examine les moyens d'existence et le cha-
pitre VIII (p. 131) les mœurs, la religion, avec des détails curieux sur les
funérailles pour lesquelles, tout comme à Home, on loue des pleureuses
chargées de réciter les chants funèbres appelées aiirots et auxquels tue-
cèdent les grands repas, les libations copieuses « hartère et hriaguère
d'enterrament », dit le proverbe, usage plus général autrefois si Ton en
veut lire le récit dans Froissart : Obsèques du comte de Flandre ; Obsèques
de Duguesclin; Bertrand Hélie : Funérailles de Gaston-Phœbus (1).
A signaler aii chapitre IX (p. 461) les renseignements sur les maîtres
et patrons, domestiques et ouvriers, secours mutuels, syndicats des
communes et agricoles^ hypothèque.
Ces indications démontrent suffisamment, croyons-nous, la portée de
cette étude. Nous avons plaisir à la signaler aux lecteurs de la Réforme
sociale et, si les besoins de leur santé les attirent vers les stations de
cette partie des Pyrénées, qu'ils n'oublient pas de se munir de ce guide
si intéressant et d'apprendre à connaître, en les étudiant, ces quelques
milliers de Béarnais, gardiens inconscients mais encore tenaces des
idées défendues par l'École de la Paix sociale.
(1) Du Cange, y<^ Uereolinn.-^ V. Nourrisson, La Bibliothèque de Spinoza {Revue
des Deux-Mondes, 15 août i892, p. 814). — La mère de Goethe en avait elle-
mêro réglé les détails (Arvède Barinie, La famille Oœthe (Rev, des Deux-Mondes^
l*** juillet 1892, p. 64). — Cf.Céfrémoûie»f]anérai]res 6n Russie (Le Petit Fran^
çais illustré, n** du 18 février 1893.)
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A PROPOS DE DEUX LIVRES SUR LES BASSES-PYRÉNÉES. 203
II
L'ouvrage de M. le pasteur Gadier (Osse^ Histoire de l* Église réformée de
la vallée d^Aspe, Paris, Grassart 1892) est conçu dans un autre esprit : on
y perçoit aisément un grand enthousiasme pour « les conquêtes de 1789 »,
ce qui s'explique par le point de vue religieux auquel s'est placé Fauteur.
L^ouvrage se compose de trois parties. La première (p. 9-106), un peu
en dehors du sujet, ce semhle, mais qui apparemment avait pour but
d'initier le lecteur au développement de cette petite communauté en lui
montrant dans quel milieu elle était située, nous offrira de quoi glaner.
Sur les 48,942 hectares formant le territoire de la vallée d'Aspe,
1534 sont stériles et composés de rochers incultes. Au pied des pics
élevés s'étendent des pâturages communaux couvrant plus de la moitié
du canton, soit 27,035 hectares. « Les bêtes à laine sont de beaucoup les
plus nombreuses : on cultive surtout les brebis pour les produits et pour
le lait; on les distingue en sédentaires, dont le nombre est assez res-
treint, et en hibernantes, que leurs propriétaires emmènent pendant la
froide saison jusque sur les bords de la Garonne et de la Dordogne. Les
bètes à corne augmentent sensiblement, tandis que les brebis dimi-
nuent (p. 21). »
Ces pâturages ont été formés avec les anciennes forêts dont il ne reste
plus que 14,071 hectares sur lesquels 7,989 sont soumis à l'administra-
tion forestière et 6,090 aux communes ; 5,542 hectares demeurent réservés
à la culture en terrains d'alluvion et les trois cinquièmes (2,962 hectares)
soat des prairies.
M Depuis un demi-siècle la vallée a perdu près du tiers de ses habi-
tants. Le recensement de 1841 portait pour le canton d'Accous 1 1,823 habi«
tants; celui de 1886, 8,943; on n'en compte que 8,437 en 1891 (p. 28)».—
Les impôts payés en 1890 s'élèvent à 120,624 fr. 86, dont 56,191 fr. 29
pour les directs, 30,080 fr. 86 pour les indirects et 38,346 fr. 71 pour
l'enregistrement (p. 28). »
a Notons d'abord le rôle prépondérant de l'assemblée des chefs de
famille, qui investissait temporairement ses mandataires du pouvoir, et
où aucune fonction n'était héréditaire (p.47). » — a La maison et non la
famille, comme nous l'entendons aujourd'hui, formait comme la monade
primitive du village. La maison abritait souvent plusieurs ménages, deux,
trois et quatre générations. Elle gardait autant que possible tous ceux
qui naissaient sous son toit. Il n'y avait qu'un héritier, ordinairement
Talné ; les autres frères, les cadets, restaient dans la maison qui les entre-
tenait en retour de leur travail. Tout ce qu'ils gagnaient au dehors y
revenait S'ils étaient bergers, il y avait autant de troupeaux que de
cadets. Parfois il arrivait qu'un cadet se mariât, chose rare ; alors on lui
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204 A PROPOS DE DEUX UVRES SUR LES BASSES-PYRÉNÉES.
constituait une dotation et il obtenait de construire contre la maison prin-
cipale un appentis qui lui serrait de logement. »
L'idée générale est juste sous le bénéfice de quelques observations.
Les cadets ne se mariaient pas dans la maison-souche, ils allaient au
dehors épouser une héritière en qualité d'adventices. S'ils restaient dans
le manoir, avant 1789 comme depuis, ils avaient droit à leur légitime.
« Les Aspois, poursuit M. Gadier, sont tous de petits propriétaires,
ayant chacun sa maison et son lopin de terre. Ils apprécient hautement
l'indépendance dont ils jouissent et qu'ils ne peuvent conserver que par
le travaiL Parmi eux ne se trouvent ni riches, ni pauvres. Ne tombent
dans la misère que ceux que la maladie, les infirmités ou des accidents
empêchent de travailler, et alors il est touchant de voir la sympathie
effective qui les entoure. Les orphelins sont ordinairement adoptés par
les familles les plus proches; les étrangers pauvres, malades ou affligés,
rencontrent des secours et des soins touchants. Un rocher écrase une
étable, les bêtes qui faisaient vivre la famille sont restées sous les débris :
une quête s'organise et Ton trouve dans le village et celui d'à côté de
quoi relever la grange et la garnir de bétail. Cette solidarité indique le
haut prix attaché à l'indépendance individuelle, dont la perte est consi-
dérée comme le plus grand malheur, indépendance que garantissent le
travail et les instruments qui le facilitent.
« La Révolution de 1789 a peu modifié ce pays qui jouissait sous l'an-
cien régime de presque tous les avantages de la liberté, sauf toutefois
de la liberté religieuse. La seule modification apportée par ce grand
mouvement d'émancipation populaire a été de transformer la maison qui»
considérée jadis comme un petit fief indépendant, a cessé d'être Tunique
préoccupation de la famille ; le droit d'aînesse a été remplacé par un
partage de la fortune du père entre tous ses enfants, mais le père profite
du droit que la loi lui confère de favoriser l'un d'eux, du tiers s'il n'en a
que deux, et du quart s'il en a davantage. Par contre, les cadets ont
leurs parts et ne se considèrent plus comme tenus de rapporter à la
maison paternelle le gain de leurs travaux et leurs bénéfices. Aussi
arrive-t-il plus souvent qu'autrefois qu'un cadet fonde une nouvelle
maison et s'en va porter ailleurs son activité. La maison s'appauvrit par
suite de ce partage obligatoire et par une émigration continue (p. 88). m
Voilà le mal courageusement constaté par M. Gadier, sans qu'il propose
le remède préconisé par Le Play.
Pénétrons à sa suite et grâce à de larges emprunts « dans une de ces
maisons aux murs solides et blanchis à la chaux, aux ouvertures enca-
drées d'un marbre gris ou noir et au toit couvert par les sombres ardoises
qui viennent des carrières de Bedous. Nous sommes sûrs d'y rencontrer
le plus aimable accueil. Un large escalier nous conduit au premier étage ,
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A PHOPOS BE DEUX UVHES SUR LES BASSES-PYRÉNÉES. J^o
dans une énorme pièce avec une cheminée élevée et spacieuse ; c'est là
le vrai foyer domestique. Cette pièce est la principale, c'est là que se
tient la famille. Les trois ou quatre portes placées de côté et d'autre,
s'ourrent dans des chambres à coucher, car Talcôve fermée par les
rideaux, qui est dans cette pièce, est réservée au maître et à la mal -
tresse de la maison, c'est-à-dire aux plus âgés. En effet, la maison abrite
^souvent deux ménages, les parents et la famille de l'héritier, plus les
cadets ou cadettes, c'est ce qui explique les nombreuses chambres qui
donnant sur la pièce principale. L'une d'elles porte le nom de la chaml»*e,
c'est celle de la noure ou de la jeune mariée. Elle est toute meublée à
neuf à l'occasion de la constitution de la nouvelle famille. La grande
armoire qui contient l'énorme trousseau de la jeune femme, c'est elle
qui l'a fournie, ainsi que la literie, les six chaises, la table et la glace ;
par conséquent, le bois de lit et la table qui va avec, est au mari. Après
que le contrat a été signé, les amies de la jeune fille ont porté procès*
sionnellement ce trousseau placé dans une vingtaine de grandes cor*
beilles rondes, élégamment chargées sur leur tête. La future belle-mère
Va reçu, compté et placé elle-même dans l'armoire.
« Le vrai moment du mariage pour les Âspois est celui où la jeune
fille est amenée dans la maison de son conjoint. L'acte civil et la céré-
monie religieuse n'en sont que les préliminaires. En effet, les époux,
escortés chacun de son côté par ses parents et ses amis, se rencontrent à
la maine et se rendent ensemble à l'église, puis ils se séparent pour les
deux repas, qui se font dans leur maison respective. Quand on a copieu-
sement banqueté, fait dans les rues la passade obligatoire, accompagnée
'de chansons, d*hanilhets (i) et de décharges de mousqueterie, après
entente préalable, Ton déclare venue Theure où l'époux ou Tépouse doit
se rendre à sa nouvelle demeure. Le cortège s'ébranle et arrive à une
maison fermée où le père frappe discrètement. Souvent on renvoie les
nmportuns, disant qu'on n'est pas encore prêt à les recevoir, qu'une
mesure de millet vient de se renverser près de la porte et qu'il faut avant
d'onvrir la ramasser grain à grain. Après une autre passade, le chef de
de famille où va s'établir le jeune ménage, la porte entr'ouverte,
demande : « Que voulez-vous? — Nous amenons un gendre pour
irotre fille, ou une jeune femme pour votre garçon, — Où est-il? De
quoi a-t-il l'air? » Puis discussion sur les conditions de l'arrangement;
enfin, après de longs pourparlet's, l'on faitvenir l'autre conjoint pour lui
43mander son consentement. Les parents embrassent le nouvel arrivant
et l'on ouvre largement la porte, par où pénètre le cortège venu du
dehors, prémuni de pain, de vin et de fromage, pour faire le repas de
(i) Vhanilhet {arrenilhei) est le cri aux notes discordantes que pousse le
SBontagaard.
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206 A PROPOS DE DEUX LIVRES SUR LES BASSES-PYRéîféES.
mariage. Car c'est là pour les Aspois le moment décisif, où une nouvelle
famille est fondée » (p. 91).
Ce tableau n'est-il pas charmant? Mais M. Gadier exprime aussi ses
regrets : « Devant cet effacemeni des vraies caractéristiques de ce petit
peuple, le cœur se serre involontairement. Combien le passé en a-t-il
déjà englouti? Les danses delà vallée ont disparu sans laisser de traces.
Les aurostz ne se font plus entendre; Tantique maison, pivot de l'orga-
nisation de cette petite société, n'est plus entourée du respect d'autre-
fois. Nous assistons à une révolution sociale qui transforme les esprits
et les institutions. Aussi n'est-il que temps de noter les traits encore
apparents qui faisaient de la vallée d'Aspe un monde à part.
« Avec la Révolution de 1789, ses privilèges particuliers se sont con-
fondus dans l'égalité universelle, mais le niveau social qui élève certains
peuples en abaisse nécessairement d'autres. La fierté que TAspois pui-
sait dans le sentiment de son indépendance Ta abandonné, et son déillé
est ouvert à tout le monde. Les produits du commerce l'ont franchi et
ont tué l'industrie privée. Les bergers vont toujours durant les mois
d'bfver conduire leurs troupeaux dans les p&turages de l'Adour et de la
Garonne, et, pendant Tété, sur les hauts sommets, mais ils ne savent
plus tricoter des habits avec la laine filée par leurs femmes; celles-ci, en
l'absence de leurs maris, sont encore chargées de la culture du jardin
et du champ, nécessité dont on a dit assez de mal pour quUl soit juste
d'en rappeler la cause légitime. Les pasteurs étant toujours absents,
les travaux du dehors revenaient à la femme qui se montra rebelle à
Fenseigncment du tricotage et de l'aiguille enseignés à l'école, il y a une
quarantaine d'années. Aujourd'hui les produits à bon marché ont sub-
stitué le linge confectionné aux tissus que chaque maison fournissait.»
M. le pasteur Cadier, en terminant, regarde mélancoliquement s'en
aller par ce chemin de fer international qui traversera la vallée les
vieilles mœurs des Aspois. Sa conclusion, empreinte d'un certain pessi-
misme, ne laisse ouverture à nul espoir. Recueillant ses observations,
pourquoi n'estimer pas qu'un retour aux vrais principes de la famille-
souche qui s'est perpétuée en ce coin, on le sait, pendant des siècles,
. aurait Theureux efi'et d'endiguer le décroissement de la population, la
diminution des patrimoines et de rétablir l'aisance aujourd'hui si com-
promise par les partages forcés.
Félicitons M. l'abbé Capdevielle et M. le pasteur Cadier des enseigne-
ments utiles dont ils sont venus compléter l'œuvre de notre maître sur
les Pyrénées et espérons que nul lecteur ne songera à se plaindre de
cette contribution aux études sociales que poursuit notre Société.
Louis Batgavb.
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I. TAIIZEY DE URROQUE ET LES LIVRES DE RAISON
Cest à notre éminent confrère, M. Charles de Ribbe, « le créateur des
étndes relatives aux livres de raison », que le très éruditM. Tamizey de
Larroque dédie sa nouvelle publication sur des registres domestiques du
midi et du centre de la France (1). Non content de donner des extraits
importants de plusieurs de ces documents inédits, il dresse une liste
beaucoup plus complète que celle qu*il avait rédigée en 1889, de tous
les livres de raison imprimés ou manuscrits dont il a pu avoir connais-
sance dans les différentes parties de notre pays. Cette bibliographie, qui
renferme 548 numéros, témoigne de recherches considérables ; elle
atteste en même temps combien Tinitiative de M. de Ribbe a été féconde,
quel concours il a trouvé auprès des érudits et quel collaborateur infa-
tigable et convaincu il a rencontré dans la personne de M. Tamizey de
Larroque.
Beaucoup de livres de raison sont à la fois des généalogies et des
registres de comptes ; ils peuvent fournir à ce double point de vue des
renseignements utiles pour l'histoire des familles et de leur condition
économique et sociale ; mais les plus intéressants sont ceux qui nous
montrent derrière le chef de famille, derrière l'administrateur du patri-
moine, le père, Tépoux et le Ûls ; qui ne nous font pas seulement con-
naître les dates des mariages, des naissances, des décès, des transac^*
lions, mais les sentiments et les croyances des rédacteurs, leur état
d'âme et leur état d*esprit.
Les personnages politiques ont laissé des mémoires; les familles
illustres ont eu des historiographes ; les livres de raison gardent la trace
de l'existence d'honnêtes gens, qui ne se sont distingués par aucun acte
éclatant, mais qui ont pu laisser des exemples de probité, de résignation,
de dévouement à leurs devoirs, de vertus civiques et privées. Presque
tous appartiennent à la bourgeoisie ou à la petite noblesse de province,
qui, à l'abri de la corruption des mœurs de la cour et de la capitale,
avaient conservé intactes les fortes traditions du passé.
Voici d'abord la vieille famille des Boisvert qui comptent douze géné-
(i) Deux livres déraison de tAgeTiaia, suivis d'extraits d'autres registres
domestiques et dune liste récapitulative des livres de raison publiés et inédits»
Auch et Paris, 1893, in-8» de 206 p.
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208 M. TAMIZEY DE LARROQUE ET LES LIVRES DE RAISON.
rations de bonne bourgeoisie. Ils sont originaires de Saint-Ëmilion au
xvi« siècle. Sur six fils, trois entrent au service du roi; trois se fixent en
(;uienne. Une branclie s'établit à Marmande. Sous Louis XIV, plusieurs
fils entrent dans la cavalerie et les gardes du corps. La famille a sa sépul»
ture dans Téglise des Gordeliers ; les hommes sont enterrés parfois dans
la nef de l'église paroissiale. En 1705, l'un d'eux promet à son fils, dont
il célèbre les fiançailles, la sixième partie de son bien, tout en réservant
sa maison de campagne « pour en disposer en faveur de qui bon lui
semblera ». Il lui donne aussi un lit et un coffre de noyer.
Les de Lidon, sieurs de Savignac, sont des gentilshommes campa-
gnards, qui notent à la fois les déprédations causées par le passage des
gens de guerre, les météores, les quittances de leurs dettes, la mort de
leurs voisins et la naissance des poulains. C'est un vrai mémorial, rédigé
de 1650 à 1664, dont l'histoire peut tirer quelque profit.
Plus court est l'extrait du livre de raison de Dame Boucharel (1682-
1687). Il commence ainsi : <c Le 19 avril 1682, le bon Dieu m'a visitée et
m'a retiré Monsieur Boucharel et a esté enterré derrière le pigeonnier. »
Le lieu delà sépulture indique que M. Boucharel était protestant. Sa veuve
contribue, jusqu'à la révocation de Tédit de Nantes, aux gages du
ministre voisin. Elle note sur son livre ses contrats de ferme, ses achats
de vaches, ses acquisitions d'étoffes et les ventes du vin de sa récolte.
Bertrand Noguères (1649-1682) mentionne avec soin les salaires de ses
domestiques ; il donne à une nourrice 21 livres par an et deux chemises ;
à une servante, 12 livres, deux chemises,* une paire de souliers et une
paire de sabots; à un valet, 5écus, deux chemises, une casaque de toile,
une paire de chausses et de sabots; à un autre, 27 livres, deux chemises
et une paira de sabots. Un de ces valets était calviniste. Noguères inscrit
les décès de son entourage. Il dit en parlant de son père : « Il a esté
grand homme de bien et fort craignant Dieu. J'appréhende que ses suc-
cesseurs ne l'imiteront pas. » Il fait moins l'éloge de sa femme, a Que
Dieu lui pardonne, s'il lui plaît, écrit-il, et à moi quand je serai comme
elle mort! »
A la suite de ces extraits de quatre livres* de raison de l'Agenais et de
la liste récapitulative des livres publiés ou inédits, M. Tamizey de I^r-
roque nous donne des analyses ou des citations de trente-six documents
du même genre, rédigés dans le centre ou le midi de la France, et qui
lui ont été cortimuniqués pour la plupart par M. Charles de Ribbe et par
M, Paul Le Blanc, de Brioude, l'un des chercheurs les plus zélés et les '
plus obligeants de notre pays. Beaucoup de ces documents mettent en
relief des types, des caractères et des faits véritablement intéressants.
Il y a dans les comptes d'Antoine Esprit Bienvenu, inspecteur des vivres
ù Tournon, des notes très curieuses sur l'éducation de ses enfants, sur
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M. TAMIZKY DE LARROQUE ET LES LIVRES DE RAISON. 209
la culUire des vignes, sur la vie journalière d*un modeste fonctionnaire
de province. En 1764, il achète un habit de drap avec une veste de satin
pour en iaire présent à son avocat, qui a refusé de recevoir de lui des
honoraires. Le livre des Gapns nous montre plusieurs générations de
fonctionnaires municipaux de Marseille, religieux, dévoués, intelligents.
Secrétaire-archivaire de la ville, Marc Gapus se distingua par son
héroïsme pendant l'affreuse peste de 1720, où il exerça en plus les fonc-
tions de trésorier du bureau de Tabondance. A sa mort, comme à celle
de son Ûls qui lui succéda dans ses fonctions de secrétaire, l'échevinage
de Marseille fit dire mille messes pour le repos de leur âme. Son petit-
fils fut conseiller de ville et assesseur. En inscrivant sur son registre
l'élection unanime qui lui conférait la charge d'assesseur, il ajoutait :
« Dieu me fasse la grâce de bien m'acquîtter des fonctions de cette
place importante. »
Jean Ghabert,de Barbentane, avait servi de guide en 1660 à Louis XIV,
lorsqu'il traversa le pont de la Durance. Son fils eut douze enfants ; la
mention de la naissance de la plupart d'entre eux est accompagnée de
commentaires pieux. Pierre Demeure, notaire royal à Montfaucon, s'oc-
cupe de l'éducation et des délassements de ses enfants ; dès 1748, il
se livrait à la culture de la pomme de terre, qu'il désigne, comme les
paysans de sa région, sous le nom de truffes. Parmi d'autres rédacteurs
de livres de raison,je mentionnerai les Le Blanc, du Puy en Velay, dont
Panse rend en pèlerinage à Montserrat en 1619 f Jean de Marin de
Kererrais, chevalier du Saint-Office de Tordre de l'Inquisition, dont le
mémorial contient des particularités curieuses sur l'histoire de Toulon
dans la seconde partie du xvii« siècle et la première partie du xviii' ; les
Martinon, de Brioude; les Nempde du Poyet; les Portalis, avocats au Par-
lement d'Aix et qui occupèrent des charges importantes dans cette ville,
avant de se distinguer sur un plus grand théâtre. L'un des mémoriaux
les plus caractéristiques est celui des Nozerines, qui étaient à la fois
chirurgiens et orfèvres à Brioude, du xvi« au xviii* siècle. L'un d'eux se
marie deux fois,ce qui était assez fréquent autrefois ; ce qui l'est moins,
c'est de voir inscrire sur un registre, sans interruption : <c Dieu m'a ôté
ma femme, le 1«' novembre 1731. — Le 3 février 1733, Dieu m'a donné
une seconde femme. » Les hommes de ce temps avaient de fortes
croyances, mais se consolaient peut-être plus aisément que ceux d'au-
jourd'hui; et à ce sujet, tout en rendant hommage aux vertus fami-
liales de nos ancêtres, je me demande si parfois nous ne calomnions
pas quelque peu les nôtres. J'imagine que si dans un siècle ou deux on
relève les actes et les écrits de beaucoup de nos contemporains, on trou*
vera parmi eux des modèles non moins édifiants, quoique peut-être avec
des nuances plus humaines et des formes moins dogmatiques, que les
l
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210 M. TAMIZEY DE LARROQUE ET LES LIVRES DE RAISON.
exemples donnés par nos arrière-grands- pères. Pour en revenir aux
Nozerines, c'étaient des bourgeois, très considérés, alliés à d'excellentes
familles, cumulant avec succès Torfèvrerie et la chirurgie, ayant une
clientèle honorable et nombreuse. Le fait suivant atteste Testime oCi ils
étaient tenus. En 1762, le séminaire de Saint-Flour veut vendre comptant
des objets d'argenterie pour une somme de 3,300 francs. Julien Noze-
rines n'a pas cette somme ; il en emprunte la plus grande partie, sans
billet, au président de l'élection, au subdélégué, à un marchand ; quand
il est en mesure de rembourser, il remet, par exemple, 12 louis sans
reçu à la servante du président qui vient les chercher de sa part. Il était
difficile d'agir avec plus de bonhomie et de confiance.
Tout en rendant justice au passé, on ne saurait du reste médire du
présent, lorsque dans un recueil fondé par Le Play et destiné à
répandre ses doctrines, on rappelle les travaux de M. Charles de Ribbe
et Ton parle de ceux de M. Tamizey de Larroque. Celui-ci nous raconte
qu'il avait connu une famille de vieux paysans, dont le chef, la moisson
terminée, s'agenouillait devant les gerbes entassées, en disant à son
entourage : « Mes enfants, nous allons prier pour nos vieux qui ont
défriché ces champs et qui ont préparé notre récolte d'aujourd'hui. »
M. Tamizey de Larroque espère avec raison que ses travaux seront ainsi
honorés d'un cordial souvenir dans l'avenir; en attendant, il peut être
assuré qu'ils le sont par l'estime de ses contemporains. La tâche de
l'érudit n'est jamais^ achevée ; mais elle trouve sa meilleure récom-
pense en elle-même, par le sentiment d'être utile au présent et à l'ave-
nir en faisant sur bien des points revivre le passé.
Albert Babeau.
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F
L'ENSEIGNEMENT ÉCONOMIQUE EN ALLEMAGNE
(1)
Après le livre, qui flt tant de bruit à son heure, du R. P. Didon, les
oniversités d'Allemagne ont ëté en France T objet de plusieurs mono-
graphies spéciales, qui toutes ont appelé l'attention sur le mouve-
ment scientifique d'Outre-Rhin. M. Georges Blondel nous a décrit
d'une manière très complète l'enseignement du droit en Allemagne ;
M. Camille Julian, dans la Revue de renseignement supérieur, s'est occupé
des séminaires historiques et philologiques ; M. Edouard Dreyfus- Brîsac
a fait la monographie de l'université de Bonn. Voici, à quelques mois de
distance, deux nouveaux livres sur la question : Tun, exclusivement
consacré aux études d'économie politique; Fautre au droit et aux
sciences politiques.
M. Saint-Marc a pris la question de haut. Il ne se contente pas de nous
rapporter ce qui se fait dans les cours et les séminaires économiques, il
pénètre davantage et nous expose l'esprit qui anime l'enseignement
économique, les doctrines qui se disputent la préséance et qu'il est d'au-
tant plus mai aisé de saisir qu'elles ne forment pas un ensemble homo-
gène, mais prennent des aspects très divers, selon la formation d'esprit
et les tendances de chaque professeur.
Jusqu'au milieu de ce siècle les théories des économistes orthodoi^es
ont dominé presque sans opposition. Les lois naturelles et nécessaire^
de l'économie politique étaient trouvées et la science économique défi-
nitivement constituée. Il n*y avait plus à discuter, le credo s'imposait.
Mais une étude plus attentive des faits du passé et des événements con-
temporains fit naître le doute dans quelques esprits. Ou s'aperçut que
les faits ne concordaient pas avec les théories et donnaient trop souvent
un démenti éclatant aux lois qui prétendaient les régir.
Le foyer de la réaction se trouvait eu Allemagne. Dès 1841, Frédéric
List, « l'agitateur du Zollverein allemand », entama la lutte par son
livre fameux Dos nationale System der politischen Oehonomie.
Il se plaçait surtout au point de vue des échanges internationaux et
(1) IIbnri Saint-Marc (professeur à la faculté de droit de Bordeaux), Elude
sur renseignement de l'Economie politique dans les Universités d^ Allemagne et
d^Autriche, Paris, Larose et Forcel, 1892 ; in-8", 144 p. — Eugènb DuTHorr (doc-
teur en droit, maître de conférences à la faculté libre de Lille). Vetiseignement du
droit et des sciences polUiques dans les universités d'Allemagne, Paris, Rous-
seau, 1893, in 12, 244 pages.
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212 l'enseignement économique en ALLEMAGNE.
attaquait de front le dogme du libre échange. Guillaume Roscher, un des
vétérans de Tëconomie politique, actuellement encore professeur à Leip-
zig, publia bientôt après son « Programme d'un cours de science poli-
tique, d'après la méthode historique. » (GOttingen, 1843.) Il fut suivi
par les professeurs Hildebrand et Knies, l'auteur du premier traité d'éco-
nomie politique, au point de vue historique. La réaction contre les idées
manchestériennes gagna les jeunes générations, et la ruine de l'école
orthodoxe en Allemagne s'acheva par le Congrès d'Eisenach en 1872 et
l'avènement du système protectionniste. Aujourd'hui, on peut le dire
sans exagération, la science économique allemande est ralliée tout
entière, mais à des degrés divers, à la méthode historique.
L'économie politique est généralement définie par les économistes
allemands : « la science de la richesse sociale ». Il se servent pour la
désigner dU mot de Volkswirtschaft, qui signifie : « l'activité de la na-
tion dans ses rapports avec les biens extérieurs » . « Cette terminologie
implique presque sans débats la reconnaissance des sociétés comme
être distincts, ayant une économie et des intérêts propres. Elle résiste
aussi presque invinciblement à une conception individualiste et pure-
ment humanitaire de l'économie politique. Dans la conception sociale
qu'elle impose, le capital est envisagé au point de vue national, la pro-
priété privée est considérée comme un simple mode d'utilisation des
forces et des ressources sociales, la division du travail et des tâches
comme une forme de la coopération, mais aussi de la solidarité natio-
nale. Point n'est besoin de faire ressortir la gravité de ces aperçus. »
(Pages 7 et 8.)
Si telle est la conception que se font en général les économistes alle-
mands de l'objet de leur science, quelle est donc la méthode qu'ils
suivent pour arriver à la connaissance scientifique des phénomènes éco-
nomiques ?
Deux grandes écoles se trouvent en présence. D'une part, l'école his-
torique ou école allemande proprement dite,et, d'autre part, l'école psy-
chologique et analytique ou école autrichienne. Examinons-les successi-
vement.
L'idée fondamentale de Roscher, que l'on considère comme le père de
l'école .historique, est que « les phénomènes économiques sont soumis à
des rapports nécessaires de séquence et de coexistence, non seulement
entre eux, mais encore relativement aux autres phénomènes sociaux,
les mœurs, le droit, la religion, la constitution politique, les relations
internationales, etc.. L'école historique s'attache donc à rétablir les
institutions éonomiques dans leur milieu; à découvrir la part d'influence
sur elles, des autres institutions sociales, et leurs réactions réciproques.
En tant que l'école historique se borne à faire de la science, son pro-
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L'ENSEIGiNBMENT ÉCONOMIQUE EN ALLEMAGNE. 213
cédé pour l'étude des phénomènes économiques est invariablement le
même. Elle prend, dans le passé, les différentes institutions, les analyse
soigneusement, décrit le milieu dans lequel elles se sont développées,
les causes qui les ont déterminées. Elle essaie, autant que possible, de
répéter cette étude pour plusieurs sociétés distinctes, afin d'obtenir des
points de comparaison parallèles. Elle répète pour le présent, et princi-
paiement par la statistique, ces observations comparées, profite de
quelques expériences tentées par certains États, et s'enrichit patiem-
ment d'un trésor inestimable de monographies et de documents. »
L'école historique est parfois appelée aussi école éthique à cause de
l'importance attribuée par ell« au principe moral, « aux mœurs, qui
règlent et doivent régler l'activité économique. D'autre part, l'État est,
pour un grand nombre de partisans de cette école, un puissant organe
économique, un agent naturel de progrès en tous les sens et c'est pour-
quoi l'école est parfois désignée aussi sous le nom de : école étatiste ou
mterventioniste ». XPage 11.)
La réaction contre les idées de l'économie politique orthodoxe est
donc complète et nettement formulée. 11 ne suffit plus de constater Fé-
goîsme'inné et naturel de l'homme et d'en faire le point de départ d'une
»éne de déductions qui seront les lois qui régissent l'humanité, sans
distinction de races ou de climats, dans la poursuite des richesses. Il ne-
s'agit plus d'isoler les phénomènes de richesse des autres phénomènes
sociaux, sans tenir compte des influences qu'ils exercent les uns sur les
autres. Ce qu'il faut c'est partir des faits, les observer et les scruter dans
leurs multiples manifestations, au moyen d'une méthode rigoureuse,
qui, patiemment et scrupuleusement appliquée, fera découvrir les lois
des phénomènes économiques, en eux-mêmes et dans leurs rapports
avec l'ensemble des phénomènes sociaux. •
Ainsi le veulent les partisans de la méthode historique. C'est très bien,
disent les économistes purs, vous prétendez renouveler la science éco-
nomique, en déterminant les lois par une observation plus minutieuse
des faits. Mais, où sont ces lois, où sont vos conclusions ? Nous voyons
bien des matériaux, des documents amoncelés, des faits innombrables
rassemblés avec plus ou moins d'ordre, mais de lois, point. Or, la loi
est l'objet de la science. Si votre méthode aboutit à une stérile descrip-
iion de faits, elle n'a rien de scientifique.
A cela, les partisans de la méthode historique répondent que, s'ils
s'obstinent ù recueillir des faits et toujours des faits, c'est que, malgré
leur grand nombre, les faits observés sont encore insuffisants pour
arriver à découvrir les lois économiques qui les régissent. « Que pense-
rait-on, dit M. Saint-Marc, d'un physiologiste qui, d'une seule observation
faite sur une de ^es victimes ordinaires, chien ou cobaye, s'empresserait
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214 l'enseignement économique en ALLEMAGNE.
de tirer une conclasion applicable à tout le règne animal ? L'économiste
est dans une situation semblable. Il étudie, par exemple, une série bien
liée de phénomènes dans une certaine période de l'histoire du monde
romain ou féodal germanique; peut-il conclure que cette série se pro-
duira ou a d(k se produire chez les peuples de race jaune, les nègres,
même chez les Hindous? Les différences de race, de climat, n'offrent-
elles pas un milieu réfractaire?Il faut donc ou multiplier les obserra-
tions, et 1 on comprend quel temps exigent encore ces études, ou avoir
déjà des types sociaux assez marqués, comme les divisions de l'histoire
naturelle, pour que, sans témérité, on puisse conclure d'un membre,
d'un genre ou d'une espèce à tous ceux d'un même genre ou d^une
même espèce. Mais précisément cette classification doit être fournie par
Mt sociologie^ qui est actuellement moins avancée encore que l'économie
politique. U ne faut donc pas s'étonner qu'un des chefs de l'école histo-
rique, SchmollÉt» refuse de tenter des généralisations imprudentes et
poursuive, sans s^^MfMter des critiques, le cours de ^es études (p. 12).
Le fait que les économistes «Uemands bornent, pour longtemps encore,
leur activité scientifique à recQMHùr des matériaux, p'implique aucune-
ment qu'ils croient à l'impossibilité ém constituer la science. En se
vouant à cette tâche ingrate, mais nécessaire» il& font acte de prudence,
non d'abdication »
Telle est la position actuelle de l'École historico^iiadiste : assez
avance'e en ce qui concerne l'art économique, aux premières étapes, et
cela très délibérément, très consciemment dans la voie de la scteace
(p. 14).
L'école autrichienne, qui compte parmi ses adeptes un certain nombre
d'économistes en Allemagne et en Autriche, est issue d'un mouvement
de réaction contre certaines exagérations de l'école historique. Elle a
pour représentants principaux les professeurs Cari Menger et von
Bœhm-Bawerk, de Vienne. « Qu'importe, disent les Autrichiens, que l'on
ait observé des milliers de fois qu'une pomme, en se détachant, tombe à
terre ou que le soleil paraît tourner autour du globe. On n'en peut rien
conclure, sinon que, de toute probabilité, les pommes détachées tombe-
ront toujours à terre, et que le soleil continuera à suivre la même évo-
lution apparente. On possède réellement les lois de ce phénomène,
quand ou abandonne le dehors pour^chercher au dedans le principe qui
les dirige (p. 16). »
De môme : « quand on aura étudié la petite industrie du moyen
âge à Strasbourg, on pourra l'observer à Nuremberg, puis dans toutes les
villes de FAllemagne. De quelle utilité ces observations seront-elles
pour des situations ignorées? Ne vaudrait-il pas mieux connaître le res-
sort intime, permanent, vivant des sociétés humaines? Ne pourrait-on
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l'enseignement économique en ALLEMAGNE. 215
pas, alors, en déduire des combinaisons dépassant les limites de Tobser-
Talion et applicables à des situations qu'elle n'a pu saisir ? Or, ce res-
sort, précisément, est devant nous, à notre portée, non plus fictif, invi-
sible, mais parfaitement vivant et tangible; c'est Thomme, élément
constitutif et moteur de l'économie sociale; il est, après tout, bien aussi
réel que les sociétés. Ce sont les groupements d'hommes qui constituent
celles-ci. C'est la pensée des hommes, qui, combinée de manières
diverses, les modèle et les dirige. Au lieu de conclure des actes des
hommes à leur pensée, n'est-il pas préférable, puisqu'on le peut, d'étu-
dier cette pensée en elle-même?...^ Gctto aiéttade est lÉit aassi pmd
tive que l'autre, puisqu'elle 9&ppù9e^ eemme elle, l'observation. Seule-
ment, Tob^et dit roftsertalTon est changé : au lieu des phénomènes
extériev»^ ce sont des phénomènes internes, au lieu des faits matériels,
dispensées; elle n'est pas réaliste, elle est psychologique Tandis que
Ja méthode réaliste ne se propose — si elle se le propose — de décou-
vrir les lois générales des sociétés que comme le résultat final de ses
recherches, à l'inverse, c'est par ces lois que débutera la méthode psy-
chologique. Elle saisira tout d'abord dans l'âme humaine les traits
essentiels, absolument généraux et, d'une étude attentive de ces élé-
ments, déduira les principes fondamentaux ou lois de toute économie
sociale. Puis, traitant de même les éléments particuliers, peut-être
descendra-t-elle jusqu'aux espèces et aux variétés sociales (p. 17, 18). »
Ces doctrines marquent bien certainement un retour aux procédés de
l'école orthodoxe, avec cette différence toutefois que l'école autrichienne
a poussé l'analyse beaucoup plus loin, à un degré extrême de finesse et
de précision. Mais, elle aussi, n'en est qu'aux premières étapes. Elle a
surtout rendu de grands services par l'analyse savante qu'elle a faite de
la notion de la valeur.
A laquelle de ces deux méthodes faut-il donner la préférence ? Ceux
qui ont fréquenté les universités allemandes savent combien cette ques-
tion passionne les professeurs et les élèves. Il y a une dizaine d'années,
à l'époque de la fameuse polémique entre les deux grands chefs,
MM. Schmoller et Menger, la discussion était très vive. Chacun des deux
adversaires avait, dans le feu de la discussion, exagéré ses théories et
Tabime entre les deux écoles semblait infranchissable. Depuis, des ten-
dances plus conciliatrices ont pris le dessus et l'on s'accorde de plus en
plus à recommander un sage éclectisme. C'est ce que constatait derniè-
rement encore M. von Bœhm-Bawerk, dans l'article programme de la
Revue qu'il dirige avec tant de talent depuis un an. {Zeitschrift fur
Volkswirtschaft^ Socialpolitik und Verxvaltimg, {'* livraison, page 5.)
a Toutes les méthodes d'investigation, disait-il, doivent se tendre fra-
ternellement la main. C'est tout simplement un phénomène de la divi-
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216 l'enseignement économique en ALLEMAGNE.
sion du travail qui les sépare» mais doit également les réunir, de même
que les différentes manipulations dans l'industrie : chaque méthode,
intelligemment appliquée, offre des avantages et des défauts particu-
liers, et par suite un champ d'action qui lui convient tout particulière-
ment. »
Tout en exprimant ses préférences pour les procédés de l'école his-
torique, M. Saint-Marc reproche à cette dernière son indifférence phi-
losophique. « Quand l'école historique, afin d'avoir une vue complète,
recherche dans la conscience sociale les principes directeurs de la vie
économique, comment peut*elle les juger, si elle n'a pas une idée nette
de la destinée de l'homme et du progrès des sociétés? et la question
fondamentale elle-même de l'existence des lois sociales n'est-elle pas
dominée parles questions primordiales de la liberté et de la nécessité?...
Cette indifTérence donne aux définitions les plus essentielles, quelque
chose de vague qui contraste avec ses prétentions scientifiques... » (p. 21).
Nous avons achevé l'analyse du premier chapitre du livre de M. Saint-
Marc. Peut-être la trouvera-t-on trop longue ? Mais nous avons cru devoir
insister sur cette question, en laissant surtout la parole à l'auteur, à
cause de l'ignorance et des erreurs trop répandues sur les procédés
d'étude de la science économique allemande.
Dans un second chapitre, M. Saint-Marc nous expose la position de
l'économie politique allemande par rapport à la politique économique.
Le socialisme delà chaire est analysé avec beaucoup de précision, depuis
le Congrès d'Eisenach oCl il vit le jour, dans son programme, dans les
trois partis qui le composent, groupés autour des noms connus de
SchmoUer, Wagner, Brentano, et dans son influence sur la politique
sociale de Guillaume I" et Guillaume 11.
Comme nous le remarquions au début, les professeurs allemands,
quoique adhérents de l'une ou de l'autre école, ne se laissent pas aveu-
gler par Tesprit de secte; ils conservent le plus souvent une note indi-
viduelle, originale et caractéristique, que développe l'extrême spéciali-
sation de leurs études. M. Saint-Marc passe en revue les principales
universités allemandes et nous esquisse heureusement la physionomie et
les tendances particulières de chaque professeur. C'est Tobjet d'un cha-
pitre 111, intitulé : Spécialités.
Une deuxième partie est consacrée à l'étude de l'organisation de ren-
seignement et M. Saint-Marc termine son livre par la comparaison des
systèmes allemand et français. Il réclame certaines réformes indispen-
sables au triple point de vue du recrutement du corps professoral, des
cours et conférences et de la sanction des études économiques.
Il est intéressant de noter que dans ce projet de réorganisation, les
idées émises par Tauteur concordent, au moins en ce qui concerne le
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l'eNSBIGNEMENT économique en ALLEMAGNE. 217
point capital du recrutement du corps enseignant, avec celles que déve«
loppait M. Ghailley«Bert dans un article du Journal des Économistes de
décembre 1892.
Les notes de voyage qne publie M. Duthoit sur les Universités d'Alle-
magne se rapportent principalement à l'enseignement du droit et se
trouvent, par suite, placées hors du cadre des études familières à la
Réforme sociale. Mais, comme le remarque l*auteur,« le droit et Téconomie
politique s'éclairent et se complètent mutuellement ». Aussi, consacre*
^il aux études économiques les deux derniers chapitres de son livre. Il
passe successivement en revue, au chapitre V, la place qu'occupe rensei-
gnement de l'économie politique parmi les autres branches d'enseigne-
ment, la composition du corps enseignant^ la physionomie extérieure
des cours d'économie politique, etc , en rapprochant chaque fois le
système français du système allemand. Les séminaires juridiques et
économiques, ces « utiles laboratoires », propres aux universités alle-
mandes, sont étudiés au chapitre vi , d'une manière fort détaillée.
M. Duthoit a vécu de la vie de ces séminaires et a conservé de cette fré-
quentation, outre la conviction de l'excellence de cette association
intime d'étude entre le professeur et Félève, une fouie de souvenirs
agréables, qu'emportent, comme lui, tous ceux qui ont passé par ces
foyers intenses de bonne camaraderie scientifique.
Ernest Dubois,
Sur ce même sujet, et à propos des mêmes ouvrages de MM. Saint-
Marc et Duthoit, nous avons reçu un autre travail lu devant le groupe des
Unions de Bordeaux. Nous reproduisons ici les principaux passages de
cette étude sur VEconomie sociale cCaprès les universités allemandes et dia-
prés Le Play :
Un premier caractère de Téconomie politique allemande, c'est une
indépendance absolue des doctrines philosophiques et religieuses quelles
qu'elles soient. Dans les sciences sociales cependant nous nous laissons
d'ordinaire influencer, même à notre insu, par des théories métaphy-
siques, beaucoup plus que dans tout autre genre de sciences ; les solu-
tions que nous donnons aux problèmes économiques se ressentent d'une
manière visible de celles que nous avons coutume de donner aux pro-
blèmes économiques. Témoin au siècle dernier les tendances individua-
listes de l'économie politique en face des doctrines de la philosophie
rationaliste. Il n'en est pas de même de l'autre côté du Rhin : la science
sociale y jouit d'une indépendance absolue, elle s'est complètement
affranchie du joug de la métaphysique. Ne croyez pas cependant qu'elle
soit toute matérialiste, non, au contraire : elle invoquera souvent la jus-
tice ou la morale, mais sans les faire émaner d'un Être supérieur, sans
La Réf. Soc, 16 juiUct 1893. 3« sér., t. VI (t. XXVI coU, 15.
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:218 l'eNSKIGNEMKNT ÉCONOMIOOE en ALLEMAGNE.
les ratlaclier à autre chose qu'à la seule conscience sociale. C'est déjà, si
Fon veut, une certaine philosophie, mais une philosophie boiteuse et qui
ne se préoccupe jamais de l'au-delà. Et même elle s'en préoccupe si peu
que M. Henry Saint-Marc, dans l'ouvrage précité, estime qu*il pourrait y
avoir là un tort de sa part ; si Ton veut faire intervenir les principes de
la conscience sociale, il faut, pour bien les apprécier, être fixé aupara-
vant sur la liberté et la destinée humaines.
Mais nous ne désirons pas discuter à fond ici Tinfluence de la philo-
sophie sur les sciences sociales; aussi, suivant notre guide, nous envisa-
gerons l'objet de l'économie politique d'après les universités d'Alle-
magne.
M est deux manières d'étudier la richesse : on peut d'abord la con-
sidérer en soi, abstraitement, c'est-à-dire dans ses rapports avec l'homme
abstrait, Thomme en soi. C'est le système souvent suivi dans* l'école
orthodoxe, qui définit alors l'économie politique : « La science de la
richesse, >> — Mais il y a là beaucoup trop peu de réalité; l'homme en
soi n'existe pas, non plus que la richesse en soi. D'ailleurs les hommes
ne vivent pas seuls, isolés dans des îles désertes, comme Robinson, ils
vivent en société. La richesse doit être considérée dans ses rapports avec
l'homme vivant en société ou mieux avec la société elle-même, le corps
social considéré comme muni d'une personnalité distincte de celle de
chacun de ses membres. C'est le corps social qui produit, qui consomme,
en lui se perd l'activité de tous et de chacun. C'est la seconde manière
d'envisager la richesse, c'est aussi celle de l'économie politique alle-
mande, au moins de l'école allemande proprement dite.
Car les universités d'outre-Rhin sont partagées en deux camps :
l'école allemande et Técole autrichienne dont les méthodes sont com-
plètement distinctes, au moins en théorie.
M. Perreau insiste ici sur les difTérences entre les écoles autrichienne
et allemande, point qu'a déjà traité plus haut M. Dubois.
Il est temps de rapprocher ces conceptions et ces méthodes de celles
que F. Le Play nous a enseignées. Relevons d'abord un trait commun :
l'indépendance philosophique et religieuse. La méthode de Le Play fut
celle de Descartes dont une pensée significative sert d'épigraphe à la
Reforme sociale en France, Il rejetait si bien toute idée à priori que, crai-
gnant de subir à son insu l'influence des siennes propres, il faisait con-
trôler ses conclusions par des hommes imbus de convictions opposées
aux siennes. Le Décalogue lui-même ne fut admis par lui que lorsque
l'expérience de plusieurs années lui en eut découvert Texcellence.
ft L'étude méthodique des sociétés européennes m'a appris que le bon-
heur individuel et la prospérité publique y sont en proportion de l'é-
nergiB et de la pureté des croyances religieuses. » {Réf, soc,, 9, 1.) Quel
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L*ENSEIGNEMENT ÉCONOMIQUE EN ALLEMAGNE. 21^
est d'après l'expérience le résumé des pratiques nécessaires? « Les
innombrables penseurs qui, chez toutes les races, ont recommencé l'a-
nalyse des vertus et des vices, n'ont rien eu à ajouter au Décalogue de
Moïse, et à la sublime interprétation qu'en a donnée Jésus-Christ. »
{Loc. cit.)
Ce premier point acquis, quel est selon Le Play l'objet de l'économie
sociale? Nous sommes loin des universités d'Allemagne; pour elles, c'est
la richesse des nations. Pour Le Play, c'est la recherche de la prospé-
rité. Quant à cette dernière, il la déAnit : « L'état d'une société qui, en
pratiquant la loi de Dieu, conserve Tharmonie, le bien-être et la sécu-
rité ». (Réf, soc, Vocabulaire.) A proprement parler il y a ici à la fois de
la science et de l'art économique : l'un cherchant les lois suivant les-
quelles la prospérité parait et disparaît, l'autre se rendant compte des
moyens "pratiques à employer pour la faire renaître là où elle a disparu.
Si, dans l'objet de la science économique, Le Play s'éloigne de l'école
allemande, sa méthode au contraire se rapproche beaucoup de celle
des hislorico-réalistes. Pour lui l'objet de nos observations doit être :
i^ les coutumes nationales des temps de prospérité ; 2^ les institutions
des peuples modernes libres et prospères.
Ainsi donc, l'observation, tel est son moyen de recherches ; l'histoire
et les pratiques moderne:^, tel est son champ d'investigation. Mais sa
méthode n'est pas une simple copie de celle des sciences physiques et
naturelles, il l'améliore sur deux points pour l'adapter à ce nouveau
genre de travaux il'» ses études seront guidées par la lumière du crite*
rinm du bien et du mal préalablement révélé par l'expérience ; 2» Le
Play ne se contente pas d'observer lui-même,'U soumet toutes ses conclu-
sions au contrôle des autorités sociales.
Pour achever ce parallèle entre les principaux caractères des concep-
^ons et des méthodes allemandes et celles de Le Play, il reste à voir le
compte qu'il tient de l'influence du principe moral et en quoi il admet
l'intervention économique de l'État.
Le premier point s'est trouvé déjà développé plus haut. Quant au se-
cond, l'on peut dire que toujours, en matière économique, Le Play répu-
gne à l'intervention du pouvoir. Lire une page d'un de ses livres, c'est se
convaincre de cette vérité cent fois pour une : ce ne sont que regrets de
voir l'État envahir sans cesse le domaine de l'activité privée, c'est un
appel incessant aux initiatives individuelles. L'intérêt particulier, tel est
selon lui le plus puissant stimulant à la production de la richesse, et si
parfois est commise quelque injustice dans sa répartition, c'est au devoir
moral, à la charité, à la justice de chacun, qu'il faut faire appel pour la
réparer, en proclamant bien haut qu'il y a là un devoir social néces-
saire à remplir.
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220 l'ënsfignement économique en Allemagne.
Si de la théorie on passe à la pratique, il est facile de voir que, malgré
toutes ses imperfections, l'organisation de l'enseignement des sciences
politiques en Allemagne se rapproche beaucoup de celle que Le Play
nous offre comme modèle pour renseignement supérieur au tome II de
sa Réforme sociale. Les théories du maître sur ce point sont sufûsamment
connues pour qu'il soit inutile de les exposer ici, nous n'insisterons donc
que sur l'organisation allemande.
Rationnellement l'économie politique devrait être enseignée dans des
facultés particulières, celles des sciences sociales. Mais les universités
d'Allemagne sont des produits historiques, elles ont été créées et modi*
fiées selon les besoins du temps ; aussi ne faut-il pas s'étonner d'y voir
notre science prendre place dans les facultés de philosophie. Cependant
elle est enseignée dans des facultés spéciales à Munich et à Tubin-
gue, et dans celles de droit à Strasbourg et à Wûrzbourg.
Malgré cette séparation à peu près générale, l'union se maintient entre
les sciences juridiques et les sciences économiques qui se prêtent con-
tinuellement un mutuel appui dans leurs recherches.
Le personnel enseignant se compose : i<> de privat-docenten, 2^ de
professeurs extraordinaires, 2'* de professeurs ordinaires; 4^ on y ajoute
quelquefois des professeurs honoraires ;' mais, quoique faisant partie
de la faculté et comme tels pouvant assister et prendre part à ses déli-
bérations, à vrai dire ils n'enseignent pas. Le recrutement de ce per*
sonnel ne se fait pas comme chez nous par la voie du concours, à l'aide
d'un examen officiel, épreuve sérieuse, il est vrai, trop sérieuse, car elle
décourage ou élimine quelquefois des individualités éminentes, mais
qui laisse en compensation se glisser des talents secondaires, et qui
surtout, loin de stimuler au travail, pousse à la négligence l'heureux
candidat qui l'a victorieusement subie.
En Allemagne la liberté d'enseigner pour tous, moyennant quelques
épreuves plus solennelles que difficiles, est un principe reconnu. La
renommée seule se charge de votre avancement; votre talent, vos tra-
vaux, vos recherches seuls, vous feront monter un échelon.
Pour devenir privat-docent, c'est-à-dire, comme le mot Tindique, pour
pouvoir enseigner, mais sans délégation officielle, il faut d'abord être
docteur en droit, ou en philosophie, ou rerum œconomico^oliticarum, sui-
vant l'école où vous avez étudié. Mais dans les deux premiers cas il est
nécessaire que le sujet de votre thèse soit tiré des sciences écono-
miques. Il en sera de même de la dissertation^ du colloquium et de la
leçon d'essai qui forment l'examen dit d'habilitatijon. Mais, remarquons-
le bien, le poids qui pèse le plus dans la balance au moment de cette
épreuve, ce sont les ouvrages et les travaux publiés auparavant par le
candidat.
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\
l'enseignement économique en ALLEMAGNE. 221
. Entre autres avantages sur le système français, celui-ci en présente un
très appréciable, qui est d'assurer la spécialisation du futur professeur.
Son inconvénient le plus grave, c^est d'ouvrir la porte au favoritisme ; les
examinateurs ont toujours quelque indulgence pour leurs disciples.
L'examen une fois subi, la Faculté ou même le Sénat de l'Université,
présente le candidat à l'agrément du ministère qui, dans la pratique, ne
refuse jamais sa sanction. Toutefois un refus pour raison politique ne
serait pas sans exemple.
La rémunération des professeurs consiste d'abord en un traitement fixe
payé par TÉtat, et dont le quantum est débattu de gré à gré avec ses
agents. C'est un véritable marché qui choquerait nos habitudes fran-
çaises. Mais la majeure partie de leurs ressources est fournie par les étu-
diants suivant leurs cours, d'après un tarif qui varie selon les provinces.
Le désir de l'avancement et de la fortune pousse donc le maître à
attirer par son talent le plus de disciples possible, comme ceux-ci sont
astreints à l'assiduité par l'intérêt pécuniaire ; toutefois si les auditeurs
sont nombreux autour des professeurs en vogue, il est aussi des Univer-
sités où, pour maintenir un cours, il faut appliquer le vieux dicton :
«Très faciunt coUegium ». D'ailleurs les étudiants se font toujours re-
marquer par leur discipline et leur bonne tenue au cours .
Celui-ci, il est vrai, n'est pas long, et ne leur laisse guère le temps de
s'ennuyer, car il ne dépasse jamais trois quarts d'heure.
Le désir de la brièveté se manifeste encore dans l'organisation semes-
trielle des cours. Le semestre d'été est bien un peu sacrifié, mais l'éco-
nomie politique y gagne d'être nettement divisée en deux parties : partie
théorique, et partie pratique, division que Ton ne saurait maintenir
trop rigoureusement ; et les élèves y trouvent aussi un avantage en ce
sens qu'ils peuvent facilement changer d'Université sans avoir à craindre
de ne pas voir en entier l'enseignement d'un professeur. Bien plus, en
six mois, ils peuvent se rendre compte de la manière de deux maîtres.
La sanction des études économiques diffère profondément de la nôtre ;
an lieu d'une série d'examens échelonnés d'année en année, les Aile*
mands ne connaissent qu'une épreuve finale. Mais alors celle-ci n'ouvre
pas comme chez nous une ou plusieurs carrières à celui qui l'a subie
avec succès. Le nouveau docteur devra subir des examens professionnels
variant selon qu'il se destine à la magistrature ou à l'administration.
Pour subir l'examen de doctorat, l'étudiant doit d'abord acquitter les
droits d'examens, fournir son curriculum vit», avoir accompli son trien-
nium académique, enfin jurer que sa thèse est son œuvre person-
nelle.
Quant aux conditions techniques de l'examen, elles varient beaucoup
suivant les Universités. Toutefois on exige au moins une épreuve orale
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222 i/eNSEIGNEMENT économique en ALLEMAGNE.
et une dissertation, sauf à Heîdelberg où cette dernière est facultative.
Quant à la sanction extra-universitaire, elle comprend d'abord le
refereiidur-examen pour les candidats aux fonctions judiciaires et pour
ceux aux fonctions administratives. De plus, au bout d'un certain temps
de stage, qui varie suivant les États, les premiers passent l'examen de
justiz-as$essor et les seconds celui de regierungs-assessor.
Ces deux derniers ont un caractère presque exclusivement profes-
sionnel, ils ont surtout pour but le contrôle des années de stage ; le pre-
mier est plus technique. Il se compose d'abord d'une partie écrite : dis-
sertation faite en six semaines sur un sujet pris par le professeur dans
Tune des cinq branches suivantes du droit désigné par le candidat :
droit civil, droit commercial, droit criminel, droit canonique, procédure
civile. La partie orale comprend deux séries d'interrogations : l'une sur
le droit, l'autre sur l'économie politique.
Mais l'institution la plus originale des universités d'Allemagne , c'est
sûrement les séminaires. Ce sont de petits groupes d'étudiants sous la
direction d'un professeur habile réunis pour étudier l'économie politique
d'une faron plus approfondie que l'on ne peut le faire au cours. Pour en
faire partie, Tétudiant doit d'abord faire une visite au professeur dans
laquelle il lui «xpose sa demande. Celui-ci, toujours prêt à augmenter
le nombre des disciples fidèles et laborieux, n'a aucun souci d'introduire
dans son séminaire un élève dont le peu de préparation ou de facilité
rendrait la présence inutile pour lui-même et peut-être nuisible pour
ses camarades, car il faudrait peut-être lui fournir de longues explica-
tions déjà connues d'eux, qui feraient ainsi perdre beaucoup de temps.
Aussi cherche-l-ilà le dissuader de sa première intention s'il s'aper-
çoit, en rinterrogeant, que ses études antérieures ou sa dose d'intel-
ligence ne suffisent pas.
Ce petit cercle ne comprendra donc que des sujets susceptibles de
donner de bons résultats. Dans la première réunion, le professeur dis-
tribue les travaux à exécuter. Ceux-ci se font toujours par écrit ; quelques
jours avant la séance le manuscrit est communiqué au professeur qui le
lit et l'annote. Au jour de la réunion, il analyse lui-même le travail, ou
le fait lire par son auteur, ou renverra s'il y a lieu à une séance ulté-
rieure pour lire la fin. Puis la discussion s'engage entre tous les mem-
bres du séminaire et leur maître. C'est là que ce dernier peut pénétrer
ses disciples de ses méthodes de recherches, de ses procédés d'investi-
gation. C'est là bien plus qu'au cours que son influence se fait sentir
sur ses élèves, qui, souvent étrangers, emporteront ensuite dans leur
pays l'empreinte vivante, pour ainsi dire, des idées du maître. Aussi
M. Saint-Marc a-t-îl pu dire avec justesse que les séminaires sont « des
foyers petits, mais intenses, de germanisation. » {Loc, cit,^ p. 103.)
E. H. Perracd.
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r
ENQUÊTE SUR LA CONDITION DES OUVRIERS AGRICOLES
Monsieur,
Dans sa session générale de 1893 (séance du 9 février), la Société des
agricalteurs de France a décidé, sur la proposition de M. Duvergier de
fiauranne, d'ouvrir, avec le concours de la Société d'Économie sociale,
une enquête sur la condition des ouvriers ruraux, particulièrement pen-
dant l'hiver, et sur les industries qui pourraient les occuper.
Une Commission spéciale, composée de membres de chacune des deux
Sociétés, a été constituée à TelTet de procéder à l'enquête projetée, et
nous avons l'honneur de vous demander, en son nom, de vouloir bien
lui prêter votre précieux concours.
Vous trouverez ci-joint, en triple exemplaire, le texte du questionnaire
qu'elle a rédigé et dans lequel sont indiqués les divers points plus parti-
culièrement soumis & son examen.
Ainsi qne vous le remarquerez, la Commission, tout en étudiant d'abord
la qnestion des industries agricoles à créer ou à faire renaître, a pensé
que ses investigations sur ce point spécial ne pouvaient s'isoler de la
question plus générale de la dépopulation des campagnes et de la condi-
tion des ouvriers ruraux envisagée dans son ensemble. Il vaut assuré*
ment la peine d'examiner dans quelles circonstances se produit ce
regrettable mouvement de dépopulation rurale si accusé en France
depuis un demi-siècle; si, et dans quelle mesure, il peut être ralenti;
par quels moyens on pourrait retenir au village les émigrants chaque
jour plus nombreux. Ceux-ci ont souvent beaucoup de peine à vivre, faute
de travail ; parfois ils ont enduré de réelles souffrances dans le milieu
qu'ils désertent. Déjà le socialisme leur offre ses dangereux remèdes :
le Congrès de Marseille, tenu en septembre 1892, s'est spécialement
occupé des paysans, et il a rédigé pour les séduire un programme habi-
lement composé. Bien ne saurait être, dès lors, plus opportun que de
rechercher, dans un esprit de justice et de paix, par quels moyens
pratiques pourrait être améliorée l'existence des travailleurs des cam-
pagnes.
11 est donc désirable que l'enquête ne soit pas limitée soit aux travaux
divers, soit à telle ou telle industrie domestique. Mais on ne doit pas
non plus prétendre y faire rentrer Tensemble de l'économie rurale, ni
tons les problèmes que soulèvent les transformations et les migrations
de rindostrie, sous peine de perdre ses efTorts en les dispersant dans un
cadre trop vaste.
Les points sur. lesquels porteront le plus utilement les recherches
paraissent donc être les suivants :
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324 ENQUÊTE SUR LA CONDITION DES OUVRIERS AGRICOLES.
f*
'- I. En premier lieu, jusqu'à quel point la dépopulatioa des campagnes
?* ou l'appauvrissement de la population rurale ont-ils été constatés soit
dans la commune, soit dans le département, soit dans la région que vous
habitez? Quelle est la classe de la population qui en est le plus atteinte?
Dans quelle mesure ce phénomène, s'il s'est produit, vous paraîtrait-il
': pouvoir être imputé à la disparition d'industries agricoles s*exerç€Uit à
'^ domicile ou à proximité du domicile pendant les mois d*hiver? Quelles
/• sont les causes de la cessation de ces industries? Quelles sont celles qu'il
; semblerait possible soit de faire revivre, soit d'introduire dans la localité,
^.' dans le département ou dans la région ?
Cette série de questions répond , vous l'aurez remarqué. Monsieur, à
ridée première d'où est sortie l'enquête. Il arrive trop souvent, en effet,
* qu'un travail rémunérateur manque aux ouvriers agricoles, soit que cer-
taines industries aient cesssé de pouvoir les faire vivre, soit que certaines
périodes de l'année amènent des chômages réguliers.
Il y a donc à se demander, tout d'abord, si la culture proprement dite
{. occupe suffisamment les ouvriers, ou bien, au contraire, si elle manque
de bras. Il convient d'examiner s'il y a rareté et cherté de la main-
d^œuvre, ou bien si le rôle de celle-ci n'a pas été réduit par l'emploi des
machines, par certaines transformations agricoles, comme la substitu-
tion des pâturages ou des forêts aux céréales. Enfin, il y aurait à recher-
; cher si les travaux agricoles sont réguliers ou Intermittents, si les
ouvriers sont occupés pendant l'hiver, ce qui a été fait ou ce qui pour-
s rait être fait par les chefs de culture pour utiliser leurs ouvriers durant la
morte-saison (exploitation des bois, entretien des fossés, des chemins,
drainage des terres, transport et épandage des engrais, etc.).
I Certains travaux agricoles, accessoires de la culture principale, ont
pris depuis quelques années un remarquable développement. Il suffira
( de citer le jardinage et la production des légumes, Tarboriculture, la
> basse -cour, la fabrication du beurre et du fromage. Pourrait-on les
développer encore ou les introduire là où ils sont inconnus ? Procure-
raient-ils î&s moyens d'améliorer la situation des ouvriers agricoles?
De même les industries qui peuvent transformer sur place les pro-
duits du sol, ou même certaines industries étrangères à l'agriculture ne
pourraient-elles pas être introduites, reprises ou développées ? Il y aurait
à examiner s'il n'en existait pas autrefois, pourquoi elles ont disparu,
comment elles pourraient être restaurées. Il suffira de citer, à titre
d'exemple, les travaux des industries extractives et textiles qui ont été
parfois associés à ceux de l'agriculture. Cette alliance serait-elle encore
possible? Des découvertes techniques, vers lesquelles on semble s'ache-
miner, comme le transport et la distribution 'de la force motrice, per-
mettraient-elles une certaine décentralisation de l'industrie? Les
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ENQUÊTE SUR LA CONDITION DES OUVRIERS AGRICOLES. 225
familles rurales ne pourraient-elles trouver un utile supplément de res-
sources dans certains travaux domestiques : vannerie» corderie, ganterie,
confection de dentelles, quincaillerie, serrurerie, boissellerie, menuiserie,
fabrication de meubles communs, etc., etc.
Il y aurait à envisager si, comme on l'objecte parfois, l'introduction
ou le développement do ces travaux dans les campagnes pourrait avoir un
résultat contraire à celui que nous poursuivons, en préparant les jeunes
générations à l'émigration vers les agglomérations urbaines, par l'habi-
tude qui leur aurait été donnée du travail industriel au village même,
n faudrait examiner encore dans quelle mesure les diverses industries
rurales seraient favorisées par le développement du crédit agricole et
populaire, par la constitution de sociétés coopératives de production et
de consommation. 11 existe depuis longtemps, et en bien des pays, des
associations pour la fabrication du beurre et du fromage. Une petite
société coopérative pour la fabrication des paniers a été fondée, il y a
cinq ans, dans le département de l'Indre et réussit.
n conviendrait enfin de rechercher si les syndicats agricoles, interve-
nant pour faciliter non seulement la production à bon marché et plus
abondante, mais encore le groupement et Técoulement des produits, ne
pourraient pas ainsi contribuer efficacement à développer le travail dans
les campagnes.
II. — En second lieUj on pourrait utilement rattacher à cette partie
spéciale de l'enquête une étude plus étendue et plus complète de la con-
dition des populations rurales. Vous trouverez dans le questionnaire ci-
joint une série de questions se rapportant à cet ordre d'idées. Nous nous
contenterons de les éclairer ici par quelques indications générales.
A ce point de vue, il ne sufArait plus de se borner à constater, d'une
manière générale, le fait de la dépopulation ou de la misère dans votre
commune, ni d'examiner dans quelle mesure cette dépopulation ou cette
misère s*explique par «la disparition de certaines industries agricoles.
Le cadre des recherches à effectuer devrait être 'notablement élargi.
II importerait tout d'abord de savoir quel est, dans votre commune,
dans votre département ou dans votre région, le mouvement de la popu*
lation ouvrière (domestiques de ferme et journaliers), en y comprenant
les familles rurales cultivant sans le secours permanent de bras étran-
gers, n y aurait lieu de déterminer si cette population est en voie de
croissance ou de décroissance, et pour quelles raisons, notamment si la
dimination tient à un ralentissement de la natalité, à une augmentation
de la mortalité, ou à un exode vers les villes, ou au service militaire, ou
à cesdiverses causes réunies, ou & d'autres encore, et dans quelle mesure.
Une aatre série de questions se rapporte à la condition des ouvriers
agricoles.
I
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226 ENQUÊTE SUR LA CONDITION DES OUVRIERS AGRICOLES.
Quel est leur salaire moyen ? leur gain annuel moyen ?
Quel est leur genre de vie, alimentation? logement? habillement?
Sont-ils, ou non, atteints par Talcoolisme ?
Dans ces dernières années, Jeur situation, envisagée d'ensemble, s'est-
elle améliorée ou a-t-elie empiré? Y a-t-il beaucoup d'ouvriers ruraux
qui soient en même temps petits propriétaires ? Dans l'ensemble, quelle
est la proportion de la petite propriété ? Tend-elle à s'accroître ou à
diminuer ?
La misère gagne-t-elle ou perd-elle du terrain dans la population
rurale ? Celle-ci, en général, se montre-t-elle satisfaite ou mécontente
de son sort?
Tels sont les principaux points qu'il y aurait à étudier, sous ce rap-
port.
Mais le bien-être ne dépend pas seulement du travail que Ton trouve,
des salaires que Ton gagne : il résulte, dans une large mesure, du mode
d'existence, de tout ce qui permet de vivre à bon marché, de tout ce
qui donne la sécurité et la paix. On ne saurait négliger cet aspect de
la question, si Pou veut sérieusement améliorer la condition des ou-
vriers ruraux.
Les sociétés coopératives de consommation abaissent le coût de la vie
et favorisent la constitution de l'épargne. Sont-elles usitées dans les
campagnes ? Dans quelle mesure les syndicats peuvent-ils, à votre avis,
en propager l'usage et rendre eux-mêmes des services analogues ? Les
prix imposés par les détaillants aux consommateurs ruraux ne sont-ils
pas exagérés ?
Il est un autre intermédiaire qui souvent se fait payer trop cher des
services que Ton ne peut refuser : c'est l'État avec l'impôt. Il y aurait à
examiner si les charges fiscales qui pèsent sur l'ouvrier rural, — no-
tamment les droits de succession, et plus spécialement les frais des
partages, — n'atteignent pas un taux excessif.
Les journaliers des campagnes, qui perdent tout moyen d'existence en
cas de maladie, trouveraient sans doute une grande sécurité dans une
bonne organisation de l'assistance. Ne manquet-elle pas le plus sou-
vent ? Certains syndicats offrent, il est vrai, des secours médicaux aux
ouvriers agricoles qu'ils cherchent à grouper. Dans plusieurs départe-
ment de l'Est et du Centre de la France, les Conseils généraux subven-
Uonnent des médecins cantonaux qui soignent gratuitement les indi-
gents. Enûn, un projet de loi récemment voté par la Chambre vient de
prescrire, en principe, pour chaque commune, l'organisation d'un*
bureau dC assistance pour venir en aide aux malades. Dans quelle mesure
ces diverses dispositions Vous semblent-elles pratiques et efficaces?
Quel secours pourrait-on attendre de l'initiative de la charité privée, et
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.ENQUÊTE SUR LA CONDITION DES OUVRIERS AGRICOLES. 227
<nielles ressources offrirait- elle» surtout si sa liberté était pleinement
respectée? Voilà une nourelle série de questions dont la solution impor-
terait beaucoup au bien*étre de la population rurale.
Enfin; les familles des paysans acquerraient sans doute une plus
grande statibilité, s'attacheraient plus fermement au sol, s'il leur était
plus facile de conserver, de transmettre leur foyer et leur petit domaine.
n faudrait examiner, à cet égard, si notre législation successorale leur
laisse assez de liberté, soit pour la fixation de la quotité disponible,
soit au point de vue des partages et de Ja composition des lots succès^
soraux. On pourrait encore, dans cet ordre d'idées, étudier les mesures
prises à l'étranger (homestead aux États-Unis, hoferoUe en Allemagne)
pour faciliter aux paysans la transmission intégrale de leur petit do-
maine et pour leur permettre, sous certaines garanties de publicité pro-
tégeant les tiers, de le rendre insaisissable et inaliénable comme les
biens dotaux des femmes françaises.
Tel est le cadre dans lequel paraissent pouvoir se ranger la plupart
des observations qui se rapportent à la condition des ouvriers ruraux.
Ce programme suffit pour faire comprendre la portée de Fenquête entre-
prise par la Société des Agriculteurs de France et par la Société d* Économie
sociale. La question dont elle provoque Tétude intéresse notre patrio-
tisme, car de sa solution dépend, dans une large mesure, lavenir de la
population nationale. Elle préoccupe justement tous les amis de la paix
sociale, les ouvriers trouvant dans le milieu rural des éléments de
dignité, de bonheur, de salubrité physique et morale qu'ils ont moins
de chance de rencontrer dans les villes. Enfin, elle ne saurait être indif*
férente à aucun homme de cœur, puisque, dans la crise qui fait aujour-
d'hui déserter les campagnes, il y a certainement de graves souffrances
à soulager.
C'est donc avec une pleine confiance, Monsieur, que nous venons faire
appel à votre concours pour mener à bien la vaste et importante enquête
que nous ouvrons aujourd'hui. Sans exclure l'exposé des considérations
générales qui peuvent se dégager de vos observations, nous nous permet-
trons d'insister auprès de vous pour obtenir surtout des renseignements
aossi précis que possible sur les faits sociaux dont vous êtes témoin et
sur la situation des populations au milieu desquelles vous vivez. Nous
vous serons très reconnaissants de compléter et d'éclairer, pour ainsï
dire, ces renseignements, toutes les fois que vous serez en mesure de le
faire, par des comparaisons avec les phénomènes de même ordre que
vous aurez observés soit dans d'autres régions de la France, soit à
rélranger.
Enfin, tout en désirant que vous puissiez répondre à tous les paragraphes
du questionnaire ci-joint, nous vous demandei*ons de ne pas vous laisser
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228 ENQUÊTE SUR LA CONDITION DES OUVRIERS AGRICOLES.
arrêter par la difficulté que vous éprouveriez à élucider certains points et dl
ne pas vous abstenir y pour ce motifs de recueillir et de nous transmettre les
informations et les documents que vous pourriez posséder sur d'autres,
La Commission chargée de diriger cette enquête aura à effectuer un
travail de dépouillement long et compliqué. Elle a donc dû assigner à
renvoi des réponses un délai relativement assez court, dont elle a fixé le
terme au !•' octobre prochain. Nous espérons qu'il vous suffira de ce
temps pour préparer et envoyer vos réponses, et nous vous remercions
d'avance du nouveau témoignage que vous aurez ainsi donné de votre
dévouement aux intérêts agricoles et à la cause de la paix sociale.
Recevez, Monsieur, les assurances de notre considération très distin-
guée.
Le Président Le Présiden t
des Agriculteurs de France^ de la Société d'Economie sociale»
E. DE DÂMPnsRRE. Welche.
P. 'S. — Les réponses doivent être envoyées au Secrétariat des Agriculteurs
de France, 8, rue d'Athènes.
QUESTIONNAIRE
N.B. — Le présent questionnaire doit être considéré comme un simple
cadre. Il n'est pas indispensable de répondre à toutes ses parties, ni
même à toutes les questions d'une partie. On peut, d'autre part, y faire
rentrer toutes les considérations et informations se rattachant au sujet
propre de l'enquête.
1
1. S* est 'il produit un mouvement de dépopulation dans : — votre corn»
mune? — votre département? — votre région?
Quelle en est la mesure?
Atteint-il surtout la population rurale ouvrière (^domestiques de ferme^
journaliers, métayers et même petits propriétaires, cultivant sans le secours
permanent de bras étrangers)?
2. y a-t'il insuffisance ou surabondance, cherté on avilissement de la main--
d'œuvre? Dans quelle proportion ?
3. Dans quelle mesure la dépopulation ou la misère des campagnes peut-
elle être imputée :
Soit à la baisse des pi*ix des produits agricoles;
Soit à la diminution du travail, et, en particulier, à la disparition d'indus-
tries agricoles ou domestiques, ayant autrefois procuré aux ouvriers agricoles
un supplément de salaires pendant l'hiver?
Quelles étaient ces industries? Quelles sont les causes de leur disparition?-
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ENQUÊTE SUR LA CONDITION DES OUVRIERS AGRICOLES. 229
4. L'introduction des machines agricoles, la substitution des pâturages ou
de la fm*ét aux terres en culture ont-elles contribué aux souffrances des
ouvriers agricoles et déterminé leur émigration? Dans quelle mesure?
5. Les travaux agricoles sont-ils réguliers ou intermittents? Quelle est la
durée du chômage d'hiver?
6. Indiquer ce qui a été fait ou pourrait être fait par les chefs de culture
pour employer les ouvriers à des travaux agricoles pendant la morte-saison.
Pourrait-on développer les cultures ou industries agricoles accessoires?
7. Quelles sont les industries domestiques, étrangères à ragriculture, que
Von pourrait développer ou faire revivre dans la région : — Industries
extractives? — Industries textiles? — Vannerie, corderie? — Quincaillerie ^
serrurerie? — Boissellerie, menuiserie, fabrication de meubles communs? —
Ganterie, confection de dentelles, broderie, lingerie, tricot, passementerie?
— Tressage de la paille, etc., etc., etc.?
8. Serait'il à craindre que Vexercice de ces industries etît pour résultat
final de détourner les ouvriers du travail agricole et de préparer leur exode
vers rindustrie et vers la ville?
9. La diffusion du ci^édit agricole et populaire, la création de sociétés coo-
pératives de production et de consommation pourraient-elles favoriser le
développement des industries domestiques rurales?
II
10. En dehors des causes spéciales indiquées sous les'numéi^os 3 e<4, quelles
sont celles qui ont pu contribuer, dans votre commune, dans votre départe-
ment ou dans votre région, soit à la dépopulation, soit à la misère des
campagnes : — diminution des naissances? — augmentation de la mortalité?
— exode vers les villes, etc., etc. ?
11. Quelle est la proportion des ouvriers ruraux qui sont, en même temps,
petits propriétaires ?
12. Quelle est la condition des ouvriers agricoles? Quel est leur salaire
moyen ? leur gain annuel moyen ?
13. Quel est le genre de vie des ouvriers agricoles :
a) au point de vue de Valimentation ?
14. b) au point de vue de C alcoolisme?
1 5. c) au point de vue du logement ?
16. d) aupoint devuedePhabillement?
17. Quel est r écart entre les prix du gros et les prix du détail des diverses
denrées de première nécessité ?
18. Fournir les mêmes renseignements sur les questions 12 à 17, eti se
reportant à dix ou vingt ans en arrière.
19. Y at-il, dans les communes rurales de la région, des bureaux de
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r
230 ENQUÊTE SUR LA CONDITION DES OUVRIERS AGRICOLES.
bienfaisance, des hospices, des dispensaires y une assistance médicale, des'se-
cours à doimeile?
20. )' a-i-il des sociétés de secours mutuels?
2i. 1' a-t'il des sociétés coopératives? Ont-elles contribué à abaisser lecotU
de la vie cl favorisé la constitution de V épargne?
22. Y (ht il des syndicats agricoles? Propagènt-ils la coopération? S'occu-
peni'ils eux-mêmes de mutualité, de crédit agricole ?
23. Y (l't'il des biens communanx dans la région ? Indiquer leur impor^
tance, le mode de jouissance, leur utilité pour la population.
24. Quelles sont, à votre avis, les causes du bien-être ou des souffrances des
populations nirales de votre région?
25. Quelle est Vinfluenee des charges fiscales, et en particulier des droits de
succession, sur la condition de V ouvrier rural?
26. Quels seraient, à votre avvi, les remèdes aux souffrances des popula-
tiom rurales? Que pensez-vous, à ce point de vue, de Vorganisaiion de Vas-
sistance médicale dans les campagnes ?
27. î)i r efficacité de la chanté privée ? des entraves que lui impose la
législation actuelle? des effets que pourrait avoir une législation plus libérale?
28. Qwiles seraient les réformes fiscales qui vous paraîtraient les plus
urgentes dans Vintérêt des populations rurales ?
29. La législation successorale comporte-t-elle, à votre avis, quelque réforme :
par exemple, au point de vue de la transmission intégrale des petits domaines,
de la fixation de la quotité disponible, des procédés de partages et de la com-
position des lots ?
30. Y aurait-il lieu d'introduire dans notre législation des mesures propres
à faciliter aux petits propriétaires la conseiTation de leur domaine, en leur
permettant, sous certaines garanties de publicité protégeant les tiers, de le
rendre insaisissable et inaliénable comme les biens dotaux des femmes
françaises ?
31. Quelles seiment, en dehors des diverses questions énumérées ci-dessus,
les mesures dont V adoption vous paraîtrait désirable dans Vintérêt des popu-
lations rurales?
III
32. Comparaison avec les pays étrangei'S.
(Communiquer, analyser ou discuter les renseignements et documents
sur les questions ci-dessus, en ce qui concerne les pays éti*angers.)
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MÉLANGES ET NOTICES
UNE ENTREPRISE HÉROÏQUE. — En ce moment, amis lec-
teurs, où vous parlez de voyages et où vous êtes impatients d'aller
respirer Tair pur de l'Océan ou des montagnes, je vous demande de
songer à quelqu'un qui, lui aussi, veut voyager et est impatient de partir.
U ne compte chercher à travers le vaste monde ni les beautés de la na-
ture, ni celles dont l'art a enrichi nos vieux pays. Il est attiré par la
souffrance humaine dans ce qu'elle a de plus poignant. C'est chez les
lépreux qu'il a décidé de se rendre, afin de lutter contre leur mal avec
son dévouement de prêtre et sa science de médecin.
Il ne faut pas croire que la lèpre ne soit plus qu'un soruvenir historique,
une matière à développements plus ou moins dramatiques, pour litté-
rateurs. Elle torture encore des centaines de mille d'existences contem-
poraines. Peut-être, en examinant bien, en trouverait-on parmi nous
quelques formes atténuées. Mais, en Laponie et en Sibérie^ en Russie et
en Turquie, dans les Indes surtout, au Japon et aux îles Sandwich, elle a
gardé toute son horreur, défigurant les corps et les décomposant par
morceaux, comme des cadavres à demi desséchés qui marcheraient et
joueraient, avec une obstination lugubre, la comédie de la vie, de l'a-
mour. Pour savoir ce qu'elle fait de ceux qu'elle a touchés, lisez les récits
de Miss Kate Marsden (1), qui vient de visiter, avec un courage admirable,
les lépreux de Sibérie. Rappelez-vous l'histoire du P. Damien s'enfer-
mant avec ces pestiférés dans l'une des îles Sandwich et, en 1889, mou-
rant de leur mal après les avoir servis douze ans. Essayez de savoir ce
que voient les religieuses qui sont en contact avec quelques-uns de ces
misérables. Oh ! comme il faudrait bénir la science humaine si elle trou-
vait un moyen de soulager ces lamentables patients et en même temps
ceux qui leur apportent des soins héroïques !
Voilà l'idée au service de laquelle nn bénédictin de France entreprend
joyeusement de donner ses forces et sa vie. Fils de médecin, avant de
revêtir l'habit de moine, il avait pris le titre de docteur à la Faculté de
Paris (2). Il connaît et pratique les méthodes de Pasteur, qui l'admire et
réclame pour lui tous les concours. Qui sait si, dans les voies nouvelles
ouvertes par notre grand physiologiste, on ne trouvera pas le remède qui
guérira l'antique fléau? En tout cas l'expérience vaut la peine d'être
tentée. Dom Sauton trouve tout naturel de s'en charger. Un médecin qui
(1) L^a Yxt contemporaine ^ l»»" juin. 1893. Un voyage héroïquo, par Mme Marie
I>i^nsart,
(2) Et il le prend encore. Voici son adresse : Le docteur Sautôn, 23, rue des
Fossés^ Saint- Jacques i Paris,
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232 MÉLANGES ET NOTICES.
doit se faire une situation dans le monde ou qui est marié peut-il s'ex-
poser au contact de la lèpre ? Pour un religieux, cela lui paraît très
simple. Avec la tranquille fermeté des doux et des modestes, avec la joie
incomparable de ceux qui se vouent à quelque idée très haute, il prépare
deux grands voyages d'études ; le premier en Norvège, en Laponie, au
Cap-Nord, en Finlande, en Turquie, en Asie Mineure et en Grèce; le
second aux îles Sandwich et au Japon. Il se fera accompagner par son
frère, aujourd'hui vicaire à Nogent-le-Rotrou, qui servira d'ingénieur,
Rome et ses supérieurs l'encouragent. Le gouvernement français le
charge officiellement d'une mission scientifique. Mais les fonds qu'exi-
gent de pareilles recherches, nécessitant un outillage perfectionné, doi-
vent être fournis par l'initiative privée. Souhaitons qu'ils permettent à
l'impatient voyageur de partir immédiatement. Ils ne sauraient man-
quer dans ce pays où tant de généreux donateurs s'arrêtent souvent à
des emplois bien moins utiles de leurs libéralités. J'aime à penser qu'il
suffit de faire connaître une telle entreprise pour qu'elle soit puissam-
ment et rapidement aidée.
Faut-il prévoir des objections? Faut-il répondre à l'ordinaire égoïsme
qui se désintéresse de tout ce qui ne le touche pas directement? Ce serait
en vérité bien peu humain et encore moins chrétien de refuser sa sym-
pathie active à qui combat l'un des plus terribles fléaux dont souffrent
nos semblables. Si l'on veut réserver toute sa générosité pour les misères
les plus proches, c'est un bien mauvais calcul que fait cette charité
rétrécie. Il n'y a pire économie que celle du cœur. Le dévouement est
contagieux, et nos pauvres de France n'en seront que mieux assistés,
mieux aimés, si plus de pitié large pénètre les âmes. Puis tout se tient
dans l'œuvre scientifique. En physiologie comme en psychologie, les cas
morbides éclairent parfois le jeu de la vie normale. Qui sait si les décou-
vertes qui peuvent se faire en étudiant les lépreux ne serviront pas à
bien d'autres? Enfin est-il besoin de montrer à des patriotes combien le
succès d'une pareille œuvre serait glorieux pour notre pays, aux croyants
combien elle ferait éclater la vertu de cette Église et de ces ordres reli-
gieux qui calomniés, persécutés, appauvris par des confiscations injustes,
se défendent surtout en multipliant leurs bienfaits?
Les lépreux béniront l'apôtre de la foi et de la science qui leur vient
de la terre de France. Mais ce n'est pas pour eux seulement qu'il est un
bienfaiteur. C'est pour tous ceux q^e relèvera et réconfortera le spectacle
de cet héroïsme, pour tous ceux qui sentiront, à la pensée de ces misères,
se raviver en eux le sens de la pitié. Que sont, auprès de pareilles réa-
lités, nos petites querelles, nos haines mesquines, nos malheurs artifi-
ciels, tout ce qui gaspille si tristement les ressources et le bonheur de
l'humanité ? C'est un exemple salutaire que l'alliance, dans cette entre-
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LES CONSÉQUENCES DE LA LÉGISLATION INDUSTRIELLE EN ALLEMAGNE. 233
prise admirable, des deux plus grandes forces dont nous puissions dis-
poser, de celles dont dénre tout vrai progrès, de la science et de la
charité.
J. Angot des Rotours.
LES CONSÉQUENCES DE LA LÉGISLATION INDUSTRIELLE
EN ALLEMAGNE. — Dans une réunion de TAssociation centrale des
industriels Allemands, il a été constaté que les lois d'ordre social pro-
mulguées jusqu'ici n'avaient pas eu d'effet bienfaisant sur les disposi-
tions des ouvriers. On en trouve la confirmation dans l'agitation et la
fermentation qui continuent à régner dans certaines branches et qui se
terminent par des grèves. Le secrétaire général de l'Association a
rendu compte d'une enquête qui avait été faite sur les effets de la nou-
velle législation, concernant les exercices de l'industrie.
Parlant du repos du dimanche, M. Buck a fait remarquer que les pres-
criptions y relatives n'entreront en vigueur qu'après un décret impérial
qui n'a pas encore été promulgué. Cependant, dès à présent, des fabri-
cants expriment des craintes sur les difficultés qui résulteront, pour
eux, d'une application trop stricte lorsqu'il s'agira de réparations qui
s'étendront sur plusieurs dimanches.
Pour les ouvrières âgées de plus de 16 ans, la journée de 11 heures a
été interdite, mais le samedi le travail doit cesser à 5 heures et demie,
ce qui réduit à 9 heures et demie ou 10 heures la durée du travail le
samedi. Il en est résulté dans l'industrie textile que l'ouvrier adulte ne
peut travailler plus longtemps, ce qui a amené une perte pour lui en
même temps qu'une entrave pour le chef d'industrie.
Dans les circonstances ordinaires, il est devenu impossible de faire
faire les heures supplémentaires. Une fabrique constate qu'elle avait
l'habitude de payer 2,5 %, tout au plus, pour les heures supplémentaires,
ce qui représentait une augmentation de salaire de 54 marcks par an.
Les ouvriers se plaignent amèrement de la limitation qui leur a été
imposée. Un grand industriel du Rhin, connu par la façon humaine
dont il traitait ses ouvriers, a été prié par ceux-ci d'adresser une pétition
au Parlement.
La filature et le tissage supportent avec peine les difficultés que la
rigidité du texte de la loi leur impose. Les plus durement atteintes ce sont
les industries de saisons qui travaillent principalement pour l'exporta-
tion. On est soumis là à des fluctuations constantes; les ordres donnés
par l'étranger qui demandent à être exécutés rapidement et la nécessité
de s'en tenir aux prescriptions de^la loi créent des obstacles insurmon-
tables. Il est vrai que, dans les cas exceptionnels, l'autorité locale a le
droit d'étendre à 13 heures la durée du travail pour deux semaines et
pas plus de quarante jours par an.
La Réf. Soc, 46 juillet 1893. 3« Sér., t. VI (l. XXVI col.). 16.
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234 MÉLANGES ET NOTICES.
Le rè^^^ement d'administration qui a été élaboré en PrusSe, concernant
la prolongation de la journée, est très défavorable. Ony prescrR de ne
pas accorder cette faculté à des fabricants isolés d'une branche donnée
si leurs concurrents peuvent s'en passer. C'est tenir trop peu de
compte des besoins individuels et c'est viser à une sorte de répartition
uniforme des commandes entre toutes les fabriques de la même branche.
A lire le texte de l'arrêté ministériel on s'aperçoit qu'il est l'œuvre de
la démocratie. Celle-ci paraît s'inspirer de l'idée qu'elle fait d'autant
plus de bien aux ouvriers qu'elle prépare plus de difficultés aux chefs
d'industrie.
M. Buck cite le cas d'une fabrique dans laquelle des dégâts avaient
été causés à la toiture par un orage, en même temps qu'une machine
avait besoin de réparations. La réfection du dommage exigea un chômage
de trois jours pour la fabrique, qui emploie 700 ouvriers et ouvrières.
Afin de permettre au personnel de regagner le salaire perdu par le
chômage et de se mettre en mesure d'exécuter les commandes reçues, le
chef d'industrie demanda la permission de faire travailler une heure de
plus pendent 33 jours. Les autorités locales ne sont compétentes que
lorsqu'il s'agit de 28 jours au maximum ; hors de là il faut s'adresser au
chancelier de l'empire. Il s'écoula un mois jusqu'à ce qu'un inspecteur
de fabrique se présentât sur les lieux, et, afin d'éviter le recours au
ehancelier, il recommanda de travailler une heure et demie de plus,
pendant vingt jours, ce qui ne convenait pas aux ouvriers demeurant à
une grande distance de l'usine, et de plus, le retard mis à la visite de
Finspecteur avait fait perdre le bénéfice des longues journées d'été.
L'industrie du sucre et les ouvrières qu'elle emploie se plaignent éga-
lement de l'arrêté ministériel qui interdit le travail des femmes, pour
servir les machines qui lavent les betteraves. C'est leur enlever une
source de profit qui vient augmenter les ressources du ménage en hiver.
De même, il est interdit d'employer les femmes dans les parties de la
fïibrique où la chaleur est considérable. Précédemment on avait recours
aux femmes pour laver le sol et enlever les matières gluantes qui ris-
quent de faire glisser les ouvriers.
L'industrie du papier se plaint aussi. C'est le même cas pour l'industrie
du caoutchouc, pour la reliure, et même pour l'industrie métallurgique.
Le rapport de M. Buck constate qu'un grand nombre de femmes ont
dû être congédiées.
Les enfants au-dessous de 13 ans ne doivent plus être employés. Au-
dessus de d3 ans seulement, lorsqu'ils n'ont plus besoin d'aller à l'école,
et encore n'est-ce que pour 6 heures par jour. L'emploi des enfants
dans la grande industrie a donc cessé pour ainsi dire.
L'association des filatures saxonnes occupe 8,806 ouvriers adultes et
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LES ÉCOLES MÉNAGÈRES EN BELGIQLE. 238
ê7 enfants ; elle n'accepte plus d'enfants dans ses ateliers, et ces 87 n'ont
été conservés que sur la demande instante des parents.
Les familles d'ouvriers cherchent aujourd'hui à placer leurs enfants
dans la petite industrie, où le travail est beaucoup plus dur, et n'est pas
encore réglementé.
Les adolescents au-dessus de 14 ans peuvent travailler 10 heures par
jour, mais le législateur a imposé des intervalles de repos qui ont pour
conséquence d'obliger au chômage quelques ateliers tout entiers, lors-
qu'il s'agit d'ouvriers adultes aidés par des adolescents, ou bien l'ouvrier
adulte doit chercher à se tirer d'affaire tout seul. On voit actuellement
se développer la tendance à se passer des ouvriers adolescents, et,
malgré le renchérissement de (la production, à n'occuper que des
ouvriers au-dessus de 16 ans. Une conséquence indirecte, c'est la diffi-
culté de former des ouvriers habiles, ceux qui entrent après 16 ans ne
parvenant plus à acquérir l'agilité des doigts nécessaire.
La législation philanthropique aboutit à exclure les jeunes ouvriers
des usines métallurgiques. Jusqu'ici le père cherchait à faire entrer son
fils dans l'atelier, à côté de lui, sous sa surveillance, et il ne pouvait y
avoir de meilleur apprentissage. Cela devient impossible aujourd'hui. Le
jeune ouvrier gagne de 1 marck à 4 marck 50 par jour, 50 usines de la
province du Rhin employaient, avant le 1*' juillet 1892, 2,169 jeunes
ouvriers, dont le salaire annuel représentait 813,400 marcks ; c'est là un
gain qui a disparu pour les familles. Les familles assiègent les bureaux
des directeurs pour qu'on continue à donner du travail aux jeunes gens,
mais la loi s'y oppose.
Nous croyons inutile de poursuivre davantage l'examen pour d'autres
branches.
Quelle est l'attitude des ouvriers en face de la législation protectrice?
Ceux qui sont tombés dans les mains des meneurs socialistes trouvent
toutes ces mesures insuffisantes, et demandent qu'on aille encore plus
loin ; mais la majorité se plaint amèrement des entraves qui sont mises
à leur travail, et qui aboutissent à une réduction de leur gain.
Les patrons, de leur côté, se plaignent des conditions plus difficiles et
plus onéreuses dans lesquelles ils doivent produire.
Arthur Raffalovich,
liES ÉCOLES MÉNAGÈRES EN BELGIQUE. — La Société de la
Vieille -Montagne, qui n'a cessé depuis son origine de s'inspirer des doc-
trines de Le Play, a pris, il y a quelques années, une initiative dont les
résultats sont déjà très intéressants à constater.
Les directeurs-ingénieurs de cette compagnie ne se désintéressent pas,
comme cela arrive trop souvent dans d'autres sociétés, de la partie morale
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t
236 MÉLANGES ET NOTICES.
de leur tâche. Ils connaissent l'existence ouvrière dans ses moindres
détails et la patronnent dans le meilleur sens du root.
C'est au directeur d'une des plus importantes usines de la Vieille-
Montagne que revient, croyons-nous, l'honneur d'avoir créé en Belgique,
sinon la première, au moins une des premières écoles ménagères.
Il avait constaté que les femmes d'ouvriers étaient généralement igno-
rantes de la conduite d'un ménage, surtout des principes de la cuisine
et du blanchissage. Il commença par approprier, aux frais de la Société,
dans l'école de Hollogne-aux-Pierres un local que la commune voulut
bien prêter pour l'expérience. La contenance de ce local fut exactement
celle dont les ouvriers ont la disposition dans leurs maisons, pour faire
la cuisine et le ménage. On eut soin de meubler ce local exclusivement
avec les ustensiles culinaires dont se servent les ouvriers belges qui
reçoivent un salaire moyen. L'installation complète payée par la Vieille-
Montagne ne coûta pas plus de 300 francs.
Encouragée par une subvention que fournit également la Vieille -Mon-
tagne, rinstitjitrice de la commune fit venir dans ce local les jeunes filles
de douze à quatorze ans par petits groupes de cinq à six, et à chacun de
ses groupes elle donnait par semaine deux leçons d'une heure. (Les jours
choisis étaient généralement le mercredi et le samedi pendant lesquels
il n'y a pas classe dans les écoles belges.)
La progression des études ménagères fut la suivante : on commença
par apprendre les choses les plus simples et les plus usuelles : d'abord
la préparation du café, boisson principale de l'ouvrier belge (il en prend
à tous ses repas). L'enseignement consistait sur ce point à donner le tour
de main nécessaire pour obtenir le meilleur rendement avec un poids
donné de café. Après l'art de bien préparer le café vint celui de bien
cuire les pommes de terre. On apprenait, par exemple, à saler l'eau avant
de mettre les pommes de terre dans la marmite, au lieu de saler après
cuisson. L'eau salée supportant une température d'ébullition plus élevée,
la cuisson de la pomme de terre est ainsi plus complète. Les jeunes filles
apprenaient en outre à cuire les pommes de terre avec le lard ; à les
mélanger avec des choux pour varier l'ordinaire si modeste de l'ouvrier.
On leur apprenait aussi la préparation du bouillon. L'ouvrier ne
savait pas autrefois ce que c'était que le bouillon. (Il ne mangeait guère de
la viande qu'une fois par an et on la faisait griller.) On enseigne à l'école
ménagère comment, avec des débris de viande achetés à bo^p compte, on
peut faire un bon bouillon et un bon navarin.
Autrefois l'ouvrier belge ne connaissait pas l'art des conserves en
dehors du petit salé ou du lard fumé. On apprend aux ménagères com-
ment on peut faire des conserves avec du foie de porc ; comment on peut
obtenir des conserves de légumes, surtout d'oseille. (Ils ont tous un
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'
LES ÉCOLES MÉNAGÈRES EN BELGIQUE. 237
petit jardin où ils peuvent cultiver des légumes de conserves : oseille,
épinards, etc.)
Après la cuisine, la lessive : on leur enseigne Tart de faire la lessive à ,^
la main et à la machine. La machine est élémentaire mais suffisante, J
elle se compose d^un demi-tonneau à pétrole et d'un agitateur vertical j
actionné par un levier. Elle ne coûte pas plus de cinq francs toute .*
montée. Or le blanchissage est un élément très important du budget
ouvrier; le vêtement des bouilleurs, pour prendre un exemple, doit '
être lavé tous les jours. Z
Enfin le repassage. On apprend aux jeunes filles à repasser sur une \
planche sur laquelle est cloué un morceau de couverture de lit. On repas-
sait autrefois sur une table de.bois généralement raboteuse et par suite on • ']
repassait fort mal et fort péniblement.
Les résultats obtenus ont dépassé toutes les espérances, le nombre ' «
des élèves a crû considérablement; la commune a dû tripler le local ; }
non seulement toutes les élèves de l'école demandent à bénéficier de cet
enseignement pratique, mais on le donne aussi à des jeunes filles de
22 à 24 ans venant du dehors où est une école d'adultes pour les filles.
On comprend cette vogue quand on sait que les jeunes ménagères éle-
vées à cette école sont arrivées dans plusieurs familles, tout en amélio-
rant l'ordinaire, à réaliser sur les dépenses antérieures du budget des
économies de quatre à cinq francs par semaine.
Ce résultat n*a pas besoin de commentaires; aujourd'hui presque
toutes les usines de la Vieille-Montagne bénéficient d'un enseignement
de ce genre. L'exemple a rayonné sur plusieurs points de la Belgique et
partout les résultats sont ceux qui ont été constatés à Hollogne-aux-
Pierres.
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UNIONS DE LA PAIX SOCIALE
PRÉSENTATIONS ET CORRESPONDANCE
PRÉSENTATIONS. — Les personnes dont les noms suivent ont été
admises comme membres titulaires, ou comme associées, et inscrites du
n** 5218 au n" 5228. Les noms des membres de la Société d'Economie
sociale sont désignés par un astérisque.
Finistère. — Carof (Auguste), industriel à Ploudalmezeau, prés, par
MM. Le Jeune et Salmon.
Gironde. — Biihan (Eugène), membre de la Chambre de commerce,
rue Ferrère, 40, à Bordeaux, prés, par MM. Cheysson et G. David.
Landes. — Gieurc (l'abbé), chanoine honoraire, directeur du Grand
Séminaire à Aire, prés, par M. Tabbé Demen.
Loire. — Gillet (Franrois), industriel, à Izieux, par Saint-Chamond,
prés, par MM. le D' Foubert et Camille Michel.
Nord. — Théry (Raymond),» anc. notaire, place Saint-Jacques, à Tour-
coing, prés, par MM. Dervaux et F. Masurel.
Seine-Paris. — * Benoit Lévy (Ed.), avocat à la Cour d'appel, secrét<iire
général delà Société de propagation du crédit populaire, boulevard
Saint-Martin, 17, prés, par MM. Fougerousse etCacheux; Dupont (AUveà),
auditeur à la Cour des comptes, rue de Lille, 57. prés, par M. G. Blondel ;
Saint-Léon (Etienne Martin), docteur en droit, avocat à la Cour d'appel,
rue de Constantinople, 1 2, et Verdière (E.), anc. caissier d'agent de
change, rue NoUet, 08, et à Eaubonne (Seine-et-Oise), présentés
par M. Louis Guérin.
Somme. — Mm^cassin (Lucien), ingénieur agronome, à Saint-Ricquier,
et à Paris, rue des Écoles, 35, prés, par M. Urbain Guérin;
Belgique. — * Delvaux (Henry), secrétaire de « TUnion des patrons de
Liège », place Saint-Pierre, 17, à Liège, prés, par M. A. Delaire.
NÉCROLOGIE. — Mgr Ducellier avait toujours témoigné aux Unions
les plus actives sympathies. A Bayonne autrefois, dans ses tournées pas-
torales, il aimait à parler de la réforme sociale et à encourager les
esprits sérieux à s'associer aux travaux et aux efforts des continuateurs
de Le Play. A Besançon, il avait bien voulu, l'an dernier, réveiller le
zèle un peu alangui de notre groupe de Franche -Comté, et en réunir les
membres afin de les encourager à reprendre leur propagande et leurs
études. Une si constante sollicitude, pendant près de vingt années, nous
avait attachés à lui par les sentiments de la reconnaissance, et sa mort
prématurée nous laisse de longs et douloureux regrets. — M. Louis Des-
GRANû était aussi des nôtres depuis la fondation des Unions. Homme de
bien, de volonté ferme, de foi vive, d'esprit tolérant, de cœur chaleu-
reux, il avait avec une infatigable activité jusque dans son extrême vieil-
lesse mis son dévouement au service de ses concitoyens : il avait fondé
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PRÉSENTATIONS ET CORRESPONDANCE. 23^
et toujours dirigé la Société de géographie de Lyon, et jpris la part la
plus active aux utiles travaux de la Société nationale d'éducation. Il
s*était attaché aussi à introduire le plus possible dans renseignement
commercial les notions d'économie sociale. On lui doit siir L'influence
de la religion sur le développement économique des peuples, un
volume intéressant qu'on consultera longtemps encore avec fruit. Gomme
la majorité des négociants éclairés, il était partisan convaincu d*une
réforme libérale du régime des successions (V. comte de Butenval, Le$
Lois de succession envisagées dans leurs effets économiques par les Chambres de
commerce de France), Les Unions entoureront la mémoire de M. L. Des-
grand de leurs souvenirs pieux et respectueux, — Nous devons enfin
saluer d'un hommage le vénéré président de la Fédération internationale
pour le repos du dimanche, M. Louis Rœhrich, qui vient de s'éteindre à
82 ans; il avait dignement continué à Genève comme dans tous les Gon-
grès l'infatigable apostolat d'Alexandre Lombart.
PRIX AUDÉOUD. — L'Académie des sciences morales et politiques
vient de décerner pour la seconde fois le Prix Jules Audéoud. Sur sept
grandes médailles d'or, cinq ont été attribuées à des membres de la
Société d'Économie sociale: Gompagnie des glaces de Saint-Gobain .
Établissements du Greusot; Gompagnie des mines de Blaûzy; Teinturerie
de MM. Gillet, à Lyon ; Hospitalité du travail de l'avenue de Versailles.
Les deux autres ont été attribuées, l'une à l'Œuvre des enfants tubercu-
leux d'Ormesson, l'autre à la Société des Habitations ouvrières de Lyon
qui compte au premier rang de ses fondateurs nos confrères MM. Ay-
nard et Gillet. — Ajoutons que le prix Bigot de Morogues (4,000 francs)
a été accordé en même temps à notre infatigable confrère M. Rostand^
pour son beau livre, si pratique, Vaction sociale par l*initiative privée,
La Société d'Économie sociale adresse ses plus vives félicitations aux
lauréats et se réjouit avec eux de cet hommage encourageant accordé à
des œuvres patronales qui lui sont chères entre toutes.
ENQUÊTE SUR LA CONDITION DES OUVRIERS AGRICOLES.
— La Réforme sociale publie ci-dessus la circulaire et le questionnaire de
cette enquête, et renouvelle auprès de tous les membres des Unions U
demande de concours actif qu'elle leur a déjà adressée (16 juin, p. 965;
!•' juillet, p. 96). Nous n'insisterons pas à nouveau sur l'intérêt des
recherches dont la Société des agriculteurs de France et la Société d'É-
conomie sociale prennent l'initiative ; mais nous prions nos confrères de
s'y associer personnellement dans leurs déplacements d'été, et d'y inté-
resser autour d'eux un grand nombre d'observateurs consciencieux. —
(Envoi franco de circulaires et de questionnaires sur demande affranchie.)
CORRESPONDANCE. — Unions de Flandre, Artois et Picardie. —
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r
240 UNIONS DE LA PAIX SOCIALE.
« L'exemple suivant prouve, entre beaucoup d'autres, que dans certains
cas Touvrier ne contribue en rien au résultat obtenu, et montre combien
dès lors il serait difficile de démêler dans l'ensemble, la part revenant à
chacun, par suite une base légitime de partioipation anx bénéfloes.
Un fabricant de fils à coudre très estimé, très {respecté, a su, grâce
à son bon renom personnel, assurer à sa marque une réputation uni-
verselle. Le poids d'une boîte de numéro moyen de son fil se décompose
comme suit : 31 ^^^'Himes de papier pour les pelotes; 57 grammes de
boîte, soit 88 grammes d'enveloppe pour 240 grammes de fil. Un aiïtre
fabricant moins avantageusement connu est obligé, afin d'attirer Tache-
teur,de dépenser pour un poids identique de même fil : 192 grammes de
papier; 258 grammes de boîte, soit 450 grammes pour 240 grammes de
matière utile. Il est clair que le premier fabricant, même s'il ne vend pas
son fil plus clier que le second, réalisera du seul chef de l'économie faite
sur Fenvcloppe un bénéfice très sensible, le nombre des boîtes débitées
dans une année étant considérable.
« Deux ouvriers supposés de même habileté, travaillant dans les deux
fabriques et manipulant des matières de qualité identique auront donc
coopéré à un résultat très différent. Le premier industriel, grâce à sa
réputation, peut se dispenser déparer sa marchandise; le second doit au
contraire dépenser beaucoup pour la faire agréer du public : dans les
deux cas, Touvrier n'y est pour rien ». — L. G.
« On entend vanter souvent le progrès delà liberté depuis cent ans.
Sans prétendre s'inscrire en faux contre ces appréciations, il est bien
permis de rappeler, à l'exemple des Anglais et des Américains, que la
liberté bruyante de la tribune n'est rien sans les libertés réelles de la vie
privée. On pourrait croire, par exemple, que nul ne paie une fraction
d'impôt non votée par ses mandataires; mais il ne faut pas perdre de
vue que les répartiteurs sont nommés par l'administration préfectorale,
que dans les élections la moitié plus un écrase la moitié moins un et -
que par suite des minorités considérables n'ont jamais de mandataires.
Pour renseignement la liberté est inscrite en tête des lois, mais dans le
détail toutes les libertés sont confisquées. Ainsi nous sommes libres d'ou-
vrir une école pourvu que les professeurs aient obtenu les diplômes de
rÉtat, pourvu que l'architecte se soit conformé â toutes les prescriptions
administratives, etc., et seulement jusqu'à ce qu'on trouve un prétexte
pour fermer l'établissement. — Nous sommes libres d'envoyer nos enfants
à telle école qu'il nous convient. Mais s'il vous faut gagner leur pain dans
quelque petit emploi de la République, n'envoyez pas ces enfants à une
école religieuse, ou gare à la révocation. Ne présentons pas les jeunes
gens instruits dans des institutions chrétiennes aux concours qu'on dit
ouverts à tous pour les fonctions publiques. Ils en sont exclus par
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PRÉSENTATIONS ET CORRESPONDANCE. 241
avance (1). — Nous sommes libres et, hier encore, un officier supérieur,
en retraite, décoré de la légion d'honneur, était condamné en justice
pour n'avoir pas laissé contrôler par des inspecteurs de l'État rensei-
gnement qu'il donne ^sa ûUe. Je ne cite que pour mémoire la loi des
successions, négation formelle des droits et de l'autorité du père de
famille. Je pourrais nommer vingt autres libertés légitimes refusées par
la loi et l'arbitraire administratif. — Que serait-ce donc si nous n'étions
pas réputés libres? » — R. de F.
Unions db Guibnne. — Le sixième congrès des banques populaires se
tiendra, on le sait, à Bordeaux en 1894 sous la présidence de M. Eug*
Rostand. M. Gaston David a réuni à TAthénée le groupe des Unions pour
préparer la session du congrès. M. G. Périé a exposé avec méthode et
clarté la question du crédit populaire. Le crédit, dit-il, c'est l'avance
faite au travail actuel par le travail accumulé ; le petit cultivateur, le
petit industriel, l'ouvrier même en ont besoin pour acquérir engrais,
outillage, matières premières, instruments et outils. Mais qui le leur don-
nera? Sera-ce le socialisme d'État, par l'un des systèmes Lafargue,
Mores, dont M. Rostand a magistralement démontré ici même l'inanité
(!•' et 16 juin). Ne sera-ce pas plutôt T^^ssociation et l'initiative privée |
soit par les caisses d'épargne devenues plus libres, soit par la coopéra |
tion des intéressés? M. Périé passe en revue divers modèles de banques ]
populaires, celle de Marseille très prospère, celles si nombreuses de
rAllemagne et de l'Italie. 11 termine en énumérant quelques-unes des
questions que le prochain congrès devra examiner. A la suite de cette
coniérence fort applaudie, un grand nombre d'adhésions ont été recueil-
lies par le comité d'organisation, et le groupe des Unions de Bordeaux
Ta travailler activement à assurer au congrès de 1894 un succès fécond
en résultats pratiques.
Unions de Lyonnais, Forez et Bresse. — En attendant la réunion géné-
rale du groupe de Lyon qui doit avoir lieu en novembre, les cours et
conférences s'achèvent. « J'ai d'excelleùtes nouvelles à vous donner des
conférences, écrivait récemment M. H. Marion. Elles se sont toutes te-
nues dans de bonnes conditions ; les Frères en comprennent de plus en
plus l'importance. 11 y a peu de temps même, je suis allé jusqu'à Dijon
sur la demande du Frère directeur d'un pensionnat analogue à celui de
la montée Saint-Barthélémy pour y organiser des conférences sembla-
bles. Grâce au concours de quelques personnes de bien, j'espère qu'elles
pourront être données régulièrement, toujours sous les auspices et dans
l'esprit des Unions, et que dans une ville comme Dijon il sera aisé de
faire vivre une œuvre si utile de propagande sociale... J'examine en ce
(1) Comme à Saint-Omer et à Lille.
A
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242
UNIONS DE LA PAIX SOCIALE.
moment les cahiers de rédactions de nos jeunes gens pour les divers
cours : ils sont toujours merveilleux; aussi ont-ils fait l'admiration du
Frère directeur à Dijon et des collaborateurs qu'il avait réunis pour la fon-
dation d'un pareil enseignement. » — Les Unions, comme elles le font
chaque année, ont envoyé un assortiment de livres pour être donnés en
prix à la suite des cours à Lyon, à Saint-Élienne et A Roanne.
Belgioue. — La Société belge d'économie sociale a tenu, sous la prési-
dence de M. Morisseaux, sa dernière réunion mensuelle. Notre confrère,
M. Nyssens, député, professeur à TUniversité catholique de Louvain, a
présenté une étude sur M. Eudore Pirmez économiste. C'est un exposé
clair et intéressant des idées économiques de l'illustre homme d'État
libéral. Ces idées se résument en deux mots : liberté et non-intervention.
M. Pirmez a attaqué le protectionnisme et l'intervention de l'État sous
toutes les formes qu'ils revêtaient : droits de douane, subsides aux
industries et au commerce, primes, droits sur le bétail, législation sur
les sucres, lois ouvrières. On voit que M. Pirmez était l'apôtre le plus
absolu du libéralisme économique. M. Pirmez était l'adversaire aussi de
la charité publique, car les fonds tombent dans les caisses publiques
comme les poissons dans des nasses, disait-il ; l'ouverture est très large
et il n'y a pas de sortie. IL n'était pas non plus un ami des fêtes de
charité, ni des legs de bienfaisance : «Il est si facile de faire l'aumône,
disait-il, en prenant l'avoir de ses héritiers; il vaut mieux la faire soi-
même. » C'est ce qu'il a fait pendant toute sa vie. Après cet exposé, dont
le haut intérêt a été très applaudi, la Société a entendu d'intéressants
développements sur l'émigration, oonaidérée comme remède à la crise
sociale. M. Keyser n'a pas une confiance absolue dans les « palliatifs »
qu'on met en œuvre, il estime qu'il y a pléthore de population et qu'il
faudra bien se résoudre à penser sérieusement à l'émigration, l'émigra-
tion des hommes et des capitaux organisée rationnellement. Il recom-
mande spécialement le Manitoba, qui présente aux Belges de bonnes
conditions de climat, de religion et de langage. M. Falckner, professeur
de statistique à l'Université de Pensylvanie, pense que l'émigration n'est
pas aussi facile que M. Keyser veut bien le 4ire. D'ailleurs, beaucoup
de Canadiens émigrent aux États-Unis, et en vue de l'annexion future du
Canada il ne verrait pas avec plaisir s'y renforcer les éléments de
langue française. Après un échange d'observations auquel ont pris part
MM. de la Vallée-Poussin, Fr. de Monge, Vandersmissen, Morisseaux, la
séance a été levée à 3 heures.
La Société a consacré le 28 juin sa réunion annuelle à étudier aux
environs de Charleroi divers établissements industriels. Nous publierons
dans la prochaine livraison un compte rendu complet des visites faites
aux usines de la Société de Marcinelle et Couillet et aux verreries de
M. Baudoux,à Jumet. A. Delaire.
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CHRONIOUE DU MOUVEMENT SOCIAL
SoMMAiRB. — La participation dans les champs. — Société anonyme des habi-
tations économiques de Saint-Denis. — La loi coopérative arrêtée de nouveau.
— Nécessité de faire des textes séparés pour la consommation et la production.
— Les efforts du commerce. — La loi mutuelle et ses amendements. — La loi
Bovier-Lapierre au Sénat. — Rejet. — Amendement Goblet. — Amendement
Marcel Barthes. — Les anciens ouvriers .
La participation dans les champs, — Le comte Lariboisière a fait paraî-
tre dernièrement la brochure dans laquelle il a coutume de présenter les
résultats de l'application qu'il fait de la participation aux bénéfices
agricoles dans son domaine de Mouthorin. Les fermiers ne lui payent
plus de fermage, mats ils doivent lui fournir tout le lait de la ferme à
raison de 5 centimes et demi en hiver et 4 centimes et demi en été. C'est
à peu près la moitié de la valeur, de sorte que, en fait, le propriétaire et
le fermier fournissent la matière première par parts égales. La quantité
de bétail doit être telle que le prix payé pour le lait soit égal au mon-
tant de l'ancien fermage. Le patron reçoit donc son fermage en lait; le
fermier touche autant, puis une somme égale est attribuée au propriétaire
comme intérêt de son capital et amortissement. Le surplus de la pro-
duction du beurre est partagé à raison de 1/4 pour le fermier et 1/4 pour
les serviteurs de la ferme.
Voici les résultats donnés par ce mode de travail pour Tune des fermes
du domaine de Monthorin : La Rouletière. Le fermage payé antérieu-
rement par le fermier était de 2,270 francs. A partir de 1886, le fermage
a été supprimé et remplacé par la participation qui a fourni les résultats
suivants :
PRODUIT DE 1
l'ctable.
REPARTITION.
TEURS.
H
SERVI
ANNÉES.
TOTAL.
06
<
■^ S
HEURRE .
ANIMAUX
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Z4
FERMIER
ARGENT.
AlaCaiss
des
Retraite
f. C.
f. C.
f. c.
f. c.
f. C.
f.
f.
1886-87...
4.726 85
973 »
5.699 85
2.786 15
2.713 70
180
V
1887-88...
5.077 65
1.573 20
6.650 85
3.436 45
2.974 40
240
»
1888-89...
7.495 80
1.261 80
8.757 60
5.072 20
3.175 40
360
150
1889-90...
8.749 35
820 10
9.569 45
5.369 55
3.589 90
410
200
1890-91...
8.568 60
1.873 15
10.441 75
6.000 55
3.731 70
470
240
1891-92...
8.568 »
1.153 80
9.721 80
5.682 30
3.439 50
360
240
On Yoit par ce tableau que la situation du fermier est passée de
2,713 fr. 70 à 3,439 fr. oO,et les serviteurs ont reçu : en espèces 2,020 fr.
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y
244 CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL.
et à la caisse des retraites 830 francs. Quant au propriétaire, son revenu
est passé de 2,786 fr. 15 à 5,682 fr. 30 ; mais il faut bien remarquer que
cette dernière augmentation est due en partie à l'augmentation de bétail,
^ puisque la production laitière est passée de 4,726 fr. 85 à 8,568 francs.
• . Le comte Lariboisière a organisé une fabrication du beurre très per-
J' fectionnée, avec tout le matériel danois et surtout avec une race excep-
\' tionnellement favorable, la race jersiaise. Grâce aux qualités exception-
nelles de ces jolies petites bétes, le kilog. de beurre a été fait avec
:• 17 kg. 923 de lait, du !«' octobre 1891 au 1" octobre 1892, dans la lai
♦ terie de la Retenue de Monthorin. La supériorité de cette race ressort
/ très nettement de quelques chiffres de la brochure.
, En 1880-1881, il y avait dans cette ferme 10 vaches du pays, elles ont
i| fourni 21,531 kilog. de lait, dont 20,950 kilos ont. été employés et ont
produit659 kg. 5 de beurre, ce qui donne 31 kg. 766 delaitpour,un kilog,
de beurre. En 189M892,la môme ferme avait 28 vaches de Jersey ;elles ont
fourni 66,045 kilog. de lait dont 63,095 kg. 3 ont été employés à faire du
beurre. La fabrication a été de 3,520 kg. 3, c'est-à-dire que pour 1 kilog,
de beurre, il a fallu 17 kg. 923 de lait.
[ La production en lait de la vache jersiaise a donc été de 2,359 kilos
/ par année contre 2,153 donnés par la vache du pays; mais la supé-
riorité n*est pas dans le nombre des kilog., elle est dans la qualité du
lait, puisque le même kilog. de beurre a été fourni dans un cas par
17 kg. 923, et dans Tautre par 31 kg. 766 de lait (i).
La Société anonyme des habitations économiques de Saint- Denis, — Le rap-
port du Conseil d'administration de cette Société a fait connaître l'état
des travaux exécutés. Le terrain choisi pour la construction de ses
habitations économiques est situé au centre d'une plaine immense, la
plaine Saint-Denis, qui devient un centre industriel des plus importants
et dans laquelle sont élevées déjà de très nombreuses usines. Là, la
' Société a acheté 4000 mètres de terrain à 7 fr. 50, qu'elle a lots au moyen
de deux rues perpendiculaires au chemin du Gornillon. En façade sur
ces rues, sont bâtis 21 pavillons et dans le fond du terrain, à cheval sur
les rues, sont deux maisons à trois étages. 11 y a trois types de pavillons:
Type A. — Contenant une grande salle et une cuisine au rez-dechaussée,
deux chambres et un water-closet au premier, grande cave sous la mai-
son, cour derrière et jardin devant. Surface 25"'87, ce qui pour les deux
étages développe une surface habitée de 51™74. Prix : 6,070 francs.
Type B, — Même composition, mais avec des pièces plus grandes et une
(1) La Réforme sociale^ dans un excellent article de M. Louis Hervé (Réf. soc.
du 16 décembre 1891) a déjà décrit en détail la transformation du domaine de
Monthorin. Nous n'y revenons aujourd'hui que pour préciser par quelques résul-
tats récents le succès de cette instructive expérience.
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LA LOI COOPÉRATIVE. 245
chambre en plus au premier. Surface 36"»09, soit pour 2 étages 72»! 8.
Prix : 8,131 francs.
Type C. — Même nombre de pièces que pour le type A, mais la cuisine
est en annexe dans la cour, ce qui a permis de faire une petite anti-
chambre à l'entrée. Surface 26"95 au rez-de-chaussée et 23™10 au pre-
mier; soit en tout, SO mètres.
Les maisons à étages contiennent deux appartements par étage composés
de trois chambres, cuisine, cave et water-closet. Les escaliers sont lar-
ges et très clairs. La surface de ces appartements est de 43'"46, sauf les
^e^de•chaussée qui n'ont que 40"86.
Les prix de location sont les suivants :.
Pavillons A 390 francs
— B 500 —
— C 380 —
Appartementâ 290 (en moyenne).
Ces prix comprennent la fourniture de l'eau, la vidange par Tégout,
le ramonage, l'impôt foncier et celui des (portes et fenêtres.
Le montant des locations représente 13 . 120 francs
Les charges de toute nature, y compris la réserve sta-
tutaire, ont été prévues pour une somme de 6 . 000 —
Reste net 7.120 francs
Ce qui représente 3 J[ JK du capital employé. Mais on peut croire que
les charges seront inférieures aux prévisions et, d'autre part, on compte
dans le capital J 2,370 francs qui représentent la portion du terrain non
encore bâti et qui un jour sera productive.
Au 25 mars, tous les appartements dans les maisons à étages étaient
déjà loués pour avril et cinq pavillons pour avril, deux pour juillet.
La loi coopérative se trouve de nouveau soumise à des transformations
importantes qui vont en retarder, probablement pour longtemps, la pro-
mulgation. La commission sénatoriale vient en effet de modifier sensi-
blement le projet voté par la Chambre. Elle est revenue notamment à
son texte primitif sur le nombre de voix des associés. De nouveau, elle a
décidé que chaque coopérateur n'aura droit qu'à une voix, tandis que la
Chambre avait admis qu'il en pourrait avoir jusqu'à cinq. Elle a rétabli
également le maximum de 100 francs pour l'action de toute société coo-
pérative. La Chambre avait repoussé ce maximum et n'avait conservé
que le minimum de 20 francs. Elle a supprimé Tarticle qui avait été
introduit à Tégard des économats de chemins de fer : enfin elle a fait
disparaître certains avantages qui avaient été concédés pour les transferts
de créances. Ce sont là les principales modifications.
11 est fortement à croire que le Sénat n'aura pas le temps de discuter
la nouvelle rédaction avant les vacances ; mais réussît-il à finir cette
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246 CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL.
discussion d'ici la séparation, la Chambre sera saisie trop tard du projet
et rétude n'en sera faite assurément que par la prochaine législature.
• Si cette loi est soumise à une telle série de renvois, c'est qu'elle ren-
ferme un vice originel : ce vice consiste en ce que les dispositions géné-
rales de la loi qui, à elles seules, représentent 27 articles, concernent des
sociétés de genres bien différents, pour ne pas dire opposés. Il est
évident que la société de consommation et la société de production sont
deux choses absolument distinctes qui ne peuvent pas être régies par
un même texte de loi. Il s'ensuit que, suivant que l'idée de consom-
mation ou ridée de production a prévalu dans la discussion devant
une des deux Chambres, les dispositions générales deviennent favo-
rables à un genre de sociétés et défavorables à l'autre. De là un mouve-
ment de protestation de la société lésée auprès de la Chambre qui re-
çoit le projet.
La loi ne sera bonne et ne sera votée que si les deux textes de la
consommation et de la production sont complètement séparés.
Les efforts du commerce, — Les syndicats commerciaux de Tépicerie,
boucherie, boulangerie, vins, liqueurs, etc., ont tenu une grande assem-
blée pour arrêter le vote de la loi coopérative et, à la suite, une déléga-
tion a été envoyée auprès de la commission sénatoriale. Mais les résul-
tats de cette démarche ont été nuls ; l'exonération de la patente et l'ad-
mission des adhérents, principaux griefs de la ligue commerciale, ont,
en effet, été maintenues dans le projet, non sans résistance toutefois, et,
il faut bien le dire aussi, grâce à l'absence de M. Marcel Barthe, l'ennemi
le plus déclaré des adhérents. En fin de compte, les commissaires ont cédé
aux instances du rapporteur, ipais ont déclaré qu'ils réservaient toute
leur liberté pour la discussion. Pour nous personnellement, nous recon-
naissons sans hésitation que le plus grand intérêt des coopératives serait
de se décider volontairement à payer la patente, car elles élargiraient
ainsi considérablement leur cercle d'action. Pour la même raison nous
pensons que le commerce ne peut pas mener une campagne plus funeste
à lui-même que la campagne de la patente des coopératives,
La loi mutuelle ne sera probablement pas plus votée que la loi
coopérative par cette législature. Mais nous sommes aujourd'hui bien
tranquille sur son sort. Quelques-uns des membres de la commission
prétendaient, en effet, la faire voter telle quelle et sans discussion par
la Chambre, et dans ce but probablement, le rapport portait que la loi
avait été acceptée à l'unanimité par la commission, ce qui était inexact.
Mais, depuis le dépôt du rapport, une telle agitation a été faite, un pea sur
notre propre initiative, dans la Mutualité, que dix amendements signés
des noms les plus autorisés ont été déposés sur le bureau de la Cham-
bre. Ces amendements représentent à peu près tous les desiderata quô
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LA LOI BOVIER LAPIERRE. 247
nous avons formulés. Il n'est donc plus à craindre que la loi passe par
surprise, et il est fortement à espérer que la Chambre, éclairée par les
amendements et leurs auteurs, réformera toutes les dispositions funestes
qui, après douze ans d'études et de discussions, fourmillaient encore
4ans le texte proposé.
La loi Bovier-Lapierre. — Le 5 juillet 1892, le Sénat repoussait pour la -
seconde fois la proposition Bovier-Lapierre qui avait été déjà deux fois
votée par la Chambre des députés. Mais, en même temps, il renvoyait à
sa commission un contre-projet dû à Tinitiative de M. Goblet, etc. Ce
renvoi avait été jusqu'ici interprété comme la preuve que, pour le Sénat,
la loi de 1884 était incomplète, qu'il y avait lieu de la compléter, en un
mot, de faire quelque chose, tandis que jusqu'ici il avait refusé de faire
quoi que ce soit.
Cet argument retentissait encore l'autre jour sous la coupole du
Sénat, ce qui n'empêche pas qu'après le vote de l'article premier, par
iii voix, l'ensemble de la proposition ne s'écroulât à 4 h. 1/2, sous une
majorité de 207 voix contre 37.
Et notez que ce que le Sénat repoussait par ce vote écrasant n'avait
plus rien de la loi Bovier-Lapierre ; c'était un texte revu et considéra-
blement amendé par le Conseil d'État d'abord, par la Commission en-
suite. Voici quel en était l'article premier : « Quiconque aura usé de l'un
des moyens indiqués dans l'article 414 du Code pénal, violences, voies
défait, menaces, manœuvres frauduleuses, dans le but de porter atteinte
au droit d'ouvriers ou de patrons de faire ou de ne pas faire partie d'un
s\Tidicat professionnel, sera puni d'un emprisonnement de six jours à
un mois, et d'une amende de 16 à 200 francs, ou de l'une de ces deux
peines seulement. Sera puni des mêmes peines quiconque aura usé des
marnes moyens dans le but d'obliger une ou plusieurs personnes à se
conformer à des décisions prises par une collectivité de patrons ou d'ou-
vriers organisés ou non en syndical ». Ce texte, comme on le voit, ne
renfermait plus aucune des deux expressions qui caractérisaient la propo-
sition Bovier-Lapierre : refus motivé d'embauchage ou privation d'em-
ploi. Ces deux points avaient été absolument rejetés par le Sénat : la
liberté du patron de ne pas embaucher ou de renvoyer, sous réserve tou-
tefois de l'article 1780 du Code civil, avait été reconnue comme entière
et absolue au point de vue pénal.
Le rapport de la Commission avait bien spécifié que la proposition
'* n'érige en délit ni le refus d'embauchage, ni la privation de travail ou
d'emploi, ni l'usage de dons, offres ou promesses. Ces faits divers sont
Considérés comme l'exercice d'un droit dont il peut être fait mauvais
usage, mais auquel il n'est pas possible de tracer des limites sur le ter-
rain pénal. De son côté, M, Demôle a dit à la tribune que le premier
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\
248 CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL.
droit d'un citoyen est de n'employer que l'homme qui lui convient et de
pouvoir renvoyer celui dont, pour des motifs dont il e^t seul juge, il
refuse les services. M. Tolain lui-même avait dit : Je reconnais que nous
ne pouvons pas imposer à un patron d'occuper des ouvriers syndiqués
quand il lui déplaît d'en avoir. La thèse Bovier-Lapierre se trouvait ainsi
complètement écartée. On sait que la dernière formule de l'honorable
député était celle-ci : « Tous patrons, entrepreneurs d'ouvrage et contre-
maîtres qui seront convaincus d'avoir, par menaces de perte d'emploi
ou de privation de travail, refus motivé d'embauchage, renvoi d'ouvriers
ou d'employés à raison de leur qualité de syndiqués, violences ou voies
de faits, dons, offres ou promesse de travail, contraint ou empêché de
faire partie d'un syndicat ou troublé la création ou le fonctionnement
des syndicats professionnels reconnus par la loi du 21 mars 1884, seront
punis d'un emprisonnement de six jours à un mois et d'une amende de
100 francs à 2,000 francs ou de l'une de ces deux peines seulement. »
On était bien loin de ce texte.
Mais la nouvelle rédaction de la Commission n'ai lai telle pas tout
simplement faire double emploi avec l'article 414? Non! répondait
M. Goblet, puisque les syndicats n'existaient pas quand l'article 414 a
été fait. La commission estimait, au contraire, que le code pénal proté-
geait suffîsamment la liberté des syndicats professionnels contre toute
atteinte où se rencontrerait l'oppression d'un acte de force illégitime.
Néanmoins, elle n'avait pas été retenue par la crainte d'une répétition
surabondante et, par esprit de conciliation surtout, elle avait engagé le
Sénat à voter la proposition de loi. C'est sur ses conseils qu'une majorité
de 111 voix vota l'article 1" le 7 juillet à 2 h. 1/2.
Mais une heure plus tard, divers membres qui avaient voté avec la
majorité et même le rapporteur de la commission venaient déclarer à la
tribune qu'ils voteraient contre l'ensemble du projet. Quel revirement
complet I On se serait cru à la Chambre ! Que s'était-il donc passé dans
l'intervalle ? Il s'était passé que le garde des sceaux était venu défendre
la proposition à la tribune et l'avait si bien défendue qu'il l'avait
écrasée. C'est par son appréciation du fait du renvoi d'un ouvrier par le
patron que le ministre a opéré cette transformation. « Voici l'hypothèse
que je veux vous signaler, Messieurs, a-t^il dit. Un patron embauche un
ouvrier : le lendemain il apprend que cet ouvrier est syndiqué, et pour
ce motif il le renvoie. Pour moi le fait de renvoyer un ouvrier pour cette
seule raison qu'il est syndiqué ouvre au profit de cet ouvrier Un droit à
réparation civile, en même temps qu'il y a là un fait délictueux pouvant
entraîner une peine contre celui qui le commet. » Ces paroles ont pro-
voqué de vives oppositions de la part de MM. Lacombe et Demôle.
M. Trarieux est monté à la tribune pour défendre encore la loi et
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LE DROIT DES ANCIENS OUVRIERS. 249
réconcilier la majorité et le ministre, mais il n'a pas tardé à être entraîné
par l'opposition et par sa propre logique à son point de départ et à
déclarer qu'il voterait contre la loi. Mais ce retour, très loyal et très
motivé, mérite d'être cité car il fixe un point de droit. «Puisque vous
m'autorisez à affirmer à cette tribune que notre projet actuel est superflu
parce que Tarticle 414 du Code pénal doit nous suffire, je voterai moi-
même contre ce projet pour ne laisser aucun doute sur l'intention et
la portée de nos votes. >>
Dans la même séance le Sénat a déblayé tout le terrain syndical : il a
repoussé d'abord l'amendement Goblet ainsi conçu : » Ceux qui par voies
de fait ou menaces, privation d'emploi ou refus concerté de travail,
auront porté atteinte au libre exercice des droits résultant, pour les
ouvriers ou patrons, de la loi du 20 mars 1884 sur les syndicats profes-
sionnels, seront punis d'un emprisonnement de six jours à un mois et
d^une amende de 16 francs à 200 francs ou de Tune de ces deux peines
seulement. Seront punis des mêmes peines ceux qui, par voie d'inter-
dictions générales affichées dans les ateliers, auront déclaré refuser d'em-
ployer des ouvriers syndiqués ou non syndiqués. » Le vote a donné 34 voix
pour et 217 contre.
M. Marcel Barthe avait, de son côté, proposé une série d'additions à la
loi du 21 mars 1884. Une seule de ces additions a été mise en discussion,
c'est celle-ci : « La liberté du travail et de l'industrie étant un principe
d'intérêt général et d'ordre public, toute décision contraire à ce principe
prise par la majorité des membres d'un atelier, d'un syndicat profes-
sionnel ou d'un groupe corporatif en état de grève, est nulle et comme
non avenue; en conséquence, tout ouvrier, quelle que soit sa profession,
a le droit de continuer librement de travailler ou de reprendre le travail.
Tout patron a écalement le droit d'occuper librement dans ses ateliers
les ouvriers qu'il recrute ou qui s'offrent à lui pour les travaux de son
industrie. » Cette déclaration générale de principes qui se trouve déjà, en
grande partie, dans le Code civil, ne pouvait pas, en réalité, devenir une
mesure législative vu qu'elle n'avait aucune sanction. Le Sénat l'a rejetée
par 43 voix contre 175. La suite de la discussion des additions à la loi de
1884 proposées par M. Marcel Barthe a été ajournée par le Sénat.
Le droit des anciens ouvriers. — La haute Assemblée a terminé par le
rejet du projet de loi adopté par la Chambre des Députés et tendant à
conférer aux anciens ouvriers le droit de faire partie des syndicats. On
sait d'avance quel serait le résultat de c<: projet de loi : ce serait la mise
des syndicats dans la main des marchands de vins et des ouvriers ren-
voyés. Le gouvernement s'en était rapporté à la sagesse du Sénat. Le
projet, déjà repoussé par la Commission a été rejeté par le Sénat sans
débats. A. Fougeroussb.
La Réf. Soc, 16 juillet 1893. 3« série, t. VI (t. XXVI col. ), 17
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I
LE MOm'EJIENT SOQAL A L'ÉTRANGER
LE REPOS DU DBLVNCHE EN ITALIE, EN BELGIQUE. — On a
souvent constaté et regretté l'espèce sinon d'indifférence au moins d'im-
puissance des pays catholiques, pour maintenir ou pour rétablir Tobser-
vation du repos dominical. On n'a qu'à comparer à ce point de vue la
France, l'Espagne, l'Italie, à l'Angleterre, aux États-Unis, à la Suisse,
pour s'assurer que rinfériorité des premières est manifeste, et que les
efforts récents tentés pour arriver à un meilleur état de choses, y sont
bien loin de Tintensité qui serait nécessaire pour aboutir à de sérieux
résultats (1). Il semble aujourd'hui que ces pays veulent rattraper le
temps perdu, et, sans parler de la France, où nos lecteurs connaissent la
vaillante campagne de la Ligue populaire, voici, d'après des renseigne-
ments d'Italie et de Belgique, la preuve que les catholiques aussi com-
mencent à comprendre que les vrais progrès sociaux demandent pour
être durables à être conquis par Tinitiative des intéressés. Les lois
viennent ensuite, si c'est nécessaire, sanctionner les institutions ou les
coutumes utiles. Elles ne les créent que bien rarement, surtout quand
il s'agit d'intérêts moraux et religieux.
D*après une correspondance adressée de Venise à l'Untïà catfo/ica, le
comité catholique de Trévise a entrepris depuis quelque temps une
propagande énergique en faveur de l'observation du repos dominical.
Pour divers motifs, Fœuvre à réaliser paraissait impossible. Le pre-
mier de ces motifs, c'est que, dans presque toutes les villes de la Vénétie,
à partir de l'annexion à l'Italie, un grand nombre de négociants ont
jugé qu'il était indispensable au succès de leurs affaires de se débarrasser
de tout (( préjugé » religieux, et de tenir leurs boutiques ouvertes le
dimanche aussi régulièrement qu'ils les avaient tenues fermées aupara-
vant. L'ne autre circonstance défavorable, c'était l'esprit anticlérical plus
développé que jamais ;\ Trévise, et qui menaçait de démonstrations inju-
rieuses ceux qui auraient eu le courage d'obéir au mot (Tordre du comité
« clérical ». Un troisième motif, plus grave encore que les deux autres,
consistait dans ce fait que, les dimanches précisément, par suite d'une
vieille habitude, une bonne partie des habitants des villages voisins s>e
rendaient à Trévise pour y faire leurs emplettes. Aussi le dimanche
était- il, pour la ville, le jour par excellence des affaires.
(!) Dans nn même pays, comme la Suisse par exemple, on trouve de grandes
différences selon qu'on est dans une région en majorité catholique ou protes-
tante. On sait tout ce qu'ont pu réaliser à Genève, notamment, les persévérants
et habiles efforts de la Ligue pour le repos dominical. Allez dans le Tossin, pays
de catholicisme italien (et il faut ajouter do radicalisme maçonnique), et voici
ce que vous y verre/, d'après un témoin peu suspect : « Nous avons été pénible-
ment impressionne, il y a quelques années, en constatant de visu qu'à Lugano on
travaille le dimanche matin à peu près comme en France. » Revue de [la Suisse
catholique^ avril 1893, p. 215.
[
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LE KEPOS Di: DIMANCUE EN ITALIE ET EN BELGIQUE. 251
Malgré ces difficultés et d'autres encore, après moins de deux ans
d'efforts, le plus remarquable succès a couronné Ténergie et la persévé-
rance des catholiques de Trévise. Au lieu d'aborder l'obstacle de front,
ils Tont habilement tourné. Au lieu de prêcher la fermeture des bou-
tiques le dimanche, ils ont exprimé Topinion qu'il convenait de s'abste-
nir de faire des empiètes ce jour-là. Et cette tactique a été suivie sur le
terrain, plus facile et moins attaqué par l'irréligion, des campagnes.
Ils ont commencé par répandre à pleines mains un petit journal très
bien fait, la Vita del Popolo, dans lequel était développé chaque di-
manche le devoir du repos dominical. Ce journal eut un grand succès,
et il est tiré actuellement à quinze mille exemplaires.
Mais ce n'était qu'un commencement. Tous les dimanches et jours
fériés, quatre ou cinq bons conférenciers laïques partirent de
Trévise, se rendant en des villages difTérents pour y parler du repos
dominical. Le thème de leurs discours, bien que variée dans la forme,
était toujours le même en substance : c'était que l'obligation du repos
du dimanche ne consiste pas seulement dans l'abstention du travail ma-
nuel, mais encore dans la sanctification de ce jour par l'assistance aux
saints ofQces, et dans le soin de ne conclure aucun marché d'aucune
sorte. S'il n'y avait point d'acheteurs à Trévise ce jour-là, disaient-ils, il
n'y aurait pas non plus des boutiques ouvertes. La propagande marchait
à souhait ; les curés y mirent la dernière main. Avec un accord admi-
rable, ils ne laissèrent pas passer un seul dimanche sans rappeler l'o-
bligation du repos dominical, déclarant que c'était violer ce repos que
d'aller faire des emplettes à Trévise les jours fériés. Et les campa-
gnards, travaillés à la fois par le petit journal, par les conférenciers et
par leurs curés, finirent par se rendre presque tous à ces conseils.
On commença à voir diminuer le chiffre des affaires du dimanche ; il
descendit bientôt au tiers de l'ancien chiffre, et ne tarda guère à tomber
presque à rien. En présence de cet état de choses, la plupart des négo-
ciants n'ouvraient plus leurs boutiques le dimanche. La rage des anti-
cléricaux se déversait dans certaines petites feuilles locales. Quelques
négociants, cependant, précisément en vue de faire une manifestation
hostile, continuaient à tenir leurs boutiques ouvertes. Le comité agit alors
ainsi. Par l'intermédiaire du petit journal, de ses conférenciers et des
curés, il fit de la réclame en faveur des maisons de commerce qui res-
taient fermées le dimanche, et tout particulièrement en faveur de celles
dont les propriétaires avaient déclaré qu'ils agissaient de la sorte pour
observer un devoir religieux. Le mot d'ordre fut de ne dire ni du mal ni
du bien des boutiques qui restaient ouvertes — cela pour ne pas s'attirer
des procès ; — on faisait cependant comprendre aux paysans qu'il con-
venait de favoriser de sa clientèle les négociants qui respectaient le pré-
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252 LE MOUVEMENT SOCIAL A l'ÉTRANGER.
cepte divin. Sur ce terrain encore, la victoire du comité catholique fut
si éclatante, que Ton vit des négociants notoirement irreligieux courir
au siège du comité et demander comme une grâce que Ton voulût bien
les inscrire sur la liste, la désertion de leur clientèle les menaçant de la
faillite.
Cette victoire fut si complète, que non seulement toutes les boutiques
de Trévise, à part cinq ou six, furent fermées les jours fériés, mais que
toute autre transaction fut suspendue. S'il y a, par exemple, un marché
pour lequel il était difficile d'obtenir ce résultat, à cause des varia-
tions des prix, c'est celui des cocons de vers à soie. Or, un de ces
derniers dimanches, une seule charrette chargée de cette marchandise a
pénétré dans Trévise, mais elle a dû s'en retourner sans avoir déchargé:
les acheteurs chômaient!
L'exemple de Trévise peut être imité partout.
En Belgique, ifne s*agit pas d'une ville seule, mais d*un mouvement
général dans un très grand nombre de villes. C'est tantôt un corps
d'état, tantôt un autre: mais il n'est presque pas de jour où, depuis deux
ou trois mois, les journaux belges ne soient remplis du récit de réu-
nions ayant pour but de conquérir le repos dominical, dans les profes-
sions où il n'existe pas. Chose curieuse, malgré l'existence, au moins
nominale, d'une Ligue centrale dont nous avons annoncé la création en
son temps, ce mouvement semble spontané : on ne voit pas, au moins
dans les journaux qui nous passent sous les yeux, la trace d*une impul-
sion centrale, ce qui prouverait une fois de plus que, si les Ligues cen-
trales ne peuvent rien faire sans les initiatives locales, celles-ci, en
revanclie, peuvent fort bien se passer des secours d'une association plus
large. Nous ne prétendons nullement, d'ailleurs, que des associations de
ce genre soient inutiles; quand elles sont bien menées, avec de la lar-
geur d'esprit, de la persévérance et beaucoup de sens pratique, elles
sont indispensables pour soutenir le zèle là où il existe déjà, et le sus-
citer là où tout est à faire. Leur rôle serait d'ailleurs immense ne fût-ce
que comme comité local dans la ville capitale où elles se trouvent d'or-
dinaire, et, dans les pays centralisés, au point de vue de l'action sur les
grandes administrations publiques ou privées dont Tinfluence rayonne
sur tout le pays.
En Belgique donc, les pharmaciens d'abord, puis les employés de nou-
veautés, les armateurs et marchands de poisson», et divers autres corps
d'état s'entendent de leur mieux, à Bruxelles, à Liège, à Gand, k Char-
leroi, à Ostende, à Verviers, etc., pour ne plus vendre ou pour diminuer
progressivement les heures de vente le dimanche. Le détail de tous ces
efforts n'intéresserait pas. Voici cependant pour un corps d'état qui
nous paraît en la matière plus important que bien d'autres, comment il
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LE REPOS DU DIMANCHE EN ITALIE ET EN BELGIQUE. 253
vient d'être procédé. L'appel suivant a été distribué ces jours-ci aux
ouvriers des journaux quotidiens de Bruxelles :
<c La liste d'adhésion qui a circulé dans nos ateliers, et qui est sur le
point d'achever sa tournée, a reçu partout un accueil enthousiaste. Tous
les ouvriers Tout signée avec empressement. L'heure des démarches est
arrivée. Mais, avant de nous rendre auprès de Messieurs les Directeurs
— dont plusieurs ont déjà manifesté d'excellentes dispositions — vos
délégués ont exprimé le désir de tenir une assemblée générale de tous
les journaux, afin que chacun puisse donner son petit avis dans cette
intéressante question. Le congé de dimanche prochain a heureusement
favorisé ce projet. Je viens donc, au nom des délégués, vous convier à
une réunion qui se tiendra dimanche 16 juillet, à dix heures précises
du matin. Au Cygne, Grand'Place. Le syndicat de la presse se réunira
incessamment. Une délégation des rédacteurs assistera à notre réunion.
Toas au poste dimanche prochain I »
Nous ne savons encore ce qui résultera de cette initiative. A coup sûr,
ce ne sera pas sans de grands efforts que les ouvriers d'imprimerie ob-
tiendront de se reposer le dimanche dans les journaux, par exemple,
qui accusent quotidiennement M. Vanden Peereboom de vouloir rétablir
rinquisition parce qu'il a créé son excellent tiinbre-poste dominical en
vue de faciliter le repos des facteurs. Mais il ne faut désespérer de
rien. Et d'ailleurs, il n'y a pas rien que des journaux irréligieux. Nous
en connaissons qui se disent excellents catholiques et qui paraissent le
dimanche comme les autres jours. 11 en est d'autres qui embrassent,
disent-ils, toutes les revendications ouvrières, qui veulent notamment la
réduction des heures de travail : qu'ils commencent donc eux-mêmes
par prêcher d'exemple le respect des commandements divins, ou par
diminuer, en attendant les heures, au moins les jours de travail. Puis,
s'ils ne le font pas de bonne grâce, que leurs ouvriers d'abord, leurs
abonnés ensuite, leur forcent doucement la main. Nous l'avons dit sou-
vent, et il faut le répéter sans -cesse : si les ouvriers avaient toutes les
qualités que leur prêtent des amis trop zélés, ils auraient su depuis
longtemps discerner quelques réformes pratiques que tous les gens de
bien, sans distinction d'école, les aideraient à conquérir. Le repos du
dimanche est au premier rang de ces réformes. On peut affirmer qu'au-
jourd'hui et partout, quand les travailleurs le voudront et y emploieront
les grandes forces dont ils disposent, ce bienfait leur sera assuré. Après
celui-là, un autre. C'est là ce que nous semblent avoir compris les typo-
graphes belges et les autres corps d'état qui marchent sur leurs traces.
Leur initiative nous semble cependant avoir une importance générale
supérieure à celle de tout autre profession. Car le jour où tous les
journaux auront cessé de paraître le dimanche, l'idée du repos domi-
nical aura réalisé en fait un immense progrès dans tous les esprits ;
pour la faire passer dans la pratique générale et pour l'y maintenir, il
ne restera plus à ses partisans dévoués qu'à faire un suprême effort et...
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254 LE MOUVEMENT SOCIAL A l'ÉTRANGER.
à ne pas cesser d'<^tre vigilants, puisque les forces du mal sont, elles,
toujours en éveil.
LE PATRONAGE EN ALLEMAGNE, EN BELGIQUE. — Il existe en
Allemagne un Bureau central pour les institutions patronales sur lequel
M. Hrooks, notre distingué confrère américain, nous renseigne dans le
dernier numéro de VÉconomtc jouimal, organe de l'Association économi-
que briïannique. En avril 1892, ce bureau central a tenu une confe'rence
à laquelle assistaient les deux ministres de Berlepsch et de Bôtticher.
On y décida de réunir toutes les données expérimentales de quelque
importance, de cataloguer et de coordonner les renseignements de fa-
çon à les rendre accessibles aux chefs d'industrie qui auraient le désir
d'en profiter, afin d'améliorer leurs relations avec leurs ouvriers et les
conditions dévie morale et matérielle de ceux-ci. D'autre part, un fonc-
tionnaire supérieur du ministère du commerce de Prusse, M. Post, a
publié deux gros volumes qui sont consacrés à la description des insti-
tutions patronales les plus remarquables. On peut rapprocher ces volu-
mes, très exacts et très précis, nous affirme-t-on, du rapport sur le
Nouvel ordr^e de incompensés créé par Le Play à- Texposition de 1867, ou
de celui de M. Cheysson sur la section XIV (Institutions patronales) de
l'exposition d'Économie sociale en 1889. M. Brooks a pu constater que
la publication de M. Post a eu pour effet de faire affluer les visiteurs
et les demandes de renseignements auprès des créateurs des institutions
décrites (1).
11 en est en Allemagne comme partout ailleurs : les plus grands ennemis
des institutions patronales senties socialistes de toute nature qui redou-
tent plus que toute chose, pour leur action néfaste, tout ce qui peut
amener une détente entre les divers facteurs du travail. M. Raffalovich
citait naguère dans le ^foJnk économique ce qu'une petite feuille socialiste
a répondu à M. Sturm lorsqu'il en appelait récemment à l'activité des
patrons pour assurer le contentement des ouvriers : « Le contentement
est le père des vices; aucune sottise, ni l'alcoolisme, ni tout autre vice,
ne rejetic un peuple tellement en arrière que le contentement. » On jae
peut dévoiler plus impudemment le plan de campagne des meneurs
socialistes, et Ton voit par là combien il serait imprudent de tenir
compte des revendications de ces agitateurs quand ils demandent, par
exemple, à diriger eux-mêmes et sans l'intervention patronale, ou en la
réduisant au minimum, les institutions créées pour les ouvriers. Si
quelque concession dans ce sens peut être quelquefois utile,on fera bien
de prendre raille précautions plutôt qu'une, afin d'empêcher la désorga-
(l) La revue a rendu comjito déjà des travaux et des fondations ducs à l'ini-
tiative éclairée de M. le D^" Post. Voir Les Institutions sociales à Hanovre, par
M. A. Delaire [Réf. soc, \^^ sept. 1890).
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LES ÉîiEUTES DE SAINT-IMIEB ET DE BERNE. 255
nisation ou la destruction qui serait le résultat d'une abdication complète.
Au mois d'avril de cette année, le bureau central des institutions
patronales a tenu son second congrès. On s'y est occupé des caisses de
secours, et on a demandé à l'initiative privée de compléter ce que Tassu-
rance obligatoire n'a pu qu'ébaucher. On a cité divers exemples de
grandes maisons où Toij s'est efforcé de donner au malade la différence
entre son salaire habituel et la somme mise à sa disposition par la
Caisse d'assurance contre la maladie. Ailleurs, ce sont des caisses de
prêts remboursées par des retenues volontaires sur les salaires. Une
seconde question à Tordre du jour avait trait aux institutions en faveur
des enfants et des adolescents. Ici on se préoccupe surtout de relever
le niveau moral et d'améliorer l'instruction professionnelle. On a insisté
sur la nécessité de ne rien faire qui pût relâcher les liens de la famille,
et on a recommandé pour les jeunes filles la création d'écoles ménagères.
Plus de 100 personnes ont pris part au Congrès de 1893. En 1892, on
avait organisé une petite exposition d'économie sociale, qui a été incor-
porée au musée d'hygiène existant à Berlin.
Le bureau central des institutions patronales édite une correspondance
mensuelle, en fascicules de 10 pages, qui tire à l,oOO*exemplaires.
En Belgique, il s'est formé à Liège, il y a six ans, une Association qui
a pris le nom d'Union des Patrons en faveur des Ouvriers. Cette Associa-
tion a pour but d'étudier toutes les questions qui se rattachent à l'amé-
lioration de l'état religieux, moral et économique de la classe ouvrière ;
elle recherche les moyens les plus efficaces d'obtenir cette amélioration ;
elle centralise les renseignements relatifs aux œuvres établies, aux expé-
riences faites en Belgique ou au dehors, et elle propage l'application de
celles qu'elle a choisies par des publications, des conférences, des dé-
marches personnelles.
Les dépenses de l'Association sont couvertes par les cotisations
annuelles des membres établies sur les bases suivantes : 20 francs au
moins pour les patrons qui emploient plus de cent ouvriers ; 10 francs
au moins pour ceux qui en emploient de trente à cent ; 5 francs au
moins pour ceux qui en emploient de dix à trente. Au-dessous de dix
ouvriers, la cotisation des patrons est facultative.
L'Association publie un Bulletin envoyé gratuitement à ses membres.
LES ÉMEUTES DE SAINT-IMIER ET DE BERNE. — Des émeutes
ouvrières assez graves ont eu lieu, le mois dernier, à Saint-Imier et à
Berne, A Saint-Imier, c'est une querelle entre ouvriers syndiqués et non
syndiqués de l'horlogerie, qui a été la cause des désordres. Les éléments
anarchistes se sont emparés de cette querelle pour échauffer les esprits,
et ils ont assailli une fabrique dont le patron ne voulait pas se plier
aux exigences du syndicat, en renvoyant ses ouvriers non syndiqués. Il
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256 LE MOUVEMENT SOCIAL A L'ÉTRANGER.
y a eu des blessés et de nombreux dégâts matériels. La répression a été
prompte et énergique. Une trentaine d'arrestations ont eu lieu et la cause
suit son cours devant les tribunaux.
A Berne, les troubles ont été plus graves. Ils ont été causés par la
rivalité entre ouvriers du bâtiment indigènes et italiens. Ceux-ci sont
sobres, travailleurs et savent leur métier; ceux-là, nous dit la Biblio-
thèque universelle y sont adonnés à la boisson, paresseux et ne peuvent
remplir que des fonctions subalternes. Le 19 juin, quelques centaines de
manœuvres, armés de bâton, se sont mis à parcourir les chantiers de
construction, en frappant les ouvriers italiens qu'ils rencontraient. On
fit une quinzaine d'arrestations. Le soir, les émeutiers tentèrent de déli-
vrer de force les prisonniers. La police se défendit et chargea la foule le
sabre h la main. On sonna le tocsin. Des volontaires vinrent au secours
de la police. 11 fallut sévir énergiquement, et on compte que plus de cent
personnes ont été blessées des deux côtés, aucune grièvement. A minuit
Tordre était rétabli, et soixante-dix arrestations avaient eu lieu, parmi
lesquelles le fameux Wassilief, secrétaire ouvrier, un ancien étudiant
russe naturalisé suisse et qui, depuis nombre d'années, excite les ouvriers
IT"" entre eux et contre les patrons. Il était le principal auteur de Témeute
I et son affaire s'instruit.
En somme, tout ceci serait banal si ça ne se passait en Suisse, pays
renommé pour la sagesse calme de ses populations. Une fois de plus,
c^est le résultat d'abord de quelques meneurs, partout les mêmes, puis
des théories fausses répandues dans les masses par des utopistes dont
les plus dangereux sont encore ceux dont les intentions sont sincères
et dévouées. Que ne dît-on pas aux ouvriers, par exemple, pour leur
présenter comme la pire des choses la liberté du travail 'qu'ils récla-
meraient tous si elle leur était enlevée? On veut établir en Suisse l'obli-
gation des syndicats : radicaux et catholiques semblent d'accord sur ce
point, et les ouvriers, trouvant bien lentes les formalités législatives,
veulent réaliser tout de suite ce dont on leur promet merveille. Suppo-
sons qu'on aboutisse. Ce ne sera pas la paix qui en résultera, mais de
nouvelles luttes entre syndicats ouvriers et syndicats patronaux, entre
la majorité et la minorité dans chaque syndicat, entre ceux-ci et le
cinquième état, exclu par le quatrième des associations plus ou moins
aristocratiques. Et puis, par-dessus tout, ce qui résultera, ce sera la
diminution du travail, et la misère du peuple et, au bout d'un temps
plus ou moins long, Tinévitable réaction qui ramènera au seul régime
du travail viable dans les nations modernes.
J. Cazajeux.
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BIBLIOGRAPHIE
I. — Recueil» périodique».
Revue des questions historiques $ t. LUI, (Paris, 1®' se-
mestre 1893). — Kurth (Godefroid), TEpopée et l'Histoire, p. 3-26 [« Dans la
jennesse des sociétés comme dans celle des individus, il n^ a pas de
place pour les facultés critiques réservées à un âge plus mûr... >»]. —
Soiont (Ludovic), Les banqueroutes du Directoire, p. 459-507 [étude sur la
fameuse banqueroute du 9 vendémiaire an V (30 sept. 1797) qui réduisit
la dette publique au tiers consolidé. En 1789 le déficit était déjà de
162 millions, en mars 1790 de 350 et en avril il y avait déjà plus de
300 millions de dépenses extraordinaires. Le Directoire « au lieu de tra-
vailler utilement à améliorer cette situation ne sut que l'aggraver
encore ». La Convention avait trouvé deux milliards 700 millions d'assi-
gnats en circulation, elle en créa 7 milliards 278 millions et les imposa
comme papier-monnaie. Étude curieuse sur les assignats. Le 8 brumaire
le Comité de salut public ordonna une émission de 4 milliards d'assi-
gnats et le 26 le Directoire en faisait fabriquer 4 milliards dont 500 mil-
lions en assignats de 100 livres pour avoir de la petite nâonnaie, le louis
se payant 3018 livres ; on en avait émis en somme pour 29 milliards
430,481,623 livres. Mais par le décri là banqueroute fut décrétée le
9 vendémiaire an VI à 63 fr. 34 % ; elle « n'avait pas même l'excuse
d'alléger les charges de l'État. Jusqu'alors il n'avait soldé ni cherché
à solder les intérêts de sa dette. » Il en avait seulement donné le quart,
mais fictivement et parfois le créancier ne touchait que le quart de ce
quart. Cependant on ne tenait pas les promesses faites et bientôt le
Directoire décidait (loi du 26 vendémiaire an VII) que partie du gage des
créanciers, les biens nationaux, seraient vendus pour une somme de
125 millions afin d'équiper les conscrits. Le 16 nivôse (5 janvier 1798) il
faisait voter un emprunt patriotique de 80 millions pour une descente
en Angleterre avec prime sur les captures futures « après l'infaillible
succès des armes de la République ». Le résultat en fut ridicule et au
18 bmmaire il y avait un déficit de 400 millions sur un budget de 725^
Cétait l'incohérence, le gaspillage, le bouleversement des vraies notions
en matière de science financière.] L. B.
Zeltsclirlft rar VoIksivIrtschAft» Aoelalpolltlk und
Verwaltun^, Organe de la Société des économistes autrichiens.
Édilépar V. Bœhm-Bawerk, etc.; t. II, 1"» partie (Vienne, 1" semes-
tre 1893). — Jolin (V.), Genèse des sciences d'observation, Esquisse his-
torique et critique, pp. 1-24, 228-52 [étudie d'une manière très complète
la nabHance et les développements de ces sciences depuis les Grecs et
l'application de leur méthode aux sciences politiques; ne paraît pas se
douter cependant de l'existence des travaux de Le Play et de son école
qui ne peuvent plus être omis en un pareil sujet]. — Auspitz (Rudolf),
La réforme des impôts directs en Autriche, p. 25-58 [Analyse et critique
du projet gouvernemental, dont le point capital est l'introduction en
Autriche de l'impôt général et progressif sur le revenu personnel]. —
Banohberg (D' Heinrich), Critique de la loi du domicile autrichienne,
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258 BIBLIOGRAPHIE.
p. 59-99. — Rabbeno (Prof. D' Ugo), Les assurances ouvrières en Italie,
p. 100-123 [expose les multiples projets de loi qui avaient pour objet
d'organiser des caisses de retraite et de régler la question des accidents
du travail, d'abord sous la forme de l'inversion de la preuve et ensuite
par l'assurance obligatoire, d'après le projet Luzzati. Depuis 13 ans, les
projets les plus divers ont été discutés sans donner encore une solution.
L'auteur décrit ensuite' l'organisation et les re'sultats de la Casaa nazio-
nale di assecurazione pei' gli infortunii sul lavoro établie en 1882 et du
Patronato d* assecurazione e di soccorso per gli infortunii del lavoro créé
à Milan en 1883. Les longs débats auxquels les divers projets de loi ont
donné lieu sans aboutir encore, ont été dominés par la crainte du socia-
lisme d*État. L'auteur, lui aussi, avait eu d'abord foi en l'initiative
privée pour régler la question des assurances. Il a changé d'avis depuis :
l'initiative privée a donné de bons résultats pour l'assurance contre la
maladie, mais s'est montrée incapable de résoudre la question des acci-
dents du travail et de l'invalidité. 11 faut ici recourir à l'assurance obli-
gatoire. D'autre part, l'auteur est d'avis que le législateur italien avant
d'entreprendre la question des assurances ouvrières aurait dû s'occuper
avant tout d'un problème bien autrement menaçant pour l'Italie : la
réglementation de la situation des petits propriétaires et des ouvriers
ruraux]. — Délibérations de la Société des économistes autrichiens :
séances des 7 novembre, 14 novembre, 21 novembre et 19 décembre 1892,
p. 124-30; séances des 30 janvier et 27 fé>Tier 1893, p. 278-86. — Som-
maruga (D' Guido Freiherr von), Les lois du 18 septembre 1892 concer-
nant l'établissement d'un droit de timbre sur les actions, rentes et titres
étrangers et l'imposition de la circulation de certains papiers négociables
en bourse, pp. 131 -51 [Analyse et texte]. — Stookinger (F., consul géné-
ral d'Autriche à Bombay], L'agriculture dans l'Inde anglaise, p. 152-181
[exposé très complet de la situation agricole [de l'Inde : la population et
les cultures]. — Herkner (Prof. D' H.), Par quels moyens faut-il main-
tenir et renforcer la classe moyenne? Discours d'ouverture à l'Ecole poly-
technique de Karlsruhe, p. 209-27 [Après avoir prouvé la nécessité de
l'existence d'une classe moyenne, en montrant d'une part l'impossibilité
d'une égale répartition des richesses et les dangers d'une opposition
brusque entre riches et prolétaires, l'auteur examine la situation actuelle
des classes moyennes en Allemagne. Les relevés statistiques des reveT-
nus et des professions ne donnent pas une idée exacte de la situation. 11
faut examiner en particulier et séparément les conditions de vie de la
petite et moyenne exploitation industrielle, commerciale et agricole.
Quant à l'industrie, l'auteur passe successivement en revue les profes-
sions les plus encombrées : tailleurs, chemisiers, cordonniers, tisserands,
artisans en métaux, menuisiers-ébénistes, industrie du bâtiment, bou-
laugers et bouchers, et]conclut que, à part les deux derniers, tous ces
métiers ont déjà disparu ou vont disparaître sous la pression de causes
économiques et techniques. Quant au commerce, il faut bien convenir
que le commerce de détail, qui forme ici la classe moyenne, offre de
grands inconvénients, qui lui ont valu la concurrence des grands maga-
sins et des coopératives de consommation, sous laquelle il risque fort
de succomber. La classe moyenne agricole, à son tour, se trouve dans
une situation fort critique, par suite d'une organisation insuffisante du
crédit, des prix disproportionnés des domaines, d'une loi successorale
défectueuse, des conjonctures défavorables dans les marchés de grains,
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RECUEILS PÉRIODIQUES. 259
d'une formation technique et économique très minime et,dela sorte, elle
disparait insensiblement au profit de la grande propriété dans le Nord-
Est et de la propriété parcellaire dans le Sud-Ouest. Les remèdes? L'au-
teur rejette tout d'abord la corporation obligatoire, la preuve de capa-
cité, etc., en un mot toutes les mesures restrictives opposées au
perfectionnement technique des moyens de production. Les adopter
serait < uu suicide national » pour T Allemagne. La disparition des
petites exploitations ne serait jamais absolument complète, ni dans
Tindustrie, ni dans le commerce, ni dans Tagri culture. Mais il faut s'ef-
forcer d'augmenter partout les capacités professionnelles. On peut éga-
lement faire participer les petites exploitations aux bienfaits des
grandes, par exemple par la diffusion des petits moteurs. Enfin, les coo-
pératives de production n'ont pas dit leur dernier mot. L'auteur insiste
particulièrement sur la question du recrutement des classes moyennes.
Elles doivent se renforcer principalement par un mouvement ascendant
des ouvriers de la grande industrie. La question sociale n'est pas une
simple question de protection du travail infantile ou d'hygiène, ni une
simple question d'estomac. Elle doit se poser ainsi : comment les
ouvriers peuvent-ils parvenir à un revenu, aune instruction, à une con-
dition sociale qui les élèvera parmi la cla&se moyenne? En Angleterre,
la réponse à la question a été donnée, au moins pour l'industrie du
coton. On y trouve de nombreuses familles ouvrières avec 4.000 sch.
iie revenu et une existence bourgeoise. Cette haute situation des ouvriers
a contribué pour une grande part au brillant développement dé cette
industrie. Ce qui se fait en Angleterre peut se faire en Allemagne et en
Autriche. « Je compte, conclut l'auteur, voir chez nous^ aussi s'élever
progressivement la classe ouvrière et j'attends d'elle non seulement un
renforcement si nécessaire de là classe moyenne, non seulement une
accélération du progrès économique et technique, non seulement le don
précieux de la paix sociale et nationale, mais j'attends d'elle davantage :
une régénération durable de notre classe moyenne et par elle de toute
notre vie nationale. » S'il nous est permis de faire une courte observa-
tion, il nous paraît que l'auteur pose très bien le problème social à
résoudre, mais qu'il n'indique pas suffisamment les moyens à suivre.
L'exemple de l'Angleterre est certes bien choisi, mais on peut ne pas
partager sa confiance en ce qui concerne l'Allemagne et l'Autriche. Le
développement économique et social de ces deux pays est fort différent
de celui de l'Angleterre et il est permis de croire que ce qui s'est
produit ici peut très bien ne pas se reproduire sur le continent].
— Sohwledland (D' Eugen), Une loi pour restreindre la libre concur-
rence dans le commerce, p. 253-77 [réquisitoire énergique, nourri de
faits et de détails intéressants, contre les ventes à l'encan des marchan-
dises, qui constituent, en France particulièrement, une des formes les
plus vivaces de la concurrence déloyale. Parmi ces ventes qu'on décore
des noms les plus divers, ventes pour cause de décès, de fin de saison,
de fermeture, etc., il en est certes de parfaitement honnêtes et. la dis-
tinction n'est pas facile à faire. Pour réprimer les abus, on a introduit
dans divers pays une imposition extraordinaire et la permission préa-
lable de l'autorité locale (Bavière: loi de 4868, Prusse: loi de 1880,
Hongrie : loi de 1884). Un projet récent du 26 janvier 1892 se propose de
régler la question en Autriche, sur des bases analogues, en facilitant de
plus le contrôle des commerçants sur ces ventes à l'encaiu L'auteur
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260 BIBLIOGRAPHIE.
approuve le projet et en souhaite la rapide réalisation]. — Isama Ster-
negg (K. Th. von), La loi du 16 juillet 1892 {Jottm. off. n» 202), concer-
nant les caisses de secours enregistrées, p. 287-302 [Analyse et texte).
— Reisoli (D' Richard), La réforme de l'imposition directe en Hollande,
p. 303-325 [La loi du 27 septembre 1892a décrété: 1. l'introduction de
l'impôt général sur la fortune ; 2. l'augmentation de l'impôt de consom-
mation sur les boissons alcooliques ; 3. l'abolition de l'impôt sur le
savon et la réglementation nouvelle du droit d'importation de cet article;
4. la diminution de l'impôt sur le sel; 5. la diminution de quelques
droits proportionnels sur des mutations de propriété et l'inscription
hypothécaire. Reste en discussion l'établissement d'un impôt industriel
et professionnel prt)gressif, remplaçant le droit de patente. De plus, des
projets de loi sont annoncés sur l'abolition des droits de péage sur
routes et canaux, la réforme de l'impôt foncier et des impôts person-
nels. Le but de toutes ces réformes est d'arriver à une répartition plus
équitable de l'impôt, sans augmenter, ni diminuer pour cela les revenus
de l'Etat. L'auteur examine plus spécialement l'impôt sur la fortune et
l'impôt industriel et professionnel, tels qu'ils viennent d'être établis ou
vont l'être par la loi hollandaise]. — Kunwald (D' Ludwig), Les colonies
ouvrières allemandes, p. 326-36 [La question du vagabondage a été ré-
solue presque partout par le renvoi des vagabonds devant les tribunaux
de police. Mais le délit de vagabondage est si vaguement défini ! Â côté
des véritables vagabonds, paresseux invétérés qui constituent un véri-
table danger social, il est tant de malheureux qui courent les grandes
routes, avec la meilleure volonté de travailler, mais sans en trouver les
moyens. L'Etat ne peut rien faire pour leur procurer du travail, c'est à la
charité qu'il faut recourir. On a pensé qu'un bon moyen d'occuper ces
bras sans travail était de les employer au défrichement des terres
incultes. C'est dans ce but qu'a été créée en Allemagne, en 1882, la pre-
mière colonie ouvrière de Wilhemsdorf, sous la direction du pasteur von
Bodelschwingh. Aujourd'hui, 26 colonies existent en Prusse, Saxe, Wur-
temberg, Bade, Bavière, etc.. Elles reposent sur la triple base de : l'ap-
pel à la charité pour fournir les fonds nécessaires, l'entrée et la sortie
volontaire des travailleurs, la continuité du travail. Nous regrettons de
ne pouvoir entrer ici dans les détails intéressants sur l'activité de ces
colonies. Nous revoyons les les lecteurs que la question intéresse aux
divers écrits du D' G. Berthold (Berlin, M. Priber) et au rapport que
M. G. Berry, envoyé à la tête d'une commission par le conseil municipal
de Paris pour étudier ces institutions, a publié récemment sur les
« colonies d'ouvriers libres »1. — Elkan (D' Eugen), Résultats sociaux
de l'inspection des fabriques en Autriche, p. 33744 [Analyse du rapport
des inspecteurs de fabriques pour 1891. Un point intéressant à noter est
le rôle de confident et d'arbitre que les inspecteurs prennent de plus en
plus vis-à-vis des ouvriers. En 1891, 5,113 cas d'arbitrage contre 5,023 en
1890. Dans 1,585 cas, l'intervention des inspecteurs a été couronnée de
succès. Quant aux grèves, dans la plupart des cas les grévistes ont donné
congé en respectant les délais convenus. Les ouvriers se sont montrés
beaucoup plus circonspects et prudents dans leurs revendications. Grâce
aux efTorts des inspecteurs de fabrique, ceux-ci sont parvenus à termi-
ner les grèves en beaucoup de cas et même à les prévenir en aplanis-
sant les difficultés qui pliaient éclater. Cette intervention amiable des
inspecteurs autrichiens est caractéristique. Ils remplissent de la sorte
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.RECUEILS PÉRIODIQUES. 261
leur véritable mission. On ne peut en dire autant des inspecteurs alle-
mands. L'auteur critique vivement l'organisation de l'inspection des
fabriques en Allemagne et réclame de promptes réformes, sans toute-
fois oser les espérer à bref délai.]
Ern. Dubois.
The ^iiarterly Journal of Économies, t. VII, !■'<' partie
(Boston, octobre 189^ à mars 1893). — Moses (Bernard), Le cours légal
en Californie, p. 1-25 [Histoire des mesures prises en Californie pour
remédier aux effets de la dépréciation du papier d'État fédéral à la suite
de son émission en 1862]. — Taussig (E. W'.), La réciprocité, p. 26-39
[Tarifs internationaux de douanes : effets nouvellement produits par les
traités de réciprocité en pareille matière. Traités conclus par les États-
Unis avec le royaume d'Hawaii en 1876, traité franco-anglais de 1860, etc.
« Le résultat pratique des conventions de réciprocité... est d'accroître
un peu l'importance générale du commerce international »]. — Clark
(J.-B.), Assurance et bénéfice commercial, p. 40-54. — Dunbar (Charles
F.), La question des billets de banque, p. 55-77 [Étude sur la question
de la circulation du papier aux États-Unis, qui emprunte un intérêt par-
ticulier à Tétat de la question monétaire de l'autre côté de TAtlantique.
Situation actuelle : ses aspects politiques et économiques. La question
qui se pose est de savoir si le droit d'émission « ne peut être étendu avec
avantage à quiconque sera autorisé à l'exercer sous les conditions éia-
blies par les quarante-quatre législatures d'États. »] — Hill (William),
Les douanes coloniales, p. 78-100 [Histoire des tarifications douanières
dans les colonies anglaises et TAmérique du Nord jusqu'à la guerre de
l'indépendance. ] — A8hley(W. J.). De l'étude de l'histoire économique,
p. 115-36. — Claudio Jannet, Les catholiques français et la question
sociale, p. 137-61 [Étude du plus haut intérêt et très documentée, com
posée par notre savant confrère avec toute la compétence qu'on lui
connaît, sur l'État actuel et les effets du mouvement catholique et social
en France. La connaissance familière qu'a M. Claudio Jannet de la langue
anglaise lui a permis de compléter ici des indications générales données
sur le même sujet dans un article paru précédemment dans la môme
revue. Position de la question ; revue rapide des progrès [matériels de
tout genre accomplis dans ce siècle, où est excellemment montré le fatal
effet qu'a produit dans les relations du capital et du travail l'esprit anti-
chrétien. Méthodes pratiques employées dans la région française ;
l. Intervention de VÉtat. Sa légitimité reconnue par les catholiques et les
économistes. Lois de 1841 et de 1874 sur les manufactures. Limites oiï
doit s'arrêter l'action de l'État. Protection des enfants, des jeunes gens,
des femmes travaillant dans l'industrie. Le repos du dimanche, la Ligue
populaire pour le repos du dimanche; limitation des heures de travail,
cas où elle est légitime ; diverses assurances ouvrières établies en France ;
on doit repousser la fixation d'un minimum des salaires comme le pre-
mier pas vers le collectivisme. II. Action de Vemployeur. Le patron et le
patronage : caractères particuliers qui les distinguent en France; leur
importance pour la paix sociale déjà signalée par Le Play. Action efficace
et discrète du patronage; elle s'inspire directement de la notion des
devoirs qui lient l'employeur au travailleur, tels qu'ils résultent de
l'Evangile : « le patronage, dit très justement M. Claudio Jannet, n'ac-
romplit son plein résultat ^lue quand il est chrétien. » III. La philan-
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262 BIBLIOGRAPHIE.
thropie et la charité. Associations d'un caractère religieux formées entre
ses ouvriers par M. Harmel au Val-des-Bois. Heureux résultats obtenus
dans le même sens à Montceau-les-Mines. L'association de Notre-Dame
de rUsine, etc. C'est par ces moyens que l'élite des ouvriers pourra
coopérer à l'œuvre de la défense sociale. IV. La coopération. Echec
général des sociétés coopératives de production ; succès de celles qui ont
trait à la consommation. Résultats obtenus en France et en Belgique.
Les cercles catholiques de M. de Mun. En France, les sociétés coopéra-
tives, comme les syndicats, s'inspirent de la tendance actuelle à recons-
tituer les associations détruites par la Révolution. Précautions à prendre
pour assurer la liberté du travail. Résultats obtenus eu Belgique : insti
tutions de prévoyance, associations ouvrières, législation du travail.
Dans une conclusion très optimiste, mais très justifiée aussi par Tétude
des faits, le savant économiste montre qu'il y a tout lieu d'espérer que
l'humanité va faire des progrès substantiels ; le pape Léon XIII y aura
grandement contribué], — Shaw (William B.), Législation sociale et
économique dans les États en 1892^ p. 187-92 [Revue des progrès réalisés
par les législatures des différents États de la Confédération américaine
sur les deux points signalés pendant l'année 1892. Â remarquer dans
riowa des dispositions prises pour permettre aux patrons de s'assurer
contre le dommage causé par le fait de l'ouvrier.]
Pierre Bidoire.
ikrchlvlo Glurldlco; t. XLVIII (Pise, janvier-juin 1892). — -
Lecci (Amerigo), Les délits de presse dans le droit commun, p. 3-3i
[Histoire du régime de la presse en Italie. Toute bonne loi doit être
libérale, mais toute loi libérale n'est pas bonne ; et il faut se garder d'ap-
porter ici une sorte de chauvinisme libénUre qui ne serait que la cari-
cature du vrai libéralisme. Il ne faut pas davantage se croiser les bras en
répétant la fameuse comparaison de la presse avec la lance d'Achille qui
guérissait de ses propres blessures : les inventions poétiques delà mytho-
logie n'ont aucune contre-partie dans la réalité. Les délits de presse
peuvent et doivent se traiter comme des délits de droit commun]. —
Pampalonl (Muzio), L'espace aérien et le sous-sol dans le droit moderne,
p. 32-68. [L'espace aérien est res communis, non point ex naiura, mais
ex jure gentium; le sous-sol esti'es nullius. Néanmoins, le propriétaire du
fonds reçoit, pour la meilleure exploitation da son bien, un pouvoir
exclusif de disponibilité semblable à l'attribution d'une certaine frange
maritime qui s'accorde aux États territoriaux]. — Puviani (Amilcare),
Le produit reconstituant dans l'industrie, p. 60-134, 372-434 [L'auteur
appelle de ce nom la portion du produit brut qui sert à reconstituer le
capital dépensé pendant la période productive]. — D'Amico (Papa), La
lettre de change, son principe historique et économique, p. 237-76. —
Tamassia (Nino), La « constitution d'Athènes » d'Aristote, p. 290-310.
— Rinaldi (Antonio), Delà valeur historique et juridique des cabrci et
àeapiatee, p. 311-71 [Le cabreo et laplatea sont des polyptiques ou do-
cuments de propriété religieuse dans le sud de l'Italie. Intéressant pour
l'histoire des biens ecclésiastiques]. — Bertolini (Pietro), Le Conseil
privé en Angleterre, p. 453-89 [Son rôle semble devoir aller en augmen-
tant, le mouvement démocratique accentuant l'ingérence de TEtat et
nécessitant plus de surveillance à mesure que tes classes supérieures
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PUBLICATIONS NOUVELLES. 263
sont expulsées du gouvernement local]. — Porrini (R.), La juridiction
administrative et le recours pour excès de pouvoirs, p. 499-566.
T. XLIX (juillet-décembre 1892). — Ooviello(Nicola), La superficie,p.3-
195 [Étude volumineuse sur le droit de propriété et les diverses formes
possibles de superfices , y compris les bancs d'église et les loges de
théâtre]. — Bertollnl (Pietro), Le Conseil d'État en France, p. i96-236
[L'un des organismes les plus solides et les mieux justifiés de Tadmi-
nistration française. C'est grâce à lui que nous jouissons d'une sorte
d'équilibre qui remédie au défaut de stabilité, et que, si les révolutions
sont faciles en France, les réformes heureusement y sont très difficiles],
- Siotto-Pintor (Manfredi), Des origines et du développement du droit
détester chez les Romains, p. 237-68 [L'auteur se propose de montrer»
contrairement à l'opinion courante, que le droit de tester a subi, chez les
Romains, une évolution aussi lente que chez les autres peuples]. —
Slmonoelll (Vincenzo). La sous-location et la cession de bail, p. 269-282.
-Longo (Filippo), L'action contre le fictus posaessor en droit romain et
italien, p. 289-368. — Gemma (S.), Condition juridique des étrangers
dans le passé et dans le présent, p. 369-454. [Très intéressant, en ce
moment surtout où la question des étrangers revient à l'ordre du jour
à cause de leur concurrence économique. Conclut à la nécessité d'assi-
miler l'étranger et le citoyen au point de vue de la jouissance des droits
civils]. — Vaturl (Vittorio), La théorie de Voperh novi nuntiatio en droit
romain, p. 499-541. — Tamassia (Nino), Le mariage dans les poèmes
d'Homère, p. 542-66. S. D.
II» — Publicfttionift. nouvelle».
Code manuel de droit InduAtrlel, par Maurice Dufourman-
TELLE, avocat à la cour d'appel de Paris, docteur en droit. Paris, Giard et
Brière, 1893, in-18, 264 pages. — M. Dufourmantelle, qui avait publié
l'an dernier un premier volume de ce manuel, poursuit son œuvre et
nous en donne un second. Le premier comprenait, nos lecteurs peuvent
s'en souvenir, la législation ouvrière, c'est-à-dire celle qui concerne le
louage de service et ses annexes. La question est autre cette fois, il s'agit
dans le second ouvrage des Brevets d'invention et de la contrefaçon. Notre
auteur traite d'abord en quelques pages du principe de la propriété
industrielle; doit-il être reconnu et garanti par la loi?* Certains écono-
mistes ou auteurs éminents disent non ; d'autres disent oui. M. Dufour-
mantelle est de ces derniers et je l'en félicite. Voilà le principe établi :
comment la loi en a-t-elle réglé l'usage? C'est le sujet de l'ouvrage où
l'on trouve, avec la loi même, les principales décisions de jurisprudence
dont l'importance est si grande en pareille matière. La part faite à la
législation étrangère se borne à l'examen des conventions internatio-
nales passées entre notre pays et quelques autres,et des tentatives d'en-
tente faites pour assurer au dehors le droit de propriété industrielle de
DOS nationaux. M. Dufourmantelle n'a pas cru pouvoir, comme il avait
fait dans son premier travail, exposer les diverses législations étrangères;
ie sujet eût été trop vaste ; restreint à la France il reste suffisamment
étendu en même temps que l'ouvrage a quelque chose de plus immé-
diatement pratique. Le présent travail contient un appendice qui n'était
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i(>4
BIBUOGHAPUIE.
pas dans le premier volume, c'est le texte des lois sur les matières et
celui des diverses coivveuUons internationales. On trouve encore une
table analytique ; c'est une addition de détail, mais un détail si utile
qu'il vaut la peine d'être mentionné. Hubbrt-Valleroux.
De la division du travail social, par Emile Durkueim, chargé
d'un cours de science sociale à la Faculté des lettres de Bordeaux;
i vol. in-8° de la Bibliothèque de philosophie contemporaine ; FéHx
Alcan, 1893, ix-471 p. — L'auteur définit son but dès les premiers mots
de la préface : « Ce livre est avant tout un effort pour traiter les faits de
la vie morale d'après la méthode des sciences positives » et étudie la
division du travail social dans sa généralité : liv. I,Fonc^ton de la division:
méthode pour la déterminer, solidarité mécanique ou par similitudes,
solidarité due à la division du travail ou organique, prépondérance pro-
gressive de celle-ci et ses conséquences, solidarité organique et solida-
rité contractuelle ; liv. II, Caitses et conditions : les progrès de la division
du travail et ceux du bonheur, causes, facteurs secondaires, indéter-
mination progressive de la conscience collective, hérédité, consé-
quences ; liv. m, Formes anomales .-division du travail économique, division
du travail contrainte, autre forme anomale, conclusion. En avançant
dans rhistoire, les croyances et les pratiques communes, religieuses et
autres, s'affaiblissent et ne sont plus sociales, c'est-à-dire capables d'as-
surer la cohésion des sociétés. La solidarité résulte de la division crois-
sante des fonctions sociales et de la dépendance mutuelle qui en est le
résultat. Cette solidarité s'accroît avec la personnalité des individus et
ainsi Tunité du tout se renforce en même temps que Tindividualité des
parties. Socialisme et individualisme se développent parallèlement. Mais
il est de toute nécessité que les règles juridiques et morales détermi-
nent les rapports des fonctions divisées, Ici M. Durkheim étudie les
questions graves: il établit que les relations du capital et du travail
doivent être réglementées assez sagement pour rendre égales entre
tous les conditions extérieures de la lutte. Il explique les transforma-
tions morales par les changements qui se produisent dans le milieu
social. La méthode est inductive et les preuves d'ordre expérimental. Il
y aurait fort à critiquer, mais encore plus à louer, et la lecture de cet
ouvrage ne peut que profiter aux esprits assez éclairés en ces matières
pour ftiire le départ entre le bon etle mauvais.
Le Gérant : C. Treiche.
Paris. — Imprimerie F. Levé, rue Cassette, n.
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LES GRÈVES D AMIENS
La ville d'Amiens, différente en cela de bien d'autres villes indus-
trielles, n'avait pas eu de grèves depuis plusieurs années (depuis
1888). Elle vient d'avoir de février à mai une série de grèves poi^
tant sur des professions très différentes, qui se sont produites sous
des prétextes divers, mais dans le même temps, avec des procédés
fort semblables, et ont amené certains résultats particulièrement
fâcheux. Il a paru utile à la Société d'Ëconomie sociale de feire une
élude de ces grèves, de leur origine, de leur caractère et de leurs
effets, elle a bien voulu me charger de ce soin.
Pour répondre à son désir, j'ai fait à Amiens un séjour un peu
bref, mais qui a été bien employé à interroger les personnes pouvant
me renseigner, patrons et ouvriers en cause (même les meneurs),
ou témoins des faits sans y avoir été parties elles-mêmes,
ainsi qu'à rassembler les documents que je comptais employer
ensuite. C'est le résultat de ces recherches que je donne ici. Mes
confrères de la Société et les lecteurs de cette étude y trouveront,
je pense, à réfléchir, et quelques-uns peut-être à apprendre. Quant
aux habitants d'Amiens qui ont bien voulu me fournir les éléments
de ce travail, je ne fais, en les remerciant, que m'acquitter d'une
manière très imparfaite des obligations que je leut* ai. Je crains
seulement de ne point les contenter, soit parce qu'ils semblaient
se faire de cette enquête une idée très haute que mon étude n'éga-
lera pas, soit parce que chacun d'eux a sur la situation et sur les
faiLs dont je vais m'occuper une opinion arrêtée qu'il sera surpris
souvent de ne point retrouver. Je les prie de considérer que c'est
Tinévitable effet d'études de ce genre et que toutefois en fournis-
sant des faits et même des appréciations à l'enquête, ils ont été les
véritables auteurs des services qu'elle pourra rendre.
3
^'^i
1. —Les industries d'Amiens
Amiens compte quatre industries principales : le tissage, la tein-
ture et apprêts, la cordonnerie, la confection.
Le tissage est de toutes ces' industries la plus ancienne, et le pro-
duitieplus fabriqué est le velours de coton. La première manufac-
L\ Réf. Soc, 16 août 1893. 3» Sêr., t. VI (t. XXVI col \ 18.
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\
:2()0 LKS liHKVKS d'ami i:.\s.
ture a été établie par privilège roy»l en 1765 et pendant plus d*un
siècle la ville d'Amiens a fait seule le velours de coton, soit pour
meubles, soit surtout pour vêtements.^ Aujourd'hui des fabriques
concurrentes ont été élevées à Rouen, Ourscamp,Mareuil, Pont-de-
Metz. Malgré cela c'était, au moment de la grève, une industrie
florissante occupant environ 4,000 personnes, hommes, femmes
et enfants ; les chômages étaient presque inconnus. Le travail se
faisait presque uniquement en fabrique, les petits ateliers ayant
disparu pour faire place à de vastes usines occupant jusqu'à 700 et
800 personnes.
11 y a encore des tissages de laine et de toile, mais qui ont dans
les manufacturiers de Roubaix des concurrents redoutables. On
fait aussi la toile d'emballage et les sacs en toile, mais ce sont des
articles très bon marché et qui ne peuvent rétribuer que faiblement
la main-d'œuvre.
Quant à la « teinture et apprêts »*, c'est une sorte de complément
de l'industrie du velours, puisque c'est surtout le velours de coton
qui est teint et apprêté dans les divei*ses maisons d'Amiens. Ici pas
de travail à domicile, tout se fait à l'usine et, comme pour le tissage,
les grandes maisons remplacent le petit atelier d'autrefois, les
moteurs mécaniques augmentent en nombre et en importance. Le
• personnel des teinturiers est presque tout masculin.
Teintures et lissage de toile ou de laine n'occupent pas ensemble
autant d'ouvriers que la seule industrie du velours.
La cordonnerie ne se fait en grand que depuis quarante à qua-
rante-cinq ans. Amiens est l'un des endroits de production, mais
non le seul, et il y a entre les divers centres de production une
concurrence très vive qui tend comme toujours à déprimer les
prix, la lutte portant moins sur la qualité que sur le bon marché
des articles. Le travail se fait en atelier pour la coupe et certains
finissages, à domicile, pour le travail courant, et se paie : celui
fait dans les ateliers à la journée, et celui fait à domicile à la
tâche. La cordonnerie occupe des hommes et des femmes, mais
surtout des hommes. Le nombre total est très variable ; on l'estime
à 2,000 ou 2,500 environ. 11 y a neuf fabriques, dont trois impor-
tantes (l'une d'elles occupe près de 650 personnes) , et un grand
nombre de petites maisons qui vendent surtout la chaussure con—
fectionnée.
La confection des vêlements ne remonte pas à plus dune quaran--
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LES GREVES I) AMIENS.
267
laine d'années à Amiens, mais elle s'est fort développée, car elle
occupe au delà de 3,000 personnes, presque toutes femmes. La
coupe se fait en atelier, et par des hommes ; le travail est exécuté
à domicile par des femmes. II ne faut pas croire que les confection-
neurs se bornent à produire des vêtements tout faits; ils travaillent
aussi pour les tailleurs sur mesure. Ceux-ci envoient l'indication
des pièces à faire, TétofTeet les mesures. Avec cela, le vêtement est
coupé et donné à des ouvrières qui l'exécutent chez elles. Je
demandai à l'un de ces confectionneurs s'il travaillait ainsi
pour les tailleurs d'un ressort immédiat ou pour ceux même assez
éloignés. « Je travaille, me disait-il, pour la France entière ; j'ai
des clients jusque dans le Midi et je viens de donner à faire un
vêlement sur mesure pour Draguignan. Au besoin nous envoyons
pour l'essayage, et on retourne la pièce pour la finir; la célérité et
le bon marché des transports nous permettent de faire cela. »
Que de gens des départements de l'Est, de l'Ouest et du Midi se
font habiller sur mesure par un tailleur de leur localité, sans se
douter que leurs vêtements sont coupés et taillés dans la ville
d'Amiens.
On comprend que ces confectionneurs ne peuvent avoir de tels
clients que parce qu'ils leur font des conditions très avanta-
geuses, c'est-à-dire des prix très bas. De même pour les vêtements
tout faits; la concurrence de Lille et des villes du Nord oblige à
baisser les prix et c'est ce qui arrive constamment dans l'industrie
moderne. De là.aussi cette tendance de l'industrie à émigrer dans
les campagnes. La chose serait difficile pour certaines confections
qui doivent être exécutées assez vite, mais pour les vêtements tout
faits, pour la chaussure commune, c'est fort possible et beaucoup
de chaussures se font déjà à la campagne. Les usines, elles aussi,
tendent à s'y transporter.
Il faut à ces quatre grandes industries ajouter celles qui se trou-
vent naturellement en une ville de plus de 80,000 habitants : indus-
tries de l'alimentation, du bâtiment, des transports, etc. On estime
que, sur les 83,000 habitants d'Amiens, la population ouvrière peut
représenter ^5,000 personnes environ, non compris la population
laborieuse qui dans les campagnes travaille au compte des indus-
triels d\\miens.
Il convient, avant de parler de la grève, de marquer davantage?
la physionomie des patrons et des ouvriers.
!|
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Google '^
"2(18 LES GRÈVES UAMIENS.
Lespatrmis, — On ne trouve poiul d'ordinaire dans les patrons
amiénois ces dispositions hardies et novatrices très apparentes
chez ceux de Roubaix par exemple, qui agissent tout à l'américaine.
La plupart de ceux d'Amiens ont succédé à leur père ou à leur
beau-père et ont hérité de ces traditions laborieuses et réglées qui,
selon l'ancien axiome, « font les bonnes maisons ». Ils suivent par
nécessité, mais sans empressement et sans ardeur, loin de k
précéder, ce mouvement qui donne â Tindustrie comme au com-
merce niodernes des allures à la fois grandioses et désordonnées ;
visiblement, ils préféreraient la marche plus mesurée, plus lente
et plus sôre, quoique moins productive, de l'industrie ancienne.
F:{eaucoup d'entre eux ont gardé l'ancienne coutume d'habiter
auprès de la fabrique et de travailler dans un bureau d'une simpli-
cité extrême; quelquefois, mais rarement, la femme du patron tient
encore la caisse (1; et est en état de continuer ses affaires, s'il
meurt le premier et ne laisse pas d'enfants en âge de lui succéder.
La mode anglaise d'avoir son habitation loin de l'atelier et d'aimer
à y trouver le confort moderne se répand à Amiens comme ailleurs,
mais il n'y a dans l'aisance des patrons, même des plus grands,
de ceux qui occupent jusqu'à 500 et 700 ouvriers (il y a beaucoup
de petits patrons qui en ont de 20à50),rien d'excessif ni d'éclatant.
rien enfin qui fasse contraste avec le sort de l'ouvrier. Les maisons
même riches d'Amiens sont sans ornement extérieur, les voiture»
de maître sont très rares et les fêtes somptueuses inconnues,
extérieurement, il n'y a rien qui différencie très profondément les
diverses conditions.
Les ouvriers, — Quel est leur salaire? C'est la première question
qu'on se pose lorsqu'on s'occupe de la classe laborieuse. Et tous
ceux qui se sont livrés à cette recherche savent combien la réponse
est diificile. Demandez, soit aux ouvriers, soit aux patrons^ et
(1) Cette coutume, qui s'efface maintenant, était générale en France autrefois,
et il n'est pas sans intérêt de rappeler ce que dit à ce propos un écriTain qui n*a
que le mérite de la description, mais qui Ta et qui a écrit sans se douter de l^m-
portanco qu'aurait son livre. 11 s'agit de Mercier qui, peu d'années avant la Révo-
lution, faisait, sous le titre de Tableau de PanSf une description curieuse de la
capitale et de ses habitants.
tf II est, écrit-il, une classe de femmes très respectables, c'est colle du second
ordre de la bourgeoisie : attachées à leurs maris et à leurs enfants, soigpieuses
économes, attentives a leurs maisons, elles offrent le modèle de la sagesse ot du
travail. Mais ces femmes n*ont point de fortune, cherchent à en amasser, sont
peu brillantes, encore moins instruites. On nr les aperçoit paîi, et cependant elles
sont à Paris l'honneur de leur sexe. »
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LES GHÉVES D*AM1E.\S. 269
d'abord vous aurez assurément celte réponse : u Uh ! cela dépend
beaucoup, il y a bien des catégories d'ouvriers; il y a bien des
salaires divers. « Lorsque, à force d'insistance, vous finissez par
avoir des prix, il y a souvent contradiction entre ceux qui sont
indiqués par l'ouvrier et ceux que vous donne le patron. C'est sur-
tout lorsqu'il s'agit du travail à façon qu'il est impossible d'avoir
rien de certain. Ainsi, je visite chez lui un ouvrier cordonnier
(j'en ai visité plusieurs, je prends celui-là comme exemple), il fait le
soulier napolitain très fort, à semelles couvertes de grands clous.
«Combien gagnez- vous? — Les souliers sont payés 18 francs la
paire : on me remet la partie supérieure et la semelle, je fournis le
reste, à savoir les chevilles et les clous, ce qui peut aller à 0 fr. 75
la fourniture par paire. — Alors il vous reste pour vous 0 fr. 75?
Justement. — Et combien vous faut-il de temps pour faire la
douzaine? — Je fais en moyenne deux paires et demie par jour. »
Ces réponses, bien entendu, ne sont obtenues qu'après beaucoup
d'insistance de ma part, beaucoup de circonlocutions de l'ouvrier.
H fait remarquer que le cordonnier est plus ou moins habile, en
sorte qu'on ne peut donner de moyenne, que les semelles sont plus
ou moins bien coupées, ce qui accroît ou simplifie le travail, que le
cuir est plus ou moins bon : même résultat ; que les diverses mai-
sons donnent des prix assez sensiblement différents. Il ressort
pourtant de son dire qu'il gagne environ 2 francs par jour.
Le patron auquel je m'adresse ensuite (sans nommer Touvrier
bien entendu) conteste absolument ces dires. Il convient du prix de
façon, 18 francs, mais soutient que les fournitures coûtent bien
moins que prétend l'ouvrier et que s'il fait seulement deux paires
et demie en un jour, il est exceptionnellement malhabile. Le
contremaître, appelé, affirme que la douzaine de napolitains retnise
à un ouvrier, est souventrapportée achevée 48 heures après, ce qui
donne, déduction faite des fournitures, des journées de 5 à6 francs.
II reste à savoir si ceux qui font cela ne sont pas exceptionnelle
ment adroits, s'ils ne se font pas aider par leur femme ou même
pnr un compagnon, et enfin combien de temps ils travaillent par
jour. Les chiffres publiés par le syndicat des patrons, lors de la
grève, donnent pour les cordonniers (hommes) travaillant chez eux
de 4 à 5 francs par jour, et pour les piqueuses travaillant à domicile
*le :i à 4 francs. D'autre part, plusieurs cordonniers de diverses
spécialités que j'ai visités affirmaient qu'avec de très longues jour-
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r^
tiTO LES GKÈVES d'aMIENS.
nées, ils arrivaient difficilement à gagner 3 francs. 11 y a donc con-
radiction entre les dires des ouvriers et ceux des patrons, sans
qu'il soit possible, pour qui n'est pas du métier, d'indiquer la
vérité.
Un exemple de la difficulté d'arriver à une solution : Dans une
brochure anonyme parue à Amiens sous ce titre : Les grèves cCAmimu,
étude impartiale, l'auteur, un catholique de l'école de M. de Mun, cite
ce fait que si les coupeui's de cuir ordinaires gagnent souvent
30 francs par semaine et vont à 37 et 38, en revanche les coupeurs
au maillet ne gagnent que 15 francs par semaine, soit 2 fr. 50 par
jour, pour une besogne très pénible. Mais il néglige d'ajouter que
ces coupeurs au maillet sont- en très petit nombre et sont des
hommes de peine qui, n'ayant pas de connaissances techniques,
font encore à la main un travail qui est fait maintenant par des
procédés mécaniques.
Quant aux confectionneuses, les salaires sont naturellement très
bas, puisque ce sont des salaires de femmes et qu'un travail qu'on
peut faire chez soi est toujours recherché. D'après un patron que
j'interroge, une ouvrière médiocre pourrait gagner 2 fr. 25 par
jour. Le Progrès dé laSomme^ journal opportuniste qui, pendant la
•grève, a é\îté, tout en donnant des nouvelles, de se prononcer ni
d'un côté, ni de l'autre, assurait (n° du 14 avril) « d'après une per-
sonne fort au courant de cette industrie », que les confectionneuses
gagnaient de 1 fr. 50 à 6 fr. par jour, en moyenne de 2 à 3 francs.
— D'après les ouvrières, ce serait beaucoup moins. Une « famille
de confectionneuses », écrivait à la Chronique picarde de la Croix
(n* du 12 février) pour affirmer que le gain annuel ne dépasse pas
de 300 à 450 francs par membre pour 300 jours de travail : 1 franc
à 1 fr. 50 par jour. J'ai interrogé plusieurs confectionneuses dont
deux étaient d'habiles ouvrières, connues comme telles parmi leurs
camarades, elles paraissaient sincères. La première accusait un
salaire de 2 fr. 45 par jour environ, en travaillant depuis quatre ou
cinq heures du matin et prenant seulement deux ou trois heures
pour son ménage. Mais il faut déduire 0 fr. 45 de fournitures el
l'amortissement de la machine à coudre qui se paie 200 francs
comptant ou 225 francs à terme. Le dire de la deuxième était ana-
logue. Toutes deux (et d'autres avec elles) se plaignaient du long
temps qu'il fallait perdre pour porter et retirer l'ouvrage, el aussi
de la partialité des « distributeurs » de travail. Il y a en eSet, une
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I.KS tîHKVKS d'aMIKNS. '11 \
grande difTérence dans le prix de travaux assez semblables. Ainsi
la façon d'un pantalon de drap soigné se paie, nous disait la pre-
mière de ces ouvrières, 50 ou 55 centimes,et la façon d'un pantalon
commun tombe à 25 et même 20 centimes, or il ne faut pas deux fois
plus de temps pour faire le premier que pour faire le second (elle
avait fait ^ pantalons dans sa semaine). Certaines pièces de vête-
ments sont avantageuses, d'autres non. Le distributeur devrait
répartir d'après l'habileté, il distribue souvent à la faveur et la
faveur a parfois des motifs dont la morale se trouve fort mal. Ici,
encore, ouvrières et patrons sont « contraires en fait ».
A cùté de ces faibles salaires de femmes, on en trouve d'assez
élevés; les coupeurs (hommes) gagnent facilement 6 francs par
jour.
11 y a moins d'incertitude dans les salaires des tisseurs et des
teinturiers parce qu'ils travaillent à l'usine, quoiqu'il y ait une
grande diversité, non seulement suivant les usines, mais dans le
même établissement, à cause de la différence des occupations.
Pour le tissage, MM. Cosserat, qui occupent 750 ouvriers et
ouvrières (300 hommes, 400 femmes, 50 enfants), disent que les
salaires (presque tout le monde est à la tâche) sont de 3 à 4 francs ;
certains spécialistes arrivent à 5 et 6 francs. M. Cocquel qui occupe
500 personnes, donne les mêmes chiffres; la moyenne serait de
3 fr. 50 environ pour les hommes et les femmes. Elle est un peu
moins élevée à la Société industrielle Unière (P Amiens qui occupe
800 ouvriers (hommes ou femmes) : 3 francs à 3 fr. 50 pour les
hommes, et pour les femmes de i fr. 75 à 3 francs, bien que quel-
ques-unes arrivent à dépasser 4 francs.
Pendant la grève, les ouvriers ont donné dans les réunions
publiques qui se sont tenues alors des chiffres différents, mais
applicables à des maisons de tissage autres que celles ci-dessus.
Ainsi, ils ont afQrmé que dans une maison de tissage (Briaux-
David] les salaires des femmes étaient de 6 à 12 francs par semaine.
— La brochure sur les grèves d'Amiens (dont les divers patrons que
j'ai vus contestent d'ailleurs les assertions) cite une maison de tis-
sage secondaire qui donnait 12 à 15 francs par semaine aux
hommes, 6 à 9 francs aux femmes. H faudrait entendre ces pa-
trons, et si les chiffres cités étaient exacts, il y aurait seulement ce
fait très possible que quelques maisons donneraient des salaires
fort bas. Encore faudrait-il savoir si ces salaires n'étaient pas
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p
272 LES r.RÈVES d'amiens.
\- relevés par des primes, ce que Ton omet presque toujours de
i:* faire entrer en ligne de compte.
1-. Pour la teinture, il se serait produit un phénomène assez rare.
^' si Ton prend Tensemble des salaires en France, mais qui, d'après
^ les affirmations des ouvriers, ne serait pas, à Amiens, particulier à
l ' cette seule industrie, car on le relève dans la cordonnerie et la con-
fection : les salaires auraient été en diminuant. Le principal meneur
de la grève des teinturiers, le citoyen Boucher dit Doudelet, me
disait que les salaires qui étaient en moyenne de 18 à 21 fr. par
semaine, soit 3 francs à 3fr. 50 par jour en 1879, étaient tombés
depuis à 16, 14 et même 12 et 11 francs, sauf dans deux maisons
où ils étaient restés à Tancien taux. Les patrons contestent; ils
affirment que les salaires de 18 à 21 fr.,soit de 3à 3 fr. 50 par jour,
, sont les salaires ordinaires, et qu'il n'y a au-dessous que les salaires
des femmes (elles sont en très petit nombre) et celui des soulous qui
sont plutôt des hommes de peine que des ouvriers techniques.
Ces zoulous, que Ton m'a montrés dans les teintureries, sont sim-
plement des hommes qui trempent leurs mains dans les baquets
de couleurs et, par suite, les ont toujours, même après lavage, de
couleur foncée, à la difTérence de leurs camarades dont les mains
ne font pas voir la profession.
Et ici, je veux, en passant, citer ce fait. Un patron teinturier
avouait devant moi qu'il avait plusieurs fois, — croyant bien faire,
— délivré à des ouvriers (des zoulous sans doute) des certificats
constatant qu'ils touchaient chez lui un salaire inférieur au véri-
table, tt Que voulez-vous, disait-il, ces gens étaient chargés d'en-
fants, ils désiraient avoir des secours du bureau de bienfaisance et
ils me demandaient un certificat en conséquence. C'est chose qui
ne se refuse pas, car elle ne coûte rien. » Seulement, ce que le pa-
tron n'avait pas prévu et ce qu'il constatait avec ennui, c'est que
lesdits certificats, après avoir servi à tromper les administateurs
du bureau de bienfaisance (ce qui lui semblait sans importance),
avaient été remis au syndicat ouvrier, lequel vis-à*vis de la presse
s'était empressé de s'autoriser d'un pareil document qui consta-
tait, par la déclaration même d'un patron, combien les salaires
étaient faibles dans la profession.
Les salaires amiénois sont assurément faibles si on les compare
à ceux do Paris, mais aussi lesdépenses sont bien moindres. Ainsi la
question du logement est aujourd'hui la grosse diflicul té et la grosse
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LKS GRKVKS h'aMIENS. 273
r
■ dépense de l'ouvrier des villes; jadis c'était la question du pain :
■ sera-t-il cher ou bon marché? Aujourd'hui le prix du pain est assez
I lixe et très bas, les logements sont devenus la partie difficile et
I onéreuse de l'existence pour les ouvriers. Or ceux d'Amiens sont
I incomparablement mieux logés que ceux de Paris. Songez qu'à
Amiens chaque ouvrier a sa maison ; ce sont de très petites mai-
sons, quelquefois ce sont des parties de maison, chacun occupe
une aile, mais il Ta entière, du haut en bas. L'ancienne maison
ouvrière d'Amiens se composait de deux pièces : une en bas, assez
vasle, cuisine, salle à manger, atelier, et une autre au-dessus,
mansardée, servant de chambre à coucher. Les maisons modernes
sont plus élégantes, plus hautes de plafond et l'unique pièce d'en
bas est remplacée par deux, dont une sert de cuisine. Ces loge-
ments se louent de 3 à 4 francs la semaine. J'ai vu même des mai-
sons comprenant, outre un premier non mansardé, un grenier où
Ton couchait. Ces maisons étaient ordinairement propres; quel-
ques-unes même tenues avec élégance, bien supérieures en tous
cas aux logements resserrés et malsains que la plupart des ouvriers
de Paris paient si cher. Et pourtant on trouvait là des ouvriers et
ouvrières à salaire minime. Comment peuvent-ils avoir des inté-
rieurs aussi confortables, des vêtements décents et une vie enfin
qui paraît suffisante ? C'est que, d'abord, il faut joindre le salaire
de l'homme et delà femme, quelquefois des enfants, et que, de
plus, les familles sont peu nombreuses. Dans les maisons que je
visite, il y a un ou deux enfants, rarement trois ou plus (1), quelque-
fois il n'y en a pas du tout, et cette faible natalité est ordinaire
dans la région. Quelle différence avec la prolifique race tlamande!
IVailleurs si les Picards avoisinent les Flamands, ils ne leur res-
semblent guère. On en aura la preuve.
Ce qui frappe encore est l'esprit d*épargne dont on trouve d'é-
tonnants exemples dans cette population, si peu rétribuée. Ainsi
W. Cosserat avaient établi dans leur maison une caisse d'épar-
gne pour leurs ouvriers; au moment delà grève, ils avaient ainsi
pius de 60,000 francs et avaient à plusieurs reprises acheté pour les
^Jéposants, et sur leur demande, des titres de rente. En outre beau-
(1) Une famille d'ouvriers à salaire moyen qui a quatre enfants dont aucun ne
^*^c est forcément au-dessous de ses affaires, c'est-à-dire qu'elle ne peut se
suffire avec le salaire de son chef ; voilà ce que l'on me disait à Amiens, et c'est
exactement ce qui m'avait été dit il y a vingt-quatre ans à Reims où les salaires
sont îinalogues à ceux d'Amiens.
V
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J^'^"
"IIA LKS «iKKVKS n'AMIKNS.
coup de leurs ouvriers déposaient à la caisse de rfilal. Us avaient
construit une trentaine de maisons qu'ils louaient aux. ouvriers
à bon marché (2 fr. 50 à 3 fr. 50 par semaine) et qui étaient par
suite très recherchées. Résolus à s'en défaire au moment de la
grève, ils firent annoncer qu'ils étaient décidés à les vendre à leurs
ouvriers seulement, à raison de 3,000 francs Tune, dont moitié
payée comptant. Ces conditions avaient été mises pour limiter le
nombre des offres ; or, pour une trentaine de maisons, il y eut plus
de soixantes demandes, c'est-à-dire plus de soixante ouvriers qui
offraient de payer comptant 1,500 francs ou plus et de s'engager
pour le reste.
L'ouvrier picard est paisible, tous ceux avec qui j'ai causé avaient
des formes et de la politesse, il n'a pas les terribles colères du Fla-
mand et, pendant plusieurs semaines de grève, il n'y a pas eu
d'agression contre la troupe ou contre les agents, il n'y a même eu
à leur égard que peu d'injures; injures et violences ne se sont
guère produites que contre les camarades qui travaillaient. C'est
qu'il y a dans ces populations un respect remarquable de la loi ou
de ce qu'ils croient être la loi, et de ses représentants. D'ailleurs on
retrouve en eux ce qui distingue les modernes populations ou-
vrières : d'abord l'oubli des traditions, — quelques coutumes exté-
rieures restent encore, j'ai vu le soir de la Saint-Jean des feux de
joie s'allumer dans les carrefours même d'Amiens et chaque quar-
tier avait le sien; de même les tirs à l'arc et à l'arbalète sont flo-
rissants — mais le fond des sentiments s'etface. Les croyances
religieuses se perdent de plus en plus et il en résulte une indiffé-
rence profonde au point de vue des mœurs; une extrême mollesse
de caractère et une lâche disposition à plier devant le vouloir du
nombre, sans chercher ce qu'il vaut; ensuite peu de franchise et de
faciles capitulations de conscience.
Ce n'est point d'ailleurs que cette population soit socialiste ; elle
ignore les doctrines qui ne se trouvent que chez quelques meneurs
appartenant au parti ouvrier et n'en a pas l'esprit. J'ai entendu des
ouvriers, hommes et femmes, qui avaient joué un rôle actif pen-
dant la grève, avaient même été délégués, parler des patrons sans
amertume, tenant leur rôle pour utile et trouvant juste qu'ils
eussent leur bénéfice sur la valeur du produit. Il n'y avait
dans leurs paroles, à l'endroit du patron, ni hostilité, ni affec-
tion. A part une seule exception, chacun, employeur ou ouvrier,
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LES GRKVKS D AMIK.NS. 2i.)
vit de son coté et paraît trouver bon qu'il en soit ainsi (i .
Quant aux relations à l'atelier, elles sont bonnes d'ordinaire et
voici un exemple que me citait M. Denicourt, sous-directeur de la
Société anonyme Imière d'Amiens, Une importante commande de toile
à sacs nous était proposée, mais à un prix qui ne nous permettait
pas de donner à nos ouvriers le salaire ordinaire. Nous les réunis-
sons et leur faisons connaître Tafifaire; ils acceptèrent d'exécuter
cette commande à un moindre salaire que l'habituel. Voilà assuré-
ment une population peu disposée à la grève, et à l'exception de
l'explosion violente qui se produisit à l'usine Cocquel, il y a cinq
ans, à la suite d'une diminution de salaire, Amiens n'avait pas eu de
grève. Comment la dernière crise a-t-elle éclaté?
H. — Les origines de la grkve
C'est au commencement de février que se produisit la première
grève dans les deux maisons de tissage Hagimond et Mouret. Les
oavriers n'en avaient pas eu l'idée, on la leur avait soufflée et c'était
un syndicat qui avait fait cette œuvre.
11 faut ici ouvrir une parenthèse pour indiquer que la ville
d'Amiens avait alors, d'après YAfinuaire (officiel) dss syndicats, pu-
blié en novembre 1892 et donnant la situation au 31 juillet, huit
syndicats ouvriers accusant de 20 à 350 membres l'un.
Sur ces huit syndicats, quatre avaient leur siège 97, rue Saint-
Leu, dans un débit tenu d'abord par un ancien ouvrier tisseur qui
avait dû vendre son établissement et reprendre du travail; ce
tisseur, nommé Alphonse Lefebvre, était depuis longtemps à la tète
du syndicat, et c'est lui qui fît déclarer la grève. Au point de vue
lactique, l'afTaire était bien engagée; le syndicat avait quelques
fonds en caisse, et l'une des deux maisons mises à Vindex (Mouret)
était dans une situation toute spéciale. Elle était conduite — ce qui
est une rare exception — non par le patron, mais par un direc-
teur, lequel sympathisait avec le syndicat et se laissait conduire en
lout par Lefebvre, contre-maître dans la maison où il avait fait
(f) Un syndicat mixte a été fondé pour réunir patrons et ouvriers des indus-
tries textiles. Il a eu peu de succès. « Les patrons mêmes ayant adhéré ne venaient
pas M, me disait l'un des organisateurs. 11 existe toujours, mais ne donne pas les
résultats qu'on en espérait.
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-*^ LES GKKVKS i/aMIENS.
iuimelire les principaux syndiqués. Le syndicat pouvait donc
considérer la maison Mouret comme étant à sa discrétion. Quant à
à M. Hagiinond, il espérait, pour diverses raisons techniques, le
faire capiLuler cependant.
li fallait un prétexte pour décider les ouvriers, car le syndicat
avait au fcmd peu d'adhérents, il avouait âOO membres sur
'S k i^OOÔ ouvriers de la profession. Le prétexte fut fourni par la
loi du 2 novembre 1892 sur le travail des femmes et des enfants.
On sait que cette loi a réduit à onze heures le travail des femmes et
à dix celui des enfants; or dans les tissages d'Amiens il y a une
notable proportion de femmes, si bien que les hommes ne peuvent
travailler seuls. Réduire à onze heures le travail des femmes était,
en bien des cas, réduire par suite et forcément le travail des hom-
mes : l'observation en a été faite au cours des débats, devant la
Chambre des députés, à quoi les députés socialistes ont répondu :
*i C'est justement ce que nous voulons et c'est un commencement;
nous arriverons à des journées légales encore moindres. »
Le syndicat invoqua ce prétexte : la loi exige la journée de onze
heures et nos patrons violent la loi, car chez eux on travaille
douze heures. H se garda bien de dire que la loi ne concernait que
les femmes. C'était se placer sur un très bon terrain ; se poser en
défenseur de la loi. Les ouvriers furent gagnés de suite et récla-
mèrent la journée légale, mais en ajoutant : nous voulons gagner
autant en onze heures qu'en douze, donc nous réclamons un nou-
veau tarif. Mouret, comme le syndicat l'avait prévu, céda très vite;
quant à llagimond, il résista : « Lorsque, disait-il, nos concurrents
d'Armentières et d'ailleurs auront aussi accepté la journée de onze
heures payée comme celle de douze, j'accepterai volontiers. » 11 n'est
pas exact, ajoutait-il, quoi qu'on ait dit, que les machines produisent
autant en onze heures qu'en douze. Il ne se refusait pas d'ailleurs à
examiner le nouveau tarif présenté par les ouvriers et il désigna
même deux arbitres qui se mirent en rapport avec MM. Dutilloy,
directeur de l'usine Mouret et Lefebvre, délégués du syndicat, mais
sans aboutir. Les ouvriers restèrent donc en grève et très heureux
d'y être, car le syndicat, grâce à ses réserves et grâce aux dons
des ouvriers des autres usines, pouvait leur donner 3 francs par
jour, c'est-à-dire, pour beaucoup, le salaire normal. « C'est un en-
gagement d'avant-garde, écrivait très justement la Chronique pi-
c-arde du H février, et on sait quelle influence ces genres de combat
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LKS (iHKVKS l>*AMIK.NS. , 277
odI sur le moral des troupes à la veille d'une grande bataille. »
Le syndicat ouvrier profila de Toccasion pour faire de nom-
breuses recrues : de 200 membres il passa à 1,200; quant aux pa-
trons, bien que se sentant tous menacés, ils ne purent s'entendre.
Aacun syndicat ne les unissait. « Il n'y a pas de ville, nous disait
un Amiénois, où il soit aussi ditïicile déformer des associations.
Même les sociétés pour des objets de récréation sont très difficiles
à organiser (i).» Le mal qu*il signalait ainsi n'est point particulier
à la ville d'Amiens, il est ordinaire en France oii une législation et
une administration répressives nous ont enlevé l'habitude de nous
associer, qui a été forte et féconde autrefois.
Bientôt le syndicat ouvrier s^atlaqua à une autre et plus impor-
tante usine, celle de M. Cocquel. Sur son incitation les ouvriers en
grève s'y portent en masse et entraînent leurs camarades qui ne
songeaient nullement à cesser le travail et dont le plus grand
nombre aurait voulu continuer. Alors, dira-l-on, pourquoi sont-ils
sortis? Les a-t-on contraints? Matériellement non, mais ce qui fait
le fond des ouvriers en France est l'absence complète de courage
et de caractère, c'est une disposition moutonnière à faire ce qu'ils
voient faire pard'aulres,à faire pièce au patron représentant l'auto-
rité: tout le monde a vu cela au collège; on trouve même disposition
chez les ouvriers qui ne sont que des enfants âgés. Il suffit pour
qu'ils abandonnent leur atelier, c'est-à-dire leur gagne-pain, de
quelques lazzis, de quelques injures incompréhensibles pour nous
qui sommes leurs compatriotes cependant et qui parlons leur
langue, mais qui exercent sur eux une surprenante influence. C/est
à celte sorte de pression qu'obéirent les ouvriers de la fabrique
Cocquel, ils se mirent en grève sans l'avoir souhaité.
Un pareil résultat était encourageant pour le syndicat; dans une
réunion tenue à l'Alcazar, il fait décider, ou plutôt Alphonse
Lefebvre qui, sous le titre de secrétaire, menait en efl*et le syndicat,
fait décider que l'on ira mettre en grève l'usine Cosserat. C'était à
elle surtout que le syndicat en voulait et voici pourquoi : c'est que
seule à Amiens elle avait des institutions patronales.
(i) On trouve pou rtant^ dans r/l?tnMaiVe rénumération de là syndicats patro-
naux d'Amiens, mais qui ne s'appliquent à aucune de?» p:i*andes branches d*in-
dastric, tissage, teinture, cordonnerie, confection.
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:i78 . LKs GKKvics d'amikns.
111. — La fabkivue Cosserat
MM. Cosseralel (Ils ont deux maisons: Tune située hors d'Amiens,
à Saleux, et Tautre à Amiens même, ou plutôt dans un faubourg
de r agglomération amiénoise (celui de Hem). C'est dans celte der-
nière maison comptant, comme il a été dit, 750 ouvriers, qu'avaient
été organisées les institutions patronales. Il y en avait quatre : la
caisse de secours, la caisse d'épargne, la caisse de retraites et la
société coopérative de consommation.
La caisse de secours donnait des soins et des remèdes en cas de
maladie; une sœur était spécialement affectée aux visites des
malades. Kilo donnait de plus des indemnités journalières pendant
la maladie 0 Cr. 60 ou i fr. 20 1. Elle était obligatoire et alimentée
par une retenue sur les salaires de 0 fr. 25 ou 0 fr. 40 par quinzaine,
suivant qu'il s'agissait de personnes ayant moins de 16 ans ou plus;
elle prolilail en outre de toutes les amendes encourues par les
ouvriers. Cette caisse de secours n'est pas unique à Amiens; il en
existe dans quelques autres maisons et par exemple à la Société
anonyme Unière, Les autres institutions au contraire n'existent que
dans la seule fabrique Cosserat.
La caisse de retraites fut organisée sur la demande des ouvriers.
Klle élall destinée à fournir des pensions de 150 à iOO francs. Il
fHlIail, pour y avoir droit, 15 ans de présence au moins et 65 ans
d'âge ou des infirmités rendant le travail impossible. Elle était
constituée par des cotisations de 0 fr. 25 par quinzaine pour les
ouvriers au-dessus de 16 ans et de 0 fr. 15 pour ceux de moins de
16 ans. Les employés et contre-maîtres payaient 0 fr. 35 par
quinzaine, mais la retraite était de iO % plus forte. Notez que ceux
qui quittaient la maison ne perdaient rien; on leur restituait toutes
les cotisations par eux versées, sans intérêt seulement. En doublant
son versement, l'ouvrier assurait une pension à sa veuve et à ses
enfants jusqu'à leur î\ge de 13 ans.
De plus, au moment où fut installée la caisse, MM. Cosserat, pour
en mieux montrer l'avantage, décidèrent qu'elle fonctionnerait de
suite, et pour cela ils ajoutèrent au &<?mque possédait la caisse de
secours et qui fit le premier fonds, ce qui était nécessaire pour
former un capital de 10,000 francs. Le tout fut approuvé par les
ouvriers qui eurent à voter sur les statuts et les acceptèrent. Dix
Jours après, on avait déjà un retraité qui touchait une pension de
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LKS liHKVKS d'aMIKNS. 279
150 francs par an, après un seul versement de 0 fr. 25. En deux ans,
on en avait quatre autres.
La caisse d'épargne était ouverte par MM. Cosserat aux verse-
ments des ouvriers à partir de i franc. Ils recevaient un intérêt de
5 % qui s*ajoutait au capital par quinzaine et donnait des intérêts
composés. Afin de mieux montrer ce que donnent des versement
accumulés, une table jointe aux statuts accompagnant tout livret
indiquait ce que procure un versement régulier. Ainsi on voit
qu*un versement de 3 francs par quinzaine, soit deux,sous par jour,
donne au bout d'un an 79 fr. 95 ; au bout de vingt ans. 2,643 fr. 55.
Lors des grèves, les dépAls s'élevaient, on Ta vu, à plus de
60,000 francs.
La société coopérative, érigée en 1889 sur la demande et encore
sur la demande écrite des ouvriers, n'était pas un économat, c'eat-
è-dîre un magasin patronal, institution certes très utile, mais qui
sent la tutelle, c'était une société conduite par les ouvriers eux-
mêmes. MM. Cosserat avaient fourni le local et servaient de ban-
quiers à la société, mais celle-ci leur tenait compte des intérêts.
Les achats des sociétaires se faisaient au moyen du livret qu'avait
chacun d'eux. Il indiquait ses demandes, recevait les objets avec
le livret débité et les achats étaient payés au moyen de retenues
faites sur le salaire de la quinzaine pour les denrées ; sur le salaire
de quatre quinzaines pour les vêtements, étoffes, meubles, usten-
siles de ménage, car la société avait décidé peu à peu d'étendre son
activité à ces divers objets.
La vente se faisait au prix du commerce local, ce qui avait été
décidé pour ménager ce commerce, mais les bénéfices se touchaient
chaque semestre et ils s'étaient élevés à environ 20,000 francs pour
Tannée précédente, bien que tous les ouvriers ne fussent pas adhé-
rents. Certaines familles touchaient ainsi un bénéfice de 80 à
100 francs par an. (Pour le dire en passant, c'est aussi le chiffre
moyen des bénéfices constatés dans les sociétés coopératives an-
glaises.)
Ces diverses institutions étaient administrées par un comité
formé de 6 ouvriers, 3 ouvrières et 1 employé, nommés par les
ouvriers et qui, sous le nom de délégués, formaient en quelque
sorte comme une représentation des ouvriers et ouvrières de l'usine.
Le patron s'était réservé le droit d'assister aux séances de ce con-
seil sans voix délibérative.
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^80 LKS (iKKVES d' AMIENS.
il est diilicile (le plus respecter l'indépendauce des ouvriers que
faisaient MM. Cosserat, puisqu'ils remettaient à ces ouvriers la con-
duite des institutions qu'ils avaient érigées dans leur intérêt. Mes-
dames Cosserat, de leur c«Mé, venaient à l'ouvroir, c'est-à-dire à la
séance où tous les mercredis la sœur chargée de voir les malades
réunissait les femmes des conlre-niaitres pour travailler à des
layettes et autres objets de lingerie pour les pauvres. Dans plusieurs
circonstances, des réunions intimes avaient lieu où se mêlaient
ouvriers et patrons, par exemple à l'occasion des arbres de Noël
offerts par le patron aux enfants des ouvriers.
On conçoit que l'usine Cosserat fût très recherchée. En dehors
même de ces institutions les salaires étaient relativement élevés et
les chômages presque inconnus; de 1889 à 4892, on avait travaillé
de ^290 à 300 jours par an. Les patrons recevaient donc des offres
nombreuses pour chaque vacance qui se présentait ; ils en pro6-
laient. pouvant choisir, pour prendre les gens mariés à l'exclusion
de ceux vivant en concubinage et pour préférer aux autres ceux
qui étaient connus pour avoir de la religion. Us avaient donc un
personnel d'élite qui plusieurs fois avait témoigné spontanément
de ses sentiments de reconnaissance et d'attachement; ils ne crai-
gnaient pas une grève.
Ht cependant, lorsque les grévistes se présentèrent en foule à
l'usine du faubourg de llem, les ouvriers de MM. Cosserat quit-
tèrent en masse leurs métiers et les suivirent. Les patrons furent
consternés; quel pouvait bien être le motif d'un mouvement si peu
attendu? Si les ouvriers avaient des griefs, ils pouvaient les indi-
quer; n'avaient-ils pas le conseil des délégués? Mais les délégués
ne parurent point et MM. Cosserat se trouvèrent en face du syndical
ou phit(*)t en présence de l'homme qui, sous le nom du syndicat.
parlait et décidait: Alphonse Lefebvre. C'était lui qui avait, comme
on a vu, ordonné la manifestation contre l'atelier Cosserat, lui qui
avait harangué le personnel pour l'engager à se mettre en grève.
Le syndicat, parlant par Lefebvre, réclamait d'abord la journée de
onze heures avec remaniement des tarifs pour conserver les
salaires. MM, Cosserat étaient tellement disposés à l'admettre que,
les ouvriers et ouvrières de Saleux ayant refusé de se mettre en
grève, malgré une visite des grévistes, les patrons leur accordèrent
de suite et spontanément la journée de onxe heures avec l'ancien
salaire de douze heures. Mais à Amiens, ils ne voulaient pas traiter
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LES GRÈVES D* AMIENS. ^i
avec le syndicat qu'ils ne connaissaient que par ses violences et qui
ne représentait pas leurs ouvriers (au moment de la grève, il avait
à peine quelques adhérents à Tusine).
Un rapprochement se fit pourtant : MM. Gosserat étaient tout
disposés à étendre à leur usine urbaine ce qu'ils avaient accordé
à Saleux. Les ouvriers acceptèrent de rentrer avec la journée de
onze heures et un nouveau tarff qui leur garantissait lancien
salaire, mais avant de rentrer et comme condition de leur retour
au travail ils exigeaient quoi? La suppression des institutions
patronales, c'est-à-dire des caisses de secours et de retraites
et de la société coopérative fondées cependant sur leur demande
et dont ils avaient pu apprécier les bienfaits. Comme il est difficile
de faire du bien aux gens malgré eux, MM. Cosserat ne purent que
répondre : « Réfléchissez, et mardi (jour de^la rentrée à Tatelier)
vous voterez librement. i>
Le vote eut lieu et donna :
Pour la suppression 552 voix.
Contre la suppression 76 voix.
En conséquence, les trois institutions furent supprimées et un
expert, désigné par le tribunal de commerce, sur la demande de
MM. Cosserat, fut chargé de liquider les Irois caisses.
J*ai tenté, bien entendu, de me rendre compte des motifs qui
avaient bien pu conduire les ouvriers d'abord à se mettre en grève
contre un patron auquel ils devaient tant et ensuite à demander
Tabolition de ces institutions dont ils tiraient des avantages réels.
Un reproche souvent adressé à MM. Cosserat est celui d'être
cléricaux, autrement dit catholiques, ce qui à Theure présente est
en effet très grave ; mais comme manifestement leurs ouvriers ne
s'en trouvaient pas plus mal, au contraire, on ajoutait quelquefois
qa*ils exerçaient en ce sens une pression sur ces ouvriers. Ls
Travailleur picard, organe à Amiens du parti ouvrier, affirmait que
dans le bagne Cossêrat (dans la feuille en question, tous les ateliers
prennent le nom de bagne) on exigeait des billets de confession et
l'assistance à la messe. Le témoignage naturellement est sans
aucune valeur, et je le rapporte à titre historique ; mais, pour être
fixé, j'ai tenu à poser la question à l'auteur de la grève, à celui qui
I l'a préparée et conduite et qui a fait voir, on en aura plus loin la
I preuve, un acharnement particulier contre MM. Cosserat; j'ai
; La E&r. Soc» 16 août 1893. 3* Sér., t. VI (t. XXVI wV. 19.
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^83 LES GBÉVBS d'aMIENS.
demandé à Alphonse Lefebvre: MM. Cosserat exerçaient-ils au point
de vue i^ligienx une pression quelconque sur leurs ouvners? £t il
m'a répondu : Non, aucune î Voilà donc un premier motif quelque-
fois allégué et qui ne vaut rien.
Les ouvriers se plaignent encore, m'a-t-il été dit, de ce que le
patron semble exercer un contrôle sur leur vie privée, en recher-
chant pour les admettre s'ils sont mariés on non (i), en préférant
ceux qui ont de la religion à ceux qui n'en ont pas. On retrouve là
cette idée très moderne, très fausse en même temps, mais très
enracinée chez l'ouvrier, que le patron n'a nuilen^nt à s'occuper
de la conduite morale de ceux qu'il emploie, il ne doit les connaître
qu'à l'atelier, à raison du travail qu'il leur demande, sans s'inquiéter
d'eux autrement. C'est la négation même de tout patronage et c'est
d'ailleurs le résultat où tendent les syndicats ouvriers actuels, au
moins le plus grand nombre. On ne doit pas être surpris qu'ils
répandent ces idées parmi les masses ouvrières (â), et, comme elles
flattent ce penchant secret de la jalousie et de la révolte qui est au
fond de la nature humaine — La Fontaine ne disait-il pas déjà :
Notre ennemi, c'est notre maître ?
penchant que la démocratie a si fort développé, il ne faut pas
être surpris de leur succ«^s. Là est, je crois, le vrai motif de la
conduite des ouvriers de l'usine Cosserat; les bienfaits et la solli-
citude du patron leur étaient un joug, ils ont voulu s'en affran-
chir (3).
(1) D'après le Travailleur picard^ si MM. Cosserat ne voulaient que des gens
mariés, e*e8t parce que « tout concubinage dénote chez ceux qui lo pratiquent
une certaine indépendance ».
(2) Tout en ajoutant d'aiJleurs que le patron est un homme dur, qui ne TOit
dans ses ouTriers que des instruments de production, qui n'a d'eux aucun souci
et ne s'en occupe plus une fois le rendement obtenu. Aussi les syndicats ne se
piquent-ils pas de logique ; il leur suffit de brouiller Touvrier et son patron et
tous- moyens leur sont boas pour cela.
(3) Voici une comparaison qu'il est impossible de ne pas faire : A côté de
l'usine Cosserat s'en trouve une analogue, celle do la Société anonyme linière.La.
grève y éclata aussi brusquement et pour le même motif. Les directeurs reçurent
alors la visite de gens étrangers à Tusine, disant parler au nom du syndicat.
« Kous ne connaissons, répondirent-ils, que nos ouvriers et nous ne voulons
raiter qu'avec eux.»> Malgré ce congé absolu, quatre jours après l'accord était fait
avec les ouvriers et avec eux seuls. Pourquoi les ouvriers de la Société anonyme
ont-ils montré une facilité que n'ont pas fait paraître ceux de MM. Cosserat? £^
voici peut-être la raison : il n'y avait dans Tusine de la Société d'autre instits*
iion patronale qu'une caisse de secours alimentée par des retenues forcées sur le
salaire et' par une f>ul)vention patronale (5,000 fr. par an). Elle n'a d'aîUeursp&s
4t<attaqmée et> subsiste toujours. Surtout la Société ne s'inquiétait nullemesit de
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■1
LES GHÈVES d'AMIENS. 288 ^1
Mais les institutions économiques? Peut-être comprend-on que la
société de secours leur ait, malgré ses services, paru déplaisante;
elle était obligatoire et toute obligation est pesante aux ouvriers
de nos jours (vérité que je recommande aux méditations des parti-
sans de rassurance forcée). De plus, elle entraînait une retenue sur
les salaires : 0 fr. 40 par quinzaine, c'est peu ; mais toute retenue,
si faible soit-elle, mécontente et irrite Touvrier. Mais la caisse de
retraites (de 0 fr. 25 de retenue par quinzaine), mais la société coo-
pérative» éiigées Tune et l'autre sur Texpresse demande des ou-
mers et toutes facultatives : la première, payant déjà des pen-
sions, grâce aux versements du patron ; la seconde, distribuant des
dividendes qui souvent égalaient ou même dépassaient le salaire
de quinzaine du chef de famille, toutes ces institutions dirigées par
eux, pourquoi en ont-ils été les ennemis? Pour la caisse des
retraites, les ouvriers jeunes étaient ennuyés de faire un versement
pour une époque éloignée ; ils voyaient bien la retenue qui était
immédiate et ne tenaient pas compte de la pension de retraite qui
leur apparaissait dans un avenir vague, lointain, et puis ils sem-
blent avoir exagéré les versements à faire, et on peut croire que le
syndicat les poussait de ce côté (1).
Reste la société coopérative dont les avantages étaient immé-
diats et palpables on peut le dire, puisque les participants tou-
chaient leurs dividendes tous les semestres, et de beaux dividendes.
Cest pourtant à elle qu'en voulaient surtout les ouvriers, quUls en
lussent membres ou non. Il est même possible que, s'ils avaient eu
à voter séparément sur les diverses institutions, les deux pre-
ses ouvriers en dehors du travail, ni de leur vie privée, ni de leurs sentiments.
Si ce n'est point le motif de la conduite si différente de ces ouvriers voisins, la
chose du moins vaut la peine d'être marquée et je laisse à de plus habiles le soin
de prononcer. — Que Ton considère encore ceci, c*est que des deux usines Cosserat,
la grève n'a éclaté et n'a été persistante que dans la fabrique d'Amiens qui avait
des institutions économiques ; dans ceUe do Saleox qui n'en avait pas, il n y a
pas eu de grève.
(1) Ainsi Alphonse Lefebvre m'affirmait que les retenues faites pour les deux
caisses de secours et de retraites s'^evaient à i fr. 50 par ouvrier et par
quinzaine, soit 5 à 6 francs par famille. Or, elles étaient en effet de 0 f r. 40 -f- 0 fr. 25
ou 6 fir. 63 pour les ouvriers de plus do 16 ans, de 0 fr. 25 + 0 fr. 15, soit 0 fr. 40,
pour les ouvriers de moins de 16 ans. J'ai profité toutefois de l'occasion pour
faire une remarque qu n*est pas indifférente : je disais à Lefebvre : 1 fr. 50 par
quinzaine, c'est une retenue de 0 fr. 10 à 0 fr. 12 par jour? ^ Oui, me disait-il,
pour nos ouvriers, c'est un gros chiffre. — Ëk bien, c'est justement la retenue
(0 fr. 10 ou 0 fr. 15 par jour) que propose et pour une seule caisse, coUe des
retnites, le projet do loi préparé par M. Constaas auquel pourtant les socialistoë
ont fait très bon accueil. 11 ne m'a rien répondu.
:3
■ >;4
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h-
Ç-' Î84 I-ES GRÈVES D'aMIENS.
f^ mîères. caisse de retraites, caisse de secours, eussent été conser-
ï^ vées ; quant à la société coopérative, elle était condamnée, et c'est
^]' le désir de la renverser qui a entraîné le vote en bloc que Ton a vu,
i D'où vient cette hostilité qui s'est trouvée du resti à Montceau-les-
V . Mines et ailleurs?
f[' D*abord de Tintluence des débitants, ennemis naturels des sociétés
.:i\ coopératives. Cette influence est incroyable sur les ouvriers. Ces
hommes défiants, qui ne veulent pas croire leur patron, qui crai-
l gnent ses bienfaits, qui lui supposent toujours des vues intéressées
Vr même lorsqu'il érige pour eux quelque institution secourable(i).
sont pleins de confiance dans le débitant qui ne leur fait pas de
' . retraite, pas de caisse de secours, qui n'en yeut qu'à leur bourse et
à leur santé; n'importe, ils le croient; ils font plus, ils se font les
' partisans de ses rancunes et contre qui? contre eux-mêmes
ouvriers, contre les institutions qui leur servent.
I Sans doute, il y avait encore ici des griefs spéciaux pour ainsi
parler : ainsi les ouvriers ne payant pas comptant, puisque les
dépenses étaient portées sur un livret et déduites de la paie de
quinzaine, étaient plus disposés à dépenser et ils s'étonnaient
ensuite de toucher très peu sur leur salaire. £t puis ces dépenses
étant connues à cause de leur inscription au livret, le mari ne pou-
vait plus dérober quelque chose sur le salaire pour aller au cabaret,
la femme ne pouvait pas exagérer les dépenses pour mettre de
eôté, en vue de sa toilette ou d'achat de friandises. Cette grande
clarté de la situation est fort déplaisante; de plus on savait, ne fût-
ce que par le dividende, ce que chacun avait dépensé et MM. les
ouvriers aiment, païaît-il, qu'un grand secret plane sur leurs
affaires. Ce sont des motifs misérables, mais qui agissaient avec
force et faisaient désirer la ruine de la société coopérative.
11 m'a été impossiblf^, en recherchant, en interrogeant, d'en dé-
couvrir d'autres; et ce qui m'attriste en les rapportant est qu'à
l'exception de quelques-unes spéciales à l'organisation de la société
coopérative, les causes qui ont ruiné les institutions Cosserat
ne sont pas locales. J'avais espéré d'abord qu'un fait si fâcheux, et
en apparence si étrange, s'expliquerait par des raisons spéciales ou
aux institutions détruites,ou à la ville d'Amiens ; mais non: il vient
(1) C/ost ainsi que los ouvriers voulaient voir dans la sœur de charité chargée
de porter les secours à domicile un espion du patron qui venait s'informer de
l'état des familles et de la situation des intérieurs, afin de lui reporter des détails
aussi pleins d'intérêt pour lui.
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LES GRÈVES d'aMIENS. 285
d'une disposition d'esprit commune aujourd'hui à Tensemble de la
classe ouvrière ; la défiance, sinon /hostilité contre le patron (1),
disposition qui n'est pas assurément plus forte chez les ouvriers
amiénois que dans les autres. Et cette disposition d'esprit, l'active
propagande de meneurs complaisamment écoutés, la forme
même de nos institutions politiques la développent rapidement en
même temps que la bienveillance des patrons accroît les institu-
tions faites en vue d'améliorer le sort des ouvriers. Voilà évidem-
ment le péril. Mais il faut revenir à la grève elle-même.
IV. — La grève générale
La grève avait commencé, on l'a vu, en février; et en avril, c'est-
à-dire deux mois après, elle était encore restreinte à la seule
industrie du tissage. Les syndicats, contents des résultats obtenus,
de la facilité surtout avec laquelle ils avaient mis en grève l'usine
Cosserat, songèrent à une grève générale. Ils formèrent une asso-
ciation, la Fédération des Chambres syndicales ouvrières d^ Amiens,
association assez mal unie, car les chefs qui dirigeaient chacun
des syndicats ne s'entendaient pas et se querellaient au besoin
en public; mais cette fédération, si elle eût été incapable de cons-
tituer quelque chose de sérieux et par exemple d'ériger une caisse
de secours, pouvait fort bien pousser à la grève et donner aux
syndicats dépendants d'elle un mot d'ordre que chacun d'eux se
chargeait de faire exécuter. Ce fut le syndicat des teinturiers qui
se chargea de commencer et, dans une réunion tenue le dimanche
9 avril dans une salle de bal (rAlcazar] et à laquelle assistaient de
nombreux ouvriers de divers corps d'états, grévistes ou non, le
citoyen Boucher dit Doudelet, qui dirigeait le syndicat des tein-
turiers, comme Alphonse Lefebvre dirigeait celui des tisserands,
annonça que le lendemain la corporation se mettrait en grève.
(1) En faut-il donner une preuve entre beaucoup d'autres? L'existence d'une
société coopérative, là où lo patron en a fondé, et alors même qu'il ne la condui-
sait pas, a été presque toujours un grief contre lui et un prétexte à la grève. Et
voici que les syndicats eux-mêmes fondent de ces sociétés tant haïes et tant dé-
criées. On connaît le succès en Belgique des [coopératives socialistes et notam»
ment du Vooruit de Gand, les bénéfices sont en partie employés à la propagande.
Cet exemple commence à être suivi en France, et le syndicat du tissage d'Amiens
a lui-même fondé une société coopérative de consommation. Il va sans dire que
ces insUtutions, odieuses lorsque l'initiative vient du patron, sont excellentes
étant fondées par les syndicats, et qu'alors le petit conmierco n'a rien à dire e t
n'est plus digne d'intérêt.
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286 LES GRÈVES d'aMIKNS.
Ces deux chefs influents des syndicats. Boucher et Lefebyre,sont
assez différents d'allure et de caractère. Lefebvre n'a reçu que
rinslrucLion primaire; il est très intelligent, pas toujours sincère,
connaît bien u sa partie », c'est-à-dire les nombreux détails du
métier de tisserand, encore qu'il ait pendant plusieurs années
laissé l'atelier pour être cabaretier, mais il est rentré dans une
fabrique, il doit la grande influence qu'il exerce sur ses camarades
à sa parole facile, à sa situation de secrétaire, c'est-à-dire, au fond,
de chef du syndicat qu'il exerce depuis plusieurs années; il était
aussi au moment des grèves secrétaire de la fédération. Sa visée
est celle de la masse des ouvriers amiénois dont, sous ce rap-
port, il représente bien les idées : il veut un bon salaire et des
journées courtes, salaire et journées étant fixés par le syndicat qui
tiendra dans sa dépendance les patrons.
Boucher dit Doudelet, lui, est un théoricien, quoîqu il soil
ouvrier de fabrique, mais il a eu le malheur d'aller au collège
quelques années, et la semi-instruction qu'il y a reçue, les chan-
gements de fortune qu'il a subis (il était enfant naturel) venant
dans un caractère ardent, l'ont rempli de haine contre l'état social
actuel. Il ne borne pas ses désirs à un accroissement des salaires,
ce qu'il veut, c'est la suppression des patrons, et une grève, même
heureuse, n'est à ses yeux qu'un moyen pour arriver à mieux. Il
appartient au parti ouvrier^ est en correspondance active avec les
chefs du parti et le représente à Amiens. Il écrit, ce que ne fait
pas Lefebvre, et c'est lui qui rédige,conjointement avec un nommé
Varecque, h TravallUttr picard, organe du parti ouvrier d» la Somme ^
petit journal hebdomadaire, qui parait à Amiens depuis le mois de
février en remplacement d'un organe analogue disparu jadis, faute
de lecteurs; on Ta ressuscité sous un nouveau nom, en vue des
grèves (1).
Il est presque inutile d'ajouter que Boucher et Lefebvre sont
(1) Pour donner à qui ne Ut pas ces sortes de joarnaux une idée de ce qalls
î^oni, lo Travailleur picard du 24 juin-1*' juillet commence par une sorte de
déclaration qui se tcnnine ainsi : « Vire la révolution sociale ! rire la latte des
classes ! n Lé reste de la feuille contient surtout deux choses : des dénonciations
et des injures à Tadresse de direrses maisons d'Amiens successirement visées
sous ce litre : « A travers les bagnes: chez Descals, chez Selosse,» et puis de longs
et enthousiastes détails sur les succès des socialistes allemands aux élections :
M Ouii le parti ouvrier français ne fait qu'un avec la démocratie socialiste alle-
mande. » U se termine par un article vantant le patriotisme de Jules Guesde et
des socialistes en {général.
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LISS GRKVSS D* AMIENS. â87
eDnemis et se sont plus d'une fois querellée en public. Dans les
réunions qui avaient lieu pendant la grève Boucher était violent,
Lefebvre meilleur tacticien et plus pratique.
Le lundi matin il avril, deux à trois cents ouvriers teinturiers se
réunissent au siège de leur syndicat* et se portent successivement
dans diverses teintureries dont ils entraînent les ouvriers — c'est
le procédé déjà employé aux usines Cocquel et Cosserat. Puis la
foule des grévistes se dirige vers l'usine à sacs Dewailly frères et
entraine les cent ouvriers (hommes et femmes) qui s'y trouvaient.
Même manœuvre et même succès à l'usine Solvan, autre fabrique
de sacs. A l'atelier Guénin, les ouvriers refusent de sortir; ils ne
sont qu'une quinzaine, on les laisse. Mais k la scierie Drosecq. qui
est importante et occupe un nombreux personnel, les grévistes ne
veulent pas d*un échec, et les ouvriers paraissant peu désireux de
les suivre, ils enlèvent les courroies des arbres tournants et arrê-
tent ainsi le travail. Les ouvriers de la scierie sortent alors, mais
quelques-uns seulement se joignent aux grévistes. C'est ensuite
l'usine Briaux-David (fabrique de toile d'emballage) qui est
envahie ; la machine est arrêtée et les ouvriers et ouvrières sortent
avec les grévistes. Ceux-ci envahissent encore les forges Saint-Roch,
mais se retirent devant Tattitude des ouvriers qui sont nombreux
^t,gagnant de forts salaires, ne veulent pas cesser le travail. Les gré-
vistes, contents ae leur œuvre, se dispersent en se donnant rendez-
vous à la gare pour recevoir Lafargue qui devait arriver à 3 h. i/2.
« Jamais, disaient les Amiénois, nous n'avons vu pareille foule à
la gare : les avenues élaient noires de monde ; certainement il en
serait moins venu pour M. Camot: Il y avait au moins 10,000 et
peut-être 15,000 personnes. » Notez que les neuf dixièmes au moins
de ceux et de celles qui formaient cette foule ne savaient du tout
qui était Lafargue, au moins quelles étaient ses idées, ni pourquoi
il venait. Tout ce monde était venu par entraînement, par curiosité,
parce qu'il faisait beau temps. Lafargue, accueilli par les délégués
du syndicat des teinturiers et porteur d'un bouquet rouge qu'une
petite fille lui avait offert, suivit la foule jusqu'aux glacis de la
citadelle qui désormais, à raison du beau temps et du grand nom-
bre des ouvriers en grève,servirent de lieu de réunion. Là il fit une
courte harangue et se rendit dans un cabaret pour conférer avec les
dignitaires des syndicats.
Le soir il fit à TAlcazar, sous la présidence de la citoyenne
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288 LES GRÈVES d' AMIENS.
Percque (1), une conférence exclusivement destinée aux femmes;
on pourrait dire qu'elle a été rabelaisienne si le terme ne supposait
de la littérature, ce qui n'est pas le fait de Lafargue. Il vanta le
socialisme auquel il veut voir adhérer les femmes, puisqu'il a déjà
gagné les hommes, et l'union libre. Il aJouta,sui vaut le Progrès de la
Somme : « Peut-être, lorsque nous serons les maîtres, ferons-nous
danser dans la cathédrale d'Amiens. — Oui! oui! (2). »
Le lendemain matin, d'après le même journal,eut lieu une grande
promenade matinale des grévistes à travers la ville. M. Lafargue se
plaça en tète avec M. Doudelet. M. Lafargue donnait le bras à deux
dames, ce que l'on appelle dans le pays /atr« le ffanier à devx anses.
A la fin (le la promenade, et après une allocution qu'il prononça
pour annoncer son départ, « un groupe de femmes s'élance vers
M. Lafargue qu'elles embrassent en l'entourant de leurs bras. Le
député socialiste sourit à toutes, et chaque femme à tour de rôle
se dispute l'honneur de l'embrasser. 11 y en avait bien un millier
à la Hotoie qui se rappelaient les paroles aimables adressées au
beau sexe hier soir à l'Alcazar. Elles ne pouvaient mieux le remer-
cier qu'en l'embrassant; aussi pas une n'y a manqué. » J'ai tenu à
citer ces détails parce qu'ils indiquent bien la physionomie de cette
grève. Pour la population ouvrière, c'est une interruption, une
distraction des travaux quotidiens, autant qu'une amélioration
espérée dans le mode ou dans la rétribution du travail.
II fait beau temps, on se promène (3), on manifeste, on se réunit
(1) La femme Percque, Mme Boucher, la citoyenne Doudelet sont une même
personne. C'est la femme d'un cabarctier du Nord, nommée Percque, qui a
laissé son mari pour venir vivre avec Boucher dit Doudelet qui a onze ans de
moins (juVUe. Le mari, averti par les journaux de la gloire de sa femme et de
l*cndruit où elle était, vint à Amiens durant la grève, déposa une plainte et fit
procéder à un constat. Boucher et sa complice furent donc poursuivis en
police correctionnelle, mais acquittés pour ce motif que, s'il y avait évidemment
habitation commune, il n'était pas prouve qu'ils eussent cohabites ensemble.
Cette situation irrégulière était parfaitement connue des ouvriers d'Amiens et
ne diminuait nullement la considération dont jouissaient auprès d'eux les deux
adultères. Lafargue, dans sa conférence, a même eu quelques mots aimables pour
« lacomjiaj^ne » de Boucher. Ceci d'ailleurs n'est pas particulier à la ville dont je
parie, ni même à la population ouvrière, le relâchement des mœurs et l'absence
de morale sont tels. aujourd'hui qu'on ne fait plus attention à de pareilles choses,
on les tient pour indifférentes.
(2) C'est un propos que, du reste, j'ai entendu tenir il y a longtemps (dès 1869)^
par (les hommes bien posés et appartenant à l'opinion qu'on a depuis appelée
opportuniste: « Nous transformerons les églises en salles de bal afin qu'elles ser-
vent à quelque choso. » Ils doivent être fiers d'avoir été les prédécesseurs de
Lafar^me rt do ses émules.
{;)) Je ti'ouvedans un journal d'alors le récit d'une promenade des teinturiers
1
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LES GRÈVES d'aMÏENS. ^^9
sur les glacis de la citadelle, on écoute des discours, même on en-
brasse un homme célèbre qui a fait venir 15,000 personnes à la gare ;
la grève vue par ce côté est attrayante. Il ne faut pas s'étonner
qu'elle prenne de l'extension.
Le lendemain de la séance donnée par Lafargue, ce sont les cor-
donniers qui se mettent en grève sur l'injonction de leur syndicat.
Des troupes de grévistes se portent aux diverses fabriques, surtout
à celle de M. Hunebelle, mais ils les trouvent gardées par la
troupe. Ils se bornent alors à se tenir dans la rue accablant de huées
et de sarcasmes les ouvriers qui entrent ou qui sortent; ils finis-
sent par les entraîner.
Mais ce n'est que la moindre partie des cordonniers qui travaille
en ateliers, le plus grand nombre travaille chez soi, beaucoup
même sont à la campagne. Les ouvriers d'Amiens sont livrés k
l'inquisition des grévistes qui les surveillent de près et des délé-
gués du syndicat vont par groupes attendre sur les routes les mes-
sagers qui rapportent en ville les chaussures faites à la campagne.
Les grévistes arrêtent les voitures qui apportent des denrées:
légumes, beurre, œufs, etc., pour s'assurer qu'elles ne transpor-
tent pas de ballots de chaussures. Celles qui en ont doivent re-
brousser chemin ou laisser là les ballots. Au besoin, on coupe les
rênes des chevaux et les ballots sont déchargés de force.
Le jour suivant, c'est le tour des confectionneuses. Au début de
la grève (en février) les confectionneuses n'avaient pas de syndi-
cat, mais il s en était formé un au commencement d'avril dont un
ouvrier coupeur, Portier, était la tète, et il se mit à l'œuvre de
suite. Le procédé employé fut le même que dans les autres corpo-
rations. Un groupe d'ouvrières, docile au syndicat, alla non pas
dans les ateliers, car toutes les confectionneuses travaillent à do-
micile, mais dans les maisons pour faire cesser le travail. Une
confectionneuse me racontait la visite qu'elle avait reçue. « Elles
sont venues à plusieurs chez moi comme chez d'autres et je leur
ai dit : Inutile de faire du bruit, vous dites qu'on est en grève?
alors c*est bien,, je ne travaille plus. » Ce mot de grève a en effet
un sens tout particulier pour la population ouvrière d'Amiens ;
c'est une sorte d'ordre, sans appel ni recours, on doit cesser le
travail ; il n'y a plus de contrat qui tienne ; on laisse là l'ouvrage
gréristes au bois de Saveuse. Ils étaient bien 300 dont beaucoup de dames, on
afait apporta des accordéons et on a dansé.
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i:
^90 I^S GaÈTKS D* AMIENS.
commeacé, oa en a le drmt,tottte coBventioa avec le patron est
rompue ^so facto. Quant à savoir qui proclame la grève, qui a ce
pouvoir extraordinaire, ouvriers et ouvrières ne s en inquiètent
pas, ils entendent dire qu'on est en grève, cela leur suffît. Celle-là
non seulement cesse tout travail, ce qu'elle n'avait pas Vintention
de faire, mais elle va assister aux réunions de la corporation qui
ont lieu sur les glacis de la citadelle : elle entendra le citoyen
Doudelet qui n'est pas du métier, mais peu importe, u Je n'ai pas
manqué une réunion, » ajoute-t-elle, enfin elle accepta d'être dé-
léguée. Elle n'a d'ailleurs aucune idée révolutionnaire. « Les pa-
trons doivent avoir leur bénéfice, » dit-elle. Ce n'est pas en écou-
tant Boucher dit Doudelet qu'elle a appris cela. Elle réclamera sur
des questions de métier relatives à sa spécialité ; elle ne se doute
pas qu'elle sert d'instrument à de plus habiles.
Puis ce sont les maçons, les garçons boulangers, les ouvriers
fabricants de bougies, ceux faisant Le lacet, puis les terrassiers qui
tous se mettent en grève, et les attentats à la liberté du travail se
renouvellent ; des arrestations sont opérées ; il faut envoyer des
agents à laporte des magasins de confection pour protéger lesquel-
ques ouvrières quirapportent de l'ouvrage ou en viennent prendre.
Naturellement les syndicats n'ont pu, pour ces diverses profes-
sions, prendre le même prétexte que pour les tisserands. Ils avaient
alors invoqué la loi des 11 heures, mais les teinturiers ne tra-
vaillaient que il heures, les cordonniers de même et beaucoup
travaillaient à domicile, les confectionneuses travaillent tout^
chez elles : il a fallu trouver autre chose. Les teinturiers ont ré-
clamé un nouveau tarif de salaire, les cordonniers aussi. Ces der-
niers ont mis en avant une demande qui d'abord semble modérée :
ils veulent travailler au prix du tarif de 1886. Et toutefois ceux qui
travaillent en atelier ne veulent plus faire que 10 heures, en
gagnant autant qu'avant en il heures. Les ouvriers maçons, les
terrassiers, demandent aussi à être augmentés ; les confection-
neuses réclament de nouveaux tarifs, les ouvriers boulangers veu-
lent la suppression des bureaux de placement, etc.
On va demander sans doute comment ces ouvriers et ouvrières,
dont les salaires ordinaires sont minimes, pouvaient subsister
ainsi sans travail. Ils comptaient pour cela sur les secours des
chambres syndicales. Celles-ci, même les anciennes, avaient peu
d'argent en caisse ; il est probable que la plus riche n'avait pas
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r
LBS GRÈVES d'aBOENS. Î9i
millier de francs. En cominençaDt, on avait les cotisations des ou^
vriers de la corporation qui travaillaient et qui» même ne faisant pas
partie an début du syndicat, n'osaient guère refoser leur adhésion
et par suite leur cotisation ; on tâchait d'obtenir d*eux quelques
dons volontaires, 10 ou 15 centimes de supplément, mais cette res-
source cessait avec la grève générale. Il y avait encore Tappel aux
syndicats de Textérieur et même aux cercles ou sociétés de toutes
sortes, qui, sans être des syndicats, avaient de la sympathie pour
ie mouvement. Ainsi on est surpris de trouver entre les donateurs
une société coopérative de consommation^ mais il s*agit de la
Revenàicaiion de Puteaux, société prospère, mais toute aux mains de
socialistes militants. Les ressources obtenues ainsi, et dont il est
naturellement impossible de connaître le montant, n'ont pas dû
être grandes.
Après le 15 avril, c'est-à-dire dans le plus grand feu des grèves,
le CemUé emtrcU disait avoir reçu 2,046 francs et il avait envoyé
5,000 listes de souscriptions. La Bourse du travail de Paris avait
vers ce moment envoyé un télégramme pour demander si les gré-
vistes avaient besoin de fonds. Le Comité répondit a oui ». Je ne
sais ce qui a été envoyé.
La vraie ressource, c'étaient les crédits ouverts par un certain
nombre de fournisseurs, les uns pour une somme de..., les autres,
d une manière illimitée (1). Ils s^engageaient à accepter en paye-
ment des bons que les syndicats distribuaient aux ouvriers en
grève (dWdinaire 1 franc par jour) et qu'ils promettaient de rem-
Iwurser après la grève. Il avait bien été décidé dans une réunion
publique qu'il y aurait une caisse commune pour la grève, mais il
oe semble pas que l'exécution ait suivi. Au contraire, on voit
chaque syndicat être p^^onnellement responsable envers les
détaillants qui ont reçu ses bons.
Et l'arbitrage ? N'est-ce pas le grand remède aux grèves ? Juste-
ment ttos législateurs ont voté une loi sur l'arbitrage presque en
même temps que la loi des 11 heures ; on aurait dit qu'ils avaient
préva les grèves que leur loi devait faire naître (même ailleurs
1) C'était pour ces fournisseurs, habitant tous des quartiers ouvriers, un
moyen cte rédame. C'est ainsi qu'on lit dans le Progrès de la Somme du 16 aTril:
« M. Rocher^ charcutier, rue Saint-Maurice, successeur de M. Doret, offre gra-
luitement au syndicat des teinturiers quatre pâtés de foie pour les nécessiteux
de la g^v©,» Si les pâtés n'étaient pas fort avariés, le syndicat a dû être surpris
do cadeaa, il est probable qu'il en eût préféré un autre.
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292 LES GRÈVES d'aîIIENS.
qu'à Amiens) et qu'ils avaient voulu placer le remède à côté du
mal qu'ils allaient provoquer.
Plusieurs tentatives d'arbitrage ont eu lieu en effet pendant les
grèves d'Amiens. Ainsi l'un des juges de paix, M. Decaïeu, invita,
conformément à la loi, les patrons et les ouvriers en grève de son
canton à lui faire connaître dans trois jours l'objet de leurs diffé-
rends en vue d'arbitrage ; l'absence de réponse devait être assi-
milée k un refus et publiée par afQche. Ni les uns, ni les autres ne
répondirent; les syndicats qui mènent les ouvriers ne voulaient pas
de l'arbitrage et les patrons n'y croyaient pas.
D'autre part, le maire, M. Frédéric Petit, sénateur, le préfet et le
procureur général adressèrent à la fois aux patrons et aux ouvriers
des diverses corporations des lettres les invitant à se trouver
ensemble à la mairie dans un but de conciliation. Us réussirent
avec une profession, la plus importante il est vrai, au point de
vue du public, celle des boulangers : les ouvriers consentirent à
rentrer et la ville ne manqua pas de pain.
Autrement ils échouèrent. Les patrons teinturiers se présen-
tèrent seuls et les ouvriers ne vinrent pas. Doudelet avait sollicité
antérieurement au nom de son syndicat, et même au nom de la
Fédération, la création d'une Bourse du travail, et M. Petit lui
avait opposé un refus absolu ; le syndicat ne voulait donc pas se
faire représenter et les ouvriers en grève n'avaient de volonté que
celle du syndicat. Par contre, il vint des ouvriers cordonniers délé-
gués qui se trouvèrent en face des patrons. « Pour quel motif vous
ètes-vous mis en grève, demanda le maire à l'un des délégués
ouvriers? — Mais, répondit celui-ci, nous ne nous sommes pas mis
en grève, on nous y a mis ! — Qu'avez-vous à reprocher à vos pa-
trons ? — Oh ! rien, ce sont de braves patrons ! » Le délégué recon-
nut d'ailleurs de bonne grâce que son patron, qui était présent, lai
avait avancé une somme assez ronde pour acheter une maison.
« Que voulez-vous enfin ? — De nouveaux tarifs. — Lesquels? —
Nous ne pouvons le dire de suite, il y a dans la profession des spé-
cialités nombreuses, et chacune doit avoir son tarif. — Alors pré-
parez ces tarifs et apportez-les. » On prend jour pour cela et, au
moment convenu, les délégués des diverses spécialités apportent
tous le même tarif, œuvre de la Chambre syndicale. Plusieurs ne le
comprenaient pas bien, mais ils étaient liés par un mandat impé—
ratif, d'ailleurs c'était à prendre ou à laisser.
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LES GRÈVES D*AHIENS. 293
Cet épisode (que je liens du maire lui-même) met bien en relief
la manière dont avaient commencé les grèves. Les ouvriers ces-
saient leur travail (je ne parle pas de ceux qui étaient violentés)
sans savoir pourquoi, ils se mettaient en grève d'abord et puis ils
se demandaient après pour quelle raison ils s'y étaient mis. Ou
plutôt, ils ne se le demandaient pas; ils suivaient, sans les discuter
ni même les examiner, les injonctions de la Chambre syndicale.
On avait « déclaré grève » et cela leur suffisait. Les plus avisés de
ceux qui déclarèrent n'avoir pas de griefs personnels disaient
qu'ils s'étaient mis en grève par esprit de solidarité pour aider
leurs camarades.
Le maire prit alors des mesures énergiques. Les patrons s'é-
taient plaints du peu de protection qu'ils avaient eu ; l'un d'eux,
un patron teinturier, me racontait que, voyant les grévistes s'amas-
ser en foule autour de son usine pour attendre ses ouvriers à la
sortie, il avait téléphoné à la mairie demandant du secours et que
la mairie lui avait expédié tm agent de police. On a vu qu'en quel-
ques usines des violences avaient été commises et les ouvriers
entraînés malgré eux. Des troupes furent mises à la porte de
plusieurs fabriques menacées, d'autres étaient consignées dans
leurs casernes, prêtes à marcher, le tout malgré les récriminations
des grévistes qui appelaient cela, comme ils font toujours, de là
partialité — l'impartialité n'existant à leurs yeux que si la force
publique les regarde avec] indifférence commettre toutes les vio-
lences qu'ils veulent contre les propriétés et contre les personnes.
— Des agents furent envoyés sur les routes pour protéger les voi-
tures. Il est vrai que, ces agents ne devant pas sortir du territoire
amiénois, les patrouilles des grévistes se portèrent plus loin, au
delà des limites protégées. Des arrestations furent faites, parmi
lesquelles celle de Besset (ou Bécet], un des principaux meneurs et
des plus violents. Enfin le maire lança une proclamation portant
que les réunions en public avaient pu être tolérées tant que les
grèves avaient gardé un caractère pacifique ; qu'en présence de la
tournure violente qu'elles prenaient par suite des excitations du
dehors (Lafargue était revenu à Amiens, Baudin y était arrivé à
son tour, sans que d'ailleurs ni l'un ni l'autre ait obtenu le succès
qu'avait eu Lafargue à son premier voyage), les réunions en plein
air étaient désormais interdites sur le domaine public et seraient
empêchées au besoin par la force. Comme il fut tenu la main
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f94 LES GRÈVES D^ANIKNS.
exactement à Texécation de ces prescripUoQS, la journée du
1*"^ mai, qu'on pouvait appréhender, se passa sans désordre.
Le maire refusa de recevoir ce jour aucune députalion; le préfet
en reçut deux, Tune représentant la « Fédération » et conduite par
Lefcbvre. Elle demandait une loi fixant un minimum des salaires et
une autre fixant la durée de la journée de travail à huit heures et,
provisoirement, on appliquerait à tous ceux qui travaillaient,
même aux adultes, la loi de 1892, qui fixe à onze heures la journée
de travail, mais pour les femmes seules. L'autre députation venait
du parti ouvrier et Doudelet était son porte-parole; elle remit au
préfet qui promit, dit la Chronique picarde du 5 mai, de l'envoyer
au ministre de l'intérieur, une pétition que reproduit le même jour-
nal : « Les ouvriers organisés (?) d'Amiens demandent au gouver-
nement de la République française de provoquer un congrès des
puissances européennes et américaines pour établir internationale-
ment les journées de huit heures avec minimum de salaire. Ils
demandent de plus à ce que le gouvernement républicain ne conti-
nue pas k mettre les soldats de la France au service des patrons,
pour empêcher les ouvriers en grève de revendiquer leurs droits.»
Celle pétition était signée : «Syndicat des teinturiers. — Syndicat
textile. — Pour le comité central du parti ouvrier. — Groupe V Ega-
lité. — Groupe Vidée socialiste. — Groupe Socialiste picard. » Sans
rechercher ce que peuvent représenter les deux ou trois signataires
qui suivent l'indication de chaque groupe, il faut remarquer, en
passant, que plusieurs de ces groupes n'étaient pas, même par leur
titre, des associations professionnelles, des sociétés d'artisans.
Un peu après, Besset fut jugé par le tribunal correctionnel, avec
tout Téclat qu'on pouvait attendre d'une cause aussi marquante.
Comme ses pareils qui, tout en déclamant sans cesse contre les
lenteurs et les voies tortueuses et chicanières de la procédure,
épuisent lorsqu'ils vont en justice tous les moyens dilatoires,
Besset souleva les incidents qu'il put et fut enfin condamné à trois
mois de prison pour insultes à l'armée, peine qui fut maintenue
par la cour. Ce qu'il faut noter dans ce procès, c'est qu'il y fut établi
que Besset n^était pas un ouvrier d'Amiens ; c'était un délégué de
la Bourse du travail de Paris que ladite Bourse expédiait au moment
où une grève devait éclater, pour faire métier d'excitateur. Si sa
délégation était régulière ousUl s'était, à raison de quelques rela-
tions avec les ouvriers remuants d'Amiens, délégué lui-même daos
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LES GRÈVES D* AMIENS. ^5
celle oeeasian, c'est un poiiil qui fat agité et qui importe peu; il
faut retenir seulement cet aveu de Besset, qu*ii touchait ordinaire-
raeot de la Bourse du travail 10 francs par jour pour son salaire de
délégué, c'est-à-dire pour faire le métier que Ton sait, et qu'il était
à Amiens entretenu par les fonds de la grève. Pareille chqse n'est
pas rare, il n'est pas cependant inutile de le constater une fois de
plas(il
V. — La FIN DES GRÈVES ET LEUR RÉSULTAT
Il est impossible de faire l'histoire particulière de la grève de
chaque profession et la grève générale eut toutes sortes de dénoue-
ments particuliers. Les ouvriers des usines Uagimond et Mouret
étaient rentrés dès le milieu d'avril avec la permission du comité
central, qui citadt aux patrons les concessions par eux faites. On
vit, an cours de la grève, les ouvriers demander ouïes patrons pro-
mettre le <c tarif d'Hagimond j> tout comme, au xn" siècle, les com-
munes demandaient la charte de Beaumont en Argonne, par
exemple, On a vu que la grève des boulangers avait fini de suite
par un arbitrage ; celle des maçons, malgré la violence de ses débuts,
ne fut pas longue, non plus que celle des autres métiers acces-
soires. Quant aux grèves des quatre principaux métiers, celle des
confectionneuses fut courte. Il n'y avait pas là de chambre syndi-
cale, ou plutôt celle qui avait été fondée au moment même de la
grève n'avait pas encore pris Tesprit des autres. Le citoyen Portier,
qui la conduisait, répudiait publiquement les procédés de Lafargue.
« Nous ne sommes pas en grève, disait-il dans une réunion, pour
/aire de la politique ; nous n'avons pas à nous occuper du Panama
ni de Carmaux, mais de notre métier, » et il était applaudi. C'est
parce que la grève était toute technique, c*est-à-dire portait sur
des revendications professionnelles, c'est parce que les patrons
trouvaient devant eux comoM déléguées des ouvnères désireuses
d'obtenir un résultat pratique que la grève fut courte; pour la plu-
f>art des spécialités, elle ne dura que peu de jours. 11 en fut autre-
menl dans les trois professions qui avaient des syndicats u solides >.
(1) Coflune juusi on peut relever coUe dépoeitioa d'an officier qui, derani le
iribanal, éuit venu témoigner des insoUes firoiéréef poUiquement par Bestet
contre la. troupe : • Il n'a jamais pris la téie de» groopei, il restait toujours par
derrière poar exciter les autres. » Le portrait 4b yvai délégad socialiste est
complet.
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fr
l !296 tes grèves d'ahigns.
1
ï»l
Dès le 15 avril, les patrons cordonniers, pour répondre aux bruits
répandus dans le public, envoyaient aux journaux une lettre où ils
disaient : < Nos ouvriers ne sont jamais venus nous apporter leurs
doléances. Nous avons reçu chacun une délégation de personnes
complètement inconnues; nous avons refusé de les écouter, disant
que nous étions prêts à entrer en relation avec nos propres
ouvriers. > La grève ne prit fin qu'entre le 15 et le 20 mai.
La rentrée dans les teintureries se fit plus tôt, mais avec beaucoup
de lenteur et de peine. Le syndicat, suscitant des difïlcultés autant
qu'il pouvait, parvenait souvent à faire, sous quelque prétexte,
sortir les ouvriers des maisons où ils venaient de rentrer (1).
Il est incroyable combien ces longs loisirs éloignent Touvrier du
travail et le disposent à saisir toute occasion pour recommencer
celle vie d'inaction et de far nimte qui a tant de charmes, surtout
en cette saison. Plusieurs fois on vit renaître des grèves partielles;
pendant mon séjour (fin de juin), une maison avait été, je ne sais
sous quel motif, mise en interdit.
11 en fut de même pour le tissage. Le syndicat avait permis la
rentrée dans les fabriques Hagimond et Mouret dès le milieu
d'avril, les ouvriers en grève avaient même conduit en pompe
leurs camarades de l'usine Hagimond comme des vainqueurs,
puisque le patron avait accepté les conditions du syndicat. Dans
les autres maisons, la rentrée se fit successivement, suivant les
concessions obtenues ou la lassitude des ouvriers, mais plusieurs
fois des sorties en masse eurent lieu peu de temps après la rentrée
à l'usine, parfois le jour même. A l'usine Cosserat, qui était particu-
lièrement visée, il y eut trois grèves successives. On a vu dans
quelles conditions avait eu lieu la première. MM. Cosserat ayant
accordé dans leur usine de Saleux la journée de onze heures, avec
le salaire de douze heures, étaient naturellement disposés à faire
de même pour l'usine d'Amiens, mais ils voulaient traiter avec
leurs ouvriers, non avec le syndicat. Une entente eut lieu et
les ouvriers rentrèrent, mais ils sortirent le jour même sous
ce prétexte qu'un de leurs camarades n'avait pas eu dans
(1) Ainsi les ouvriers soutenaient que les patrons, après aroir accepté un relè-
vement des tarifs, mais variable suivant les catégories, prétendaient à leur
rentrée les placer dans une catégorie inférieure, de manière à ne leur donner en
somme que le salaire qu'Us avaient avant la grève. C'est une assertion qu il est
impossible de vérifier et qui, en tout cas, ne peut s'appliquer à la dernière caté-
gorie, la mieux traitée dans les redressements des tarifs.
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r
LES GRÈVES D* AMIENS. 297
rétablissement un certain travail auquel il disait avoir droit.
Une deuxième fois l'accord se fit, mais le syndicat trouva encore
I moyen de le rompre. Il voulait l'afachage dans l'usine du nou-
I veau tarif, avec le cachet du syndicat, ce que MM. Cosserat refu-
saient absolument. Pour mieux émouvoir les ouvriers, il répandit
|. parmi eux que les patrons volaient les ouvriers à façon par de
^ fausses pesées et par d'autres tromperies, et, pour donner quelque
^ apparence à ce bruit, plusieurs ouvriers à façon consentirent à citer
I leur patron devant le conseil des prud'hommes. Il en résulta une
' troisième grève et, cette fois (18 mai), MM. Cosserat fermèrent déci-
dément leur usine d'Amiens, même à quelques ouvriers restés
fidèles, estimant qu'il était impossible de continuer le travail dans
ces conditions
Devant les prud'hommes, la demande des ouvriers fut soutenue
par Alphonse Lefebvre, prud'homme lui-même [(on peut au conseil
des prud'hommes se faire représenter par un mandataire quel-
conque), qui commença en disant : u Par la suppression des instîtu-
Uons coopératives nous avions obtenu un premier et très important
résultat (1), mais il restait d'autres abus et ils font l'objet de cette
demande. Les prud'hommes prirent la peine de se transporter à
l'usine Cosserat pour vérifier par eux-mêmes les balances et tout le
système incriminé; à la suite de quoi, ils rejetèrent la demande
des ouvriers et les condamnèrent pour rupture du contrat de
louage de service.
Quelques semaines après, les ouvriers de MM. Cosserat les sup-
pliaient de rouvrir leur fabrique et ils sollicitaient le curé de la
paroisse d'intercéder pour eux (2) : le. tissage fut rouvert; quant à
la filature, elle ne le fut que partiellement, au moins dans ce
moment.
* (1] Malgré cette déclaration faite en' audience publique, Lofebvre m'assura que
le syndicat n'avait jamais été hostile aux institutions patronales de MM. Cosse-
rat; c^étaient ses propres ouvriers qui en avaient souhaité et poursuivi Taboli-
tion. Il est curieux de rappeler en passant, que dans Taffaire de Montccau-les-
Mines M® Laguerre, plaidant pour les auteurs des violences commises alors,
commença par attaquer avec véhémence la société coopérative fondée par
quelques ouvriers, avec l'aide et sur Tinitiative de M. Chargot, - appelant cette
société « un abus disparu depuis quatre-vingts ans, que la Compagnie des mines
a fait renaître ».
(2) Tout en conservant et déclarant hautement cette idée fort enracinée chez
les ouvriers que le patron doit faire travailler, qu'il doit faire marcher son usine.
Quant aux conditions du louage de service il subira celles que ses ouvriers vou-
drai lui faire.
La Rér. Soc, 16 août 1893. 3« Sér., l. VI (t. XXVI col.)» 20
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Ll!:S GREVES D AMIENS.
Mais quel d été en définitive le résultat de ces grèves pour les
ouvriers des divers corps d'états?
Les cordonniers ont dû reprendre leur trayail aux conditions
anciennes; ils n'ont rien obtenu, et leur syndicat a contracté envers
les fournisseurs une grosse dette, 40,000 francfî (c'est le chiffre
avoué par le syndicat lui-même). Cette dette sera longue à éteindre
avec des cotisations à 0 fr. 25 par semaine, d'autant que l'ardeur
pour être syndiqué se ralentira fort après un tel échec et devant une
situation pécuniaire bien connue, et puis le syndicat est obligé de
soutenir encore une vingtaine de « victimes », c'est-à-dire d'ouvriers
qui n'ont pu rentrer chez aucun patron.
Le syndicat a bien fondé une société coopérative de production,
mais cette société, tout en étant avec lui en communion d'idées, a
une organisation à part et il est probable qu'elle n'a pas assez
d'occupation pour admettre les «: victimes ii dans ses ateliers, il
faudra, ou les expédier au dehors, ou attendre une meilleure dis-
position des patrons.
Ce qui a fait le succès de ceux-ci a été leur union et, assurent-ils,
l'impossibilité de relever les prix. Ils faisaient, au cours de la grève,
publier par les journaux une note collective pour dire qu'ayant
interrogé leurs voyageurs sur l'augmentation qu'il serait possible
de faire subir à leurs produits, ces voyageurs avaient unanimement
répondu qu'aucun relèvement de prix n'était possible, car ils avaient
peine à placer leurs produits aux cours actuels.
Dans la Confection de nouveaux tarifs ont été arrêtés, tarifs qui
apportent quelques relèvements aux bas prix, mais diminuent les
prix élevés, car on retrouve ici la constante préoccupation des syn-
dicats et, on peut le dire, des masses ouvrières en général : mettre
comme rétribution les bons ouvriers au niveau des médiocres. Il
paraît certain, — car avec l'infini détail des tarifs, on ne peut donner
une règle absolue, — que les ouvrières habiles ont perdu au rema-
niement des prix. 11 semble d'ailleurs que les conventions arrêtées
sont assez mal tenues, du moins si l'on s'en rapporte aux réclama-
tions qui se font entendre depuis la grève.
Les tisserands de velours, l'industrie la plus importante, ont
obtenu la diminution des journées de travail (11 heures au lieu de
12) avec le salaire de l'ancienne journée, au moins certains ouvriers
l'ont obtenu, car d'autres n'auront pas ce qu'ils gagnaient avant.
Le syndicat en effet a tenu surtout à faire mettre dans les nouveaux
1
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LES GRÈVES D*AMIENS. Î99
tarifs la suppression des primes données aux ouvriers habiles ou
seulement laborieux, lorsquUls avaient fait plus qu'une certaine
moyenne d'ouvrage. C'est toujours la même tendance, détruire tout
ce qui stimule l'ouvrier et lui permet de s'élever. 11 faut considérer,
de plus, que toutes les spécialités n*ont pas été traitées de même et
que les diverses usines n'ont pas un tarif unique. En somme, cepen-
dant, il y a gain pour les ouvriers. Mais il y a gain surtout pour
le syndicat ouvrier qui a vu croître grandement le nombre de ses
adhérents et qui a obtenu ce qui était l'un de ses principaux
objets, l'aflichage dans la plupart des usines du tarif portant son
cachet. Ces tarifs portent le cachet (ou la signature) du patron et du
syndicat, c'est-à-dire des deux parties contractantes. C'est, de la
part des patrons, reconnaître le syndicat et ensemble avouer qu'il
représente bien les ouvriers de la profession. «J'ai accepté cela, me
disait un patron, pour avoir la paix, je n'y attache pas d'impor-
tance. » Le syndicat et les ouvriers y en attachent beaucoup.
C'est aussi ce quia été exigé et obtenu des teinturiers. J'ai vu dans
plusieurs établissements le tarif portant, avec la signature ou le
cachet du patron, le cachet du syndicat. A la suite du tarif se trou-
vent ces deux mentions : a Personne ne sera inquiété ni congédié au
sujet de la grève (1) ; les patrons s*engagent à considérer le !•' mai
comme jour de chômage. » En dehors de cela, les salaires ou, plus
ôxaclement, certains salaires ont été relevés. Les «zoulous »ont vu
le leur augmenter d'un tiers; puis il y avait entre les diverses mai-
sons des différences qui ne s'expliquaient pas, le travail des ou*
vriers étant sensiblement le même. Les salaires ont été ramenés au
niveau des deux maisons qui payaient le plus.
Le syndicat des teinturiers se vante d'avoir soutenu la grève sans
faire de dettes; il n'en est pas de même assurément du syndicat
des tisserands, mais on ne connaît pas le chiffre de sa dette; elle
doit approcher de celle du syndicat des cordonniers.
Voilà donc les résultats : ils ont été nuls pour les ouvriers cor-
donniers; pour d'autres ouvriers des professions « favorisées », ils
sont nuis également puisque les bons ouvriers ont plutôt perdu
que gagné au remaniement des tarifs. Les autres auront un
(l) 11 n'y a pas de règle sans exception ; ainsi Doudelet n'aTait pu rentrer à
l'usiod Doscats bien qu'il eût écrit une lettre de sollicitation assez pressante*.
Par contre, sa « compagne », malgré le i*ôle joué par elle pendant la gp^ère, araii
été acceptée et on me Ta fait voir dirigeant son métier. « Elle accomplit eziic\
tement sa tâche, » me disait le patron.
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J
lîJBO LES GRÈVES d'aMIENS.
Mlairè un peu plus fori elles tisserands une Journée moinslongue,
fésultat qui eût pu élre obtenu par des moyens moins violents.
Maiis ce que ces ouvriers ne considèrent pas, ce que leurs meneurs
traitent légèrement lorsqu'on leur en parle, c'est le danger que
tout relèvement de prix, que même toute interruption dans lapro*
duction fait courir à l'industrie d'une ville. La concurrence aujour-
d'hui est si ardente, les commandes sont si disputées, les marchés
tiennent parfois à de si petites différences de prix que tout ce qui
accroît' ces prix risque d'ôter à un établissement ou à une ville sa
clientèle ordinaire, au détriment à la fois des patrons et des ou-
vriers. Toute interruption fait que les clients s'adressent ailleurs
et parfois ne reviennent pas. L'industrie amiénoise a des rivaux,
l'avenir seul montrera si les charges nouvelles que la grève fait
peser sur quelques-unes de ses industries ne sont pas pour elle un
sérieux danger.
Ce qui est assuré est que ces grèves ont laissé derrière elles ce
qu'elles produisent toutes: chez les patrons, un découragement, une
appréhension de l'avenir qui les éloigne de toute entreprise de
longue durée, qui leur fait ajourner ou rejeter même toute amélio-
ration de l'outillage ou des procédés de production que Tétat du
marché exigerait parfois, mais que l'on n'ose faire dans l'incerti-
tude où Ton est; chez les ouvriers, de fâcheuses habitudes de re-
lâchement, de paresse et d'insubordination ; chez les uns et les
autres enfin, une irritation contenue. Les uns regrettent ce qu'ils
• 3e «ont laissé arracher et espèrent bien le reprendre ; les autres,
<m n'ont rien eu ou croient n'avoir pas obtenu assez et songent à
reprendre la lutte pour arriver à mieux. Pour tout dire, la paix
actuelle semble fort n'être qu'une trêve.
Lorsque, repassant en soi tous ces faits, on essaie d'en tirer quel-
que conclusion, il ne s'en présente point d'abord qui ne décourage.
L'épisode le plus frappant, celui qui donne aux grèves d'Amiens
son relief particulier, c'est celui de l'usine Cosserat. Un patron est
spécialement en butte à l'hostilité de ses ouvriers parce qu'il a été
bi^nfaisant,et la grève a chez lui une âpreté qu'on ne lui voit point
4ans les: établissements similaires. Les institutions économiques
qu'il a fondées dans l'intérêt de ses ouvriers en sont cause, et ces
iûstitutions sont détruites par ceux mêmes qui en tiraient profit. De
1
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LES GRÈVES DAMIENS. 301
plus on ne peut dire ici comme on a dit à Montceau-les-Mhies, par
exemple : l'échec vient de ce que les ouvriers n'avaient point def
part à la conduite de ces institutions; à Tusine Gosserat la directiod
était dans leurs mains.
Faut-il donc conclure contre ces institutions? Ce serait excessif,
car le fait ici est unique; la seule usine Gosserat avait vraiment des
institutions patronales. Mais il ne faut point les donner non plus
comme un gage assuré de la paix sociale ; elles pourront quelque-
fois avoir ce bon effet, elles ne l'auront pas nécessairement. 11 ne
faut donc pas dire aux patrons : Faites des institutions en faveur de
Tos ouvriers et que votre sollicitude les suive en dehors même de
leur travail, car c'est le moyen de les gagner et vous aurez fait un
bon calcul en même temps qu'une bonne action. Il faut leuf dire
nettement qu'ils doivent en effet agir ainsi, mais comme l'ordonne
l'Ëvangile : nihil inde sperantes, sans en rien attendre en ce monde ;
pour remplir un devoir de conscience et faire la volonté de Dieu
qai les a mis dans la place où ils ont cette charge à remplir. *
Faut-il aussi condamner les syndicats, car c'est eux qui ont fait
le mal ici en excitant les ouvriers et il y a maintenant un fort parti
qui voudrait voir rapporter la loi de 1884 autorisant les associa-
tions professionnelles? Mais outre que ce n'est point cette loi qui a
produit le mal, ce sont ceux qui ont mal usé d'une liberté en soi.
légitime et nécessaire, il n'est pas indifférent pour un patron qui a
des centaines d'ouvriers de pouvoir s'adresser non à une foule tu-
multueuse, mais à quelques délégués qui représentent cette foule,
oot sa confiance, connaissent ses désirs et peuvent s'en faire eu-
tendre. Les patrons amiénois ont quelquefois été contents d'avoir
affaire dans les discussions de tarifs à des ouvriers plus instruits
et plus intelligents que les autres, qui savaient comprendre et faire
ensuite entendre raison à leurs camarades. Ges chefs de syndicats
avaient rempli un rôle fâcheux et mauvais en poussant à la grève,
mais ils remplissaient un rôle très utile en servant d'intermédiaires
entre leurs camarades et le patron. Gette influence qu'exercent sur
leurs camarades quelques ouvriers qui se distinguent des autres et
savent les prendre et les services qu'ils peuvent ainsi rendre pour
procurer la paix des ateliers ont été bien marqués dans cette revue
(l*' et 46 septembre 1892) par M . Weiler,e t ce qu'il di t des ouvriers bel-
ges est vrai des ouvriers français et probablement de ceux d'autres
pays encore. On sait, d'autre part, comment la sagesse de quelques
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302 LES GRÈVES d'aMIENS.
Unions duvi iéres anglaises et leur entente sincère avec les patrons
ont empêché des grèves et réglé amiablement les conditions du
travail.
Mais comment aura-t-on de bons meneurs au lieu d'en avoir de
mauvais? Comment les foules ouvrières consentiront-elles à écou-
ter la bonne parole au lieu d'écouter, comme elles font, des exci-
tations à la défiance et k la haine ? Un si bon effet ne peut venir
d aucune législation, ni d'aucune organisation extérieure toute
seule, elle ne se fera que si les âmes sont bien disposées, c'est-à-
dire par une impression tout intérieure et personnelle. C'est donc
affaire d'instruction et d'éducation. D'instruction un peu, parce
qu'il faudrait apprendre aux ouvriers, en leur donnant ces notions
dès l'enfance, que le capital et le travail ne sont pas ce qu'ils pensent,
que. d'aulro part, la grève n'a pas la force singulière qu'ils lui
attribuent de rendre nuls tous les autres contrats, d'arrêter tout
travail et que les syndicats n'ont pas la puissance de produire à
leur volonté et par leur seule déclaration de pareils effets. Mais
c'est surtout affaire d'éducation. Car c'est l'éducation qui forme
les âmes et l'éducation ne se donne pas à l'école, surtout à l'école
telle qu'elle est maintenant. Ce n'est point avec des leçons de lec-
ture, d'écriture, de calcul, d'histoire et de géographie, ni en leur
expliquant la constitution politique qu'on apprendra aux enfants
l(»urs devoirs envers les autres et envers eux-mêmes, qu'on leur
apprendra à bien remplir leurs obligations professionnelles, à
avoir des mœurs, à respecter la propriété et la liberté d'autrui et
à garder la parole donnée. C'est la religion qui seule le peut
apprendre aux patrons comme aux ouvriers et qui seule aussi a sur
les âmes assez d'empire pour faire garder ses préceptes. Ceci tou-
tefois doit s'entendre non de la religion réduite à quelques obser-
vances extérieures qui ne rendent pas l'homme meilleur et même
facilitent l'hypocrisie, mais de la religion considérée dans ses pré-
ceptes et dans son esprit, qui est un esprit de fermeté et de force.
Sans elle, ni les patrons ne sont équitables et humains envers
ceux qu'ils emploient — ou ils ne le sont que par calcul et par une
vertu humaine, qui n'ayant point de base certaine, peut manquer à
tout instant, — ni les ouvriers ne sont soumis aux patrons et con-
tents de leur vie, sachant bien qu'elle est transitoire et la prépara-
lion d'une autre meilleure et éternelle. Sans elle aussi il n'y a plus
de règles, il n'y a plus de caractères. La foule ouvrière qui a perdu
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LES GRÈVES d'aMIENS. 303
le sens du bien et du mal parce qu'elle a renoncé à l'enseignement
qui le donne, étant sans principe et sans ligne de conduite, suit en
aveugle le premier audacieux, prête à tous les excès; il n'y a plus
de sécurité des biens, ni de liberté du travail.
H ne faudrait pas aussi que des hommes zélés pour le bien, mais
manquant de connaissance, de réflexion, vinssent servir d'auxi-
liaires aux socialistes en exagérant d'une part la condition des
ouvriers et de l'autre les gains, justes, en principe, du capitaliste.
Au lieu de déclarer par exemple qu'ils sont « pour le travail contre
le capital », ce qui au fond n'est pas sérieux, mais peut servir à
exciter les esprits simples et ignorants des questions économiques,
ils feraient mieux d'employer leur influence et leur talent à donner
aux ouvriers de justes notions sur leur situation, de leur faire
entendre qu'ils ne peuvent rien sans le capital et qu'ils doivent,
s'ils veulent améliorer leur position matérielle, compter sur leur
initiative d'abord, sur les institutions patronales ensuite et non
sur quelques créations du gouvernement, 'encore moins sur une
transformation imaginaire et impossible de l'état social.
Le socialisme est aujourd'hui dans l'ordre économique le véri-
table, le redoutable ennemi, et les syndicats ouvriers actuels tra-
vaillent à son triomphe en aigrissant les travailleurs contre les
patrons. C'est à les combattre qu'il faut s'appliquer, voilà ce qui
importe aujourd'hui et ce que ne devraient pas oublier les
braves gens qui, d'une âme candide, se font les auxiliaires des me-
neurs socialistes et travaillent à leur préparer les voies.
Voilà une conclusion qui sera fort critiquée ; elle n'est pas au
goût du jour. Elle croit à l'efficace des sentiments religieux plus
qu'à celle des lois et ne propose pas un moyen de transformer tout
à coup la situation. Changer les âmes ? que de soins et de temps
cela demande, si même on y arrive ! Je la rapporte cependant
parce que je ne veux point achever mon travail sans conclure et
sans provoquer ainsi les réflexions du lecteur. Le sentiment que
j'expose est ancien chez moi et vient d'études antérieures ; celle-ci
l'a affermi et augmenté. Mais que ceux qui ont une autre idée et
pensent avoir un meilleur remède le fassent connaître. Notre so-
ciété est ouverte aux libres discussions ; c'est son caractère, sa tra-
dition et son honneur.
I Iubert-Valleroux.
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UIE ilITATiOl AIGLAISE DE LA FAIILLE CNilOISE
WMM»^W»VWMMfc
LE JAJOB POORE ET LES VILLAGES OU WILTSHIBE
COMMUNICATION FAITE A LA RÉUNION ANNUELLE LE 1" JUIN 1893.
l
Puisque le nom de la famille chinoise a été inscrit au pro-
gramme des séances du Congrès, je dois commencer par exposer,
en aussi peu de mots que possible, la constitution de ce type de
famille.
Et d'abord, il faut dire que la famille chinoise ne se borne pas,
comme chez nous, au père, à la mère et aux enfants, ni même aux
collatéraux vivants. Elle comprend les ancêtres, en remontant à
l'époque la plus lointaine. On en voit qui connaissent leur histoire
depuis des milliers d'années. La famille chinoise s'étend aussi à la
postérité la plus reculée.
Et, ce qui établit entre les générations un lien si puissant, c'est
la conservation des traditions domestiques. Mais la conservation
des traditions domestiques suppose nécessairement un foyer
stable, fixe ; le foyer stable suppose à son tour la propriété per-
manente du terrain qui le porte et qui est indispensable k son
entretien. Vous verrez tout à l'heure, quand je vous aurai parlé de
l'organisation de la famille, ce qu'il faut entendre par Yentretimi du
foyer, et vous comprendrez alors que ce terrain permanent, ina-
liénable, insaisissable, ait souvent une contenance de trois quarts
d'hectare, c'est-à-dire qu'il soit capable de suffire à l'existence
d'une famille. On peut avancer, en attendant, que c'est cette pro-
priété inaliénable, insaisissable, permanente, collective dans les
limites de chaque famille, qui, non seulement leur permet, ainsi
que je viens de le dire, de conserver leurs traditions domestiques,
mais crée entre tous leui's membres et toutes les générations une
olidarité de fait sans autre exemple.
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LE BiAJOR POORE ET LES VILLAGES DU WILTSHIRE. 305
Les Chinois sentent si bien que le bien-être moral et matériel,
que la paix dont ils jouissent n'ont pas d'autre source, ni de plus
sûre garantie, que Tinstitulion de cette propriété inaliénable leur
inspire quelque chose de plus que le respect dû à la loi la plus
ancienne. A leurs yeuxj la propriété de la terre, le champ qui les
fait vivre.ont un caractère sacré. Personne ne peut le vendre, per-
sonne n'y peut toucher sans sacrilège, pas même TËtat, sauf de
très rares exceptions; et c'est ce qui explique, en passant, les
difficultés que rencontrerait en Chine l'exécution des travaux de
chemins de fer, par exemple.
Cela va si loin que, même lorsqu'il ne s'agit que des terrains
excédant de beaucoup l'étendue ordinaire du bien familial, et dont
on peut légitimement disposer, on ne les vend que contraint et
forcé et avec la plus grande répugnance. Et cela est si vrai qu'un
acte de vente est aussi solennel qu'un testament. La famille,
représentée par le père ou par le délégué qu'elle s'est choisi, com-
mence par prendre tous ses membres à témoin de la dure nécessité
où elle se trouve; elle demande pardon aux ancêtres comme si le
terrain, une fois acquis, ajouté au bien familial originel, devenait
aussi sacré; elle prie la postérité de l'excuser comme si diminuer,
ou ne pas augmenter le domaine commun était une atteinte k la
prospérité des générations futures.
La terre est donc bien la base solide sur laquelle repose le foyer
et le sanctuaire des archives et des traditions. C'est sur elle qu'est
rivé le premier anneau de la chaîne qui relie toutes les généra-
lions. On pourrait presque dire que c'est en elle et par elle que ces
générations communient.
La famille chinoise, ainsi constituée, est un organisme complet,
vivant par lui-môme. La famille, disent les Chinois, est un petit
État. Elle exerce tous les pouvoirs civils, politiques et judiciaires.
Elle ne les tient pas de l'État ; c'est elle, au contraire, qui les lui
délègue pour qu'il en use dans les circonstances où elle ne peut
les exercer elle-même. — Elle les exerce collectivement, indivisi-
blement. Aucun de ses membres ne peut prendre de décisions sans
son consentement, à moins que ces décisions n'engagent que lui-
même. Le père, ou, à son défaut, le plus âgé, réputé le plus digne,
préside la famille et la représente, mais il peut être remplacé en
cas d'incapacité ou d'indignité.
Mais, pour compléter et abréger les explications que j'aurais
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300 RÉUNION ANNUELLE.
encore adonner sur la famille, je demanderai la permission de
lire quelques passages d'un volume dans lequel j'ai essayé de
décrire les principales institutions chinoises, et de montrer com-
ment s'accomplissent dans la famille les fonctions dont il s'agit,
c'est-à-dire les magistratures civile, judiciaire, et même religieuse:
« Après avoir établi par la solidarité éternelle des générations
Téternité de l'âme, les Chinois considéreraient comme contradic-
toire que sa séparation d'avec le corps lui fasse perdre aucun de ses
attributs. L'âme se souvient : elle aime. Réunie aux autres âmes de la
maisdn, en attendant qu'elle réapparaisse sur la terre, elle plane
avec elles au-dessus de la famille, souffre de ses douleurs, est heu-
reuse de ses joies. Si on l'oublie, elle est triste, elle se plaint, et ses
plaintes sont des avertissements. Malheur à qui néglige son souve-
nir. Celui qui ne fait pas hommage à l'âme de son père ne saurait
songer à la sienne ; et qu'on y pense bien, d'une âme que l'on cesse
de cultiver, la justice disparait. Sans justice, pas de prospérité. 11
ne faut pas oublier les âmes des ancêtres; il ne faut pas qu'elles
puissent être oubliées ; il ne faut pas que leur souvenir dispa-
raisse ; et qui Tentretiendra si la famille vient à s'éteindre ? Le
mariage est un devoir sacré, le premier de tous..
t< On a inscrit le nom du défunt, la date de sa naissance et celle
de sa mort sur une tablette de bois laqué ; et aussitôt après Tinhu-
mation, qui a eu lieu un jour d'assemblée, on place cette tablette,
fixée debout sur un socle, dans la salle des ancêtres. C'est ici le
lieu où, deux fois par mois, une fois au moins, les réunions de
famille ont un caractère solennel. Au fond de la salle, contre la
muraille, une longue table de bois verni occupant presque toute
la longueur du mur et formant autel. Sur cet autel, des gradins
supportant, par ordre de dates, les petites tablettes laquées sur
lesquelles les noms des ancêtres sont inscrits. Tout au-dessus,
appendu au mur, le signe de la divinité ; au-devant des tablettes,
des vases et des brûle-parfums. Enfin, à quelque distance de
l'autel, une table; au milieu, un registre; de chaque côté, des
livres.
« Tout le monde a revêtu ses habits de fête et attend. Le père
el la mère qui, depuis l'avant-veille, se sont préparés par l'absti-
nence, entrent, suivis de deux acolytes, et vont se placer devant
L
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I
LE MAJOR POORE ET LES VILLAGES DU WILTSDIRE. 307
l'autel. Ils adressent au ciel une courte invocation, et les assis-
tants entonnent l'hymne des ancêtres...
€ On sait bien, disait empereur Kang-hi au légat du Pape, le
cardinal de Tournon, que les âmes des ancêtres ne peuvent pas
venir habiter les tablettes ou les cartouches qui portent leurs
noms, mais on tâche de se persuader qu'on est en leur présence.
(* On leur offre, on leur consacre différents objets : un pigeon ou
nne poule, des fruits, du vin, des céréales, du riz ou du blé, sui-
vant la région agricole où Ton se trouve. On peut même n'offrir
que du riz ou du blé et du vin. Les deux acolytes vont chercher
ces oflrandes ; la femme les prend de leurs mains et les présente à
son mari qui, l'ayant à ses côtés, les élève au-dessus de sa tête et
les dépose sur l'autel en témoignage de reconnaissance. Le père
lit ensuite les noms des aïeux inscrits sur les tablettes; et, les rap-
pelant plus particulièrement au souvenir de la famille, il les fait
en quelque sorte surgir du tombeau et parle en leur nom. Le grain
etle vin qu'il leur a consacrés tout à l'heure, symbole des efforts
accomplis, des progrès réalisés, il les rend de leur part aux assis-
tants comme gage de leur indissoluble union. Enfm, l'ofTicianl
exhorte la famille à méditer sur le sens de cette véritable commu-
nion, sur If^s engagements qu'elle implique et que tous jurent de
remplir; et, après une dernière prière, on sert un repas où figurent
les offrandes consacrées. Tel est le culte proprement dit et abso-
lument exact de la famille. Mais ce n'est que la première partie de
la solennité.
« Dans la deuxième, le père, assis avec sa femme entre les deux
plus âgés de la famille, devant la table carrée où sont les livres
dont j'ai indiqué la présence, ouvre d'abord celui du milieu. C'est
le livre de la famille. Il est composé de plusieurs cahiers et renferme,
dans les uns, toutes les inscriptions relatives aux actes de la vie
civile : naissances, mariages, décès; dans les autres, les jugements
prononcés en famille, l'éloge des morts, leurs biographies, les tes-
taments, etc. On peut vraiment dire que c'est le livre sacré, la
Bible de la Famille. Il n'est pas seulement la preuve de son exis-
tence spirituelle et temporelle, c'est lui qui atteste seul l'état civil
de chaque Chinois, car il n'y en a pas d'autre. Le livre de famille
fait foi devant toutes les autorités, lorsque son témoignage est abso-
lument nécessaire. Il n'y a pas, à mon avis, de signe plus noble et
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308 RÉUNION ANNUELLE.
plus éclatant de l'émancipation et de Tindépendance deThommeet
du citoyen. Aussi, pour ces diverses raisons, est-il tenu avec un
soin qui dispense TÉtat de toute ingérence et de tout contrôle, je
dirai même de tout intérêt, excepté celui qu'il a de connaître le
nombre des familles et des individus. Le livre de famille, que tout
Chinois est appelé à posséder un jour, implique donc une certaine
instruction. 11 faut absolument savoir lire et écrire. C'est la pre-
mière de toutes les conditions et le premier de tous les devoirs.
C'est pour cela qu'on ne manque jamais, quand on le peut, d'an-
nexer une école et une bibliothèque à la salle des ancêtres, qui
devient alors un véritable temple entretenu à frais communs par
les riches de la famille.
« Ayant ouvert le premier cahier, le père y inscrit les événe-
ments qui se sont produits. C'est alors que les mariages, s'il y en
a, reçoivent du père et de la mère leur consécration, suivantdes
rites d'une grande solennité. Puis, prenant un autre cahier, il lit ou
fait lire par l'un des assistants la biographie de l'un des aïeux. Il la
commente, insiste sur les titres qui recommandent celui dont il a
été question au souvenir de la postérité, exhorte à suivre les
exemples qu'il a donnés. On lit ainsi, à chaque réunion, une bio-
graphie nouvelle jusqu'à ce que la série soit épuisée; puis on
revient à la première, à la seconde, etc., de sorte que chacun tinit
par les savoir par cœur, et qu'aucun des aïeux, au moins des plus
méritants, n'est inconnu. Il est peu de Chinois, je dis même des
plus humbles cultivateurs, qui ne sachent très bien l'histoire de
leur famille pendant plusieurs siècles. On lit ensuite, dans un Plu-
tarque chinois, — et les bibliothèques sont très riches en livres de
ce genre — la vie d'un homme illustre de la province ; puis un cha-
pitre de quelque philosophe ou moraliste, et enfin quelques articles
de loi. Ces lectures terminées, ainsi que les commentaires, les
explications dont elles ont été l'objet, le but de la réunion change,
et la famille se transforme en conseil, ou, suivant le cas, en tri-
bunal.
c Le père reprend le livre de famille, et, s' adressant à tout le
monde, demande si personne ne doit à l'impôt public; c'est la pre-
mière question, car la famille tout entière se considérerait comme
déshonorée si l'un des siens était en retard vis-à-vis de l'Ëtat, et
donnait à un fonctionnaire le droit de faire une réclamation. Dans
ce cas, on fait immédiatement au retardataire les avances dont il a
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LE MAJOR POORE KT LES VILLAGES Dl* WILTSBÎRE. 309
besoin. La seconde question est de 'savoir si l'un des membres de
la famille a quelque litige ou quelque grave affaire avec une autre
famille, afin qu'on puisse Tarranger à Tamiable ou constituer des
arbitres pour la résoudre. Enfin, Ton passe aux différends qui ont
pu se produire dans la famille elle-même.
« S'il s'agit d'un délit ou d'un crime, l'accusé est isolé et mis
immédiatement en jugement; ou bien, dans le cas où il y a des
renseignements, des preuves à réunir, il est renvoyé à la prochaine
réunion, ou assigné devant une assemblée extraordinairement con-
voquée. J'ai dit ailleurs que ces jugements étaient toujours suscep-
tibles d'appel devant les tribunaux de l'fitat, mais tel est le respect
qu'ils imposent que les condamnés se servent bien rarement du
recours que la loi leur donne. J'ai connu un homme de trente-deux
ans, marié, père de trois enfants, soumis aux fers pendant trois
mois par le tribunal de famille présidé par la mère, tendre lui-
môme les jarrets à un Européen que l'on avait choisi pour ne pas
charger un parent plus jeune de cette besogne. Les fonctionnaires
mêmes, pour les actes de leur vie publique qui échapperaient aux
lois, sont justiciables de ces assemblées de famille.
« Les peines appliquées par les tribunaux domestiques sont la
flagellation, l'exil et l'excommunication. Quant auiç crimes qui,
d'après la loi, entraînent la peine de mort, ils devraient être
déférés aux tribunaux de l'Elat. Mais comme cette intervention
serait une violation de l'intégrité de la famille, on laisse aux cou-
pables le choix entre le suicide et l'excommunication, et il y en a
peu qui ne préfèrent le suicide.
' c Tel est, dans quelques-unes de ses parties, le système auquel
il m'a paru que la Chine doit sa supériorité morale et maté-
rielle (i). »
A la lecture que l'on vient d'entendre, je n'ajouterai qu'une
chose : la famille qui vient d'être décrite n'est pas le fait d'une
caste; il n'est pas un seul individu qui n'appartienne à une commu-
nauté familiale, excepté ceux qui y ont volontairement renoncé et
ceux qui en ont été expulsés pour leur inconduite, et il faut dire que
c'est dans cette dernière catégorie que se trouve l'immense majo-
rité des isolés. Quant aux autres, quant à ceux qui sortent de plein
gré de la communauté, s'ils s'y décident, c'est qu'ils sont déjà
(i) La Cité chinoise f pages 42 et suivantes. (Librairie de la Nouvelle Revue.)
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810 RÉUNIOW ANNUELLE.
mariés et ea état de fonder eux-mêmes une autre communauté.
El, d*ailleurs, lorsque même la communauté d'intérêts est rompue,
la communauté morale et religieuse subsiste toujours.
Il
On pense bien que nous n'en sommes pas encore à ce point du
système familial dans les villages du Wiltshire. Nous en sommes
même encore bien loin. On n'implante pas, du jour au lendemain,
une organisation qui, dans son pays d'origine, a demandé des
siècles. Nous espérons bien qu'il ne faudra pas autant pour l'y
enraciner, et, d'ailleurs, vous savez qu'en Europe, et en France
même. Ton peut citer bien des localités où la famille a existé, à
très peu de chose près, comme en Chine. Elle en a disparu, ou elle
est en train de disparaître, parce qu'elle n'existait qu'à Tétai
d'exception au milieu d'institutions contraires, et aussi parce que
le plus souvent une ou plusieurs parties de cet organisme man-
quaient, et que leur absence compromettait la solidité des autres.
Il n'y avait en un mot pas de synthèse. Quelle organisation, par
exemple, pourrait résister au partage forcé et aux abus trop fré*
quents du droit de propriété actuel !
En Angleterre, le partage forcé n'existe pas dans la loi ; on peut
même empêcher les ventes volontaires et maintenir dans un même
groupe la propriété de la terre en formant des associations d'une
di^rée de plusieurs siècles. Ca i sont, des circonstances dont le
major Poore s'est servi pour rétablir l'union de l'homme avec la
terre et pour rendre un foyer à chaque famille. Mais l'élément
essentiel, la famille même, fait défaut, plus complètement encore
que chez nous. Dans les enquêtes dirigées par le major Poore et
un membre du gouvernement, sir John Gorst, auxquelles j'assis-
tais, il nous arrivait de rencontrer des pères de famille qui igno-
raient ce que leurs fils et leurs filles étaient devenus, ils ne savaient
pas s'ils étaient mariés et les avaient rendus grands-pères. Inutile
d'ajouter que, dans ces conditions, non seulement la famille dispa-
rait, mais la dépopulation des campagnes y est aussi sensible
qu'en France.
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LE MAJOR POORE ET LES VILLAGES DU WILTSHIRE. 311
Donc, avant de songer à pourvoir la famille des droits nécessaires
à sa vie et à son fonctionnement, il fallait la recréer elle-même»
pour ainsi dire, et d'abord lui donner un foyer et un champ capa-
ble de l'y retenir. C'est à quoi M. Poore s'est appliqué, et Ton va
voir jusqu'à quel point il a réussi. — Mais d'abord quelques mots
sur le village de Winterslow où il a commencé,il y a trois ans, l'ex-
périence qui, depuis quelques mois, s'étend à presque tout le dis-
trict dont il est conseiller.
Winterslow est une commune du comté de Wiltshire dont Salis-
bury est le chef-lieu. La commune de Winterslow compte 786 ha-
bitants, divisés en 166 familles, dont 45 seulement possèdent leur
maisonnette et un jardinet. Tout le reste du territoire de la com-
mune, qui est de 4698 acres (1950 hectares), appartient à cinq pro-
priétaires, absents de leurs domaines.
Des communes qui avoisinent Old Lodge, celle-ci est à la fois la
plus importante et la plus rapprochée. C'est d'elle que le major
Poore s'occupe spécialement et à laquelle il consacre une très
notable partie de son temps. Ses visites y sont fréquentes; il entre
dans les maisons ; il cause avec les habitants de leur situation et de
leurs besoins. Par ses conseils, quelques sociétés d'assurances
mutuelles ont été formées; un petit terrain a été loué en attendant
qu'on puisse l'acheter ; les travaux de la culture sont accomplis par
les habitants qui y consacrent chacun quelques journées à tour de
rôle, et les produits en sont distribués aux pauvres. En toute occa-
sion, il leur parle des trompeuses séductions des villes; il leur en
fait voir les dangers ; il fait ressortir à leurs yeux les avantages du
séjour à la campagne et des travaux qu'il comporte; il n'oublie pas
de leur expliquer qu'il ne dépend que d'eux-mêmes d'améliorer,
au moins en partie, les conditions où ils se trouvent et de rendre
ainsi ces avantages plus grands.
M. Poore ne craint pas d'aller jusqu'en Chine emprunter ses
exemples. Il leur fait lire la traduction anglaise de la Cité chi-
noiie et commente avec eux les pages qui peuvent le plus les inté-
resser. Malheureusement, ces hommes manquent d'une institution
qui assure la prospérité et la liberté de chaque Chinois ; ils n'ont
pas de famille. Sans doute, ils ont, pour la plupart, femme et
enfants, mais c'est plutôt une charge qu'une cause de progrès et
de bien-être. Une fois grands et en âge d'aider leurs parents, les
enfants s'en vont, et, de cette famille tout éphémère, il ne reste au
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•''îT^rq
3l2 RÉUNION ANNUELLE.
logis que les vieux et les faibles. D'ailleurs, ils n'ont pas de champ
qui réclame leurs bras et les retienne au foyer commun. 11 faut bien
qu'ils se dispersent. Il n'y a pas de foyer pour eux.
D'une maison à l'autre, les habitants se fréquentent peu. Les
cérémonies du dimanche seules les réunissent, mais cette commu-
nion ne dure pas. Sortis du temple, plus d'unité. Pourquoi? La
réponse est aisée. C'est que l'unité qu'on leur prêche ne se trouve
pas dans les faits, dans la vie de tous les jours. Ils n'ont pas d'au-
tres intérêts que ceux des différents maîtres qu'ils servent,et encore î
L'agriculture, qui devrait être une religion avec ses fléaux à conju-
rer, ses bénédictions qui réjouissent le cœur, n'est pas faite pour
eux. Pas non plus de souvenirs communs, pas.de traditions plus
ou moins lointaines ! Enfants de la terre, rien, absolument rien, ne
les rattache à leur mère commune, et rien par conséquent ne
les/ rattache les uns aux autres. Les petite» sociétés d'assurances
en cas d'accidents ont sans doute fait quelque bien, multiplié les
rapports et les contacts. Mais elles-mêmes sont trop accidentelles.
Au fond, toutes ces choses ne sont que des palliatifs. L'homme,
déraciné du sol, reste soumis à toutes sortes de fluctuations et de
misères qu'il ne dépend pas de lui d'éviter. Sans foyer, sans ti*adi-
tions, privé de l'expérience de ses anciens, il est toujours le mineur,
faible et incapable dépenser, de comparer, de juger et de prévoir,
condamné à la tutelle de quelques-uns de ses semblables, qui, plus
privilégiés que lui, se chargent de penser pour lui. . ..''.'.
• « C'est contre tous ces maux, dont le spectacle obsède ma pensée,
me disait le major Poore, que je veux et que je dois réagir et d'a-
bord en ce qui concerne ma famille. Voici, comme en Chine, reprit-
il en me montrant trois grands registres : le livre des actes admi-
nistratifs; voici le livre des actes judiciaires; voici enfin le livre des
ancêtres, contenant à la fois les actes de l'état civil et les* biogra-
phies des plus méritants. 11 est presque blanc, ajouta-t-il, mais j'ai
déjà rassemblé quelques documents qui me serviront à résumer,
au moins, notre filiation. Ces trois livres réunis constitueront nos
annales, nos traditions, dont la postérité pourra s'éclairer; ils res-
titueront à chacun de nos descendants leur personnalité, leur
unité.
a Mais, reprit le major Poore, je voudrais étendre ces bienfaits à,
tous ceux que je vois pâtir de la vie qui leur a été faite, et ils sont
malheureusement bien nombreux. Je sens d'ailleurs que, tant que
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LE MAJOR POORE ET LES VILLAGES DU WaTSHIRE. 313
ces conditions nouvelles ne seront point devenues les conditions
ordinaires, mon œuvre sera caduque, sujette à toutes les influences
qui ont causé la dissolution dé la famille ancienne, laquelle, moins
fortement constituée, il est vrai, que la famille chinoise, renfermait
du moins en elle-même les éléments nécessaires à sa transfor-
mation et à ses progrès.
« Je me suis attaché à la population rurale qui m'entoure, je la
connais et je ne cesse d'en étudier les besoins. Elle souffre, je vous
Taidéjàdit, des même maux que nous, mais plus encore, car ses
souffrancesphysiquessontplus fortes. Pour elle, comme pournoiTS,
la famille restaurée avec la communauté du bien-fonds, la commu-
nauté des produits, l'assistance et les secours qu'elle mettra à la
disposition de tous les siens, la famille sera le salut. Mais la plu-
part de ces pauvres gens connaissent à peine leur grand-père ; on
peut même dire que le fils ne connaît pas son père et que le père ne
connaît pas ses enfants; il est des parents qui, après quelques
années, ne connaissent plus les enfants qu'ils ont nourris et élevés.
Aucun ne possède la moindre parcelle de terre. Ce ne sont à tous
les points de vue que des cailloux roulés, que des grains de sable.
« Ce qu'il faudrait, ajoutait le major Poore, c'est une véritable
association qui n'aurait pas seulement en vue l'assistance contre
les accidents, mais l'aide en toute circonstance : en un mot, l'aide
pour la vie. C'est une association permanente telle que la famille,
non pas telle que la famille ancienne, dégénérée, dont les défauts
out causé la perte, mais telle que la famille chinoise, dont la devise :
« Tous pour chacun », parait si bien réalisée.
a Mais encore une fois, comment faire, oix en trouver les élé--
ments? A défaut de famille naturelle, continua le major, j'essaie
d'une autre combinaison. Je les ai persuadés de former entre eux
des groupes de dix familles oix ils pourraient examiner en commun
les affaires qui les touchent de plus près. Dix m'a paru un nombre
excellent pour que les décisions soient prises en parfaite connais-
sance de cause. Dans des groupes plus nombreux, les affaires
deviennent souvent trop générales ; elles échappent à beaucoup.
Les uns votent de confiance, les autres votent n'importe comment;
sans parler des beaux orateurs qui ne visent qu'à l'effet et font
perdre du temps. Les anciens avaient adopté ce nombre dans la
plupart de leurs institutions; les Chinois l'ont conservé. Je trouve
qu'ils ont raison. Sur les 168 familles de la commune, 120 se sont
La Réf. Soc, 16 août 1893. Z^ sér., t. VI (t. XXYI col.), 21.
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gji RÉUNION ANNUEUE.
déjà partagées en groupes à laléte desquels se trouvent des prési-
dents élus, et 46 autres sont décidées à imiter leurs voisines.
« Quant aux question» plus vastes et qui nécessitent l'examen de
plusieurs groupes ou de tous ensemble, elles sont étudiées par les
présidents de tous les groupes, et c'est dans un comité formé par
ces délégués que ces questions sont élucidées. Mais ils ne sont au-
torisés à les résoudre qu'après les avoir expliquées à leurs groupes
respectifs et après que ceux-ci se sont mis unanimement d'accord.
Cette unanimité, impossible à obtenir dans nos parlements, est au
contraire très facile dans ces petits comices de dix familles. Cha-
cun alors sait vraiment de quoi on lui parle, ce qu'on lui propose,
et ce n'est pas à la légère qu'il prend une décision. De plus les res-
ponsabilités pèsent également sur chacun d'eux. Dans les cas
urgents les réunions se succèdent plus rapides, mais le système
nen souffre pas et il n'y a pas de temps perdu. »
Eh bien voilà où en était encore il y a un an, à Winlerslow,
limitation du système familial chinois. C'était beaucoup cepen-
dant d'avoir rapproché ces hommes, d'avoir, associé leurs mtelU-
Kences et leurs préoccupations et d'avoir ainsi créé entre eux des
rapports qui devaient les aider un jour à former des liens plus
réels Depuis un an, en effet, un grand pas a été fait à Winterslow,
qui n'aurait jamais été fait sans la bienveillance créée entre les
habitants par des fréquentations plus intimes que celles qui avaient
eu lieu jusque-là. et par des discussions amicales sur des siyets à
l'examen desquels ils étaient restés à peu près étrangers.
Mais je laisse encore une fois la parole au major Poore. En vue
d'un volume qui va paraître dans quelques jours, je lui avais de-
mandé quelques détails sur les progrès réalisés, et il m'a répondu
par la lettre dont je vais donner lecture.
Old Lodge{Sali8bnry), mai 1893.
« Mon très cher ami,
„ Puisque ma lettre doit être publiée, permettez-moi. avant de
vous donner les renseignements que vous demandez, de profiter de
l'occasion pour faire deux observations très importantes à me»
yeux.
V
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/-■^f-l
LE MAJOR POORE ET LES VILLAGES DU WILTSHIRE. 315
«Vous parlez beaucoup du caractère démocratique de la famille
chinoise, et vous paraissez insister, sur les avantages qu'elle pré-
sente à ce point de vue. Or, ce n'est pas ce qui m'a le plus frappé
dans votre description de la famille chinoise, et je tiens à rétablir.
Mais cela dépend sans doute du sens que j'attache à certains mots
de la langue française et de celui que vous leur donnez.
a Ainsi, on assure que, dans un état démocratique, tous les ci-
toyens sont égaux et exercent eux-mêmes la souveraineté. Mais il
est plus vrai de dire qu'ils sont censés égaux, et ce n'est qu'en
théorie qu'ils exercent eux-mêmes la souveraineté. Dans le fait,
c'est tout le contraire, car il n'y a aucun lien entre l'individu et le
goavernement de l'État. C'est la foule, sans organisation, gouver-
née par une oligarchie irresponsable.
« Dans la famille chinoise, les décisions sont prises en commun, et
c'est dans son intégralité que résident les principes d'ordre et
d'autorité. A première vue, il semble donc qu'aucune institution
ne soit plus démocratique. Mais, à mon avis, il y a une différence
capitale entre l'État qu'on appelle démocratique et la famille
chinoise.
« Dans l'État dit démocratique, si je ne me trompe, on suppose que
la souveraineté du peuple résulte immédiatement de l'égalité, et
l'égalité est un principe premier, un axiome, mais c'est l'égalité de
l'ignorance, tandis que le système familial contraint à l'éducation
de la conscience et du caractère en matière de responsabilité cha-
que individu, en commençant au sein même de la famille.
« Dans la famille chinoise, l'égalité est tout à fait différente de la
prétendue égalité de l'Europe. C'est un effet, un résultat. Elle pro-
cède de Texercice en commun du jugement et de la raison de
chacun, fondé sur la connaissance des traditions domestiques et sur
le culte des ancêtres.
a Dans nos sociétés plus ou moins démocratiques, le citoyen arrive
dans la vie comme, dans l'océan, un navire sans gouvernail. 11 a,
sans doute, des idées générales qu'on lui a enseignées, mais dont
/'application est aussi variable que les circonstances particulières
où il peut se trouver.
« Dans la famille chinoise, le jeune homme s'appuie sur l'expé-
rience de ses anciens. Il la connaît, il l'a suivie au travers des
siècles passés, au milieu de mille circonstances diverses, il l'a faite
sienne, et elle le dirige aussi sûrement que la loi de la gravita on
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V
316 RÉUMON ANNUELLE.
dirige les astres dans l'espace. En vérité. Ton peut dire que rien de
ce qu'il lui est essentiel de savoir ne lui est inconnu ; aussi, dans la
famille chinoise, les différences d^opinion sont-elles très rares, et
Ton arrive aisément à une unanimité de consentement, source de
tout ordre et de toute autorité.
« C'est ce qui n'existe nulle part en Europe, et c'est ce qui m*a
frappé dans l'institution familiale chinoise. Voilà ce qui m'a inspiré
le désir de l'appliquer chez nous sans me préoccuper de l'égalité.
Et je maintiens que cette même institution pourrait et devrait
s'étendre de la famille au village, du village au district et ainsi de
suite jusqu'à l'État.
^ « Un autre mot m'a suggéré des réflexions : c'est celui d'indivi-
dualisme. Je crois bien que l'on ne peut définir autrement le
système social auquel presque toute l'Europe est aujourd'hui sou-
mise. L'individu décide, l'individu fait la loi, il est la seule unité
sociale, le seul élément de nos prétendues cités, vous l'avez très
bien dit. Si ce sont là les caractères de Tindividualisme, il est cer-
tain que l'individualisme règne à peu près exclusivement. Et pour-
tant, comment se fait-il que, sauf un très petit nombre d'exceptions,
nulle part peut-être l'individu ne soit aussi faible, aussi déprimé,
aussi banal que chez nous ; comment se fait*il que nulle part il n'ait
aussi peu d'originalité, d'individualité? Au lieu d'individualisme,
ne devrait-on pas dire Visolemmt individuel? Ce que c'est que la
duperie des mots! Nous avons voulu assurer l'indépendance de l'in-
dividu et nous avons abouti à quoi? A son écrasement, parce que
nous avons cru nécessaire de le dissocier de son groupe naturel.
Quelle désastreuse erreur !
« En Chine, oii tous les membres d'une même famille restent as-
sociés et ajoutent à la force commune les forces que leur donnent
leurs aptitudes particulières, voyez au contraire la puissance et la
personnalité que cette union donne à chacun de ceux qui en font
partie. Là, l'individu ne légifère point seul, mais il est l'expression
de sa race, il en a l'originalité, il en possède, comme je le disais
tout à l'heure, l'expérience accumulée. Chacun de ses actes est un
acte de la famille entière ; lui-même en est le geste ; son initiative
en est plus grande ; son crédit, plus sûr. Comment s'étonner de ses
succès, même à l'étranger, et des jalousies qu'il inspire? Si l'exer-
cice du jugement, si le culte de Vaine, si admirablement favorisé et
éclairé par le culte des ancêtres et des traditions familiales, est le
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I
LE MAJOR POORE ET LES VILLAGES DU WILTSHIRE. 317
fait qui tout d'abord a frappé mon esprit, la valeur et Tindépen-
dance de l'individu m*en ont paru une des conséquences les plus
directes et les plus remarquables.
« Parlons maintenant de Winterslow. Vous en avez décrit l'orga-
nisation dans la première partie de votre livre : je n'ai rien à y
ajouter. Toutes les sections, aujourd'hui complètes, fonctionnent
parfaitement. Leurs réunions, dirigées par un président qui exerce
ses fonctions pendant un an et par un vice-président, son succes-
seur désigné, tous deux choisis par chacune des dix familles de la
section, ont lieu régulièrement. On dirait que les villageois en ont
déjà une longue habitude. Inutile de vous dire qu'il n'est pas ques-
tion du culte des ancêtres, par la bonne raison que les ancêtres
ne s'improvisent pas. Les gens de Winterslow n'ont pas encore non
plus les livres de famille, c'est-à-dire le livre de l'état civil, le
livre des actes administratifs et celui des actes judiciaires. Quelques-
uns les possèdent, mais ils ne s'en servent pas. J'espère que tous les
auront bientôt. Je m'applique à leur en montrer l'importance et la
nécessité, et la plupart en sont à présent convaincus. C'est une
habitude à prendre, et il faudra un peu de temps.
« Il en faudra plus pour le culte proprement dit des ancêtres; ni
le culte, ni les ancêtres ne s'improvisent, je l'ai déjà dit. Nous n'y
pouvons rien, qu'y préparer les jeunes générations et mériter par
nos actes que le temps consacre notre mémoire.
« Les assemblées générales des délégués, ou présidents et vice-
présidents de sections, fonctionnent aussi très bien. Elles sont
même plus fréquentes que les réunions des] sections. C'est là que
Ton soumet à la discussion les questions d'intérêt général et
même les questions particulières à tel ou tel. groupe, à propos des-
quelles les présidents ont eux-mêmes besoin de recevoir des avis
supplémentaires. C'est là, en un mot, qu'ils viennent s'inspirer
pour tout ce qui touche aux intérêts du village et des familles;
c'est delà qu'ils reportent à leurs sections respectives les lésultats
des consultations recueillies ; c'est là que, les consentements des
sections obtenus, ces consultations reçoivent leur consécration et
passent à l'état de décisions. Vous verrez tout à l'heure aue les ser-
vices rendus par les assemblées de délégués ont déjà eu une
grande importance.
« A tous ces points de vue, je puis dire que les choses, à Win-
terslow, dépassent toutes mes espérances.
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318 RÉUNION ANNUELLE.
«Toutefois, mon cher ami, je sentais que, si bien qu'elles allassent,
elles manqueraient de stabilité tant que chaque famille n'aurait pas
son champ, sa maison et son foyer indépendants.
(( Vous savez que, sur les 164 familles de Winterslow, 45 seulement
possèdent leur maison et un petit jardin. Ce n'était pas assez. Je
parlais souvent de mes craintes aux délégués et tous pensaient
comme moi... Je résolus d'écarter le danger et j'épiais les chances
qui pouvaient me venir en aide. Elles se présentèrent au mois de
juin de l'année dernière. On annonça la vente aux enchères d'un
terrain contigu au village; sa superficie de 195 acres était assez
grande pour que tous les habitants y trouvassent un coin à leur
convenance. Je résolus de m'en rendre acquéreur, et, après avoir
consulté les délégués, je l'achetai au comptant pour un prix bien
inférieur à sa valeur réelle. De l'avis de tout le monde, je pouvais
le revendre le double de ce qu'il m'avait coûté. Je portai la question
devant les délégués réunis en assemblée générale et ils la décidèrent
dans le même sens. Par leurs soins, le terrain fut alors divisé en
lots d'un acre et offert au choix des habitants, à des prix variant
entre 8 et 30 livres l'acre, car, mal soigné par le cultivateur qui
venait de le vendre, il n'était pas partout également bon, et il y
avait des parties auxquelles on ne pouvait rendre leur pre-
mière fertilité qu'avec beaucoup de soins.
« Quelques-unes des familles ne purent ou ne voulurent acheter
qu'un demi-acre; d'autres en achetèrent jusqu'à seize. Enfin,
lorsque chacun eut choisi ce qui lui convenait au prix fixé par les
délégués, il me resta 83 acres que je revendis à un fermier et, si
tout va bien, j'espère que j'aurai réalisé un bénéfice de 600 livres
(15,000 francs); je déclarai que j'entendais rester maître de ce
bénéfice, mais que j'en laissais la jouissance et la disposition aux
habitants de Winterslow, pourvu qu'ils restassent associés, et que
:Ce capital, administré par l'assemblée des délégués, fût employé
conformément à l'esprit du système. Ils acceptèrent. Séance tenante
on décida la construction d'un four banal et d'une grange commune.
Pour mon compte, j'émis le désir, aussitôt acclamé, d'introduire
dans le village deux ou trois petites industries, capables autant
que possible d'utiliser les produits des champs, et, en tous cas,
le temps des habitants.
« Mais tous mes acquéreurs ne m'avaient pas payé. Neuf seulement
s'étaient complètement acquittés. Les autres, profitant de la faculté
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LE MAJOR POORE ET LES VILLAGES DU WILTSHIRE. 31^
que je leur avais donnée de me rembourser en quinze annuités,
avec un intérêt de 5 % Tan, ne devaient verser que des acomptes,
de sorte que nous ne savions pas trop quand nos projets pourraient
être réalisés.
« Cependant nos prévisions ont été dépassées. On comprend si
bien à Winterslow les avantages des projets adoptés que plusieurs
familles se sont efforcées d'anticiper leurs paiements de deux ou
trois annuités. A l'heure qu'il est, le four est déjà prêt, la grange
esten construction,et l'on s'occupe du choix de lapetite industrie la
plas facile à introduire eu égard [aux ressources de la population.
a Sur les allotements, une petite maison est déjà bâtie ; une autre
sera terminée d'ici à deux ou trois mois ; douze sont en projet.
Avant un an on en comptera une vingtaine. En attendant, tout le
monde travaille dans son champ ; on s'entr'aide. Les uns prêtent
leurs bras, les autres, leurs instruments de culture ou leurs
chevaux. Sur une terre où, sous l'ancien régime, c'est-à-dire sous
le régime de la grande propriété et de la grande culture, trois
ouvriers étaient employés et gagnaient à peine leur vie, plus de
cinquante hommes trouvent dés aujourd'hui du travail, et leurs
efforts donnent au sol une fécondité qu'il n'a jamais connue.
« Enfin, pour donner à notre association une existence légale et
Tentourer des garanties nécessaires, nous l'avons régulièrement
formée et fait enregistrer sous le nom de : (c Land holders Court. »
Désormais, ce sont les délégués, divisés en cinq groupes en vue de
cette administration spéciale, qui recevront les rentes et les
impéts et les transmettront à qui de droit.
« Avant de finir ce qui concerne Winterslow, il faut que je vous
dise que j'ai cru devoir laisser les habitants libres de se rendre
individuellement acquéreurs des petites parcelles que je leur
offrais; et ce sont les pères de famille qui, presque tous, les ont
achetées pour leur compte individuel. Il m'aurait d'ailleurs été
difficile de les obliger autrement. Cependant l'un d'entre eux
ayant mieux compris l'esprit et le but de la propriété familiale
collective, a fait enregistrer ses terrains sous le nom collectif de la
famille. Je tâcherai d'amener les autres à faire comme eux. En
attendant je pense que l'association dans laquelle ils se sont
engagés et les conditions que j'ai mises à la jouissance du capital
dont je leur ai laissé l'administration, les empêcheront d'ici lonjt-
temps de revendre leur petit bien.
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320 RÉUNION ANNUELLE.
t( Mais, mon cher ami, j'ai d'autres détails à vous donner.
« Entraînée par Texemple deWinterslow, une grande partie de la
population de mon district a adopté le système familial et sera
probablement suivie par les autres habitants. Mon district com-
prend 11 villages, 7^6 familles, 4,CK)1 habitants et 21,203 acres de
superficie. En voici la distribution :
Villages. Familles. Pop. Acres.
Pitloii i
l, \ 404 546 2.109
Farley )
West Dean 37 210 2.769
Wintersiow 166 909 4.698
TheEarldoms 6 37 762
Landford 40 263 1.655
Nomansland 21 134 10
Whileparish 178 1.100 6.045
Melchet. 7 53 536
Plaitford 34 174 1.218
WestWellow 132^ 575 1.401
726 4.001 21.2U3
« Comme vous le voyez, quelques-uns de ces villages ne sont que
des hameaux. La distance qui les sépare les uns des autres varie de
un à trois milles. Le territoire de 21,203 acres qu'ils occupent
n'appartient pas aux habitants, sauf une bonne partie de celui de
Wellow, et, par-ci, par-là, quelques champs, jardins et maison-
nettes. Le reste leur est loué par petites parcelles d'un à deux
acres, souvent même d*un quart ou d'un huitième d'acre, où, vous
le pensez bien, ils ont beaucoup de peine à vivre. D'ailleurs, vous
avez vu quelques-uns de ces villages, vous avez vu entre autres
celui de Wellow, le plus favorisé, et vous pouvez juger des autres.
« Des 7^H familles dont ils se composent, toutes sont déjà grou-
pées, excepté une partie des familles de Whiteparish, et quelques
autres des hameaux de Earldoms et de Nomansland. Naturelle-
ment, le système familial et son fonctionnement y sont encore à
l'état rudimentaire, car le mouvement qui y a conduit ces faoïîlles
est très récent; mais les sections se forment peu à peu; elles
nomment leurs présidents. Il y a même des comités qui se réunis-
sent, et je crois que d'ici à peu l'organisation sera un fait accompli.
Nous aurons alors à aviser aux moyens d'amener toutes ces familles
à la propriété de leurs champs et.de leurs maisons.
1^
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™
l
LE MAJOR POORE ET LES VILLAGES DU WÏLTSHIRE. 321
« Voilà, mon cher ami, tousl^s détails que je puis vous donner
maintenant. J'espère qu'ils intéresseront vos lecteurs, et peut-être
en décideront-ils quelques-uns à consacrer une partie de leur temps
et de leurs forces à la reconstitution de la famille normale proprié-
taire de son champ et de son foyer. Vous avez des lois plus gênantes
que les nôtres, mais vous avez dans beaucoup de localités des faci-
lités que nous n'avons pas. Toutes vos communes n'ont pas vendu
leurs biens communaux. Elles en possèdent encore plus de deux
millions et demi d'hectares. On pourrait peut-être s'en servir.
<{ R, PooRE. »
J'ai peu de chose à ajouter à la lettre du major Poore. Il est sans
doute regrettable qu'il n'ait pas eu la possibilité de rendre immé-
diatement la propriété permanente, c'est-à-dire inaliénable, dans
les familles de ceux qui viennent de facquérir, et il faut espérer,
avec lui, qu4l réussira à faire imiter par tous les associés l'exemple
qui leur a été donné par l'un d'eux.
Quoi qu'il en soit, si l'on compare à celui de la Chine le système
familial inauguré il y a à peine trois ans dans le Wiltshire, le déve-
loppement de ce dernier ne parait sans doute ni convaincant ni bien
avancé. Mais, si l'on songe à quelles difficultés le major Poore doit
se heurter à chaque instant, sur quelle poussière d'hommes il doit
agir, on est forcé de reconnaître que ce qu'il a déj^ fait, en un temps
aussi court, constitue une œuvre considérable. Pour moi, je ne doute
pas de l'efficacité des moyens qu'il emploie et du succès qui cou-
ronnera ses efforts et ceux de ses fils.
Mais il termine sa lettre par une suggestion qui aura peut-être
été remarquée. Il nous parle de nos biens communaux, de ceux qui
nous restent encore. Il est certain que, si l'on voulait tenter en
France une expérience comme celle du major Poore, les biens com-
naunaux seraient d*un grand secours. On ne peut les aliéner, et
c est une circonstance très heureuse, mais on pourrait diviser ceux
qui se prêtent à la culture, et les louer avec des baux perpétuels et
^«s certaines conditions. Les familles y trouveraient ainsi naturel-
lement, non la propriété, mais la possession assurée et permanente
Qû champ indispensable à leur existence et du foyer nécessaire.
Eugène Simon.
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LES SALAIRES ET LA DURÉE DU TRAVAIL
DANS LA MANDE ET LA MOYENNE INDUSTRIE
DU DÉPARTEMENT DE LA SEINE, D'APRÈS L'ENQUtTE DE L'OFFICE DU TRAVAIL.
Réunion annuelle. — 5' Réunion du travail (2 juin 1893) (1).
Présidence de M. E. Glasson, de l'Instltat.
Sommaire. — Rapport de M. Arthur Fontaine, ingénieur au corps des mines sur
Les salaires et la durée du travail dans la grande et la moyenne industrie du
département de la Seine, diaprés Venquête de VOffice du travail. — Discussion
à laquelle ont pris part MM. Hubbrt-Valleroux, Cheysson, Fontaine et
Jules Michel.
La séance est ouverte à 9 heures du matin dans la Bihliothèque de la
Société d'Économie sociale,sous la présidence de M. E. Glasson, de l'Ins-
titut, professeur à la Faculté de droit de Paris.
Le Secrétaire général annonce que la Société vient de recevoir com-
munication d'une lecture faite par M. Henry Higgs devant la Société
royale de statistique de Londres, dans sa séance du 16 mai, sur Les bud-
gets ouvriei's. Il sera donné une analyse de cette étude, qui fait une
grande place à F. Le Play et aux monographies des Ouvrie^^s des deux
mondes,
La parole est donnée à M. Arthur Fontaine.
M. Arthur Fontaine. — Je me propose, Messieurs, d'étudier rapi-
dement avec vous, à Taide des données récemment recueillies par
rOfïïce du travail, la condition générale des ouvriers de grande
et de moyenne industrie dans la région de Paris. Mais auparavant,
et pour vous permettre d'apprécier les résultais obtenus, il me
parait nécessaire d'esquisser en quelques traits la physionomie de
Tenquète entreprise par cet Office au sujet des salaires et de la
durée du travail en France.
I. — Organisation de l'enquête.
Principe de Venquête. — Pour les grandes enquêtes antérieures (4)
(1) V. le compte rendu général, Réf. soc, i*^ juillet, p. 77.
(2) Knquéte 1835-1847, enquête de 1853-1855, enquête de 1861-1865.
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ENQUÊTE SUR LE TRAVAIL A PARIS. 323
en France, le principe directeur avait été le suivant : Recueillir les
déclarations des industriels, relatives aux chiffres à faire figurer
dans les tableaux, et les soumettre à l'appréciation des commis-
sions locales. En présence du développement et de la complica-
tion actuelle des travaux industriels, les seules commissions
locales capables de donner une appréciation officielle et faisant
foi sur le taux des salaires et la durée du travail journalier de-
vraient être composées à la fois d'ouvriers et de patrons de
chaque industrie, dans chaque région : ainsi sont les conseils
belges de l'industrie et du travail, qui ont en effet dans leurs attri-
butions l'élaboration contradictoire de tels documents. Il n'existe
pas en France d'organisation ^^n^m/ô présentant les mêmes carac-
tères. On s'est donc trouvé amené à suivre le système qui a si
bien réussi au Département américain du travail : choisir des
points d'observations moins nombreux et y faire directement des
relevés plus minutieux au moyen de délégués impartiaux.
La méthode adoptée pour l'enquêle actuelle peut se caractériser
ainsi : les chiffres qui doivent figurer dans le compte rendu sont
contrôlés par des sommes globales, relatives à une période d'une
année, telles qu'elles existent sur les livres de l'industriel. Les délé-
gués ont mission « de présenter et d'expliquer le questionnaire aux
industriels de bonne volonté qui consentent à fournir les indica-
tions demandées, de faire directement les vérifications nécessaires,
de remplacer par des établissements similaires ceux de la liste à
eux remise, et arrêtée cCaprha unpîan général embrassant VenêembU du
territoire, dans lesquels Tenquêle n'aurait pu avoir lieu. Aucun délé-
gué n'a un nombre obligatoire de questionnaires à établir, et n'a
intérêt à remplir fictivement tout ou partie des états qui lui sont
confiés. »
J'ai apporté, pour les remettre entre vos mains, un certain nom-
bre d'exemplaires du questionnaire et des instructions données
^jjj^' Relégués : la simple inspection de ces documents vous fournira
, ^Aclications plus nettes que le commentaire que je pourrais en
(Questionnaire et instructions. — Le môme questionnaire s'applique
cloutes les industries — sauf, naturellement, à la petite industrie ;
delà, une complexité apparente, la nécessité de prévoir un certain
nombre de colonnes et de tableaux qui doivent fréquemment rester
en blanc, et qui peuvent décourager l'industriel, si le délégué n'a
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324 RÉUNION ANNUELLE.
pas soin de préparer d'avance, dans un court entretien, la sup-
pression des questions inutiles.
Les instructions, après un exposé très formel du principe même
de l'enquête, contiennent diverses explications au sujet des tableaux
à remplir.
Choix des délégués. — Il faut compter en moyenne, par établisse-
ment, pour préparer Tenquéte et remplir avec soin le question-
naire, une journée d'un délégué compétent et actif; encore est-il
nécessaire que l'industriel ait préparé d'avance les principaux
éléments d'information qu'il peut fournir. En outre, il est indis-
pensable que le délégué soit notoirement apprécié dans la région
où il opère. On était donc amené, pour assurer le succès de l'en-
quête et éviter des frais trop lourds pour le budget de l'Office du
travail, à choisir des délégués répartis sur tout l'ensemble du ter-
ritoire et pouvant combiner l'enquête avec leurs occupations ha-
bituelles. En fait, on put procéder de la manière suivante : A
Paris et dans le département de la Seine, l'enquête a été faite par
le personnel permanent de l'Office du travail et des délégués tem-
poraires, relevant directement de lui, qui lui ont été adjoints.
Dans les autres départements, en vertu d'une décision gracieuse du
Ministre des Travaux publics, l'enquête a été faite m grande partie
par les Ingénieurs des Ponts et Chaussées et des Mines. Le person-
nel de rOflice du travail se borne à la compléter sur certains
points du territoire, soit que le nombre des questionnaires remplis
fût insuffisant, soit qu'il ait paru utile de contrôler l'exactitude de
certains renseignements.
Publication des résultats de V enquête. — Les résultats fournis
par l'enquête seront groupés et publiés par grandes régions du
territoire. Pour le département de la Seine, qui forme l'une de ces
régions, ils paraîtront très prochainement.
Le compte rendu doit comprendre un état détaillé et des ta-
bleaux récapitulatifs; un texte explicatif accompagne ces derniers.
Je crois utile de jeter un rapide coup d'oeil sur l'état détaillé, dont
j'ai pu mettre à votre disposition un certain nombre de modèles :
ce sera, sans nul doute, la meilleure manière d'apprécier la
nature et la valeur des renseignements qui ont été recueillis par
l'Office du travail.
ÉtatdétaiUé des établissements observés, — L'état détaillé présente,
sous un numéro spécial h chaque établissement soumis à l'en-
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ENQUÊTE SUR LE TRAVAIL A PARIS.
323
quête, rensemble des principales données qui y ont été recueillies
sur chacune des professions qui y sont exercées ; les indications
sur la situation géographique et Timportance des établissements
sont données avec toute la précision compatible avec la nécessité
de ne pas laisser reconnaître certains d'entre eux.
L'utilité d*un tel état détaillé me parait incontestable; c'est une
pièce justificative de la plus haute importance, permettant de
contrôler les états récapitulatifs, dépeignant dans leur variété in-
finie les industries si complexes que Ton fait ensuite rentrer tant
bien que mal dans des cadres identiques, donnant une signification
bien définie aux moyennes et aux comptages par lesquels on essaye
de caractériser la physionomie générale de tel ou tel groupement
mettant, enfin, le lecteur à même de compléter certaines études,
d'établir de nouvelles relations, de faire concourir réellement l'en-
quête à ses investigations personnelles.
L'état détaillé se compose de 17 colonnes dont un certain nom-
bre ne comportent pas d'explications. On trouvera dans la co-
lonne 1 la désignation de l'industrie exercée et de la force motrice ,
employée dans chaque établissement. La colonne 2 fournira les
indications de localité. En ce qui concerne le département de la
Seine, il a semblé qu'il y avait lieu de considérer la banlieue indus-
trielle comme un bloc suffisamment homogène et l'on s'est borné
aux mentions : Paris, Banlieue. Dans les cas exceptionnels oii ces
indications seraient suffisantes pour faire reconnaître un établisse-
'nent, on n'a laissé subsister que la mention de la région : Seine.
le nombre annuel de jours de marche de l'établissement est rap-
pelé dans la colonne 3. La colonne 4 donne les noms des catégories
et spécialités d'ouvriers, amsi détaillées quHl a été possible de les
obtenir^ auxquelles se rapportent les chiffres inscrits dans les
colonnes de l'état. Les ouvriers travaillant en dehors de l'établisse-
"^©nt Sont distingués, lorsqu'il y a lieu, du personnel ouvrier pro-
Pï'ement dit de l'établissement.
^^ trouvera, dans la colonne 5, le nombre moyen pendant
^^linée des ouvriers de chaque catégorie énumérée dans la précé-
dente colonne. La détermination de ces nombres moyens est essen-
tielle ; c'est par eux que l'on a divisé les salaires versés annuelle-
°^ent à chaque groupe d'ouvriers pour calculer le salaire distribué
"moyennement pendant l'année à un ouvrier du groupe. Or il ne
^^rvirait à rien d'avoir relevé avec soin les sommes globales dis-
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li
U
326 RÉUNION ANNUELLE.
^ Iribuées aux ouvriers, si les nombres par lesquels ces sommes
(doivent être divisées étaient appréciés sans garantie. En se repor-
tant à la page 2 du questionnaire, Ton verra que l'effectif moyen
journalier d'un établissement a été déterminé par la moyenne
arithmétique de 24 comptages, faits de 15 en 15 jours au cours de
l'année ; c'est cet effectif rigoureux qui a été réparti entre les spé-
cialités de la colonne 4 conformément aux^indications précises des
feuilles de présence ou de paye. Pour les établissements à produc-
tion intermittente, toutefois, tels que fabriques de sucre, chantiers
de construction, Ton ne pouvait songer à prendre la moyenne des
effectifs pendant les périodes de chômage et d'activité ; on a di-
visé le personnel en permanent et temporaire, et l'effectif de ce der-
nier est le résultat de comptages faits au cours de la seule pé-
riode d'activité, dont la durée en jours se trouve, d'ailleurs,
indiquée à la colonne 3.
^ Rappelons ici que l'effectif à une date déterminée est non point
^' le nombre des ouvriers présents au travail à cette date, mais celui
Si. ' des ouvriers, présents, malades et absents, qui sont régulièrement
Jù:' embauchés dans l'établissement.
gç: Il est incontestable que l'indication de l'effectif moyen est insuf-
^ usante pour caractériser le personnel d'un établissement, aussi
i, donne-t-on (colonne 13) les limites maxima et minima entre les-
^v quelles varie cet effectif. On trouvera aussi dans les tableaux
d'ensemble, pour un certain nombre de groupes industriels, le
rapport entre le personnel normal des établissements et le nombre
jk' total des ouvriers ayant, pendant l'année d'observation, passé par
ces établissements, quelle qu'y ait été la durée de leur séjour ; ce
rapport, rapproché de la variation de l'effectif, caractérise la sta-
bilité du personnel.
l Dans la colonne 6, on s'est borné à indiquer si l'ouvrier de la
^ spécialité nommée sur la même ligne travaillait au temps ou aux
. , pièces, et on a conservé, pour les tableaux récapitulatifs, l'étude
Yll des différents modes d'établissement et de paiement du salaire.
l^ Les chiffres de la colonne 11 donnent le salaire distribué moyen-
nement, pendant Tannée 1891, aux ouvriers des spécialités énu-
mérées dans la colonne 4 : c'est, par définition, le quotient du
V salaire total distribué à l'ensemble des ouvriers de la spécialité,
J pendant la période considérée, par l'effectif moyen de cette spé-
; * cialité.
%
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[
ENQUÊTE SUR LE TRAVAIL A PARIS. 327
La colonne 9 est destinée à recevoir les salaires moyens, par
journée de travail, pour chaque spécialité d'ouvriers.
Le salaire moyen par journée de travail sera rigoureusement
exact, lorsque Ton aura pu relever le nombre des journées de pré-
sence de chaque ouvrier. Mais, tandis que TefiTectif moyen des
onvrieTS faisant partie de l'établissement à une date donnée peut
toujours être compté sur les feuilles de présence ou de paye, il
arrive ordinairement, pour les ouvriers travaillant à la tâche, qu'il
ne reste sur les livres aucune trace de leur présence ou de leur
absence à un jour déterminé. Il en résulte que, le plus souvent, le
salaire moyen journalier comportera une appréciation plus ou
moins précise du nombre des absences pendant l'exercice consi-
déré. L'erreur, de ce chef, ne parait pas devoir dépasser, toutefois,
2 à 5 % du salaire, soit iO à 25 centimes sur un salaire de 5 francs.
Dans cette colonne, comme dans toutes celles de l'état où sont
inscrits des salaires, le lecteur distinguera seulement par l'œil du
caractère d'imprimerie les chiffres rigoureusement exacts des
chiffres approchés.
La colonne 10 présente les taux de salaire ramenés à dix heures
de travail effectif.
Pour les professions et les régions où il y a des tarifs à Vhmre^ ou
à la journée normale de n heures, on aura très rigoureusement
les salaires à l'heure. Et même,s'il n'y a pas de tarif uniforme pour
une spécialité, mais si les ouvriers sont payés, chacun d'après un
prix débattu, à l'heure ou à la journée normale, on pourra généra-
'^ment déterminer avec certitude les nombres d'heures de travail
'«//^s pendant l'année, et, à l'aide des sommes globales des salaires
(fe/X*^i>iiés, calculer encore des salaires moyens à l'heure suffisam-
mef»^*' précis.
p&ns les autres cas, et notamment pour les ouvriers travaillant
à la tâx^he, le salaire moyennement gagné en une heure sera rare-
ment connu directement ou avec une approximation suffisante.
Le lecteur pourra l'apprécier, alors, en comparant lui-même les
salaires moyens journaliers inscrits dans les colonnes 9 et 14 aux
èf^ées normales du travail journalier, repos déduits, qui sont por-
tées dans la colonne 16.
^^s colonnes 7 et 8 fournissent les limites maxima et minima entre
lesquelles oscille le salaire journalier des ouvriers d'une spécialité,
fittivaui leur adresse ou la nature différente des travaux qui leur
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328 RÉUNION ANNUELLE,
sont confiés. Ces chiffres sont intéressants, surtout lorsqu'ils s'ap-
pliquent aux seuls ouvriers d'une spécialité bien déterminée, ou
que l'écart entre eux ne dépasse pas 25 % . Dans tous les cas,
cependant, ils interviennent à litre de correctif, plus ou moins
précis, mais nécessaire, de l'indication fournie parle salaire moyen
journalier.
En principe, on a dû porter dans ces colonnes : la moyenne du
salaire journalier, pendant Tannée 1891, d'un ouvrier peu exercé;
la moyenne du même salaire, pendant le même temps, pour un
ouvrier habile.
Dans la colonne 12, et dans les suivantes du tableau, les ouvriers
ont été groupés en 7 grandes catégories, pour chacune desquelles
on a relevé le salaire moyen annuel et le salaire moyen journa-
lier. Ces groupes sont :
1) Contremaîtres (hommes); 2) contremaîtres (femmes); 3) ouvriers
proprement dits; 4) ouvrières proprement dites; 5) manœuvres
(hommes); 6) manœuvres (femmes); 7) apprentis et enfants des deux
sexes.
11 arrive fréquemment que les ouvriers proprement dits d'une
industrie ne soient guère que des manœuvres ayant besoin d'une
ou deux semaines tout au plus d'apprentissage ; dans ces cas, la
distinction entre manœuvres et ouvriers proprements dits est par-
fois assez arbitraire et d'une interprétation délicate; dans les
mêmes cas, fort heureusement, les salaires des deux catégories
d'ouvriers sont peu différents.
On a groupé ensemble les apprentis et les enfants; l'âge de
IB ans est une limite fixée par la loi sur le travail des femmes et des
enfants, dans certaines conditions, mais ne peut servir utilement
à définir une catégorie de salaires; des renseignements sur les
nombres respectifs des apprentis et enfants des deux sexes et
leurs salaires sont d'ailleurs donnés, le cas échéant, dans les co-
lonnes 5 à 11 de l'état.
Dans la colonne 16 l'on trouvera la durée normale du travail
Journalier (repos déduits) dans chaque établissement observé.
L'enquête a fourni sur la durée du travail journalier, sa réparti-
tion dans les 24 heures du jour, et ses variations au cours de Tannée,
des renseignements très étendus : il n'a pas semblé qu'il y eût lieu
de les présenter autrement que dans des états récapitulatifs com-
binés de manière à faire ressortir les résultats les plus importants.
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ENQUÊTE SUR LE TRAVAIL A PARIS. 329
La colonne 17 est destinée à recevoir les observations de nature
à éclairer le lecteur sur certaines particularités du salaire dans
l'établissement, et notamment sur les subventions et retenues
pouvant modifier d'au moins 2 à 3 % les salaires inscrits dans les
précédentes colonnes. Les réponses aux questions de la page 5 du
questionnaire sont loin d'être complètement utilisées dans cette
colonne et dans les tableaux récapitulatifs ; les nombreux statuts
de caisses de secours et de retraites, les polices d'assurances, et
les comptes que Ton a reçus amorcent très sérieusement une
enquête ultérieure sur les institutions de prévoyance.
Ces explications données, je puis aborder l'analyse des résultats
obtenus par l'Office du travail dans l'enquête directe qu'il a
effectuée dans la région de Paris.
II. — Résultats de l'enquête dans le département de la Seine.
Eteiiduede Vmquète. — L'enquête a porté, dans le département de
la Seine, sur environ 470 établissements, employant ordinairement
60,000 ouvriers. Comme l'on compte 600,000 ouvriers des deux
sexes dans ce département, — dont plus de moitié certainement
travaillent dans les ateliers familiaux, chez les marchands-fabri-
cants, et, en général, dans la petite industrie, — l'enquête paraît
avoir atteint le quart, au moins, de l'effectif ouvrier dont l'Office
du travail se proposait d'étudier la condition.
La moyenne du nombre des ouvriers par chaque établissement
observé est de 130; on a étudié 20 établissements contenant plus
de 500 ouvriers, 360 en employant habituellement de 25 à 500, et
W en employant moins de 25 : ces chiffres répondent bien à la
définition de l'enquête : grondé et moyenne industrie.
23 % des établissements, avec 29 % du personnel étudié, sont
situés dans la banlieue. Ces proportions ne sauraient caractériser
les importances relatives de l'industrie parisienne et de l'industrie
dans la banlieue, elles indiquent toutefois que la grosse industrie
se porte de préférence en dehors de l'enceinte de la capitale.
RaisonzodaU. — Parmi les établissements visités au cours de l'en-
?uéle, iO % à peine appartiennent à des sociétés anonymes ou en
commandite par actions ; les autres appartiennent, par moitié, à
des propriétaires uniques et à des sociétés en nom collectif.
La Réf. Soc, 16 août 1893. 3« sér., t. VI (t. XXVI col.'), 22.
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l"
330 RÉUNION ANNUELLE.
Mais si Ton considère le personnel ouYrier,on voit que le quart de
;. Teffectif relevé a travaillé pour de^ sociétés anonymes» la moitié pour
V des sociétés en nom collectif, et 1/4 seulement dans les maisond
ayant à leur tête un propriétaire unique. Ces proportions diffèrent
notablement des précédentes en raison de l'importance respective
; des établissements de chacune de ces trois catégories.
r Les maisons de grande et moyenne industrie, appartenant à. des
tf' propriétaires uniques, ont employé moyennement chacune 70 ou-
^r vriers; les sociétés en nom collectif deux fois plus, et les sociétés
^^' anonymes quatre fois plus, soit 2180 par établ issement.
^ Ikcréê du travail. — J'aborde l'étude de la durée du travail journa-
p^- lier. La question est brûlante d'actualité. Sommes-nous très éloi-
'a gnés de la fameuse journée de 8 heures, l'ouvrier est-il ordinaire-
V ment surmené dans la grande et moyenne industrie, qui seules
^ pourraient être soumises aune réglementation effective? Pour
*^ répondre, il faut considérer successivement la durée normale (c'est-
; à-dire sans heures supplémentaires) de la journée ordinaire de tra-
vail, les variations qu'elle subit au cours de l'année, enfin la fré-
quence des heures supplémentaires.
Pour la durée normale du travail effectif, il y a quelque difficulté
à en esquisser la physionomie générale ; elle varie en effet d'une
saison à l'autre, dans un grand nombre d'établissements. Pour
chacun d'eux, prenons ici la durée normale la plus habituelle.
La durée normale de 8 heures est tout à fait exceptionnelle ; on
ne l'a rencontrée- que dans 2 % des cas, et encore une bonne moitié
en est-elle fournie par des établissements de l'État et de la ville de
Paris.
D'autre part, vous le pensez bien, il n'a pas été enregistré de
durée normale habituelle de travail effectif de plus de 12 heures ; la
loi s'y oppose le plus fréquemment, et les mœurs également.
Dans plus de moitié des établissements la durée normale est de
9 h. 1/2 et surtout de 10 heures; dans près du tiers encore, elle est
de 10 h. 1/2 ou 11 heures; celles de 8 h. 1/2 et 9 heures, comme
de 11 h. 1/2 et 12 heures sont donc relativement rares.
La proportion des longues durées (11 h. 1/2 et 12 heures) croit légè-
rement au détriment de celle des courtes durées, lorsque l'on con-
sidère le nombre d'ouvriers au lieu du nombre d'établissements ;
c'est que ces longues durées normales sont plutôt le fait de quel-
ques grands établissements de certains groupes industriels.
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I
r
1
ENQUÊTE SUR LE TRAVAIL A PARIS. 331
Mais il nous faut examiner de plus près nos industries, et tenir
compte, pour chacune d'elles, des variations qu'y subit, au cours
de Tannée, indépendamment môme de l'emploi des heures supplé-
mantaires, la durée normale du travail effectif.
On a, dans chaque établissement, fait le produit du nombre de
semaines pendant lequel un certain régime de travail a été en
vigueur par le nombre d'ouvriers occupés pendant la moine période;
on a pu calculer ainsi des coefficients qui représentent l'impor-
tance, au cours de l'année, pour la population ouvrière étudiée, de
chacun de ces régimes de travail.
La durée de 8 heures, ou de moins de 8 heures de travail effectif,
reste toujours exceptionnelle dans le travail de l'ensemble de la
population; mais dans certains groupes, plus sujets aux chômages
d'hiver, ou qui ne travaillent qu'à la lumière du jour, ces excep-
tions deviennent assez fréquentes ; il en est ainsi pour le transport
et la manutention des marchandises, pour les entreprises de cons-
truction et de bâtiment, où le coefficient d'importance du travail de
8 heures atteint et dépasse 15 % .
Les durées normales de pliis de 12 heures apparaissent aussi dans
quelques groupes : teintureries, industries du livre, industries ali-
mentaires, et même dans des établissements de l'Ëtat ; leur coeffi-
cient d'importance reste toutefois faible et ne dépasse guère 5 % .
Enfin, dans l'ensemble de la population étudiée, et pour la durée
de l'année, la moyenne, comme la valeur la plus habituelle de
la durée du travail effectif journalier est de 10 heures environ.
J'en viens aux heures supplémentaires, dont l'observation précise
est presque impossible. Voici ce que Ton en peut dire, en gros :
dans deux tiers des établissements, on fait des heures supplémen-
taires à toutes époques de l'année, une ou deux ordinairement,
trois, quatre et plus quelquefois, lorsque l'abondance du travail
l'exige. Elles ne sont point obligatoires, mais presque tout le per-
sonnel des ateliers qui en font y prend part. Dans 13 % environ
des établissements observés, on fait des heures supplémentaires à
des époques régulières et déterminées. Enfin, dans 20 % environ
J'entre eux, on ne fait jamais d'heures supplémentaires.
Que devient, avec ce surcroît, la durée du travail journalier
effectif? Tout ce que l'on peut dire avec certitude, c'est que, pour
un peu plus de moitié des établissements observés, elle n'a jamais
dépassé 12 heures.
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33^ RÉUNION ANNUELLE.
J'ajouterai, puisque le taux du salaire des heures supplémen-
taires est l'objet de reveûdications ouvrières, que, dans 20 % seu-
lement des établissements où Ton en fait, elles sont payées à un
taux supérieur à celui des autres heures de travail, soit toutes, soit
celles de nuit seulement, soit, enfin, celles dont le nombre dépasse
un minimum fixé d'avance.
Il ne me reste qu'un mot à dire sur la répartition des heures du
travail journalier : la durée totale de la journée de travail est, en
général, de 1 h. 1/2 supérieure à la durée du travail effectif; dans
tous les établissements industriels le grand repos de la journée
atteint au moins 1 heure; toutefois dans quelques-uns, en raison de
la nature ou de la durée du travail, il n'y a pas de repos propre-
ment dit.
A la durée ^n travail, je rattacherai de courtes observations sur
le repos du dimanche, au sujet duquel se crée un vigoureux mou-
vement de propagande.
70 % des établissements étudiés accordent, en principe du
moins, le repos complet du dimanche ; 20 % environ accordent
soit la moitié du nombre des dimanches, soit toutes les après-midi,
soit enfin moitié de dimanches complets et l'après-midi des autres;
dans iO % des cas, il n'y a pas de repos régulier le dimanche.
Les établissements qui accordent le repos complet du dimanche
ont, dans l'enquête de l'Office du travail, 140 ouvriers en moyenne,
tandis que les autres n'en ont guère t)ue 100 ; la grande industrie a
donc, semble-t-il, une tendance à respecter plus régulièrement le
repos dominical.
Les groupes industriels où l'on a constaté le moins généralement
l'observation du dimanche sont les industries de transport, la cons-
truction et le bâtiment, les industries chimiques — et, forcément,
les usines à feu continu.
Stabilité du personnel, — La question de la stabilité du per-
sonnel industriel offre actuellement un haut intérêt, quoique Tagl-
tation au sujet des bureaux de placement, si aiguë aujourd'hui,
n'intéresse guère que la petite industrie. Cette question se relie
d'ailleurs immédiatement à celle du salaire annuel ; lorsque l'ou-
vrier quitte un établissement, il chôme toujours un temps plus ou
moins long.
On a rapporté à iOO personnes d'effectif moyen la somme des
écarts entre l'effectif maximum et l'effectif minimum de cha-
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ENQUÊTE SUR LE TRAVAIL A PARIS. 333
que établissement, pour un certain nombre de groupes industriels*
Dans les grandes minoteries, les raffineries de sucre, les retor-
deries de coton, les fabriques d'instruments de précision et d'ins-
traments de musique, les fabriques de porcelaine, etc., etc., la
variation moyenne ainsi calculée est inférieure ou au plus égale
à iO X de Teffectif moyen; dans les établissements de l'État
observés, elle descend jusqu'à 5 % .
Le maximum de variabilité dans l'effectif, plus de .50 % ,se ren-
contre dans la pâtisserie, la confiserie, dans la reliure, les fabriques
de fleurs et plumes, la menuiserie, la construction en fer, le bâti-
ment, les entreprises de canalisation, de travaux publics, etc. Pour
les peintres en bâtiment elle atteint 100 % .
La variation annuelle la plus habituelle parait être de 25 % ;
c'est-à-dire que, en gros, le chiffre du personnel occupé moyenne-
ment dans un établissement varie pour 100 personnes d'effectif
moyen de 87 à 112. Cela revient à dire, en supposant même que les
ouvriers ne quittent jamais un établissement que pour manque
d'ouvrage, qu'un quart environ d'entre eux doivent, soit être
nomades dans leur métier, soit exercer plusieurs métiers, soit
chômer une partie de l'année. Et il ne s'agit ici que de la grande
et de la moyenne industrie.
Mais Tinstabilité est, en réalité, beaucoup plus grande, ainsi
qu'on l'a constaté dans les groupes pour lesquels on a pu compter
le nombre total des personnes ayant passé, au cours de l'année,
dans un même établissement.
Pour le bâtiment, le comptage n'a pu être fait; pour l'ensemble
des autres industries étudiées, non compris les exploitations de
l'État, le nombre total moyen des ouvriers ayant passé par un
même établissement serait de 150 environ pour 100 personnes
d'effectif moyen.
Comme la population flottante des usines doit être d'humeur très
changeante, il est permis de penser que, du moins, le noyau de
85 personnes qui forment le personnel au moment où l'effectif est
minimum, jouit d'une grande fixité dans ses engagements.
Mode éPétaUissemmt du salaire. — Un bon tiers des ouvriers
observés, 33 % des hommes, 50 % des femmes, travaillent aux
pièces. L'industrie où Ton pratique le plus couramment le travail
aux pièces parait être Tébénisterie ; dans la construction et le bâti-
ment, il est 1res rare.
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I,;
RÉUNION ANNUELLE.
Le salaire aux pièces est généralement supérieur, pour des
ouvriers occupés aux mêmes travaux, au salaire à l'heure ou à la
journée. A moins, cependant, que l'ouvrier ait à fabriquer depuis
de longues années un produit uniforme, toujours le même, et que
les patrons aient pu, dès lors, calculer exactement l'équivalence du
temps et de la tâche.
Dans certaines industries, notamment dans la construction
mécanique, un salaire minimum à l'heure est ordinairement assuré
à l'ouvrier travaillant aux pièces, et c'est précisément le salaire des
mêmes ouvriers travaillant au temps : les ouvriers ne supportent
donc aucun aléa.
Taiix des salaires. — Le taux des salaires est des plus variables
et l'embarras est grand, pour moi, d'essayer d'en donner un
rapide aperçu. Le dépouillement de l'enquête entreprise dans
l'ensemble de la France n'est point assez avancé pour que je me
risque à soutenir des théories générales étayées d'un trop petit
nombre défaits, et,d'autre part. Userait fastidieux de vous donner
ici, oralement, une énumération de chiffres que la mémoire la plus
exercée se refuserait à garder.
Constatons d'abord que, s'il y a à Paris une incontestable misère
dans certains milieux ouvriers, elle tient plus, en ce qui concerne
la grande et la moyenne industrie, aux chômages que comporte
l'excès des bras disponibles dans certains métiers, aux variations
d'effectif que nous avons déjà mises en lumière, qu'au taux des
salaires journaliers payés.
Dans le département de la Seine, en laissant de côté les extrêmes
exceptionnels, un ouvrier qui a un métier gagne de 7 à 10 francs
par journée d'environ 10 heures.
Un manœuvre, ou plutôt un ouvrier dont l'emploi peut être
confié au premier venu, gagne de 4 fr. 50 à 6 fr. 50 suivant les cas :
le développement du machinisme tend, de plus en plus, à augmen-
ter le' nombre des ouvriers de cette catégorie aux dépens de celui
des ouvriers de la précédente.
Une femme est payée ordinairement de 2 fr. 50 à 3 fr. 50, en
moyenne moins de 3 francs pour 10 heures de travail. Dans certains
métiers : telles les tapissières, les plumassières, les femmes attei-
gnent une moyenne notablement plus élevée ; quant aux salaires
inférieurs à 2 francs, ils ne se rencontrent guère que dans le travail
à domicile, dans l'exploitation par les intermédiaires: oe n'est point
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ENQUÊTE SUR LE TRAVAIL A PARIS. 335
là, aujourd'hui, le sujet de notre étude. Le salaire de la femme,
dans l'ensemble, n'atteint donc pas moitié de celui de l'homme.
Les enfants et jeunes ouvriers gagnent de i à 3 fr. 50 par iO heu-
res, et quant aux apprentis proprement dits, ils touchent en général
de 0 à 6 francs par semaine.
L'énumération des salaires moyens de quelques professions va
justifier les indications générales qui précèdent.
Les contremaîtres ont un salaire généralement élevé et une posi-
tion honorable ; ils gagnent moyennement 250 à 300 francs par
mois^mais peuvent souvent atteindre de plus hautes rémunérations :
la position de contremaître offre donc un débouché sortable aux
ouvriers les plus méritants.
Certains ouvriers habiles gagnent autant que les contremaîtres
et même plus, mais n'ont pas la certitude d'avoir leur mois comme
eux. On a rencontré, au cours de l'enquête, des forgerons fabri-
quant certaines pièces difUciles au marteau-pilon et gagnant 20 fr.
et plus par jour ; certains ferblantiers, ceux notamment qui fabri-
quent les baignoires, se font souvent 13 francs par jour; on ren-
contre encore assez fréquemment des bijoutiers, sertisseurs, sculp-
teurs, décorateurs dépassant 12 francs ; mais tous ces salaires sont,
en somme, exceptionnels.
Au salaire de 10 francs environ, on trouve des ouvriers aux pièces,
exerçant des métiers difficiles : sertisseurs et bijoutiers, forgerons,
tourneurs sur métaux, raboteurs, conducteurs typographes, etc.
Aux taux de 8 fr. 50 et 9 francs on ne rencontre guère encore
que des ouvriers payés aux pièces : sculpteurs sur bois, tapissiers en
8ièg*e, charrons, ferblantiers, ajusteurs, polisseurs sur métaux,
mouleurs en fonderie, tailleurs de pierre.
Dans la même catégorie se rangent un grand nombre de colti-
neurs (1), dont le métier, pour être d'un manœuvre, exige des qua-
lités de force physique assez rares.
A partir de 8 francs, et surtout au-dessous,se classent, en outre
de professions nouvelles, la plupart des ouvriers payés à l'heure
dans les métiers que je viens d'énumérer.
Au salaire moyen de 8 francs, avec les chaudronniers et ébénistes
aux pièces, nous trouvons les tourneurs repousseurs à l'heure, les
mécaniciens employés pour réparation et entretien, les zingueurs,
(1) 11 s'agit des coltineurs portant les sacs de 100 à 150 kilos, et non de ceux
qui portent des charges ordinaires.
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336 RÉUNION ANNUELLE.
les charpentiers ; autour de 7 fr. 50 et de 7 francs citons les bat-
teurs d'or, et, payés à l'heure, des modeleurs-mécaniciens, des
ébénistes, charrons, ajusteurs, ferblantiers, des tailleurs de pierre
et des ouvriers de toute sorte du bâtiment : peintres, fumistes,
maçons, marbriers, etc.
J'interromps cette énumération, qui met déjà en relief la marche
croissante du salaire en raison des aptitudes des ouvriers, et la
différence qui sépare les salaires aux pièces et à l'heure dans nom-
bre de professions.
Je me borne à noter que, à partir de 6 et 5 fr. 50, salaire des
manœuvres exercés de tous métiers, et notamment de presque tous
les ouvriers des grosses industries du cuir et du papier, des indus-
tries chimiques, et, en général, des mdustries de préparation où la
machine joue le principal rôle, on descend, en traversant le groupe
des charretiers, cochers, livreurs, et les frappeurs, perceurs, poin-
çonneurs, taraudeurs, qui gagnent ordinairement 5 francs, —jus-
qu'aux hommes de peine, journaliers, aides de tous métiers, qui
gagnent le plus souvent 4 fr. 50 et 4 francs.
Amendes et sursalaires» — J'aborde l'examen de quelques-uns des
éléments qui viennent modifier I9 salaire normal.
En premier lieu, les amendes.
Il n'est point question, ici, des retenues pour malfaçons ou pour
un dommage quelconque éprouvé par le patron, mais uniquement
des amendes disciplinaires, dont la Chambre des députés a, au cours
d'une des dernières sessions, voté la suppression légale. Ce genre
d'amendes est rare. 6 % seulement des chefs d'établissement ont
déclaré en donner, — ce qui indique, tout au moins, que les autres
tiennent à être considérés comme n'en donnant pas. — Les établis-
sements pour lesquels des amendes disciplinaires sont stipulées,
sont ordinairement d'assez gros établissements, ou ceux où l'on
emploie une forte proportion de femmes et d'enfants.
Les subventions en nature n'existent pour ainsi dire pas dans le
département de la Seine. En ce qui concerne les frais de médecin
et les médicaments, sur les 470 établissements étudiés, on en a
relevé iO seulement, — gros et petits, — dans lesquels ils sont
fournis gratuitement aux ouvriers.
Un certain nombre de chefs d'établissements ont déclaré avoir
constitué la participation aux bénéfices; mais il faut distinguer.
Dans un seul des établissements observés, un contrôle est effectué
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ENQUÊTE SUR LK TRAVAIL A PARIS. 337
par les participants, directement ou par mandataire, sur le mon-
tant du bénéfice; dans cinq sociétés anonymes, en outre,^on^peut
considérer que la publication des comptes aux actionnaires équi-
vaut à un contrôle du montant proportionnel de la participation.
Les autres espèces de participation se confondent, en somme,
avec l'usage constaté dans certaines maisons de donner régulière-
ment, à date fixe, des gratifications importantes à l'ensemble du
personnel : 46 établissements, occupant 6750 ouvriers, ont donné
ainsi des gratifications ou parts de participation atteignant au mi-
nimum, pour l'ensemble des participants, 3 % du salaire annuel.
Le taux des gratifications est souvent gradué d*après l'ancien-
neté des services. Quant à la prime proprement dite à l'ancienneté
de services,qui vient surélever le taux du salaire journalier, elle est
fort rare et n'a été observée que dans 7 des établissements.
Institutions de prévoyance. — Ici il faut mettre nettement de
côté les établissements de l'Ëtat qui s^nt soumis à un régime
spécial et d'ailleurs connu. Nous ne rechercherons que les établis-
sements de l'industrie privée.
Dans 25 % des établissements, employant 50 % des ouvriers
étudiés, les patrons ont établi des caisses de secours. C'est donc la
grande industrie qui organise ainsi ordinairement un secours
contre les crises de la vie ouvrière. Le versement des ouvriers est
très souvent de 0 fr. 50 par semaine, celui des patrons est plus
variable.
Dans les petits établissements, cependant, l'ouvrier n'est pas
sans ressources dans les cas de chômage ; l'usage de faire des col-
lectes pour les camarades est très fréquent dans les petits ateliers,
et souvent le patron continue à servir au blessé et même au malade
pendant un certain temps tout ou partie du salaire habituel. Mais
le secours n'est pas assuré, et cela surtout parce que le personnel
est trop restreint pour constituer à lui seul une mutualité.
Vassurance en cas d^aecident vient à propos montrer que ce n'est
point par défaut de prévoyance qu'a péché le petit patron. — 40 X
des établissements observés ont assuré leur personnel contre les
accidents, et la moyenne du nombre des ouvriers par établisse-
ments assuré corncidé avec l'efTectif moyen par établissement sou-
mis à l'enquête. En sorte que petits et grands se sont assurés dans
les mêmes proportions.
Ce chiffre élevé d'établissements assurés donne à penser que, de
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338 fiÉUNIÛN AAUfUELLB.
plus en plus, le risque professionnel, là où il existe, s'abrite der-
rière l'assurance libre. Dans les industries, en effet, pour lesquelles
le développement du machinisme a conduit à la notion si juste du
risque professionnel, dans la grosse industrie du bois (scieries),
dans la ferronnerie, c'est-à-dire dans des métiers où domine le
travail aux machines-outils, la proportion du nombre des risques
assurés atteint 80 et 90 % ; k l'inverse, et tout naturellement, on
n'assure contre les accidents ni les ouvriers de la bijouterie, ni
ceux du vêtement : métaux nobles, travail des étoffes, 5 % d'as-
surés.
5 seulement des caisses de secours dont il a été parlé servent
régulièrement des pensions à leurs membres, et dans six établis-
sements seulement des caisses de reir-aite disimcies oui été établies.
De telles institutions ne peuvent se rencontrer que dans de
grandes usines ; et, en effet, les établissements auxquels elles se
rattachent ont en moyenne 350 ouvriers.
Je dois ajouter, avec regret, que pour 8 seulement des établisse-
ments observés, en dehors des 11 où l'on a établi des caisses de
retraite, on s'est préoccupé d'assurer régulièrement une retraite
aux ouvriers au moyen de la Caisse nationale, et je dois constater
que ce sont aussi, en moyenne, de gros établissements. Les re-
traites prévues varient ordinairement de 260 à 500 francs après
30 ans ; les ouvriers les accroissent quelquefois par des versements
supplémentaires.
Il est probable que la baisse du taux de l'intérêt viendra encore,
malheureusement, contribuer k détourner les patrons des combi-
naisons pouvant assurer des pensions de vieillesse à leur per-
sonnel.
Je termine sur une constatation que le nombre élevé des éta-
blissements assurés contre les accidents rend plus encourageante.
Dans 260 établissements, nous avons trouvé des institutions de
prévoyance ou d'assurance fonctionnant ; ce nombre forme près
des 2/3 du total des maisons étudiées. Dans le 1/4 de ces établisse-
ments, le patron paye toutes les dépenses qu'elles entraînent, dans
15 % les ouvriers payent seuls, dans 60 % les frais sont supportés
à la fois par les patrons et par les ouvriers.
Me voici parvenu au terme de cette analyse un peu longue, et
forcément, cependant, superficielle. Mon but était plutôt de vous
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ENQUÊTE SUR LE TRAVAIL A PARIS. 339
dessiner à grands traits la carte du terrain exploré par l'Office du
travail, que d'analyser les résultats obtenus, dont la discussion ne
pourra être ouverte utilement qu'après la publication du premier
volume du compte rendu de l'enquête. J'espère, simplement, vous
avoir convaincus de la sincérité, de la probité scientifique avec
laquelle les phénomènes ont été étudiés, et, par là, vous avoir
donné quelque confiance dans les renseignements qui seront mis
prochainement à la disposition de tous ceux qu'intéresse la con-
dition des classes ouvrières en France. (ApplatuUssemmts).
M. LE Président remercie le rapporteur et ouvre la discussion.
M. Hubert- Yalleroux demande des explications sur rémigration de la
grande et de la moyenne industrie hors de Paris en province, principa-
lement en ce qui concerne l'imprimerie, qui exécute en province des
travaux élaborés à Paris; Paris ne perd-il pas certaines industries
grftceau taux des salaires et à d'autres causes extérieures?
M. ARTHUR Fontaine ne pourra donner une réponse définitive qu'après
le dépouillement de l'enquête faite en province : mais ce qui est cer-
tain dès à présent, c'est que la grosse industrie est encore loin d'avoir
abandonné Paris, notamment en matière d'imprimerie.
M. Hubert-Yallerodx demande s'il est possible d'établir le relevé de la
durée moyenne des chômages ?
M. Arthur Fontaine répond qu'on a efl*ectué dans chaque usine
24 comptages annuels du personnel (de 15 en 15 jours). On peut ainsi,
pour un groupe homogène d'usines observées, dresser une courbe don-
iiant la variation du personnel et par suite l'intensité des chômages.
M. Cheysson a écouté avec un vif intérêt le remarquable exposé de
M. Fontaine et l'en félicite cordialement, ainsi que l'Office du travail.
Mais, tout en étant heureux et reconnaissant de ce qu'on vient de lui
donner, il voudrait plus encore et, au risque de passer pour insatiable, il
demanderait que l'enquête dont on vient de rendre compte reçût trois
compléments, d'après lui indispensables.
l^e premier de ces compléments aurait trait à la comparaison des
salaires actuels avec les salaires antérieurs. S'il importe de savoir com-
ment les ouvriers sont rémunérés aujourd'hui, il n'importe pas moins
de savoir comment ils l'étaient hier. Leur situation s'est-elle améliorée
on aggravée ? De toutes parts jaillissent sur cette question les opinions
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340 RÉUNION ANNUELLE.
les plus contraires, qui se croisent et se heurtent. Pour ceux qui sont las
des vaines déclamations, qui veulent des faits et prendraient volontiers
pour devise: rcs, non verbay c'est la statistique qui doit départager les con-
tradicteurs. A elle de nous dire, en remontant aussi haut que possible,
la variation des salaires dans les diverses branches d'industrie, de manière
à nous fournir, non pas un point isolé dans le temps, mais une courbe
tout entière, qui permettra de définir Tallure exacte des salaires au
cours des dernières années et qui seule fournira une base solide aux
discussions sur le rapprochement du présent et du passé.
Ce relevé rétrospectif a des difficultés que ne méconnaît pas M. Cheys-
son. Lui-même les a signalées dans une communication faite le
IG mai i884 à la Société d'Économie sociale (i) sur le salaire au point de
vue stathtique, économique et social. Mais l'intérêt du renseignement ne
permet pas d'hésiter à le réclamer. C'est Taffaire de ceux qui ont à nous
te fournir de s'entourer de toutes les précautions nécessaires pour qu^on
puisse l'utiliser avec sécurité.
Grâce à ce premier complément, on connaîtra la marche des salaires ;
certes c'est là une donnée d'une haute valeur : mais elle est, d'après
M. Cheysson, insuffisante et veut être complétée par le coût du vivre,
si l'on veut faire justice du trompe-l'œil produit par le salaire nominal,
Ce qui doit, eu effet, dominer l'appréciation de la situation des ouvriers,
ce n'est pas le taux absolu du salaire, c'est le rapport entre ce taux et
les besoins qu^il sert à satisfaire ; c'est le pouvoir d'achat de la somme
qui rémunère le travail. En quoi serait améliorée la situation du salarié,
si le coût du vivre doublait pour lui, en même temps que le salaire?
Aussi faut-il, au lieu de s'arrêter à la surface, interroger, à travers le
salaire nominal, les besoins principaux et voir comment ils sont
satisfaits.
De là, le danger des recueils de salaires bruts et celui de ces Bourses
de travail, qui, en les supposant renfermées dans leurs attributions pare-
ment statistiques, s'attacheraient à faire connaître aux ouvriers le taux
des salaires pour les divers pays et pour les diverses professions. Ces
listes, où Ton a la prétention de faire tenir une situation complexe dans
le chiffre unique du salaire, sans renseignements sur le coût du vivre,
sont de nature à exercer une véritable fascination sur les ouvriers en
quête de gros salaires et à les exposer, s'ils y cèdent, à de douloureux
mécomptes. Les catalogues de salaires « tout secs » sont inquiétants. S'ils
avaient été accompagnés du prix des choses nécessaires à la vie, si en
re^'ard du salaire on avait placé un budget normal des dépenses, .que de
souffrances inutiles on aurait épargnées à ces ouvriers, qui, sur la foi
(i) Voir Réforme sociale, 1884.
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r
ENQUÊTE SUR LE TRAVAIL A PARIS. 341
d'an renseignement, non pas inexact mais incomplet, se sont imposé de
pénibles déplacements, peut-être même l'expatriation, et qui reviennent
ensuite au logis, meurtris « traînant Taile et tirant le pied » comme le
pigeon de la fable !
Enfin M. Gheysson soubaiterait que Tenquête sur les salaires et les
dépenses du ménage ouvrier se complétât par un Recensement profes-
mnel, c'est-à-dire que l'on indiquât, par chaque catégorie de travaux
et de salaires, TefTectif correspondant.
Dans la plupart des pays et entre autres en France, on opère le recen-
sement des professions en même temps que celui de la population. Ce
système est commode et économique ; il obtient presque par surcroit et
sans frais ce supplément d'informations comme annexe de l'opération
principale. Mais ces avantages doivent malheureusement s'acheter aux
prix de difficultés techniques, qui affaiblissent la valeur de ce recense-
ment et qui ont décidé plusieurs pays, notamment l'Allemagne, à recourir
à une opération distincte.
M. Gheysson a soulevé, en 1886, la question devant le Conseil supérieur
de statistique, qui, sur son rapport, a émis, le 26 février 1887, les décla-
rations et les vœux ci -après (1) :
« Eu égard à ses exigences particulières et aux diff'érences organiques
pi le distinguent du dénombrement de la population, le recensement
des industries ne peut, s'il est greffé sur ce dénombrement, donner des
résultats satisfaisants pour les besoins à satisfaire. Pour obtenir ce
recensement, il y a lieu de recourir à un relevé direct qui comprendra le
personnel et le matériel d'exploitation. »
Jusqu'à présent les nécessités budgétaires et des préoccupations plus
pressantes n'ont pas permis de donner satisfaction à ce vœu. Mais le
recensement de Tefl'ectif des professions s'impose à tant de titres qu'il ne
saurait être plus longtemps différé. Aussi M. Cheysson insiste-t-il, en
terminant, pour que l'Office du travail ne tarde pas à nous doter, à
notre tour, de cette sorte d'inventaire national, sans lequel il est impos-
sible d'établir une bonne législation du travail et en particulier d'orga-
niser scientifiquement les assurances ouvrières contre la maladie, la
vieillesse et les accidents. (Assentiment.)
M. Arthur Fontaine remercie son éminent maître, M. Cheyssoii, des
conseils précieux qu'il a bien voulu formuler sous forme de vœux. Sur
'e premier point, il répond que, dans le compte rendu de l'enquête, un
important chapitre sera consacré à une comparaison avec les résultats
antérieurement recuetUis dans les enquêtes de 1835-1847, 1853-1855 et
(1) V. lo bulletin du Conseil supérieur de statistique, n» 2, session de 1886.
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I
342 RÉUNION ANNUELLE
1861-1865. Quant au second point, il peut dire que l'Office du traTaîI a'esi
préoccupé d'établir le coût des principaux éléments de la vie de l'ouvrier
dans les différentes régions de la France, à différentes époques de notre
siècle. Il ne se dissimule pas que ces renseignements ne sauraient rem-
placer les monographies de famille si complètes dressées par la Société
d'Économie sociale ; mais l'Office du travail n'avait en vue que la com-
paraison du pouvoir d'achat de l'argent, tandis que les budgets ouvriers,
dans leurs détails complexes, nous font passer en revue successive*
ment tous les problèmes de Téconomie sociale. La collection des mono-
graphies publiées par la Société d'Économie sociale constitue d'ailleurs
une réserve inépuisable, dans laquelle on ne manquera point de puiser
et qui tous les jours s'accroît de nouvelles richesses.
En ce qui concerne enfin le recensement professionnel, les moyens
d'exécution sont à l'étude. C'est une opération qui s'impose, sans aucun
doute, mais elle est délicate et très coûteuse. Sans vouloir entrer ici dans
le détail de la question, il peut affirmer — après un examen minutieux
de ce qui a été fait en Allemagne, en Belgique, aux États-Unis, en Italie
et ailleurs, et de ce qu'il y a eu lieu d'exécuter en France, — qu'il est
impossible d'entreprendre dans des conditions satisfaisantes une opéra-
tion aussi vaste, aussi complexe, avec les ressources et le personnel de
l'Office. Il y a plus, le recensement n'ayant de valeur que s'il est absolu-
ment général, on ne peut, pour l'effectuer, s'en tenir aux déclarations
des personnes de bonne volonté ; comme au dénombrement de la popu-
lation, chacun devra être tenu de répondre, obligatoirement, sous sanc -
tion pénale. Il faudra donc qu'une loi spéciale soit votée, ouvrant les
crédits nécessaires et stipulant les devoirs de chacun.
M. Hubert Valleroux insiste sur l'extraordinaire division des profes-
sions et sur la multiplicité des spécialités : c'est là ce qui rend si difficile
le recensement des professions. Rien n'est plus instable et variable
qu'une profession aujourd'hui : on ne l'exerce qu'une partie de l'année,
on passe de l'une à l'autre avec une grande facilité, en sorte que le
môme ouvrier peut très bien figurer dans le recensement de deux pro-
fessions. Des spécialités s'éteignent, d'autres au contraire se créent :
dans ce dernier cas, les salaires sont d'abord très élevés, puis baissent
rapidement. En sonune, une telle enquête ne peut prétendre à un degré
de précision absolue : on ne peut avoir que des moyennes.
r M. Ghetsson fait remarquer que c'est là une objection qu'on peut
reproduire à propos de toutes les statistiques et qui n'en laisserait
subsister aucune. Par exemple, en matière de recensement de la popu-
lation, chacun sait que les femmes ^ et elles sont dans leur droit —
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r
\
• ENQUÊTE SUR LE TRAVAIL A PARIS. 343
n'aiment pas à dire leur âge et que la plupart d'entre elles partagent le
sentiment de lady Beaconsfleld, qui, après avoir eu beaucoup de peine
à entrer dans la trentaine, ne pouvait plus se décider à en sortir. De là,
aox environs de ces âges limites des incorrections que la courbe des
recensements dénonce et permet de rectifier.De môme, à côté des recensés
dont Tétat civil est très net, il en est qui, ayant un pied dans les divers
camps, ne sont ni célibataires, ni mariés, ni veufs, et se placent arbi-
trairement dans la catégorie de leur choix, au grand dam de la statis-
tique. En un mot toute statistique a sa zone « nébuleuse »,qui sépare
les cas très définis et qui comprend tous les cas douteux ou obscurs. Il
n'en est pas une qu'on ne pourrait ainsi battre en brèche à cause de ses
nébalosités. Le recensement des professions a les siennes ; mais elles
oe doivent pas plus prévaloir contre* lui que contre tous ces relevés si
utiles et dont nous faisons constamment usage.
La science améliore incessamment ses méthodes et ses résultats,
mais sans avoir la prétention d'aboutir à la perfection qui n'est pas de
ce monde, pas plus en statistique qu'ailleurs. Le recensement des pro-
fessions est soumis à cette loi commune, et il est grand temps qu'à
J'JQstar des autres pays le nôtre mène à bien cette entreprise, qui nous
procurera des données indispensables à la bonne assiette de notre légis-
lation ouvrière.
M. Tandonnbt fait remarquer qu'il faudra renouveler périodiquement
ces recensements pour qu'ils soient exacts.
M. Chkysson dit qu'il en est forcément ainsi, pour tout phénomène
variable, dont on prend la photographie instantanée. Il faut renouveler
de temps en temps cette opération, pour suivre la variation du phéno-
mène, par exemple, tous les cinq ans, comme en matière de recense-
ment de la population.
M. Arthur Fontaine montre quels sont les inconvénients du système de
recensement professionnel adopté en' Belgique en 1880; il ne pense pas
non plus que le système des monographies régionales adopté en Italie
puisse fournir une base d'appréciation assez large pour l'étude des lois
^sant des catégories de personnes aussi étendues que celles en projet
sur les assurances sociales. Le seul exemple complet et précis qui puisse
servir de modèle est la statistique allemande, mais elle a coûté
1.500,000 francs : voilà une objection assez grave.
Cependant les moyens d'exécution de ce recensement des professions,
SI désirable à tous égards, ont été mis à l'étude, avec le vif désir de le
ïnener à bien, si l'on en fournit les moyens.
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t.'
» ;
V.
344 RÉUiNION ANNUELLE.
r* M. Cheysson remercie M. Fontaine de sa déclaration qui le satisfait, et
vv il émet le vœu que ce projet ne tarde pas à se réaliser.
'v' M. Jules Michel revient à la question soulevée par M. Hubert- Valleroux
W^ au sujet de Témigration de la grande industrie hors de Paris, et pense
qu'elle repose plutôt sur des questions d'ordre moral que sur une ques-
tf, tion de taux des salaires. Il montre, en outre, par un exemple pris chez
les ouvriers de la Compagnie P.-L.-M., quelle est Fimportance de la pré-
j^ sence de la famille de l'ouvrier à Paris, au sujet des habitudes prises et
i^ des salaires que la femme et les enfants peuvent recueillir accessoire-
•' ment à l'industrie principale du chef de famille. Un déplacement avec
f. avancement peut néanmoins être désavantageux, s'il entraîne la perte
'/. de ces ressources accessoires.
h
f- M. LE Président fait observer qu'il y a des industries stables ou insta-
g blés suivant la nature même des opérations qu'elles comportent. Par
t exemple, l'imprimerie des livres s'est développée en province, parce
i qu'on communique facilement par la poste avec Paris ; • au contraire,
[ l'imprimerie des grands journaux quotidiens doit exister à Paris et ne
; peut émigrer.
Résumant ensuite la digression relative à la statistique des profes-
sions, M. le président constate, d'après les observations présentées, les
/ difficultés spéciales d'un tel recensement. Il était naturel qu'un pays de
socialisme d'état, comme l'Allemagne, se hâtât de l'exécuter, mais il
semble désirable qu'on ne l'entreprenne ailleurs que quand la science
en aura suffisamment élucidé la méthode et les procédés.
I La séance est levée à i l heures et quart.
Le sect^étaire,
r * Roger Roux, avocat.
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À
r^V^,
UN DEVOIR SOCIAL
LES CAISSES RAIFFEISEN
ET LE CRÉDIT AGRICOLE
Depuis longtemps déjà, les niçralisles hI les économistes se
préoccupent à très juste titre de la situation de nos campagnes. On
s'effraie de voir les classes rurales déserter de plus en plus les
champs pour aller grossir les foules qui se font concurrence sur le
marché de la main-d'œuvre industrielle. La dépopulation de nos
campagnes aurait des conséquences désastreuses pour notre pays.
D'une part, il est incontestable que l'agriculture est une des prin-
cipales sources de la richesse de la Fnince, et, au point de vue
économique, ce serait un grand malheur si elle s'anémiait ou-
tre mesure. D'autre part, il est non moins incontestable que les
classes rurales représentent un élément de force morale et de ré-
sistance sociale qu'il importe de conserver. Dans les campagnes,
les tradidions se conservent mieux qu'à la ville, la famille est plus
unie, le sentiment religieux survit plus facilement, bien qu'il s'af-
faiblisse chaque jour; la propriété est entre toutes les mains, et pro-
duit son effet moralisateur. Les classes agricoles sont la réserve de
l'armée de la défense sociale. Nous ne pouvons donc pas assister
sans inquiétude à ce phénomène, déjà ancien mais qui s'aggrave
chaque jour, de l'émigration du paysan à la ville.
Quelles en sont les causes? Sans aucun doute, elles sont multi-
ples. L'attrait de la grande ville, de sa vie facile, de ses plaisirs plus
faciles encore, fascinent quelques campagnards; mais, il faut bien
le reconnaître, ce ne sont pas là les motifs qui forcent la plupart
des paysans à quitter leurs chaumières. Ils ont des habitudes, des
traditions, des souvenirs qui les attachent à leur champ, et le plus
souvent ils ne rompent ces liens que poussés par la misère.
Il ne faut pas se le dissimuler,la vie est devenue diflicile à la cam-
pagne; le paysan, sans réclamer la journée de huit heures, a bien
La Rér. Soc, 16 août 1893. 3» Sér., t. VI (t. XXVI col.). 23.
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1
.'I4)î IN DtVOIIl SUC1AI-.
de la peine ù retirer une modeste rémunération de son travail.
Appauvri par les mauvaises récoltes de ces dernières années, par
les impôts croissants, par la'baisse des prix de ses produits, il n*a
même pas, le plus souvent, les modestes ressources qui lui seraient
nécessaires pour faire, non pas de la culture scientifique, mais
même de la bonne culture traditionnelle. Fréquemment il se voit
obligé de renoncer à fumer ses terres, à acheter le bétail néces-
saire pour faire de bons labours, ou pour consommer ses pailles et
ses fourrages. L'argent lui fait défaut,ou bien il se décide à recou-
rir aux petits banquiers ruraux^ usuriers rapaces, qui lui mettent la
corde au cou, et le forcent à travailler à leur profit exclusif :
t^c vos mn vohis feriis aratra, hottes.
Quand on ne s'est pas donné la peine de faire une enquête très
minutieuse, on ne se doute pas de Texistence des usuriers dans
les campagnes françaises. Il est de mode de plaindre les paysans
italiens, allemands, russes ou espagnols, qu'on représente comme
la proie des juifs. En réalité, les paysans russes ou espagnols ont
moins à souffrir des usuriers que les paysans français, et qui-
conque voudra examiner sérieusement ce qui se passe autour de
lui. interroger les paysans et se faire une idée exacte de la ques-
tion, arrivera aux mêmes résultats que moi.
Dans ma commune, de 80() habitants, un seul escompteur rural
prête annuellement de 8 à 12,000 francs, au taux de 8 % . Et,
depuis que j'ai essayé de lancer l'idée des caisses rurales en
Franceje reçois chaque jour des lettres d'hommes vivant au milieu
des agriculteurs et m'indiquant des faits analogues. Hier encore, un
de ces correspondants m'écrivait que, dans sa commune, de
5Ï,000 habitants, il y avait deux escompteurs qui empruntaient de
Targent à 3 1/2 % et qui le prêtaient aux paysans à 6 % plt^ la com-
mission, De tels emprunts conduisent forcément le paysan à la nii-
^•/ ne: rongé par l'usure, il n'a bientôt plus d'autres ressources que
^j : ' de s'expatrier, d'aller à la ville chercher du travail. Voilà l'une des
^.. principales causes de la dépopulation des campagnes. Nul ne saura
jamais combien de larmes a coûté chaque chaumière désertée.
Toutes ces souffrances demandent un remède ; mais, à côté de ce
mal qui frappe les classes rurales, il y en un autre qui doit égale-
ment attirer l'attention.
A côté du paysan, il y a dans les campagnes des hommes favo-
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LES CAISSKS KA1KFE1SK> ET LK CHÉDIT AGIUCOLE. 347
risés par la forUine, inslruils, inlelligenls, et qui ont un rôle social
à remplir. Or le plus souvent, sauf d^honorables exceptions, ils
ne font rien pour les travailleurs qui les entourent. Passer la belle
saison à la campagne, y vivre gaiement, en savourant tous les plai-
sirs sportifs à la mode, tel semble être le but exclusif de leur vie.
On se plaint de Vabsêntéisme des grands propriétaires : on leur
reproche de dépenser à la ville les revenus qu'ils tirent de la cam-
pagne. S'il ne s'agissait que du déplacement du numéraire, le mal
ne serait pas bien grand : ce qui est beaucoup plus grave, c'est
['absentéisme moraL II ne suffit pas, pour remplir son devoir, de pas-
ser plus ou moins longtemps dans son château : il faut encore ne
pas s'isoler du paysan ; il faut prendre intérêt à ses besoins, il
faut l'instruire, le diriger, remplir auprès de lui cette grande mis-
sion du patronat que certains industriels remplissent si admirable-
ment auprès de leurs ouvriers.
Il y a assez de souffrances à la campagne, pour que les grands
propriétaires aient le devoir de s'en préoccuper et de chercher à y
porter remède. Sinon, l'avenir est sombre pour eux. Les hommes
de désordre commencent à jeter les yeux sur les classes rurales,
le socialisme projette de les embrigader sous ses drapeaux en
exploitant leur misère. Bientôt peut-être les grands propriétaires
auront à lutter contre le socialisme agraire, contre les grèves agri-
coles, contre le boycottage à la mode irlandaise. Pour ceux qui
seraient jusque-là restés insensibles aux souffrances de leurs
tenanciers, pour ceux qui n'auraient pas entendu dans leur cœur
la voix de la charité, pour ceux qui n'auraient pas compris que
l'action sociale est nécessaire dans les campagnes, à ceux-là, lors-
que leurs intérêts seront menacés, on pourra répondre dédaigneu-
sement : « La Providence est jusleî »
Heureusement pour la France, les jouisseurs et les égoïstes sont
une minorité. Les hommes de cœur et de dévouement sont nom-
breux, pleins de zèle et d'ardeur; seulement, le plus souvent, ils
ne savent pas quelles sont les voies les plus fécondes oti ils doivent
«'engagea.
îl y a quelques années, la loi de 1884 autorisant les syndicats
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348
IN hKVOlR SOCIAL.
agricoles a permis à un grand nombre de grands propriélaires de
rendre d'immenses services aux classes rurales ; les résultais
splendides obtenus par ces utiles institutions font le plus grand
honneur à Tintelligence sociale et au dévouement de leurs initia-
teurs. Mais si les syndicats ont beaucoup fait pour Tagricuiture, ils
n*ont néanmoins pu satisfaire tous les besoins. C'est bien de pro-
curer aux cultivateurs des engrais et autres denrées agricoles à
bon prix et en bonne qualité ; mais encore faut-il que le cultiva-
teur puisse les payer. La question de crédit agricole reste entière,
.le sais bien qu'on a eu la prétention d'organiser le crédit agri-
cole par les syndicats: M. Méline a présenté une loi dans ce sens ;
elle a été votée par la Cliambre des députés, et j'espère bien qu'elle
n*ira pas plus loin. Le syndicat agricole ne peuC pas distribuer du
crédit pour plusieurs raisons :
La première, c'est que l'administration du syndicat ne peut con-
naître assez, exactement la situation de tous les membres, qui
habitent des communes souvent assez éloignées, car les syndicats
ont généralement une circonscription étendue.
La seconde, c'est que le syndicat n'est pas organisé en vue du
crédit : il a pour but de rendre aux agriculteurs des services d'un
ordre spécial, pour lesquels il admet sans contrôle tous les adhé-
rents qui se présentent. Quand on veut faire du crédit, il faut au
contraire choisir ceux qui le méritent ; l'administration du syndicat
serait le plus souvent fort embarrassée : en clîet, si elle refusait kr»
adhésions de personnes peu solvables,elIe les priverait des services
que le syndicat rend aujourd'hui à ses membres, elle manquerait
ainsi à l'accomplissement de sa mission naturelle; — si, au con-
traire, elle acceptait toutes les adhésions, elle serait obligée de
refuser aux uns le crédit qu'elle accorderait aux autres : elle se
créerait ainsi des embarras et des difîlcuUés insurmontables.
Pour le crédit agricole, il faut donc des institutions absolument
distinctes des syndicats : nous verrons tout à l'heure que ceh
n'exclut pas une action des syndicats sur ces institutions, dont
nous allons tout d'abord exposer les principes.
Depuis bien des années, l'organisation du crédit agricole est à
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I.KS c;AISSES HAIKFEISKN KT LK liKI^DIT AtlKUOLK. 349
l'étude (1). Nous ne pouvons ici indiquer les systèmes utopistes qui
ont été proposés par une multitude d'inventeurs dont l'imagination
dépassait la science économique. En France seulement, il y a eu
plus de deux cents projets, dont quelques-uns ont eu l'honneur
d'une discussion au Parlement.
Mais il n'y a qu'un seul système qui ait reçu à la fois la consé-
cration de la science et celle de l'expérience. Il n'y a qu'un seul
système qui remplisse tous les desiderata du crédit agricole, et qui,
pratiqué en Europe depuis un demi-siècle par des milliers d'asso-
ciations rurales, a toujours donné les résultats les plus satisfaisants
au point de vue économique, en y joignant une action moralisatrice
des plus admirables : c'est la caisse rurale système Baiffeisen,
A première vue, cette institution parait dangereuse et imprati-
cable : un examen plus attentif montre, au contraire, qu'elle réalise
admirablement tous les desiderata du crédit agricole, et qu'elle est
absolument sans danger. Sur les milliers de caisses rurales qui
fonctionnent depuis longtemps en Europe, il n'y en a pas une seuls
qui ait fait subir mis perte d^un centime à ses créanciers ni à ses sociétaires.
C'est un fait incontestable et incontesté, comme nous le prouverons
tout à l'heure.
Examinons donc cette institution au point de vue strictement
économique et Gnancier : nous Tétudierons plus loin au point de
vue moral ; mais, pour l'instant, nous ne voulons pas que des
considérations de sentiment viennent influer sur le jugement que le
lecteur portera sur la caisse rurale.
Voici les caractères essentiels de l'institution : nous en tirerons
ensuite les conséquences.
— La caisse rurale est une société en nom collectif à capital variable,
fonctionnant dans les limites d'une seule commune.
Elle est en nom collectif : cela veut dire que tous les associés sont
solidairement responsables^ sur tous leurs biens, des dettes de la
société.
— La caisse rurale n'a pas de capital : les associés n'ont donc
aucun versement à faire. Les capitaux que la caisse prêtera, elle
les emprunte elle-même sous la garantie solidaire dé ses membres,
— Les bénéfices que la caisse réalise forment une réserve qui
M) V. ici même le rapport de M. L. Kichevorry, d'^puté, à notre congrès Je
1891 {Héf. soc, du IG août 1891).
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35U LN DEVOIH SOCIAL.
couvre les perles qui pourraient être faites : Jamaù un centime de
ce& bénéfices ne doit être distribué aux sociétaires comme divi-
dende, ou aux administrateurs comme traitements. La réserve
s'accroit ainsi indéfiniment. Quand, par la suite des années, elle
devient trop considérable, Texcédent est affecté à des œuvres d*uli-
lité générale : jamais les administrateurs ou les associés ne doivent
en bénéficier individuellement.
— La caisse ne prête qu'à ses associés, pour un emploi déterminé
et jugé utile. <— Tout emprunt est garanti par une caution.
— La caisse prête pour tout le temps nécessaire : elle fixe
d^avance, d'accord avec l'emprunteur, les époques où celui-ci devra
payer des à-compte. Ces époques sont déterminées d'après les
dates où l'emprunteur réalise ses principales recettes, par la vente
de ses produits.
Les conséquences de ces dispositions sont faciles à tirer.
Les administrateurs ne sont pas payés : ils n'ont donc pas intérêt
à faire beaucoup d'affaires : ils n'ont pas intérêt à faire réalisera
la caisse de gros bénéfices pour pouvoir se faire allouer de plus
gros traitements. Mais ils ont intérêt, un intérêt très sérieux^ à ne
faire que des affaires très sûres, puisque, comme associés, ils sont
solidairement responsables sur tous leurs biens des dettes de la
société.
Ils ont intérêt à ne faire que des affaires sûres : mais peuvent-ils
ne faire que des affaires sûres, sans jamais se tromper? — Nous
répondons hardiment : Oui.
L'emprunteur ne reçoit de l'argent que pour un emploi utile,
'.V contrôlé, productif.
Quand il réalise la production, il est obligé d'amortir sa dette,
•^ de sorte qu'il ne peut pas dissiper l'argent qu'il a réalisé. Il ne
peut pas transformer l'emprunt de production en emprunt de con-
sommation. — Ainsi la fixation des échéances, qui paraît établie
pour la commodité de l'emprunteur, est une grande sécurité pour
la caisse. Mais, si la nature des opérations de la caisse rurale lui
donne une grande sécurité, il en est une encore bien plus grande :
Les administrateurs ont m effet des facilitas exceptionnelles pour se bien
renseigner. Dans un village, tout le monde se connaît. On n'a pas
affaire à un commerçant qui peut avoir fait des spéculations mal-
heureuses, — qui peut avoir joué à la Bourse, — qui peut être
ruiné par la faillite d'un correspondant. On a affaire à un agricul-
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LKS CAISSES RAIFFEISEN ET LE CKÉDIT AGRICOLE, 351
leur, vivant au milieu des associés de la caisse, et dont toutes les
affaires sont au grand jour. S'il est propriétaire , chacun connaît
ses terres jusque dans les moindres parcelles. Ses récoltes pous-
sent sous les yeux de ses voisins. Son bétail va aux champs, et cha-
cun peut vérifier chaque jour l'état de ses troupeaux. Il ne peut
aller au cabaret sans que tout le monde le sache. Il ne peut aller
à la foire vendre son bétail sans que tout le monde en soit in-
formé. 11 ne peut vendre son grain, son vin, ses fourrages, sans
que chacun s*en aperçoive.
Dans un village, tout le monde est au courant des affaires de
tout le monde : à plus forte raison chacun est-il bien renseigné,
lorsqu'il s'agit des membres d'une caisse rurale dont tous les
associés, habitant une même commune, se savent solidairement
responsables sur tous leurs biens. Chacun connaît donc merveil-
leusement la situation de chaque emprunteur; et chacun dit exac-
tement ce qu'il sait, parce qu'il a un trop grand intérêt à éviter une
mauvaise affaire à la caisse rurale.
En serait-il de même d'une société anonyme? Le paysan, pour ne
pas désobliger un voisin, ne donnerait-il pas toujours d'excellents
renseignements, en se disant que, si la société anonyme éprouve
une perte, il ne la subira jamais que jusqu'à concurrence de s»u
action (s'il est actionnaire, ce qui supposerait une société coopé-
rative avec actions de 50 francs).
Fuis, à côté de cetle surveillance incessante de tous les socié-
taires, il y a une autre surveillance, plus amicale peut-être, mais
sûrement encore plus attentive : c'est celle de la caution. Tout
emprunteur, en effet, est tenu de faire garantir sa dette par une
caution. Un agriculteur laborieux, économe, intelligent, inspirera
toujours confiance à ses voisins, à ses amis. Parmi eux, il y en
aura toujours qui seront assez au courant de ses affaires pour lui
donner leur garantie. Mais Tami qui aura garanti une dette ne
sera-t-ilpas le premier à surveiller Temprunteur, et, au besoin, à
le dénoncer si, au mépris de la loyauté et de la parole donnée, il
vendait son cheptel, s'il dissipait le bien qui est le gage de sa
dette?
Jamais, dans aucune institution, de quelque nature qu'elle soit,
on n'a rencontré de telles garanties.
L'administration, encore une fois, n'a pas intérêt à faire beau-
coup d'affaires, puisqu'elle n'en retire aucun bénéfice. Mais elle a
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352 TN lïKVOIH s(m:i.\i..
intérêt à ne faire que des affaires sûres, puisqu'elle est solidaire-
ment responsable des obligations de la caisse rurale.
Elle ne prête que pour des emplois utiles et contrôlés.
Elle est admirablement renseignée par tous les sociétaires.
Comment pourrait-elle se tromper, et faire des prêts imprudents?
Aussi cette sécurité des opérations de la caisse rurale lui donne
un immense crédit. Joignez-y la responsabilité solidaire des asso-
ciés, c'est-à-dire d'agriculteurs dépourvus parfois d'argent mon-
nayé, mais possédant des terres, des maisons, et tout au moins du
bétail, des instruments agricoles, etc., représentant toujours vingt
ou trente fois le capital dont la caisse a besoin.
Comment la caisse rurale a'aurait-elle pas un crédit immense,
un crédit incontesté? Elle trouve de l'argent à meilleures condi-
tions que toute autre institution, car elle présente plus de garanties.
En Allemagne, où les caisses Raiffeisen ont tout d'abord pris
naissance, elles ont eu à traverser des crises économiques terribles.
Pendant la guerre de 1866 contre l'Autriche, pendant la guerre de
1870, le commerce allemand ne trouvait plus de capitaux : les
banques allemandes n'avaient plus de dépôts : les fonds d'Ëtat
allemands étaient déprécies... Les caisses rurales, au contraire, étaient
olligèes de refuser Vargent qu'on les suppliait de prendre sans intérêt.
C'est que jamais une caisse rurale à responsabilité illimitée n'a fait
faillite. Jamais 7nême, une caisse rurale à responsabilité illimitée n*afait
perdre un centime nia ses créanciers ni a ses sociétaires.
En Allemagne seulement, il en existe près de trois mille, dont
quelques-unes ont près d'un demi-siècle d'existence. 11 en existe
des milliers en Russie, en Autriche, etc. Jamais aucune n'a fait per-
dre un centime à ses créanciers ni à ses membres.
Aujourd'hui, l'Ilalie traverse une crise économique redoutable.
On n& compte plus les faillites italiennes. Au congrès du crédit
populaire français, qui s'est tenu à Toulouse au mois d'avril der-
nier, notre ami, M. Carlo Contini, de Milan, a dit que, parmi les
banques populaires italiennes, les sinistres avaient été très rares.
« Et parmi les caisses rurales? lui avons-nous demandé. — Parmi
les caisses rurales^ pas un seul î »
L'expérience est faite : elle est décisive.
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LKS CAISSES HAIFKEISK.N KT LK CKÉhlT AUKICOLK. 353
Et qu*on ne dise paî> qu'il ne peut pas y avoir de conlianco
absolue! Qu'on ne dise pas que Texpérience de milliers de caisses
rurales n'esl pas concluante ! Si aucune n'a jamais fait de mauvaises
affaires, c'est qu'elles ne peuvent pas en faire.
Aussi, pour dissiper toute espèce de doute, nous voulons ré-
pondre à une objection possible.
On dira peut-être : « La caisse rurale est plus prudente que
n'importe quelle autre institution ; elle peut être mieux renseignée
que personne ; elle présente des sécurités exceptionnelles ; néan-
moins, n'est-il pas possible qu'un paysan, fin et rusé, ne parvienne
à tromper tout le monde sur sa situation véritable? N'est-il pas
possible qu'il fasse supporter une perte k la caisse? » Nous répon-
drions qu'il est extraordinairement difficile de tromper tout un
village, que le cas ne se présentera peut-être pas une fois chaque
vingt-cinq ans dans la môme caisse, mais que le fait est cependant
possible. Seulement, cela n'a aucun inconvénient pour la caisse et
pour les sociétaires. La caisse rurale ne distribue pas ses béné-
fices, elle les amasse dans sa réserve, qui, par conséquent, atteint
rapidement un chiffre important. La réserve couvrira le déficit.
Mais, mettons les choses au pire : supposons que la caisse rurale
subit cette perte dans les premières années de son existence, alors
qu'elle n'a encore aucune réserve. Nous supposons qu'on s'est
trompé sur la solvabilité du débiteur : ce sera rare, mais nous l'ad-
mettons. On s'est trompé aussi sur la solvabilité de la caution :
sans cela elle payerait la dette, et la caisse n'aurait pas à en souf-
iîrir. Il sera vraiment bien extraordinaire que, dans un village où
tout le monde se connaît si bien, on se soit trompé à la fois sur la
valeur du débiteur et sur celle de la caution. Mais enfin, nous
admettons qu'on ne puisse pas tirer un centime du débiteur ; pas
un centime de la caution ; pas un centime de la réserve.
Dans ces .circonstances, cependant bien invraisemblables, nous
disons que cela n'aura aucun inconvénient pour la caisse rurale et ses
sociétaires. Et nous le prouvons.
En effet, quelle sera la situation de cette caisse rurale? Elle a
emprunté, par exemple, 10,000 ffrancs pour les prêts à divers
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;i54 IN 1>EV01K SOCIAL.
sociétaires. Sur ces 10,000 francs, il y a une créance de 500 francs,
qui est perdue. Elle se trouve donc débitrice de 10,000 francs,
avec un actif de 9,500 francs pour couvrir sa dette. Eh bien, elle cm-
tlnmra a fonctionner comme si elle n'avait rien perdu ; et les pre-
miers bénéfices qu'elle réalisera, au lieu de former une réserve,
serviront à couvrir la perte.
Pourquoi ne pourrait-elle pas continuer à fonctionner ? A-t-elle
perdu son crédit? Ses créanciers savent qu'elle a éprouvé une perte
de 500 francs, mais ils ne sont pas inquiets pour cela. Ils savent que
les 10,000 francs qu'ils lui ont'pré^tés sont garantis, à concurrence
de 9,500 francs, par les autres créances de la caisse ; et pour
les 500 francs restant, par la fortune totale des membres de la caisse.
Elle ne se composerait que de vingt fermiers, — sans un seul
propriétaire petit ou grand, — l'avoir de ces vingt fermiers repré-
senterait bien toujours, en récoltes en terre, en bétail, etc., au
moins 50,000 francs. Pour garantir une dette de 500 francs, c'est suffi-
sant. La rente française n'a pas une pareille garantie. La caisse
continuera à fonctionner : rien ne l'en empêchera.
Il en serait autrement dans une société par actions. D'abord, les
créanciers de la société par actions n'auraient d'autres garanties
que l'avoir de cette société : si elle éprouvait une perte, les dépo-
sants ne seraient plus sûrs d'être payés. Le crédit de la société
par actions serait donc compromis. Ensuite, s'il s'agissait d'une
société coopérative anonyme, comme celles que vise le [projet de loi
Méline, chaque associé aurait le droit de se retirer k volonté. Si la
société éprouve une perte, les associés, qui ne peuvent espérer de
longtemps recevoir un dividende pour leurs capitaux, sortiront en
masse de la société, qui sera obligée de liquider en perte.
Dans la caisse rurale à responsabilité illimitée, au contraire :
1** Le crédit reste entier, malgré une petite perte : la caisse peut
continuer à fonctionner ;
2® Personne n'a intérêt à sortir de la société : on n'en sortira
pas pour éviter de supporter la perte déjà éprouvée, puisque les
membres sortants restent responsables des pertes subies avant
leur démission. On n'en sortira pas pour faire fructifier ailleurs ses
capitaux, puisque les sociétaires, n'ayant pas versé de capitaux,
n'ont pas à en retirer.
Donc, la caisse rurale continuera à fonctionner, et ses premiers
bénéfices couvriront la perte : au besoin, la caisse rurale pourrait
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LES CAISSKS KAIKI'KISK.N ET LK CltÉDlT AGHlCOLIi. 355
élever un peu le taux des prêts qu'elle accorderait pendant Tannée
suivante, pour combler plus vite le déficit. Dans aucun cas, il ne
peut en résulter un préjudice pour les sociétaires.
Au point de vue économique, il est impossible de trouver une
institution financière plus solide et plus féconde : elle est, de plus,
très facile à administrer : quelques paysans sans aucune connais-
sance technique, et familiers seulement avec les quatre règles
d'arithmétique, suffisent pour la diriger à la perfection.
Mais au point de vue moral, Tœuvre est bien plus belle encore.
Diminuer la misère rurale, élever la dignité individuelle des
paysans, — d'hommes esclaves des usuriers, faire des hommes
libres, indépendants, vivant de leur travail, grâce aux capitaux que
leur union leur a procurés, c'est beau. Mais établir un terrain com-
mun, où tous se rencontrent, unis dans un même sentiment de
dévouement désintéressé au bien commun, c'est mieux encore.
Or la caisse rurale resserre les liens d'amitié, de charité mutuelle
qui devraient unir les habitants d'une même commune. Le véné-
rable abbé Kistler, curé de Zimmerwald, où il a fondé la première
caisse rurale suisse, faisait, dans son premier compte rendu
annuel, la remarque suivante : a Autrefois, dans la paroisse, le
malheur des uns satisfaisait toujours quelque petite jalousie, ou,
tout au moins, laissait les autres indifférents. Depuis que, par la
caisse rurale, chacun est solidaire des engagements des autres,
chacun redoute le malheur qui aurait pu frapper le voisin. Jamais,
dans ma paroisse, on n'avait été si disposé à s'aider, à se secourir
mutuellement. Et ce sentiment, inspiré à l'origine par l'intérêt, a
pénétré dans les cœurs. »
Enfin et surtout, la caisse rurale constitue une véritable aristo-
cratie morale. Ce ne sont pas les plus riches qui y sont admis, ce
sont les meilleurs. Les paysans savent parfaitement que le meilleur
payeur n'est pas celui qui a le plus riche domaine, le plus beau
bétail; s'il n'y a pas dans la maison de Tordre, du travail, de la
probité, le domaine est bientôt hypothéqué, le bétail dispersé sur
toutes les foires : c'est la ruine. Or on ne veut pas devenir solidaire
d'un homme qui court à sa ruine ; on n'accepte donc dans les
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35tt r\ IIKVOIK SOCIAL.
caisses rurales que ceux qui présentent des garanties morales
sérieuses : ce ne sont pas les plus riciies, ce sont les plus labo-
rieux, les plus sobres, les plus économes, ceux qui ont une vie
régulière, qui sont bons époux et bons pères; ce sont ceux-là, et
ceux-là seuls, qui sont admis dans la caisse rurale.
Pour faire ce choix, il n'est pas nécessaire que le curé se pose en
moraliste, ni le grand propriétaire en sévère inquisiteur. Les
paysans sont trop fins en matière d'argent, trop prudents, trop
Ji^y circonspects, pour ne pas faire eux-mêmes ce choix ; on peut s'en
|; ç rapporter à eux : l'ivrogne, le paresseux, le débauché sera toujours
Kf * exclu par eux plus sévèrement que par personne. Et il en résulte
t' > par la force des choses — lorsque la caisse rurale fonctionne depuis
quelque temps — que, lorsqu'il est bien constaté qu'on n'y admet
que les hommes honorables, c'est une note infamante de ne pas en
être membre. L'intérêt matériel pousse ù demander d'en faire partie ;
l'honneur y pousse encore davantage. Et l'on voit ceux qui ont été
repoussés une première fois faire les efforts les plus méritoires pour
être jugés dignes de devenir associés.
L'expérience est faite; encore sur ce point, elle est décisive.
Combien de curés n*ont-ils pas répété l'exclamation d'un prêtre des
provinces rhénanes : « La caisse rurale a plus fait pour moraliser
ma paroisse que tous mes sermons !»
f Nous voudrions pouvoir citer tous les exemples étonnants, et
; cependant authentiques, de moralisation obteBue par la caisse
,: rurale. Qu'on lise la belle monographie écrite ^ur l'Exposition
I ;' de 1889 par notre ami le député Leone Wollemborg^\fondateur des
h/ caisses rurales italiennes; on y trouvera une série V® rapports
R^ émanant des sources les plus diverses, des curés, des vicaires, des
médecins, des paysans eux-mêmes; à chaque ligne, on voi\les faits
les plus précis et les plus consolants. "^
Tantôt, c'est un ivrogne invétéré qui, refusé par la caisse rurale,
jure de se corriger, s'abstient du cabaret pendant une année entièrlÊ-
devient laborieux et économe, et finit par conquérir, avec l'estime ^
de tous, le titre de sociétaire.
Tantôt, c'est un pauvre diable, ruiné par l'usure, qui trouvait qu'à
tant faire que travailler au seul profit de l'usurier, mieux valait ne
rien faire : il s'était abandonné à l'oisiveté, il était à la charge de
la commune, et constituait même un danger public. La caisse se
fonde : il veut devenir sociétaire; pour mériter cette faveur, il se
'i^
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r^-
LKS r.AISSKS HAIKFKISK.N VA' LE CKKÏUT A(;H1(.ULK. 357
fait rayer lui-même de la liste des pauvres secourus par le bureau
de bienfaisance ; il se met au travail, il obtient un prêt, et, au bout
de deux ans, il était hors d'aflaire, non pas riche certes, mais res-
pecté comme un homme laborieux et honnête.
Nous n'en finirions pas, si nous voulions rapporter tous les
exemples merveilleux que nous connaissons. Qu'on nous permette
d'en citer un encore, qui nous est bien doux, puisqu'il est dû à
l'une des/ares caisses fonctionnant en France: elle n'a que quelques .
semaines d'existence, et déjà elle a fait le bien : Un homme vivait
dans une situation irrégulière : toutes les tentatives faites pour
l'amener à une régularisation avaient échoué. Le fondateur de la
caisse nous écrit que cet homme vient de se marier et de légi-
timer ses enfants pour commencer une nouvelle vie qui lui per-
mette de devenir sociétaire un jour.
L'œuvre est belle, elle est utile, elle est féconde. Mettons-nous
donc résolument au travail.
Mon premier appel a été entendu : il s'est écoulé trop peu de
temps pour qu'on ait pu remplir toutes les formalités de la consti-
tution légale des caisses rurales : mais il y en a environ une cen-
taine en préparation. D'ici peu de semaines, un grand nombre fonc-
tionneront, j'en ai la conviction.
Pour faciliter leur tâche aux hommes de dévouement qui vou-
dront entreprendre une si belle œuvre, j'ai publié un petit Manuel
pratique contenant les statuts, les formalités à remplir, les règles
d'administration et un système de comptabilité très simple à
l'usage des caisses rurales : avec ce Manuel^ un paysan connaissant
ses quatre règles peut faire un administrateur parfait et un excel-
lent comptable.
Les fondateurs des premières caisses rurales françaises ont en
outre exprimé le désir de constituer une Union des caisses rurales qui
groupât ces institutions et qui leur fournît tous les renseignements
théoriques et pratiques, consultations juridiques, etc. Cette Union a
son siège à Lyon, avenue de Noailles, 36. Et je me ferai personnel-
lement un plaisir autant qu'un devoir, de donner toutes les expli-
cations qui pourraient m'ètre demandées pour la fondation ou le
fonctionnement des caisses rurales.
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358 t'N T>KVOIR SOCIAL.
L'œuvre est donc facile à fonder, facile à diriger : il sulBl d'un
peu de bonne volonté au début; ensuite, les paysans administre-
ront eux-mêmes la caisse mieux que personne, car la seule diffi-
culté de l'administration consiste à se bien renseigner sur la valeur
des emprunteurs; les paysans peuvent faire ce service d'informa-
tion à la perfection. A l'étranger, ladministration est toujours con-
fiée à une majorité de cultivateurs, sans que, pour cela, les classe8
dirigeantes en soient exclues : les résultats sont merveilleux.
Mais si les cultivateurs sont d'excellents administrateurs, ils sont
impuissants pour fonder les caisses. D^abord, ils ne connaissent pas
cette institulion; ils ne lisent guère les Revues économiques, et.
sHls les lisaient, ils ne les comprendraient peut-être pas. Il y a
une œuvre de vulgarisation à accomplir, surtout pour leur faire
accepter le principe de la responsabilité solidaire, qui pourrait les
effrayer à première vue : c'est à cette œuvre de vulgarisation que
je convie les classes dirigeantes ; elles ont là un impérieux devoir
social à remplir.
Cette responsabilité solidaire n'a rien qui puisse arrêter un
homme intelligent qui a étudié le fonctionnement des caisses Raif-
feisen. Il est certain que ces caisses ne peuvent faire de naauvaises
affaires : la preuve en est que, sur les milliers de caisses fonction-
nant en Europe depuis un demi-siècle, aucune [je dis : pas une seule)
n'a fait perdre un centime à ses créanciers et à ses membres.
La solidarité est donc un fantôme, effrayant de loin comme tous
les fantômes, mais qui s'évanouit dès qu'on l'approche.
Comment faire comprendre cette vérité aux paysans? 11 n'y a
qu'un moyen, mais ce moyen est infaillible : c'est Yexentple.
Qu'un homme estimé de ses concitoyens, considéré par eux
comme intelligent, réunisse quelques paysans, les plus influents de
sa commune, qu'il leur expose les avantages de] la caisse rurale,
qu'il leur explique son fonctionnement, et que, pour vaincre leurs
dernières hésitations, il leur dise : « Cette solidarité qui vous in-
quiète, elle n'est pas dangereuse ; la preuve en est que moi, qui
n'ai pas besoin de crédit, je l'accepte, je m'inscris comme premier
membre de la caisse. »
Croyez-vous que les paysans hésiteront à le suivre? S'il leur pro-
posait une société à responsabilité limitée, les paysans lui répon-
draient : « Vous risquez quelques centaines de francs, ce n'est rien
pour vous î pour nous, ce serait uile perte énorme* » Mais avec la
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LKS tlAlSSES KAIFI'KISEN ET LE CKÉIHT AGRH:<>LE. 35U
solidarité illimitée, ils comprendront bien que l'homme qui, sans
intérêt personnel, engage loute sa fortune, n'a pas de crainte sur le
succès de Tœuvre.
Et si quelques paysans reculent, il y en aura toujours qui accep-
teront, et la caisse pourra se constituer. Quand elle fonctionnera,
les autres viendront peu à peu, poussés par le besoin, et aussi fas-
cinés par cet attrait irrésistible que la caisse exerce naturellement
autour d'elle.
Voilà le devoir social urgent à accomplir dans nos campagnes.
Tous les hommes de cœur qui habitent plus ou moins longtemps
la campagne, tous ceux qui ^occupent de Tagriculture et des
paysans, devraient sans retard se mettre à l'œuvre.
Les curés de campagne y trouveraient à la fois le moyen de sou-
lager bien des misères, et celui de remplir la mission tradition-
nelle de l'Église catholique sur le terrain social. Ils ne tarderaient
pas à reconquérir l'autorité morale qu'ils ont trop souvent perdue
sur le peuple avec lequel ils n'ont plus assez de points de contact.
Les grands propriétaires, eux aussi, accompliraient une œuvre
utile, et donneraient à leur séjour à la campagne un but bienfai-
sant, tout en établissant entre eux et les paysans des rapports cor-
diaux qui seront la meilleure défense contre le socialisme agraire.
Enfin, puisque nous faisons appel à tous les dévouements, n'ou-
blions pas les hommes qui ont déjà fait leurs preuves au profit de
Tagriculture : n'oublions pas les fondateurs et administrateurs des
syndicats agricoles.
Les syndicats, nous l'avons déjà dit, ne peuvent pas et ne doi-
vent pas faire directement les opérations de crédit. Mais ils ne
peuvent pas et ne doivent pas non plus se désintéresser de la
question si importante du crédit agricole. Ils ont pour mission d'é-
tudier et de favoriser les intérêts professionnels de leurs membres :
à ce titre, ils doivent, plus que personne, tenter de répandre les
caisses rurales dans leurs circonscriptions.
Mais les syndicats ne doivent pas se borner à propager les caisses
rurales : le syndicat forme une grande famille agricole, il doit la
maintenir unie, et nous ne conseillerons jamais aux administra-
teurs de syndicats de supprimer tout lien et tout rapport entre
ladministration syndicale et les caisses fondées sous son inspira-
tion«
J'ai eu à étudier la question avec les présidents de plusieurs
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'MM) IN DKVOIH SOCIAL.
grands syndicats du Midi. Voici les bases que nous avons jugées les
plus rationnelles.
Les caisses rurales, fondées par les s^iidicats, ont tout intérêt à
faire partie de V Union des caisses rurales^ pour y trouver les rensei-
gnement techniques dont elles auraient besoin, et pour profiter
des institutions d*utilité commune {caisse ceniraky assurance mu-
tuelle dubélail^ etc.) que VUnian fondera. Comment concilier celle
afTilialion à V Union avec les liens qu'il importe de conserver avec
le syndicat? Le procédé est très simple, car il n'y a aucune rivalité
entre le syndicat et l'Union.
Les caisses rurales fondées par un syndicat insèrent dans leurs
statuts une disposition spéciale n'en permettant l'entrée qu'aux
membres du syndicat. — Tout membre du syndicat ne sera pas
membre de la caisse : mais tout membre de la caisse sera membre
du syndicat.
Puis, conformément au règlement de VUnion, les caisses fondées
par le même syndicat formeront un groupe autonome, ayant son
règlement spécial établi par le syndicat. Ce groupe correspond avec
l'Union par rm/«rmérf»a/r«oè%i du bureau du syndicat, ou de l'ad-
ministrateur que le syndicat aura spécialement délégué à cet effet.
De cette manière, les caisses syndicales appartiendront à l'Union,
jouiront de tous les bénéfices qu'elle procurera à ses adhérents, et
cela, sans échapper à l'action du syndicat qui les aura constituées.
Un groupe est en formation sur ces bases dans un grand syndical
que nous ne pouvons encore nommer, parce que son règlement ne
sera approuvé que dans quelques jours par l'assemblée générale.
D'autres syndicats étudient la question, et sans aucun doute,
d'ici peu de temps, ils entreront résolument dans la voie pratique.
Nous espérons que, parmi les lecteurs de la Réforme sociaU, il se
rencontrera de nombreux dévouements qui viendront s'unir à ceux
qui, dès à présent, travaillent sur tous les points de la France à la
diffusion de cette œuvre si belle et si féconde au point de vue éco-
nomique, moral et social.
Louis Durand.
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[A POLITIQUE SOCIALE EN AUTRICHE
Dans un des premiers naméros de la nouvelle revue des économistes
aalrichiens {Zeitschrift fur Volkswirtschaft, Socialpolitik und Verwaltvng^
t.I, p. 11-43), le D' Joseph Maria Baernreither donne un aperçu générai
de la législation sociale autrichienne, qu'il nous a paru intéressant
d'analyser avec détails pour les lecteurs de la Réforme sociale. Les diffé-
rentes mesures législatives sont suivies pas à pas depuis leur origine et
Taateur insiste particulièrement sur la réglementation des assurances
et le projet de loi déposé à la Chambre des députés, en juin 1894,
par le ministre du commerce, sur les conseils de conciliation, les syndi-
cats de patrons et d'ouvriers et les conseils d'arbitrage.
Déjà l'ancien Codex amtriacus contenait une foule d'ordonnances
royales et de règlements sur la législation sociale et industrielle, datant
notamment de l'époque de Marie-Thérèse. L'idée d'une codifîcation,
d'une loi industrielle générale pour tout l'empire avait déjà germé au
siècle dernier, et l'ordonnance du 29 novembre 1724 avait même pres-
crit des relevés statistiques, destinés à « décrire la situation des arti-
sans autrichiens *^ Mais les années agitées du commencement de notre
siècliï n'étaient pas propices à cette ceuvre de paix et de reconstruction
sociale et ces tentatives échouèrent. L'industrie elle-même se développa
beaucoup plus tard en Autriche que dans les États occidentaux de TEu-
rope. Vers l'année 1840 seulement, elle parvint à prendre un essor
marqué. En même temps les banques et tous les instruments modernes
de crédit se propagèrent, ainsi que la facilité des communications par
l'établissement' d'un vaste réseau de chemins de fer. Toutefois les préoc-
cupations pour le bien-être des classes ouvrières restaient toujours à
rarrière-plan, alors que déjà dans les autres pays on s'occupait des
questions sociales. Les luttes pour les libertés politiques furent en partie
cause de cet état des esprits. La loi sur la liberté de réunion date de
1867 ; la liberté des coalitions ou des grèves fut reconnue en 1870 seule-
ment, et un régime scolaire sérieux n'est en vigueur que depuis 1871.
On peut marquer l'année 1873 comine point de départ du mouvement
social eu Autriche. L'impulsion fut communiquée par l'Allemagne.
Grâce au suffrage universel, le parti socialiste avait fait son entrée au
Reichstag, et les idées défendues par les socialistes de la chaire avaient
d'autre part attiré l'attention de l'opinion publique. En Autriche, la
crise industrielle et la misère des ouvriers préparaient un terrain favo-
rable à Téclosion et à la propagation des nouvelles idées.
La Réf. Soc, 16 août 1893. 3« série, t. VI (t. XXVI col. ), 2*
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362 LA POLITIOUE SOCULE EN AUTRICHE.
1^ ^ Diverses tentatives furent faites à la Chambre des députés pour la
!;vr promulgation d'une législation protectrice du travail et rétablissement
pr' des inspecteurs de fabriques. Elles échouèrent devant l'opposition da
t, gouvernement.
5 ^ Le message de Fempereur d'Allemagne du 19 novembre 188i, qui
1":^ affirmait la nécessité de s'occuper efficacement des questions ouvrières
^ autrement que par la seule répression des excès socialistes, eut un
oi grand retentissement en Autriche et marque le commencement d'une
i 4 seconde période dans l'histoire de la législation sociale.
'Y Dès le 5 décembre 1882, le groupe des a Libéraux unis » fit une propo-
■^[.' sition de loi très étendue, concernant le développement à donner à Tas-
^,^" sociation des petits industriels; ils réclamaient une législation protec-
- trice du travail, Tinstailation d'inspecteurs de fabrique, l'assurance
^^ obligatoire contre les accidents et la maladie, une réforme des lois sur
l'assistance publique et le domicile, et enfin une enquête parlementaire
sur la situation agraire. De son côté, le gouvernement, par l'organe du
ministre de la justice, demandait l'assurance obligatoire contre les
^ accidents, au lieu du principe de la responsabilité de droit commun. De
là, les projets du 4 décembre 1883 concernant l'assurance contre les
accidents, et du 28 janvier 1886 sur l'assurance contre la maladie. Ces
deux projets furent sanctionnés et devinrent les lois du 28 décembre 1887
et du 30 mars 1888. La loi du 28 juillet 1889 règle rorganisation des
caisses des ouvriers mineurs.
La Novelle de la loi industrielle du 15 mars 1883 introduisit les cor-
porations obligatoires et la preuve de capacité (1). Les inspecteurs de
fabriques furent établis par la loi du 17 juin 1883 et la seconde Novelle
à la loi industrielle, en date du 8 mars 1885, concernait les mesures à
prendre pour prévenir les accidents, les restrictions au travail des
femmes et des adultes {jugendliche Personen) ; elle fixait la journée nor-
maie de travail et les heures de repos, défendait le travail de nuit et
introduisait le repos dominical.
A ce groupe de lois, il faut ajouter la loi sur les caisses de secours et
la loi du 9 février 1892 accordant des réductions d'impôts aux maisons
ouvrières (2).
11 convient de mentionner en outre deux propositions, émanées de
l'initiative des « Libéraux unis ». L^une, formulée le 6 septembre 1886^
concerne l'organisation de chambres ouvrières ; elle voudrait, dans le
but de créer une représentation des intérêts de la classe ouvrière,
iormer des collèges élus par les membres des caisses de maladies et qui
(i) Voir sur les résultats de cette loi ; Réforme sociale^ !•' avril 1893, p. 494
et seq.
t (2) Voir Réforme sociale^ l"" avril 1893, p. 569.
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P ■ ■ M ^.' I
LA POUTIQUE SOCIALE EN AUTRICHE. 363
auraient des fonctions analogues à celles qu'exercent les chambres de
commerce et un droit de vote pour la Chambre des députés, comme ces
dernières. L'autre proposition du 17 avril [1890 réclame Tintroduction
des conseils de conciliation.
Si Ton prend le mot «c politique sociale » dans son sens le plus large,
on peut faire rentrer aussi dans cette catégorie de lois sociales les lois
contre Tusure du 28 mai 1881, la Novelle sur l'exécution forcée du
iOjnin 1887 qui étend le cercle des objets exempts de saisie, et la loi du
1" avril 1889 concernant Tintroduction de certaines dispositions succeS'^
sorales spéciales pour les biens ruraux de moyenne grandeur. Cette loi
a manqué son but. On a voulu rendre obligatoire la transmission du
bien à un seul héritier et par contre on a confié l'exécution de la loi
aux différentes diètes provinciales. C'était rendre la réforme illusoire,
et de fait aucune diète n'a encore introduit la loi dans son ressort.
Tel est l'ensemble déjà imposant des lois sociales votées depuis dix ans
en Autriche. Il est difficile d'en donner une appréciation définitive;
cependant l'application de ces lois est déjà suffisante pour que Ton
paisse en démêler clairement certains avantages et certains inconvé*
nients.
La législation protectrice du travail, les inspecteurs de fabriques et les
assurances ouvrières ont pris pied sans difficulté. En général, les indus-
triels ne se sont pas montrés hostiles et, de leur côté, les ouvriers ont
accueilli ces mesures très favorablement. Le principal reproche que l'on
peut faire à Texécution de ces lois, c'est la multiplicité des organes
chargés d'y veiller. 11 manque une direction unique, qui mène le tout
dans un même esprit, plus simplement et à moins de frais. On se plaint
également du nombre trop restreint des inspecteurs de fabriques, qui,
de plus, sont trop employés dans les bureaux et visitent trop peu les
fabriques. L'exécution des mesures protectrices du travail et du repos
dominical est dès lors insuffisante et, notamment dans la petite industrie
et l'industrie domestique, ces lois sont restées lettres mortes.
L'auteur réclame enfin pour l'Autriche la création d'un office statis-
tique du travail, tel qu'il en existe dans 21 États de l'Amérique du Nord,
en Angleterre, en Suisse et en France, depuis 1891.
L'assurance obligatoire ne s'applique encore en Autriche qu'aux acci-
dents et à la maladie. Les ouvriers agricoles et forestiers ne sont obligés
que partiellement à l'assurance. L'auteur fait une comparaison entre les
systèmes allemand et autrichien, sur laqueUe nous croyons pouvoir
passer, la question étant suffisamment connue et étudiée dans des livres
l^cents (1).
(1) Voir noumment les études détaillées de M. M. Bellom.
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36i LA POUTIOUE SOCIALE EN AUTRICHE.
Il est plus intéressant d^examiner le projet de loi de 1891 sur les
conseils de conciliation, les syndicats professionnels et les conseils
d^arbi trace.
Les conseils de conciliation seront, d'après le projet, rendus obliga-
toires et composés dans chaque fabrique par l'élection au suffrage
universel de tous les ouvriers âgés de 21 ans. Ils auront pour mission de
formuler les désirs et les réclamations des ouvriers par rapport ao
salaire et à l'organisation du travail, et de préparer sur ces différents
points Fentente avec les patrons. Ceux-ci pourront également leur con-
férer d'autres fonctions : les faire participer, par exemple, à l'adminis-
tration des institutions de prévoyance et autres établies dans l'intérêt des
ouvriers, leur confier la surveillance des mesuras protectrices prescrites
par la loi, etc.
Une enquête est ouverte sur cette question, ainsi que sur les deux
autres que le projet de loi se propose de régler. Les industriels autri-
chiens ne se sont pas préoccupés beaucoup jusqu'à présent de l'institu-
tion de conseils de conciliation, à rencontre de ce qui s'est fait sous ce
rapport en Angleterre, en Allemagne et en Belgique. L'auteur croit ce-
pendant que les industriels sont, en général, favorablement disposés.
La question de principe semble donc tranchée, mais il s'agit de savoirs!
la loi doit rendre les conseils de conciliation obligatoires ou seulement en
déterminer les caractères principaux, laissant au bon vouloir des patrons
le soin de les établir et d'en régler les détails. Plusieurs associations
industrielles consultées se sont prononcées pour la dernière hypothèse;
d'autres ne voient pas d'inconvénients à Tobli galion. Tout le monde
reconnaît les gi'ands services que les conseils peuvent rendre, si les
ouvriers aussi bien que les patrons font preuve de bonne volonté, mais
la difficulté pour le législateur est précisément de bien choisir la forme,
obligatoire ou facultative, qui stimulera le mieux cette bonne volonté.
L'institution des syndicats professionnels est laissée à rappréciation
du ministre du commerce qui les établira dans les endroits où la con-
centration d'industries identiques ou similaires créera une commu-
nauté d'intérêts qui rende possible l'existence de ces syndicats. Le projet
repousse les syndicats mixtes ; les syndicats de patrons se composeront
de l'ensemble des patrons, les syndicats d'ouvriers comprendront seule*
ment des délégués, élus par les conseils de conciliation. L'objet de ces
syndicats est d'étudier les intérêts économiques de leurs membres, en
tant qu'ils touchent à leur activité industrielle, de délibérer sur les ré«
clamations qui se produisent et de prendre des décisions par rapport aux
propositions qui leur sont soumises par les associations de patrons. L'as*
semblée générale de chaque syndicat élit son comité directeur; le choix
du président est soumis à la ratification de la Gewerbebehoerde, Les
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.LA POLITIQUE SOCLALK EN AUTHICUE, 365
syndicats sont placés soas la surveillance de commissaires spéciaux et
peuvent être dissous lorsqu'ils excèdent leur compétence. Les frais sont
couverts par des cotisations des chambres de commerce, des communes
et des intéressés.
Tel est le projet. L'ouvrier, pour qui Ton veut créer ces syndicats, est
encore fort peu connu en Autriche. On ne connaît que très imparfaite-
ment Fétat des salaires, les conditions du travail, Tétat des logements,
les idées, les aspirations politiques et sociales des travailleurs. L'atten-
tion des autres classes de la société s'est encore peu portée de ce côté.
Et cependant, en Autriche comme ailleurs, la classe ouvrière se déve-
loppe, précise ses revendications, se réunit en congrès et en associations
pour les faire triompher. Va-ton laisser ce mouvement grandir et
s étendre, sans s'en préoccuper davantage? Il faut, au contraire, se
mettre à sa tète, réprimer ce qui est mauvais, protéj^er ce qui est bon.
Cest le devoir de l'État, Et quant à l'organisation professionnelle des
travailleurs, il ne faut pas se bercer d'illusions et croire que Ton érigera
quelque chose de stable au moyen d'arrêtés ministériels et de réglemen*
tation policière. La conduite de la police vis-à-vis des associations
ouvrières existantes est déjà suffisamment tracassière et minutieuse. Il
faut un régime plus libre, et Tauteur propose comme exemple d'une
bonne loi sur les syndicats la loi française du 21 mars 1884.
Les conseils d'arbitrage, dont le projet s'occupe pour finir, sont égale*
ment une des grandes réformes que l'on voudrait, dans tous les pays,
faire pénétrer dans les mœurs industrielles. Mais généralement ou ne
tient pas suffisamment compte des difficultés d'exécution (1). D'après le
projet, le ministre du commerce peut établir ces conseils là où existent
des associations sur lesquelles les conseils viendraient se greffer. Leur
mission est « d'amener une entente amiable entre les patrons et les
ouvriers, sur les conditions de la continuation ou de la reprise du con-
trat de travail. Ils ont spécialement le devoir d'intervenir lorsque les
deux parties sont en désaccord sur les droits et les devoirs qui découlent
du contrat ou sur des modifications à y introduire ». Chaque conseil se
compose d'un nombre égal de patrons et d'ouvriers (3-5) choisis dans les
associations, lesquels élisent un président et un vice-président ; ceux-ci
sont nommés par l'autorité lorsque l'élection ne donne pas de résultat.
Les débats ont lieu oralement, en présence d'hommes de confiance des
deux parties. Si l'accord se fait, les termes en sont publiés, sinon le
- conseil rend sa sentence arbitrale. Les parties ont un certain délai pour
déclarer si elles se soumettent ou non à cette sentence. Leur déclara-
tion, même négative, est publiée.
(1) Voir sur la question, les études approfondies de M. A. Oibon. Réforme
: «ocûite : 16 février, l^»- mars et 1« avril 1893.
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360 . CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL.
Le projet a eu, certes, en vue une organisation analogue à celle des
Boards of conciliation and arhitration, mais ne parait pas être appelé à
produire dans Jes relations industrielles d'aussi bons effets qu'en Angle-
terre. Les Boards of conciliation reposent sur une égalité complète des
Traders Unions et des Traders Associations, lesquelles ont la volonté et le
pouvoir de faire exécuter les sentences arbitrales. Le projet autrichien
construit toute une organisation artificielle, qui repose, il est vrai, éga-
lement sur les associations professionnelles; mais ces associations elles-
mêmes végètent en petit nombre, et de plus ces conseils d'arbitrage
seront établis par décret ministériel; ils seront donc obligatoires, alors
que leurs sentences seront facultatives. Il est très peu probable que dans
de semblables conditions, les conseils d'arbitrage produisent en Autriche
les heureux résultats qu'on pourrait théoriquement en espérer.
Ern. Dubois.
CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL
Sommaire. — Les exercices physiques et les études. — Le» syndicats au pied du
' mur, — Le rôle des Bourses du Trayail. — Les fonctionnaires et le service
militaire. — Fonctionnaires et Parlement. — Les versements à la caisse de»
retraites.
Les exercices physiques et les études. — Les distributions de prix ont
ramené, ces jours derniers, la question déjà plusieurs fois posée : Y a-t-il
ou non incompatibilité entre les exercices physiques et les études? A
propos des prix du concours général, un journal a dit que les lycées qui
fournissent les meilleurs sujets pour les différents sports si en honneur
actuellement, sont précisément ceux qui ont obtenu le moins de récom-
penses, et il citait comme preuve Janson de Sailly et Michelet qui n'ont
eu que 37 et 38 nominations contre 65 à Louis-leGrand, 63 à Gondorcet,
49 à Stanislas, 43 à Charlemagne. Par contre, au concours général
de 1892, le ministre de Tlnstruction publique affirmait que Ton n'a pas
aperçu de différences dans le partage des succès de fin d'année entre les
lycées qui excellent dans les exercices physiques et les autres. Les opi-
nions sont donc encore très contradictoires sur la question, et on ne peut,
pour le moment, qu^enregistrer les faits qui, réunis plus tard, constitue-
ront une solution définitive. Voici quelques-uns de ces faits.
Le lycée Gondorcet, classé deuxième au concours général avec 63 no
mîuations, presque ex œquoavec Louis-le-Grand qui en a 65, est un de
ceux qui pratiquent le plus assidûment les exercices physiques : il dispale
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I
LES SYNDICATS AU PIED DU MUR. 367
pied à pied à Janson de Saiiiy le titre de champion de la Ligue de Tédu-
cation physique. Le président de Tassociation athlétique de ce lycée a
obtenu un premier prix au concours général. L'association sportive de
Louis>le-Grand, qui comptait 86 membres, a eu, en 1890 et 1891, 5 admis-
sions à récole normale supérieure, 1 prix d'honneur, 1 second prix et
4 accessits au concours général et, dans l'intérieur du lycée, 6 prix
d'excellence, 33 premiers prix, 30 seconds prix et 139 accessits.
Le concours général entre les lycées de province fournit d'autre part
les observations suivantes : sur 47 lycées nommés, il y en a 20 qui pos«
sèdent des associations athlétiques et qui ont remporté 47 nominations
sur 120 (12 prix et 35 accessits}. De ce côté la comparaison n'est pas
favorable aux exercices physiques, puisque les lycées possédant une
association athlétique forment près de 43 % des lycées nommés au con-
cours et qu'ils n'ont obtenu que 39 % des récompenses.
Les syndicats au pied du mur, — Fronder le gouvernement et braver la
loi de 1884, citait, il y a un mois, une très profitable campagne pour les
meneurs de la Bourse du Travail de Paris. Quelle puissante popularité à
recueillir d'une si courageuse attitude ! Et puis n'y avait-il pas à compter
sur la faiblesse déjà tant de fois expérimentée du pouvoir! Mais toute
fête a son lendemain, et le lendemain de cette fête devait être bien triste
pour les apôtres du m ni lois ni maître». Aujourd'hui en effet, sous peine
de disparaître, il faut reconnaître la loi. Ce sont les principaux membres
de la « commission executive » qui font ce pénible aveu dans le « Bul-
letin ofûciel do la Bourse ». Us commencent à envisager la situation
telle qu'elle est. L'œuvre révolutionnaire ne pourrait plus se continuer
à la Bourse du Travail réouverte, mais soumise à un règlement sévère.
Donc il faut une Bourse indépendante, en dehors du bâtiment municipaL
Mais où prendre les fondra, avec quoi remplacer la manne officielle que
répandaient si largement sur eu'x les faveurs du Conseil ?
Ce n'est pas tout encore : outre le moyen de vivre, il faut encore le
droit de vivre, et ce droit on pourrait peut-être s'en passer, à condition
de se réunir secrètement, mais alors plus de propagande, plus d'action
révolutionnaire ! Il faut donc que ce droit soit réel, complet, et pour
cela, c'est la soumission obligatoire à la loi de 1884. .Conclusion : « Si
nous voulons fonder cette Bourse indépendante, reconnaissons la loi :
nous ne pouvons résister au gouvernement qu*en la reconnaissant! »
Une bonne partie de la commission executive en vient ainsi à conseiller
la soumission aux formalités que demandait dans son ultimatum le pré-
fet de la Seine. Quel a donc été le résultat des farouches résistances des
meneurs ? La perte d'un palais somptueux, la perte d'une subvention
considérable et finalement la soumission ! Voilà certes des conseillers
qui ont sagement mené les affaires des syndicats. Les braves gens qui se
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368 CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOGUL.
sont laissé berner par eux devraient bien, une bonne fois, juger ce que
leur coûtent de pareils inspirateurs ; mais vous verrez que rien ne sera
changé dans la bêtise humaine et que Tentrepreneur de révolutions aura
toujours Toreille de ses victimes.
Le rôle des Bourses du Travail. — A l'occasion d'une question posée
par M. Trarieux, le ministre de Tintérieur a très nettement défini le
caractère que devra avoir la Bourse du travail. « La Bourse du Travail,
a-t-il dit, n'est pas Thôtel des syndicats ; elle est le marché libre du
Iravail ; c'est sa définition même ; c'est parce qu'elle a dévié de cette
définition et a été entraînée à des interventions politiques et souvent
révolutionnaires, que j'ai dû prendre la résolution extrême de la fermer.
Il faut bien le reconnaître : en fait, les syndicats se sont emparés de la
Bourse du Travail : ils y ont usurpé la domination au point d'en rendre
l'accès très difficile, souvent même impossible aux travailleurs isolés qui
venaient y chercher les renseignements pour lesquels la Bourse du Tra-
vail est faite. Je déclare queTidée de la Bourse du Travail en elle-même
est une idée juste et ce n'est pas par la fermeture d'un local qu'on sup-
prime une idée juste. Mais il a manqué à cette idée, pour vivre et pour
prendre son libre développement, d'être appuyée d'une réglementation
annoncée, mais qui n'a jamais été faite. — Il faut que cette réglemen-
tation intervienne enfin, et il y aura lieu, sans admettre a priori que les
Syndicats doivent être les membres ou les occupants exclusifs de la
Bourse du Travail, de se demander cependant ce qu'il convient de faire à
leur égard pour le cas où ils y entreraient comme syndicats.il serait bien
étrange, en effet, que si ce marché du travail est accessible à tous
les ouvriers isolés, il ne le fût pas aussi aux ouvriers syndiqués... Je puis
îijouter qu'alors nous nous inspirerons du texte comme de l'esprit de la
loi de 1884. »
Les fonctionnaires et le service mililaire, — La discussion du budget a
^8oulevé deux intéressantes questions. La première est relative au service
militaire des employés de l'État. Il est ressorti de cette discussion que les
fonctionnaires qui,pour difTérents motifs, sont dispensés des trois années
à passer sous les drapeaux, se trouvaient gaguer ces trois années,au point
de vue de l'avancement, sur leurs collègues appelés au service. A leur
rentrée, ces derniers, reprenant leur place du départ, se voyaient dépas-
sés par leurs anciens égaux et rejoints par leurs inférieurs. Leur avan-
cement se trouvait ainsi retardé de trois années au profit des dispensés.
Il y avait là, assurément, une inégalité et une injustice. Le ministre du
commerce n'a pas fait de difficulté à le reconnaître, et, sur l'invitation
de la Chambre,a proposé d'y remédier en ne donnant aucun avancement
^ux dispensés pendant cette périocle. La Chambre a donné son approba-
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r
FONCTIONNA IKES ET PARLEMENT. 369
tion. Elle avait, du reste, déjà voté le principe dans une loi récente sur
l'instruetion publique, aux termes de laquelle le temps passé au régiment
doit compter dans le stage de Tinstitution. A première vue cette solution
parait bonne. Mais, en y regardant de plus près, elle manque de (ogique.
II est évident, en effet, au point de vue du travail administratif, que le
dispensé a, pendant ces trois années, acquis une compétence profession-
nelle faisant de lui un fonctionnaire plus utile que l'employé qui, pen-
dant ces trois années passées en dehors de Vadministration, n'a rien
acquis et même a dû perdre en fait de savoir professionnel. Si donc les
droits à l'avancement par ancienneté sont rétablis au même niveau, les
supériorités réelles peuvent être, sacrifiées et le service en souffre ; le
résultat le plus probable ne serait-il même pas un abaissement général
du niveau professionnel? Si, au contraire, l'avancement est au choix, le
dispensé aura forcément l'avantage et l'égalité cherchée ne sera que
fictive.
Leministre avait proposé une autre solution, c'est de faire bénéficier
les employés militaires de l'avancement moyen perdu par eux pendant le
temps passé sous les drapeaux. Mais c'était une augmentation de dépen-
ses, non pas de quelques centaines de mille francs, mais de millions.
De plus, accorder cet avantage aux fonctionnaires de l'État, n'était-ce
pas créer une inégalité choquante au point de vue de tous les autres
jeunes soldats qui pendant leur service militaire perdent leur emploi et
leur savoir technique.
La question discutée au Parlement n'a dont pas reçu de solution satis-
faisante et a tout simplement abouti au vote par la Chambre d'une
augmentation de dépenses de 570,000 francs, rien que pour les employés
des postes et télégraphes, mais cette augmentation a été repoussée par
le Séuat, et la Chambre s'est résignée dans sa dernière séance du
22 juillet.
Fonctionnaires et Parlement.'^ La secpi\de .q]qestion soulevée par la
discussion du budget à propos des fonctiopnaires de TËtat concerne leurs
démarches vis^à-vis du Parlement. Les employés des postes et. télégraphes
avaient, parait-il, assailli la Chambre et le Sénat de sollicitations pres-
santes au sujet de leurs réclamations touchant le service militaire.
Etaient-ils, n'étaient-ils pas dans leur droit? Certains députés et sénateurs
disaient oui, d'autres, et avec eux le ministre du commerce, affirmaient
que non. M. Tolain, au Sénat, a, croyons-nous, très exactement posé la
question. « Je ne crois pas, a-t-il dit, que des fonctionnaires qui font
partie d'un grand service public aient le droit de se coaliser contre
rÉtat, d'organiser la grève ou de rien faire de pareil. Ils n'en ont pas le
droit. Mais c'est à la condition aussi que TÉtat, que ceux qui sont véri-
tablement leurs tuteurs dans l'administration publique tiennent compte
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t}70 CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL.
de ce qui est la Justice, de ce qui est Tëquité et, par conséquent, les
désarment eux-mômes en leur faisant voir qu'ils font tout ce qu'il est
possible de faire. »
Or, M. (loblet a montré, pièces en mains, que les employés des Postes
et Télégraphes avaient en 1888, présenté leur réclamation, d^une façon
très correcte, à leur chef hiérarchique, que celui-ci en avait promis une
étude attentive ; que la même démarche avait été renouvelée en 1889, que
le Directeur avait encore promis l'étude des mesures à prendre en faveur
des réclamants, mais que rien n'avait été fait.
Les versements à la caisse des retraites, — La commission supérieure de
la caisse des retraites vient de publier son rapport pour l'année 1892.
On y puise d'intéressants renseignements sur le problème des pensions
de retraite.
Les versements y sont classés en trois catégories : directs, par inter-
médiaires et de sociétés de secours mutuels.
L'année 1892 a donné les chiffres suivants :
Nombre de
comptes Somme» versées Moyenne
Versements directs 22.687 13.017,312 30 573.80
— par intermédiaires 278.837 11.677.450 10 41.90
— Sociétés des. M.. 4.228 8.105.222 00 1.917.03
Totaux 305.752 32.799.984 40
Les versements par intermédiaires se divisent comme suit :
Nombre de
comptes Sommes Moyenne
Compagnies de chemin de fer. . 108.554 5.974.334 37 55.04
Ouvriers et employés des mines
et de la métallurgie 30.982 1.241.948 00
Industries diverses 16.847 1.189.673 00 50.85
Cantonniers, agents de TÉtal,
départements, communes,
administration publique, etc. 122.454 3.271.494 73 26.70
Total 278.837 H. 677. 450 10
D'après cela les versements de retraite faits par Tindustrie privée
(mines et industries diverses), 9o établissements, sont en tout dans les
proportions suivantes :
Nombre des
titulaires Sommes versées Moyenne
Versements 47.829 2.431.621 00 50.85
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LES VERSEMENTS A LA CAISSE DES RETRAITES. 371
Les plus importants de ces versements sont les suivants :
Nombre de
versements Francs
Le Creusot 51 .600 630.935
Mines d'Anzin 93.202 374.071
Grand» Magasins du Louvre 956 324. SOO
Compagnie des Omnibus 21.093 264.828
Saint-Gobain 10.754 125.075
Compagnie de Fives-Liile 356 80.936
Solvay et Compagnie, à Dombasle. . 7.429 49.580
Belle Jardinière 719 48.284
Messageries maritimes 1 . 091 43 . 585
Houillères de Ronchamp 6.119 41.370
Hachette et Compagnie 695 38 . 922
Mines de Bessèges 5.393 36.637
2.059.023
En comparant les différents chiffres ci-dessus, on constate d'abord
^uel faible usage les simples particuliers font de la caisse des retraites :
^.687 personnes dans une année. D'autre part, cette clientèle est com-
posée de personnes à Taise, puisque la moyenne de ces versements
^stde 573 fr. 80. Du reste, on en juge mieux encore par le petit état que
enferme le rapport :
Nombre des
V'ersements directs comptes Sommes Moyenne
^^-iesscus de 10 francs. 1.593 7.138 4.48
^^ dOà 49 — 2.403 51.754 21.54
. ^« ^O à 199 — 3.711 256.828 94.37
^^ ^OC à 499 — 2.030 594.335 292.77
ûe Soc à 999 — 2.376 1.493.342 628.51
^® ^,000 — 10.530 10.530.000 1.000.00
les 'v-^rsements de 1,000 francs sont presque la moitié du nombre, et
plus ^es^ 32 centièmes de la valeur des versements directs, et le tiers de
\a totalité des versements.
C^tîkit encore bien autre chose, lorsque le maximum autorisé des
vcr^eiïients annuels était de 1,500 francs. Donc, la clientèle des verse-
tS^^Tils directs n'est pas une clientèle pauvre.
^^ îa\it bien remarquer que la moyenne de 1,917 francs des versements
d^s sociétés de secours mutuels n'est pas une moyenne par tête, mais
par société. C'est pour ces motifs que, celte année même, la loi des
finances a réduit le maximum de versement à 500 francs. Mais ce maxi-
mum est encore trop éjevé puisque nous voyons les moyennes des ver-
sements au profit des ouvriers et petits agents ne pas dépasser 56 francs.
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372 CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL.
Le maximum ne devrait pas dépasser 300 francs. Il est facile de com •
prendre, en effet, que si la caisse des retraites recevait moins d'argent,
elle pourrait l'employer tout entier aux meilleurs placements, conserver
ainsi un taux plus élevé et reculer peut-être encore de plusieurs années
rabaissement de ses tarifs. Les pertes qu'elle a subies viennent princi-
palement des gros versements qu'elle a reçus, et Ton peut dire que les
pertes subies à leur tour par les plus petits pensionnaires sont le fait
des avantages dont les gros ont profité.
Quelques chiffres rétabliront aisément. Les rentes actuellement en
cours s'élèvent à 32,771,616 francs. Sur ce total, il y a, en chiffres ronds,
pour 13 millions de francs de rentes comprises entre 600 et i,500 francs.
La seconde remarque que nous voulons tirer du rapport est relative
aux pensions de retraite créées par les versements des chefs de grands
établissements industriels ou commerciaux, unis, le plus souvent, aux
versements du personnel. Le nombre des ouvriers ainsi favorisés ne
dépasse pas 48,000, et la somme versée pour eux n'est que de
2,431,621 francs.
Nous sommes les premiers à admirer rinitiative de ces patrons et
leur dévouement, mais, en regard de la masse des ouvriers dont la
vieillesse est à assurer, le progrès accompli n'est qu'un infiniment petit.
Si l'on s'en reposait sur l'augmentation naturelle du nombre de ces
patrons prévoyants la solution du problème de la vieillesse serait encore
dans un lointain bien reculé.
— Mais le rapport nous signale un autre facteur de la retraite déjà
important en nombre et en valeur : ce facteur c'est la société de secours
mutuels : ses versements ont dépassé 8 millions en 1892, et il faut re-
marquer que cette année-là beaucoup de sociétés ont diminué leurs
versements habituels à cause de la baisse du tarifs. Quoi qu'il en soit,
nous les voyons fournir à la caisse des retraites un contingent près de
quatre fois supérieur à l'action dés patrons.
C'est donc un facteur dont on doit tenir grand compte, et qu'il faut
favoriser. On lui a donné 400,000 francs cette année pour compenser les
' pertes subies par suite de la baisse du taux : la loi de finances lui a
alloué la même somme pour 1894. Mais on ne doit pas s'en tenir là.
Nous comptons bien que le Sénat accueillera favorablement la proposi-
tion déjà acceptée par la Chambre sur l'initiative de M. Aynard, de Tat»
tribution, aux sociétés qui font la retraite, des comptes abandonnés des
caisses de retraite. La commission sénatoriale a déjà dit oui, espérons
que le Sénat ne démentira pas sa commission.
A. FOUGEROUSSE.
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UNIONS DE LA PAIX SOQALE
PRÉSENTATIONS ET CORRESPONDANCE
PRESENTATIONS. >- Les personnes dont les noms suivent ont été
admises comme membres titulaires, ou comme associées, et inscrites du
u* 5229 au n* 5238. Les noms des membres de la Société d'Economie
sociale sont désignés par un astérisque.
Allier. — Nény (l'abbé^ secrétaire de TÉvêché, nie des Potiers, 4, à
Moulins, prés, par M. Sevin-Reybert.
Cher. — Guère (le comte Henri de la), château de DeiTens, par Dun-
sor-Auron, prés, par M. Tabbé Moriand.
DouBs. — Marti (Fritz), industriel, au Vieux-Gbarmont, près Montbë-
liard, prés, par M. Dervaux.
Seinb-Paris. — Salignac Fénelon (le comte de), avenue Malakoff, 110,
prés, par M. A. Lucas.
Marne. — * Met tétai (Alfred), ancien magistrat, à La Harazée, par
Yienne-le-Château ; et à Paris, boulevard de Courcelles, 80.
Belgique. — Bolly (l'abbé Henry), curé à Esneux, prov. de Liège, prés,
par M. Tabbé Pirard ; Cosfe/dn (le R. P.), au collège Saint-Stanislas, à
Mons, Hainaut, prés, par MM. Brants et Delaire.
Canada. — Boucher de la Bruère (Honorable Pierre), président du con-
seil législatif, avocat à Saint-Hyacinthe; et Tellier (Honorable Louis),
juge à la Cour supérieure, à Saint-Hyacinthe, province de Québec, pré-
sentés par THonorable M. L.-A. Jette.
Société d'économie sociale. — Madame Charles Heine, qui avait toujours
accordé aux Unions sa haute sympathie en qualité de membre fondateur,
a bien voulu s'inscrire parmi les membres honoraires de la Société
d'Economie sociale.
NÉCROLOGIE. — La Société d'Économie sociale vient de perdre un
de ses membres les plus sympathiques. M. Alfred Saglio avait été, à
l'École des mines, en 1843, un des premiers élèves de Le Play; avec son
camarade, M. Paul Benoît d'Azy, il avait été associé à quelques-uns des
voyages de l'auteur des Ouvriers européens, notamment dans les pays
Scandinaves, et il en avait rapporté une impression durable et de fortes
convictions. Après un court passage aux forges d'Alais, il devenait en
4851 sous-directeur des forges de Fourchambault, et bientôt après direc-
teur de toutes les usines de cette puissante société. Il y exerça la plus
bienfaisante influence patronale, et, pendant toute sa belle carrière indus-
trielle, il ne cessa de travailler, sous toutes les formes, à l'amélioration
morale des populations ouvrières qui l'entouraient, surtout par l'instruc*
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374 UNIONS DE LA PAIX SOCIALE.
tîoB primaire chrétienne. Même quand vint le moment d'ane retraite
tovQoars laborieuse» il s'occupa encore activement des œuvres sociales,
soit parmi les notabilités industrielles de la région, soit à la Société
d'agriculture de la Nièvre; il soutenait les idées et la propagande de
l'École de la paix sociale partout où te dévouement éclairé pouvait agir
avec efficacité. Aussi, devant cette tombe inopinément ouverte, d'una
nimes hommages ont été rendus à sa mémoire, et notre Société, qui lui
gardera un fidèle souvenir, s'associe par ses regrets à ce qui a été si
bien dit par nos confrères MM. le comte P. Benoît d'Asy et Tiersonnier.
Les Unions ont encore perdu un de ceux qui les suivaient depuis leur
fondation, M. Louis Amaud-Jeanti. Doué d'un esprit distingué, épris
d'un goût très vif pour l'étude des origines et des migrations des races
qui ont peuplé l'Europe, il s'était attaché au côté scientifique des études
sociales, en même temps que son dévouement au bien le portait à
seconder les efforts faits en faveur de la paix sociale.
L'APOSTOLAT DU VRAI ET LE DEVOIR DE CHACUN. — Nous
sommes heureux de constater que le recrutement de la Société et des
Unions suit sa marche accoutumée ; mais qu'est-il encore au prix de ce
qu'il devrait être ? Il suffit en effet de songer un instant aux conditions qui
sont faites à nos sociétés modernes pour comprendre que la défense de
la vérité contre les préjugés et l'erreur est au premier rang des devoirs
sociaux. Si cette lutte n'était pas incessamment soutenue, le vrai ne
pourrait nulle part résister aux passions et aux intérêts ligués pour ex-
pioiter le faux. Mais le danger devient extrême dans un pays désorganisé
comme le nôtre, où la volonté du nombre, nécessairement ignorant et
inconscient, tend à n'avoir plus ni contrepoids, ni limites. C'est préci-
sément pour opposer aux idées préconçues et aux jugements irréfléchis
les leçons de l'expérience et des faits que l'école de la paix sociale fait
appel à la méthode d'observation et au dévouement des hommes de
bonne foi. Sur ce terrain large et ouvert, tous en effet peuvent se ren-
contrer, mais encore faut-il les y appeler et leur en apprendre le chemin.
C'est là le devoir de chacun de nos confrères. Il leur faut prendre à
tâche, continûment et méthodiquement, d'amener à la Société et aux
Unions tous les hommes de bonne volonté qui, voyant le péril social,
doivent considérer l'inertie comme une désertion et une lâcheté. Sans
doute il ne faut pas rêver d'un succès immédiat : l'erreur elle-même,
quoiqu'elle flattât les défauts de la nature humaine, a mis un siècle à
envahir les couches profondes de la nation ; mais c'est pour l'avenir que
nous travaillons, et le progrès lent mais constant des idées de réforme
sociale est le meilleur des encouragements pour ceux qui savent penser
et prévoir.
- Nous rappelons donc à nos confrères qu'en entrant dans l'une ou l'au-
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r
PRÉSENTATIONS ET CORRESPONDANCE. 375
tre de nos sociétés, ils ont pris l'engagement moral de concourir par
leurs études ou leurs efforts au développement de notre école : 1<* en lui
assurant les collaborateurs qui poursuivront ses travaux et seront les
plus aptes à en élargir encore la base expérimentale et scientifique ; 2<'en
persuadant ceux qui, en raison de leur situation, de leur autorité et de
leurs talents, peuvent entraîner l'opinion par leurs exemples ; 3° en se
souvenant que combattre les erreurs fondamentales et restaurer les véri
tés essentielles étant nécessairement une œuvre de longue haleine, c*est
la jeunesse surtout qu'il y faut associer, avec les maîtres qui la forment;
4* en recherchant enûn même les adhésions en apparence peu efficaces,
car elles ont du moins l'avantage d'accroître le nombre, qui est déjà par
lui-même une force aujourd'hui, et d'apporter des ressources qui sont
toujours indispensables à l'action.
Combien féconde serait la diffusion des vérités sociales si chacun te*
nait à honneur d'agir ainsi autour de soi sur les esprits et sur les cœurs!
Le Play avait coutume de dire qu'il n'avait pas perdu sa journée quand,
par la persévérance de ses efforts, il était arrivé à rapprocher deux
hommes séparés jusque-là par leurs préjugés. Il en sera de même pour
chacun de nos confrères quand ils auront amené un indifférent ou un
égaré sur le terrain de l'expérience et de l'observation où tous les gens
de bien doivent s'unir pour faire régner la paix sociale.
OORRESPONDANGE. — Unions du Bordelais. — La conférence de
M. Hermitte sur ou plutôt oontre la guerre avait attiré un auditoire
assez nombreux, dans lequel on remarquait beaucoup de dames.
Dans une causerie pleine de renseignements, d'aperçus ingénieux et
d'idées originales, le conférencier s'est efforcé de démontrer que la
guerre n'avait plus de raison d'être, que la conscription et la paix
armée étaient des fléaux pour les nations, et que l'arbitrage interna-
tional, soutenu par l'opinion publique, finirait par résoudre amiable-
ment les questions réputées jusqu'ici insolubles, telles que le différend
franco-allemand et le désarmement européen. M. Hermitte a rappelé
que dans une autre conférence il a fait connaître les origines de la
guerre dont les principales sont l'esclavage et les sacrifices humains.
Avec la liberté du travail et la manière d'honorer Dieu par les bonnes
œuvres qui est de plus en plus la manière de se montrer religieux dans
les pays civilisés, on peut dire que la guerre n'a plus de raison d'être.
Pratiquée comme on la prépare presque partout avec les progrès des
sciences physiques, ce n'est plus quMu fléau, le plus funeste de tous.
L'homme, en étant à la fois Tauteur et la victime, en est responsable, et
il a le devoir de travailler à la supprimer, du moins à l'atténuer. Pour
accomplir cette mission l'homme a besoin du concours de la femme qui
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376 UNIONS DE LA PAIX SOCIALE.
apportera cet appoint de sensibilité qu'on tend à écarter de nos préoc-
cupations et de notre conduite en matière de politique et d'économie
sociale.
Constatant la situation créée eu Europe par cette trêve de guerre
qu'on appelle la paix ai^mée, il signale la démoralisation et le détraque-
ment qui en résulte à l'intérieur des États, en même temps que les rela*
tiens internationales sont partout dominées par la défiance et la pear.
La maxime : Si vis pacem para hélium , est antérieure au christianisme ;
on la traduit ainsi : Soyons forts et nous serons respectés. Elle ne convient
qu'à des êtres dont la situation respective est immuable ainsi que leurs
aptitudes ; Thomme susceptible de réaliser de grands progrès ne peut s'en
tenir à cette formule rudimentaire et continuer à la force son r61e pré-
pondérant dans les sociétés barbares. Gomme M. Hermitte ne croit pas
qu'on puisse se passer de la force, il n'annonce pas la cessation de la
guerre ni ne demande la suppression des armées permanentes. 11 se
borne à dire que tous les hommes de bonne volonté doivent demander
que l'armée, ainsi que toute force publique régulière et légale, soit char-
gée de protéger l'homme et ses œuvres contre toutes les forces nuisibles.
Les maux et les charges de la paix armée, telle qu'on l'entend, préoc-
cupent tous les gouvernements et rendent leur tâche difficile en pro-
portion des souffrances qu'en ressentent leurs populations respectives.
Le moment est favorable pour que, sur ce point, l'accord se fasse entre
les peuples et ceux qui les gouvernent. La part de sensibilité féminine
désirable sera fournie par trois gouvernements qui sont confiés à des
femmes, rAngleterre, l'Espagne et la Hollande.
Les deux moyens de résoudre la question de désarmement qui bientôt
rendra aux citoyens leur liberté et leur dignité, en même temps que le
calme intérieur et la paix extérieure aux nations, sont, d'après M. Her-
mitte,la suppression de la conscription et la création d'un tribunal inter-
national. Le second moyen étant aujourd'hui reconnu possible et efficace
par tout le monde, M. Hermitte n'insiste que sur le premier. Après avoir
indiqué Tcnrôlement volontaire, pour la composition de ses armées de
terre et de mer, comme faisant à l'Angleterre une situation privilégiée
par rapport aux autres nations de l'Europe, M. Hermitte examine les
objections qu'on peut lui faire: l^* On ne pourra former ainsi des armées
suffisantes pour assurer le calme à l'intérieur et la sécurité à l'extérieur.
Il répond que les armées seront assez nombreuses et mieux compo-
sées ; qu'une double expérience vient de le démontrer, c'est Texpédition
du Dahomey faite avec la légion étrangère et des soldats de bonne
* volonté, et le nouveau mode de recrutement pour notre armée coloniale.
2<^ Les principes de 1889, résumés dans la devise : Liberté, Égalité,
Fraternité, s'opposent à ce qu'une partie des citoyens soit exemptée
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PRÉSENTATIONS ET CORRESPONDANCE. 377
de Tobligation de servir leur pays. M. Hermîtte répond que la conscrip-
tion est la violation de ces principes ; qu'en effet elle impose une con-
trainte sur les individus et les familles et une uniformité dans Téduca-
tion et l'emploi de son temps donnant cet aspect triste particulier aux
nations soumises au militarisme excessif ; qu'en classant les hommes
selon leurs aptitudes et leurs vocations, les belliqueux d^un côté, les
pacifiques et les laborieux de l'autre, on se conforme mieux aux lois de
la nature et de la justice. Quant à l'objection tirée du sentiment patrio-
tique qui veut à tout prix préparer la revanche et la reprise des pro-
Tinces perdues, M. Hermitte l'examine au point de vue du droit humain,
de rintérèt de l'Europe et de la France.
De ces considérations multiples et des exemples tirés de l'histoire et
des faits qui se passent chez nous et autour de nous, il résulte que ce
que l'on doit réclamer, c'est la revision par un congrès du traité de
Francfort. La façon dont il a été conclu est contraire au nouveau droit
international, tant en la forme qu'au fond. Il faut le refaire dans Tin-
térêt de la paix et du régime économique qu*il trouble, au grand détri-
ment de toutes les sources de la prospérité et même de la vie des
peuples. Le traité dit de la Triple Alliance, dont le caractère essentielle-
ment défensif paraît évident pour M. Hermitte, est une conséquence des
défauts de celui de Francfort et facilitera sa revision.
Voilà, conclut le conférencier, la vraie question sociale !
Avant de lever la séance M. Gaston David a remercié Torateur et
annoncé que deux de nos confrères des Unions, M. L. Pichot, professeur
à l'Institution ecclésiastique de Felletin, et M. Jorrand, manufacturier
à Aubusson, viennent de fonder, sous les auspices de la Société inter-
nationale d'arbitrage, une Société de la Paix qui a reçu les encourage-
ments du cardinal Rampolla et qui sera certainement accueillie avec
faveur par nos amis de Bordeaux.
Canada. — Dans une récente réunion de la Société canadienne d'Éco-
nomie sociale, son président, M. le juge Jette, a prononcé un discours
dont nous sommes heureux de reproduire les principaux passages.
Après avoir rappelé le but proposé par F. Le Play aux sociétés fondées
sous l'autorité de son nom pour appliquer sa méthode, l'honorable juge
résume ainsi les travaux et les préoccupations actuelles de ses con-
frères :
« Notre société, la plu» humble de toutes, ne compte pas encore un
grand nombre d'années d'existence.
<' Cependant des études importantes ont déjà été faites et je me permet-
trai d'en signaler quelques-unes : Les Banques d'épargne scolaires,
par M. Sicotte ; L'agrioulture et l'hygiène au point de vue social,
par M. le D' Beaudry ; Les anoiennes corporations d^ouvriers, par
La RéF, Soc, 16 août 1893. 3» Sér., t. VI (t. XXVI col.), 25.
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378 UNIONS DE LA PAIX SOCIALE.
li. Tabbé Bonrassa; L'enfanoe abandonnée on coupable, par M. Si-
cotte ; Les premières tentatives de colonisation an Canada, par
M. Gérin; L'exploitation de la NouTelle-France par les oompagBies
marchandes, par M. Gérin; La colonisation de la KouYeUe-Franoe,
par M. Gérin. M. le juge Baby nous a fait part d'une Béfntatiou d»
certaines critiques au sujet de Montréal, publiées par ie D' Lefori,
dans un journal de Paris ; Mgr Émard nous a donné une conférence sur
les Sociétés ouvrières canadiennes, et M. Gigault, du ministère pro-
vincial de ragriculture,une conférence sur les Cercles apicoles.
« Je laisse de côté la discussion de sujets d'actualité, tels que : les
accidents du travail, le salaire des ouvriers, etc. Mais je ne saurais
oublier l'intéressante conférence que voulut bien nous donner, pendant
son court séjour à Montréal, au mois d'août i891, le secrétaire général
de la Société de Paris, M. Deiaire, qui a Thonneur de compter parmi les
disciples les plus distingués de Le Play, et qui a publié, en collabora-
tion avec lui, les deux remarquables volumes intitulés : La C€nstit\itàffk
de fAngleten^e,
<c Ces études, que je viens de mentionner, n'ont malheureusement pas
eu la publicité dont elles étaient dignes et n'ont pu produire tout le bien
qu'il était permis d'en attendre. Notre société n'est pas encore assez
prospère pour se permettre de publier un Bulletin où serait conservé le
fruit de ces recherches et de ces travaux de nos sociétaires. Espérons
que nous y arriverons cependant avant longtemps.
€ Mais je m'attarde et je m'aperçois que je dépasse les bornes que je
m'étais imposées. Je ne saurais terminer cependant sans dire un moi
d'une question qui nous intéresse tous au plus haut degré.
« Vous connaissez, Mesdames et Messieurs, cette remarquable mono-
graphie du paysan de Saint-Irénée, dans le comté de Gharlevoix, que
M. Gauldrée-Boilleau, consul de France au Canada, transmit à M. Le
Play, en 1862, et qui fut publiée dans le grand ouvrage ; Les Ouvriers des
deux mondes. C'est un compte rendu d'une exactitude minutieuse de la
situation d'un brave habitant canadien, Isidore Gauthier, et de toute sa
famille, sa femme et ses sept enfants, avec détails sur les biens qu'il
possède, ses moyens d'existence, son travail, ses économies, le chiffre
de ses dépenses et celui du revenu que lui rapportent son travail et celm
de ses enfants. L'auteur ajoute à ces renseignements une étude très
complète sur les mœurs et les habitudes morales et religieuses de la
population canadienne, le régime politique et civil auquel nous étions
alors soumis et les conditions d'hygiène et de salubrité de notre T^limat.
« Cette monographie a servi de base aux jugements qui ont été portés
sur nous depuis lors, et il suffit de dire que M. Le Play, dans ses ou-
vrages, nous cite comme le peuple le plus moral et le plus heureux du
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PRÉSENTATIONS ET CORRESPONDANCE. 319
globe ; attaché à son sol, à ses traditions, à sa religion, à sa langue, à sa
nationalité. Disons de suite que ce jugement était juste alors ; maisqm
de nous refuserait d'admettre que cet éloge ne serait plus aussi appli*
cable aujourd'hui dans bien des paroisses du pays ? Et avec quelle tris-
tesse ne dcTons-nous pas constater que cet attachement au soi, qui fai*
sait notre force, parce que nous avions le courage de nous contenter <ie
peu et de vivre dans une modeste aisance, commence à disparaître pour
faire place à un esprit d'aventure, à des habitudes d'instabilité, qu'il ne
nous est pas permis de passer sous silence.
cL'ambition d'acquérir promptement et beaucoup,sans allier 4 ce désir
la sage économie des ancêtres, est la cause de cette instabilité relative*
ment récente des familles canadiennes, et de cet abandon d'un sol au-
tre>fois aimé,où tant de générations avaient pris racine. Que deviennent^
ou que deviendront, dans un avenir plus ou moins rapproché, ces frères
qui nous abandonnent chaque jour? Qu'adviendra- t-il d'eux, lorsque
mêlés à des populations étrangères, ils se verront forcés, à raison des
nécessités quotidiennes de leur situation nouvelle et des influences iné-
vitables d'un milieu antipathique et hostile, d'abandonner aujourd'hui,
demain, toujours, quelque peu de leur langue, quelque peu de leur foi,
quelque chose enûn de cet ensemble de qualités propres qui leur donne
aujourd'hui le droit de se dire canadiens français ? Et qu^d même nous
pourrions être complètement rassurés sur leur avenir, n'aurions-nous
pas raison de craindre pour celui de leurs enfants ? La génération sui-
vante ou celle qui viendra plus tard, réussiront- elles à se maintenir, à
rester ce qu'elles auraient été ici, sous la protection de toutes ces in-
fluences, sous la sauvegarde de toutes ces conditions exceptionnelles qui
nous ont permis de croître et de grandir au point de faire Tétonnement
des autres peuples ?
« Pour nous, Mesdames, Messieurs, placés par la Providence sur ce con-
tinent d'Amérique, pour y continuer les traditions de cette race fran-
çaise, qui est chargée d'exécuter, dans le monde, les œuvres de Dieu, la
question primordiale et suprême^ c'est la conservation de notre natio-
nalité. Or, le plus grand danger qui nous menace sous ce rapport, c'est
l'émigration de nos compatriotes. Je n'ai [pas ici à approfondir cette
question, je ne fais que la mentionner en passant, d'autres sont chaînés
de trouver le remède au mal que je signale. Mais en dehors du domaine
politique, il me semble qu'il y a encore quelque chose à faire et, si nous
ne voulons pas voir ce mal s'aggraver, n'est-il pas évident que nous
devons, à tout prix, éloigner de notre peuple les dangers nouveaux que
présentent les redoutables problèmes sociaux des temps présents.
«Nous avons été jusqu'ici dans une situation exceptionnelle, maisbian
des causes se réunissent pour nous en faire sortir, et nous imposer des
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380 BIBLIOGRAPHIE.
devoirs nouveaux. Les frontières qui séparent les territoires des nations
sont facilement franchies et le malaise qui régné ailleurs sera peut-être
ici demain. Il faut donc joindre nos efforts pour suffire aux besoins de
cette situation nouvelle, étudier en commun ,ces questions que nous
aurons bientôt à résoudre, et surtout profiter de Texpérience des autres,
tout en conservant les avantages que nous assure notre passé.
« Je termine, Mesdames et Messieurs, en empruntant un dernier conseil
à un sage dont vous ne contesterez pas Tautorité. Xénophon rapporte,
dans ses mémoires sur Socrate (liv. III, chap. v), qu'un jour Périclès
demandait ce que pourraient bien faire les Athéniens pour recouvrer
leur ancienne vertu? Socrate lui répond : « Il n*y a point ici de mystère;
il faut qu'ih reprennent les mœurs de leurs ancêtres, qu'ils n'y soient
pas moins attachés qu'eux et alors ils ne seront pas moins vaillants. »
A. Drlaire.
BIBLIOGRAPHIE
1. — lioeuoils pérBodique».
Reviio des Deux^-Mondee, t. CXVII (mai-juin 1893.)— Millet
(Hené), L'essor extérieur de la France, p. 5-34. [Développements un peu
lyriques dans lesquels l'auteur s'efTorce de montrer que la France, bien
loin d'ôtre en décadence, est en progrès « et n'a pas même fourni la
moitié de sa course »; nos rois ont admirablement formé l'unité fran-
çaise, mais en regardant trop la frontière continentale et pas assez les
rivages maritimes; c'est par cette expansion coloniale que l'Angleterre,
qui était en retard sur la France au xvii* siècle, nous a devancés ; judi-
cieuses observations sur le rôle utile des petites nations et sur les beautés
diplomatiques de l'équilibre européen; à la vérité l'expansion au dehors
rencontre deux difficultés : mauvaise frontière à l'est et abseuce d'esprit
politique (l'auteur oublie de mentionner la marche croissante de la
dépopulation et le manque de colons riches), mais, dit il, c'est sous la
pression des épreuves qu'une nation sait trouver Ténergie de faire face à
toulj. — Mange (Alfred), L'exploitation des chemins de fer de la Prusse
depuis leur rachat par l'État, p. 142-468. [L'exemple de la Prusse est
celui qu'invoquent les socialistes d'État, il est donc utile de voir ce qu'a
été eu réalité le programme séduisant de 1879. À la vérité le rachat, qui
promctiait des réformes économiques et l'abaissement des tarifs, avait
réelleninnt pour but d'assurer la puissance militaire et Thégémonie poli-
tique de la Prusse ; ce but a été atteint ; mais en fait l'État a appliqué au
budget général le produit des chemins de fer, a escompté d'avance des
plus values qui se sont changées en déficits, n'a accordé que d'insigni-
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RECUEILS PÉRIODIQUES. 381
Oantes réductions partielles de tarifs et a Substitué partout l'intérêt
fiscal à l'intérêt économique]. — Vogtté (le vicomte de), La ligue démocra-
tique des écoles p. 214-25. 'Réponse au discours de « concentration
républicaine » fait à la jeunesse par M. Aulard ; celui-ci tout rempli d'une
âpre té haineuse contre le passé et la religion et inspiré par un jacobi-
nisme politique; celle-là pleine tour à tour d'une spirituelle ironie contre
le mysticisme révolutionnaire et d'une générosité confiante dans la
démocratie moderne]. — Desohamps (Gaston), La Turquie; Smyrne,
p. 281-320 [Tableau d'un fin coloris, aperçus curieux sur cette ville
« moderne et barbare, très neuve et très vieille, grecque, française, ita-
lienne et turque, étrangement composite, cosmopolite et polyglotte,
avec ses minarets du temps de Mahomet IV, son cimetière musulman
voilé d'un rideau de cyprès, les campaniles blancs et les dômes verts de
ses églises orthodoxes, le petit troupeau gris des maisons ottomanes,
blotties très loin, auprès des hauteurs fauves du Pagus, et le long
de la mer, cette orgueilleuse façade de maisons européennes, au-dessus
desquelles fiottent les pavillons consulaires des puissances, comme
si rOccident était déjà installé en maître dans la plus convoitée et la
plus belle des Echelles du Levant )> ; à noter d'intéressants détails
sur les couvents et les œuvres catholiques, Franciscains, Filles de la
charité et Lazaristes ; sur les Grecs et leurs écoles auxquelles ils doivent
le maintien de leur nationalité sous la domination turque; sur les Juifs,
éternels courtiers, trop prévenants, qu'ils soient décrotteurs dans la rue,
intermédiaires au bazar, ou négociants dans le quartier européen]. —
Boissier (Gaston), La vieille Sorbonne, p. 321-36 [analyse de Nos adieux
à la vieille Sorbonnej par M. 0. Gréard ; au xiii* siècle l'Université de
Paris était très en renom ; mais la vie pour les étudiants très chère ; on
se préoccupait cependant des moins fortunés, l'Église avait intérêt à
bien accueillir cette jeunesse; irruption des ordres religieux, domini-
cains, franciscains, augustins, qui ouvrent des écoles dans leurs couvents
avec l'appui du roi et du pape ; des hommes prudents, des prêtres
excellents pensaient a que moines et séculiers doivent travailler chacun
de son côté, afin que l'on puisse voir à qui doivent appartenir la maîtrise
des lettres et la direction des intelligences » ; c'est ainsi d'une idée de
concurrence et de liberté qu'est née la fondation de Robert de Sorbon,
chanoine et homme de confiance de saint Louis ; tombant en ruines au
bout de trois siècles, elle fut relevée par Richelieu et aujourd'hui les
constructions du xvii^ siècle vont faire place à des bâtiments trois fois
plus vastes, mais qui malheureusement ne conservent rien des souve-
nirs de ce passé, sauf l'église], — Bled (Victor du), La Franche-
Comté, I, les origines et l'histoire, p. 337-69 [« Terre pittoresque et
nourricière qu'on a pu comparer à la Suisse, à l'Ecosse, appeler l'abrégé
de la France, qui renferme tous les genres de beautés... ; race singulière,
formée par l'alluvion du Gaulois, du Franc, du Burgonde, du Romain, qui
pendant des siècles garde en même temps l'amour de l'indépendance, la
fidélité à ses souverains, sorte de république aristocratique, religieuse et
bourgeoise... mais aussi race ingénieuse et subtile, au génie patient et
souple, grande pourvoyeuse d'hommes de talent » ; parmi les institutions
les plus recommandables de la province, l'Université de Dôle, fondée en
1423 par Philippe le Bon, et dont les souvenirs durables portaient, en 1891,
sept cents communes à formuler un vœu pour la restauration de la vieille
université.'] — Mimande(Paul), Aubagne; 1. le régime des forçats eh Nou-
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38S BIBU06KAPBIE.
feile-Calédoiiie, p. 42S-42; fbeaa cb'mat, richesses minières, sol souvent
fertile, et pourtant pas de colonisation libre, rien de fait depuis vingt ans ;
pas de p<^[MiilatioR ; sur 400 kiL de long et 50kii. de large, 40,000 habi-
tants, doAt ^5,000 Canaques, 8,000 forçats, 3,500 fonctionnaires et soldats,
ef seulement 3,500 cultivateurs ou commerçants. L^auteur ne voit rien de
possible en dehors de la colonisation par les condamnés amendés,
smceès rare, difficile, mais non irréalisable. DifQcultés que le régime des
condannés et la promiscaité des criminels opposent à un amendement
continu sans rechutes pendant de longues années ; brimades, assassinats
el vengeances des forçats entre eux ; discipline et punitions très sévères
parce que la surveillance est difficile ; le prochain article étudiera la
colonisation pénale]. — VogUé (le vicomte de), Un portrait de Napoléon,
p. 443^8 [à propos des Souvenirs sur Napoléon, du comte Chaptal; nom-
bre croissant de livres sur Napoléon ; celui-ci en manuscrit a beaucoup
isspiré Taine parce que ce sont des observations analytiques faites par
an esprit scientifique; on ne peut encore que réunir des documents^
<f Fheure n'est pas venue où Ton pourra loger dans un cadre portatif,
avec Tassentiment commun, le personnage qui a rempli et passionné
tout un siècle. »] — BonnafEé (Edmond), Les livres de civilité, p. 611>3â
yLes Hvres de civiliti nous font pénétrer dans l*intimité de la vie privée ;
avec les Colloques et les Dialogues pédagogiques, surtout usités en Italie
et en Espagne, c'est un code complet du savoir-vivre à Tusage des jeunes
gens et des hommes faits ; ils datent du xvi« siècle et finissent au début
d« xrx« ; le plus célèbre est Civilitas m&ruai puerilium d'Erasme (153^), Ira-
dioit ea diverses langues, copié et imité : saluts et révérences, tenue et
éémarche, propreté et soins de toilette, manière de manger avec les
doigts» en s^essuyant à la serviette et se lavant à l'aiguière; etc...]. —
Benoàst (Charles), Le Reichstag; l'empereur et l'empire allemand,
p. 88d-tt05 ; [Étude de politique constitutionnelle à propos de la récente
dissohttiott ; sous la constitution, le conflit est latent entre l'État prus-
»en et les autres souverainetés, car si TAllemagne veut être une, l'esprit
aUemaud est essentiellement particulariste; la confédération a fait soa
tonps, on n'y reviendra pas ; les théoriciens pensent même que l'État
lédératif n'est qu'une forme actuelle et transitoire; sa destinée est de
passer à l'unitarisme par la réduction des États particuliers en provinces
d^un seul État]. — Plauohut (Edmond), Les Anglais au Maroc, p. 906-^ ;
jBxposé historique sur le passé et le présent de l'empire marocain;
cHscussion des dangers que présenterait pour la France la prise de
possession du Maroc par l'Angleterre qui a déjà pris, sans autres
éroits. que sa convenance, Chypre et l'Egypte].
Revii«de lullle; tome Vil (Lille, novembre 1892 à avril t893>. —
Dutboit (Eug^ke), L'enseignement des sciences juridiques et le recrute-
ment des professeurs de droit dans les Universités d'Allemagne^
pw 85-i0(S, 169-182 [chapitres détachés de l'ouvrage du même auteur
analysé plus haut (n** du 16 mai, p. 812)]. — Ganet (V.), Carmaux,
pv 139-168 [Intéressant exposé rétrospectif des causes, péripéties etconsë-
<|uences de la grève de Carmaux]. — Saint- Albert (A.), Comment aa
fait fortune? p. 183-195 [Transcription de quelques circuhiires par les-
qaelles une «légion de spéculateurs de haut et de bas étage tente de mon-
Itrie eoup aux petites bourses de province»... et y réussit trop souvent). —
Datlioit (E.), L'organisation constitutionnelle de rAUemagne impé*
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J
RECUEILS PÉRIODIQUES. 383
riale^p. 328-340; Le Reichstag allemand, p. 501-543 [Études de droit
constitutionnel où l'exactitude de Tinformation est servie par l'élégante
clarté du style). — Delà Goroe (Pierre), Les négociations de Vienne
pendant la guerre de Grimée, p. 284-297, 453-476. — N. B., Le plateau
central, p. 298-313 [sur les populations du Yivarais, leurs mœurs, leurs
sentiments, discussion d'un article de M. de Vogué dans la Revue des
Deux-Mondes]. — Lavrand (D' H.), La crémation, p. 314-27, 433-48. —
Boulaj (Nicolas), Les deux anthropologies, p.39i -408, [éléments apportés
à la réfutation de la doctrine matérialiste sur Torigine de Thomme, par les
travaux des missionnaires]. — Gronssau (E.), Le droit d'association,
p. 377-390 (Discours prononcé a la séance de clôture du congrès des
catholiques du Nord et du Pas-de-Calais ; éloquente critique de la légis-
lation actuelle et de celle que proposa naguère le gouvernement.] —
Wable (Â.), De la suppression par mesure disciplinaire des traitements
des évêques, des curés et des desservants au point de vue légal, p. 540-64,
628-54. — Steiohen (E.) Le grand-duché du Luxembourg et ses insti-
tutions économiques, p. 654-63 [à noter que le socialisme y est inconnu,
d^abord parce que le salaire est relativement élevé, ensuite et surtout
parce que Touvrier est ordinairement propriétaire de la maison qu'il
habite, soit dans le centre industriel même, soit dans mie localité en-
vironnante]. — VareiUes-Sonimières (Comte del, De la promulgation et
de la publication des lois, ou du moment à partir duquel nous sommes
tenus d'obéir aux lois, p. 566-82; — Idem, Bibliographie, p. 664-72 [dis-
cussion approfondie d'une thèse de doctorat en théologie : De dvilis po-
(esi(sHs origine theoria cathoUca, par Raphaël Quillet (gr. in-8*, VIlI-4o2 p,
Lille, 4893).]
PollUoal Selenoe qucirterly, t. VIll, i'« partie (New-York,
mars-juin 1893), — Webster (Sidney), M. Marcy et la question de Cuba,
p. 1-32 [Histoire des négociations qui ont eu lieu^ au début du second
Bknpire, entre les États-Unis, l'Espagne, la France et l'Angleterre relati-
vement à la possession de 111e de Cuba.] — Moore (J.*B.), Correspon-
dance diplomatique de la Révolution américaine, p. 33-47 [Étude de
l'ancienne édition de cette correspondance par J. Sparks, à propos de la
nouvelle édition autorisée par le Congrès le 13 août 4888J. — Goodnow
(P. J.), Les applications de l'arrêt de mandamuSy p. 48-57 [Étude sur les
moyens juridiques de rendre le droit exécutoire dans la législation
américaine.] — Huifout (F. W.), Voffieialisme en Angleterre, p. 58-68
[Voflieialiame, contre lequel s'élèvent avec force à l'heure actuelle
tous les hommes de loi anglais, désigne cette forme du socialisme d'État
qui tend à mettre la gestion des affaires de tout genre entre les mains
des représentants des administrations publiques. Principales mesures
déjà prises ou à redouter dans ce sens : 1. Administration obligatoire
des biens des faillis par le bureau des faillites du Booa'd of Trade; Tact
de 1883 est un premier pas dans ce sens ; 2. Enquêtes officielles et
publiques qui sont prescrites par Tact de 1890 et qui doivent précéder
la liquidation des sociétés anonymes; 3. Projet de loi qui confie à un
magistrat nommé par le gouvernement l'administration des Ûdéi-
commis, toutes les fois que le constituant ou le testateur voudra le
désigner; 4. Projet de loi sur la transmission de la propriété foncière,
rendant obligatoire en Angleterre, à l'exemple de beaucotip de colonies
anglaises, le système Torrens.] — WiUcoz (W, F.), Étude démogra* .
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384 BIBLIOGRAPaiE.
phique, p. 69-96 [Caractères généraux de la démographie, son objet et
ses procédés ; importance des recensements pour les études démogra-
phiques. Examen particulier du mouvement des mariages et des divorces
aux États-Unis : 1. Manages. Comparaison du nombre des mariages par
1,000 habitants aux États-Unis et en Europe ; décroissance du nombre des
mariages dans les villes et dans les campagnes ; retard progressif de
rage moyen du mariage ; causes de ces modifications : 2. Divorces, Com-
paraison avec l'Europe ; accroissement des divorces, ses causes probables;
comparaison entre les villes et les campagnes; influence de la législa-
tion et du déplacement de la population ; distribution géographique des
divorces.] — Hobson (John A.), Influence des machines sur le travail,
p. 97-123 [Nombre des ouvriers employés ; il diminue dans l'industrie
relativement à la production, dans les transports proportionnellement à
remploi croissant des machines ; déplacement d*une partie de la main-
d'œuvre agricole. Irrégularités dans la demande de travail, causées par le
déplacement de la main-d'œuvre, et aussi par ce fait, que l'industrie ne
s'est pas encore complètement accommodée au nouveau régime de tra-
vail produit par Tintroduction des machines. La qualité du travail indi-
viduel est diminuée, la machine tendant à réduire à un même niveau
de médiocrité tous les travailleurs qui l'emploient, la grande masse de
produits semblables que demande la consommation ne laisse pas
s'exercer la supériorité individuelle de l'ouvrier. « L'antagonisme entre
la mécanique et Fart est, en ce point, fondamental et irréductible. »] —
Mayo-Smith (K.), La Population française, de Levasseur, p. 124-36
[Compte rendu et éloge des deux derniers volumes de ce grand ouvrage ;
il n'y a « que bien peu à critiquer dans ce substantiel- et magnifique
ouvrage, qui présente aux Français un tableau complet de leur vie natio-
nale »]. — Andrews (E. Benj.), La Conférence monétaire de 1892, p. 197-
219. — Seligman (E. R. A.), L'impôt progressif, p. 220-51 [Revue des
arguments produits par les différents auteurs pour et contre rimp6t
progressif. Cas où Ton considère l'impôt comme devant frapper les béné-
fices : l'impôt doit alors être proportionnel. Cas où on le considère
comme devant frapper les facultés du contribuable; on est conduit alors
à l'impôt progressif. L'auteur accepte, en conclusion de cette étude, le
principe de l'impôt progressif; mais « il est extrêmement difficile de
décider jusqu'à quel point, ou de quelle manière le principe doit effecti-
vement être appliqué dans la pratique. »] — Noyés (Alexander D.), Les
cUanng houses pour les opérations de bourse, p. 252-67 [Étude sur
l'extension aux opérations de bourse des procédés de compensation en
usage entre banquiers]. — Webster (Sidney), Les responsabilités dans la
guerre de sécession, p. 268-86. — Ostrogorski (M.), Introduction du
caucm en Angleterre, p. 287-316 [Histoire des circonstances dans les-
quelles s'est étendue à l'Angleterre cette organisation, qui aurait été
d'abord un trait caractéristique des mœurs électorales américaines]. —
Stpong (William T.), Les fueros de l'Espagne septentrionale, p. 317-34
[Définition générale des fueros; ce mot désigne toute dérogation particu-
lière aux lois générales du royaume. Ils ont été très nombreux dans
toute l'Espagne du xi* au xui* siècle. Le mot fuero s'entend d'un lien de
juridiction constitué, d'un corps de lois particulier, de droits civiques
concédés à certaines villes, de dons territoriaux faits des particuliers à
l'Église ou à des communautés, des privilèges de grands propriétaires de
troupeaux, des chartes d'autonomie accordées à des provinces du nord
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* 4
RECUEttS PÉRIODIQUES. 385
de l'Espagne et du midi de la France. 1. Le Fuero Juzgo, Il remonte pro-
bablement au vu* siècle ; c'est le premier de tous les fueros ; comme trait
particulier, il pose le principe de l'égalité devant la loi ; 2. Fueros de
Castille et Léon. Leur origine, cas dans lesquels ils ont été accordés.
Leur coordination sous le nom de Code des Sept-Parties, qui devient
en 1348 la loi particulière de Castille et Léon : cette loi subsiste jusque
sous Charles-Quint; 3. Fueros d'Aragon. Ils ont leur origine dans le
Privikgio General accordé aux nobles et bourgeois par Don Pedro
en 1283. L'application de ses dispositions très libérales est garantie par
l'établissement d'un magistrat inamovible et responsable seulement
devant les Certes; 4. Fueros Basques. Traits particuliers : liberté de cir-
culation sur tout le territoire ; inviolabilité des personnes, exemption de
tout service militaire en temps de paix, exemption des taxes royales,
entière liberté du commerce intérieur et extérieur, jouissance accordée
à tous du rang et des privilèges nobiliaires, etc. Comme dernier effet de
leurs fueros, « dans les guerres Carlistes, les Basques combattirent l'idée
de l'unité nationale... Leurs fueros étaient devenus inutile ... Il est bon
qu'ils aient péri »]. — Bibliographie et divers, p. 137-96, 333-400.
Pierre Bidoire.
Rassesna dl Sclenaee Soclall e polltlcbei X" année,
t. I (Florence, mai-août 1892). — Palma (Luigi), La politique belli-
queuse et les formes de gouvernement, p. 14-24 [Excellentes réflexions
d'un professeur de droit constitutionnel des plus estimés d'Italie.
Montre que, contrairement à la légende courante, les républiques
sont pour le moins aussi agressives que les monarchies]. — Sal-
vionl (G.-B.), Sur les confins de la statistique, p. 25-42, 95-107 [Dis-
tinctions à établir entre la statistique proprement dite, les enquêtes, et
les monographies de la RéfoiTne sociale. Approuve sincèrement ces der-
nières, sauf quelques critiques sur leur méthode et leur terminologie.]
— Zaniohelli (D.), Le futur conclave, p. 65-81. [Estime que le futur
conclave se tiendra à Rome, parce que l'on a moins encore à craindre
pour sa liberté, aujourd'hui que l'Italie est rassise, qu'on ne pouvait
craindre en 1878. Le prochain pape sera italien, les cardinaux étrangers
n'étant pas assez nombreux, ni surtout assez compacts en tant que
nationalité respective, pour faire contrepoids à l'élément italien ; un
pape américain notamment exciterait aussitôt la défiance du monde
anglo-britannique, et sa nomination serait d'un effet désastreux. Enfin
le nouveau pape, comme ses successeurs jusqu'à nouvel ordre, devra
continuer officiellement la politique actuelle ; la force de la papauté tient
à son indépendance ; et cette indépendance, qu'elle n'a plus sous forme
de pouvoir temporel, elle la retrouve aux yeux du public dans Thosti-
lité qu'elle affiche contre le gouvernement italien.] — Bogliettl (G.),
Hommes d'État de l'Angleterre: Joseph Chamberlain et John Morley,
p. 129-146. — Virgilii (Filippo), Les Origines du Monte dei Pascki,
p. 147-158. [Analyse d'un livre sur cette institution particulière à la
ville de Sienne : l'ouvrage, écrit par le comte Piccolomini, président de
l'œuvre, n'étant pas dans le commerce. Le Monte dei Paschi comprend
aujourd'hui : 1° le Monte dei Paschi proprement dit, sorte de banque de
dépôts et de prêts ; 2* un mont-de-piété ; 3* une caisse d'épargne ; 4* un
crédit foncier ; 5° un crédit agricole. Le nom de Monte se donnait autre-
fois soit à un parti politique, soit à une caisse publique. L'histoire de
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386 BIBUOGRAPHIE.
Toeuvre est intéressante pour Thistoriqne du prêt à intérêt et de l'usure
exploitée par les Juifs.] — Zaniohelli (Domenico), Italie et France,
p. i 89-208 [Article hostile à la France, avec quelques vérités bonnes à
méditer. Refuse de Yoir pourquoi l'Italie et la France seraient amies
plus intimes qu'elles ne le sont d^autres peuples. Ni Dante, ni Machiavel
n^ont jamais eu l'idée d'une union des races latines. Littérairement, il y
a autant de points de dissidence que de rapprochement ; les grands
rénovateurs de Fltalie contemporaine, Mauini et Gioberti, ont touj^onrs
eu l'antipathie de Tesprit français, si bien que l'on a pu dire qu'il a fallu
commencer par chasser les Français pour se débarrasser ensuite des
Allemands. Aujourd'hui, quand on veut mettre en scène un personnage
ridicule, on le prend Français s'il n'est pas Italien. Historiquement, la
France n'a jamais cherché que son intérêt en Italie, et n'a rendu ser-
vice à celle-ci que par contre-coup. Seul, Napoléon III a vraiment aimé
les Italiens. L'auteur, résumant le livre du député Ghiala, est injuste
pour les libéraux' français qui ont applaudi à la formation de l'Italie
nouvelle; mais ils ne l'ont guère fait, il est vrai, que par haine de la
Papauté et des vieilles dynasties princières.] — Gonao (J.)» Réfutation
des objections ordinaires contre le principe de non-intervention,
p. 209-224. [L'intervention est toujours arbitraire. Dire qu'il en est d'in-
tervenir comme d'éteindre le feu chez le voisin, c'est oublier que le
voisin désire le secours des pompiers, — alors qu'il peut souhaiter que,
politiquement, on ne se mêle point de ses affaires. Si l'on inlervieDl
contre un tyran, on aurait le droit d'intervenir aussi contre un peuple, -
or, un peuple, en principe, d'après Mamiani, n'a jamais tort. Un peuple
qui opère des sacrifices humains, par religion, peut-il être accusé d'agir
par soif sanguinaire et traité comme un tas de brigands ou d'assassins ?
Les peuples barbares ont des droits internationaux à respecter, de même
que les illettrés des droits civils.] — Coletti (Francesco), Rôle et valeur
politique de la statistique, p. 260-279. — Errera (Alberto), Un écono-
miste de talent : Emile de Laveleye, p. 441-462. — Santangrelo-Spoto
(Ignario), Le projet de loi Chimirri et la colonisation de la Sardaigne,
p. 463-490. — Debapbieri (Rodolfo), Lord Salisbury, p. 513-523. —
CoUettl (F.), Évaluation symptomatique du mouvement économique et
du bien-être social, p. 52448,711-34. [Intéressant pour l'étude de la
statistique.] — Nlttl (F.), Socialisme scientifique et socialisme utopique,
p. 573-89, 633-47 [L'auteur critique les ennemis du socialisme, Herbert
Spencer, Eugène Richter, et l'École de Le Play, dont les idées lui sem-
blent « si puériles » qu'il ne sait pas « comment tant d'esprits cultivés et
réfléchis ont pu si longtemps les prendre au sérieux. » Mais ses idées
personnelles à son tour nous semblent trop vagues pour être discutées
sérieusement jusqu'ici.] — Oonte (Lorenzo), L'art de gouverner,
p. 590-61 1 [Étudie surtout la représentation proportionnelle.] — Flora
(Fédérico), Le principe de l'Économie financière, p. 648-664. — Dalla
Volta (R.), La question banquière en Italie, p. 697-710.
S. D.
Tlhe Montti; t. LXXVII (Londres, janvier-avril 1893). — La mission
du Zambèse, p. 16-32, 196-212, 394-406, 591-31. [Le territoire de cette
vaste Préfecture Apostolique, confiée aux Jésuites, s'étend du Congo an
Nord à la ligne du tropique an Sud. Il fait partie du domaine de ta
British South Afriean Company, La mission, fondée par un Père belge^
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PUBLICATIONS NOUVELLES. 387
s'est déTeloppée surtout dans ces dernières années; elle a aujourd'hui
maison de soeurs et hôpital ; récit intéressant du récent voyage du Père
Schomberg Kerr dans ces pays ; son arrivée au fort Salisbury et à Vic-
toria; concours prêté par la Compagnie anglaise qui administre le pays
4 la mission]. — Hâlpin (the R. James), Le régime des boissons et la
conférence de Manchester, p. io3-9 [La question vient d^étre étudiée pra-
tiquement à Manchester par une réunion de personnes s'intéressant à la
cause de la tempérance. On reconnaît que rien d'efficace ne sera fait
contre Talcoolisme, tant qu'on n'aura pas sérieusement réduit le nom-
bre des débits. Pour arriver à ce résultat, on propose de charger les
conseils de comté d'autoriser ou de proscrire l'ouverture des débits;
ceux qui existent aujourd'hui conserveraient le droit de fonctionner
encore pendant cinq ans; et à l'avenir toute autorisation d'ouvrir un
débit devrait être refusée dans les districts où les trois quarts des
électeurs, consultés sur la questicm dans une sorte de référendum, au-
raient choisi ce système de prohibition absolue. ). — Humphrey (le
Re?. William), La responsabilité humaine, p. 220-55 [Elle n'est engagée,
au point de vue morâl, qu'autant qu'il y acte volontaire, et dans la
mesure où la volonté est engagée. Tout acte de volonté suppose la con-
naissance du parti qu'on [prend]. — Gérard (the Rev. John), L'agnosti-
cisme en théorie et en pratique, p. 305- 18 [L'auteur ne voit dans Tagnos-
ticisme qu'un scepticisme dédaigneux pour tout ce qui n'est pas objet
d'expérience sensible, pour tout ce qui dépasse le domaine des sciences
naturelles. Peut-être aurait-il fallu découvrir aussi dans la reconnais-
sance du mystère impénétrable qui nous enveloppe quelque chose de
religieux]. — WWtehead (A. E.), Un lord-maire du vieux temps,
p. 333^5 [A propos de la récente élévation d*un catholique à la dignité
de lord-maire, on rappelle ce qu'était un pareil magistrat dans l'Angle-
terre du xv« siècle.]. — Morris (the Rev. John), Une maison catholique,
p. 362-8 [Sorte de monographie de la famille Perkins et de la paroisse
de Uflon, dans le comté de Berks, depuis le temps de la Réforme.] —
Svetts (B.). Les confréries laïques de Séville, p. 491-500 [Étude sur les
anciennes confréries encore vivaces en Espagne.]
J. A. DBS R.
II. — Publication» nou^j^elle».
LiÉsjrptA et le» K^yptieiis, par le duc d'HAUcouir, Paris,
B. Pion et Nourrit, 1893, 1 vol. in-48. — L'auteur a fait trois longs
séjovrs sur la terre des Pharaons et il en a profité dout étudier les mceurs
de sa population, pour décrire la condition des Arabes, des Coptes, des
Turcs qui la composent et Fétat de civilisation intellectuelle ou morale
du peuple égyptien pris dans son ensemble. Son livre n'est donc pas un
récit de voyage qui n'offrirai taiyourd'bui presque rien d'inédit, mais une
série d'observations personnelles faites en 1889 sur une partie du monde
ausulman au point de vue social, et c'est à ce dernier titre surtout qu'il
inérite notre attention. Le fellah, l'armée, la dynastie, Timmigration
turque, ^éducation des enfants, la femme et le mariage, l'esclavage enfin
et les mesures prises pour l'abolition de la traite, tels sont les principaux
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1
f*
n
L
388 BIBLIOGRAPHIE.
sujets de la première partie. Les sciences, les lettres, les arts, la reli-
gion et la morale forment Tobjet de la seconde. M. le duc d'Harcourt ne
croit pas que les réformes de l'administration nouvelle, au sein de
laquelle TAngleterre s'infiltre doucement et sans à-coups, puissent
relever la race indigène de son séculaire abaissement. Elles renouvelle-
ront le système et le personnel gouvernemental, elles y introduiront
Tordre matériel et financier au plus grand profit de l'étranger et surtout
des Anglais, mais elles ne changeront pas le peuple lui-même qui, sous
une oppression moindre, n'en restera pas moins misérable comme il Test
depuis des siècles. Son progrès ne résultera que *« d'une réforme reli-
gieuse et morale qu'il n'est ni dans les traditions de TAngleterre depro
JÎ^ voquer, ni dans son pouvoir de déterminer ». On le voit, M. le duc
y. d'Harcourt fait le procès de l'Islamisme et il l'accuse avec raison d'être
le culte de l'immobilité. Il a notamment, dans un appendice remar-
quable, réfuté avec vigueur la thèse trop accréditée de a la civilisation
arabe » et démontré que les doctrines voluptueuses du Coran lui ont
donné plus d'adeptes que le sabre de Mahomet. L'auteur des Rt^flexions
i-/ sur les loi^ sociales, que nous avons analysées en leur temps, est un
observateur fin et sagace, qui ne se paye pas de mots, mais va droit au
fond des choses, à qui rien n'échappe et qui sait voiler la pénétration de
son coup d'œil sous un style discret et une simplicité de forme dont nos
peintres de mœurs semblent avoir perdu le secret.
H. B.
l^ I^B devoir». Ea^al sur la morale de Clcéron, par Arthur
■ Desjardins, membre de l'Institut, avocat général à la Cour de cassation.
p Paris, Perrin, 1 vol. in-46, 1893. — Peut-être sommes-nous aujourd'hui
i ; d'une sévérité injuste pour l'un des auteurs latins qu'ont le plus admiré
^"v nos pères : Cicéron n'est pas en faveur. Nous le traiterions volontiers de
E'],' beau parleur n'ayant eu ni les qualités de l'homme d'action, ni celles qui
font les grands penseurs. Pour être plus équitable, il faut lire l'étude que
'* M. De^ardins vient de consacrer au De officiis. Elle révèle non seulement
y une remarquable sérénité d'esprit, mais encore un amour éclairé des
lettres, qui est une des meilleures traditions de la magistrature fran-
' çaise. On y verra que l'adversaire de Gatilina fut en somme Tun des
[^ hommes les plus honnêtes d'un temps qui ne l'était guère, où tout était
à vendre, les suffrages, les fonctions, les jugements. Sa morale, sans être
très originale, s'appuyant surtout sur des considérations sociales et
d'intérêt bien entendu, est la première qui, dans le monde antique, nous
parle de cette raritas genem humani, dont le christianisme va faire le
( devoir suprême. Ses livres devront toujours être lus par ceux qui veulent
V connaître l'histoire de la société romaine et par les jeunes gens qui
j[. apprennent la rhétorique. Mais M. Desjardins reconnaît lui-même qu'il
'^' n'y a guère d'originalité dans cette imitation d'un traité écrit par le stoï-
l cien Panétius, que la philosophie de Cicéron est trop exclusivement ora-
^^ loire. Voilà pourquoi on peut préférer à cette éloquence un peu superfi-
• cielle les brèves pensées d'un Marc Aurèle.
f
' Lie cardinal Mannlii§^ et son action sociale, par M. l'abbé
J. Lbmire, professeur de rhétorique au petit séminaire d'Hazebrouck,
\ 4 vol. in-12 de 312 p. Paris, Lecoflfre. 4893. — Voilà un beau et bon livre,
dont l'auteur donnait récemment à la Réforme sociale des pages remar-
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PUBLICATIONS NOUVELLE?. 389
qnées sur Une Trappe en Chine. Étudiant successivement en Manning le
prêtre, le patriote, le démocrate, il nous fait réfléchir au rôle que pour-
rait jouer rÉglise dans révolution de la société contemporaine. Si celui
qn*on a appelé le cardinal des ouvriers a pu, en 1889, intervenir si eftlca-
cement en faveur des grévistes des docks, à Londres, c'est que, par
Taustérité de sa vie, par sa niété profonde et douce, par ses vertus et ses
manières de parfait gentleman^ il s'était acquis une immense autorité
morale. Or il n*a jamais hésité à la mettre au service des petits, des
opprimés, que ce soient les catholiques d'Irlande, les indigents d'Angle-
terre ou les juifs persécutés en Russie. Il jugeait que le devoir de tout
catholique est de prêter son concours aux misérables, de les défendre
contre les injustices sociales dont ils sont victimes. Ce qu'il admirait sur-
tout dans Tencyclique De Conditione opificum. c'est qu'elle admet le prin-
cipe de l'intervention de l'État, même en faveur des ouvriers majeurs,
c'est qu'elle avertit que le salaire peut être injuste, même quand il est
Gxé par le jeu de l'offre et de la demande. Il ne prenait pas son parti de
la guerre, ni des charges écrasantes de la paix armée. Il rêvait pour la
papauté indépendante un arbitrage pacifique qui permettrait à l'Europe
de désarmer. Quand on disait à Manning : « C'est du socialisme que vous
faites », il répondait sans se troubler : « Je ne sais pas si c'est du socia-
lisme pour vous, mais pour moi c'est du christianisme. » Je crois qu'il
n'a pas suffisamment aperçu les conséquences qu'on pourrait tirer du
droit qu^il reconnaît à TÉtat d'intervenir dans la fixation des salaires :
s'il s'agit seulement de réprimer des exploitations manifestes de la
misère, comme celles du sweating system, le principe, qui n'est pas con-
testable, ne trouvera que des applications exceptionnelles ; s'il s'agit du
salaire normal, et non plus d'un minimum nécessairement bas, sa déter-
mination officielle transformera vite toutes les industries en services
publics. Mais, en somme, on ne peut traiter de socialiste le prélat qui a
toujours été un partisan déterminé du droit d'association, qui le souhai-
tait très vivement à la France, ainsi qu'une séparation libérale de l'Église
et de J'État. Et puis cet énergique défenseur de l'éducation chrétienne
s'étonnait à bon droit de voir des gens, dont l'orthodoxie économique
redoute tellement le socialisme dans les questions ouvrières, le craindre
si peu quand il s'agit d'écoles et d'enseignement.
J. A. des R.
JusUee, par Herbert Spencer, traduit par M. E. Castelot, ancien
consul de Belgique, (Collection d'auteurs étrangers contemporains) ;
Paris, Guillaumin, 4893, i vol. in-8° vii-348 p. — Cet ouvrage, qui
formera la première partie du deuxième volume des Principes de morale,
est exclusivement consacré à la morale sociale; c'est l'exposé le plus
logique et le plus rigoureux qui se puisse rencontrer des doctrines indi-
vidualistes. L'auteur voit dans la loi de conservation de l'espèce, loi qui
régit l'animalité comme l'être humain, la base de toute la morale sociale.
« Les individus qui méritent le plus, d'après leur adaptation aux condi-
tions de l'existence générale, jouiront d'avantages plus grands, tandis
que les individus inférieurs jouiront d'avantages moindres, souffriront de
maui plus grands ou seront simultanément victimes de ces deux effets. »
C'est là la loi primordiale et essentielle. Mais pour l'homme, comme
ponr tous Ira animaux grégaires^ le libre développement des facultés
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390 BIBU06RAPHIR.
se heurte à un obstacle, le déTeloppement analogue des facultés
d*autrui, « l'accomplissement d'actes du même genre par d'autrei
individus, qui doivent également en recueillir les résultats normaux,
bons ou mauvais. » De là naîtra la justice sociale, qui se synthétise dans
cette formule : « Tout homme est libre d'agir à son gré, pourvu qu'il
n'enfreigne pas la liberté égale de n'importe quel autre honmie. >» L'au-
teur remarque très justement que cette formule renferme deuxélémenb
contradictoires. L'un positif: c'est l'inégalité des résultats obtenus, con-
séquence de l'inégalité des forces et des intelligences ; ce principe est
tellement essentiel que son abolition entraînerait à bref délai la dispa-
rition de l'espèce ou de la variété qui Taurait prononcé. Le second élé-
ment est négatif, c'est le principe d'égalité appliqué seulement aux limi-
tes de l'activité individuelle. M. Spencer examine les corollaires de cette
formule, c'est-à-dire les libertés ou droits naturels, et montre leur recon-
naissance progressive au fur et à mesure de l'évolution sociale.
Arrêtons-nous un instant sur l'un des plus importants d'entre eux,le droit
de propriété. Bien que sa doctrine manque peut-être un peu de netteté
sur ce point, l'auteur de Justice fonde la propriété, au moins la propriété
mobilière, sur le travail, ou, comme il le dit lui-même, « sur la recon-
naissance du rapport qui doit exister entre l'effort accompli et le résultat
obtenu », Quanta la propriété immobilière, il concède à la communauté
sur le sol nu un droit virtuel de propriété, qui ne se traduit guère du
reste en pratique que par la ^faculté d'expropriation, moyennant une
équitable indemnité. Revenant même en termes exprès sur une décla-
ration de sa Statique sociale publiée en 1850, il reconnaît que ce droit apa
être équitablement aliéné par la communauté, et qu'en tout cas la plus-
value de valeur donnée au sol par les possesseurs successifs,et l'énormité
de l'indemnité à leur payer en cas d'expropriation totale rendent abso-
lument chimérique l'exercice de ce droit.
Vient ensuite la théorie de l'État : après avoir montré que sa nature et
ses fonctions ont -varié avec les époques, il déclare que l'évolution
actuelle nous amène du régime du statut, régime militaire, au régime de
la coopération volontaire, ou régime industriel. Il analyse les devoirs de
l'État qu'il résume en deux principaux : défense extérieure, et défense
intérieure, préparation de la guerre défensive et administration de la
justice. Il y ajoute, sans trop de motifs, un assez vague devoir de con-
trôle sur la propriété immobilière, corollaire du droit qu'il attribue à la
communauté sur le sol. Encore cela n'est-il vrai que pour notre époque
de transition. Lorsque l'avènement définitif du régime industriel aura
assuré la paix permanente, le premier de ces deux devoirs disparâîlra,
et avec lui tous les droits qui y correspondent. La fin du livre est con-
sacrée à l'examen des autres devoirs attribués à l'État par les partisans
de Textension de ses attributions. Le philosophe anglais se livre à uae
vigoureuse critique du socialisme d'État. Ou peut regretter seulement que
l'étroitesse de son point de départ rende la plupart de ses arguments
sans valeur pour ceux qui n'admettent pas la théorie évolutionniste.
Mais dans les preuves accessoires dont il appuie ses déductions les défen-
seurs des doctrines libérales trouveront encore nombre d'idées originales
et des démonstrations convaincantes.
Lie moyen A^e fUt«ll une époque de ténèbres et de ser-
vitude | par Georgbs Romain. Paris, Bloud et Barrai, f édition;
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PUBLICATIONS NOUVELLES. 391
iû-8^, 363 p. — C'est avec une réelle sympathie que nous saluons
cette réédition d'un livre apprécié. Consciencieux dans les recherches,
clair dans l'exposition, M. G. Romain examine successivement les deux
questions que renferme le titre de ses études. S'il n'avait à lutter contre
des préjugés intéressés, on dirait volontiers qu*il n'a pas de peine à
démontrer la floraison intellectuelle du moyen âge et répanonissement
de ses libertés. L'éclat de cet âge héroïque de la chrétienté apparaît
frappant surtout dans les chapitres de conclusion qui montrent à grands
traits comment la Renaissance lui a succédé en préparant la révolu-
tion ; comment celle-ci est devenue un régime de liberté nominale et de
despotisme effectif. Tous ceux qui se rappellent les belles pages que Le
Play a mises en tête de la Réforme sociale en France pour faire voir que le
premier pas dans la voie des réformes vraies, c'est la réfutation des idées
préconçues et des fausses théories d'histoire, sauront gré à M. G. Romain
de ces études attachantes, pleines de savoir et de conviction. Le soavenir
d'un passé glorieux n*est-il pas le meilleur soutien des nobles âmes qui
sont anx prises avec les tristesses du présent et ne veulent pas s'aban-
donner à la désespérance de l'avenir?
Lt'éml^ratlon et l*liiimlgri*tttIon pendant les dernière»
années, par F. J. de Santà Anna Nert, Paris, Guillaumin, 1892, in-8*^,
72 p. — Cette étude, présentée au Congrès géographique de Gênes en
septembre 1892, montre quels courants de migration enlèvent, chaque
année, plus d'un million d'habitants à l'Europe. Puis Ton s'occupe spé-
cialement de l'un des pays de grande immigration, le Brésil, qui a reçu
de 1855 à 1889, 760,000 Européens. Les trois quarts venaient d'Italie et de
Portugal. Les Allemands forment un groupe de quelque importance.
Les Français sont à peine représentés. Plus de 200,000 immigrants ont
débarqué dans les ports du Brésil en 1891.
Bases essentielles d^nne loi sur les sociétés coopéra*
tives, par J. Duz de Rabago, Madrid, 1892, in-8°, 26 p. — Ce rapport a
été présenté an quatrième congrès des sociétés françaises de crédit po-
pulaire tenu à Lyon en mai 1892. Il conclut à l'adoption d'une législation
très libérale, laissant aux intéressés la faculté de régler leurs affaires à
leur guise, pourvu que les intérêts des tiers soient sauvegardés par cer-
taines mesures de publicité. — Le rapport est suivi d'un résumé de la
discussion qu'il a provoquée et des vœux votés par le congrès.
Capostolat de la presse, par le P. H. Fayollat, S. J. Paris,
Delhomme et Briguet, 1892, 1 vol. in-l6, 268 p. — L'auteur aborde cer-
tainement Tun des côtés les plus graves de la vie morale contempo-
raine, en traitant la question des lectures. On ne saurait l'accuser de
morale relâchée, ni de libéralisme. Il prêche énergiquement un double
devoir : détruire les mauvais livres, — et un extrait de Vlndex^ donné en
appendice, précise ceux dont il faut se déûer ; — travailler à propager
les bons livres. Les honnêtes gens ont souvent, en ces matières, un sen-
timent très insuffisant de leur responsabilité : ils oublient ce conseil,
très beau dans sa simplicité, qu'un saint prêtre adressait un jour à Paul
Bourget : « 11 ne faut pas faire de mal aux âmes. » — Aux livres, on doit
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392 BIBLIOGRAPHIE.
assimiler les journaux, qui ont beaucoup plus de lecteurs. Qu'on se
rappelle le mot de Mgr Kettler, un des princes de l'épi scopat alle-
mand : « Si saint Paul revenait au monde, il se ferait journaliste. »
Recueil de notes sur les Instltiitlona publiques et
partieullè^rea deblenralaoïiice... & Gothembour^, par P.-E.
Caravello, vice-consul de France à (iothembourg; Paris, Chaix, 1893 ;
gr. in-8^, 71 p. — On sait que Gothembourg,qui compte maintenant plus
de 100,000 habitants, est plus que toute autre cité suédoise la ville de la
bienfaisance. Là fonctionne pour la vente de Talcool le système dit de
Gothembourg, d'après lequel la commune a le monopole de la vente des
spiritueux et Tafferme à une Société philanthropique en stipulant que
les bénéfices seront appliqués au profit des classes populaires; autrefois
la Société faisait elle-même cette application; aujourd'hui les bénéfîces
sont versés dans les caisses municipales et on peut craindre que les
conseils ne soient enclins, soit à provoquer la consommation pour
accroître le produit, soit à confondre les bénéfices avec leurs ressources
générales. Le Soin dea pauvres est dans chaque commune un service
obligatoire, et on tend à se rapprocher du système d*Elberfeld, surtout
pour les secours extérieurs. Mais à côté des services publics, il y a de
nombreuses et actives associations de secours. Aussi M. Caravello a-t-il
fait une œuvre fort utile en traçant le tableau résumé, avec documents
statistiques, de tout ce qui concerne les écoles primaires, profession-
nelles, ménagères, etc.; les crèches, les asiles, les orphelinats, les repas
aux enfants et les colonies de vacances, etc. A signaler en outre les
associations nombreuses de femmes, Tœuvre des estropiés et les établis-
sements d'hospitalisation et de charité très variés. Parmi les institu-
tions plutôt philanthropiques : le parc de Slottskogen, les caisses de
secours mutuels et de funérailles, l'Union de consommation, une banque
populaire (type Schulze-Delitsch), des bibliothèques, des habitations
ouvrières... Citons enfin le jury de conciliation, pour donner des con-
sultations juridiques et arranger les différends.
l^e Rererendum eommunal, par Robert de la Sizeranne, avec
une préface de Paul Deschanel ; Paris, A. Colin, 1893; br. in-16, ix-87 p.
— C'est l'étude qui a paru ici même, vive d'allure et riche de documents.
La préface élégante de M. Paul Deschanel, sans méconnaître qu'il y a
loin souvent de la théorie à la pratique, constate que « le suffrage uni-
versel, tel qu'il fonctionne actuellement, est à l'état barbare, chaotique;
en fait, il n'opère guère autre chose que de petits plébiscites fort gros-
siers, à la majorité plus un des votants I On comprend très bien que le
Référendum, qui est d'ailleurs tout le contraire du plébiscite, apparaisse à
d'excellents esprits comme une idée d'avenir, aussi bien que, dans un
autre ordre d'idées, la représentation des minorités ». La brochure de
M. de la Sizeranne, défendant une idée juste en soi et pouvant aider à
en préparer la réalisation, est donc excellente à étudier et à discuter
largement. Notre démocratie ne peut-elle pas trouver dans cette voie
une éducation progressive et un but légitime pour son activité inquiète?
Le Gérant : C. Treiche.
Paris. — Tmprimerio F. Levé, rue Cassetto, 1*3
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V. •*' '•-''' • ^ . «^ ■*. r "*
U GILDE DES MÉTIERS ET NÉGOCES
DE LOUVAIN (BELGIQUE)
Corporation chrétienne de la petite industrie.
COMMUNICATION FAITE A LA RÉUNION ANNUELLE DANS LA
SÉANCE DU 30 MAI 1893
I. — Caractère de l'institution.
L'institution des groupes professionnels attire raltention géné-
rale. On la poursuit, et pour réorganiser l'état industriel, et pour
amener l'entente entre les membres de la profession, patrons et
ouvriers. Ce but esta la fois économique et social. Ces groupements
se font dans un esprit fort différent, avec des organisations très
variées. Notre but, ici, est seulement d'en signaler un exemple qui
fonctionne avec succès en Belgique depuis quelques années. On y
a repris le nom des vieilles institutions nationales, le nom de
Gilde, qui équivaut à celui de corporation.
Il y en a plusieurs qui vivent; celle de Louvain existe depuis
une quinzaine d'années; elle est l'aînée et demeure la plus nom-
breuse et la plus importante. Elle a été fondée et est dirigée encore
par M. Helleputte, professeur d'architecture à l'Université de Lou-
vain et membre du Parlement, dont l'action et l'énergie forment
les éléments les plus sérieux du succès de l'entreprise.
Les statuts, vécus d'abord, n'ont été formulés qu'en 1885, sous
forme de charte^ mais de nombreuses modifications attestent le pro-
grès incessant et les améliorations nées de la coutume et de l'expé-
rience.
L'inspiration d'où procède la Gilde est à la fois démocratique et
chrétienne, c'est une corporation qui rappelle bien la tradition des
antiques corporations des communes d'autrefois.
Ce mot corporation peut se prendre dans un sens plus ou moins
étendu. En septembre 1892, au congrès de la Ligue démocratique^ qui
procède du même esprit et obéit à la même impulsion, on a défini
la corporation (c l'ensemble organisé des personnes exerçant le
même métier et la môme profession ». Au lien de la corporation,
iijoate-t-on, il faut ajouter des organismes qui sauvegardent les
La RéF. Soc, 1'' octobre 1893. 3« Sér., t. VI (t. XXVI col.) 3ï.
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474 RÉUNION ANNUELLE.
« droits respectifs des ouvriers et des patrons, du travail et du capi-
tal ». Organisation et rapports permanents, voilà des traits essen-
tiels ; mais il est clair que les détails varient d'après les éléments
composants. A cet égard, il faut signaler avec le fondateur de la
Gilde au congrès de Liège, en 1886, la différence de condition entre
les personnes engagées dans la petite ou la grande industrie. L'as-
sociation corporative, qui s'occupe également de l'intérêt collectif
de la profession, semble plus aisée à constituer dans la petite in-
dustrie parce que moindres sont, et les différences, et la distance
entre patrons et ouvriers. La Gilde de Louvain est une corporation
de la petite industrie.
Le fondateur de la Gilde a exposé lui-même, en 1886, à la pre-
mière session du congrès des œuvres sociales de Liège, les origines
et l'organisation générale de son institution. Elle existe de fait
depuis 1878; les maîtres et ouvriers qui ensemble avaient cons-
truit le collège Juste Lipse, dépendant de l'Université de Louvain,
demeurèrent groupés, sans règlement, fraternellement. Ils gran-
dirent, se fortifièrent, et en 1885 s'organisèrent ofHciellement.Leur
nombre grossit. Ils avaient été 14 au début. En 1885, à la première
édition de la Charte ils étaient près de 40. En 1886, à l'enquête ou-
vrière de la Commission du Travail à Louvain, ils étaient près
lie 90. Aujourd'hui, outre 104 membres d'honneur et protecteurs,
ils ont 189 maîtres, 552 ouvriers, 88 employés, 86 marchands dans
leurs rangs. En outre, la section de gymnastique compte environ
300 membres, qui ayant moins de 20 ans ne sont pas inscrits dans
la Gilde parmi les métiers, quoique de fait ils en fassent partie.
Examinons Torganisation delaGilde. Les membres appartiennent
à des métiers divers; mais, par l'influence de son origine, le bâti-
ment y a toujours une très grande part avec ses industries annexes
r (bois, maçonnerie, forge, etc.). D'autres s'y sont joints. Bien que
Ç tous groupés, ils se sont ramifiés, et lorsqu'un métier a une im-
ir; portance numérique suffisante, il se constitue en sous-gronpe
.* distinct; il faut 16 membres pour cela. Les ouvriers du bois, les
: boulangers, les peintres, les employés, etc., se sont successivement
V. constitués ainsi, sans rompre l'unité.
;,. D'autres institutions du même genre se sont établies en d'autres
< ' villes de Belgique, à Bruxelles, Bruges, Saint-Nicolas, etc., avec un
y régime analogue, sinon identique, et se sont fédérées en 1892.
'' C'est le noyau d'où est sortie la Ligue démocratique dont nous n'avons
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LA GILDE DES MÉTIERS DE LOUVAIN. -475
point ici à parler et dont [robjet dépasse les [limites de la Gilde
initiale et s'étend à toute la classe ouvrière.
L'esprit de la Gilde est nettement et olTiclellement catholique.
Comme les corporations historiques, elle est sous l'invocation d'un
patron; elle a ses offices religieux et participe aux cérémonies
publiques du culte. C'est un principe essentiel, qui est à la base de
l'institution.
La Gilde tient à se rattacher aux traditions nationales, dans ses
formesextérieures, dans ses principes artistiques, dans l'emploi de
la langue du pays. Elle cherche, comme le rappelle une inscrip-
tion, à maintenir dans les populations la tradition de l'art, du lan-
gage et des coutumes. Elle cherche, on le voit, à reconstituer la
famille professionnelle . Ce groupement, elle le réalise à la fois par
le lien de la conGanceet de l'intérêt mutuel.
Longtemps, elle n'eut pas de foyer de famille, de maison qui la
personnifiât. Cette lacune fut comblée en 1887. A cette époque la
Maism dês métiers et négoces fut construite : on peut juger par
l'image que nous reproduisons plus loin son caractère artistique.
Une difficulté que tout le monde apprécie en Belgique entrave le
développement de la Gilde et des institutions similaires. C'est la
privation d'individualité juridique des associations. Les groupes
professionnels ne sont que des sociétés de fait, sauf en se consti-
tuant dans les conditions connues, sous forme de sociétés civiles
ou commerciales. Au point de vue juridique du droit privé — à
part donc la liberté d'association garantie par la constitution, — les
groupes manquent de sécurité et de stabilité. Leur existence est
précaire. Aussi les confrères de la Gilde réclament vivement la per-
sonniGcation civile des unions professionnelles ; et celui qui remplit
avec dévouement les fonctions d'arbitre de la Gilde, le député
F. Schollaert, a été le rapporteur convaincu du projet de loi sur la
matière. Ce projet est malheureusement encore en souffrance de*
vant la Chambre des représentants.
Malgré cela, la Gilde s'est organisée, elle agrandi, et il est temps
d'en faire connaître le mécanisme. Sur l'institution même son
venues se greffer toutes sortes d'oeuvres destinées à améliorer l'état
matériel ou moral des membres. Nous en donnerons une idée
générale, que nous rendrons aussi précise que possible. On verra
que les membres retirent de leur participation de sérieux avanta-
ges. Ajoutons-y celui, peu aperçu d'abord, d'être considérés comme
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LA GILDE DES MÉTIERS DE LOUVAIN. 477
d€s g«Bs de. Valeur et de probité. Être membre de la Gilde constitue
un certificat apprécié de beaucoup de clients. L'infiuence et le dé-
touement de& chefs contribuent à cet avantage. Nous n'étonnerons
pasnos lecteurs en leur disant qu'il se manifeste des plaintes et
dès jalousies , que les mérites de tous ne sont pas égaux, qu'il y a
Aes membres moins sincères que les autres, qu'il y a des concur-
féiices qui s'effarouchent. Mais il n'y a pas de perfection hu*
mûne. On va pouvoir s'assurer que l'ensemble de l'institution mé-
fCle l'étude et l'imitation.
' n règne d'abord entre les membres une grande fraternité, c'est l/i
'%âéiiient capital de l'influence de la Gilde. Les membres tiennent à
Imt institution, y sont fort attachés; leurs réunions sont nombreu-
Ê(ÊB et animées; àr certains jours de leurs fêtes oiQcielles, ils parcou-
.iHit les rues de la ville, bannières déployées, tous porteurs de leurs
.tll^gaes. On a le sentiment qu'il y a là une grande force, et une
fbfee animée de sentiments chrétiens, dévouée à Tordre dans le
îtogrès. Nous ne. pouvons ici que décrire l'institution elle-même.
D ne s'agit pas d^examiner chaque article des idées ou du pro-
:^3[ramme de la Ligue démocratique à laquelle elle est fédérée, et
.y ^ttt a donné lieu à des controverses ; à plus forte raison ne peut-on
.%_ )ft rendre responsable de toutes les décisions du congrès de cette
') li%ue tenu en septembre 1892, congrès où bien d'autres éléments
jj>j,]bi étaient adjoints.
-^'••> La Gilde a publié des annuaires, des statuts, des règlements, qui
r^?|K>QS aideront à notre étude, avec les renseignements personnels
^' ne nous avons pu recueillir de divers côtés sur place.
"•. « H. — Organisation statutaire,
tt "..■
!•»
I- .
' * L'article 1"" de la charte indique en ces termes le but de la Gilde :
".. IPle soutien mutuel de ses membres; 2* la mise en honneur du
|i'.f|Éivail manuel et le relèvement de l'esprit artistique dans la ville
^. iÉLoavain; 3*^ le maintien des bons rapports entre les maîtres et
MIB ouvriers. Elle exprime son but par le choix de cette devise :
yV^un pour tous, tous pour chacun,
j i Ilya des membres de diverses sortes : des maîtres, des ouvriers,
ies marchands, des membres appartenant à des groupes non
dénommés (employés divers), des membres d'honneur et des
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"H
MH RÉUNION ANNUELLE.
membres protecteurs; sauf cette dernière catégorie, ils doivent
tous habiter Louvain ou la banlieue.
Les conditions d'admission sont sévères et les décisions du con-
seil tendent à les rendre plus difficiles. Nous allons donner une
idée de ce qui est caractéristique. Sont dits maîtres les hommes de
métier travaillant à leur domicile et ayant au moins un ouvrier:
Pour entrer dans la corporation ils sont soumis à diverses condi-
tions de présentation et d'admission qu'on a aggravées, ils doivent
payer une cotisation mensuelle de 0 fr. 75 et un droit d'entrée de
5 francs. Ils font la promesse suivante : « Moi..., maître du métier
de..., je promets d'être un bon et honnête membre de la corpora-
tion, de défendre ses intérêts, d'être fidèle à ses lois, de toujours
fournir du bon ouvrage, de m'efiforcer de travailler à la réputation
artistique de la corporation, de défendre la religion catholique,
d'obéir aux autorités légitimes, et de ne jamais faire partie d'une
société sociale ou politique dont l'action serait en opposition avec
celte promesse. » Inutile d'insister sur la portée de ce texte.
En outre, ce maître est obligé de présenterun chêf-i œuvre témoi-
gnant qu'il est assez expert dans son métier pour faire honneur à
la corporation. Ce point a une importance professionnelle qui
n'échappera point. On sait combien on insiste sur le perfectionne-
ment technique au point de vue du salut de la petite industrie. La
(lilde travaille énergiquement à faire comprendre cette importance.
Dans des annuaires de 1889 et de 1892, elle insiste sur les mêesler-
stvkken. Des décisions du conseil fixent un délai au maître entrant ;
on décide qu'on ne fournira pas d'ouvrage à qui ne l'a pas exécuté,
qu'il ne sera pas admis à mettre ses produits à l'exposition de la
(iilde. Tout cela démontre qu'on y tient. Il y a de très beaux spé-
cimens qui sont conservés au local. C'est la preuve de capacité)
proefsimk^ qu'on veut restaurer, et qui finira par rentrer dans les
mceurs. C'est avec raison qu'on y tient; tous ceux qui se sont
occupés de l'organisation professionnelle dans la petite industrie
en sont convaincus. Par décision de 1892, un patron sculpteur a été
chargé spécialement d'encourager la production des chefs-d'œuvre
et l'organisation du musée corporatif. Cette même année a été ou-
verte la première exposition des travaux. Tout le monde a pu y
constater de remarquables produits d'art industriel, et, à ce point
de vue, le rapport a raison de voir dans ce fait une date impor-
tante dans l'histoire de l'institution qui, sous forme de musée, gar^
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•.>j
LÀ GILDE DES MÉTIERS DE LOUVALN. 479
dera une sorte d'exposition permanente. Les ouvriers et les mar-
chands échappent à cette condition de capacité ; pour le reste, ils
sont soumis à des conditions analogues. Ils paient, les premiers
un droit d'entrée d'un franc et une cotisation mensuelle deO fr. 10;
les seconds, un droit d'entrée de 10 fr. et une cotisation de 0 fr. 75.
Nous n'insistons pas sur les catégories de protection et d'hon-
neur qui s'expliquent d'elles-mêmes.
Les statuts indiquent les catégories de personnes qui ne peuvent
devenir membres: ce sont les banqueroutiers, ceux qui ont subi une
condamnation infamante, ceux qui ont une mauvaise conduite ou
de quelque manière pourraient déshonorer la Gilde. Des décisions
de 1888 et 1889 ont précisé les cas et garanties d'exclusion.
Examinons maintenant l'organisation des pouvoirs. La Gilde se
réunit chaque mois en assemblée générale ; elle s'y occupe de tous
les intérêts collectifs, de la création de nouvelles œuvres, et des
fêtes. Ces réunions sont très cordiales et intéressantes. 11 y a une
vie active, et le nouveau local, clair, gai et confortable, qui vient
d'être ouvert, contribuera encore à Tentrain de ces réunions. Il ne
faut pas oublier que l'assemblée générale est un des facteurs effi-
caces pour arriver au but de l'institution par l'attrait et l'intérêt des
réunions et la fraternité qui y préside. C'est la solidarité vivante.
L'assistance aux assemblées est obligatoire.
L^assemblée générale de la Gilde élit les membres du conseil, du
grand conseil, groot Baad, pouvoir administratif et exécutif. C'est
au conseil à prendre l'initiative des mesures destinées à resserrer
l'esprit de fraternité des membres, à réaliser le but de la Gilde et
en particulier l'aide mutuelle et aussi le progrès de l'art, du com-
merce et de l'industrie de la ville.
Les membres sont nommés par le sufiFrage universel avec là
représentation des intérêts et professions. Chaque métier érigé en
gilde nomme un maître et un ouvrier, les employés nomment des
délégués, les autres membres nomment deux délégués maîtres,
deux ouvriers, deux membres d'honneur. Chaque délégué est
nommé par les membres de la catégorie qu'il doit représenter.
Le conseil désigne parmi les membres un président nommé
Doyeriy un juge, un trésorier, un secrétaire, un délégué aux
amendes.
Une fois par semaine, à jour fixe, les membres du conseil doi-
vent se trouver présents à la maison de la Gilde pour écouter les
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480 RÉUNION ANNUELLE.
demandes des membres et juger des mesures à prendre pour
Texécution des décisions du conseil.
Dans le conseil se trouve aussi nn prévôt ecclésiastique qui e$t
l'aumônier chargé de pourvoir aux intérêts spirituels.
Nous arrivons à l'étude des institutions qui se groupent autour de
laGilde et s*y rattachent. Mais d'abord deux mots encore au sujet
des ressources matérielles de l'œuvre dans son ensemble. Plusieurs
des œuvres annexées vivent de leurs ressources propres; la Gilde,
dans son ensemble^ pourvoit à ses dépenses par des ressources de
diverses natures, savoir : la cotisation mensuelle etle droit d'entrée
de ses membres, nous en avons indiqué le chiffre. On a pu cons-
tater combien minime est cette cotisation pour les ouvriers. II
faut y joindre les contributions des membres protecteurs et les
dons non prévus, dus à la générosité de ceux qui s'intéressent à
l'institution. Enfm il y a les amendes prononcées contre les
membres qui enfreignent leurs obligations statutaires.
Examinons maintenant successivement les œuvres annexées à la
(xilde et qui répondent à une foule d'objets. Ils viennent se con-
centrer tous à la corporation et c'est ce qui achève de lui donner
son vrai caractère.
III. — Œuvres d'intérêt matériel.
1. Habitations ouvrières. — Il existe à Louvain deux sociétés ano-
nymes, une de construction et une de crédit, pour les maisons
ouvrières, créées à la suite de la loi bien connue de 1889. La société
coopérative, rattachée à la Gilde, est antérieure à la loi. Elle date
de 1887. Une seconde se forma peu après et elles se fondirent bien-
tôt, tout en constituant deux groupes, chacun de 35 membres. Cette
société a pour devise : « La possession d'un foyer vaut de l'or. »
L'organisation est intéressante. Elle repose sur cette idée qu'il est
avantageux à lous égards délaisser à l'ouvrier le choix de l'habita-
tion qui lui convient. Elle y arrive par un procédé tout spécial dont
voici les éléments.
Les membres payent une contribution de 1 fr. 50 par semaine.
Chaque année, suivant les ressources, ils tirent au sort une ou
plusieurs sommes de 2,500 francs qui n'est distribuée qu'un an
après le tirage. Le gagnant a le choix entre la construction ou
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LA GILDK DBS MÉTIERS DE LOUVAIN. 48i
rachat d'une maison d*au moins 2,500 francs. Il reste membre de
la société et, comme tel, continue à payer la contribution hebdoma-
daire. En outre il sert les intérêts à. 4,50 % de la somme quUl a
reçue. Originairement l'ouvrier ne payait les intérêts que du capi-
tal, déduction faite de ses cotisations. C'était un avantage sérieux
pour le gagnant.
Toutes les maisons restent la propriété de la société tant que
dure son existence, c'est-à-dire jusqu'à ce que chaque membre ait
reçu un capital de 2,500 francs.
Le possesseur doit tenir sa maison en bon état de conservation;
il en paye les contributions; il peut louer sa maison à un membre de
la Gilde. Le prix de location ne peut dépasser 5 % de la valeur de
la maison. Il le verse à la caisse de la société, mais le bailleur
reçoit les intérêts à 3 % des versements qu'il a opérés. Si le
gagnant d'une somme de 2,500 francs ne pouvait l'employer, il
pourrait en conférer la jouissance à un autre ou la placer à la
Banque. Dans ce cas, elle produit un intérêt de 5 % .
Cette société a jusqu'ici tiré au sort 9 lots dont 5 seulement ont
été utilisés. Au contraire la Société officielle a déjà pourvu 7 ou-
vriers et plusieurs sont en train de se préparer. En présence des
avantages que procurent les sociétés soumises au régime de la loi
de 1889, et qui ont d'ailleurs leur siège à son local, la Société de
la Gilde est entrée en liquidation. Elle n'opérait qu'avec ses pro-
pres capitaux, et l'ouvrier devait attendre le sort pour avoirsa mai-
son; tandis qu^avec la loi nouvelle Touvrier qui peut payer un
dixième entre en possession. Nous ne pouvons insister sur le ré-
gime et les avantages de la loi de 1889 qui est d'ailleurs bien
connue en France.
2. Caisse éCépargne, — Devise : Qui épargne amasse. Bien qu'il
existe une caisse d'épargne de l'État, celle-ci n'est point sans
avantage. Elle encourage les plus petits versements. Tandis qu'à
l'État on exige un minimum d'un franc, ici on accepte les cen-
times, qui toutefois ne donnent pas d'intérêt. Les sommes versées
sont placées à la Banque populaire qui donne 3 % ; elles peuvent
toujours être retirées sans formalités. Elle date de 1889, mais a peu
d'adhérents; depuis lors la Banque populaire absorbe davantage
les épargnes.
A cette caisse se joint une société d'épargne d'un type assez
répandu, qui a pour but l'achat de valeurs à lots. Son mode d'or-
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•:*'^5
482 RÉUNION ANNUELLE.
I ganisatioD, connexe a la banque populaire, esl tout spécial à la
î ; Gilde. Les membres versent ce qu'ils veulent, et l'argent reçu est
i: placé en actions, ordinairement lots de villes ou obligations de che-
mins de fer. Si une prime échoit, elle est partagée entre les
, .' membres d'après les versements. Ils reçoivent couramment intérêt
l à 2 1/2 % . Ils peuvent toujours retirer leur argent et au besoin la
! banque fait l'avance pour éviter la vente des titres. Cette institution
Y- date de 1892, elle se greffe sur la Banque populaire et n'a guère
réuni qu'un millier de francs encore. C'est bien, on va le voir, la
I banque qui se trouve être l'institution essentielle, non seulement
^ de crédit, mais d'épargne.
3. La BanqiM populaire. — Cette banque ou société coopérative
I d'épargne et de crédit a été fondée le 17 juillet 1889. On en avait
parlé longtemps et elle était attendue de- beaucoup avec impatience,
mais il fallait réflexion et prudence. Elle s'est constituée sous la
forme de société à responsabilité limitée au capital minimum de
15,000 francs. Chaque participant souscrit une action de 200 francs
qu'il peut libérer par versements mensuels de 5 francs.
La société dispose aussi des épargnes déposées par ses membres
et des profits sur ses opérations commerciales.
Chaque membre reçoit un livret de compte courant. Il peut
obtenir des avances dans la mesure de ce qu'il a versé. S'il demande
davantage, l'administration décide. Les avances sont faites pour
trois mois, mais on peut accorder des délais.
Les spéculations de bourse sont interdites.
Voilà les grands traits de l'institution. Elle n'opère pas seule-
ment pour les confrères de la Gilde, mais pour tous ceux qui
recourent à ses services. Ceux-ci sont fort appréciés, comme le
prouvent rapports et bilans. Le chiffre global du mouvement d'af-
faires s'élevait :
Pendant Texercice 1889-1890 à 859,264 fr. 66
— — 1890-1891 à 1,610,992 27
— — 1891-1892 à 2,672,073 23
— — 1892-1893 à 3,766,230 10
Le compte courant, l'escompte, les prêts et dépôts de sommes et
titres figurent dans ces chiffres.
Le rapport du dernier exercice constate que le système du
compte enchèquesestdejouren jour plus apprécié. Il esta remar-
quer que ce mode de payement a jusqu'ici peu pénétré dans la pra-
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LA GILDË DES MÉTIERS DE LOUVAIN. 48S
lique courante de la vie ordinaire en Belgique. Ce service, qui
s'acclimate, a servi utilement à faire connaître le chemin de la
banque. Les prêts rentrant dans la rubrique des comptes courants,
on n*a pas une idée bien nette de leur chiffre. Le rapport insiste
sur la nécessité d^étre fidèle au remboursement et sur l'avantage
qu il y a pour tous à cette exactitude que plusieurs paraissent trop
peu apprécier. La banque ne peut immobiliser son capital.
Les escomptiBs ont atteint près d'un demi-million. Le taux en est
de 1 % au-dessus de la Banque nationale et au minimum de 5 francs.
Le rapport exprime sa satisfaction devoir que les avantages de la
corporation de crédit commencent à être appréciés; il fait valoir
aussi la prudence de l'administration.
Les statuts prévoient la dissolution de la Société de plein droit
en cas de perte de tout le fonds de réserve et de la moitié du capital
social. Mais, loin d'aller k cette éventualité, la banque a réalisé des
profits et distribué ces deux dernières années un dividende de 5 % ,.
après déduction de 10 % du bénéfice pour le fonds de réserve. On
ne peut donc que se féliciter de ce succès.
Le nombre des participants, fixé au minimum de 75 pour le
capital de 15,000 francs, s'est élevé la deuxième année à 110 et la
troisième à 115. Le nombre d'actionnaires ouvriers n'est pas très
considérable. La banque ne limite pas ses opérations aux membres,
ce serait impossible; beaucoup d'ouvriers y reçoivent des prêts
et jusqu'ici la banque n'a eu guère de perte sérieuse, sauf celle
résultant de la faillite d'un client bourgeois.
Le capital est peu considérable, vu le chiffre d'affaires; on opère
donc avec le fonds des dépôts. Ce fonds augmente raj^idement ; il
s'élève à 113,403 fr. 31 d'après le bilan de 1891-18D2. Tout en se
félicitant de cette preuve de confiance et de l'extension qu'elle
permet de donner aux affaires, la banque préférerait que la propor-
tion du capital fût plus considérable. En effet les dépôts doivent
être retirables à première réquisition. Aussi la banque a-t-elle
déjà réduit l'intérêt qu'elle leur sert à 2 1/2 % , tandis qu'il était
de 3 %.
La banque n'est pas, redisons-le, purement coopérative, encore-
moins purement populaire. Sans doute elle prête aux ouvriers,
avantageusement, nous l'avons dit, mais elle a, outre la clientèle
des bourgeois de la Gilde, celle de bien des étrangers à l'institution ;
c'est le seul moyen d^avoir les ressources suflisantes à ses affaires.
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484 RÉUNION ANNUELLE.
Nous avons constaté que la banque, dans ces conditions, a fait un
profit qui lui a permis de distribuer un dividende de 5 % , avec un
bénéfice net, en 1891-1892, de 1,942 francs sur un bénéfice brut de
4,550 francs. Ceci prouve combien l'administration est économique,
les frais généraux ne montant qu*à 1,888 francs I
Mais l'ensemble prouve aussi combien l'affaire exige de pru-
dence, d'économie, de dévouement administratif. •
4. Sociétés de secours mutuds. — Il y en a deux, une pour tous les
membres, une spécialement constituée entre les ouvriers du meu-
ble. Nous croyons inutile d'insister sur cette institution dont on
connaît assez les avantages et le mécanisme. La caisse n'a réuni en
1890 encore que 54 membres. La modicité de ce chiffre résulte de
ce fait que beaucoup de membres font partie d'autres sociétés éta-
blies en ville, notamment de La Prévoyance qui a 800 membres.
5. Boîdanfferiê. Œuvre du pain. — La Gilde n'a pas créé de coopé-
rative; elle a voulu éviter de faire une concurrence mortelle aux
boulangers. La Gilde, qui organise et défend la petite industrie, n*a
pas voulu la combattre, mais elle a pris un moyen indirect d'ar-
river aux mêmes fins, en chargeant la section du métier de la
boulangerie de fournir le pain dans des conditions stipulées. Dix-
sept boulangers y sont inscrits et, à tour de rôle, ils sont chargés
de la fourniture pendant trois jours. Un contrôleur reçoit livraison
des pains, examine leur poids et qualité. On a établi sur ce point
des pénalités sévères qui ont déjà été,quoique rarement,appliquées.
La charrette de la Gilde porte le pain au client. Le prix suit le
mouvement de la farine. Si celle-ci est à 23 francs le pain d'un kilo
est à 0 fr. 28 sur lesquels le porteur a 0 fr. 01, le client 0 fr. 06, le
boulanger 0 fr. 21. Lorsque le profit du client s'élève à 25 fr., il
reçoit 3 % de la banque où on le place à chaque quinzaine. Tous
les trois mois, ils en touchent le montant.
Les boulangers gagnent peu, presque rien à cette clientèle. Ils
ne s'y résignent que pour éviter la fondation d'une coopérative
qui les ruinerait en fournissant tout le public. Bien des fois déjà
on a voulu les décider à s^entendre pour acheter en commun leur
matière première,etc., mais c'a été en vain :1a défiance et la routine
ont été plus fortes que la perspective du gain.
6. Caisse d*h4ver. — On vient d'inaugurer une œuvre nouvelle
destinée à pourvoir aux chômages d'hiver de certains métiers :
maçons, tailleurs de pierre, ardoisiers, etc. Moyennant des verse-
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LA 6ILDE DES MÉTIERS DE LOUVAIN. * 48^
ments faits pendant Tété par les patrons et les ouvriers (un cen-
time par heure de travail) et le concours de membres honoraires,
les ouvriers recevront du 15 décembre au 15 février, par jour de
chômage, une somme en rapport avec les ressources de la caisse et
qu'on espère porter à un franc.
IV. — Institutions de bien-être social et
DE progrès professionnel.
Dans cet ordre d'idées nous rappelons les preuves de capacité
exigées par les statuts et dont nous avons parlé au début. Ici nous
avons à exposer ce qui concerne l'enseignement professionnel, la
bourse du travail, la bibliothèque, le secrétariat populaire et
l'arbitrage.
1. Enseignement professionnel. — Cet enseignement est régulière-
ment organisé depuis 1889. On sait combien il est négligé, combien
est insuffisante l'instruction patronale. Les leçons sont nécessaires
pour former un artisan sérieux, sachant les principes de son métier.
La théorie à l'école, la pratique à l'atelier; mais il faut les deux
pour relever le niveau professionnel. Le programme comprend ce
qui parait répondre à la notion de l'apprentissage qui a trop dis-
paru de la pratique industrielle.
Il y a une section d'enseignement général ; celle-ci se confond
avec l'école d'adultes des ouvriers dirigée par les étudiants de
l'Université catholique et qui comprend également une section de
dessin. Cette école, qui achève ses vingt-cinq ans d'existence, est
une des plus belles preuves de l'activité sociale et du dévouement
des étudiants. Il y a des cours tous les soirs et le programme est
celui d'une vraie école d'adultes comprenant 64 cours outre ceux
de religion. Près de 300 élèves les fréquentent.
Les élèves de laGilde qui veulent s'inscrire à l'école profession-
nelle sont obligés de suivre les cours inférieurs de l'école d'adultes
s'ils n'ont pas les notions élémentaires suffisantes.
L'enseignement professionnel des métiers est spécial à la Gilde
elle-même ; une commission d'hommes de métiers y préside, ainsi
qu'aune section spéciale de dessin.
Il y a des cours professionnels pour plusieurs métiers : ouvriers
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486 RÉUNION ANNUELLE.
<lubois, tailleurs, maçons, cordonniers, maçons, vitriers, peintres,
tapissiers, forgerons, jardiniers, ardoisiers; en outre, des cours de
physique, chimie, tenue des livres. L'enseignement est gratuit; on
admet les élèves à douze ans. Les cours professionnels sont théo-
riques et pratiques. Ainsi, aux apprentis menuisiers on apprend à
distinguer les espèces de bois, on définit leur qualité, leur modo
d'emploi ; on leur en indique les coupes. On leur fait aussi manier le
rabot et la scie et exécuter des travaux faciles d'après des dessins.
Les leçons sont faites par des hommes capables du métier. Le
chiffre des inscriptions a été en 1889-90 de 75 pour le dessin et de
8S1 pour les cours professionnels ; en 1890-91, de 86 pour le dessin
et de 100 pour les cours professionnels.
Les professmirs se plaignent des obstacles que certains patrons
mettent à la fréquentation des cours, soit par jalousie, soit parce
qu'on ferait travailler trop tard le soir. L'école, qui est évidemment
une très heureuse institution, a de r£tat un subside de 2,400 francs.
2. La Bourse du travail. — Elle ne date que de i89â ; c'est une
institution dont il est inutile de définir le caractère ; dès la pre-
mière année il y a eu 149 demandes et 49 offres d'emploi.
3. La bibliothèque. — Avec la devise : « Qui veut avancement lise
avec jugement. » Trop récente pour donner lieu à des constatations
importantes.
4. Uarbitrage, La consultation. — L'arbitrage est imposé par les
statuts de la Gilde. Les membres qui ont des difficultés doivent les
isoumettre à l'arbitre permanent élu. S'ils ne se soumettent pas à
sa décision, ils peuvent s'adresser au juge ordinaire, mais le mem-
bre qui par trois fois refuse celte soumission peut être exclu de la
corporation. L'annuaire indique que l'arbitre est intervenu à
diverses reprises , et constate que l'institution a été utile, mais
il en souhaite le développement. Sans doute, pour le favoriser, on
a ouvert cette année un bureau de consultation gratuite pour les
membres, mais il semble qu'ils n'en aient pas encore bien appris le
chemin. On ne doit pas oublier , il est vrai, qu'ily a une action per-
sonnelle très active du Doyen à qui très souvent sont soumises avec
confiance les difficultés qui surgissent et qui les tranche à l'amiable.
5. Rapports entrepatrons et ouvriers. — C'est là certes un des points
d'intérêt professionnel et social où la Gilde pourrait souvent utile**
ment étendre son action. Elle cherche d'une manière générale à
développer la fraternité. Elle intervient d'ailleurs à titre officieux.
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LA GILDE DES MÉTIERS DE LOUVAIN. 487
Taction personnelle mettant fin à des contestations ou à des diffi-
cultés, ainsi que nous venons de le dire. Mais elle n'a encore rien à
ce sujet d'officiel, d'organisé, et Louvain ne possède pas non plus
jusqu'ici de Conseil de V industrie et du travail sur la base de la loi
belge de 1887.
La Gilde n*est guère encore intervenue non plus d'une façon
expresse et précise dans le régime du travail. C'est une entreprise
délicate qui demande prudence et réflexion. Elle est cependant
décidée à entrer dans cette voie. Jusqu'ici, elle s'est bornée à
quelques mesures particulières. C'est ainsi que le prix du mètre
carré a été fixé pour les peintres et les plafonneurs ; ils ont accepté
et appliqué le tarif.
Cette action va prochainement faire l'objet de règlements d'en-
semble des métiers qui porteront entre autres sur les heures de
traraîl. On est en train de les rédiger et ce sera certes un essai
qu'on pourra suivre avec un très vif intérêt. La base adoptée, en ce
moment, sera le paiement de Fourrier et non de la ^^/èce. Dans la
pensée des rédacteurs, les ouvriers seront catégorisés d'après leur
valeur : apprentis, demi-ouvriers, ouvriers, bons ouvriers, etc., et
à chaque catégorie sera fixé un salaire. Pour déterminer cette
échelle, ils comptent établir des examens de capacité, d'après
lesquels on se prononcera, et auxquels les ateliers des confrères
devront se soumettre. Nous n'avons pas à apprécier ici le procédé
choisi; il faut surtout en attendre l'expérience, qui sera très
instructive.
Sur tous ces points où la Gilde se considère comme appelée à
exercer son action, elle est loin d'avoir encore pu achever son
programme.
IV. — Institutions de délassement.
Réunir les ouvriers, les habituer à fraterniser, les maintenir dans
une atmosphère de paix, de cordialité, tout cela ne peut se faire
sans leur procurer le moyen de se récréer. Point ne suffit de se
réunir pour traiter les questions graves ; c'est la coutume de la
fraternité qui s'impose aussi dans la récréation. De là les cercles
nombreux qu'il suffltd'énumérer, mais dont on ne méconnaît point
la portée sociale : cercles de chant, de fanfares, de tirs à l'arc et à
l'arbalète, et même le café ou lieu de réunion de la Maison.
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488 RÉUNION ANNUËLLIi:.
La dernière section créée, celle de gymnastique, a îe plus de
succès. Elle est déjà très nombreuse. On y admet même les enfants.
V. — Institutions de relèvement moral.
Nous avons indiqué le caractère éminemment chrétien de la
Gilde. Cette pensée chrétienne y est essentielle et imprègne toute
son activité, si bien qu'on peut dire qu'elle vise au relèvement
moral, sinon directement au moins implicitement, dans toute sa vie
même économique. Bornons-nous à citer, dans cet ordre d'idées, les
services pour les défunts, les messes des patrons, la participation
aux lètes religieuses et aussi Tinfluence très effective des membres
du Grand Conseil qui opèrent activement l'apostolat mutuel, enfin
les conférences données par le doyen ou les hommes d'œuvresétran-
gères auxquels il fait appel. Il faut insister sur ce caractère qui "
est un trait essentiel de l'institution, qui définit sa vie.
Nous croyons avoir donné une idée suffisante du groupe profes-
sionnel de la petite industrie tel qu'il fonctionne à Louvain. Point
n'est question d'y voir une œuvre complète réalisant déjà la pleine
notion de la corporation avec toutes les institutions et les influences
sociales qui pourraient lui échoir; mais c'est une institution utile,
forte, capable de rendre de très appréciables services, digne d'être
étudiée, imitée et étendue. Elle se développe lentement, mais par-
viendra sans doute petit à petit à compléter ses cadres. Tout cela
fait une corporation, c'est-à-dire un groupement vivant où se con-
centrent une série d'institutions qui existent ailleurs à l'état isolé
et qui ici convergent dans une action et dans un but collectifs, pro-
fessionnel, moral et social. C'est le trait dominant. Nous croyons
que personne ne songera à nier ce qu'il peut donner d'avantage et
de force (i).
V. Brants,
professeur à TUniversité catholique de Lourain,
avec la collaboration de
Romain Moyersoen et Edouard Crahay,
membres de la Conférence d'Économie sociale de TUniTersité.
(1) Une courte discussion a suivi la lecture de cette notice. On en trouvera
le résumé dans la Réforme sociale du !•>' juillet 1893, p. 67 et 68.
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f^^
SOPflISMES ANCIENS ET NOUVEAUX
TY W
Les œuvres pies ont considérablement changé de nature depuis
le moyen âge. Nous ne nous mettons plus en quête de morts à
ensevelir; et la visite des prisonniers se hérisse de formalités
administratives qui la réservent aux spécialistes — philanthropes,
ou disciples du D'Lombroso. — Mais,comme notre pauvre humanité
ne saurait se reposer sans charges ni corvées, le progrès de la civi-
lisation nous a créé d'autres tâches plus délicates, de celles où la
meilleure intention ne suffit pas, et dont on a dit fameusement
qu' « il est moins difficile de faire son devoir que de le connaître ».
Les conflits d*idées et d'intérêts, plus moraux encore que maté-
riels, nous ont jetés dans un désarroi qui peut se terminer en chaos
sensible et tangible, du moins momentanément. On sait combien
d'âmes simples, naïves, — encore que, parfois, elles se regardent
comme ingénieuses et d'une complexité savante à la hauteur des
circonstances, — ont, dans ces derniers temps, entrepris de res-
susciter l'ordre qui leur paraît indispensable à la vie sociale. L'a-
venture est plus qu'ardue. Les esprits avisés, que Ton qualifie de
sceptiques, inclinent à croire que Thumanité ne reprendra le joug
d'une certaine autorité qu'après avoir couru le risque de mort, ou
de fracture grave, dans ses échappées folles en tous sens. << Le
progrès consiste à culbuter dans tous les fossés avant de trouver
la vraie route», écrivait naguère un philosophe anglais (2). Nous
n'en sommes qu'à la période des culbutes, et nous avons bien des
fossés à sonder en nous y jetant à corps perdu. Mais les sceptiques
n'ont pas la parole, — j'entends celle qu'on écoute, — excepté
(1) En publiant les pages qui suivent et qui touchent à la politique courante,
à propos de certains problèmes délicats de la science politique, Tauteur entend
ne parler qu'en son nom propre et n'engager en quoi que ce soit la rédaction,
dont les idées peuvent très légitimement différer des siennes.
(2) M. Lcslie Stephen. « C'est la marche de Tesprit humain, » disait aussi
Vabbé Raynal, « de ne rentrer dans le bon chemin que lorsqu'il s'est épuisé
dans les fausses routes. »
La Kir. Soc, i'^' octobre 1893. 3« Sér., t. VI (t. XXVI col.), 32.
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^
f'"-
AiH) SOPUISMES ANCIENS ET NOUVEAUX.
quand ils exécutent des variations narquoises sur les griefs tradi-
tionnels contre les vieilles institutions, autrement dit, quand ils
ajoutent leur petite œuvre de démolition à la dévastation générale.
Pour l'instant, le courant porte ailleurs; on éprouve des velléités
reconstructrices. Nous sommes entourés de vaillants prêts à se
croiser pour reconquérir la Terre-Sainte où Thumanité coulera
des jours pacifiques, agrémentés de joies fraternelles. Seulement,
on ne sait pas bien où elle est située, ni quels en sont les limites,
le climat, les ressources et conditions d'existence. S'il ne s'agissait
que de reprendre l'autre Terre-Sainte, celle qui dort sous la garde
de r (( ineffable Turc », ainsi que disait Carlyle, ce serait décidé vile
et tôt fait. Les Anglais ont pris l'Egypte, les Français l'Indo-Chine,
les Russes l'Asie centrale, et les Italiens ce qui restait à prendre,
avec des facilités qui émerveilleraient Godefroy de Bouillon ou
Gauthier-sans-Avoir, s'ils entrelevaient la lourde pierre de leurs sé-
pulcres pour interroger, sur la marche du monde, leurs arrière-
neveux. Mais cette Jérusalem humanitaire et quasi céleste, où tous
les contraires de la foi la plus éthérée et de la science la plus posi-
tive seront réunis; où tous les citoyens se montreront pétris de
Tégoïsme le plus subtil pour leurs affaires propres, et de l'abné-
gation la plus généreuse pour celles de l'État; où Tautorité con-
servera tout son prestige discrétionnaire, avec une subordination
sans limite et une obéissance sans réserve aux intentions du
peuple ; où la démocratie trouvera le moyen de secouer tous ses
liens, en s'imposant à elle-même des freins qui plairont aux plus
indisciplinés; — ^^ cette cité de rêve continuera t-elle de vivre mnw-
bibtis, suivant la jolie expression des feudistes, et d'abriter les
oiseaux moqueurs, de même qu'au temps d'Aristophane? Il semble,
hélas ! qu'on n'en puisse douter. Et, cependant, que d'honnêtes
gens continuent de la chercher, en se dissimulant sous un masque
solennel et savant, — je n'ose dire pédant, — comme un cher-
cheur de pierre philosophale qui s'abriterait sous le diplôme d'un
ingénieur chimiste !
M. Charles Benoist, dont le dernier volume sur les Sophisines poli-
tiques de ce temps (1) nous apporte ici l'occasion de discuter quel-
ques opinions en vogue, se récrierait à l'idée qu'on le puisse con-
(l) Sophismes politiques de ce temps j Etude critique sur les formes^ les prin
cipes et les procédés de Gouvernement. Paris, Pcrrin, 1893. Un toI. in-12 de
xix-265 p.
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SOPUISMES ANCIENS KT NOUVEAUX. 491
fondre avec les illuminés qui travaillent a la refonte de la société.
Et, pour l'avouer, il s'en éloigne assurément par la trempe de son
esprit. Mais il lui reste, quoiqu'il s'efforce de s'en défaire, des
ingénuités qui le rapprochent des néo-réformateurs plus qu'il ne
le soupçonne. Il a voulu détruire les principaux sophismes qui se
perpétuent dans le commerce quotidien de la presse ou de la con-
versation^ sortes de champignons indéracinables que multiplie la
rosée d'encre versée soir et matin dans nos cervelles par le jour-
nalisme quotidien. Il s'est flatté d'observer le monde avec des
yeux sincères, et d'écarter les « raisons de sentiment », vagues
et douteuses comme toujours (i), de sa dialectique. Mais on ne
s'institue pas observi^teur et raisonneur à volonté : il y faut une
éducation préalable pour saisir le point juste du problème, et
intei'préter les résultata de l'enquête suivant le vrai caractère de
l'espèce humaine. Cette éducation, par malheur, on ne la retrouve
guère dans le livre de M, Benoist (2). D'autre part, l'auteur,
quoique des derniers venus dans le journalisme, s'y est fait une
place rapide en évidence. Il a écrit sous un pseudonyme sybillin,
percé bientôt à .«souhait, des croquis malicieux sur nos grands
hommes parlementaires pour montrer leur insuffisance poli-
tique (3). Il appartient, en outre, & cette diplomatie bénévole qui
s'ingère d'amener un traité d'alliance entre le temporel et le spi-
(1) Rev. des Deux Mondes, 15 mars 1893, « La. France et le Pape Léon XIII »
p. 403. Cet article de M. Benoist est à lire en entier comme un amusant exemple
des contradictions et du raisonnement habituels do Tautour. Après avoir éliminé
le* « raisons do gentiment, Vagues comme toutes les raisons de sentiment >*, et
« les raisons du cœur, dont est faite la raison d'État, mais que la justice, c'est-à-
dire encore la raison dans les actes, ne connaît pas et no peut pas connaître »,
: M. Benoist nous explique gravement que, si le Pape adopte une politique spé-
ciale à regard de la France, ce n'est pas qu'il attende d'elle la restauration du
pouvoir temporel, « naïveté », ou « songerie creuse » ; ce n'est pas même qu'il
ioi demande « l'abrogation de certaines lois » ; mais c'est « qu'il aime, dans la
République, la France; c'est quil aime, dans la France contemporaine, l'immor-
telle histoire et l'impérissable génie de la France ; car la France va toujours
d'un pas plus vite, un pas plus loin que le reste du monde » (p. 429-430). —
11 parait que ce ne sont plus là des raisons de sentiment ; et que, quand la
France ne sera plus assez catholique pour Tétre officiellement, elle le sera tout
de même assez pour conquérir catholiquement le monde I
(2) Par instants, M. Benoist rappeUe Emile de Girardin qui se mit un beau
jour en tète d' a en finir avec tous ces mots tels que droit, raison, justice, dont
le sens varie et se contredit selon les temps et les pays ».
(3) Croquis parlementaireSf p&v Syh'û. Paris, Perrin. Ce livre .serait le pre-
mier d'une trilogie philosophique, dont les Sophismes politiques formeraient le
second volumOi suivi prochainement d'un troisième iatitulé Théorie organique
de VÊiaL
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492 SOPIUSMES ANCIENS ET NOUVEAUX.
rituel (i), tels qu'on les imagine aujourd'hui ; et, fermement, il
semble persuadé que cette union du Pape avec la démocratie offre
plus de chances de durée que le mariage légendaire du Grand
Turc avec la République de Venise. L'avenir dira ce qu'il en doit
être, si l'alliance se conclut, quand les lunes de miel auront fini
leur cours trompeur. Du moins pouvons-nous retenir de ces ten-
tatives, d'ordre divers, que M. Benoist mérite l'attention du public
qui s'intéresse aux réputations naissantes. Nous allons donc re-
prendre à sa suite l'œuvre pie d'éplucher quelques sophismes; —
mais, puisque sophismes il y a, l'œuvre, nous l'espérons, ne perdra
rien de sa piété pour s'exercer parfois aux dépens de l'écrivain
même qui nous invite à la remplir.
Et, dès la préface, nous nous heurtons à un sophisme énorme,
dont M. Benoist ne mérite ni le blâme ni l'éloge de l'invention,
comme on voudra, mais dont il accepte la responsabilité d'autant
plus fièrement qu'il en a fait la trame de son livre. Sans doute, il
proteste, avec la modestie seyante, que « dans ce livre, on ne
trouvera pas grand'chose qui soit absolument nouveau » (p. ix);
mais aussitôt il ajoute : « Peut-être y a-t-il quand même quelque
chose de neuf, si peu que ce puisse être. Ce quelque chose,
c'est l'idée de vie^ ou plutôt l'application de l'idée de vie aux
formes, aux principes et aux procédés de gouvernement » (p. x).
L'idée, nous le répétons, de considérer le corps social comme un
tout organique n'est point neuve (2), à moins que l'auteur ne fasse
porter la nouveauté sur l'introduction de la vie gouvernementale et
non plus senlemeui sociale dans sa considération du problème poli-
tique. Mais, neuve ou vieille, l'idée nous paraît éminemment dan-
(1) tt En 1890, 1891, 1892, j'ai eu de Léon XIII trois longues audiences priyées
et du Cardinal secrétaire d'État tant d'audiences que je ne les compte plus. »
Rev, des Deux Mondes j 15 mars 1893, p. 428.
(2) M. de Vareilles-Sommières lui a consacré une bonne critique, dans ses
Principes fondamentaux du Droit, t. I, ch. xxv (Paris, Cotillon et Guillaumin,
1889), et M. H. Joly Ta également réfutée dans la Nouvelle Revue, 1887. Voir
encore Bcudant, Le Droit individuel et VÉtat (Paris, Rousseau, 2* éd. 1881,
p. 206 et suiv.).
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SOPHISMES ANCIENS ET NOUVEAUX. 493
gereuse et contraire à la réalité des faits. Elle supprime un élément
capital parmi ceux qui distinguent Thomme des autres élres, savoir
son libre arbitre et la responsabilité de ses actes. C'est ce. qu'il
importe de bien saisir, si Ton ne veut se trouver à chaque moment
sur le point d*étre enfermé dans une nouvelle impasse.
Il va de soi que nous n'entendons pas, de ce chef, rentrer dans
l'interminable querelle du libre arbitre et du serf-arbitre. Il nous
suffit que les déterministes avérés reconnaissent ici, quand ils ne sont
pas en veine de paradoxe, une responsabili té suffisante pour étàyer la
rétribution juridique de nos actes. M. Benoist, du reste, ne doit pas
être partisan a^un déterminisme implacable. Dans le milieu littéraire
où se meut sa personnalité d'écrivain, on accorde volontiers qu'il
peut y avoir là comme un postulat indémontrable (1) : et, de fait,
remarque M. Courcelle-Seneuil, on aura beau contester le libre
arbitre, on se conduit pour l'ordinaire comme s'il n*existait aucun
doute à son égard (2). Cela étant, nous devons maintenir que la
possibilité pour chaque individu, membre du corps social, de tirer
de son bord et d*agir à sa guise, détruit complètement le lien
qu'x>n voudrait établir entre les molécules de ce grand corps, et
réduit à néant sa prétendue forme organique, qui n'est plus alors
qu'un simple jeu d'esprit. Sans doute, l'existence d'un peuple a iine
individualité propre qui peut devenir l'objet de spéculations
curieuses, et qui figure la vie à de certains égards. Mais, que l'as-
similation soit suffisante pour autoriser un échafaudage de théories
solidaristes et humanitaires, c'est ce que nous ne saurions accepter.
Si l'on veut une image, à toute force, qui représente celte indivi-
dualisation de l'existence nationale, le cours d'un fleuve en donne-
rait plus exactement l'idée, avec celte presse affolée des parcelles
humides que maîtrise à graud'peine la digue élevée de part et
d'autre, et qui s'échappent par la moindre fissure, à la première
occasion. Le fleuve, pourtant, a son caractère : son histoire, les
sinuosités de son lit, la rapidité de son cours, le volume et la cou-
leur de ses eaux, le distinguent, dans le souvenir, des autres
fleuves que le voyageur a pu traverser pendant son itinéraire.
Encore n'y a-t-il rien d'organique en l'espèce. Un baril d'eau du
Nil ou du Jourdain ressemble infiniment plus pour l'usage aune
(1) Voir les remarques trùs sages du Temps, 21 janv. I89i. M. Benoist est ua
collaborateur tî'ès actif du Temps et de la Hevue Bleue,
(2) Préparation à Vélude du droit, Paris, Guillaumin, 1881, p. 5.
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494 sopnisMEs anciens et nouveaux.
cargaison d'émigranls qu'à un membre désarticulé du corps
humain. L'eau du Nil peut désaltérer, l'eau du Jourdain peut bap-
tiser. La pincée d*émigrants travaille et récolte sans difficulté
propre ni différence nationale, pour peu que le climat s'y prête, à
l'autre bout du monde [i]. Mais d'une oreille ou d'un bras coupé,
que saurions-nous faire?
Que fericz-Tous, Monsieur, du nez d'un marguillier (2) ?
Visiblement M. Benoist s'est laissé persuader ici par Tatlrait
d'une métaphore ; et l'on écrirait un piquant article sur le danger
des métaphores ou des comparaisons dans la politique. Lorsque la
métaphore se tient et se poursuit avec un semblant de logique, ce
qui était l'excellence de Théophile Gautier, comme il s'en vantait,
on finit par s'imaginer que, pour acquérir cette solidité continue,
elle renferme plus qu'une apparence et devient mieux qu'une
image ou même une allégorie. Et l'on s'ingénie à augmenter la
ressemblance factice par des essais nouveaux de rapprochements,
des apports de vues plausibles, qui semblent autant de raisons
nouvelles de persévérer dans la voie fausse où Ton s'engage. La
société, vous dit-on, est un corps ; donc elle a ses organes. On les
cherche, on les trouve, on triomphe (3). Mais, humble question,
sont-ce bien des organes? Le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif
et le pouvoir judiciaire, dont « la séparation n'a pas cessé de nous
être un rempart », si nous en croyons M. Benoist (p. xvu), sont-ils
aussi distincts que le pied et la main, qui ne se remplacent guère
l'un par l'autre que chez les acrobates, et le cerveau ou le cœur
qui ne se confondent que chez les monstres? Il ne manque pas de
(1) Un écrivain radical et pessimiste, ancien ministre de l'Instruction publique
en Victoria, estime même que le patriotisme doit se resserrer un jour, non par
l'effet d'une éducation meilleure, mais par les difficultés plus grandes que ren-
contrera l'émigration des races civilisées, maintenue, par le climat, le tassement
des populations et l'égoïsme national ou protectionniste de chaque peuple, dans
des limites assez étroites. (Charles H. Pearson, National Life and Characfer :
A. Forecastf Londres, MacmiUan, 1893.)
(2) L'idée d'association est encore celle qui explique le mieux l'existence du
corps social. Et, chose curieuse, dans la Nouvelle- Angleterre, les historiens
montrent aujourd'hui clairement la transformation de la Compagnie coloniale,
créée en 1629, et de son administration, organe pour organe, en gouvernement
régulier. (Cf. Charles F. Adams, Study ofChurch and Town Govemmenl. Boston,
Houghton, 1892, p. 815-816.)
(3) Et l'on arrive bientôt à ne plus savoir si l'on a démontré le tout par la
partie ou la partie par le tout, Texistenco du corps par les organes ou celle des
organes par le corps, ce qui diffère quelque peu, philosophiquement parlant.
(Alfr. Fouillée, Descaries. Paris, Hachette, 1893, p. 27-28.; Boudant, Le Droit
individuel et VÊtat, p. 218.)
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SOPUISMES ANCIENS ET NOUVEAIX. 495
gens pour en douter, et pour de forts bons motifs qu'il serait trop
long d'énumérer ici. Il nous suffira de rappeler qu'en Angleterre ou
raille volontiers les publicistes inébranlables qui tablent sur ce prin-
cipe de la séparation leurs doctrines constitutionnelles. Et chacun
de nous sent d'instinct que le jour où l'exécutif et le législatif
seraient d'accord pour réclamer notre télé, fût-ce indûment et
simplement parce qu'elle serait une tête gênante, le judiciaire et
ses arrêls nous deviendraient un « médiocre rempart ». Il ne Faut
pas le reprocher à la judicature : nul n'est tenu d'avoir la vocation
du martyre. Ceux qui cèdent à l'impulsion de se dévouer ont fré-
quemment, d'ailleurs, la récompense amère d'en être pour leurs
frais de sacrifice. 11 ne manquerait même probablement pas d'écri-
vains, parmi les collaborateurs ordinaires de M. Benoist, pour
ridiculiser les scrupules des naïfs qui s'indigneraient. On leur
prouverait que quelques tètes de moins ne sont pas une affaire,
que le sang des victimes n'était pas si pur, et qu'un grand peuple
dans sa marche ne saurait s'arrêter à des minuties de « politique
au microscope ^>, suivant une expression délicieuse il). — J'entends
bien que ce sont là, me dira- t-on, des cas exceptionnels, et que,
pour l'ordinaire, on ne me coupera même pas un cheveu sans
toute une hiérarchie de formalités. Mais c'est qu'à l'ordinaire aussi
le gouvernement n'a pas besoin de ma tête, non plus que du nez
d'un notaire ou d'un marguillier : c'est aux heures critiques que
doivent servir les défenses. Nos ingénieurs ne construisent de rem-
parts qu'en vue de guerres peu fréquentes; et si. dès l'ouverture des
hostilités, le rempart s'écroule, que sert de l'avoir construit (2^ ?
A supposer même quil y eût, dans cette différenciation pré-
tendue, quelque fondement réel , ce ne serait point encore la
marque d'une structure organique. Les éléments] dont se com-
pose la croûte terrestre se sont différenciés graduellement. Dans ce
passage de l'homogène à l'hétérogène, on a vu se séparer successi-
vement les métaux et leurs composés, s'accuser les roches d'ori-
(1) Elle est de M. Emmanuel Arène.
(2) M. Benoist insiste sur les exemples de confusion de pouvoirs, qui se sont
produits dans Talfaire de Panama, comme une preuve do la nécessité d*on
revenir au principe (p. 259-260). Mais cette confusion — que le Times indignr
({ualifiait de « monstrueuse » (30 nov. 92), — s'est produite également en Anglo-
terre dans l'affaire Parnell {Rev. d'Edimbourg , janv. 93, p. 270j. N'en peut-on
conclure que ces scandales, si scandales il y a, sont inhérents au régime parle-
mentaire ? qu'ils ne tirent pas à grave conséquence, puisqu'on les oublie dès \o
lendemain*? et que le principe, dès lors, n*a qu'une valeur très relative?
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496 SOPfllSMES ANCIENS ET NOUVEAUX,
gine divei'se, aqueuses, ignées, métamorphiques. Est-ce à dire que
la terre soit un être organisé, vivant, sensitif peut-être ? Qui Tose-
rait soutenir?
Une considération plus haute nous interdit, au reste, de tenir la
société pour un corps organique : savoir, l'impossibilité d'y intro-
duire le concept du juste et de Tinjustcsur lequel repose en bonne
part toute la fabrique sociale. Un ivrogne tombe et se casse la
jambe : il n'entrera dans l'esprit de personne de s'apitoyer sur le
sort de cette pauvre jambe, victime de la sottise du cerveau et de
la gourmandise de l'estomac. L'ivrogne est un : nous lui octroyons
en bloc notre pitié, notre blâme, ou notre indifférence. Imaginez
maintenant que le pauvre hère soit tombé devant votre porte et
que vous le couchiez par bonté d'âme dans le hangar voisin. Si
votre hôte impromptu, souhaitant allumer sa pipe, allume le reste
de la maison et vous réduit à la mendicité, toutes les sympathies
vous seront dues et sans doute accordées, si mince que vous pa-
raisse, au total, la consolation. C'est qu'en effet vous ne deviez
point à votre prochain, sous une forme inéluctable, rigide, les ser-
vices que la jambe doit au corps humain. Le sentiment de la jus-
tice se révolte à Taspect de cette co-responsabilité en l'absence de
co-opération fautive. Il se révolte si bien que c'est exactement pour
s'y soustraire qu'il s'y est mieux jeté, — à l'exemple célèbre de ce
personnage des contes bleus, qui se précipitait dans l'eau de
peur de la pluie. C'est pour mieux délivrer les fils des conséquences
de l'incurie paternelle, que l'on a imaginé la thèse de la solidarité
générale, l'une des inventions les plus injustes de notre philosophie
dernier genre (i). Or, l'idée d'incorporer la société conduit droit à
l'idée de la solidariser. On peut croire que M. Benoist n'a pas man-
qué de l'adopter et d'en faire le thème d'une campagne décidée
contre l'antique fraternité qu'il estime surannée, impraticable. Et
pourtant, si l'on y regardait de près, on verrait que cette prétendue
solidarité n'est qu'une forme vague et désobligeante de la frater-
nité qu'elle dédaigne. Essayons de le montrer en peu de mots.
La solidarité n'est point une chimère; nous la connaissons de
vieille date. Du droit romain, elle a passé dans nos codes; mais
(1) « Les sociétés primitives, je le reconnais, bien avant toute illuminatioa
anthropologique, ont édicté cette solidarité familiale. Mais je cro/ais que le pro-
jri'ès humain consistait à rompre ce faisceau naturel pour permettre à ses élé-
iiicnts disjoints la formation d'associations vraiment sociales par leur origine et
Irur but. » G. Tarde, Les Transformations du droil^ Paris, Alcan, <89:i, p. 103.
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SOPHISMES ANCIENS ET NOUVEAUX. 497
elle y a du moins cet avantage de n'être qu'une punition méritée
pour Timprudence, en de certains cas, et de. figurer, si j'ose dire,
comme une sorte d'injustice légitime. Elle rend un débiteur res-
ponsable de la faute d'autrui,parce que lui-même s'est mis en faute
de lier au fait d'autrui son port et sa fortune. Est-ce là ce dont on
puisse faire la règle dans notre société pour en tirer, au profit d'au-
trui, même incapable ou paresseux, des titres injustifiés devant
quiconque se donne la plu» minime peine de réfléchir? Assuré-
ment il existe, si Ton veut, une ombre de solidarité, rudimentaire
à bien des égards, — par le fait seul que nous sommes empor-
tés, voyageurs dans l'espace, sur un même véhicule, le globe
terrestre, au risque d'un même anéantissement en cas de choc for-
tuit contre une planète ou comète errante, — ou mieux, et plus
généralement, par cela seul que nous sommes entraînés dans le
cours de la vie à travers les obstacles et nécessités qui attendent
une même génération. Mais cette solidarité n'est guère qu'une
solidarité d'accident; et notre éducation tend préciséiDent toute à
nous aiguiser l'esprit pour nous aider à découvrir la possibilité
d'échapper au sort commun. Cette recherche des voies et moyens
de nous créer un sort particulier est, du reste, ce qui entretient le
mouvement d'où sort la civilisation courante. Se peut-il rien ima-
giner de plus direclement contraire à la solidarité fameuse et
fumeuse dont on nous rebat les oreilles? La seule solidarité que
Ton paisse vraiment découvrir dans le monde est celle de l'exploi-
tation réciproque. On l'a dit spirituellement, à ce propos, — le pa-
radis des chats ne peut être que l'enfer des souris : si les souris
n'existaient pas, Whittington et son chat n'eussent point fait for-
tune. Nous laissons à chacun le soin de conclure s'il se trouve là
rien de favorable à la thèse des solidaristes ; car, ainsi comprise, la
solidarité couvre toute la nature qui n'est en somme qu'une vaste
société d'exploitation mutuelle. « L'homme se nourrit de viande
de bœuf, le bœuf se nourrit de trèfle, le trèfle est fécondé par les
frelons, les frelons sont dévorés par les campagnols, le chat à son
tour détruit le campagnol. L'homme, le bœuf, le trèfle, le frelon et
le chat forment donc un tout solidaire ou, si l'on veut, une alliance
commune (i). » 11 n'en va pas autrement dans les cercles d'action
et de rencontre purement humaines. 11 est clair que cette solidarité
élémentaire n'est pas celle que l'on rêve*, mais, aussitôt que l'on
(I) J. Novicow, Les Luttes entre sociétés humaines. Paris, Alcan, !893, p. 9.
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498 i^OPIlH^KS ANCfCRS ET NOCVBAUX.
risque des efforts pour en créer une autre qui réponde mieux a
)*idéal de ia justice entre hommes, on voit naître des efforts en sens
contraire pour en arrêter Tinconvénient. Dans les sociétés finan-
cières dont les entreprises ont abouti à la superbe transformation
économique du monde actuel, il est manifeste que la ruine de l'af-
faire doit entraîner celle de tous les participants. Mais déjà l'ou-
vrier, par son salaire quotidien, a su retrancher de cette ruine le
fruit de son travail; et Ton sait comment, dans la plupart des
pays, soit par des garanties d'État, soit par la distinction entre
obligataires et actionnaires, la masse des capitalistes s'évertue à
<liminuer l'aléa, quitte à subir en échange une diminution de sa
part dans les bénéfices éventuels.
A quoi donc se réduit la solidarité que l'on invoque, à tort et à
travers, même hors des milieux résolument et logiquement collec-
tivistes? A ceci, que Thomme ne saurait être traité comme un ins-
trument inutile aussitôt qu'il cesse de servir, et que nous lui devons
une sorte d'égard en sa qualité de congénère. Mais c'est de la fra-
iernilé, pas autre chose. Et, sanslafrateraité, on ne voit pas quel
droit l'individu malheureux pourrait invoquer à l'attention de ses
concitoyens. Edison, dernièrement, contait à un v reporter » du
Figaro {{) qu'une grève ayant éclaté dans ses ateliers pour la ^ou-
dure des lampes électriques, il avait jeté 75 grévistes sur le pavé
en leur jouant Texcellent tour de les remplacer par une machine
nouvelle de son invention. Dès lors, à quel litre ces hommes, le
soir venu, auraient-ils réclamé le vivre et le couvert, si, d'une part,
ils dédaignaient avec certains socialistes Taumùne charitable de
leurs frères, et si, d'autre part, toutes les fabriques similaires leur
étaient fermées, n'ayant aucun besoin de leur travail? Pouvaient-
ils prétendre faire encore partie du corps social ? Mais le corps
social avait le droit de les rejeter comme une excrétion inutile; leur
valeur de production s'était annulée dès qu'ils n'avaient plus d'em-
ploi, et leur valeur de consommation se réduisait à proportion de
leur incapacité de gagner leur vie. Rien n'empêchait de les dépor-
ter sur un ilôt de l'Océan, et de les y laisser mourir de faim 'comme
les vieux esclaves dans Tile du Tibre. Hors de la fraternité, point
de salut pour le pauvre ; et c'est le sentiment familial seul qui nous
empêche de résoudre la question sociale en servant du plomb à qui
manque de pain.
{\) Figaro, H mai 1893.
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SOPHISMES ANCIENS ET NOUVEAUX. 499
Les objections de M. Benoist conlrc Tintroduction de la fraternité
dans le mouvement social nous paraissent donc absolument
incompréhensibles. « J'ai beau regarder, » dit-il, «je ne vois pas de
fraternité dans la nature... » Et « ce qui n'est pas dans la nature,
vous ne pouvez pas, quand vous le voudriez, le mettre dans la
société (p. 131) (1). » A ceci Ton répond simplement : La famille est
dans la nature, au moins poun l'homme (2). Or, la fraternité résulte
de la famille; par quoi elle est naturelle. Les hommes forment une
immense famille, où l'on doit et peut se traiter en frères. Si, d'ail-
leurs, on ne pouvait mettre dans la société ce qui n'est pas dans la
nature, il faudrait retourner aussitôt à l'état sauvage, car nous ne
vivons que d'institutions qui s'écartent précisément de la nature,
exemple : la monogamie. Ainsi que l'observe le D' Huxley (3), le
conseil des Stoïciens, qu'il faut suivre la nature, demande à être
compris et pratiqué avec réserve; et le progrès moral de la société
dépend moins de l'imitation des procédés cosmiques que de l'oppo-
sition réûéchie où nous entrons vis-à-vis d'eux.
« Êtes-vous à ce point fraternel », objecte M. Benoist, «que tous
les hommes, tous les peuples, tous les êtres soient à vos yeux
des frères? Si vous n'êtes pas François d'Assise et que vous ré-
pondiez oui, vous vous flattez. »
• Je ne suis pas François d'Assise; et, nonobstant, je répondrai oui,
Avec les atténuations que, si je ne me trompe, suggère le bon sens.
J'imagine que, dans les très nombreuses familles, comme ces fruc-
tueuses progénitures canadiennes où les parents comptent leurs
enfants par douzaines, et sans aller chercher, du reste, les 354 en*
fants naturels d^Auguste de Pologne ou les 079 enfants légitimes
de tel roi moins connu de Birmanie, il doit se créer entre frères et
sœurs des petits coins d'affection qui n'admettent qu'un petit nom-
bre d'élus. Cela n'empêche pas la fraternité d'exister pour le reste.
Dans nos campagnes même, il n'est pas rare de voir des fils aller
(1) L'auteur ajoute : « C*est assez indiquer que l'on ne peut fonder le gouver-
nement sUr la fraternité ». Pai* où il semble confondre le gouvernement et la
société, ce qui reviendrait à prendre le capitaine pour le navire. Il tombe, en
effet, sous le sens qu'une société fraternelle, familiale par exemple, n'impliquo
pas nécessairement un gouvernement fraternel, mais aussi bien, et plutôt, un
gouvernement paternel.
(â) Et c'est une question de savoir si elle n'y est pas aussi chez les animaux,
comme tendent à le démontrer les travaux de M. Westermarck. {History of
Human Marriage, Londres, Macmillan, 1891.)
(3} « L'évolution et la morale », conférence faite à Oxford, mai 1893.
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I
500 SOPHISMES ANCIENS ET NOUVEAUX.
au loin chercher fortune, et qui deviennent pour ainsi dire étran-
gers aux préoccupations affectueuses, au dévouement cordial, qui
s'échangent à l'entour du foyer primitif; mais le lien familial n'en
subsiste pas moins, et Tenfant oublié n'est pas moins assuré d'un
morceau de pain ou d'un abri, s il revient jamais sous le toit de
son père. Il n*y a là rien de a cette fraternité débordante qui jette-
rait l'humanité hors d'elle-même, et qui s'épancherait en tout lieu
comme l'eau d'une source inépuisable, cette fraternité à laquelle
les petits oiseaux viendraient boire » (p. 134). Cette fraternité, nous
ne la connaissons pas, s'écrie M. Benoist. Nous non plus ; et nous
n'avons aucun souci d'abreuver les petits oiseaux dans notre fra-
ternité, ainsi que l'illustre Pégase
A qui l'Aurore donne à boire
Dans les urnes de la clarté.
Jusque-là nous sommes d'accord. Mais, quandM. Benoist ajoute:
c( Je ne prétends pas qu'on ne puisse fonder sur la fraternité une
morale très haute, une sorte de religion humaine, je défie qu'on
s'en serve avec fruit pour fonder un gouvernement, » (p. 134), nous
^\ lui répondrons aussitôt : un gouvernement, non; une société, si.
S Nous avons d'abord un « coefficient d'humanité » fraternelle, pour
Î! employer le mot désormais célèbre d'un ministre dont l'éloquence
. , a d'étonnantes trouvailles, et c'est un élément qui n'est pas à dé-
l ' daigner. C'est même autre chose, n'en déplaise à M. Benoist,
f:\ qu' « une fraternité de cannibales dont on se donne mutuellement
^^ la marque en ne se mangeant pas l'un l'autre » (p. 135). Non seu-
f ' lement l'État nous préserve réciproquement du pot au feu où les
K cannibales vainqueurs plongent leurs ennemis vaincus, mais il se
K croit tenu d'enlever au vainqueur, pour nous l'offrir, un morceau
/- du pain que celui-ci tremperait dans sa soupe avec nos os démem-
\'.' brés. Puis il y a mieux. 11 suffit de regarder l'Inde, où la mendicité
• n'existe pas, pour comprendre le parti que l'on peut tirer de la fra-
ternité dans l'organisation sociale. Un homme d'État d'Angleterre,
' raconte Sir Edwin Arnold, demandait un jour communication des
lois sur les pauvres de l'Inde pour l'aider à réglementer le paupé-
* risme anglais. « Rien de plus simple, » lui répondit-on; «il n'y
, a dans l'Inde ni pauvres, ni lois pour ou contre eux (1). » C'est que
(1) North- American Review, févr. 1892. M. Barthélémy SaintrHilairc, dans son
Inde anglaise (Paiis, Porrin, 1881), n*y reconnaît non plus comme mendiants
que les religieux ayant fait vœu d'indigence.
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SOPUISMES ANaENS ET NOUVEAUX. 501
rinde, sous ce rapport, a l'heureuse fortune de n'avoir jamais été
réduite à l'état de nation. Les groupes ordinaires y sont ceux de la
nature, avec la famille pour base et sans aucun de ces éléments
artificiels qui entrent aujourd'hui dans notre patriotisme. Si, au
lieu de tendre à égaliser toutes les situations au sein d'un même
peuple, dont les membres seraient unis par une fraternité factice,
on suivait exactement la route inverse en fortifiant la famille et en
lai permettant son libre développement suivant la nature, on aurait
chance d'arriver à de meilleurs résultats; et plus ne serait besoin
de supposer, pour retirer de celte fraternité quelques fruits, a un
progrès si considérable qu'il équivaut à un changement total de ce
qui est et de ce qui a été» (p. 136). La fraternité, même dans la
famille — on le voit tous les jours, — ne suppose pas l'égalité.
Pourquoi ne pas reconnaître à chacun de nous, comme nous le
proposions ici-méme il y a quelque temps (1), des droits d'assis-
tance contre notre famille, corrélatifs aux avantages de succession
que notre famille a sur nous? Pourquoi ne pas établir que, dans la
proportion où mes oncles et cousins peuvent hériter de moi, en cas
de fortune, j'ai le droit, en cas d'infortune, de leur réclamer se-
cours et assistance? Au lieu de restreindre les degrés de successi-
bilité au profit de la masse indifférente, ne vaudrait-il pas mieux
les étendre encore et mettre rigoureusement à la charge de chaque
groupe naturel, représenté parla famille, les indigents qui lui
appartiennent de par la nature, ainsi que l'Ëtat le fait déjà pour la
commune, et que les pays étrangers le font pour l'État même? La
seule objection, invincible, je le crains pour l'instant, est que Ton
verrait ainsi des familles riches prospérer au milieu des familles
pauvres, et que cette inégalité froisserait encore davantage le sen-
timent déjà si susceptible de la fraternité patriotique. Mais, encore
une fois, pas plus entre familles sœurs au sein de la patrie qu'entre
individus frères au sein de la famille, l'égalité de principe n'est la
base du sentiment qui nous anime (2). L'affection diminue-t-elle
(1) Réforme socialCf !•'• novembre 1891, p. 661.
{2) U. Tarde (Transformations du droit, p. 20-2J, 61-6i?, 98) note Télargis-
sement continu de la sympathie entre hommes, passant de la. famille à la patrie,
puis à l'humanité. A vrai dire, le sentiment perd en intensité ce qu'il gagne
en surface; mais, ajoute l'auteur, « nous pouvons tenir pour assuré que le com-
munisme familial ou villageois ne renaîtra pas, car l'agrandissement de l'horizon
social s'y oppose. » — Le communisme familial ou villageois, non ,* mais la
fainiUe ne continuera pas moins d'être unie par les liens du sang qui lui impo -
sent de certaines charges. Et, d'homme à homme, voire do peuple à peuple,
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502 SOPUISMES ANCŒNS ET NOUVEAUX.
parce que chaque enfant d'un même père conserve le bénéfice
individuel de son industrie ?
Qu*est -ce que cette prétention, d'ailleurs, d'être tous fraternelle-
ment égaux dans les limites territoriales d'un pajs, qui changent
avec les vicissitudes de la politique, et de se targuer ensuite d'une
supériorité patriotique à Tégard des peuples voisins. «Tous les Fran-
çais sont nobles depuis 1789 !» s'écriait un jour à la Chambre M. de
Douville-Maillefeu (1). Tous décorés, si Ton veut: mais nobles ou
décorés vis-à-vis de qui ? Et que voilà bien une égalité plaisante
qui commence par chercher tous les moyens d'humilier Tétranger.
Du reste, il n'est pas nécessaire de sortir de France pour relever
d'autres indices contradictoires de notre vanité. Le Parisien, qui se
croirait déshonoré d'admettre une aristocratie quelconque en son
milieu, est intimement convaincu que lui-même est un aristocrate
par rapport au reste du pays. Et peut-être ne faudrait-il pas le
pousser beaucoup pour lui faire avouer que le mur d'octroi ren-
ferme une population d'aristocrates tous rigoureusement égaux (â;,
à moins qu'il n'y ait une inégalité légère en faveur de l'ouvrier, —
si votre interlocuteur est prolétaire. Ainsi, de plus en plus, s'im-
plante dans les cerveaux la devise de la démocratie que formule
une revue américaine : < Être l'égal de ses supérieurs et le supé-
rieur de ses égaux (3. >» La nature heureusement n'entre point
charité bien ordonnée continue par le voisin après aroir commencé par soi-
même (ïale lievieWt mai I89î, p. 6-9, « International Almsgiving » ). —
Accordons, au surplus, que la facilité de déplacement et la diversité des
occupations tendent à relâchor les liens de la famille, ainsi que le fait s'opère à
vue d*œU dans les campagnes de la Russie. Mais de nouveaux groupes
no se formeront-ils point pour protéger Tindividu, appuyés sur des intérêts
sociaux ou politiques? Contre le flot montant de la démocratie autoritaire,
ne se créera-t-il point de petite» patries dans la grande, au risque de se désinté-
resser quelque peu do celte dernière? On les verrait alors s'isoler ou se conso-
lider au sein de TÉlat socialiste comme les communautés chrétiennes d'Orient
chez les Turcs. Pour ma part, je me sens plus rapproché d'un conservateur
anglais ou allemand que d'un radical français .
(1)24 juin 1886.
(2) M. Benoist a écrit des pages très spirituelles Sur notre incurable vanité,
p. 112 et suiv. Le joli mot qu'il cite d'un cocher de âacre m'en rappeUe un tout
pareil qui m'est resté dans le souvenir depuis l'Exposition de 1878. Je me trouvais,
par hasard, près d'une hiachino très connue dans le monde du journalisme. Un
bourgeois émerveillé, désireux de connaître l'inventeur, demande s*ll est li.
« Non, » répond l'ouvrior qui expliquait la machine ; « mais, » ajoute-t-il avec
une exquise insolence de talon rouge, « voilà son fils, — ce gros, qui a Tair d'un
palefrenier. »
(3) Cenlury Magazine, juillet 1892, p. 383. Autant pensait, à sa façon, le brave
Irlandais qui, dans une réunion électorale, approuvait un orateur égalitaire :
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SOPmSMES ANCIENS ET NOUVEAUX. 503-
dans ces humeurs fantaisistes. Frères nous sommes, et frères nous
resterons : mais avec des nuances qui vont de l'affection la plus-
vivo à la plus relative indifférence, h mesure que Ton s'éloigne des.
ancêtres communs. Ce va-et-vient de sentiments en perpétuel
renouvellement et décomposition est l'histoire journalière des
familles, qui peut nous expliquer celle du pays. Il me serait aussi
parfaitement désagréable d'être le frère de tous les hommes que
d'être le mari de toutes les femmes (1). Mais, si ma fraternité som-
meille vis-à-vis de l'immense majorité, il n'est pas moins vrai
qu'elle se réveille à l'heure du besoin, sans quoi je n'hésiterais pas à
demander que Ton se débarrasse du quatrième état gênant, comme
on se débarrasse du cinquième élat, celui des chiens et des ani-
maux domestiques, lorsqu'ils deviennent inutiles.
Il
Une seconde erreur de M. Benoist, dont l'inconvénient se laisse
apercevoir en plus d'un passage de son livre, est un défaut de mé-
thode qui lui fait risquer des synthèses sans avoir essayé tout
d'abord l'analyse. C'est, j'en conviens, une méthode expéditive et
qui sourit à beaucoup de gens, parce qu'elle les dispense d'études-
fastidieuses. Imaginez un médecin qui se lancerait dans l'étude de
« Est-ce qu*an homme n'en vaut pas un autre ? » demandait Tictorieusemenl
l'orateur. — « Sûr, »> interrompit Paddy plein d'enthousiasme ; w et même beau-
coup plus l » Quarterly Hev., juillet 93, p. 124.
(l) On connaît le joli mot de Massimo d'AzcgUo : h Les faits et gestes des rois
qui se disent nos pères me donnent enrie d*étre orphelin ; les faits et gestes des-
rîépablicains qui se disent nos frères me donnent envie d'être fils unique. » En
rain cherche-t-on ridiculement à découvrir des motifs de rapprochement fra-
ternel pour étancher la soif de considération qui dévore, parait-il, les classes
inférieures. M. Paul Lafitte croit s'être aperçu do la sorte que le passage à lu
cas«me, l'habitude du travail, et les rencontres patriotiques autour do Purne
électorale* diminuent les préjugés qui séparent la bourgeoisie du peuple {Revue
Bleue, 21 mai 1893, p. 659-$60). Oserai-je . lui déclarer qull est absolument au
rebours de la vérité dans ses réflexions ou ses observations ? Le passage à la
caserne donne un sentiment beaucoup plus net des différences de classe, ainsi
qull est facile de le constater du haut en bas do l'échelle militaire; l'habitude du
travail nous rend dédaigneux des efforts que nous ne sentons point supérieurs
à notre capacité, témoin la raideur proverbiale des parvenus; enfin l'urne élec-
torale est la boite de Pandore d'où sortent la plupart de nos divisions, si bieib
qu'en tout pays les gens instruits et paisibles s'en écartent de plus en plus. L'idée
de fraterniser à Tentour exciterait la risée des paysans, en bien des cantons de^
la France, comme il m'est arrivé personnellement d'en avoir la preuve un jour
d'élection récente. Quoi que l'on veuille, l'homme du peuple, en tant que peuple^
n'a droit qu'à une conndération banale, qui, par sa banalité même, n'est plus-
de la confildération.
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504 SOPHISMES ANCIENS ET NOUVEAUX.
la pathologie, sans daigner s'arrêter im instant à Tanatomie ou à
révolution physiologique des cellules. Certains esprits qui se
piquent de bon sens, et ne sont d'ordinaire que des esprits de sens
commun, c'est-à-dire non de sens droit mais de sens ordinaire,
affectent de dédaigner les analystes comme des coupeurs de che-
veux en quatre. Et, tant qu'on n'aura pas trouvé le moyen d'en-
seigner les théorèmes pratiques de la géométrie sans commencer
par la définition des perpendiculaires ou le postulat des parallèles,
tant qu'an n'aura pas trouvé le moyen d'apprendre à lire sans
débuter par l'alphabet, il faudra se résigner à des études prépara-
toires dont on ne saisit pas toujours la portée. Si les Anglais, qui
ne sont rien moins que chimériques, travaillent depuis tant d'an-
nées, — on pourrait dire depuis tant de siècles, — à creuser la
notion de « souveraineté » et autres conceptions analogues, c'est
que, vraisemblablement, le besoin de cette œuvre se faisait sentir.
On imagine dès lors Tétonnement parfait avec lequel nous avons
vu M. Benoist jeter d'un tour de main par-dessus bord, comme un
fatras inutile , l'œuvre où se sont absorbées des générations de
penseurs, d'Aristote à nos jours.
« La première question qui se pose », écrit-il, « est la question
des formés de gouvernement. Quel est le meilleur gouvernement et
d'abord combien y a-t-il de formes de gouvernement? Neuf cent
quatre-vingt-dix personnes sur mille répondent immédiatement :
<r II y en a trois. » Vous croyez qu'elles vont nommer la royaulé
constitutionnelle, l'empire et la république ?» — Non, je ne le
crois pas ; car on n'a pas le droit de supposer a priori que son pro-
chain est un imbécile, capable de ne vous répondre qu'une sottise.
Ce serait une impertinence que l'on peut se permettre tout au plus
quand on a, comme Mérimée, affaire à un troupeau de sénateurs:
encore serait-il bon d'être Mérimée pour se la permettre. Et, vrai-
ment, la réponse serait d'une absurdité de premier ordre. Scienti-
fiquement, nous n'avons pas à entrer dans les rancunes des gens
de lettres qui classent les gouvernements suivant le plus ou moins
de latitude que ceux-ci laissent à la liberté de la presse (1). Nous
n'avons pas à recommencer le procès du second empire, ni celui
de la monarchie de juillet. Mais, rancunes à part, il serait bon
vl) Tous, plus ou moins, rappellent assez l'irascible Jean-Jacques, dont M. Beu*
dant dit avec esprit que, « jugeant la société établie par ce qu'il lui reproche
de n'avoir pas fait pour lui, il n'en voit que les abus et les excès » (p. i51).
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SOPUISMES ANCIENS ET NOUVEAUX. 505
d'indiquer, si Ton partage cette opinion, en quoi Tempire d'Au-
triche qui est constitutionnel se rapproche de l'empire de Russie
qui ne Test pas, et diflfère de la monarchie d'Angleterre qui lui
ressemble sous tous les rapports. Et, comme peu s'en est fallu que
la reine Victoria devînt, pour une simple question de préséance, si
Ton en croit la chronique, impératrice de tout l'Empire britan-
nique, ainsi qu'elle est d'ailleurs devenue impératrice des Indes,
M. Benoist n'eût point perdu sa peine à nous prouver que ce chan-
gement d'étiquette entraînait une modification d'essence gouver-
nementale (1). Mais il ne s'arrête pas à ces vétilles, a Et l'esprit clas-
sique », continue-t-il, « qu'en faites-vous? On remonte aux Grecs
et aux Romains. On vous nomme la monarchie, l'aristocratie, la
démocratie. On vous renvoie par Montesquieu à Aristote ; et, ici se
montre Vesprit simpliste, à un Aristote écourté, simplifié. Car, s'il
est vrai qu' Aristote reconnaît ces trois formes normales, la hasiîie
ou royauté, Varistocratie et la poliiie, il citait aussi trois formes anor-
males, la tyrannie oixdespotie^ V oligarchie, et \2l démocratie [^, 20-21)».
— Voilà ce que l'on gagne à jeter par-dessus bord les notions pre-
mières, à commencer par celle de la souveraineté à laquelle notre
jeune auteur ne veut plus entendre. Si M. Benoisc n'avait pas
dédaigné de se placer à cet égard sur le terrain où tout le monde
se place, il eût su qu'Aristote avait raison de classifier ainsi les
formes de gouvernement, et que l'esprit simpliste lui-même n'avait
pas tort d'éliminer, pour le moment, les formes anormales. Le bon
et le mauvais, dans l'espèce, me sont indifférents. Lorsque j'étu-
die, par exemple, les différentes formes de propriété pour en
reconnaître les droits et devoirs, je n'ai pas à chercher si le pro-
priétaire est un honnête homme ou un coquin. Une paire de bottes
en face d'une paire de pantoufles reste une paire de bottes, qu'elle
soit neuve ou vieille, solide ou percée. Tout le point est de savoir
où réside la souveraineté ; — et, selon qu'elle se trouve concentrée
sur une seule tête ou disséminée sur plusieurs, les effets qui résul-
tent de sa répartition auront d'avance un caractère qui diminue
de beaucoup la portée des classifications en bons et mauvais gou-
vernements. Un républicain fervent, dont les travaux ont marqué
dans la science, et fort connu de la plupart de nos grands hommes
(t) Comment s'entendro avec ses collaborateurs du Temps, qui rappelaient ces
jours derniers, à l'occasion do la nouvclie insurrection brésilienne, qu'en perdant
l'Empire de Dom Pedro, TAmériquedu Sud avait perdu sa seule République?
La Réf. Soc, 1" octobre 1893. 3« série, t. VI (t. XXVI col. ), 33
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. ■t"' ■■■I
506 SOPfllSMES ANCIENS ET NOUVEAUX.
au pouvoir dont il avait dirigé l'éducation, nous écrivait un jour:
« Vous souvenez- vous que je définissais la démocratie, sans aucun
souci étymologique, le système idéal où chacun serait maître de
son action propre. Je définirais volontiers celle que nous avons : le
régime trop réel où nous avons substitué à un seul qui pouvait être
bon ou mauvais, intelligent ou imbécile, suivant l'accident des
choses, six à huit cents tyranneaux dont le génie correspond bien
aux destinées qui semblent désormais fixées pour la France. » Il
savait ce que parler veut dire. La vérité est que la part d'aléa qui
existe dans la monarchie, et qui peut nous donner des princes
éclairés, des saint Louis, des Henri IV, en France, — des AJcbar
même dans la dynastie du Grand Moghol, — n'existe point dans la
démocratie qui demeure uniformément médiocre ou vicieuse. C'est
pourquoi les vrais philosophes, qui sont tous plus ou moins sus-
pects d'agoraphobie, la tiennent en petite estime ; et la dénomina-
tion fâcheuse d'Aristote a fini par devenir le nom générique du
régime (1). Je suppose bien qu'ici l'on réclamera contre la sévérité
de leur appréciation. Mais, si la démocratie nous semble suppor-
table, ce n'est pas qu'elle soit aussi acceptable, comparativement,
qu'un autre régime, mais simplement que la politique à laquelle
tant de vanités exacerbées accordent une importance extrême ne
joue qu'un rôle très extérieur dans notre vie quotidienne. Et si,
régime pour régime, les gens de lettres qui ont un penchant pour
la démocratie, parce qu'elle les émancipe, voulaient instruire son
procès avec la même sévérité qu'ils apportent dans leur jugement
contre les autres formes gouvernementales, on verrait quel est en
définitive le plus lourd dossier. Le grand malheur de l'Ancien
Régime est que ses archives les plus secrètes nous sont ou-
vertes ; on ne jugera bien notre démocratie que dans un siècle,
quand on pourra comparer, pièces en mains, ses incohérences
avec celles, moins prétentieuses du reste, de ses prédécesseurs.
Quoi qu'il en soit, et pour en revenir à. M. Benoist, nous avons
dit qu'il supprimait l'idée de « souveraineté » pour la remplacer
parcelle de « vie nationale ». Il n'y a pas de souveraineté de nos
jours, atHrme-t-il, du moins dans la démocratie. C'est une idée
vieillie, dangereuse, et, somme toute, d'origine théologique. « La
(1) Maine, Gouvernement populaire^ Irad. (Paris, Thorin, 1887), p. 111. — Pol-
\ockf lnh\ à Vétude de Ut politique (ibid., 1893), p. 449,
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SOPHISMES ANCIENS ET NOUVEAUX. 507
nation est-elle souveraine? On ne s'en préoccupe pas. Elle vit,
tout le monde vit physiquement dans la nation. Dès lors, tout le
monde a le droit d'y vivre politiquement, pourvu qu'il en ait les
moyens, et dans la mesure de ses moyens, en obéissant à la loi »
(p. 163). Il est en effet bizarre, observe M. Benoist avec assez de rai-
son, ce peuple souvî^rain qui n'est souverain qu'une fois tous les
quatre ans, et simplement pour choisir entre deux ou trois candidats
qui le Qagomentà qui mieuxmieux pour le gruger à qui mieux pis.
M. Benoist propose donc de remplacer l'idée de souveraineté par
celle de vie nationale. Au lieu de volonté nationale on devrait dire
activité de la nation. Comme on le voit, c'est une nouvelle consé-
quence de la faute qu'il a commise de vouloir assimiler le corps
social à un corps organique, au lieu de le considérer simplement
comme une association semblable à la plupart de celles qui exer-
cent autour de nous. Mais, dans la vie même, on constate l'action
de volontés bien arrêtées. Il y a un cerveau dont les décisions
mènent le corps, et qui fait que l'homme agit par action réûéchie
pour le moins autant que par acte réflexe. Et il ne suffirait pas pour
expliquer notre conduite de dire que nous avons la plénitude de la
vie. On sait très bien remarquer des gens excentriques qu'ils ont
le cerveau mal équilibré. Où est le cerveau dans la nation ? Où s'éla-
borent les décisions qui font qu'un peuple dans le cours de l'his-
toire différera d'un autre peuple plus qu'un bœuf d'un autre bœuf
dans son pâturage? C'est toute la question de la souveraineté. Et,
si H. Benoist, qui cite volontiers Henry Maine, avait pris la peine de
lire les chapitres que l'auteur anglais consacre à la critique des
idées de Benlham et d'Âustin, dans son Histoire des institutions pri^
miHves (1), il eût aperçu peut-être les difficultés de son propre sys-
tème.
La souveraineté du peuple, telle qu^elle se comporte en France,
est ridicule : — d'accord. Qu'est-ce que cela prouve? Que les poli-
ticiens sont d'intrépides mystificateurs qui savent la confisquer à.
leur profit comme un notaire infidèle trouve le moyen de dépouiller
ses clients, sans qu'il y ail pourtant lieu de contester en principe
la propriété dont ces derniers seraient titulaires jusqu'au jour de
leur ruine absolue. La souveraineté du peuple est dangereuse, car
elle lui donne des illusions sur l'infinité de son pouvoir : — d'ac-
(1) Trad. Paris, Thorin, 1880, cli. xii-xm.
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508 , SOPHISMES ANCIENS KT NOUVEAUX.
cord aussi. Mais qu'est-ce que cela prouve? Qu'il faut au peuple une
éducation morale et que cette éducation semble, à lui inculquer,
plus difficile qu'elle ne le serait à un prince ou à une aristocratie
héréditaire (1). De là vient que, pour mon humble part, je ne serai
jamais partisan ni de cette souveraineté populaire, ni de la démo-
cratie dont elle est la condition première, ni de la République qui
en est aujourd'hui l'incarnation la [plus certaine. Mais, une fois
bien pénétré que la souveraineté existe quelque part, il est facile
de comprendre la classification d'Aristote. M. Benoist proteste
qu'il n'y a jamais eu de monarchie ni de démocratie pure. « Re-
montez aussi loin que vous voudrez, où trouvez-vous le gouverne-
ment d'un seul? Louis XIV a beau dire : l'État, c'est moi, l'État
c'est lui et quelques autres. Allez aussi loin en sens opposé, où
trouvez-vous le gouvernement de tous?» Ici, M. Benoist confond
manifestement des choses très divei*ses : le commandement et l'in-
fluence d'une part, le gouvernement et l'administration de l'autre,
ou si Ton veut et comme nous Tavons déjà dit, le rôle du capitaine,
seul maître à son bord après Dieu, et celui de ses subalternes, depuis
le second du navire jusqu'au dernier maître de l'équipage. Pourtant
Sir Frederick Pollock nous avait parfaitement résumé sur ce point
les leçons de l'école anglaise. Admettez aussi grande que vous vou-
drez l'influence des politiciens dans la démocratie, « la majorité
exerce le pouvoir de tous. Quiconque désire que Ton exerce ce pou-
voir en tel ou tel sens doit persuader la majorité ^de penser comme
lui ; et, s'il y parvient, plus ne sera besoin d'autre peine. Mais alors,
que dire de celui qui persuade la majorité? Périclès, par exemple,
est-il souverain lui aussi? Et siAspasie persuade Périclès? N'est-ce
pas là plutôt une recherche vaine pour remonter à l'inflni de cause
en cause? La réponse est facile. La persuasion qui l'emporte n'est
pas la souveraineté. Périclès persuade la majorité des citoyens
(1) Pourquoi en serait-il autrement do la souveraineté que de la propriété avec
laqucUc si souvent elle s'est confondue? Le jus abutendi que celle-ci nous con-
fère doit s'entendre avec do certaines réserves, sous peine de nous voir appli-
quer les articles du code relatifs ;\ l'interdiction. C'est pourtant ce que M. Cher-
buliez se refuse à comprendre.» Après cela », dit-il, « libre à chacun de soutenir
que l'omnipotence du Parlement est absolue, comme le contrat primitif invenw^
par Rousseau. Cette omnipotence n'est qu'une vaine fiction. Qu'est-ce qu'une
puissance dont on est résolu à ne pas se servir? On ne peut vraiment que ce
qu'on peut vouloir » {Rev. des Deux Mondes^ 1er août 1893, p. 705). Mais suisje
maître moins absolu de ma fortune, parce que je ne puis la jeter par exemple dans
la Seine sans le risque d'être interné comme fou, alors qu'il m'est permis néan-
moins de me ruiner à fond de cinquante autres manières?
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SOPUISMËS ANCIENS ET NOUVEAUX. 509
d'Athènes ; mais cette majorité n'a plus besoin de convaincre per-
sonne, elle commande (1). > Tout de même, Colbert et Louvois con-
seillent Louis XIV; Louis XIV donne ses ordres; et, quand les
remontrances lui déplaisent, il n'éprouve aucune gène à témoi-
gner son désagrément. Vauban ne tardera pas en savoir quelque
chose.
Il était donc difficile de se mettre plus complètement en désac-
cord avec les enseignements traditionnels, calculés, de TËcole an-
glaise, que ne le fait M. Benoist quand il nous annonce triomphale-
ment sa découverte du gouvernement mixte comme une vérité
supérieure à toutes les autres. < Encore une fois », nous dit-il,
tt le gouvernement du pays par le pays est iine jolie formule. Mais,
pris à la lettre c'est une absurdité épaisse puisqu'on n'imagine
pas, ou, si on Timagine, on ne Ta vu nulle (part, le peuple tout
entier, également souverain, gouvernant le peuple tout entier
également sujet » (p. 26). Si : on voit le peuple également souve-
rain gouverner le peuple également sujet, mais non pas Tad-
ministrer, ce qui est chose toute différente. « Il suffit, si
les garanties sont sérieuses, si le contrôle est efficace, si la
machine marche bien, pour que le gouvernement établi ait la
qualité essentielle, indispensable à tout gouvernement, pour qu'il
soit un gouvernement national, pour que plus ou moins grande,
plus ou moins petite, tout le monde, grands et petits, toute la
nation y ait sa part » (p. 26-27). Sans doute, répondrait ici Sir Fre-
derick Pollock, tle gouvernement se poursuit à l'aide d'un système
de compromis ou d'entente qui n'ont jamais été pour la plupart
définis d'une manière authentique, et qui ont encore moins
acqnis la force d'une loi positive ». Il y aurait là peul-être, et
même il y aura là certainement, un jour, matière à une étude nou-
velle, à la création d'une branche spéciale de la politique, dont les
fruits réservent plus d'une surprise à ceux qui s'imaginent avoir
remplacé définitivement l'arbitraire d'autrefois par le respect
judaïque et le règne majestueux de la stricte légalité. « Mais »,
ajoute Sir Frederick, «pourquoi les Anglais (chez qui le mécanisme
constitutionnel semble plus complexe qu'il n'est ailleurs) vont-ils
tranquillement à leurs affaires, d'avance persuadés que cette
machine compliquée, avec ses organes indépendants en apparence,
va travailler régulièrement et tout d'une pièce? C'est qu'en défini-
(l) Tracl., p. il'I,
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510 SOPUISMKS ANCIENS ET NOUVEAUX.
live Bagehot a prouvé — ce que les gens réfléchis devaient senlir
avant lui, sans le discerner très clairement, — que la constitution
anglaise, sous sa forme moderne, donne la souveraineté réelle à la
majorité de la Chambre des Communes, et la lui domie de la façon
la plus effective. La machine fonctionne au mieux, non parce que
les forces sont équilibrées, mais parce qu'en dernier ressort il
n'existe qu'une seule force >. En France, par exemple, si le pou-
voir semble plus réellement divisé entre le Sénat et la Chambre des
députés, on peut dire qu'en définitive, et malgré toutes les appa-
rences, il n'existe qu'un seul pouvoir, Télectorat, auquel il faut
toujours en appeler au cas de conflit intraitable, et qui seul trou-
vera le moyen de tmncher la question, ainsi qu'il ferait du reste
en Angleterre si la Chambre des Communes se trouvait trop nette-
ment en opposition avec la Chambre des Lords (1).
En résumé, l'idée de souveraineté, loin d'être une gène, est un
ingrédient indispensable de la politique. C'est la répartition de la
souveraineté qui détermine le caractère du gouvernement.
M. Benoist croit pouvoir trouver dans notre République tous les
éléments des autres gouvernements réunis. « Nous avons, » dit-il,
a un Président qui, M. Jules Simon l'observait l'autre jour, est plus
roi que Louis-Philippe. Et M. Jules Simon n'est pas tout seul de
cet avis. M. Goblet, M. Clemenceau, M. Ranc, M. Sigismond Lacroix,
ne se lassent pas de gémir parce que la Constitution est monar-
chique » (p. 33). A l'exception de M. Jules Simon, dont on ne com-
prend pas toujours les raisons de penser, les autres écrivains consti-
tutionnels que l'on vient de citer n'ont qu'une autorité assez res-
treinte. On ne les lit même que par manière de désœuvrement el
(l) La preuve on est qu'aujourd'hui où la majorité de TAngleterre —je ne dis
pas du Royaume-Uni — s'oppose énergiquement à l'établissement du Home liule,
les Unionistes les plus convaincus avouent que, si après le rejet du BiU Glads-
tone parla Chambre des Lords, suivi d'une dissolution de la Chambre des .'com-
munes, le pays renvoie de nouveaux députés favorables au Home Rule, force sert
de s'incliner devant la décision populaire. « Il est impossible À la Chambre héré-
ditaire de se mctti*e en opposition peroranente contre la volonté déclarée du
peuple par le scrutin » [Quarlerly Reviens juil, 1893, p. 261-8). C'est une preuve
manifeste de la remarque excellente de M. Beudant, qu'un princi|'e introduit
dans une constitution n'y reste jamais inactif. « Le bon sens public ne perd
assurément jamais ses droits, chez un peuple éclairé...; néanmoins, le système
est tel, avec ses suites toujours possibles quand il le faudra » (p. 213). Le plus
curieux est que M. Benoist se trouve obligé de convenir que, en France, c'est
aussi la Chambre qui gouverne (p. 223-224) ; seulement il s*en choque parce que
le fait contredit sa thèse ; et il ne s'aperçoit pas que c'est justement le principe
qui remporte.
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SOPHISMKS ANCIENS ET NOUVEAUX. 511
pour s*ainu8er à étudier le rétrécissement d'esprit dans le cerveau
d'un « gendelettre ». Oserait-on sans rire invoquer dans une dis-
cussion scientifique Topinion de M. Ranc, qui serait, à Tégard d'un
Gneist ou d'un Bluntschli, ce qu'un Larousse est à PÉcole des
chartes? Quant à M. Jules Simon, il ferait bien de s'entendre avec
l'ombre de Henry Maine, lequel, de son vivant, pensait qu'au moins
les Louis-Philippe régnaient s'ils ne gouvernaient pas. tandis que
le président de notre République a l'ineffable et ridicule posture de
ne pouvoir ni gouvernerni régner. Malgré les attributions superbes
que réussit à lui découvrir M. Jules Simon, d'aucuns pensent que
sa fonction principale est de voyager pour représenter l'État, et
qu'il ne manque jamais plus gravement à ses devoirs constitution-
nels que quand il s'avise d'être malade à l'heure du départ. Le
régime présidentiel en France, c'est le régime du mannequin
représentatif (1).
Nous avons aussi, dit M. Benoist, une aristocratie. « S'imagine-
rait-on d'aventure, » s'écrie-t-il, a que la démocratie contempo-
raine n'a gardé nulle trace d'aristocratie? Même, sans sortir du
Parlement, il s'en est formé une chez nous depuis la Constituante
et la Convention. La liste serait curieuse à dresser des fils, petits*
fils ou petits-neveux de constituants et de conventionnels qui, de
1800 à 1890, ont été ou sont investis de fonctions électives» (p. 34).
La remarque avait été faite déjà par Nordau, lequel signalait, dans
la constitution de notre nouvelle noblesse républicaine, l'un des
(1) Maine, Gouvernement populaire, p. 348. Notez que personne ne s'exprime
là-dessus plus irrévérencieusement que M. Benoist : « Le président de la Répu-
blique (quelle que soit sa personne, la personne n'est pas on cause) se voit con-
traint de rester tapi, comme on un trou, dans les quatre articles de la loi du
25 février et les sept ou huit articles de la loi du 16 juillet 1875, qui le concer-
nent. Il reçoit, signe et représente. 11 a « les fonctions de Majesté ». Pour ce
qui touche le Parlement, il ouvre et clôt les sessions par décret. La Constitution
prend soin de dire qu'il n'est pas responsable, hormis le cas de trahison. C'est la
précaution inutile : de quoi serait-il responsable, puisqu'il ne fait rien par lui-
même, et que s'il faisait quelque chose, ce serait précisément la trahison, le coup
d'État, le Deux-Décembre, le Dix-Huit Brumaire, — que sais-je ? » (p. 225).
Du reste, cette conception gouvernementale, accentuée résolument par la con-
duite du président Jules Grévy, est bien celle qui répond on France aux aspira-
tic des républicains bourgeoiseants. « Ils se soucient fort peu de la liberté »,
disait Dumont à Nassau Senior, dès 1859, « et préfèrent le despotisme, non pas
celui d'un individu, niais celui d'une assemblée, d'un comité de salut public, d'un
directoire si l'on veut, pourvu qu'il se renouvelle constamment et que chacun
puisse espérer tenir le pouvoir à son tour. » J'arrête la citation, parce que les
derniers événements lui donneraient une justesse trop impertinente. {Conversa-
tions wilh M. Thiers, etc. Londres, Hurst et Blackctt, 1878, l"*" mai ï859.)
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512 SOPUISMKS ANCIENS ET NOUVEAUX.
meilleurs mensonges de la civilisation courante, où Ton voit, sous
le prétexte le plus rigoureusement égalitaire, se recréer des diffé-
rences de castes (1). M. Benoist voit aussi quelque tournure aristo-
cratique (( aux sénateurs et députés élus, mis par réleclion
au-dessus de la foule ». Je doute pourtant que ce prestige soit très
captivant. Sans rappeler ici Tépithète de soua-vétérinaires, qui figure
jusque dans les comptes rendus de la Chambre, sans rappeler non
plus que la vieille et morose Revue d" Edimbourg XnviQ nos Chambres
actuelles comme inférieures à toutes celles qui les ont précé-
dées (2), il nous sera permis de dire que nos sénateurs ne repré-
sentent pas encore, du fait de leur élection, les ducs et marquis de
l'Ancien Régime, et que nos conseillers municipaux ne sont pas
encore, même pour le temps de teur mandat électif, Téquivalenl
d'un simple vidame. Si M. Benoist me faisait l'honneur de me
rendre visite dans ma petite commune rurale, la plus irréfutable
réponse à ses théories serait peut-être de l'inviter à déjeuner, non
pas avec les propriétaires voisins, qui tous ont leurs diplômes en
poche et dont certains pourraient causer de visu de TËgypteoa du
Japon, mais avec un lot de conseillers municipaux choisis au ha-
sard de Tordre alphabétique (3).
Est-ce à dire qu'il n'y ait pour nous aucune conclusion à tirer de
cette apparente complexité des régimes gouvernementaux? Assuré-
ment si. Nous en devons même recueillir une leçon très impor-
tante : savoir, qu'il est inutile de s'emballer d'enthousiasme dans
le culte d'une forme quelconque de gouvernement. Quel que soit le
souverain unique ou multiple, l'intluence réelle appartient tougours
(1) « C'est ainsi que les Carnol, les Cambon, les Andricux, les Brisson, les
Besson, les Périer, les Arago, etc., ont fond«5 des dynasties politiques d'une
grande importance ; mais ceux qui connaissent les propriétaires actuels de ces
noms savent que c'est à ces noms seuls qu'ils doivent les situations qu'ils occu-
pent dans l'État. » {Les mensonges conventionnels de la civilisation, trad. Paris,
Hcinrichsen, 1888, p. 128.)
(2) Avril 1889, Le Centenaire de 1789, p. 530. « Le suffrage universel a broyé
la représentation du pays jusqu'à Textrème de la médiocrité ; il ne choisit que
des gens de capacité inférieure, égoïstes, scrviles devant la foule, profondément
ignorants des affaires, et que l'on paie 25 francs par jour pour leur service. Il en
résulte que la Chambre est un objet de haine et de mépris pour tout le monde, et
(juc le gouvernement parlementaire est partout attaqué, parce que le Parlement
est ridicule ot que les sages y sont impuissants. »
(3) D*ailleurs M. Benoist éreinto bnllamment cette aristocratie novice,
choisie « entre les deux ou trois oranges pourries qui composent peut-être looi
l'assortiment du marché local », ainsi qu'il le déclare sans illusion, en emprun-
tant sa formule à John Mill.
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SOPUISMES ANCIENS ET NOUVEAUX. 513
à un petit nombre de gens qui lui dictent la plupart de ses décisions.
C'est ce que le D' Huxley, avec son esprit si merveilleusement
lucide, a mis parfaitement en lumière dans une page qui mérite
d*étre connue. « On ne s'écarterait pas beaucoup de la vérité si Ton
soutenait que la seule forme de gouvernement qui ait jamais existé
d'une façon constante est l'oligarchie. Un despote très énergique,
une multitude affolée, peuvent pendant un très court laps de temps
faire valoir leur volonté unique ou collective. Mais la puissance
d^un monarque absolu est aussi bien abandonnée aux mains d'une
coterie de ministres, de maîtresses et de prêtres, que le pouvoir
de Démos se trouve abandonné, somme toute, à une coterie d'ora-
teurs et de politiciens «tire-ficelle» {wire-pullers). Ainsi que le
remarque liobbes, la démocratie n'est en définitive qu'une aristo-
cratie d'orateurs, interrompue momentanément par la monarchie
temporaire d'un orateur unique (1). L'alternative n'est donc pas
entre l'individu souverain et la multitude souveraine; mais entre
une aristarchie et une démarchie, c'est-à-dire entre deux oligar-
chies aristocratique et démocratique. La grande affaire de Taris-
tarque est de persuader le Roi, l'Empereur ou le Tzar, de suivre la
ligne de conduite qu'il lui indique, tandis que le démarque s'oc-
cupe d'endoctriner le peuple de la même façon (â). « Établissez le
gouvernement d'un seul », dit à son tour M. Courcelle-Seneuil,
« monarchie, dictature, tyrannie, comme vous voudrez l'appeler :
est-ce un seul qui gouverne ? Pas du tout. Le dictateur aura des
amis de tous les degrés, des solliciteurs, des flatteurs, etc., dans
les deux sexes. Il sera le centre où viendront se buter mille
influences opposées. Établissez une démocratie, vous verrez sous
d'autres noms la même lutte, et vous la verrez encore dans une
oligarchie quelle qu'elle soit. Les mêmes influences bonnes ou
mauvaises s'agitent autour des gouvernements sous toutes leurs
formes. C'est de la prédominance des unes ou des autres que
dépend la direction, cause de la prospérité ou de la décadence de
l'État (3). »
(1) De corpore poUlico, ch. ii, § 5.
(2) Huxley, Nineteenth Cmtun/. mai 1890, p. 851.
(3) La Société moderne, Paris, Guillaumin, 1892, p. 74-75. Du reste, il sVn faut
ênopmémcnt que les partis qui inrncnt le peuple dirigent le gouvernement à leur
guise. « Je sais tr<'*s bien », remai-quait le due de Wellington, « que l'Angleterre
n*a jamais été gouvernée suivant les principes absolus d'aucun parti, et moins
encore suivant les principes que lui prête le parti adverse. » [Quarlei'^y Heview^
iuiU. 1878, p. 74.;
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514 SOPBISMES ANCIENS ET NOUVEAUX.
Mais ceci nous donne une seconde conclusion : savoir que, s'il ne
faut point s'enthousiasmer pour aucun gouvernement, il ne faut
pourtant pas se rallier indifféremment au premier venu. Car, nous
dit encore M. Courcelle-Seneuil, si « les formes du gouvernement
considérées abstraitement sont indifférentes dans la pratique, elles
ne le sont à aucun moment de Thistoire. Dans la réalité, en effet,
chaque forme de gouvernement emporte avec elle ses doctrines,
ses procédés, son personnel, choses auxquelles les peuples ne peu-
vent être indifférents, parce que ce sont justement celles qui déter-
minent le caractère bon ou mauvais du gouvernement (p.92).» Ainsi,
la souveraineté restant intacte au profit du prince ou du peuple,
nous serons toujours la proie d*un tas de faiseurs, si Ton veut bien
nous passer l'expression. Mais il importe grandement de savoir si
les faiseurs auront affaire à un prince capable d'échapper parfois à
toutes les circonventions, ou à une pauvre multitude de cerveaux
débiles qui seront toujours, bon gré mal gré, la matière exploitable
des charlatans. C'est ainsi que, devant nos tribunaux, il importe
beaucoup de savoir si l'avocat plaidera devant trois juges experts
ou douze jurés naïfs. Mais si, pour comble de malheur, le personoel
des charlatans doit changer avec la forme gouvemeiûeatele, et
diminuer encore de scrupule à mesure qu'il s'adr^se à la plèbe, on
conviendra que le scepticisme n'est plus de mise, et qu'il y a lieu
pour le citoyen lettré d'y regarder deux ou trois fois avant d'ac-
corder son adhésion au nouveau régime. Peut-être les honnêtes
théologiens et les savants docteurs ès-sciences politiques qui nous
accablent, depuis quelques mois, de dissertations candides sur l'é-
quivalence relative des formes de gouvernement, ont-ils oublié sur
ce point d'éclairer leur lanterne. Personne ne conteste qu'une ré-
publique peuplée d'anges vaille une monarchie gouvernée par un
saint. Le tout est de savoir ce que nous devons penser de la répu-
blique actuelle, en France, par rapport aux monarchies environ-
nantes, ainsi qu'aux différents régimes qui se sont succédé en
France durant ce siècle (1).
(4) On perd trop souvent, dans la presse, un temps précieux à réfuter des
objections que personne ne formule, et à négliger celles qui s*éveillent au fond des
cerveaux. On nous connaît et comprend si peu, que M. E. M. de Vogué, l*un des
esprits en apparence les plus ouverts d'aujourd'hui, vient d*avouer dans le Figai^
(13 septembre 1893) qu'il avait autrefois entrepris sa campagne électorale de TAr-
dëche plein de préventions contre les conservateurs, et qu'il avait eu la surprise
de rencontrer chez eux des hommes de sens et de dévouement. Il y a des jours,
positivement, où Ton se demande si la pratique de la littérature exerce, autant
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SOPUISMES ANCIENS ET NOUVEAUX. 515
C'est ce quMl serait vivement intéressant d'étudier ici, le livre de
M. Benoist en mains, si les circonstances présentes et les dernières
instructions papales ne nous interdisaient d'exprimer le fond de
notre pensée.
M. Benoist est républicain pour le moment. 11 Test, dit-il, avec
tout le sérieux d'une conviction scientifique. Pourle moment aussi,
je ne le suis pas, avec l'égal sérieux d'une conviction tout aussi
scientifique. Personnellement, je n'en saurais dire davantage.
« Mais n'est-ce pas chose étrange, » ainsi qu'il le remarque fort à
point, qu'avec notre gloriole de liberté de presse, il soit si difficile
d'exprimer ses idées sur les matières dont tout le monde se préoc-
cupe, et « qu'il faille prendre tant de précautions oratoires dans un
temps où, Dieu merci, on ne met plus les écrivains à la Bastille, et
où chacun a le droit de disserter librement des affaires publiques »
(p. 2). Et il serait d'autant plus utile d'élever la voix pour se faire
entendre, que les opinions politiques ne dépendent en principe ni
du savoir, ni de l'intelligence. Elles viennent de causes bien plus
profondes, où, comme le notait John Mill, les divers éléments de
notre constitution personnelle et de notre atmosphère sociale en-
trent pour beaucoup. De telle sorte que les partis qui nous divisent
se sont groupés dès le début d'après leurs vraies affinités électives,
et suivant des lois qu'il n'est pas [malaisé de découvrir, mais aux-
quelles les changements d'étiquette ne font rien (1). 11 n'importe.
Borna ïocuta est, A ceux qui l'écoutent d'ordinaire avec soumission,
il convient uniquement de se taire. M. Benoist, qui a senti un em-
barras égal de parler et de garder le silence, mais qui n*est pas
retenu par les mêmes considérations, développe sa protestation en
qu'on le croit, la compréhension des hommes et des choses. En tout cas, la poli-
tique exige les mêmes qualités d'imagination que le roman pour deriner ce que
pense un adversaire. M. Goschen, ex-chancelier de l'Echiquier et recteur de
rUniversité d'Edimbourg, a mis ce besoin en relief dans une remarquable confé-
rence aux étudiants de son Université, (19 nov. 1891% conférence qui vient d'être
réimprimée à Londres : The Cultxvation and Use of imagination^ Edward Arnold
1893.
(1) « Nous serons les derniers à déprécier la puissance des convictions mora-
les; mais les convictions de l'humanité, en général, vont de pair avec ses iiité-
rt^ts ou ses sentiments de classe... Le cœur et l'intelligence ont une part
énorme dans la détermination du genre de consci*vatisme ou de libéralisme que
Kon adopte ; mais c'est la position sociale, sauf de rares exceptions, qui rend
libéral ou conservateur. » (Cité par M» John Morley, Fortnightly Rev.,{évriev 188C,
p. 173.) Ce passage n'a jamais été réimprimé dans les œuvres de Mill. — « Quand
le talent ne fait pas défaut au défenseur, les raisons no manquent pas à la cause, »
ajouta Cornewall Lewis. {Quelle est la meilleure forme de gouvetmement? Trad.,
Paris, Germer-Bailliére, 1867, p. xlvui.)
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516 SOPHISMES ANCIENS ET NOUVEAUX.
termes curieux et excellents. « Bref», dit-il, et nous sommes en-
core à meilleure enseignepour le dire, « nous sommes de ceux qui
demandent à y voir. Au risque d'être accusés (ce qui ne manquera
pas) d'enfoncer une porte ouverte, nous réclamons la liberté de
penser en politique. Vous m'entendez parfaitement. Cette liberté,
je la réclame, non de mes adversaires, mais de mes amis, et, pour
ne pas m'insurger, de mes chefs. Nous ne discuterons pas, nous
ne critiquerons pas, nous n'épiloguerons pas pour nier, mais nous
voudrions bien comprendre » (p. 9). J'ignore si ses chefs lui ont su
gré de la permission grande qu'il a prise. Les miens seraient sans
doute moins accommodants.
Au surplus, la résignation est facile. Les arguments ne conver-
tissent jamais personne; comme toujours, les faits seront plus con-
vaincants. Un dogme religieux, celui de la Sainte-Trinité ou de
rimmaculée Conception, qui ne relève point de Texpérience
humaine, est au-dessus de leur atteinte. Un dogme politique
leur est fatalement soumis (1). L'avenir qui dissipe toutes les illu-
sions prononce en dernier ressort, sans souci des prédictions ni des
amours-propres. L'histoire sous les yeux, je persiste à ne croire ni
à la bonification, ni à la fraternisation prochaine de l'espèce
humaine. — « Ah ! monsieur, » disait à Lord Byron un honnête
commerçant français d'Athènes, qui avait fait à ses dépens l'ap-
prentissage des Grecs, « ce sont bien les mêmes canailles que du
temps de Thémistocle. » — Pour ma très humble part, je dors tran-
quille, sans cauchemars ni sans rêves dorés : nous serons long-
temps encore les mêmes jobards que du temps d'Arislote.
Stdney Dean.
(1) Si l'Eglise veut s'allier à la démocratie, il lui faudra se résigner aux condi-
tions démocratiques de la libre discussion (politiquement parlant) et ne pas s'i-
maginer réduire ses critiques en leur imposant le silence au nom du respect. On
peut constater aujourd'hui, dans toutes les professions libérales, — chez les mé-
decins, les avocats, les notaires, les architectes, — une difficulté d'agir plus
grande, provenant do ce que l'instruction plus répandue rend la clientèle soup-
çonneuse, raisonneuse, indocile. Je ne vois pas comment le clergé, dans la sphèro
des choses humaines, échapperait à cet embarras. Je puis m'incliner, sans mot
dire, devant un dogme théologique nouveau ; je puis voter mécaniquement pour
le candidat que l'on me désigne ; mais je ne saurais travailler à propager et prê-
cher une politique que je no comprends pas.
> I <» n
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LES ÉTATS-UNIS CONTEMPORAINS
Notre distingué ami le D'' Walter Kaempfe, de Salzbourg, dont nos
lecteurs ont souvent remarqué les intéressantes correspondances sur le
mouvement social en Autriche, vient de publier une œuvre considé-
rable sur les Etats-Unis.
II a traduit intégralement la 4^^ édition de l'ouvrage si connu de
M. Claudio Jannet que l'auteur, en vue de cette traduction, a mis au
courant des faits les plus récents ; mais il ne s'est pas borné au rôle de
traducteur; il a utilisé de nombreux travaux publiés en Allemagne
dans ces dernières années sur la grande république du Nouveau-Monde
et il a formulé des jugements personnels sur toutes les grandes ques-
tions à l'ordre du jour de l'autre côté de l'Atlantique. Les additions que
M. Walter Kaempfe a faites à Touvrage de M. Claudio Jannet et qui sont
indiquées par des signes distinctifs ont ajouté plus d'un tiers à son
œuvre (1). Sous cette forme nouvelle ce livre est appelé à un vif succès
dans le grand public allemand auquel s'adresse, dans les deux mondes,
la puissante maison Herder,de Fribourgen Brisgau qui l'a édité. L'étroite
collaboration de nos deux amis a été féconde parce que lun et l'autre
s'inspirent des mêmes principes sociaux et sont également fidèles à la
méthode d'observation de notre maître Le Play. Elle a abouti à une
œuvre remarquablement homogène qui rendra leurs noms inséparables
dans l'histoire de la littérature sociale contemporaine.
Nous reproduisons ici dans une traduction littérale quelques-uns des
passages les plus remarquables de la partie de l'ouvrage due à M. Walter
Kaempfe.
I. — La METHODE lE Le Play et l'étude de la République américaine.
L'ouvrage du distingué disciple de l'inoubliable, mais encore trop peu
connu en Allemagne, Frédéric Le Play, se recommande de lui-même,
car il offre ce que tout ouvrage d'économie sociale doit offrir, mais n'offre
pas toujours : l'exposition ordonnée de matériaux complets fondés sur
des faits réels.
Claudio Jannet a fait dans ses États-Unis contempwains ce que Le Play
indiquait comme le but de sa vie et de son école ; sans avoir égard à
l'ami ou à l'ennemi, aux admirateurs ou aux adversaires du développe-
ment qui s'est accompli dans la grande République transatlantique, il
a laissé parler les faits et distribué équitablement l'ombre et la lumière.
Il a aiiisi répondu aux désirs de ceux qui jugent sainement ce qui
existe réellement aux États-Unis et qui veulent s'en faire une image
exacte; en même temps il a donné une preuve de la valeur de la mé-
(\)1)ie Vereiniglen StaatenNordameHkas in âer Gegentoarf; Sitlen^Institutionen
und Ideen seit dem Secessionkt'iege, von Claudio Jannet und D»" Walter Kaempfe.
Frciburg in Breisgau, Herder. Un fort in-8" de 701 pages. Prix, 10 francs.
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318 LES ÉTATS-UNIS CONTEMPORAINS.
tliode tracée par le maître et pratiquée par des milliers de disciples
réunis dans la Société internationale d*Èconomie sociale et dans les
Unions de la Paix sociale. Quiconque a lu attentivement les États-Unis
contemporains est en état de formuler un jugement qui sera indépen-
dant, c'est-à-dire qui pourra être dans de certaines limites différent de
celui de Fauteur. D'aprèsjce jugement le lecteur pourra apprécier l'état des
choses actuel aux États-Unis, favorablement ou défavorablement, comme
l'auteur Ta fait lui-même. Il appréciera avec quelle justesse et quelle im-
partialité, unies à la réserve et la circonspection convenables au savant,
ce dernier a su tirer ses conclusions des matériaux mis en œuvTe.
Mais qui voudrait affirmer, en présence de la complexité de Tétat des
choses existant de nos jours aux États-Unis, de la diversité des cou-
rants, de tant de problèmes qui y attendent leur solution, qu'il soit pos-
sible de porter un jugement absolu et certain sur le présent on même
sur Tavenir de cette nationalité dont le développement continu ne peut
se comparer à celui d'aucune autre nation ? On ne saurait assez insister
sur ce point, abstraction faite des autres facteurs importants qui influent '
bur la formation du caractère national, que les qualités propres de la
population de la puissante République américaine dépendront en géné-
ral de ce fait que le vieil esprit Yankee conservera la suprématie sur
les immigrants dans la plupart des cas et qu'il se les assimilera suffi-
samment, ou que ceux-ci resteront plus ou moins fidèles à la nationalité
de leur race. Sur cette question comme sur beaucoup d'autres, étant
donnée la manière dont s'est développée l'Union américaine, divers points
de vue sont possibles ; chacun peut se justifier, mais à condition qu'on
ne les donne que comme des l;iypothèses plus ou moins vraisemblables,
et qu'on s'éloigne de la méthode combattue si énergiquement et à si
juste titre par Le Play, méthode qui consiste à introduire des affirma-
tions tranchantes basées sur des matériaux incomplets, dans on domaine
qui naturellement ne peut être éclairé que par une réelle observation
des faits. Claudio Jannet ne tombe jamais dans ce défaut. Il est en effet
dans cet ouvrage le fidèle disciple de l'école de Le Play. Au sein de la
France, pays qui a souffert comme pas un autre en Europe des fausses
idées abstraites, du dogmatisme idéologique d'un des plus éblouissants
phraseurs de tous les temps, J.-J. Rousseau, cette école, avec une science
active, et grâce à un zèle déjà couronné d'importants succès, a répandu
pacifiquement les vérités sociales et économiques proclamées par cet
esprit vraiment scientifique, étranger par conséquent à l'intolérance et
aux préjugés. Cette école par ses recherches fournit la preuve empirique
qu'aucun bonheur ne peut subsister pour le particulier,la famille et l'État,
sans la croyance à un Dieu personnel et sans l'observation du Décalogue.
Il n'est malheureusement pas possible d'entrer ici dans de plus
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LES ÉTATS-UNIS CONTEMPORAINS. 519
grands détails sur la méthode de Le Play et de son école, ou même
de nommer simplement les principales œuvres du grand savant, quoiqu'il
eût été très important d'y insister afin d'offrir aux amis des recherches
sociales objectives, qui peut-être ne connaîtraient pas encore les princi-
paux travaux de Le Play, la possibilité de les comparer avec l'œuvre
présente et de vérifier la fidélité de cette dernière aux vérités fonda-
mentales proclamées par l'auteur des Ouvriers européens et de la Réfo)ine
sociale en France,
Nous parlerons d'ailleurs bientôt dans le Staatslexikon édité par la
« GOrresgeselIschaft », de la vie, de Faction et des aspirations de l'inou-
bliable savant.
II. — La littérature allemande contemporaine sur les États-Unis.
De larges emprunts ont été faits aussi aux ouvrages allemands récents
relatifs aux États-Unis afin que l'œuvre offrit aux lecteurs de l'Allemagne
ce qu'un livre destiné dans l'origine aux Français ne devait avoir traité
naturellement que d'une manière moins approfondie. Ainsi l'émigration
allemande aux États-Unis est à tous égards ime chose extrêmement
importante ; de même toutes les questions qui touchent à l'avenir de la
nationalité allemande de l'autre c6té de l'Océan sont d'un vivant intérêt
pour le lecteur allemand, soit en elles-mêmes, soit par rapport aux
influences exercées sur la mère patrie par le degré de consolidation et
d'extension de la race germanique dans l'Union.
Nous avons aussi, en ce qui concerne les matières traitées par
Claudio Jannet, donné la parole aux auteurs allemands, autant que le
cadre de l'ouvrage l'a permis, soit pour faire valoir les résultats de
leurs recherches, soit pour réfuter des jugements erronés, comme ceux
qui ont été répandus par le livre de Rapp Aus und ûber Amerika, livre
auquel d'ailleurs certains mérites ne peuvent être contestés.
Abstraction faite de l'ouvrage grandiose en sept volumes de Holst
Verfassung und Demokratie der Vereinigten sfaaten von Amerika (Berlin,
Springer), achevé seulement en 1891 et qui se termine malheureusement
au commencement de la guerre de sécession, par conséquent qui pouvait
être utilisé seulement par rapport au développement antérieur des
États-Unis, nous avons principalement consulté trois travaux d'origine
très diverse et de contenu très inégal, parus depuis une dizaine
d'années, et qui présentent l'avantage d'une observation calme et d'une
pondération objective ; ce sont : les volumineux États-Unis de PAméiique
du Nord de Frédéric Ratzel (Munich, 1880), la dissertation sur La vraie
signification et les véritables causes de la concurrence de V Amérique du
Nord dans la production agricole d'Henri Semler de San-Francisco (Wis-
mar, 1889) et les Lettres d'Amérique de l'économiste bien connu Rudolf
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520 LES ÉTATS-UNIS CONTEMPORAINS.
Meyer, lettres très appréciées, parues en 1881 et 1882 dans le Vateiland
de Vienne.
Le premier de ces travaux est un ouvrage général sur l'état naturel,
politique et social des États-Unis, qui consacre une large part à la des-
cription géographique du pays et n'offre qu'une peinture sommaire des
rapports politiques et sociaux. Mais son apparition imraédiatemeut
après Tépoque de la plus mauvaise corruption que les États-Unis
eurent à subir et Tesprit de calme pondération qui guidait Katzel dans
l'élaboration des matériaux de toute sorte qu'il avait recueillis, rendaient
cet ouvrage très propre à la comparaison des résultats qui y sont consi-
gnés avec ceux des recherches de Jannet. Au contraire, la dissertation de
Semler ne pouvait absolument servir qu'à l'exposition des conditions
agricoles. Mais cet agronome avait pratiqué la culture lui-même en plu-
sieurs endroits de l'Amérique; il était Tauteur de l'ouvrage Economk
forestièi'e des tropiques et de V Amérique du I^ord (Berlin, Parey, 1888) et
il peut être considéré comme une autorité de premier ordre sur l'état
des choses dominant aux États-Unis. Son livre est caractérisé par un
esprit d'observation et par une appréciation très complète pour tout ce
qui touche aux conditions de l'agriculture nord-américaine, c'est-à-
dire pour la partie de la population productive de l'Union moralement
la plus saine. Ce livre, qui probablement ne s'est répandu que dans ud
cercle assez restreint, paraissait juste au moment où l'agriculture améri-
caine se transformait dans le sens d'une mi.se en valeur plus rationnelle
et plus (intensive du sol et prenait une fixité beaucoup plus grande
grâce aux capitaux qui y étaient consacrés; il a été poumons une mine
de renseignements importants.
Les lettres de R. Meyer furent écrites pendant un voyage scientifique
relativement long à travers toutes les parties des États-Unis, par un
homme que son grand savoir et le sérieux de ses aspirations prémunis-
saient contre les dangers que cache précisément en soi un tel voyage :
Tobjectivité des observatioiis est en efTet très facilement lésée par Pac-
cueil extrêmement obligeant que les indigènes ne manquent pas de
faire aux savants et aux voyageurs riches et distingués; elle est faussée
aussi par l'influence que dans de telles conditions la glorification systé-
matique du pays et de ses institutions de la part des Américains exer-
ce trop souvent sur les étrangers qui ne sont pas très bien au courant
des choses de l'Union. Les observations vastes et profondes de R. Me-
yer, quoique portant principalement sur les questions agraires, ont été
pour nous d'une haute valeur; et, si peu que nous partagions les diver-
ses théories sociales de cet écrivain et en particulier son hostilité
déclarée contre le capital mobile, il nous a fait faire un grand pas dans
la juste appréciation des conditions de l'Union.
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LES ÉTATS-UNIS CONTEMPORAINS. 5!il
La plus récente littérature allemande, quand elle rentrait dans le cadre
de l'ouvrage, a été enfinmise à contribution. Le livre deDeckert, si vive-
ment écrit, Le Noweau-Monde, croquis de voyage (Berlin, Pàtel, 1892),
réunion d'articles parus dans VAllgemeine Zeitung de Munich, dans
VExport et ailleurs, nons a été en bien des cas d'une grande utilité.
Nous nous trouvons , eu égard à la possibilité de la conservation de la
nationalité allemande aux États-Unis, dans une certaine opposition avec
les vues de Deckert. Mais qui prétendrait dans une question dépendant
de tant d^nfluences fournir des preuves irréfutables ? Et pour l'indépen-
dance de son jugement, en dépit du danger de l'influence qui menace le
voyageur chercheur aux États-Unis, Deckert mérite une sincère recon-
naissance.
m. — La présidence de M. Cleveland et l'orientation de la politique |
SOCIALE.
On pourrait se demander s'il n*eût pas été plus sage de retarder la l
publication de ce livre. Il y a a peine trois mois que les dés viennent
d'être jetés dans la grande lutte électorale de 1892. Cleveland a été mis
à la tête de FUuion avec une majorité considérable par les électeurs
présidentiels, et il aura à sa disposition à la Chambre des représentants
du Congrès une majorité d'environ 100 voix, assez forte pour qu'elle
puisse en imposer aux républicains du Sénat. Ne devra-t-on pas s*at-
tendre à un changement important sinon essentiel des conditions des
États-Unis, dès que le Président, au commencement de mars de cette
année, sera installé à la Maison-Blanche et qu'il aura eu le temps de s'en-
tourer d'hommes capables ?
La lecture du présent ouvrage indiquera clairement que la victoire qui
vient d'être remportée par un des grands partis à Toccasion du vote pour
la présidence en 1893, aura des conséquences importantes relativement,
en tout cas, à un changement du système protecteur excessif, tel qu'il fut
introduit par les tarifs Mac-Kinley en 1890. Cette victoire aura son puis-
sant contrecoup sur les grosses méprises commises en.matière de poli-
tique monétaire. Mais une réforme morale et sociale réellement éner-
gique et durable ne peut être attendue d'aucun de ces partis qui sont
encore moins séparés aujourd'hui par de profondes différences dans les
opinions que quelques années auparavant. S'il en était autrement les
républicains dans la Floride par exemple, les démocrates dans le Nord- .i
Ouest n^auraient pas fait cause commune pour les élections avec le
People's Party nouvellement formé qui a un programme très radical (1).
(1) Y. Sur ce noaveau paiti dans la Réforme sociale du !•' janvier 1892, Par-
Uele de M. Ciaadio Jannet, Les Farmers et leurs aspirations sociales, et la
Monographie du métayer de Vouest du Texas (§ 18) dans le tome IV, nouvelle
férié, des Ouvriers des Deux-Mondes. N. du Sbcrbt.
La Rir. Soc, 1« octobre 1893. 3« «ér„ t. VI (t. XXVI col.), 34,
>>
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522 yes états-ums contemporains.
Les démocrates sont aujourd'hui moins dignes de confiance et les répu-
blicains sont plus respectables qu'auparavant. On réfléchira probable-
ment beaucoup avant d'arriver à des mesures réellement radicales dans
le sens du programme éa parti en question. Et quel que soît le parti
qui soit victorieux dans les élections futures, on examinera bien encore
du côté de^ démocrates, dans le cas où ce dernier parti devrait rester
vainqueur, si on doit résolument entrer dans une politique libre échan-
giste.^On réfléchira encore davantage du côté des républicains, si ceux-
ci arrivent de nouveau au pouvoir, avant de passera la politique exclu-
sive du monométallisme qui, sans doute, convient à certains cercles de
leur parti, mais qui est si peu sympathique aux couches populaires que
les républicains, dans les dernières élections, avaient dû bon gré mal gré
inscrire le bimétallisme sur leurs bannières.
La prépondérance du parti victorieux est de nos jours aux Ëtats-Unis si
peu tyrannique, que ce parti doit reculer avec effroi devant les mesures
rigoureuses de son programme, s'il ne veut jeter les indifférents dans les
bras du parti adverse et aider ce dernier à reprendre possession du pou-
voir et des avantages, charges, faveurs, qui y sont attachés. C'estpour-
quoi la prochaine entrée en fonction du nouveau gouvernement démocra-
tique ne peut pas passer pour un fait tellement important dans la vie
des États-Unis qu'il eût fallu en tenir compte dans cet ouvrage et en
retarder la publication.
Peut-être sous le nouveau gouvernement une certaine amélioration se
produira-t-elle. Les antécédents de M. Gleveland font espérer que le
système corrupteur sera appliqué avec plus de modération, que le nom-
bre des cas de scandaleuse faveur publique du parti dominant dans les
recensements, les créations de nouveaux États, etc., sera diminué et
qu'on témoignera plus de considération aux États du Sud. Mais M. Gleve-
iand ne pourra pas complètement briser avec le système de l'exploitation
des profits d'État par le parti vainqueur. Il dépend trop des siens pour
avoir les mains libres, et la durée des fonctions de président des États-
Unis est trop courte pour qu'il puisse songer, en présence de l'état des
choses dominant de nos jours dans ce pays, à créer de nouveaux orga-
nes pour former l'opinion publique et à trouver de nouvelles formules
pour l'exprimer. Puisset-il exercer une influence préparatoire à cet
égard et agir avec succès I Puisse aussi bientôt arriver le jour où le vrai
et grand parti réformateur de la puissante République paraisse si pais-
sant, que sa victoire et les profondes réformes qu'on est en droit d'en
attendre excitent l'intérêt de tous et répandent une lumière profonde sur
la lutte électorale, ses incidents et les motifs produits au jour le jour!
C'est sûrement le désir de tout esprit judicieux (i).
(1) Ces pages étaient écrites on février 1893. LVbsence absolue de tout change-
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LES ÉTATS-UNIS CONTEMPORAINS. 5^3^
IV. — La qoestion sociale.
Le développement futur aux États-Unis de la question ouvrière et en
particulier du socialisme dépend d*un si grand nombre de facteurs, qu'il
est encore plus difficile qu*en Europe de former des prévisions déter-
minées. Il est certain que les terres cultivables de l'Ouest non encore
occupées vont en diminuant rapidement et qu'une des soupapes de
sûreté sociale, pour ainsi dire, commence à faire défaut. Mais qui
pourrait prédire combien de temps elle fonctionnera encore avant d'être
impropre à tout service? D'ailleurs le pays étant riche en capitaux,
ne serait-il pas possible, par un vaste système d'irrigation et de
reboisement des prairies, de rendre cultivables des espaces considé-
rables ? Et, dans ce dernier cas, le moment où toute la surface cultivable
des États-Unis serait occupée serait ajourné pour si longtemps, que les
conséquences qui naîtraient de cette occupation ne s'imposent pas à
l'examen. Après un si long intervalle il pourrait se produire dans le
caractère des habitants des changement moraux et sociaux si impor-
tants, qu'il ne serait pas raisonnable, en s'appuyant sur la situation
actuelle du pays, de conjecturer l'état de choses qui suivrait éventuelle-
ment.
Jusqu'à ce que la colonisalion des territoires non cultivés à l'ouest
du llississipi ait atteint son minimum, on peut évidemment considérer
la possibilité de migrations à l'ouest toujours ouverte aux travailleurs
comme un moyen d'atténuer le danger d'une sérieuse collision sociale.
La possibilité de pareilles catastrophes n'est pas du tout écartée pour
cela. Nous aurons à montrer quelles scènes de lutte sociale se sont
jouées ces derniers temps les armes à. la main au delà de l'Océan.
La prospérité constante qui existe momentanément aux États-Unis est
un rempart puissant contre les envahissements du paupérisme et du so-
cialisme. Peu de jours av^t d'écrire ces lignes, une dépêche de Washing-
ton, datée du 20 juillet 1892,mentionnait les faits suivants qui confirment
le bien-être de l'Union. Le comité des finances du Sénat a présenté le
compte-rendu partiel de son sous-comité sur les résultats généraux des
tarifs Mac-Kinley. D'après ce compte rendu les prix des vivres aux
États-Unis se sont peu élevés, tandis que ceux des produits ruraux en
j^ros se sont élevés de 18,67 %. Mais les salaires aux États-Unis sont de
77 % supérieurs à ceux de l'Angleterre.
Nous avons dit la manière insuffisante dont sont recueillies les statis-
tiques aux États-Unis et même les falsifications officielles dont elles ont
méat dans la politique américaine intérieure durant les quatre mois écoulés de-
puis llnauguralion de M. Cloveland comme président justifient pleinement la
perspicacité de notre collaborateur. Note du SBCRérARiAT.
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■l'^p»^'
524 LES ÉTATS-UNIS CONTEMPORAINS.
été parfois Tobjet. On ne doit pas accorder une confiance absolue anx
données américaines, surtoat lorsque, comme dans le cas présent, les
intérêts de parti sont en jen. Car le parti républicain qui dispose de la
majorité au Sénat a tout intérêt à peindre sous de belles couleurs les
résultats de son œuvre, le bill MacKinley. Mais tout cela peut être vrai,
et il est certain que la situation actuelle des ouvriers aux États-Unis
est favorable, ainsi que M. Jannet Ta exposé. Une preuve à Fappui de ses
affirmations se trouve dans le Sixth annual report of the commissioner of
labory 1890 : Cost of production ; tron, steal, coal. (Washington 1891.) Ce
rapport, qui traite du prix de revient de trois grands articles de première
nécessité, le fer, Tacier, le charbon, parle aussi des prix d'entretien des
ouvriers de ces branches d'industrie et donne des aperçus sur les résul-
tats de l'enquête faite en Europe et aux États-Unis sous la direction de
M. CaroU D. Wright, le Commissionner of labor (1).
De quelque manière que l'on juge les résultats de cette enquête, il est
certain qu'on est en présence d'un essai absolument scientifique fait
d'après les meilleures méthodes, essai des plus heureux pour la mise en
lumière des rapports sociaux. Plus de la moitié du rapport a trait
à des familles d'ouvriers et enregistre, d'après des observations per-
sonnelles, les recettes et les dépenses de 3,260 d'entre elles, savoir 2,490
vivant en Amérique et 770 vivant en Angleterre, en France, en Belgique
et en Allemagne. On voit en fait que, sur ces 2,490 familles américaines,
i,o51 seulement vivent du salaire de leur chef et qu'il n'y a donc
qu'une minorité qui s'entretienne avec le travail des femmes et des
enfants, tandis que, dans tous les autres pays soumis à Tenquête, la
majorité des familles recensées, soit 396, se trouve dans ce dernier cas.
S'il faut convenir que des preuves comme celles fournies par l'enquête
ne peuvent donner un exposé indubitable de la situation, néanmoins le
choix scrupuleux des familles dont la condition a été observée, choix qui
n'a considéré que ce qui était réellement typique, l'étendue des recherches
à un très grand nombre de familles du même type, nous assurent de
l'exactitude de l'ensemble des résultats obtenus et indiquent la sapério*
rite des salaires actuels des Américains. Mais il est bien entendu que cela
ne peut s'appliquer qu'aux périodes d'essor comme celle qui domine
actuellement ; dans les temps de crise, inévitables dans nos conditions
économiques modernes, le manque d'institutions de patronage de la
part des employeurs et Tabsence de larges mesures de prévoyance
publique, si bien mis en relief par Jannet, jettent un jour très triste sur
la situation des ouvriers américains moins favorisés, et sur l'impossi-
bilité dans laquelle ils se trouvent de faire de sérieuses économies. 11
(1) V. le résumé de cette enquête dans la Réforme sociale dos !•' et !6 jwi-
^er 1893.
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j
LES ÉTATS-UNIS CONTEMPORAINS. 525
faut encore ajouter un inconvénient dont souffrent la population
ouvrière indigène de race anglo-saxonne et les ouvriers des autres na-
tions qui dans leur manière de voir se sont joints à leurs camarades
anglo-américains, inconvénient qui nous montre leur avenir sous un jour
défavorable, quelque avantageuse que paraisse leur situation matérielle.
M. W. Kaempfe reproduit ici quelques passages de l'étude faite par
M. Gould sur la condition comparée des ouvriers du fer et de la houille
en Amérique et en Europe. L'éminent statisticien y constate l'affaiblis-
sement de Tesprit de famille chez les ouvriers américains.
Ce manque d'esprit de famille du travailleur américain n'est pas seu-
lement déplorable au point de vue moral et au point de vue de la bonne
disposition du caractère de Tindividu : c'est une source débordante de
dangers sociaux ; l'existence dissipée de gens qui ne se préoccupent pas
beaucoup de l'avenir de leurs enfants est éminemment propice à l'ex-
tension des doctrines sociales extrêmes. Celui qui n'a pas à subvenir
aux besoins des siens, grâce à la facilité de pourvoir à ses propres be-
soins, comme cela existe encore aux États-Unis, ne tarde pas à se relâ-
cher et s'habitue â un va-et-vient continuel afin de rechercher les con-
ditions de salaire les plus favorables; c'est ce que font actuellement en
Europe les sujets les plus avides de mouvement parmi les travailleurs
mariés. Et que doit-on dire alors des jeunes gens de l'Union dont les
parents sont cependant intelligents et assagis par l'expérience, qui, sans
direction aucune, se laissent trop souvent entraîner aux grèves les plus
téméraires et aux errements les plus déplorables?
Quant aux faits cités par Gould, à savoir que les familles d'ouvriers
américains consomment beaucoup moins de spiritueux que les familles
d'ouvriers européens, ils ne peuvent faire oublier que les ouvriers d'Eu-
rope émigrés aux États-Unis, tant qu'ils conservent l'esprit de famille
de leur patrie, doivent être considérés comme des éléments de popula-
tion d'une très haute valeur. Ce que Gould dit des Anglais émigrés con-
firme hautement cette vérité.
La comparaison des chiffres relatifs â la consommation des boissons
alcooliques apprend que les classes ouvrières en Amérique dépensent
moins de ce chef que celles d'Europe et que la consommation par tète
des spiritueux y est bien moindre, puisque les prix des boissons alcoo-
liques y sont plus élevés.
Tout cela indique sans doute un important progrès social, bien qu'on
ne doive pas attribuer une trop grande valeur à la baisse moyenne de la
consommation des boissons spiritueuses, et que le fait que les travailleurs
de race américaine ne dépensent que 2,9 % sur l'ensemble de leurs
dépenses pour ces boissons ne puisse être considéré comme une supé-
riorité particulière. La consommation modérée de ce produit n'est sûre-
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646 LES ÉTATS-UNIS CONTEMPORAINS.
ment pas nuisible à la santé, et elle est peut-être plus à recommander
que le système complet de tempérance que beaucoup de Yankees pra-
tiquent. Les traits extrêmes ne sont pas isolés dans le caractère de ces
derniers ; une abstention exagérée des spiritueux s'y rencontre à côté
des plus tristes excès de Talcoolisme.
M. Walter Kaempie emprunte ici au travail de M. Gould plusieurs pas-
sages indiquant l'amélioration qui s'opère dans les habitudes des
Anglais, des Irlandais, des Allemands, des Italiens une fois transpUotés
aux États-Unis : on les retrouTera dans la Réforme sociaie du] là jan-
vier 1893. 11 conclut ainsi :
Il faut bien remarquer que tout cela n'a trait qu'aux classes des travail -
leurs les mieux placés de TUnion. Car les familles soumises à l'enquête,
dont parle Gould, avaient un revenu moyen de 3,110 fr. 70.
On doit donc se garder de. juger la situation des travailleurs de TUnion
trop favorablement. Elle laisse sur bien des points à désirer et
elle est de nature à éveiller beaucoup de craintes. Les considérations ex-
clusivement matérielles et pratiques qui dominent dans les cercles des
employeurs et encore plus dans les couches profondes des ouvriers, le
penchant bien marqué à la défense personnelle qui s'est manifesté fré-
quemment en divers points de l'Union et dont de si terribles exemples
sont mentionnés au chapitre 8, font prévoir, dès que la situation
économique deviendrait défavorable, de formidables explosions de haine
entre les classes. Des luttes furieuses pour les salaires seraient encore
plus fréquentes et seraient menées à l'aide de grèves et autres moyens
a nalogues. Des scènes semblables à celles de la guerre des chemins de
fer en 1877 peuvent se renouveler à Fheure actuelle aux États-Unis et
sont à craindre pour l'avenir. Ce qui le prouve fort bien, ce sont les jour-
nées de luttes sociales qui se sont produites en juillet 1892 à la fois à
Homesteaddansla Pensylvanie, dans les mines de l'idaho et dans le Ten-
nessee (1). Ces faits montrent ce qui est encore possible aujourd'hui aux
États-Unis. Il faut ajouter qu'à la fin des milices furent envoyées à
Homestead, et qu'elles ne se heurtèrent à aucune difficulté. Les travail-
leurs se soumirent paisiblement aux dispositions qu'elles prirent;
même ils n'opposèrent aucune résistance aux mandats d'arrêt lancés
contre eux. M. Garneggie dispose de nouveau librement de sa fonderie,
et il attire les travailleurs non syndiqués de toutes les parties de TUnion,
en déclarant que jamais un syndiqué ne trouvera de l'occupation chez lui.
D'après ce que nous avons dit de la situation militaire et en particu-
lier de la petite armée de l'Union, comme d'après les données existantes
sur l'Agence Pinkerton, dont la conduite pendant les événements de
Homestead a été sur le point d'amener la poursuite en justice du direc-
(1) V. La hif orme sociale an l<"août 1892, p. 248-244.
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LES ÉTATS-UNIS CONTEMPORAINS. 527
teiir de lafonderie Garneggie, il n^y a pas lieu de s'étonner si de pareilles
atrocités se produisent aux États-Unis. Des événements de cette sorte
indiquent bien Tinfinie et presque insurmontable opposition des classes
qui règne aux États-Unis, opposition qu'accentuent encore l'instabilité de
la population et l'absence de rapports personnels entre riches et pau-^
Très tels qu'ils existent souvent dans toutes les contrées de l'Europe.
Quel que soit le jour sérieux que ces événements jettent sur Tétat
misérable de la police dans la grande République, nous croyons cepen-»
dant que ces excès n'auraient pas atteint de telles proportions si le
cancer qui ronge les États-Unis, la tyrannie de parti, n'avait pas empêché
le gouverneur de la Pensylvanie de prendre des mesures radicales, afin
de ne pas discréditer son parti aux yeux d'une masse considérable d'élec-
teurs. Dans d'autres cas, où ce motif ne sera pas déterminant, on inter^
viendra sûrement avec énergie contre les masses populaires et les hordes
de travailleurs révoltés ; la chose est déjà arrivée au mois d'août 1892 au
moment de l'agitation des mineurs dans le Tennessee et lors de la grève
des aiguilleurs de plusieurs lignes aux environs de Buffalo, dans laquelle
des incendies avaient été allumés par les grévistes.
De tels excès se sont produits d'ailleurs autre part, notamment en
Angleterre au commencement de ce siècle, en Belgique il y a quelques
années, lors du soulèvement des mineurs et des autres ouvriers dans le
Hainont et dans divers autres lieux d'Europe, où ils ont été énergique-
ment étouffés. C'est pourquoi ce serait grandement se tromper que de
vouloir conclure de ces événements que les États-Unis se trouvent à la
veitle d'une guerre générale entre capitalistes et travailleurs. Il convient
de remarquer que souvent les grèves soht empêchées et qu'un accom-
modement des intérêts en présence est obtenu dans la plupart des cas.
L'article de Schvrieland cité au chapitre 27, part. III, sur les arrêts du
travail en Amérique, indique justement, comme étant sur le point de se
réaliser aux États-Unis, la transition qui a permis à la classe ouvrière et
industrielle de l'Europe de devenir, par sa propre force, un facteur de
production indépendant, et par son organisation militaire un instrument
de paix, de même que dans la vie des États les puissantes alliances et les
forts armements de chacun assurent la paix de tous. Gomme preuve des
descriptions de Schwiedland, on peut citer ce fait qu'après la grève ter-
rible qui éclata en 1884 dans une partie du bassin houiller de l'Hocking
(Ohio et Pensylvanie), la formation de syndicats amena une amélioration
des rapports entre entrepreneurs et travailleurs.
Aussi longtemps que l'état des choses dans l'Union n'aura pas subi une
transformation totale par le changement des conditions naturelles de
production et par tme énergique politique douanière de l'Europe, basée
sur l'union politico-économique des puissances de l'Europe centrale,
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528 .LES ÉTATS-UNIS CONTEMPORAINS.
transformation qui pourrait amener une lutte désespérée entre les classes,
le sens des affaires, si puissamment développé chez les capitalistes amé-
ricains et chez la partie indigène des travailleurs qui est suffisamment
américanisée, de même que les vertus sociales d'un nombre important
d*ouvriers étrangers qui restent fidèles à leur nationalité, comme par
exe;mple le bon esprit des Franco-Canadiens et d'une partie des Alle-
mands et des Italiens, préserveront les États-Unis d*une lutte dévasta-
trice générale et établiront des rapports, qui, il est vrai, ne seront pas
amenés le plus souvent par une vraie bienveillance mutuelle, mais qui
cependant, comme cela arrive si fréquemment en Angleterre, reposeront
sur une prudente pondération des intérêts.
Si contre toute attente, un vaste conflit social armé se produisait dans
rUnion (et grâce au manque absolu d'organisation militaire, ce cas pour-
rait se présenter là plus facilement qu'en Europe, y compris l'Angle-
terre), il faudrait s'attendre à un immense bouleversement de la ri-
chesse nationale, mais non pas à l'anéantissement de Tordre social établi
sur la propriété privée, ni non plus à une grande restriction de la
liberté du travail.
Les nombreux petits propriétaires terriens, qui dans la guerre de sé-
cession ont assuré la victoire du Nord contre le Sud, reprendraient
encore les armes avec un tout autre zèle pour combattre dans les rangs
des défenseurs de la propriété. La puissante liberté de l'individu, ce
côté brillant des États anglo-saxons, qui malheureusement ne va pas
sans de bien vifs inconvénients, peut parfois recevoir des atteintes
dans l'ardeur des luttes de parti, ou par suite de la prédominance de
l'intérêt d'une classe ; mais, aussi loin que la prévision humaine peut
s'en rendre compte^ elle ne disparaîtra jamais de la vie des États-Unis,
même si, comme nous le croyons, les grands groupes de peuples, alle-
mands, franco-canadiens, etc., parviennent à s'y consolider d'une ma-
nière durable, car ces peuples eux-mêmes trouveront une grande satis-
faction à la posséder.
V. — L'avenik des États-Unis.
Nous avons peu de chose à ajouter aux déductions de Jannet sur l'ave-
nir du peuple américain. Notre jugement sur cet avenir, aussi loin qu'il
peut être prévu d'une manière quelconque, peut se résumer et se fonder
en ces quelques mots : les États-Unis demeureront probablement et
dans l'ensemble ce qu'ils sont aujourd'hui. Nous disons probablement;
car qui pourrait embrasser, dans leur action réciproque et dans leur
développement individuel, tous les facteurs dont dépend, dans une seule
génération, le développement de l'Union et de ses habitants ?
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LES ÉTATS-UNIS CONTEMPORAINS. 529
Le sort de l'Europe, c'est-à-dire le sort des vieilles contrées agricoles
dans lesquelles les États-Unis déversent lear richesse avec tout ce qui
s'y rapporte, jouera un grand rAle aussi dans la formation future de
rUnion ; et cela à cause du trait le plus saillant du caractère de la grande
partie du peuple américain : Tamour du gain et de Targent. Une guerre
violente viendrait-elle par exemple à dévaster notre pauvre Europe? elle
contribuerait puissamment au bien-être de la population des États-Unis ;
car la consommation des armées multipliées d'une manière gigantesque
et celle des autres habitants de notre continent, minés en partie dans
leurs récoltes, assureraient alors un marché immense aux produits agri-
coles de l'Amérique.
Mais, tant que cette guerre européenne n'éclate pas et que les États-
Unis ne sont pas touchés d'une manière sensible] par les influences
extérieures dans leur direction actuelle, ils resteront en tout dans l'an-
cien état des choses, jusqu'à ce que la colonisation du sol cultivable soit
accomplie et que la consolidation des groupes d'immigrants, qui con-
servent leur nationalité et pour cela se dérobent aux influences des
indigènes américains de souche anglo-saxonne, irlandaise ou allemande,
soit complètement terminée. Mais examiner ce qui pourrait alors arriver
et quelles perspectives plus ou moins grandes d'un renouvellement
moral et religieux de la grande partie ou au moins d'un large cercle de.
la nation pourraient s'ouvrir, en présence de la grande incertitude de
toutes les circonstances entrant ici en considération, en présence des
forces indéterminables des diverses influences qui devront y coopérer, '
cela ne peut être Fâlfaire d'une œuvre scientifique qui s'appuie sur des
faits et non sur de vagues hypothèses. Dans l'intervalle, jusqu'à l'époque
où les faits importants et graves qu'on vient de mentionner seront près
de s'accomplir, si l'état de l'Europe n'a pas son contrecoup sur le sort
des États-Unis, les grands courants qu'on peut actuellement y remar-
quer rempliront la vie de l'Union.
Une minorité religieuse considérable et moralement respectable sera,
par conséquent, assez libre de vivre conformément à ses nobles traditions
et pourra exercer, sur un plus ou moins grand nombre d'individus, une
propagande salutaire.
Les grandes masses, déjà en partie moralement contaminées, si elles
ne sont pas encore dépourvues du sentiment du droit et de tous les nobles
mobiles, ces grandea masses qui décidément sont au-dessous du niveau
de la personne moyenne de l'Europe, formeront aussi à l'avenir le gros
de la nation. Elles feront de l'argent, le perdront de nouveau en partie,
provoqueront çà et là une modération des inconvénients par trop grands
de la vie de parti, et cela au mieux pour un certain temps ; mais elles ne
prendront pas toujours des voies conformes au sentiment de l'honneur
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530 LES ÉTATS-UNIS CONTEMPORAINS.
politique, jusqu'à ce que cette corruption, qui nous est heureusement le
plus souvent encore inconnue à nous autres Européens, relère dé nou-
veau la tête, et hâte de nouvelles explosions de colère.
Malgré tous les remèdes que Ton a essayes et dont on a fait men-
tion, la coterie de la politique industrielle continuera à faire Topi-
nion publique en jetant des mots de ralliement parmi les masses,
et les conduira en laisse comme elles l'avaient été auparavant à propos
de Fabolition de Vesclavage et d'autres belles questions, qui devaient ser-
vir de prétexte aux buts politiques et à Tavènement au pouvoir des
divers groupes progressistes. Il en sera ainsi quand même on devrait
peu s'attendre à ce qu'une nouvelle tyrannie de parti et une exploitation,
telles qu'elles existaient sous la présidence de Grant, se produisissent.
Mais les corruptions et les fraudes dans les élections, les changements
en masse de fonctionnaires et les exigences mal fondées d'une grande
masse d'électeurs, comme elles se sont manifestées ces dernières années
lors de l'alliance d'une partie de la Démocratie avec la Farmers' AUiance,
resteront à l'ordre du jour. Mais pourquoi conjecturer que ce mélange de
bien et de mal, qui gagne à Theure actuelle toutes les conditions de la vie
des États-Unis, se maintiendra? Pourquoi ne croiraitron pas que les élé-
ments de ce mélange pourront gagner ou perdre en force et en extension
d'une manière très importante jusqu'à ce que les grandes transforma-
tions esquissées plus haut se soient accomplies? Le fondement de cette
supposition se trouve tout simplement dans ce fait que les facteurs déve-
loppés par l'état actuel des États-Unis subsistent encore. Gomment
croire en effet que cette masse avide, privée d'un idéal élevé, à qui les
scrupules politiques et les relations d'affaires honnêtes et solides qui
existent généralement dans la plupart des pays d'Europe, surtout en
Allemagne, en France, en Italie, en Autriche-Hongrie, sont presque
inconnus, puisse entreprendre une sérieuse réforme avant qu'elle ne se
soit modifiée dans son essence grâce à de grandes transformations des
conditions du pays? Avant qu'une transformation essentielle se soit
accomplie, d'autres éléments tout différents ne seront-ils peut-être pas
parvenus à une plus grande puissance, éléments qui ne seront pas même
de race anglo-américaine et seront unis avec les descendants des anciens
possesseurs d'esclaves purifiés parle malheur. Nous avons certainement
montré, en nommant les cinq États mentionnés plus haut, que, sous le
rapport des u scrupules politiques », no us n'étions pas d'une exigence trop
grande. La formation de l'Italie est bien connue, et le gouvernement
actuel de la République française, sur le terrain religieux et scolaire, ne
s'est pas conduit jusqu'ici d'une manière particulièrement estimable
vis-à-vis des plus élémentaires libertés du citoyen ; nous passons sous
silence ce qui s'est produit et se produit encoreà oe sujet dans ht plupart
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LES ÉTATS-UNIS CONTEMPORAINS. 531
des contrées de rAUemagne. Et cependant, dans toutes ces contrées, la
magistrature est encore respectable et Tadministration n'est pas com-
plètement corrompue. Aux États-Unis, au contraire, nous le reconnais-
sons volontiers, la liberté de l'individu et de TÉglise est plus grande.
Mais qui garantirait que cette liberté ne deviendra pas parfois tout à
fait licencieuse, si, par exemple, les sociétés secrètes poussent aux excès
les masses excitées sous prétexte que tel on tel cloître fait aux ou-
vriers une concurrence dangereuse, ou bien si on persuade à ces masses
que rËglise catholique n'ira pas jusqu'à s'incliner devant certaines ma-
nifestations « du peuple éclairé et infaillible » ?
Nous craignons réellement que Parchevéque Irelandde Saint-Paul qui,
dans Tété de 1892, à Paris, représentait au clergé français combien le
clergé catholique américain était populaire en s'occupant de tous les
intérêts matériels du peuple, d'œuvres publiques, etc., ne fasse un jour
de fort mauvaises expériences de cette popularité, si les masses excitées
exigent des mesures quelque peu coercitives pour américaniser les
Allemands et les autres émigrants qui leur sont odieux par leur sobriété
et leur énergie; par exemple, si elles exigent que la prédication n'ait
plus lieu dans la langue maternelle de ces derniers, etc., ce que natu-
rellement le prélat n'accordera pas.
Jusqu'à ce que le célèbre second sober tkought de la nation soit arrivé,
de nombreuses églises et écoles pourront s*abimer dans les flammes ;
car les citoyens éclairés de la grande Bépublique sont énergiques et les
basses couches renferment des éléments qui, comme nous l'avons vu,
sont prêts à recourir au meurtre et à l'incendie pour atteindre leur but
social. La majorité de la population actuelle des États-Unis, peu reli-
gieuse et moralement assez large de cœur, peut accomplir de belles
réformes. Une partie de cette majorité, dans laquelle nous ne compre-
nons pas la grande faction des agitateurs de la politique industrielle, 1rs
spéculateurs de profession et les éléments sans ccnscience de la haute
finance (car tous ces divers éléments sont au-dessous du niveau moral
de la moyenne des Américains du Nord), nourrit une aversion réelle
contre Tignoble exploitation des partis et de l'argent. Mais, tant que les
gens comme il faut ne se décident pas à soustraire autant de temps
qu'il convient à leurs occupations fondées sur le seul amour du gain,
aûn d'élever la vie publique et d'être quelques années députés ou juges,
il ne faut point attendre une sérieuse amélioration des conditions
publiques des États-Unis. Il en coûterait encore moins, si on se donnait
seulement la peine de choisir et d'élire de dignes représentants parmi le
nombre croissant des éléments réellement éduqués, qui se recrutent
parmi la minorité importante et très estimable de la nation, parmi la
foule des gens comme il faut de la deuxième classe, pour ainsi dire.
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53Î LES ÉTATS-IIMS CONTEMPORAINS.
Mais, comme il n'est jamais temps, pour le faire, c'est la preuve qu*il y a
une lacune dans le sentiment moral de cette majorité.
Qae cela soit ainsi, on ne doit pas trop s'en étonner. Les gens qui ne
possèdent pas une ferme conviction religieuse,qni leur fasse haïr ce que
rÉtre suprême a défendu, tombent en général très facilement dans un
<claxisme » moral, quand ils entendent glorifier continuellement, sans
mesure, leur nationalité, et quand ils voient excuser tous ses défauts
sous prétexte de phases nécessaires de tout développement. Écoutons
par exemple « le plus grand poète » de TAmérique, Emerson, saisissant
sa lyre, et comme un poète bamum célébrant son pays. Pour donner
une idée complète de son emphase, nous citons le passage Suivant:
{Hùicellanies I. c. 1887, XI, 399,400). Ce doit être Pair excitant de l'Amé-
rique du Nordi qui, lorsqu'il ne s'agit pas d'affaires, trouble le regard
des Américains au point de vue de l'admiration qu'ils ont pour leur
patrie comme aux autres points de vue. C'est ce qui a empêché Emerson
de discerner clairement les conditions des États-Unis et les causes de l'im-
migration qui s'y produit. Voici ce qu'il dit :
« Maintenant le point culminant de ces triomphes de l'humanité — et
celui qui contient en réalité l'abolition de l'esclavage — c'est la coloni-
sation de l'Amérique. A toutes les époques il y a un pays qui représente
plus qu'aucun autre le sentiment et l'avenir de Thumanité. Personne ne
doute que l'Amérique n'occupe cette place dans l'opinion des nations,
ainsi que le prouve le fait do la nomnreuse immigration de toutes les
contrées de rEurope centrale et occidentale vers ce pays. Et quand les
émigrants se sont établis et ont regardé autour d'eux, ils envoient toat
l'argent dont ils peuvent disposer afin d*y amener leurs amis.
tf En ce moment ils trouvent ce pays traversant une grande crise de
son histoire qui lui est aussi nécessaire que Tallaitement, la dentition oa
la puberté le sont à l'être humain.
« Actuellement nous décidons pour nous-mêmes et pour nos descen-
dants des questions qui, suivant qu'elles seront jugées aune manière ou
d'une autre, produiront la paix et la prospérité ou le malheur des siècles
suivants. Les questions sur l'éducation, sur la société, sur le travail, sur
la direction du talent, du caractère, sur la nature et les habitudes des
Américains peuvent bien nous occuper autant et plus que la question
de religion.
« Les nouvelles conditions dans lesquelles se trouve l'homme en Amé-
rique sont réellement favorables au progrès, à l'abolition de restrictions
absurdes et d'antiques inégalités.
« Plus on se sert de son intelligence, plus claire elle devient et ici elle
est continuellement mise en usage. L'homme le plus humble est chaque
jour appelé à donner son opinion sur des questions pratiques, et comme
la liberté civile et sociale existe, la stupidité même produit un effet favo-
rable. L'hypocrisie provoque le bon sens. L'Église catholique, les
médiums spirites, les paradoxes toujours renouvelés, exaspèrent le sens
commun. Plus le paradoxe est exagéré, plus il est sûr que Punch l'at-
tachera au pilori.
« La concentration du pouvoir reposant dans le peuple, comme dans
les gouvernements républicains, a pour effet de maintenir l'Etat plus près
du bon sens ; car une cour ou une aristocratie qui ne sont jamais quune
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LES ÉTATS-UNIS CONTEMPORAINS. 533
infime miiiorité,peuvent plus facilement faire des folies qu'une république.
Une république en effet a trop d'observateurs armés de leur bulletin de
Tote et qui ne se laisseront jamais tourner la tête p&r des extravagances
d'aucune sorte; caria faim, la soif, le froid, les cris des enfants et les
dettes sont toujours là, attachant avec force les masses aux devoirs essen-
tiels. »
On peut à peine en croire ses yeux en lisant ces louanges, si on consi*
dère la date à laquelle elles ont été composées. C'était le 30 mars 1878,
dans une conférence à Boston, un an après les fraudes qui avaient élevé
Hayes à la présidence, et quelque temps après les scandales inouïs
dont les Carpei^baggen s'étaient rendus coupables dans les malheureux
États du Sud, après la découverte de l'abîme de corruption rendu
public sous la seconde présidence du général Hayes, après le dévoile-
ment des intrigues du Tammany à New- York (Voir chap. 12, IV et Vil).
Peut-on véritablement trouver une glorification de sa propre nationalité
plus dépourvue de critique, unie à une haine du catholicisme plus into-
lérante et provenant d'une ignorance plus complète? Dans ces épanche-
ments le vieux poète ne se fait aucun scrupule de placer l'Église catho-
lique sur le même pied que le spiritisme, et de là livrer, avec toutes
ses institutions particulièrement odieuses aux sceptiques, à l'action
d'une feuille satirique comme le moyen le plus propre à l'anéantir? Et
l'homme qui écrit cela est le poète que Ratzel, qui refiète ici l'opi-
nion publique de la moyenne des Américains, cite comme le phis hardi
et le plus original de tous les poètes et penseurs du Nouveau-Monde, et
dont il célèbre également la portée d'esprit et la perspicacité I '
Cette atmosphère intellectuelle épaisse, dans laquelle l'incapacité
absolue de l'observation critique des faits sociaux, économiques, poli-
tiques et religieux, s'unit aune grossière ignorance," permet-elle d'espérer,
pour ceux qui y vivent, le retour à la forte croyance en Dieu, à la moralité
solide, à la sérieuse réforme sociale et à la profoildeur scientifique?
Cette atmosphère est malheureusement trop étendue, et l'infiuence que
la vanité collective lui donne sur des éléments meilleurs mais manquant
de fermeté est trop considérable, pour qu'un sérieux retour qui transfor-
merait réellement la majorité de la nation puisse être attendu. Les
meilleures lois ne servent à rien si elles ne sont pas exécutées. Et si on
confie leur exécution, comme le droit de suffrage le comporte, à la majo-
rité avide de réformes, elles devront naturellement pour la majeure
partie rester lettre morte.
Cest là précisément la différence profonde qui sépare l'Angleterre du
siècle dernier, tombée aussi très bas au point de vue moral, et les États-
Unis de nos jours. Dans la première le pouvoir politique n'était pas entre
les mains de la masse, mais, toute proportion gardée, dans celles d^un
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534 tes ÉTATS-UNIS CONTEMPORAINS.
nombre restreint d'électeurs, et des membres de la haute aristocratie
avec voix et siège héréditaire à la Chambre Haute. Aussi ceux qui prê-
chaient un retour sérieux à la morale et à la religion pouvaient s'adresser
à un nombre de personnes beaucoup plus petit que ceux qui partagent
leur manière de voir ne peuvent le faire aujourd'hui en Amérique avec
quelque espérance de succès.
Ce qui rendait les espérances de succès plus favorables encore en
Angleterre, c'était cette circonstance que les réformateurs du temps de
Georges III, dont Le Play parle longuement dans sa lettre publiée en tête
de ce livre, avaient à s'adresser à des personnes toutes plus ou
moins éduquées, qui savaient écouter la voix des événements et appré-
cier les conséquences des erreurs sur lesquelles elles avaient été éclai-
rées. La perspective est malheureusement toute différente aux États-
Unis. Celui qui veut diriger la nation américaine dans d'autres voies doit
d'abord instruire beaucoup de gens qui s'accrochent à leurs préjugés
avec l'entêtement si fréquent dans les basses couches sociales; car ces
préjugés flattent au plus haut degré la vanité humaine. L'oubli des
devoirs si répandu dans les hautes classes, et la légèreté au point de vue
social qui apparaît tous les jours d'une bien triste manière, offrent tou-
jours un aliment nouveau à ces préjugés. Môme dans la France démocra-
tique, où une minorité de la population, très active et digne d'estime,
prend part avec zèle à la vie publique et consacre ses forces à d'innom-
brabûus oeuvres de salut social, il est extrêmement difficile de détacher
lesipa^s des plus grossiers sophismes de Tidéocratisme révolutionnaire.
Bien (fifi les femmes et les jeunes filles soient restées religieuses comme
auparavant et que la vie de famille qui, avant la Révolution; s'était bien
affaiblie dans le grfmd nombre, se soit de nouveau fortifiée dans les
hautes classes, la vie dM peuple tout entier, pour ainsi dire, est encore
privée d'influences salutaires^ Comment peut-on alors espérer, aux États-
Unis une rapide transformation de l'esprit public ? Aux États-Unis ces
éléments de conservation et de propagande réformiste sont bien plus fai'
blement représentés qu'en France, et ils manquent le plus souvent aussi
de cet esprit de famille qui, en Angleterre, dans la période même d'abais-
sement religieux et moral mentionnée plus haut, ne s'était jamais com-
plètement éteint, restant ainsi à travers des milliers d'années le don
précieux intimement attaché au sol national de la race anglo-saxonne.
Comment la plupart de ces immigrants de toutes les contrées pour-
raient-ils posséder cet esprit, eux qui, avec si peu d'avoir et de bien, sé-
parés de leurs familles par l'Océan, se trouvent dans des situations tout
à fait nouvelles et, dans leurs luttes pour l'existence, sont beaucoup,
plus enclins à l'amour du gain et au relâchement de la conduite, qu'au
développement des qualités de Tâme, qui sont la base de la piété ? Cette
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LES ÉTATS-UNIS CONTEMPORAINS. 535
disposition des plus larges couches de la population de rAmérique du
Nord et cette illusion des grandeurs nationales, augmentent les diffi-
cultés que la constitution démocratique ofTre déjà d'elle-même aux essais
de réforme. Quand une démocratie se trouve dans de mauvaises voies, il
est jbien plus difficile de lui porter secours qu'à une nation gouvernée
par un monarque ; car celui-ci, lorsqu'il est en présence de quelques
éléments solides, peut opérer des réformes radicales. Mais ce moyen
manque aux États-Unis. Le comte de Hubner, homme d'État et penseur
mort récemment, disait aux Américcdns cette vérité trop évidente : « La
monarclde vous est refusée ; il vous manque ses conditions essentielles.
Les rois ne s'improvisent pas ; ils ressemblent plutôt aux géants de vos
forêts vierges ; ils exigent un sol particulier et croissent lentement dans
le cours des siècles. »
G^est à peine si on peut songer pour les États-Unis à une dictature de
longue durée. Ce sera bien plutôt leur pratique des affaires qui préser-
vera les Américains longtemps encore de trop grandes catastrophes
sociales et économiques,sans lesquelles une dictature ne peut être imar
ginée» C'est pourquoi, jusqu'au moment où ces catastrophes se produi-
ront, les États-Unis conserveront l'ancien état de choses.
Quant à l'avenir de l'Église catholique dans la République, nous eu
avons déjà parlé au chapitre xix. Les espérances sur la conversion de la
majorité de la nation sont d'autant moindres qu'il immigra actuelle-
ment beaucoup d'hétérodoxes.
Les autres confessions chrétiennes, qui prennent à cœur leur profes-
sion de foi et leur morale, feraient bien de ne pas compter non plus sur
on aecroissement très important du côté des conversions d'indifférents.
Toutefois un avenir éloigné pourrait bien amener des changements . Cet
avenir est entre les mains de Dieu et nous n'avons pas à le prévoir.
Walter K.\empfe.
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LITTÉRATURE SOCIALISTE ALLEMANDE
Le développement du socialisme dans la plupart des pays de l'Europe
est aujourd'hui Tune des préoccupations les plus graves des amis de la
paix sociale et des hommes de liberté. En étudiant à notre dernier Con-
grès annuel (1) les progrès de cette doctrine en Allemagne, j'ai indiqué
brièvement quels étaient les divers modes de propagande recommandés
par les chefs du parti, et mentionné Tessor considérable que la « littéra-
ture socialiste » prend depuis quelques années. Peut-être ne sera-t^il
pas sans intérêt pour les lecteurs de la Réforme sociale de connaître les
impressions que de récentes lectures ont laissées dans mon esprit.
En dehors des journaux dont le nombre augmente tous les ans et aux-
quels il ne serait pas inutile de consacrer une étude particulière, il y a
trois sortes de productions littéraires qui, toutes trois, ont en Allemagne
plus d'importance que chez nous, et avec lesquelles il est indispensable
de faire connaissance si Ton veut apprécier équitablement Tesprit, Tàme
et les aspirations de Touvrier allemand. Je veux parler des poésies, des
romans et des almanachs (2).
Il y a aujourd'hui toute une poésie socialiste, faite pour les ouvriers,
et s'adressant exclusivement à cette partie du peuple qu'on peut appeler
le quatrième état. G^est surtout une poésie lyrique, d'un caractère plu-
tôt sentimental. On aurait tort de s'imaginer qu'elle soit animée d'un
souffle de haine, et qu'elle ressemble à un chant de guerre ou à un
appel aux armes. Il y est sans doute parlé de lutte, de révolte contre
* l'oppression, de résistance à Tiniquité ; mais on n'y rencontre en réalité
ni ces protestations contre l'idée de patrie, ni ces attaques contre l'Em-
pereur, la royauté ou les institutions politiques actuelles, dont les jour-
naux socialistes sont coutumiers. Cette poésie est en général d'un style
élevé qui n'est dépourvu ni d'élégance ni d'éclat. On y trouve çà et là
des aspirations généreuses et un désir hautement exprimé de réconci-
liation, de paix et de fraternité. Guillaume Hasenclever termine son
poème la Haine par ces mots : « Nous voulons que toutes ces malé-
V dictions aient un terme pour que la haine puisse faire place au saint
amour. » « Ce n'est pas la haine des riches que nous prêchons, dit
Andorf dans la Marseillaise des travailleurs, nous voulons seulement
droit égal pour tous. » Aussi ne faut-il pas s'attendre à trouver dans ces
(1) y. la Réforme sociale du 16 juillet 1893.
(2; Cf. Schnftenveneichnise der Buchhandlung des Voi*wdris, novembre 1892.
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[
UTTÉRATURE SOCIAUSTE ALLEMANDE. 537
écrits des indications précises sur le but que les socialistes se proposent
d'atteindre, et sur les intentions de leurs chefs. Quand on y parle de
lutte on ne dit même pas nettement contre qui et contre quoi, et c'est
en termes fort vagues qu'on décrit Tantagonisme du capital et du tra-
vail. On se borne à célébrer pompeusement le travail et à prophétiser
pour l'avenir le triomphe des travailleurs. Mais on ne dit pas comment
s'obtiendra la victoire. Ainsi les socialistes allemands, qui sembfent,
lorsqu'on parcourt leurs journaux ou qu'on lit les programmes de leurs
Congrès annuels, avoir des idées très arrêtées, se contentent dans leur
poésie de belles phrases, de grands mots et de descriptions gracieuses.
Ei pourtant que n'ont-ils pas dit de la « phraséologie creuse » des
poètes libéraux de la première moitié de ce siècle I Ils font, en réalité,
comme eux : leur poésie ressemble visiblement à la leur ; on y trouve
également ce style coloré, ces tirades sonores, ces expressions abstraites
qui laissent à l'imagination prendre tout son essor.
11 en est même parmi leurs poètes qui s'efforcent d'imiter Schiller dont
les œuvres, parait-il, figurent dans toutes les bibliothèques socialistes à
côté de celles de Marx et de Lassalle. Voici par exemple des vers de Max
Kegel que Schiller n'eût peut-être pas désavoués :
« Dans l'âpre mêlée des partis — que sépare la diversité des
croyances— il (le quatrième état) vient jeter fièrement son amour de la
science, — oui seule afTranchit les esprits. — A la haine aveugle de s
peuples — à la gloire sanglante des batailles, — il oppose l'éclat radieux
— ae la vraie, de la noble humanité (1). »
Et le peuple allemand apprécie cette poésie élevée qui nourrit son
imagination et l'élève au-dessus du terre-àterre delà vie quotidienne; il
la préfère à ces descriptions réalistes auxquelles on cherche cependant
peu à peu à l'accoutumer. L'esprit germanique a toujours eu et aura
sans doute toujours un certain faible pour les idées abstraites qui ne
correspondent à rien de pratique et il y a peut-être quelque habileté delà
part des poètes socialistes à conserver ce ton : ils savent que le tempéra
ment d'un peuple ne se transforme pas du jour au lendemain, et en dépit
de leurs tendances internationalistes, les socialistes allemands restent
au fond plus allemands qu'eux-mêmes ne le supposent.
La lecture des romans socialistes suggère des réflexions analogues,
mais c'est aux scènes de la vie réelle qu ils empruntent de plus en plus
leurs descriptions. Voici d'abord un roman de Robert Schweichel, l'un
des principaux collaborateurs de la grande revue socialiste Die neue
Zeit (2). La scène se passe dans un district minier. Le patron veut réduire
les salaires, les ouvriers protestent et organisent une grande réunit>n;
(1) Max Kegol, Sozialdemokralisches Liederbuch,
(2) In Acht und Bann. Erzahlung von R. Schweichel.
La R4f. Soc, !•' octobre 1893. 3« Sér., t. VI (t. XXVI col.), 35
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Goosle
538 LITTÉRATURE SOCLALISTE ALLEMANDE.
un d'entre eux est député auprès du propriétaire, mais ses efforts sont
inutiles. Bien mieux : on le renvoie sous prétexte de menées révolution-
naires. Il essaie d'ouvrir dans le village un magasin de charbon; mais le
propriétaire refuse de lui en vendre. Il veut alors installer un débit de
boissons pour les ouvriers, mais on défend à ceux-ci d'y mettre les pieds.
Un jour, dans un accès de désespoir il tente d'assassiner ce patron impi-
toyable, mais il échoue et paie de sa tète son audacieuse tentative.
Mais tous les propriétaires ne sont pas aussi inflexibles que celui-là.
Les écrivains socialistes nous montrent aussi quelquefois de bons patrons.
C'est ce que fait M. Friedrich dans son intéressant roman Le premier
mai (I). La misère est grande parmi les ouvriers d'une petite ville indus-
trielle : l'un d'eux ne peut subvenir aux besoins de sa famille ; sa femme
et ses enfants obligés de travailler se ruinent la santé, et ces pauvres gens
tombent dans une profonde misère. Le premier mai approche : les
ouvriers veulent organiser une grande fête pour ce jour-là. Le pro-
priétaire s'y oppose, un conflit va éclater. Mais voici le fils de ce patron
qui revient de Paris : il y a fréquenté les chefs du parti socialiste, il s'est
laissé convaincre par leurs idées, il essaie à son tour de convaincre son
père, de lui démontrer Tiniquité de forganisation actuelle de l'industrie,
et de plaider la cause des ouvriers. Le père se laisse toucher, il accorde
Tautorisation désirée, il accepte la journée de huit heures, et consent à
relever les salaires. Les ouvriers sont au comble de la joie etmanifestent
bien haut leur satisfaction.
Il y a donc de bons patrons à côté des mauvais, et je dois loyalement
reconnaître que dans la littérature socialiste le second type est presque
aussi fréquent que le premier.
Les anecdotes qui se rencontrent dans les almanachs populaires ne
sont pas moins instructives à cet égard (2). La lecture de ces petits livres
si répandus, qui pénètrent dans les chaumières les plus reculées, est une
source intéressante d'informations. Le ton des almanachs socialistes ne
s'élevait guère dans le début au-dessus de celui de la littérature du plus
bas étage. Mais depuis plusieurs années quelques-uns d*entre eux, renon-
çant à ces grossièretés de langage, cherchent à rivaliser avec les meil-
leurs almanachs populaires. On y trouve d'intéressantes biographies des
chefs les plus célèbres; on y lit de petites histoires destinées tantôt à
apitoyer le lecteur sur le sort des ouvriers, tantôt à vanter les bienfaits
de la démocratie sociale. On y remarque surtout un effort persévérant
pour mettre le peuple au courant des découvertes scientifiques les plus
importantes, et lui faire connaître à l'aide de vulgarisations très bien faites
(1) Der erste Mai, Ein Zeidbild in 3 Abtheilungen von H. Friedrich.
(2) V. notamment Der arme Konrad^ illustrirter Kalender far das arboitcnde
Volk. — Der neue Weitkaicnder, Hamburg, Auer et Cio.
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LITTÉRATURE SOCIALISTE ALLEMANDE. 539
les résultats de la science moderne. Si l'on doit faire de graves réserves
sur Tesprit qui anime quelques-unes de ces notices, on doit du moins
rendre hommage à Tardeur avec laquelle on travaille à l'instruction du
peuple et au développement de son intelligence.
L'impression qui se dégage de toutes ces lectures est en somme plus
favoriible qu'on ne serait d'abord tenté de le supposer. Ni dans la poésie,
ni dans les romans, ni dans les almanachs, toutes choses qui en Alle-
magne ont plus d'importance que chez nous, on ne trouve ce ton haineux
qui devient de plus en plus celui de nos socialistes français (i). L'Alle-
mand fait tout avec mesure et lenteur. N'est-ce pas le moyen le plus sûr
de conquérir les intelligences et de gagner les cœurs? C'est progressive-
ment qu'on cherche à pénétrer le peuple de l'esprit socialiste, et il sem-
ble qu'on évite avec soin ce qui pourrait effrayer les recrues nouvelles
qu'on cherche à conquérir. Est-ce à dire que les idées aient beaucoup
changé ? Il est permis d'en douter. Les chefs du parti, les députés socia-
listes par exemple, au contact d'hommes dont l'éducation première est
plus raffinée que la leur, ont pris une plus grande urbanité. Mais si l'on
cherche à pénétrer plus avant dans leur pensée, et à les voir dans leurs
congrès, on ne saurait être rassuré sur leurs intentions. C'est un point sur
lequel nous reviendrons bientôt.
G. Blondel.
(1) Nos socialistes français redoutent par-dessus tout ce qui pourrait amener
une détente entre les divers facteurs du travail. M. Rafialovich a cité dans le
Mionde économique la réponse d*un socialiste devant lequel on parlait des moyens
d'accroître le contentement des ouvriers, u Le contentement de l'ouvrier! mais
c'est la pire des choses. Il n'est pas de sottise, de vice même, qui ramène un peu-
pie en arrière autant que le contentement I » Cette réponse ne montre-t-elle pas
queUe est la pensée de derrière la tète do ces agitateurs quand ils demandent à
diriger eox-mèmes et sans l'intervention des patrons les institutions créées en
faveur des ouvriers.
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^^•'"^^1
BIBUOGRAPHIE
I. — Recueil» périodique».
Revue Internationale de •oclolo§;le, recueil bimestriel publié
par René Worms; t. I, 1" partie (Paris, janvier-juin 1892). — Worms
(R.) La Sociologie, p. 3-16 [« Découvrir Tunité sociale, l'atome social, qui
présente déjà en petit tous les phénomènes que la société reproduit en
grand, ce sera créer quelque chose d'analogue à la physique et à la
chimie moléculaire, à la biologie cellulaire, qui ont transformé toute la
physico-chimie et toute la biologie, ce sera réformer la face de la science
sociale. Trouver un groupement à la fois multiple et un, un groupement
simple et pourtant déjà complexe, dont les membres soient tout ensemble
indépendants et solidaires, qui se prête à Tétude plus aisément que nos
sociétés contemporaines, tout en nous offrant une image abrégée, et par
là même une explication de ce qui se passe en elles, tel doit être le but
du sociologue, car là est évidemment la solution du problème à la fois
initial et ultime de sa science : qu'est-ce qu'une société ? » Cet élément
simple, n'est-ce pas la famille, dont Técole Le Play a fait son postulat?
Il ne le semble pas,. car elle ne serait qu'un élément. Il faut s'aider de la
biologie et diviser en deux classes la science sociale : sociologie descrip-
tive étudiant les familles, les individus, les sociétés, le détail vivant et
concret du monde social ; sociologie comparée rapprochant ces données
pour en tirer des lois universelles, dont les anciennes sciences sociales
seraient les subdivisions. La méthode adoptée sera celle déjà suivie qui
ne comporte que des perfectionnements de détail. Les résultats de la
sociologie synthétique deviendront plus complets et le progrès plus
rapide. La sociologie rendra des services quand bien même son utilité
pratique n'apparaîtra pas immédiatement : l'acte peut être contenu en
puissance]. — ^JBabeau (Albert), Une grève sous la régence, p. 16-23
[Grève de 1717 à Abbeville entre patrons et ouvriers de la fabrique de
draps Yan Rohais. Les intendants et le ministre ne parvenaient pas à
vaincre toutes les résistances. Par des privilèges on avait cru augmenter
la force de production et de richesse de la France et à la An du règne de
Louis XIV la crise était intense]. — Bertillon (J.), La natalité en
France, p. 24-46 [Le danger est grand, car dans vingt ans pour un cons-
crit français il y en aura deux allemands. La natalité est d'autant plus
basse que le pays est plus riche et parmi les pauvres le plus pauvre a le
plus d'enfants. Les réformes proposées consistent dans l'augmentation du
nombre des mariages (l'auteur refuse toute influence aux idées reli-
gieuses), la diminution de la stérilité volontaire (syphilis, alcoolisme, e te.) ^
les réformes sociales diverses, la diminution de la mortalité aussi, dit-on,
bien que tout semble réalisé sous ce rapport. Ces moyens sont peu pra-
tiques. Que faire alors ? La loi couvre d'impôts les familles, « les lois sur
l'héritage sont la grande cause de la faible natalité française ». On ferait
payer, comme en 1789, un impôt aux familles de moins de trois enfants et
l'Etat perdrait ainsi 2,032,134 parts contributives, alors qu^il en recou-
vrerait 2,064,047. Conclusion: il faut augmenter la natalité]. -^Marous-
Bom (P. du), Tiers État commercial et Grands Magasins, p. 46-64 [Cette
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RECUEaS PÉRIODIQUES. 541
étude est divisée en deux parties : riches et pauvres : i'^ théorie aristo-
cratique avec ses auxiliaires, institutions de patronage, œuvres d'assis-
tance, assistance Rueil, distributions et fêtes ; 2<> théorie démocratique :
a) la ligue de défense du commerce et de l'industrie : histoire, organi-
sation, doctrine, le projet de réforme des patentes, « les répartition-
nistes » ; 6) la chambre syndicale des employés de la Seine : théorie
collectiviste moins hostile aux Grands Magasins. Triomphe probable de
Toligarchie des riches] . — Faure (F.) , La Sociologie dans les facultés de
droit en France, p. 113-121 [On n'ose pas contester l'existence de la
sociologie, donc on l'admet implicitement. D'ailleurs la sociologie s'est
introduite dans tous les cours de droit. Mais ce ne sont là que des
notions générales : il importe de placer au sommet ou au centre de l'en-
seignement un cours de science sociale, l'article 3 de Tarrêté ministériel
du 6 janvier 1891 éclairé parla circulaire du 31 janvier 1891 en est Tin-
dication. Les Facultés de droit se doivent de le réclamer]. — Lemoine
(J.), L'Irlande qu'on ne voit pas, p. 122-147 [Le home rule de M. Gladstone
est insuffisant. La politique de résistance a été constante à la vérité, mais
d'autre partFIrlande loyaliste poursuit son œuvre par des voies pacifiques].
— John Lubbook, Lerôle social deTinstruction primaire, p. 148-157 [Ce
que l'instruction acquiert est économisé en prisons et en police]. —
Tarde (G.), Monades et Science sociale, p. 157-173, 231-46, [Quelque
théorie qu'on adopte, on remplit les corps vivants d'atomes spirituels ou
quasi spirituels. Cela suppose que toute chose est une société, que tout
phénomène est un fait social. « La vie a commencé un jour sur ce globe
et en un point. Pourquoi en ce point et non ailleurs, si les mêmes sub-
stances étaient composées des mêmes éléments? Admettons que la vie
ne soit qu'une combinaison chimique spéciale et très compliquée. Mais
d'où a-t-eile pu naître, si ce n'est d'un élément différent des autres? »]
— Wopm8(R.), Sur la définition de la sociologie, p. 173-177 [La socio-
logie est la science générale des sociétés et non de telle ou telle science
sociale particulière. On la peut comprendre en deux sens. Au sens large
elle étudie les faits sociaux dans leur détail et dans leurs relations réci-
proques; elle est la somme des sciences particulières, la science de
l'intégralité des phénomènes sociaux. Certains esprits estiment que la
sociologie comprend l'ensemble des phénomènes généraux qui carac-
térisent essentiellement les sociétés pour nous apprendre : l'^ les rap-
ports existant entre les divers ordres de faits sociaux (statique sociale) ;
2« les lois générales présidant à l'évolution de ces sociétés (dynamique
sociale}, soit ce que renferment de général les phénomènes sociaux. On
en vient à des erreurs en s'éloignant de la première définition, car la
sociologie n'est pas une science spéciale]. — Duguit, Un séminaire de
sociologie, p. 201-208. [A l'instar des séminaires allemands l'auteur, pro-
fesseur à Bordeaux, a réalisé un essai de séminaire de sociologie. On a
étudié ces diverses questions : existe-t-il une science sociologique? à
côté d'elle existe-t-il un art social et quels sont leurs rapports? quelles
sont les différentes parties de la sociologie scientifique (phénomènes de
nutrition, de relation)? y a-t-ilune conscience sociale?] — Gumplowloz,
Les anciennes populations de la Hongrie [Le royaume gélodacique, la
Dacie province romaine, le royaume des Goths en Dacie et en Pannonie,
la domination des Huns et des Avares]. — Travers, Questions ouvrières
anglaises, l'échelle mobile des salaires, p. 246-270 [La commission
anglaise du travail nommée le 27 avril 1891 s'est prononcée contre la
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542 BIBLIOGRAPHIE.
pratique des grèves ou des lock-out nuisibles à tons : les trois sections
ont entendu des témoins qui réclament unanimement l'échelle mobile
des salaires, pratique inaugurée en 1840 et qui correspond à la même
idée que la participation aux bénéfices, avec cette différence qu'elle est
un accor4 établissant une relation absolue entre le salaire et le prix de
vente quel qu'il soit, tandis qu'au dernier cas on ajoute seulement au
salaire fixé une somme variable, calculée d'après ce salaire et les béné-
fices. L'ouvrier anglais est intéressé à Tentreprise. Un arbitrage règle
les différends. Les obstacles résident dans la difficulté d'établir une
base et dans Thostilité des associations ouvrières], — Faure (F.), Ensei-
gnement de l'économie politique, de la statistique et de la sociologie aux
Etats-Unis, p. 278-281 (En 1871 on comptait 41 cours dans 38 établisse-
ments, ce nombre s'est élevé en 1892-93 à 242 dans 66 établissements,
avec 21 séminaires].
Louis Batcave.
Revue de» DeusL-Moncle» $ t. OXYIII, juille^aoùt 1893. —
Bazin (René), Les Italiens de nos jours ; I. Provinces du Nord,la vie pro-
vinciale, p. 49-94. [Charmants récits où la vue des lieux et la conversa-
tion des hommes sont l'occasion de digressions attachantes sur le mou-
vement politique, l'état intérieur du royaume, les affaires et les mœurs.
Dans la grande plaine lombarde, contraste étrange entre un sol qui
paraît pouvoir tout donner et une population pauvre quoique très labo-
rieuse ; spectacle ordinaire en Italie, la principale cause est l'excès de
l'impôt, 33 % du revenu net des terres et 50 à 60 X du revenu des maisons.
Malgré cela les communes sont pauvres et endettées. — Promenades
dans les principales villes : Milan, « la capitale morale de Tltalie » ; pen-
dant la période électorale : les professions de foi des candidats conser-
vent la forme latine avec ses longues périodes et souvent parlent de
choses morales et élevées sans que les candidats soient pour cela battus;
Vicence avec son école industrielle fondée par M. A. Rossi; Padoue et
Bologne avec leurs universités; Florence et Sienne. — II. Les maisons
de Rome et la campagne Romaine, p. 524-71. [Examen critique de la
transformation de Rome, préparée par Mgr de Mérode, brutalement
amenée an plan régulateur après 1870; tableau des nouveaux quartiers;
la faute, c'est d'avoir voulu improviser une capitale et d'avoir construit
trop et trop vite par une folie de spéculation; prêts sans garanties,
effondrement des banques atteignant partiellement des maisons prîn-
cières et le trésor pontifical. — Vagro romanOf ses pasteurs et ses trou-
peaux errants, ses cultures et ses travailleurs émigrants; l'assainisse-
ment a été tenté par les Romains, les papes et les Français ; après 1870,
commission d'études présidée par Ubaldino Peruzzi, lois de 1878 {bonifl-
camento idraulico) et de 1883 (loi des 10 kilom.), lapremière prescrivant des
travaux de drainage et de dessèchement par des syndicats et le concours
de l'État; la seconde décrétant que dans un délai de six mois et un rayon
de 10 kilom. les propriétaires devaient arrêter les projets pour cultiver,
planter, bâtir..., résultats médiocres jusqu'ici; Les mercante di campagna
trouvent qu'on a assez fait; les grands propriétaires ont a X et aiment
mieux ne rien changer et être un peu dégrevés; les partisans des réfor-
mes les voudraient obligatoires ; promenades pittoresques à travers
Vagro, Cf. le travail publié ici par M. Assirelli, Vagro romano], — Bled
(Victor du), La Franche-Comté, II. La domination autrichienne et espa-
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RECUEILS PÉRIODIQUES. $43
gnole, la conquête, p. 125-63. [Tableau des franchises de la Comté « telles
qu'elles se développent à travers les dominations bourguignonne, autri-
chienne et espagnole, franchises non écrites, vieux usages enracinés
dans les mœurs et revêtant aux yeux de nos ancêtres le caractère de
dogmes, contestées, violées quelquefois, revendiquées intrépidement
sous Louis XI lui-même et Charles VIII, accrues sans cesse comme une
terre fertile entre les mains d'enfants économes, qui les rendirent si
Gdèles à leurs souverains et firent de cette nationalité « une forme de
république ayant nom de monarchie, préférable à toutes les autres ». A
la mort du Téméraire, Louis XI s'empare de la Bourgogne et même de la
Comté qui aurait voulu s'allier aux cantons suisses et qui fut rendue plus
tard à Maximilien par Charles VIII; alors ce fut pendant un siècle et
demi la meilleure partie de son histoire, longue paix et prospérité par
Talliance héréditaire avec les Suisses et par des traités de neutralisation
embrassant la Comté, la Bourgogne et la Champagne. Au xvi« siècle
pépinière d'hommes d'État, Nicolas Perrenot (Granvelle), fils d'un
maréchal- ferrand d'Ornans, devient garde des sceauxde Charles-Quint et
son conseiller la plus écouté ; la principauté de Montbéliard et ses quatre
terres (Héricourt, Blamont,Chatclotet Clémont) ; la conquête de Louis XIV.]
— III. Légendes et traditions populaires, situation de Tagri culture, p. 788-
824. [L'auteur esquisse quelques-unes des légendes et des traditions delà
province, pieuses, poétiques, comiques ou amoureuses, qui malheureu-
sement confinent parfois à la sorcellerie ; vient ensuite un tableau des
usages et coutumes conservés surtout par les paysans; les noces avec leurs
banquets, leurs cadeaux, leurs chansons et leurs contes où le paysan
se montre très attaché aux idées' d'égalité avec une rancune tenace contre
les seigneurs et les curés; les cérémonies du mariage, etc.; enfin un
exposé de la crise agricole et des remèdes que le progrès peut y apporter,
avec une statistique de la production de la province.] — Valbert (G.),
La jeunesse de Joseph de Maistre d'après une publication récente, p. 213-
24. [A l'aide de divers documents inédits et surtout des notes écrites par
le chevalier Gaspard de Roze, son ami d'enfance, les jeunes années de
J. de Maistre ont été racontées par M. Descottes : tableaux charmants de
la vie simple, économe, des plaisirs modestes que son incomparable
mère savait ménager à ses enfants, car « il faut amuser les enfants de
peur qu'ils ne s'amusent » ; années d'éducation chez les Jésuites auxquels
il doit « celte gaîté de l'esprit et de la conscience qui fait bon marché
des vains scrupules » ; débuts dans la magistrature et enfin carrière diplo-
matique ; curieux de tout il fut un peu hanté par les idées de Rousseau,
s'affilia à une loge maçonnique, mais au spectacle de la révolution, il se
reprend : « Mon aversion pour tout ce qui se passe en France, écrivait-il
en 1791, devient de l'horreur..., les massacres, les pillages, les incendies
ne sont rien ; mais Tesprit public anéanti, l'opinion viciée à un point
efTrayant, en un mot la France pourrie, voilà l'ouvrage de ces mes-
sieurs ». « La Savoie, la vie patriarcale, son père, sa mère, les
jésuites, ses fonctions de magistrat, comme les rochers et les torrents
des Alpes, l'avaient fait ce qu'il était; mais c'est la révolution qui
lui a fourni l'emploi de son éloquence et de son génie. »]. — Fouillée
(Alfred), Le tempérament physique et moral d'après la biologie con-
temporaine, p. 272-304. [L'auteur pensé w malgré Fextrême diffi-
culté du sujet, qu'on peut aujourd'hui définir au moins les conditions
fondamentales, les éléments dont les « quantités » combinées impriment
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544 BIBUOGRAPHIE.
à l'individu sa marque propre. » AOn d'avoir une base solide, il demande
d'abord à la biologie les derniers résultats de »es recherckes et de ses
découvertes, et il établit sur cette base une classification naturelle du
tempérament. « Au point de vue pratique, la science du tempérament
aurait une incontestable utilité pour la morale et la pédagogie... Le
tempérament a, tout le long de la vie, deux grandes influences que Ton
ne devrait pas négliger, Tune sur le bonbeur, l'autre sur la moralité
même )>.] — Jaxmet (ClaudioV La société au Mexique et l'avenir écono-
mique du pays, p. 305-40. [Etude très documentée sur la question de
l'argent (le Mexique fournit le quart de la production annuelle du métal
blanc) et les mines métalliques, sur les conditions de l'agriculture dans
la table centrale (1,500 à 3,000 m. d'alt.) ou dans les tetres ckaudeSy si
merveilleusement propres à la production du sucre et du café; nécessité
d'une immigration que retardent le climat, l'occupation du sol par les
Indiens assez compacts, et la constitution un peu vague de la propriété;
industrie manufacturière encore arriérée avec de bas salaires et dont le
développement est subordonné à la découverte ou à l'exploitation de
gîtes bouillers. « En résumé le Mexique présente aux capitaux euro-
péens et aux hommes d'initiative des champs variés et très féconds
d'emploi. Peu de pays nouveaux en offrent aujourd'hui autant... A la dif-
férence des États-Unis qui cherchent maintenant à restreindre Timmi-
gration des travailleurs manuels..., le Mexique fait des conditions excep-
tionnellement favorables aux industriels, aux commerçants, aux spécu-
lateurs étrangers... Mais sa grande force consiste dans les idées nouvelles
qui se font jour dans la classe des grands propriétaires et les poussent à
faire valoir les richesses naturelles à peine exploitées dont ils sont les
détenteurs. Elle réside aussi dans la vive aspiration au progrès qui tra-
vaille tous les hommes ayant reçu l'instruction et qui, avec le temps,
arrivera k constituer des clauses moyennes solides ».] — Mimande (Paul),
I. Au bagne ; II. la colonisation pénale, p. 364-93 [article très attachant,
vécu et raconté avec humour ; l'auteur montre le libéré auquel on accorde
une concession et qu'on y prépare non plus malheureusement par l'ins-
titution abandonnée des « élèves concessionnaires )>, mais par « l'assigna-
gnation » chez le colon ; conséquences curieuses et funestes du régime
parlementaire donné à la colonie : « A nous, s'est écrié le chœur des
agriculteurs, des industriels, voire des « marchands de goutte », à nous
la main-d'œuvre économique »; le seul remède c'est de revenir aux
• élèves concessionnaires et de leur faire préparer les villages qu'ils habi-
teront ou exécuter les grands travaux d'utilité générale. Fait curieux à
noter contre les exagérations de l'atavisme : pas un seul enfant d'ori-
gine pénale n'a été l'objet d'une poursuite correctionnelle, tant le milieu
a changé les hommes. Visite à Bourailcréé en 1869 et comprenant main-
tenant "00 familles avec 4650 personnes, concessionnaires ruraux et
urbains; le « couvent », maison de correction des femmes, mariages des
libérés ; exemples de concessionnaires chez eux, syndicats po ur faire la
vente des produits sans la tyrannie des marchands. Le programme peut
se résumer ainsi : employer les forçats au profit exclusif de TEtat,
opérer parmi eux une sélection, transformer les meilleurs en colons,
avec un foyer ; exercer la tutelle de ces nouvelles familles, instruire
les enfants et leur apprendre un métier; en un mot utiliser une
puissante main-d'œuvre et fournir au pays des habitants.] —
Vogtté (le vicomte de), Une enquête sur l'Egypte, p. 448-63. [Examen
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RECUEILS PÉRIODIQUES. 545
critique du livre si fortement pense du duc d'Harcourt que la Réforme
sociale a déjà signalé (ci- dessus, p. 387) et sur lequel elle reviendra.
M. d'Harcourt considère « Taptitude à recevoir des coups » comme la
caractéristique des Égyptiens ; la renaissance sous les grands Khalifes
lui parait surtout l'œuvre des Grecs, l'Europe a été dupe de la prétendue
régénération de l'Egypte par Méhémet Âli ; les Anglais apporteront le
progrès matériel ; quant au relèvement il dépend d'une réforme morale
qu'on n'entrevoit pas. Pour la situation actuelle de la France sur le Nil,
il reconnaît que ses électeurs de Falaise ne s'en préoccupaient aucune-
ment, et que les gouvernants se sont ainsi conformés aux principes mo-
dernes, en abandonnant tout ; reprendra-t-on la position perdue? peut-
être, car il suffit que les Anglais aient notre gouvernement et que nous
prenions le leurl M. de Vogué se montre au contraire confiant dans les
lumières du suffrage universel qui a poussé, dit-il, la France vers la
Russie et qui saura aussi éclairer la question d'Egypte.] — Delom de
Mézerao(J.), Le barreau libre pendant la révolution; les défenseurs
officieux, p. 572-90. [Réfutation expérimentale des projets de suppression
de Tordre des avocats (propositions Maurice Faure et Trouillot); histoire
des défenseurs libres officieux, de 1790 à 1810; la plupart étaient des
agents d'affaires sans considération, sots prétentieux des clubs, anciens
laquais ou même repris de justice, odieusement rapaces, obligés toute-
fois de fournir un certificat de civisme qui n'était accordé qu'aux favoris
du pouvoir; le décret de 4810 rétablit enfin l'ordre, encore sous la
dépendance étroite du garde des sceaux, mais du moins avec les garan-
ties d'honorabilité et de compétence nécessaires aux plaideurs et à la
société; les lois de 1822 et 1830 rendirent à Tordre Tindépendance que
la Constituante avait détruite.] — Lévy (Raphaël Georges), La spécula-
tion et la banque, p. 591-620. [Deux parties : la spéculation, ses effets
légitimes et ses abus, la banque, son objet propre et sa fonction dis-
tincte. Étude lumineuse du mécanisme de la spéculation, le comptant,
opérations à terme, à découvert, leur utilité pour rendre le marché large
et stable, pour les valeurs ou les marchandises ; « le marché à terme est
un grand régulateur précisément parce qu'il permet Tintervention de la
spéculation. » Banque, ce mot correspond chez nous à deux fonctions
distinctes ailleurs : le banker anglais reçoit les dépôts de capitaux et les
fait fructifier; le merchant fait des entreprises financières; le premier
opère avec des dépôts toujours exigibles ; le second émet des actions et
des obligations en vue de bénéfices supérieurs ; examen détaillé des
diverses attributions de la banque pure séparée de la spéculation. Cf.
Claudio JannetyLe capital, la finance et la spéculation.] — Harris (Frank),
Conklin l'ancien, p. 621-68. [Roman d'analyse psychologique qui dépeint,
non pas seulement dans le mouvement varié de leurs actions, mais sur-
tout dans la profondeur intime de leurs pensées, quelques types intéres-
sants de la vie américaine : le rude pionnier du Kansas, dur au travail,
àpré au gain, pieux et peu scrupuleux, énergique jusqu'à la rébellion ;
sa fille, avec les dons gracieux de la nature, mais indépendante et
vaniteuse, illettrée et frivole ; le maître d'école, Bostonien également
épris de culture classique et de bon ton ; l'avocat de petite ville, etc.].
— Valbert (G.), Sir Frederick Pollock et sa théorie de la persécution,
p. 694-705. [On sait que le savant professeur d'Oxford malmène fort le
Contrat social et la Déclaration des droits de l'homme; il pense « qu'il
faut retourner à Aristote et affirmer avec lui que l'homme est un animal
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1
546 BIBLIOGRAPHIE.
politique... à quoi il faut ajouter qu'il n'y a pas de société possible sans
un pouvoir souverain, qui ne relève et dépende de personne... » ; on a
vu ici même son opinion sur le désétablissement de l'Église auquel,
quoique un peu évolutionniste, ce conservateur libéral ne souscrira
jamais. Dans sa théorie de la persécution, il écarte, et ML. Valbert Ten
loue justement, Texplication insuffisante de la tyrannie des prêtres;
partout, si ceux-ci désignaient, c'était l'État qui frappait. Les motifs des
persécutions sont aussi vieux que le monde : dans l'antiquité, ofTenser
les dieux protecteurs, c'était un crime, car c'était mettre en danger la
cité et la nation ; de même pour les persécutions contre les chrétiens qui
formaient comme une sorte de république dans Tempire, et au temps des
dragonnades, c'était l'opposition plus que Thérésie que poursuivait
Louis XIV. Ce qu'il y a de changé, c'est que l'intolérance, autrefois
encouragée par les lois, est aujourd'hui combattue par elles.] — Deorais
(Julien), Une élection en Angleterre, p. 760-87. [Piquant tableau de
mœurs électorales, encadré dans un récit plein d'humour et montrant
dans un bourg anglais le rôle de Vélection agent que le candidat doit
choisir pour conduire toute son élection avec l'appui du club local et
dont les soins sont rémunérés généralement par 5 à 10 % de la somme
que la loi d'après le nombre des électeurs permet au candidat de con-
sacrer à ses frais d'élection.] — Avenel (le vicomte G. d'), La propriété
foncière de Philippe- Auguste à Napoléon; IV, Valeur et revenus des
terres, p. 842-69. [Les prix recueillis, réduits en francs et rapportés à
l'hectare, sont calculés par moyenne de quart de siècle avec les précau-
tions nécessaires pour obtenir aussi exactement que possible de vraies
moyennes dans un sujet si variable, selon l'époque, le lieu, le degré de
culture et le nombre des serfs... Ainsi le prix de l'hectare au commence-
ment du xuj* siècle est environ de 135 francs pour s'élever à 261 francs
sous Philippe le Bel, du moins pour les terres bien cultivées et acces-
sibles aux échanges ; au xiv« siècle, une grande baisse à 108 francs,
quand tout augmente, provient du morcellement qui suit l'affranchisse-
ment; la moyenne descend à 68, à 48 francs sous Louis XI par suite des
guerres anglaises et des routiers. Le relèvement est rapide au xvi« siècle,
malgré la grande baisse de l'argent, et la propriété traverse heureuse-
ment cette crise financière ; il se continue jusque vers 1680; puis un
grand krach rabaisse les prix de 481 & 265 francs pour remonter et tripler
en quatre-vingt-dix ans, et pour doubler encore depuis cent ans; com-
paré au propriétaire mobilier, le foncier n'a pas à se plaindre; mêmes
observations pour le revenu. En résumé, « le présent travail montre la
propriété immobilière soumise, depuis sept siècles, à d'innombrables
vicissitudes, mais s'en tirant toujours à son avantage, déjouant par la
hausse proportionnelle de son capital la baisse du taux de l'intérêt
depuis le moyen âge, et par la hausse simultanée de son revenu et de sa
valeur bravant les atteintes que portent à la fortune métallique le chan-
gement de la puissance d'achat des métaux précieux et la réduction de
la monnaie au 25* de son poids primitif. »] D.
^ohn» Hopktn» Untverstty Studte» In hlstorlcal and pe-
littcal «ksienoe; t. XI, !»• partie (Baltimore, janvier-août 1893). —
Gould (E. R. L.), La condition sociale des travailleurs, p. i-42. [Nos lec-
teurs connaissent déjà cette remarquable étude dont la Réforme sociale a
eu la primeur en janvier 1893]. — Alden (Edmund K.), Les assemblées
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RECUEILS PÉRIODIQUES. 547
représentatives dn monde contemporain, p. 48-92 [C'eat une promenade
à Tol d'oiseau à travers un très vaste sujet : impossible de résumer ce
résumé ; exact en général, il pourrait appeler quelques critiques de
détail : ainsi Fauteur indique encore dans la composition du Sénat fran-
çais 73 membres à vie, il fait de Textension des libertés communales
l'un des principaux objectifs de la politique radicale en France, quand
les conservateurs seuls les ont défendues pratiquement à propos des lois
scolaires]. — Edward Ingle, Les nègres dans le district de Golumbia,
p. 97-202 [Ils forment aujourd'hui le tiers de la population du district et,
quand on examine les progrès réalisés depuis trente ans, on est surpris
que beaucoup soient arrivés au point où ils sont capables aujourd'hui de
se maintenir eux-mêmes. Ces résultats sont dus au zèle témoigné par
les noirs pour l'instruction, à l'égalité des races devant la loi, sinon dans
les mœurs. Il est à désirer qu'on s'occupe maintenant de relever le ni-
veau général des gens de couleur, et de leur donner quelque unité] . —
Weeks (Stephen Beauregard), L'Église et l'État dans la Caroline du Nord,
p. 207-267 [Les dissidents luttent pendant tout le cours du xvni» siècle
contre l'intolérance de l'anglicanisme, religion d'État. iMen qu'ils ne
subissent pas de violence corporelle, ils se plaignent d'une persécution
indirecte, qui s'affirme dans les lois scolaire et militaire, le régime des
mariages, l'assujettissement à des taxes (dîmes) destinées à payer un
enseignement que leur conscience réprouve. C'est seulement en 1776
que la Déclaration des droits fait prévaloir ce principe nouveau : nul ne
sera troublé dans l'exercice du droit naturel et inaliénable qu'il a d'ado-
rer Dieu selon ses convictions. Et encore les catholiques durent'ils
attendre la réforme de 1835 pour jouir pleinement de la liberté de cons-
cience]. — Harris (William T.), La philosophie de l'éducation, p. 269-
277 [Résumé de cinq conférences faites sur ce siyet en janvier 1893,
étude critique des théories de Rousseau et de Spencer. On remarquera
l'importance que l'auteur attribue justement à la littérature dans l'édu-
cation]. — Bentlej (Arthur F.), La condition du fa7*mer de l'Ouest,
d'après l'histoire d'un canton du^ Nebraska, p. 283-370 [Étude, par la
méthode monographique, de la crise agricole dans l'Ouest des États-Unis.
On ne peut espérer faire aussi rapidement ni aussi sûrement fortune que
les pionniers d'il y a vingt ans. Pour réussir, il fieiut une énergie intelli-
gente, la chance de ne pas subir d'accidents extraordinaires, et quelques
capitaux. Le prix du sol s'est sensiblement élevé, plus même que ne le
comporteraient les revenus qu'on en tire. L'endettement aussi s'est
développé. Ceux qui commencent à emprunter soit pour des consom-
mations personnelles, soit pour des dépenses qui ne sont pas directe-
ment productives, sont presque inévitablement perdus, le rendement de
la terre n'étant pas en rapport avec le taux de Fintérêt qu'ils paient.
Cette étude très nette^ remplie de détails précis, ne s'applique, l'auteur en
avertit, qu'à un district déterminé, dans l'État de Nebraska. La situation
est sensiblement différente au Texas, ainsi que le révèle la très intéres-
sante monographie que M. Claudio Jannet vient de donner aux Ouvriers
des Detus Mondes.] J. A. des R.
Yale Revtew, t. I (i) (Boston, mai 1892 à mai 1893). — Villard
(l) Recueil trimestriel fondé par des professeurs de l'Université de Yale (Con-
neeUcut), dont elle représente resprit, mais sans aucune attache officielle ni offi-
cieuse.
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548 BIBUOGRAPHIE.
(Henry) et Famam (Henry W.), La politique douanière de l'Allemagne,
p. 10-34 [Le traité de 1853, entre le ZolWerein allemand et rAutriche,
a été le premier traité de commerce international, en même temps que
le premier pas de T Allemagne vers le libre-échange. Elle continuait
dans cette voie, jusqu'à s'approcher des tarifs simplement fiscaux,
lorsque, en 1878, le prince de Bismarck, un peu en sa qualité de pro-
priétaire, devint subitement protectionniste. Depuis 1890, pourtant, l'Al-
lemagne fait mine de revenir au libre échange ; mais il ne faut guère
compter sur un retour sérieux, les nécessités de la Triplice l'obligeant à
une politique de réserve financière contre la France et la Russie. Le
protectionisme plus ou moins outré de ces derniers temps a eu le détes-
table effet d'encourager le cultivateur allemand dans sa nonchalance et
sa routine.] — Bourne (Edw. Gaylord), La ligne de démarcation du
pape Alexandre VI, p. 35-55 [Histoire curieuse delà bulle du 4 mai 1493.
Elle a, contrairement aux intentions pontificales, implanté les Portugais
au Nouveau- Monde dont on les voulait écarter, et leur a donné le BrésiL
Elle a, de plus, encouragé la géographie en provoquant l'expédition de
Magellan. Elle est, du reste, la base des idées modernes sur l'appropria-
tion des pays barbares, et sur le monopole du commerce colonial avec
la mère-patrie).— Hadley (Arthur T.), Théories juridiques sur le règle-
ment des prix, p. 56-67 [Chez les Romains, l'absolutisme de la propriété
autorise chacun à vendre au prix qu'il veut, outre que les grands pro-
priétaires romains se suffisant à eux-mêmes, grâce au travail des
esclaves, n'éprouvent le besoin ni d'acheter ni de vendre. Au moyen âge
au contraire, l'intérêt public commence à s'imposer, sous forme de tarifs;
mais ce sont souvent les corporations productrices qui décident du prix.
Vient ensuite la période de libre concurrence célébrée par les écono
mistes de la fin du xviir siècle. Aujourd'hui, le commerce et Tindustrie
exigent trop de capitaux pour être à la portée de tout le monde; la con-
currence n'existe plus librement, au moins pour les industries qui repré-
sentent un monopole effectif, comme les chemins de fer. On ne peut leur
susciter de concurrence artificielle sans les ruiner; inutile aussi de leur
fixer de tarif maximum, car elles restent continuellement et spontané-
ment au dessous. On doit seulement exiger qu'elles traitent tous leurs
clients sur un pied d'égalité] . — Woollen (Evans), Les troubles ouvriers
de 1834 à 1837, p. 87-100 [Souvenirs de grèves trop oubliées et qui ont
disparu subitement comme elles étaient venues, ce qui peut rassurer sur
l'avenir du mouvement actuel. Les troubles éclataient pour les motifs
les plus injustes et les plus futiles. En 1839, les terrassiers de la Penn-
sylvanie se mettent encore en grève pour obtenir un supplément de
whiskey, « la ration n'étant que d'une pinte et demie par jour, distri-
buée en neuf doses, à tous, jeunes et vieux. » En 1835, les matelots pro-
mènent déjà leur bannière avec la devise : « Du grog ou la mort. » Les
ouvriers de la Nouvelle-Orléans, à la même époque, décident qu'on empê-
chera les esclaves d'apprendre aucun métier. Tous les corps d'ouvriers
s'en mêlaient. Il y avait grève de décrotteurs ; grève de tailleurs pour la
diminution des apprentis et le droit de jouer aux cartes en buvant de la
bière, le dimanche, dans l'arrière-boutique ; grève de prisonniers, parce
que Noël tombant un dimanche, ils perdaient un jour de repos ; grève
d'ébénistes, parce qu'on avait mis aux enchères des meubles venus de
France ; grève pour fumer la pipe pendant le travail, etc. Toutes ces
grèves, d'ailleurs, accompagnées de boycottage, violences, incendies]. —
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RBGUEaS PÉRIODIQUES. 549^
Walker (Francis À.), L'immigration, p. 125-45 [Les premiers émigrants
aux États-Unis étaient des gens énergiques, dont le concours servait
réellement à la prospérité du pays. Maintenant, les encouragements à
rémigration sont tels qu'un agent de chemin de fer ou un notaire qui
décide une famille de cinq personnes à émigrer reçoit, à titre de com*^
mission, l'équivalent d'un mois de son salaire ou traitement habituel.
Par suite, la lie de tous les peuples vient se déverser aux États-Unis,
continuant d'y vivre dans une saleté si repoussante qu'un médecin ne
peut reconnaître . la couleur de leur peau, et abaissant le prix des
salaires qui sont normalement assez élevés pour que le tiers de la
somme suffise au bien-être d'une famille d'ouvriers européens. Il fau-
drait, pendant dix ans, pour arrêter ce flot, exiger une caution de.
iOO dollars, remboursable seulement en cas de retour avant trois ans au
pays natal, ou au bout de trois ans si l'ouvrier s'est créé une situation
indépendante]. — Adams (George B.), Pétrarque et les. origines de la
science moderne, p. 146-161 [Montre chez Pétrarque les débuts de Tes-
pnt critique, à propos de deux Chartes prétendues de Jules César et de
Néron, que lui avait soumises l'empereur Charles IV. C'est depuis lors,
seulement, que l'érudition a suivi son cours régulier] . — Woolsey
(Théodore S.), Les relations étrangères des États-Unis, p. 162-175 [Étude
des difficultés pendantes avec l'Angleterre, le Chili, le Guatemala]. —
Sohwab (J.-C), L'emprunt étranger des confédérés : épisode de l'his-
toire financière de la guerre de sécession, p. 175-186. [Histoire d'un
emprunt de 75 millions, où la maison Erlanger a dû gagner 12 millions
et demi.] — Raynolds (Edward V.), Les ministres en Prusse et le régime
impérial, p. 187-199 [La constitution de l'Empire allemand ressemble
sur plus d'un point à celle des États-Unis; et, de fait, on ne sait pas
encore si théoriquement l'Empire est une Monarchie. Mais la grande
différence est que l'Empereur n'est pas responsable, comme le président
américain, envers les électeurs. Puis, aux États-Unis, il n'y a pas d'iné-
galité entre les États, et l'on n*est pas obligé de compter avec d'an-
ciennes dynasties subalternes. Cependant, les HohenzoUern, malgré
Tadulatlon des hobereaux, ne sont pas en principe monarques absolus.
Certains libéraux voudraient voir introduire le régime parlementaire
dans le mécanisme de l'Empire. Ce régime a des avantages et des incon-
vénients : s'il avait existé en Prusse il y a trente ans, l'Empire serait
encore à faire]. — Williams (Frederick Wells), Les guildes en Chine et
au moyen âge, p. 200-217, 275-290 [Étude très importante, à lire en
entier. La Chine se méfie de nos grandes innovations industrielles qui
lui créeront les embarras ouvriers dont nous souffrons. Son organisa-
tion manufacturière ou commerciale est encore celle de notre moyen
âge. Dans un pays où l'autorité est corrompue, où d'ailleurs elle inter-
vient le moins possible dans la vie courante des citoyens, où la morale
n*a pas de sanction religieuse, les associations privées sont d'une utilité
capitale et introduisent dans l'esprit public le germe de certaines vertus
sociales. On a vu des guildes chinoises en remontrer pour la probité
aux négociants européens et les forcer à se soumettre par l'emploi d'un
boycottage rigoureux, témoin la guilde des marchands de thé à Han-
kow, en 1883. Les guildes comptent généralement peu de membres,
moins de 30, mais autant que possible des gens d'importance, quoiqu'il
n'y ait pas de scrutin d'entrée. Chaque membre paie un tant pour cent
(par exemple i/10 %) sur ses affaires, et la guilde, au besoin, peut exiger
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^ëO BIBUOGRAPHIE.
la production de ses livres. Les amendes sont employées en festins et
représentations théâtrales, pour mainteiUr la bonne harmonie et diminuer
rhumiliation du coupable. Elles entretiennent à gages un lettré, capable
par son rang et son esprit de les représenter auprès des mandarins. 11
faut reconnaître qu^elles abusent parfois de leur force, mais, au fond,
leur influence est bienfaisante et facilite même Faction des autorités à qui
elles abandonnent volontiers leurs membres quand ils sont coupables.]
— Baoon (Thomas R.), Le caractère de Christophe Colomb, p. 245-257
[Venge ce caractère des accusations passionnées de M. Justin WinsQr«]
— Clark (J.-B.), L'étalon définitif du prix et de la valeur, p. 258-274. —
Bemingr (Clarence), La crise agricole dans la Nouvelle- Angleterre,
p. 291-300 [A des causes morales et sociales non moins qu^économiques«
L'avènement de la vapeur a créé des inégalités de fortune, des affluences
urbaines, des intérêts nouveaux pour Tesprit, qui ont remplacé la vie
calme, égalitaire, concentrée autour du clocher, que menaient les vieux
puritains. Il ne sert pas de conseiller au fermier de se restreindre aux
anciens usages^ les conditions sont changées pour lui. La main-d'œuvre
agricole a augmenté de 80 % ; la visite du médecin lui coûte 2 dollars au
lieu de 50 cents; l'éducation même élémentaire de ses enfants ne peut
se contenter du peu d'autrefois. Aussi la fécondité des familles diminue;
elle est moindre en définitive (mortalité infantile déduite) que celle des
émigrants (2,41 contre 3,46). Les terres, dans le Connecticot, sont tom-
bées à 9o francs Thectare, bâtiments compris, et dans les centres indus-
triels à 290 francs. « Messieurs, disait un propriétaire à ses invités, je
vous offre du lait et du Champagne : ils me reviennent au même prix. •]
— Hadley Arthur-T.), La morale envisagée c6mme science politique,
p. 3>M-3 15,354-36? [Le problème de Tautorité et de la liberté individuelle
en politique est identique au problème de Tautorité et du libre jugement
en morale. Ce sont choses difficiles à concilier, et néanmoins une con>
ciliation de fait est indispensable à trouver. En politique, l'Angleterre
doit sans doute son succès à ce qu'elle a le mieux approché de la solu-
tion. En morale, ni le catholicisme, qui cependant est plus logique, ni le
protestantisme n'ont encore trouvé de formule décisive. L'avantage res-
tera dans la vie à ceux qui, tout en acceptant Tautorité, sauront le
mieux exercer leur liberté de jugement, de même qu'à la guerre aujour-
d'hui la victoire est à l'armée dont les soldats savent le mieux déployer
leur intelligence sur le terrain, sans s'écarter un seul instant de la plus
rigoureuse discipline.] — Walker (Williston), Un township de la Nou-
velle-Angleterre, p. 368-380 [D'après la monographie historique de
M. Charles Francis Adams sur la petite ville de Quincy (Massachusettâ).
Tableau intéressant de la vie des anciens puritains; leur existence
simple, honnête, peu confortable, étroite de vues; leur goût pour l'alcool,
seule distraction d'alors ; et leur charité sévère, parcimonieuse envers
les pauvres. Le grand changement de régime qui s'est produit dans la
Nouvelle-Angleterre date, non pas de la révolution des Etats-Unis, mais
de l'introduction des chemins de fer. En même temps, Tintérêt de chacun
pour la politique communale a diminué. Le 31 décembre 1891, à Hart-
ford, ville de 53,000 âmes, une réunion du Toumship se composait du
secrétaire (elerk) de la ville, de trois reporters et de deux citoyens béné-
voles.j — Andrews (Charles-M.), Des méthodes récentes dans l'étude des
institutions humaines, p. 381-410 [compare et discute la méthode large-
ment comparative de Grimm, Maurer, Kemble et Vaine; celle plus
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PUBLICATIONS NOUVEUES. 551
étroite de Fustel de Goulanges et de M. Langlois; puis le système de
M. Fred. Seebohm et de M. VinogradolT, qui écrivent Fhistoire institu-
tionnelle à rebours, en remontant du présent au passé; enfin, le cas des
sociologues qui font état de tons les renseignements possibles, tels que
Tylor, taylor, Lubbock, Hartland, Lang, Robertson Smith, etc. Incidem-
ment, Fauteur se trouve réfuter en partie, d'avance, la thèse de M. Tarde
sur Hmitation, dans son nouvel ouvrage, les Transformations du droit]»
— Hoorwioh (!saac-A.), La crise agricole en Russie, p. 411-433. [Très
intéressant et suggestif. La dernière famine n'était rien moins qu'im-
prévue. Le paysan russe s'appauvrit graduellement depuis Témancipa-
tion. Faute de terres suffisantes, il défriche la forêt; et. par suite, faute
de combustible, il brûle son fumier au lieu de s'en servir pour engraisser
)e sol. De plus en plus misérable, il ne peut acheter des instruments
aratoires perfectionnés pour atteindre les riches couches profondes.
Criblé d'impôts qui dépassent même le revenu de la terre, il émigré
dans les centres industriels, et laisse se dissoudre la vieille communauté
familiale. De son côté, la noblesse propriétaire se ruine en dépenses de
luxe ou en expériences agricoles improductives. C'est alors que le bour-
geois capitaliste entre en scène. « Autrefois, la coopération familiale, la
communauté de village, la noblesse et l'agriculture naturelle étaient le
régime normal de la Russie ; à' l'avenir, on y verra une bourgeoisie
paysanne, un prolétariat rural et une agriculture capitaliste. » Le paysan
se transforme en simple manouvrier rural. Et comme sa main-d'œuvre
est à vil prix, la Russie menace d'écraser prochainement sur le marché
la production agricole des Américains.] S. D.
II. — Publlcallonft nouvelle».
Élément» d'enquête sur le rôle de la remme dan» l'In-
dustrie, le» <euvre», les art» et la •clence en Bel§;l<iue.
Bruxelles, imp. Lesigne, 1893; in-8*> 426 p. avec cartes et planches. —
Sous le haut patronage de la Reine et la présidence d'honneur de la com-
tesse de Flandre, un comité de dames, présidé par Mme de Denterghem,
a rédigé ce volume en vue de l'Exposition de Chicago, dans.laquelle, ou
le sait, un palais spécial a été affecté aux industries et aux arts de la
femme. L'ouvrage comprend trois parties pour répondre aux trois ques-
tions posées par le comité américain : 1» Quelle est la participation de la
femme au travail national (industrie, mines, agriculture...) ; 2<> Faire
connaître les institutions sociales charitables et philanthropiques créées
par la femme ou pour elle (enseignement, bienfaisance) ; 3<> Quelles sont
les femmes qui ont illustré en Belgique l'histoire du passé ? On estime à
on million le nombre des femmes qui sont obligées de vivre de leur tra-
vail dans l'industrie, le commerce, l'agriculture, la domesticité...; c'est
une dure condition si Ton songe que la plupart ont en outre la lourde
charge d'élever leurs enfants et de soigner leur ménage. Aussi en
lisant les chapitres sur l'industrie et les charbonnages notamment, est-
on porté à penser qu'il y a encore beî^ucoup à faire pour protéger
moralement et physiquement tant de femmes qui, après 21 ans, ont
la même durée de travail que les hommes avec un salaire moindre. De
combien de souffrances et de morts la petite enfance doit payer ce sur-
menage des mères! Toutefois le comité ^ soin de faire remarquer qu'il
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552 BIBUOGRAPUIE.
faut dans cette voie améliorer lentement sous peine de réduire àmotirir
de faim celles que l'on voudrait tout à coup trop protéger. Dans la
deuxième division Ténumération des œuvres charit^les dans lesquelles
le cœur de la femme prend une si grande place, est admirable par la mul-
tiplicité et l'ingéniosité des remèdes appliqués aux misères sociales:
mais combien faut-il que notre société soit désorganisée pour avoir
besoin de tant de rouages artificiels qui exigent des prodiges d'abnéga-
tion et de dévouement? La troisième partie est une sorte de livre d'or
des femmes qui ont été illustres parleur sainteté, leur rôle dans l'État,
leurs talents dans les lettres, les arts et les sciences. De nombreuses
cartes, des dessins et des photographies enrichissent ce volume dont le
but qu'on ne saurait trop louer, est dans l'esprit de ses auteurs d'aider à
améliorer peu à peu le sort de la femme et par suite de Tenfant,
Eilirre de raison de la famille Dudrot de CapdebcMM^
(lo22-1675), publié et annoté par M. P. Tamizey de Larroque, Paris, Alpb.
Picard, 1891. — Bien qu'antérieure à la dernière publication de l'auteur
sur les livres de raison (V. ci-dessus, p. 207), celle-ci mérite d'être men-
tionnée ici comme un témoignage de l'importance que présente cet
ordre de recherches pour l'histoire de la famille et des mœurs. Le volume
original, qui est en forme de cœur par suite de la piété de son premier
auteur, commence par des prières à la Vierge en vers latins ou en vei^
français, pièces non inédites mais très peu connues quoique fort répan-
dues alors; ensuite viennent les mentions relatives aux faits mémorables
de famille, avec les récits intercalés de divers événements locaux plus ou
moins importants et oubliés, par exemple le séjour de François l"'^ à Né-
rac, en octobre 1542. Quelques documents annexés complètent cette
très intéressante publication, notamment des tables chronologiques de
tous les faits, soit domestiques, soit publics, qui y sont relatés.
La Diminution du revenu, par M. Paul Bureau; Paris, F.-Didot,
1893; br.in-18, vn-131 p. — Articles de revue sur la baisse du taux del'in-
lérêt et la diminution des revenus fonciers, deux questions qui ont été trai-
tées en ces derniers temps par les économistes les plus compétents, à la
Société d'économie politique et à la Société d'économie sociale, et que
l'auteur résume à son tour. Il insiste sur les exemples des banques ita-
liennes du moyen âge, mis en lumière par M. Claudio Jannet, pour prou-
ver qu'à toute époque la baisse du taux de l'intérêt a pour principale
cause l'accumulation des bénéfices du commerce (qui est d'abord seul à
en profiter) quand l'agriculture et Tindustrie n'absorbent pas les capi-
taux pour des entreprises nouvelles. De la diminution du revenu, il con-
clut à la nécessité du. travail productif, à la déchéance des oisifs, et vante
non sans raison l'activité laborieuse et l'expansion prépondérante des
Anglo Saxons dans le monde moderne.
Le Gérant : C. Trbiche.
^ Paris. — Imprimerie F. Levé, rue Cassette, 11.
1
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r
' LES PROGRAMMES RADICAUX DE RÉFORMES D'IMPOTS ''
Les questions d'împôl acquièrent malheureusement, dans ce
dernier quart de siècle, une importance anormale, dont la cause
première doit être attribuée au développement désordonné des
dépenses publiques. En vain, certains pays essayent-ils de pour-
voir temporairement à ce débordement de dépenses au moyen
d'emprunts plus ou moins déguisés, de tels procédés ne sauraient
se prolonger. Force est donc de se résigner tôt ou tard, et d'autant
plus largement qu'on recule davantage, à relever le montant des
impôts au niveau des dépenses, c'est-à-dire à désorganiser le
système fiscal existant par une succession de créations et de re-
touches généralement incohérentes.
Corrélativement, le mouvement des idées sociales, surexcité
d'ailleurs par la situation que nous venons d'indiquer, se lance
plus que jamais dans la voie des projets radicaux de réformes
d'impôts. Ces projets, à l'ordre du jour dans tous les pays, préten-
dent substituer au régime actuel condamné sans merci un régime
entièrement nouveau, où régnera désormais la mise en pratique
sincère de la véritable justice démocratique.
Il ne s'agit plus, alors, comme précédemment, de remaniements
partiels effectués au jour le jour. Le bloc même des contributions
existantes doit disparaître d'un seul coup, et faire place d'emblée
au merveilleux système sortant tout agencé du cerveau de ses pro-
moteurs.
La fantasmagorie d'un tel changement à vue, malgré son invrai-
semblance, n'en séduit pas moins la masse du public. Il suffit, pour
s'en convaincre, d'avoir parcouru, en août 1893, les diverses com-
munes de France, où s'étalaient sur tous les murs les professions
de foi des candidats aux élections générales.
Sauf de courageuses exceptions, la grande majorité parmi ces
(1) Cet article reproduit à peu prés textuellement la préface du nouvel
ouvrage de notre collègue M. René Stovipm, intitulé Systèmes généraux d'im- ;
pots, qui va paraître à la librairie Quillaumin.
La Rbp. Soc, 16 octobre 1893. 3« sér., t. VI (t. XXVI col.), 36
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- tîï;^
554 LES PROGRAMMES RADICAUX DB RÉFORMES D*1MP0TS.
professions de foi, et les plus avidement lues, se confondaient en
promesses hyperboliques de dégrèvements universels, accablant
d'épithètes intransigeantes et dogmatiques le système actuel, dont
la chute était considérée comme imminente. Voici quelques échan-
tillons pris sur le fait.
Parmi Us réformes^ la plus urgmU^tt sans laquelle la plupart des
autres seraient irréalisables, c'est la réforme financée. Il favt^ dé toute
nécessité, commencer par substituer aux impôts existants, tous impropor-
tionnels, et tous plus ou moins iniques, qui pressurent les petits au profit
des gros, l'impôt progressif sur la fortune, en prenant pour basesle capital
et le revenu,,.
Il faut débarrasser nos forces productives des charges qui les écrasent.
Il faut aborder le problème de front, résoudre la question d'ensemble, et
après avoir supprimé tous les impôts destructifs assis sur les besoins^
s'adresser directement à ceux qui possèdent, demander de V argent là oit il
g en a.
— Je demande la refonte de notre sgstème financier, la suppression
complète des impôts de toute nature, iniques, improportionnels, et leur
remplacement par V application du principe de V égalité en rapport avec la
fortune de chacun et basé sur le capital et le revenu,
Parcemoyen, arriver à la suppression des octrois, à rétablissement de
caisses de retraites pour les ouvriers des villes et des can^agnes et à V orga-
nisation de Vctssistanee publique (i).
Évidemment si les candidats s'accordent pour risquer de telles
élucubrations, c'est que leurs électeurs s'y complaisent. Là est le
grave danger, le danger permanent. Car autrement on pourrait
supposer que les programmes électoraux ne survivront pas plus
longtemps aux élections que les affiches en papier sur lesquelles
ils sont imprimés.
Mais le public conservera vraisemblablement les sentiments
irréfléchis qu'attisent périodiquement ses courtisans. Ces senti-
ments, d'ailleurs, en dehors de la période électorale, trouveront
leur aliment toujours renouvelé dans les discours des orateurs de
clubs, la propagande des comités locaux, les articles de journaux,
les travaux des législateurs. De sorte que, sous la pression de
l'opinion publique, mal conseillée et grisée d'illusions, les reven-
(1) Poi' le moyen des suppressions d'impôts, an iver à l'augmentation des dé-
penses! curieuse association d'idées empruntée textuellement à rafiiclic rouge
d'un candidat radical.
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LES PROGRAMMES RADICAUX DE RÉFORMES d'iMPOTS. 555
dicalions radicales seront capables, un jour ou Tautre, de prendre
corps et d*envahir le budget des recettes.
En présence de telles conjonctures, Tinlérét actuel des études
fiscales n'a pas besoin d*étre longuement démontré.
C'est bien le moins qu'on cherche à reconnaître méthodiquement
le terrain sur lequel on s'avance à si grands pas.
La fiscalité, d'ailleurs, est une science qui, avant toute question
d'application, comporte, par son essence môme, des études
didactiques.
Ce titre de science ne saurait lui être refusé ; elle en possède tous
les caractères : principes généraux, déductions logiques, constata-
tions de vérités d'ordre universel.
Ainsi, démontre-t-elle successivement : la nécessité de l'impôt
et, par conséquent, sa légitimité dans les sociétés modernes; —
que l'impôt, quoi qu'on fasse, constituera toujours une souffrance,
en prélevant une part des facultés du contribuable; — que son seul
rùle consiste en céini de. pourvoyeur dnTrésov; — que des règles pré-
cises, qu'Adam Smith et divers autres auteurs ont formulées, pré-
sident à son établissement; — que son incidence réelle dépasse les
limites visibles de son assiette et se répartit de mille manières sans
qu'il soit possible de suivre exactement ses mouvements; — que
les taxes directes se différencient des taxes indirectes par un
ensemble de qualités et de défauts parfaitement définis; de même
pour les taxes de quotité et de répartition; pour les taxes sur la
propriété et les consommations; — que tout impôt, en fin de
compte, retombe sur les revenus, à moins qu'il ne les ait épuisés :
— que, s*il en arrive à cette extrémité, la nation, entamant son
capital, s'appauvrit et se ruine ; — etc.
Ce sont là, à titre d'exemple, les fondements mêmes de l'édifice
qu'il faut, en tout état de cause, commencer par asseoir le plus
solidement possible.
Mais, en matière d'impôt, Vart succède promptement à la science.
Des leçons de pure théorie ne suffiraient plus pour résoudre les
problèmes fiscaux contemporains. Jainais, d'ailleurs, la formule
d'une législation unique n'a pu spécifier irrévocablement le meil-
leur système d'impôts. Dès lors, après avoir posé les principes
généraux, après avoir proclamé les vérités d'ordre universel, faut-
il descendre aux délicates questions d'application« seules suscep-
tibles de conduire à des conclusions effectives.
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55ti LES PROGRAMMES RADICAUX DE RÉFORMES d'IMPOTS.
Ces délicates questions d'applicalion se résument dans la sui-
vante : Quelles natures de contributions conviennent le mieux à la
situation d'un peuple ou d'une époque déterminés?
L'impôt, en effet, pénètre trop profondément dans la vie même
des sociétés pour ne pas se modeler à leur empreinte. Interpeller
annuellement tous les propriétaires, tous les industriels et com-
merçants, tous les consommateurs, etc., pour leur demander
une part de leur fortune, c'est toucher au cœur même du pays.
L'impôt met à l'épreuve non seulement les intérêts, mais en outre
— chose plus grave — les habitudes, les caractères et les senti-
ments personnels. Si le fait de payer crée déjà de significatives
distinctions entre les populations industrieuses, économes, riches
par conséquent, d'une part, et les populations arriérées et pauvres,
d'autre part,la série des formalités qui précèdent ou accompagnent
les diverses classes de perceptions constitue un critérium bien autre-
ment caractéristique du degré de sagesse, de patience, d'honnêteté
scrupuleuse, de dignité civique, propres à chaque nation.
Tel peuple, en raison de son tempérament rassis, de son respect
traditionnel des devoirs sociaux, de son intelligence des nécessités
publiques, etc., se soumettra patriotiquement aux recherches, aux
inquisitions, aux déclarations fiscales, rendues légères, d'ailleurs,
par ces qualités mêmes, que tel autre peuple d'un tempérament
revêche, brouillon ou craintif, insuffisamment préparé à la vie poli-
tique, enclin à la fraude, refusera de supporter, ou fera dégénérer
spontanément en vexations intolérables. Ici, le passé sera rassu-
rant; là de funestes traditions effrayeront les esprits. Ici, la poli-
tique ne risquera pas d'empiéter sur le domaine de la fiscalité; là,
au contraire, les partis s'apprêteront à transformer l'impôt en ins-
trument de combat et d'oppression. Enfin, certains budgets sage-
ment aménagés, modérés en dépenses, seront en mesure de choi-
sir avec discernement les meilleures sources de recettes, tandis que
d'autres, accablés de besoins, contraints, pour y faire face, de
lever le ban et Tarrière-ban des taxes de toute qualité, en arrive-
ront fatalement aux pires.
La constitution de chaque système fiscal, dans le milieu où il
opère, résulte, en résumé, des diverses influences suivantes :
1" Degré de la richesse publique ;
2° Tempérament, mœurs et habitudes locales;
3° Antécédents et traditions;
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LES PROGRAMMES RADICAUX DE RÉFORMES d'iMPOTS. 557
4*» Etat politique;
5** Situation budgétaire.
Dès lors, pour déterminer la nature et l'étendue des meilleurs
impôts qu'un peuple peut supporter, il faudrait dresser le bilan des
origines de ce peuple, reconnaître de quelle argile il a été pétri,
analyser les qualités composant son héritage, discuter son carac-
tère, son tempérament, son genre de vie, ses habitudes, ses mœurs,
ses aspirations, etc., etc. Travail colossal, dira-t-on, que la puis-
sance d'esprit d'un Hippolyte Taine pourrait seule entreprendre et
faire aboutir ! Sans doute. Mais, travail analogue à celui qu'exige
toute élude, toute recherche, tout projet dans Tordre politique,
administratif, religieux, ou autre. Il n'est pas plus permis, à l'oc-
casion des questions fiscales, qu'à l'occasion des questions consti-
tutionnelles, électorales, sociales, confessionnelles, etc., de faire
abstraction de l'état d'esprit actuel d'un pays. Heureusement,
d'ailleurs, que, sans avoir besoin de rédiger les admirables volumes
des Origines de la Frame contemporaine^ on parvient, au moyen de
connaissances beaucoup plus modestes, à découvrir, soit intuiti-
vement, soit expérimentalement, ce qu'est un pays, quels anté-
cédents l'inspirent, quelles passions animent ses habitants, quel
idéal les séduit, quel régime, par conséquent, y peut le mieux
fleurir.
Nous savons, par exemple, que notre système d'impôts français
date de la Révolution, qu'il a été créé au moment même de l'ex-
pansion des idées nouvelles, corrélativement à l'ensemble des in-
stitutions modernes politiques et sociales. Malgré l'énormité delà
t&che qu'elle embrassait alors, l'Assemblée constituante, loin de
reléguer les questions financières au second plan, leur attribua, au
contraire, une place prépondérante dans ses délibérations. La
solution qui leur fut donnée représente ainsi le plus pur effort des
hommes de la Révolution. Pourquoi le répudier aujourd'hui? N'est
ce pas une œuvre nationale?
D'autant que tous les matériaux utilisables de l'ancien régime
furent soigneusement remployés par l'Assemblée constituante, et
que, depuis le début du siècle, les gouvernements successifs n'ont
cessé de remettre sur le métier le canevas fiscal de 1789, pour en
élargir ou resserrer les mailles suivant les besoins budgétaires et
les progrès de l'esprit public. De sorte que ce système, relié par
une chaîne ininterrompue aux origines de la nation, associé à ses
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558 LES PROGRAMMES RADICAUX DE RÉFORMES D'IMPOTS.
vicissitudes, transformé avec elle, ayant vécu de sa vie, se trouve
aujourd'hui fidèlement refléter son image.
Est-il devenu pour cela intrinsèquement parfait? Certainement
non. Mais nous-mêmes le sommes-nous davantage ? Nos impôts, .
en définitive, sont ceux que nous ont mérités nos fautes et nos
gloires, nos vertus et nos défaillances, nos bonnes et mauvaises
passions, nos préjugés et nos généreux sentiments, nos révolu-
tions et nos étonnantes résurrections.
Si la taxe unique sur les revenus, par exemple, n'existe pas en
France comme dans d'autres pays, c'est un peu d'abord parce que
les souvenirs de la Tailh de l'ancien régime épouvantent encore les
esprits; puis surtout parce que nos divisions politiques, insutBsam-
menl apaisées, rendent redoutable la partialité des taxateurs;
parce que notre individualisme de fraîche date s'insurgerait contre
la violation du secret des fortunes personnelles, etc. Les procédés
fiscaux choisis autrefois librement, en pleine connaissance de
cause, continuent donc, pour les mêmes raisons qui les ont fait
adopter, à justifier nos préférences.
Peu à peu, d'ailleurs, ces procédés se sont laissé perfectionner.
Déjà, beaucoup de revenus nouveaux, notamment parmi ceux des
valeurs mobilières, sont venus prendre leur place longtemps
inoccupée au sein du réseau fiscal primitif, lequel, avec le temps
et le concours de l'opinion publique, finira par englober peut-être
un jour tous les revenus sans exception. Mais le temps seul,
secondé par le mouvement général des idées du pays, accomplira
cette grande œuvre de transformation.
Nous savons aussi que la succession de gloires militaires et d'in-
fortunes sociales qui caractérise notre bilan national pèse, d'une
manière singulièrement onéreuse, sur nos budgets, lesquels, d'un
autre côté, continuent à subir la surcharge des dépenses considé-
rables essentiellement inhérentes, assure-t-on, à l'état démocra-
tique dont nous avons fait choix.
Il en résulte que, pour payer les dettes du passé et les prodiga-
lités du présent, une série d'impôts multiples et excessifs devient
indispensable. Par quel moyen, dans de telles conditions, les bien
recruter? De ce côté, une nouvelle fatalité, créée et aggravée par
nous exclusivement, commande encore notre système fiscal.
Si donc, à première lecture, nous semblons émettre des appré-
ciations trop favorables anx impôts français, ou trop leur ménager
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•pp
I
LES PROGRAMMES RADICAUX DE RÉFORMES d'IMPOTS. 559
nos critiques, ce n'est pas faute de connatlre leurs imperfections
6t leurs lacunes. Sans contredit, le régime français offre un aspect
très peu symétrique. Composé d'éléments hétérogènes, fait de
pièces et de morceaux, incessamment retouché, réparé, agrandi
par les gouvernements les plus contradictoires, il manque d'unité
apparente. Mais par là même il s'adapte d'aussi près que possible
aux diverses formes de la nation sur lesquelles il s'est successive-
ment moulé, et devient préférable aux rigides et corrects amena-
gements des projets tout faits qu'on voudrait lui substituer.
Tant que la France sera ce qu'elle est, ou plutôt ce qu'elle était
en 1789, tant qu'en outre le flot des dépenses ne suspendra pas
son cours, ou, mieux, ne reculera paSj toute innovation fondamen-
tale constituera une entreprise téméraire.
Voilà pourquoi, en dépit de la faveur aveugle qui s'attache
aujourd'hui aux idées radicales et de la popularité qui entoure
leurs partisans, nous n'hésitons pas à les combattre (1).
D'autant que la fiscalité française jouit d'un dernier mérite pra-
tique, susceptible, mieux que tout raisonnement, de la défendre,
encore longtemps peut-être, contre la pioche des démolisseurs:
nous voulons parler de sa surprenante productivité. Trois milliards
environ s'appesantissent, chaque année, sur le contribuable fran-
çais. Aucun peuple ne subit d'aussi lourdes charges. Cependant, en
fin d'exercice, ces trois milliards rentrent intégralement au Tré-
sor, ou peu s'en faut : la faible proportion des retards semble
même invraisemblable et comble d'étonnement nos voisins moins
favorisés.
Nouvel argument incident, à l'appui des démonstrations précé-
dentes: car si les taxes subsistant en France contredisaient le sen-
timent national, d'aussi heureux phénomènes n'illustreraient pas
nos statistiques.
En plus de sa productivité normale au cours des années pros-
pères, la fiscalité française n'a cessé de faire preuve aux époques
de crises d'une élasticité merveilleuse. En iSii, en 1816, comme
en 1871, après le premier et le second Empire, le vieux fonds
d'impôts constitué au début du siècle put, presque à lui seul, rien
(1) Bien entendu, nous ne préconisons en aucune façon le staiu quo. Au con-
traire, les modifications que nous réclamons dans l'assiette des diverses contri-
butions eussent sutli, en d'autres temps, pour nous faire taxer d'audacieux
réformateur.
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^560 LES PROGRAMMES RADICAUX DE RÉFORMES d'iMPOTS.
que par Texhaussement de ses tarifs, sans qu'aucune innovaticm
de quçlque importance l'ait renforcé, subvenir aux frais d'une
liquidation désastreuse.
Aussi chaque régime politique se glorifîe-t-il tour à tour de
cette facilité de rendement, de cette progression spontanée; der-
nièrement encore le ministre des finances récapitulait avec un
juste orgueil le mouvement ascendant des recettes fiscales depuis
la fondation de la République,
L'instrument capable de tirer de la sorte, chaque année, trois
milliards des contribuables, sans plaintes exceptionnelles, sans
aucuns retards, sans non- valeurs appréciables, avec progressian
continue j possède évidemment, dans le pays où il opère, des qua-
lités qui, d'elles-mêmes, plaident en sa faveur, et qui, en tous
cas, lui méritent le respect de ses plus ardents adversaires, dès
qu'ils sont au pouvoir.
Nous étonnerons maintenant beaucoup, sans doute, les auteurs
de projets radicaux en résumant nos griefs contre eux par la simple
accusation de confondre la science et Vart^ tels quMls viennent d'être
définis plus haut. Cette confusion d*apparence technique constitue
bien cependant le vice primordial de leurs conceptions. Ils s'obs-
tinent à proclamer comme vérités d'ordre universel des vérités
d^ordre contingent; ils tracent sur le papier des plans qu'ils décla-
rent intrinsèquement admirables, sans vouloir tenir compte du
milieu où ces plans doivent recevoir leur exécution ; ils considèrent
en un mot, comme dogme ce qui n'est que combinaison, comme
science ce qui n'est qu'art.
Que ne réservent-ils leur amour des dogmes et de la science pour
les grands principes fiscaux, réellement dotés de caractères uni-
versels, trop méconnus aujourd'hui, dont nous avons énuméré les
principaux précédemment I Là seulement la science serait vérita-
blement à sa place.
Qu'importe, en effet, que leurs utopies (i) revêtent des formes
plus ou moins séduisantes, agrémentées d'exposés et de citations
plus ou moins topiques, du moment que le point essentiel des
possibilités d'application pratique demeure incertain? Un architecte
(1) Si l'on veut apprécier à leur juste mérite les utopies radicales, il suffit,
avant tout autre examen, de leur faire subir l'épreuve de cette seule question :
Dans un pays déterminé pris pour objectif, queUe possibilité d'exécution leur
sera réservée?
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LES PROGRAMMES RADICAUX DE RÉFORMES D*1MP0TS. 561
sort-il jamais de ses carions même les mieux étudiés parmi ses
projets de constructions» sans avoir, au préalable, reconnu la soli-
dité du sol qui doit les supporter? •
Peut-être, s'il s'agissait de légiférer pour le royaume de Salente,
où Mentor, accompagné de Télémaqm^ fit régner l'abondance, la
paix, la vertu, la candeur même, où Gérés prodiguait ses épis, où
fiacchus faisait couler des ruisseaux de vin plus doux que le nectar,
^ où les magistrats demeuraient inconnus parce que la propre con-
science des habitants suffisait aies juger, etc., pourrait-on ne pas
s'inquiéter dès moyens d'exécution! Vraisemblablement, ces naïfs
citoyens allaient d'eux-mêmes déposer dans un tronc public leurs
offrandes volontaires. Mais, depuis longtemps, l'âge d'or a cessé de
régner sur la terre et les populations contemporaines ont perdu
l'habitude de porter pieusement au Trésor commun te juste tribut
de leurs épargnes. Bien heureux, maintenant, quand elles se lais^
sent arracher ce tribut sans révolte ! Dès lor8, obligé de courir sus
aux contribuables, le fisc ne peut plus, réussir à les atteindre que
sur leur propre terrain, en diversifiant sa poursuite au gré de leurs
modes particulien^ de tentatives d'évasion.
Vouloir créer de toutes pièces aujourd'hui une législation fiscale
identique pour des hommes idéaux, ce serait rééditer la légende
de Salente.
Espérons que le bon sens du pays finira par triompher de ces
dangereuses illusions, destructives de la productivité de nos re-
cettes budgétaire^i.
Nos charges sortt trop lourdes, nos dettes trop sacrées pour qu'il
soit permis de risquer de telles expériences. D'autant moins que la
simple étude des questions fiscales, envisagées impartialement
dans leur théorie et leur application, suffit dès maintenante faire
reconnaître explicitement la seule voie salutaire, celle des pro-
grès rationnellement poursuivis par étapes successives.
René Stourm.
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-^■"rPt';,-'!
LES ŒUVRES DE L'INITIATIVE PRIVÉE
A GENÈVE (1)
fp^'' ; I. — Caractères de l'initiative privée a Genève.
Le premier caractère de l'initiative genevoise, c'est qu'elle ne
demande à ceux qu'elle secourt d'autre reconnaissance que celle
du client qui achète de solides marchandises à bon marché, dans
la boutique du commerçant qu'il honore de ses achats. Le second
caractère de cette assistance, c'est que les capitaux qui y sont
employés, loin d'être dévorés par les œuvres qu'ils alimentent,
reçoivent des intérêts et vont en faisant la boule de neige, si leurs
possesseurs laissent les intérêts s'accumuler dans les réserves des
œuvres. Le Genevois qui donne 500 francs pour une œuvre d'assis-
tance, ou plutôt qui réserve 500 francs à une institution devant
moraliser la cité, ne fait pas abandon de son capital. Il le place
à petits intérêts et le retrouve finalement, pour en disposer de
nouveau en faveur d'une œuvre diflFérente.
A quoi cela tient-il? A ce que les donneurs sont, à Genève, les
fi initiateurs de l'œuvre et ses administrateurs. Le père élève lui-
f même ses enfants: il ne les met pas en nourrice. Les citoyens
ffl . éminonts de Genève paient de leur intelligence et de leur activité
^ tout aussi bien que de leurs écus, quand ils se mêlent d'assistance.
!^ Ils ne veulent d'autres fondés de pouvoirs et d'autres directeurs
jj. qu'eux-mêmes. C'est grâce à ce triple concours que le capital ne
^. s'épuise pas, qu'il renaît chaque année, de façon à- secourir le
\ pauvre, sans appauvrir le riche qui le secourt. Passons aux
'^ \ exemples.
* ' (1) La présento étude a fait l'objet d'une communication à la Réunion annuelle
t' et a donné lieu à une discussion dont le résumé a été inséré dans le compte ren-
^ du général (ci-dessus, p. 71-72).
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LES CEUVRES DE L'INITIATIVE PRIVÉE A GENÈVE. 563
II. — Le Lavoir Public de Genève.
H a été créé en 4856 par des personnes qui visitaient les mé •
nages ouvriers, les assistaient, s*apitoyaient sur la difficulté du
nettoyage de leur linge dans leurs étroits logements. C'étaient des
personnes ayant le sentiment religieux et appartenant à un orga-
nisme spécial, qui s'appelait alors Diaconie de la Fusteriê, Pour faire
passer dans la pratique leur idée d'un établissement où les res-
sources de propreté seraient offertes au meilleur marché possible,
il fallut 150,000 francs. Ils furent obtenus par la souscription de
600 actions de 250 francs; la contruction de l'immeuble demanda
la somme de 133,688 francs; il resta, comme fonds de réserve,
14,312 francs.
Tels furent les débuts du Lavoir Public.
Quant aux moyens de blanchissage^ ils furent mis à la portée de
la clientèle du lavoir, à raison de :
1 . Buanderie et essorage ; l'heure 0 fr. 25
2. Séchoir pour le linge lavé hors de re'tablissement ;
rheure 0 10
3 . Repassage ; l'heure 0 20
4. Une seille de soude 0 20
5. Cuvier pour couler sur place' une lessive ; l'heure 4 00
Ils étaient la perfection même, quand ils furent établis en 1857,
avec le concours d'ingénieurs expérimentés, ayant amélioré les
dispositions des lavoirs à vapeur de Londres les plus réputés.
Encore, en 1893, après trente-cinq ans sonnés, le Lavoir Public de
Genève reste un modèle pour les établissements analogues.
Au moment où furent installés à Genève les appareils appliquant
la vapeur à l'ébullition de l'eau de lavage et abrégeant les opéra-
tions du blanchissage, il fut rédigé une notice expliquant l'emploi
des trois baquets que chacune des clientes du lavoir trouvait dans
celle des 22 stalles qui lui était affectée, et détaillant l'usage des
trois robinets : eau froide, eau chaude, vapeur, quelle avait à sa
disposition. En quelques secondes, la cliente portait à l'ébullition
Peau chaude de l'un des baquets, au moyen du robinet de vapeur;
elle savonnait sur une planchette posée obliquement sur le second
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564 RÉUNION ANNUELLE.
baquet; elle rinçait à Teau froide sur le troisième baquet. En
emportant son linge du lavage, la cliente le portait à l'esso-
reuse, avant de le mettre au séchoir. Là encore, une innovation
remplaçait le tordage manuel, avec un grand avantage pour le
linge et au point de vue du temps employé. Plaçant son linge dans
un récipient en lôle percé de petits trous, mettant en mouvement
le balancier, lâchant un ressort, la cliente faisait tourner le réci-
pient rapidement, et, une fois celui-ci revenu au repos, les trois
quarts de Teau du linge étaient exprimés par la force centrifuge.
Tout cela était nouveauté sur le continent, en 1857. La notice
apprenait ensuite à la cliente qu'elle devait alors se rendre au
séchoir, ouvrir la case dont elle avait reçu la clef numérotée, tirer
à elle un tiroir vertical, glissant sur roulettes, et, après avoir
étendu son linge sur plusieurs traverses recouvertes de zinc, re-
pousser le tiroir ; puis, au moyen d'un levier en fer, ouvrir par une
bascule la communication avec le courant d'air chaud du séchoir
et, en moins d'une demi-heure, retirer son linge sec, prêt à être
repassé.
Le résultat de ces appareils nouveaux fut de faciliter à la cliente
son blanchissage, en lui permettant de faire en deux ou trois
heures la besogne qui, avant l'invention de ces appareils, exigeait
de dix à douze heures. Quant au quart d'heure de Rabelais, c'était
une affaire de 50 à 75 centimes, atteignant à peine le tiers de ce
que réclamaient les lavoirs de cette époque pour un service ana-
logue. Enfin le Lavoir remettait le linge dans un état incomparable
de blancheur et de propreté.
Ai nsi débuta le Lavoir Public, en 1857. Après 36 années de pro-
grès dans les diverses branches de l'industrie buandière, le Lavoir
Public de Genève se trouve encore à la tète des établissements
similaires, comme perfection de nettoyage (1) aussi bien que
comme inodicité de prix, ainsi que le montre le tarif ci-des-
sous :
{ . 1 heure de savonnage et 1/2 heure de séchoir 0 fr. 20
2. 42 heures de savonnage et une nuit de séchoir '. 2 40
3. 1 heure supplémentaire de séchoir pendant la journée... 0 20
4. I tiroir supplémentaire pendant la nuit 0 50
(1) Je trouve une confirmation inattendue de ce fait dans l'anecdote que me
raconte M. Glasson, membre de Tlnsiiiut, après cette communication. Un de ses
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LES ŒUVRES DE l'iNITIATIVE PRIVÉE A GENÈVE. 565
J'ai écrit que la fondation de rétablissement avait exigé un ca-
pital de 150,000 francs. En 1873, ce capital avait touché 60,270 fr.
à litre d'intérêts et 42,400 francs ^ litre d'amortissement, tandis
que le fonds de réserve s'était élevé à 23,199 francs. Le capital non
amorti ressortait à 102,670 francs, et, comme le bénéfice annuel
était alors de 7,760 francs, il y avait lieu à distribuer au capital
un intérêt de 3 à 4 % , tout en employant une somme égale, soit à
Tamortissement des 102,670 francs restants, soit à la constitution
d'une réserve en vue des réparations de l'immeuble et des ma-
chines.
Je n'ai pas eu entre les mains de documents précis touchant les
combinaisons adoptées depuis 1873 pour la distribution des inté-
rêts et pour l'amortissement du capital. J'affirme toutefois, d'après
les renseignements oraux que j'ai recueillis, que le Lavoir Public
esl resté une affaire industrielle restituant à ses actionnaires le
capital immobilisé par eux afin d'obtenir le but primitif : donner
au meilleur marché possible les ressources de propreté.
Au lavoir sont joints des bains chauds. La notice de 1857 les
avait trouvés installés dans 23 salles, avec de merveilleuses con-
ditions d'hygiène et de propreté, au tarif suivant:
\ . Bain chaud avec une serviette pour une personne 0 fr. 30
2. — — — — pour deux enfants 0 30
3 . Bain froid avec une serviette 0 20
4. Une serviette en plus 0 05
J'ai eu la curiosité de. comparer ces prix avec le tarif de 1891,
que voici :
amis, fort soigneux,a Thabitude d'envoyer son linge sale de Paris à Genève, pour
le faire blanchir. Le spirituel académicien dit, après ma conférence : Je me
rends compte maintenant de la pt^férence de mon ami. Ce que je supposais une
inanie est une comparaison réfléchie. En reproduisant ici le propos de Téminent
président du Congrès d'économie sociale, je remarque que, mcme grevé du
double transport de Paris à Genève, le linge blanchi au Lavoir Public coûte sen-
siblement moins cher que s'il était blanchi à Paris. Le tarif du blanchissage à
Genève est en effet 40 à 50 % plus bas qu'à Lyon ou à Paris, à cause du bas
prix de Topération au Lavoir Public, sur lequel se règlent, parla loi de concur-
rence, les- divers établissements de buanderie de Genève. C'est ainsi que l'ini-
tiative intelligente de gens do coeur crée à l'industrie d'une cité une supériorité
inexplicable en apparence, attirant à cette industrie l'élite de la clientèle des
autres cités. Quand on réfléchit à ce que l'homme peut de bien et à ce qu'il fait
de mal, on est pénétré d'admiration pour le» gens qui, remontant le courant de
l'égoïsme, indiquent la bonne route à leurs contemporains.
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566 RÉUNION ANNUELLE.
i . Bain chaud simple, eau à discrétion 0 fr. 40
2. Bain chaud simple, avec douche froide 0 50
3 . Bains soufrés, depuis 0 60
4 . Bain de son 0 65
5. Bain au cristal de soude 0 55
6. Bain au sel marin , 0 60
7. Une serviette chaude 0 05
8 . Un grand drap chaud 0 15
9. Un fond de bain 0 15
L'établissement de la rue du Rhône fournil en moyenne vingt
mille bains par an. Les bains du samedi sont appréciés pour une
raison particulière par la clientèle mal pourvue de linge de rechange,
qui pour une raison démonstrative garde sa chemise sur le dos
jusqu'à ce que celte chemise la a quitte j». Les procédés de blan-
chissage en vigueur à rétablissement de la rue du Rhône permet-
tent de remettre au client qui a une chemise et une paire de bas
^combien sont heureux de jouir de cet unique et précieux acces-
soire!) son linge parfaitement nettoyé, au moment où lui-même se
trouve lavé par Teau de sa baignoire, c'est-à-dire moins d'une
heure après y être entré.
Je cite le fait. Il est difficile à imiter ; car oii trouver, hors de
Genève, un établissement aussi parfaitement outillé que le Lavoir
Public ? Cependant, il répond à un besoin, car chaque samedi une
vingtaine de clients profitent avec empressement de la facilité de
se blanchir en se lavant que leur offre l'établissement, moyennant
un supplément de cinq sous (1).
III. — L'aumentation populaire.
Second exemple: après le Lavoir Public, les Cuisines Populaires.
Le caractère le plus net de l'assistance à Genève, nous l'avons déjà
(1) Quelle est exactement la situation du Lavoir Public, en 1893? Voici la
réponse que j'ai obtenue à ce sujet do M. Gustave Rochette, président de la
Société du Lavoir Public.
« Genève^ 31 juillet 1893. En réponse à votre demande contenue dans votre
lettre du 27 iuillet, je m'empresse de vous dire que le cajiital de la Buanderie de
la rue du Rhône est de 100,000 francs, divisé en actions de 230 francs. Ces
actions rapportent 10 francs. Rien de nouveau, du reste, à vous annoncer sur cet
établissement c^ui continue à avoir une marche normale. Quelques améliorations
ont été introduites l'année dernière. Le mobilier de la buanderie a été renouvelé
et perfectionné. Le service de l*eau chaude se fait beaucoup mieux, en parti-
cuiier. QusTAVB Rocbbttb. »
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LES OEUVRES DE L'iMTIATIVE PlUVÉE A GENÈVE. 567
noté, c'est qu'elle ne comporte pas de restriclion : elle ne vise pas
spécialement l'ouvrier ; elle n'a aucun scrupule de faire profiter de
ses bienfaits les gens en redingote et en chapeau ; elle n'exige pas
que l'assisté soit en blouse et en casquette ou en guenilles, ou
fasse profession publique qu'il souffre de la faim ; elle sait que la
misère qui se dissimule soigneusement sous les vêtements de drap
correctement entretenus, est souvent la pire de toutes et qu'elle est
aussi funeste que la misère étalée sans vergogne à travers des
haillons. L'assis lance, à Genève,s'adresseà tous ceux qui veulent en
profiter. Résultat de cette libéralité de l'assistance : parmi les gens
qui souffrent de la misère, aucun ne ressent de honte à en bénéficier,
L^ouvrier s'assied avec plaisir à la table du restaurant populaire,
parce qu'il n'y rencontre pas comme convive la prétention, habi-
tuelle à la plupart des initiateurs français de l'assistance, de réser-
ver à l'ouvrier des douceurs que ne connaîtra jamais le palais des
simples citoyens. L'ouvrier goûte mal ces douceurs qui lui sont un
privilège : il se méfie. Au contraire, quand il entre au restaurant
populaire sans plus de formalités que chez n'importe quel empoi-
sonneur patenté, l'ouvrier est sans défiance : il ne se sent pas
Tobjet d'une sollicitude spéciale qui, aux jours où il est mal dis-
posé, lui semble plutôt importune qu'agréable : il y est servi par
des domestiques dont il n'est pas l'obligé ; bref l'ouvrier est dans
un restaurant comme les autres, avec divers avantages que ne pré-
sentent pas les autres, savoir : ne pas être poussé à la consom*
ination par un cabaretier sans scrupules ; manger à sa faim ; boire
à sa soif; cela pour la moitié du prix ordinaire; éviter les éclats de
voix et les fanfaronnades des meneurs ; toutes sortes d'avantages
dont l'ouvrier est privé dans la plupart des cités françaises,faute que
les philanthropes aient compris qu'il faut qu'une porte soit grande
ouverte pour que l'ouvrier y entre volontiers, sans s'effacer. Les
Cuisines Populaires de Genève sont fort bien fréquentées; l'alimen-
tation que Ton y reçoit est conforme à une sage hygiène; elle n'est
pas pour délecter un palais délicat , mais elle convient à tous les
estomacs, ce qui est l'important.
Quant aux prix, ils sont grosso modo la moitié de ce qu'ils sont
chez le marchand de vin. Une portion de viande, semblable à celles
qui coûtent communément dix sous, se vend cinq sous. La portion
de légumes qui se vend couramment quatre sous, est livrée pour
deux sous. Le demi-litre de vin se vend cinq sous. Il est d'une
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568 RÉUNION ANNUELLE.
qualité égale, sinon supérieure, au vin qui se vend ordinairement
dix sous le demi-litre.
Je cite des faits. Afin de me rendre compte de visu etgmhi du fonc-
tionnement des Cuisines Populaires, j'y suis entré ; je me suis assis
à table : je n'ai eu qu'à payer et à consommer pour être édifié. Je
n'ai rien trouvé à redire à la qualité des mets : quant à la quantité,
j'ai constaté qu'avec huit sous, un de pain, cinq de viande, deux
de légumes, un appétit ordinaire se trouvait satisfait.
En livrant pour un prix aussi modique des mets de bonne qua-
lité, les hommes de cœur qui ont eu l'idée des Cuisines Populaires
ne perdent pas d'argent, ne font pas Taumùne sous une forme
déguisée. Au contraire, ils réalisent un bénéfice et un bénéfice
appréciable, qui a été en 1892 de plus de 3 % du capital. Plus ils ven-
dent, plus ils gagnent! Pour être fidèle à la vérité, je dois ajouter
que ces bénéfices n'ont pas été distribués aux actionnaires : ils ont
contribué à créer une réserve, en vue de l'amortissement du capital
consacré à la fondation de rétablissement.
J'ai déjà dit qu'afin de mieux connaître le fonctionnement des
Cuisines Populaires, je me suis assis à Tune de ses tables, obser-
vant la clientèle, examinant la manière dont elle était servie. C'est
àpeu de chose près la clientèle des Bouillons Du val. S'il fallait com-
pléter ma pensée, j'ajouterais que c'est encore plus exactement, la
clientèle des Bouillons Duval d'il y a trente ans. C'est la simplicité de
mise chez les hommes et chez les femmes qui caractérisait la clien-
tèle des Bouillons Duval,aux années de leurs débuts. Actuellement»
les Bouillons Duval ont subi une évolution : ils ont attiré une
notable portion de la clientèle aisée, qui boit du vin à deux francs
la bouteille, consomme volontiers des huîtres, déguste quotidien-
nement des glaces et des parfaits au café, dépense quatre et cinq
francs à son repas. Aux Cuisines Populaires, il n'y a pas de clients de
ce genre, pas plus qu'il n'y enavait dans les Bouillons Duvalenl863.
Ouant à la qualité des mets servis aux Cuisines Populaires, elle
est aussi parfaite que dans les Bouillons Duval : sans doute elle
n'est pas rehaussée parjla variété des mayonnaises et des béarnaises
qui met actuellement les Bouillons Duval à même de satisfaire les
caprices d'une clientèle à l'estomac fatigué et au palais blasé. En
cela seulement elle en diffère, ainsi du reste que par les prix qui
sont de 50 à 60 % inférieurs pour une même quantité do pain, de
vin. de viande, de légumes.
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LES OEUVRES DE L'INITIATIVE PRIVÉE A GENÈVE. 569
Au reste, les Cuisines Populaires ne sont pas le seul établissement
de Genève où le consommateur, médiocrement pourvu de pièces
de monnaie, trouve un repas sain et à bon marché : j*ai eu l'occa-
sion de fréquenter d'autres établissements ayant le même objet,
répondant aux besoins de la même clientèle. Je me borne h citer
ces établissements, afin de faire comprendre par Texemple que
pareils restaurants peuvent vivre l'un à côté de l'autre et faire le
bien chacun à leur manière, dans les conditions qui répondent le
mieux aux idées de leurs fondateurs.
Les deux restaurants dont je vais parler ont été créés en vue de
combattre l'intempérance — ou l'ivrognerie, puisqu'il faut l'appeler
par son nom — chez les clients habituels du marchand de vin. Cette-
intempérance, même lorsqu'elle ne se traduit pas par l'abdication
complète de la raison, est un des fléaux les plus cruels qui sévissent
sur l'ouvrier : d'où le mot : Restaurants dé tempérance, choisi par les
ennemis du marchand d'ivrognerie.
L'un de ces restaurants a été fondé en 1877, au numéro 5 de la
rue de la Navigation, dans le quartier des Pàquis. Au début, le vin
était absolument proscrit de ce restaurant. 11 semblait juste de ne
laisser aucune brèche ouverte à l'ennemi de la tempérance. Les
fondateurs durent en rabattre. Cette proscription écartait du res-
taurant de tempérance maint client tenant à boire son demi-litre
ou son quart de litre de vin, et désireux cependant de ne pas en boire
davantage : elle fut remplacée par une disposition permettant à
chaque dîneur de consommer trois décilitres de vin, sans plus.
Alors la clientèle ouvrière vint en nombre, autant du moins que le
permet l'exiguïté du local : on compte, je crois, un peu plus de cent
clients par jour, avec une moyenne quotidienne de cent quarante
repas.
Il ne faut pas perdre de vue que, pour une raison ou pour
une autre, beaucoup de clients du restaurant y prennent un seul
repas : cela tient à ce que maint client, parmi ceux qui ont faim,
est coutumier d'un seul repas par jour, et ne s'en plaint pas, heu-
reux de cet unique repas, en songeant aux jours où il ne l'avait
pas. O/ortunatos nimium ! sont-ils tentés de penser de ceux qui
ont chaque jour le repas assuré, panem quotidianuml C'est pour ces
modestes que les restaurants populaires sont utiles; et, là encore, il
faut bannir cette idée que les gens qui font un seul repas par jour
sont nécessairement des ouvriers. Erreur ! j'ai raconté dans mon
La Réf. Soc, 16 octobre 1893. 3« Sôr., t. VI (t. XXVI col.), 37
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570 ^ RÉUNION ANNUELLE.
ouvrage sur Us CEuvres de VinUiative privée à Oenève (i) comment un
professeur des plus distingués fit partie de ces gens pour qui l'uni-
que repas par jour constitue la joie suprême ; je n'y insisterai pas,
d'autant que le héros de l'aventure est vivant : c'est aujourd'hui
l'un des romanciers parisiens le plus en vogue; je ne prononce
pas son nom (2), mais je profite de son exemple pour montrer l'in-
suffisance des établissements où nul ne peut pénétrer sans une
carte personnelle attestant l'indigence relative du titulaire. Avec
rinstabililé actuelle des fortunes et des situations, il y a autant de
misères en redingote qu'en haillons; c'est k la bienfaisance
privée d'ouvrir les yeux pour bien placer ses largesses, et d'ouvrir
aussi les portes de ses lieux d'asile, de les faire très hautes et très
larges afin que, parmi les mourants de faim, pas un n'ait honte
du morceau de pain ou de la tasse de bouillon nécessaires à sou-
tenir un estomac vide qu'anime une àme trop fière pour mendier!
Il existe à Genève d'autres restaurants de tempérance que celui
de la rue de la Navigation. Je me suis assis un matin à l'une des
tables d'un établissement portant le même titre, dans une rue
dont j'ai oublié le nom, entre le chemin Dancet et la route de
Carouge. Je déjeunai copieusement pour cinquante centimes. Je
dois dire toutefois que je ne pus y boire de vin. Ce restaurant de
tempérance, plus rigide que son émule de la rue de la Navigation,
ne donnait pas encore de vin à, ses clients.
Comment pareils établissements, vendant les denrées nécessaires
à l'alimentation à 60 % au-dessous du cours normal du marchand
de vin, peuvent ils faire leurs frais? Grave question, parce que Ton
se rend compte de l'avantage qu'il y a pour toute agglomération
urbaine à être dotée d'un organe aussi salutaire. C'est quelque
chose de précieux que de faire cadeau d'un repas tous les jours au
besoigneux qui n'en ferait qu'un, s'il était à la merci du marchand
de vin. C'est précisément ce que font les restaurants de tempérance
et les Cuisines Populaires.
J 'ai sous les yeux le bilan des Cuisines Populaires genevoises. U
sert à montrer comment on peut faire cadeau de cent mille repas
par an aux gens économes (économes par goût, ou économes par
(1) Guillauinin, éditeur, 14, rue Richelieu.
(2) Jo mo suis permis de le nommer à la page 39 de mon livre sur les Œuvres
de LHniliative privée à Genève, afin de bien établir l'authenticité du cas.
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LES OEUVRES DE L'INITUTIVE PRIVÉE A GENÈVE. 571
force), et, par-dessus le marché, rémunérer le capital consacré au
premier établissement d'une institution de ce genre.
Les chiffres que je vais citer sont empruntés au troisième Rap-
port du Président, lu à l'assemblée des actionnaires du A fé-
vrier 1893, rapport imprimé chez Ronset, 26, boulevard de Plainpa-
lais. •
Le service des jetons s'est fait à notre grande satisfaction et nous en
remercions notre caissière, Mlle Aline Wenger. Après un mouvement,
pendant Tannée, de près de 900,000 jetons, la différence de caisse n'a été
que de 0 fr. 65 à son débit. Nous nous applaudissons d^avoir conservé,
comme au Locle et à la Ghaux-de-Fonds, la division des jetons, car elle
nous permet d'exercer un plus grand contrôle sur chaque catégorie de
denrée, à la dépense et à la recette. De plus, le consommateur y trouve
son avantage, en ce qu'il peut, après avoir acheté un dîner complet de
0 fr. 65, disposer à sa guise et, selon son appétit, des jetons qu'il pos-
sède. Si après avoir consommé soupe et viande, il est satisfait, il met en
poche et pour un autre repas le solde de ses jetons. En outre, des per-
sonnes bienfaisantes achètent des jetons de soupe, légume, pain, pour les
donner à des gens nécessiteux ; ces personnes sont certaines que leurs
intentions sont remplies, car il est interdit chez nous d'échanger des je-
tons de vivres contre des jetons de boissons.
Veut-on savoir comment se comporte le personnel qui sert les
clients des Cuisines Populaires?
Le personnel fait bien son service et n'a subi aucun changement en
1892, sauf dans le personnel supérieur que nous avons augmenté en
décembre dernier. Nous cherchons à ce qu'il se trouve bien chez nous,
tant sous le rapport du service que sous celui du salaire. Outre le congé
de huitaine et Taprès-midi du dimanche, le personnel a été assuré contre
les accidents et nous lui av ons fait donner à nos frais les soins médicaux,
dans les jours de maladie, tout en faisant remplacer, également à nos
frais, les malades qui ne pouvaient travailler. De ce chef, vous trouverez
dans nos comptes une somme de 303 fr. 55 employée à cet usage. Durant
Tannée, nous avons augmenté les appointements annuels de 1,500 francs
entre tout le personnel, et nous lui avons donné 710 francs de gratifica-
tion.
Yeut-ou savoir comment se solde l'exploitation? Voici les chif-
fres empruntés au compte de profits et pertes au 31 décembr6 1892.
D'abord les dépenses :
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572 RÉUNION ANNUELLE.
1 . Gratifications au personnel 7J0fr.
'i 2. Soins médicaux 259 m
^ 3. Journées de remplacement pour maladie 44 s
^ 4. Appointements du personnel 8.181»
^ ' l). Frais généraux, loyer, intérêts du capital à 4 X, taxe mu-
!*. nicipale 8.046 »
ir 6. Combustible 1 .743 »
.♦ , 7. Eclairage 63o »
Total 19.613 fr.
D'autre part, le bénéfice brut sur vivres et liquides, est de
28.499 francs: d'où résulte un bénéfice net de 8.886 francs. Notons
que c'est là un bénéfice net, vu l'attribution déjà faite au capital
d'établissement d'un intérêt de 4 9i (5^ article des dépenses) : les
actionnaires peuvent en disposer au mieux de la prospérité de
l'œuvre. C'est ce qu'ils ont fait, en portant ces 8.886 francs à un
compte de prévision pour constrution et à un compte de réserve
pour nouveau matériel.
A ces 8.886 francs de bénéfice d'exploitation s'ajoutent : !• les
intérêts sur titres et comptes de dépôts : 1.063 francs ; 2* les inté-
rêts sur capital-actions (non distribués aux actionnaires par une
disposition facile à deviner) : 681 francs; et, enfin, 3° le bénéfice
réalisé sur la vente de la Rente genevoise qui constituait le porte-
feuille de la Société : 1.268 francs.
Ces trois articles augmentent de 3.012 francs les sommes à la
disposition de la Société : ils grossissent les deux comptes de
réserve et de prévision qui ont été indiqués plus haut.
Le Rapport sur l'exercice 1892 contient le prix des denrées
acquises par la Société pour :
1 . Les assaisonnements 1 . 842 fr.
2. Les légumes frais 2.700»
3. La charcuterie : 4.992»
Pour les autres denrées, les acquisitions sont indiquées en
volume :
1 . Vin. 50.075 litres
'i. Lait 6.748 >»
ou en poids : • ' '
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LES OEUVRES DE l'iNITIATIVE PRIVÉE A GENÈVE. 573
1- Viande l7.565kUos
2. Légumes secs 7.064 »
3. Pain*. 32.781 »
4. Pâtes 2.608 »
5. Pommes de terre 48.949 «
6. Beurre et saindoux 1 . 373 »
7. Fromage 2.022 »
8. Combustible 41 .270 »
Les denrées dont il a été consommé moins de 1.000 kilogrammes,
sont :
9. Café et chicorée 146 kilos
10. Sucre 434 »
i\. Chocolat 228 »
12. Farine 763 »
Au moyen de cette statistique, il est facile de se rendre compte
des goûts et des besoins de la clientèle des Cuisines Populaires.
Le nombre des jetons vendus en 1892 a été de 897.689, tandis
qu'en 1891 ce chiflfre avait été de 789,833 (page 6 du Rapport) (1),
soit 107,856 de plus, vendus en 1892.
Le mois où il a été consommé le plus de jetons est août, avec
85,766 jetons en 1892, contre 82,774 en 1891. Le mois où il a été
consommé le moins de jetons est janvier, avec 59,544, en 1892,
contre 45,400, en 1891.
On lit le renseignement suivant à la page 11 du Rapport sur
Texercice 1892 :
Ajoutons im détail qui vous intéressera et qui concerne la dépense
journalière de nos consommateurs pour leurs repas. Nous avons pu
rétablir d'après les livres spéciaux que nous tenons particulièrement.
Pour toutes les rubriques de denrées dont vous avez le détail, la
dépense moyenne journalière d'un consommateur est de quarante-trois
centimes.
Cette moyenne montre combien est intéressante la clientèle des
Cuisines Populaires, combien est utile Tassistance qui lui est fournie
par les actionnaires de la Société des Cuisines Populaires, assistance
(1) Les chiffres ci-dessrus empruntés à. la page 6 difièrent légèrement de la
page 10, oà sont inscrits 897,286 jetons consommés en 1892 et 788,356 jetons
consommés en 1891. Les chiffres delà page 10 fournissent pour 1892 un excédent
de 108,9130 jetons consommés sur 1891.
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''7^p^'
574 RÉUNION ANNUELLE.
qui équivaut à uo don de plus de quarante^troîs centimes, chaque
/ , fois que le client y fait un repas pour cette somme modique.
* Quant aux conditions auxquelles rétablissement est ouvert au
public, les voici sous la forme même que résume le prospectus
remis au consommateur î
t SOCIÉTÉ ANONYME
CUISINES POPULa'iRES GENEVOISES
RUE PÉOOLAT (Genève)
Ouvertes : En été, de 6 heures du matin à 8 heures du soir.
— En hiver, de 7 — — à8 — —.
Le local est fermé le dimanche de 2 heures
à 6 heures de raprès-midl.
DÉJEUNER (café au lait ou chocolat)
En été, de 6 à 8 heures du matin.
En hiver, de 7 à 8 — —
DINER (chaud)
De 11 heures du matin à 1 Va heure de Taprès-midi.
SOUPER (chaud)
De 6 à 8 heures du soir.
Il ne peut être servi à chaque consommateur plus éCun demi-litre
de vin par repas.
Entre les heures du déjeuner, du dîner et du souper, il sera servi
des mets froids : conserves, charcuterie, viande froide, etc.
M <» %%
PRIX DES JBTONS
Pain. 05 cent. Vin, 3 décilitres 15 cent.
Soupe iO —
Viande 25 —
Légumes 10 —
Fromage 10 —
Vin, l litre 25 —
— 2 — 10 —
— 1 — 05 —
Café au lait 10 —
Chocolat 13 —
Soupe, 1 litre 15 cent.
~ 2 litres 25 —
Légumes, 2 râlions . . . 15 —
A EMPORTER
Viande, 2 rations 50 cent.
Vin, 1 litre 50 —
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LES OEUVRES DE L'iNITUTIVE PRIVÉE A GENÈVE. 575
D'après ce tableau et au moyen de la statistique des sept sortes
de jetons utilisés en 1892, l'on a les éléments d'appréciation des
services rendus par les Cuisines Populaires.
Jetons Rations
1 . Chocolat et café 23.640 23.640
2. Fromage 25,942 25.942
3. Pain 249.297 249.297
4. Viande 130.039 134.320
5. Soupe 102.315 111.475
6. Légumes 210.947 222.886
7. Vin, 155 106 155.106
Total 897.286 922.666 ^
Tient-on à savoir avec quels fonds de premier établissement est
devenu possible ce mouvement annuel de neuf cent mille rations?
Voici la réponse.
« A la création de notre établissement et pour faire lace à toute l'ins-
tallation du local, le mobilier, la lingerie, les fourneaux et débuter dans
le service des vivres, nous avions comme capital :
4.704 actions 14.112 francs
Depuis, nous avons vendu en 1890 785 2.355 ^^
— 1891 39 117 '•
— 1892 138 414
Ce qui porte le capital au
31 décembre 1892 à 5.666 actions 16.998 francs
Veut-on savoir ce que sont devenues les Cuisines Populaires depuis
le 4 février 1893 ? J'emprunte au Journal de Genève du 9 mai 1893 i
les lignes qui suivent :
Dans quelques jours, les Cuisines Populaires genevoises vont prendre «^
possession de leurs nouveaux locaux installés dans l'immeuble qu'elles
ont fait construire rue Pécolat. Une rapide visite que nous avons faite
hier nous a permis de constater que la commission de construction,
composée de MM. J. Guillaumet-Vaucher, président, J.-L. Badel-Grau,
Louis Chauffât et P.- A. Gampert, a bien fait les choses. Le bureau du
conseil d'administration, composé de MM. Guillaumet-Vaucher, Max
Fnitiger, Aug. Blondel, Alf. Moser, Henri Chauvet et Henri Aubert,apris
aussi une large part à la réussite de cette entreprise, qui montre une
fois de plus les résultats que peut obtenir l'initiative privée. Les nou-
veaux locaux de3 Cuisines Populaires sont presque luxueux, et les moin*
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576 RÉUNION ANNUELLE.
dres détails montrent qu'un esprit pratique a présidé à leur installation.
L'air et la lumière pénètrent largement partout, et tout y est calculé pour
le bien être des consommateurs et du personnel Les locaux des Cuisines
sont séparés du reste de l'immeuble, qui contient des appartements loca-
tifs. Une large allée donne accès dans les locaux des Cuisines, et sur
cette entrée s'ouvrent deux guichets pour la vente des jetons dont cha-
que consommateur doit se munir avant de pénétrer dans les salles à
manger. On arrive ensuite dans un spacieux vestibule où se trouvent des
guichets pour les mets à emporter, et un lavabo dont les clients des
Cuisines pourront user avant de prendre leur repas.
Plusieurs points méritent l'attention dans ces quelques lignes.
Une société privée au capital de 16,998 francs inspirant assez de
confiance, pour trouver les moyens de bâtir un immeuble considé-
rable! Bien plus, une société qui,par ses humbles offlces.ressemble
davantage à une société de bienfaisance qu'à une société indus-
trielle, non contente de réaliser des bénéHces sur les bienfaits
qu'elle accorde à ses clients, ajoute à ces bénéfices la plus-value
locative d'appartements qu'elle procure aux amateurs du confor-
table et de l'hygiène I Voilà deux paradoxes réalisés par les Cui-
sines Populaires.
Nouvelle surprise ! Cet établissement,qui vend cinq sous le demi-
litre de vin, compté couramment dix sous ou treize sous dans les
restaurants (la demi-bout«ille de vin équivaut à 1/3 de litre) s'ins-
talle avec luxe et offre à ses clients un lavabo ! C'est de l'hygiène,
de la meilleure et de la plus rare ; on ne se serait pas attendu à la
trouver là, quand elle est absente des Bouillons Duval et de maint
restaurant luxueux.
Je continue de citer le Journal de Oenève :
La salle à manger pour les hommes, contenant quatre vingt-quatre
places, prend jour sur la rue Pécolat et, du côté du square, se trouvent
deux autres salles, l'une de cinquante-huit couverts pour familles, et
l'autre de trente-deux couverts pour dames seules. Ces salles sont admi-
rablement installées ; elles sont garnies de tables couvertes de marbre.
Aux parois sont fixés des casiers destinés à recevoir les serviettes que les
habitués pourront se procurer à un prix modique ; dans la salle pour les
familles, on remarque deux genres de sièges : des tabourets pour les
hommes, tandis que le conseil d'administration a voulu se montrer
galant envçrs les dames en leur achetant des chaises. Au centre du rez*
de-chaussée, entre les trois salles à manger, se trouve l'office, qui cor*
'
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r
LES ŒUVRES DE L'iNITIATIVE PRIVÉE A GENÈVE. 577
respond avec la cuisine, située au premier étage, par un monte-charge.
Dans Toffîce a été installé un gigantesque chaufToir construit par
MM. TrachseL et Gie, sur les indications de M. Guillaume-Vaucher, le
dévoué président du conseil d'administration. Ce chaufToir, établi en
trente parties distinctes, qui peuvent se chauffer séparément ou toutes à
la fois, permettra de préparer les portions d'avance tout en les conser-
vant chaudes, et contribuera beaucoup k activer le service. Mentionnons
encore un local spécial pour le lavage de la vaisselle, où des robinets
amèneront Teau chaude comme Teau froide en abondance.
Cette attention de deux salles spéciales pour les familles et pour
les dames seules en dit long sur l'assistance morale qu'offrent libé«
ralement les Cuisines Populaires, en plus de l'assistance matérielle.
L'installation duchauffoir est également significative. Nous n'avons
du reste pas fini avec les surprises de la visite.
Les cuisines sont, comme nous Tavons dit, installées au premier
étage ; elles sont vastes et, comme tous les autres locaux, installées de
la manière la plus pratique. Un fourneau de vastes dimensions, sortant
des ateliers de M. Henri Chevalier, en occupe le centre, et un monte-
charge, construit d'après les plans de M. de Morsier, ingénieur, met la
t^uisine en communication avec les caves où se trouvent les magasins des
légumes et denrées. Au premier étage, se trouvent encore un dépôt de
marchandises, un appartement pour la directrice et la cuisinière et une
salle à manger, lorsque les locaux du rez-de-chaussée seront devenus
trop exigus. Si; plus tard, le besoin s'en faisait sentir, la directrice pour-
rait être logée au second étage et rappartement qui lui est destiné trans-
formé également en salles à manger. Le conseil d'administration a
Fintentlon d'ouvrir un Jour ou l'autre, une ou deux salles dans la soirée,
après les heures des repas, où ses clients pourraient passer leurs soirées
en bavant du thé ou du café. Les sous-sols comprennent de nombreux
locaux, dépôts pour les marchandises et les combustibles, chambre à
lessive, etc. Tous ces locaux sont fort spacieux et sont éclairés au gaz.
Dans les caves se trouvent déjà deux vastes tonneaux, d'une contenance
de 3,700 litres, d'où le vin monte au moyen d'une pompe à l'office ; un
manomètre placé entre ces deux futailles permet d'en vérifier facilement
le contenu.
N'y a-t-il pas un défi à notre conception mesquine de l'assistance,
dans ce luxe de monte-charges et de pompes conduisant le vin de
la cave à l'office? Et ce luxe, sans qu'il en coûte un centime au con-
tribuable ! Au contraire, cela rapporte aux actionnaires I Plus d'un
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''JC3ïf3»r^
578 RÉUNION ANNUELLE.
de nous, s'il n'était entouré de documents précis, se croirait trans-
porté sur les bords de la Garonne. Et pourtant non I nous sommes à
la source du Rhône : le journal que je cite est l'un des moins suscep-
tibles d'exagération qui se puissent rencontrer à deux cent lieues à
la ronde. Je termine par des considérations qui ont aussi quel-
que éloquence.
Tout a été combiné pour éviter de trop grosses fatigues au personnel
entièrement féminin des cuisines ; pour ne citer qu'un exemple les
employées n^auront qu'à placer dans des wagonnets le bois déposé au
sous-sol, et les pousser jusqu'au monte-charge, qui les élèvera à la cui-
sine. Au premier étage, chaque servante aura son armoire particulière,
et un lavabo y a été aussi installé pour le personnel*
Bref, les Cuisines Populaires sont un exemple remarquable de ce
que peut l'initiative privée, lorsqu'elle applique au bien de clients
pauvres et besogneux, l'énergie et l'intelligence qu'elle exerce habi-
tuellement à satisfaire ses passions, à accumuler d'année en année
de gros dividendes.
J'ai eu la curiosité de savoir comment fonctionnait actuellement
le service de la clientèle geni^voise dans la nouvelle installation des
Cuisines Populaires et j'ai écrit à ce sujet au président de l'établisse-
ment. Voici sa réponse :
Genève !•' août 1893. — Je réponds avec plaisir à votre honorée du
27 écoulé«et je vous adresse sous bandes divers imprimés.
i® Vous trouverez sur la feuille Jetons vendus le détail de la vente des
mois de juin et juillet, 98,596 jetons en juin, 105,716, en juillet;
2* Le bénéfice net, en juin, a été 1,600 francs, et en juillet, 1,700 francs;
3<» La vente de jetons, en juin, 12,099, et en juillet, 12,924 francs;
4* Avec la comptabilité que nous avons, nous avons pu arrêter le
résultat de juillet, ce matin, jetons, marchandises et caisses. Guuxaumet-
Vaucher.
Voici le document relatif aux jetons vendus en juin et en
juillet 1893, il est des plus significatifs.
1. Chocolat
Jetons vendus .
juin
568
2.014
2.067
juillet
539
2. Café
2.484
3. Fromage
i.945
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\
LES ŒUVRES DE l'inITLATIVE PRIVÉE A GEKÈVE. 579
4. Pain 25.623 27.712
1 ration 15.790 17.050
5. Viande. ^ g rations 982 918
12 litres 165 161
1 litre 317 312
1/2 litre 7.426 7M1
^ -. \ { ration 23.619 '26.289
7. Légumes :l , . „^,
^ I 2 rations 2.221 1 .884
1 litre 197 213
1/2 litre ^1 .246 1 .495
8. Vin : / 3 décilitres ' 6.704 7.455
2 décilitres 9.237 9.482
1 décilitre 419 480
Total 98.596 105,716
En juin 1892, il avait été vendu 78,936 jetons, et, en juillet,
83,691 jetons. La différence est de 19,660 jetons pour juin, de
2!2,025 pour juillet. Cette dernière diflFérence correspond à un
accroissement quotidien de 710 jetons, c'est-à-dire de 236 repas.
Je n'insiste pas sur cette constatation. Il est facile d'en conclure
que le nouvel établissement jouit de la faveur de ses anciens
clients et en attire nombre de nouveaux.
Une courte observation au sujet des chiffres de bénéfices accusés
par la lettre de M. Guillaumet-Yaucher : les 3,300 francs gagnés en
deux mois par les Cuisines Populaires sur une vente de 25,023 francs
prouvent à l'évidence que .c'est une entreprise industrielle, et que
ses clients n'ont en y entrant aucune honte de recevoir l'aumône.
Us sont moins exploités qu'ailleurs; ils doivent à leurs hôtes la
reconnaissance que Ton a en pareil cas, sans être humiliés.
Le meilleur genre d'assistance est celui qui se suffit à lui-même,
grâce au zèle et à rindustrie de ses initiateurs. Les Cuisines Popu-
laires actuelles sont tout à fait dans ce cas.
IIL — Les rafraîchissements a bon marché.
Il est un troisième point que je regretterais de ne pas indiquer ;
son utilité, pour être moins évidente que celle de Talimentation
populaire, est tout aussi sérieuse. Je veux parler du rafraichlssement
offert à bon marché et dans des conditions excellentes de qualité.
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580 RÉUNION ANNUELLE.
Le rafraichissement, c'est le verre de sirop de groseille ; c'est le
bol de lait; c*est la tasse de thé. Cest aussi le bouillon, le café, le
chocolat au lait. Bref, c'est tout ce que les estaminets les mieux
achalandés offrent à leurs clients, sauf les boissons alcooliques, eau-
de vie, vermout, bière, vin.
Le prix de la tasse de bouillon, du verre de sirop, de la tasse de
lait, en un mot des diverses consommations, est de dix centimes.
Quant à la qualité, elle est la même que celle qui est offerte dans
les cafés élégants, où le prix varie de trente centimes à cinquante
centimes.
Je parle de ces rafraîchissements en connaissance de cause. Plus
d'une fois, j'ai consommé le matin une tasse de chocolat dans Tun
ou l'autre des douze cafés de tempérance que les adversaires de
l'ivrognerie et les défenseurs de la jeune fille séparée des siens,
travaillant dans un atelier ou dans magasin, ont semés sur les
divers points de la périphérie de Genève; je dois à la vérité de
constater que ce chocolat était irréprochable, que la propreté du
service était parfaite, que la clientèle se tenait parfaitement et que
la vingtaine de clients lisait avec plaisir les cinq ou six jour-
naux quotidiens placés à sa portée. Maintes fois, par une chaude
après-midi, je suis entré dans un de ces établissements afin de me
rafraîchir. Le verre de sirop et le verre de limonade étaient chaque
fois aussi frais et aussi parfumés que le sont les verres de coco à la
glace débité par certains marchands ambulants, bien connus de
l'enfance parisienne qui fréquente les -Champs-Elysées. Au reste,
j'ai à cet égard le témoignage de Genevois familiers avec ces salles
de rafraîchissements. Parmi les plus distingués et les plus fortunés
de ces habitants de Genève, il en est qui, accompagnés de leurs
enfants, fréquentent ces cafés, de préférence à tout autre, quand
ia soif exige d'être satisfaite. L'économie y est notable, Les cinq
verres de sirop coûtent cinquante centimes, au lieu de coûter soit
un franc cinquante, soit trois francs, selon l'exigence des lambris
dorés dressés par le tenancier du café autour de ses clients.
IV. — L'lNITIATIVE privée et le GITE.
Quatrième exemple : Le gîte à bon marché. Cette fois, nous le
verrons, tout n'est pas rose dans l'accomplissement de l'assistance et
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I LES OEUVRES DE l'INITIATIVE PRIVÉE A GENÈVE. 581
Éième, après dix ans de succès, peut venir une crise fort instructive
mais douloureuse pour l'institution qui la subit.
Je passe sans in*y arrêter auprès des asiles, où, sans bourse
délier, les misérables privés de logis trouvent 'un lit dans une
salle commune, et y évitent la pluie et la gelée.
Je me borne à remarquer que l'asile de la rue Voltaire est bien
installé, pourvu de matelas confortables, de couverture? propres et
épaisses, aussi confortable que la plus agréable des chambrées
dans les casernes de nos grandes villes de France.
Je m'arrête auprès d*un établissement du même genre, bien que
plus relevé et exigeant de ses hôtes une pièce d'argent pour paie-
ment de son hospitalité.
Un homme de bonne éducation, un employé, un- professeur, si
dépourvue d'argent que soit sa bourse, peut malaisément frapper
à Tasile gratuit. La promiscuité avec ce qu'ily a de moins dis-
tingué dans la clientèle de l'asile est pour déconcerter le plus enclin
à l'économie. Cela est plus évident encore s'il s'agit d'une femme,
d'une jeune fille momentanément sans logis et cherchant une situa-
lion. Une chambre à soi constitue un besoin pour beaucoup de
personnes qui néanmoins n'ont pas les deux francs indispensables
pour payer la chambre la plus modeste dans un hôtel convenable.
C'est pour ce genre de clients que l'Auberge de famille de Genève a
été fondée en 1882.
J'ai sous les yeux la statistique de 1890; elle correspond à une
moyenne quotidienne de vingt-deux hôtes de passage à l'Auberge ;
au total, huit mille deux cents nuits. Outre ces hôtes, qui couchent
en moyenne chacun quatre nuits, il y a des pensionnaires ayant
couché quatre mille nuits à l'Auberge.
Pour les hôtes de passage, le prix moyen de la nuit ressort à
soixante-quinze centimes environ : 6,222 francs pour 8,217 jour-
nées. Pour les pensionnaires, la moyenne de couchée s'abaisse à
trente-cinq centimes : 1,493 francs pour 3,926 journées. Ces chiffres
suflisent à apprécier l'utilité de l'établissement : ils justifient les
détails où je vais entrer sur la façon dont il a été fondé.
Il existe à Genève une Sodéti d'utilité publicité. Elle mérite son
nom en étudiant les propositions de ses membres qui ont un but
conforme à l'intérêt de la cité, et en faisant passer dans la pratique-
ocelles de ces propositions qui réunissent le suffrage d'un certain
nombre de ses membres.
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582 RÉUNI0I9 ANNUELLE.
Le 15 mars 1878, la Société d'utilité publique était réunie pour
entendre la lecture d'un mémoire d'un de ses membres sur les
Auberges ouvrières en Allemagne. L*auteur du mémoire, M. Eugène
de Budé, faisait connaître à 3es compatriotes les ayantages que les
cités allemandes retiraient de ces établissements ; il examinait les
difficultés d'une installation du même genre à Genève et montrait
qu'il était du devoir de citoyens soucieux du bien public de les
résoudre. Ce mémoire trouva de l'écho ; un comité d'initiative réunit
le capital nécessaire et convoqua le 15 mai 1882 une assemblée d'ac-
tionnaires destinée à constituer une Société pour V exploitation àê VAu-
berge de famille.
Les statuts proposés furent adoptés ; le capital fut fixé à
30,000 francs : une partie seulement, 17,500 francs, fut émise et
souscrite sous forme d'actions. C'est avec ces fonds que fut entre-
prise l'exploitation de l'Auberge.
J'ajoute, pour expliquer la modicité de ce capital, qu'indépen-
damment de la Société d'exploitation avait été constituée une So-
ciété, désignée sous le nom de Flmmeublede la rus Bautte, dans le
but d*acheter à un particulier et ensuite de louer à la Société d'ex-
ploitation l'immeuble sis rue Bautte, n^ 11, qui était convenable
comme Auberge. Cette Société n'avait rien d'une association de
bienfaisance : elle avait les caractères d'une société industrielle
procurants ou 4 % à ses actionnaires. Les autres avantages qu'elle
leur procurait étaient de contribuer à la fondation de l'Aubei^e,
c'est-à-dire à une bonne action, au point de vue de Tordre dans
la cité genevoise.
Le 28 décembre 1881, la Société de l'Immeuble de la rue Bautte
avait été créée au capital de 60,000 francs, formé par 120 actions
de 500 francs.
Ces 60,000 francs lui avaient servi à constituer les trois cinquièmes
du prix de l'immeuble, et elle avait contracté un emprunt hypothé-
caire de 40,000 francs pour parfaire les 100,000 francs nécessaires
à l'achat.
Quant au loyer à la Société d'exploitation, il fut fixé d*accord à
5,500 francs, dont 2,000 francs pour les intérêts de l'emprunt hypo-
caire. Les 3,500 francs restants devaient procurer 3 1/2 % aux
actionnaires, soit 2,100 francs: le reste, soit 1^400 francs, devait
être consacré à l'imprévu, aux réparations, aux aménagements et
aux réserves.
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LES OEUVRES DE LINITIATIVE PRIVEE A GENÈVE. 583
Il fui fait ainsi. En 1885, le loyer fut abaissé à 5,000 francs, ce
qui, déduits les 2,000 francs de Temprunl hypothécaire et les
2,100 francs du dividende des actions, laissait 900 francs pour les
réparations (dont la Société de Tlmmeuble se chargeait) et pour
divers amortissements.
La Société de Tlmmeuble se proposait d'abaisser à 4,500 francs
le loyer annuel, aussitôt que, ces amortissements ayant atteint un
chiffre suffisant, un prélèvement à l'effet de les former serait
devenu superflu.
Avec nos idées latines sur l'assistance, nous sommes tentés de
juger mesquins ces marchandages de loyer. £n jugeant ainsi, nous
commettrions une erreur. Je lisais, dans une lettre récente d'un
Genevois, les lignes suivantes :
Deux membres de notre comité doivent se rendre cette semaine à
Lyon, à Saint-Étienne, et peut-être à Reims, pour visiter trois asiles de
nuit, au point de vue des appareils d'épuration, afin de savoir quel est le
meilleur système : épuration par le gaz ou par la vapeur d'eau à 120<^. Il
parait que Reims possède un asile de nuit modèle, qui a été donné par
un riche particulier de cette ville et qui a coûté 100,000 francs. Vous
voyez qu'on sait faire largement les choses en France.
Cette dernière remarque est exacte. On fait largement les choses
en France : on ignore les combinaisons qui permettent de rému-
nérer les 100,000 francs à 3 1/2 % et Ton s'étonne que les frais de
la gestion du don de 100,000 francs soient quatre ou cinq fois ce
qu'ils seraient aux mains de la Société genevoise qui administre
sévèrement son bien. L'assistance, pour être bonne, doit être stric-
tement réglée. Avec la forme d'une Société industrielle présentant
des comptes rigoureux, elle peut survivre à de généreux donateurs
et rester toujours apte à rendre Toffice en vue duquel elle a été
fondée.
Il est permis de faire largement les choses, à condition de pour-
suivre de ses yeux et de son esprit l'administration de ses largesses.
Donner, c'est peu ; surveiller l'usage du don, contrôler son emploi,
c'est le difficile, c'est le tout de l'assistance.
Bref,avec son loyer de 5,000 francs pour un immeuble comprenant
39 chambres, des salles à manger et des salles de lecture, l'Auberge
de famille a hébergé en 1890 plus de 2,000 individus. Les uns ont
choisi les chambres de deuxième classe, où le logement etla nourri*
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584 RÉUNION ANNUELLE.
ture coûtent 1 fr. 75 environ par jour. Les autres ont choisi les cham-
bres de première classe,ofi le prix est plus élevé et où le confortable
est plus grand. J'ai visité les chambres de ce genre : elles ne dif-
fèrent pas, quant à la propreté et quant au confort, des chambres
qui se payent 3 francs et 4 francs dans les hôtels de second ordre.
Il n'y a pas de luxe, mais il y a Tutile.
Sur les 1,068 personnes qui ont profité des chambres de première
classe, la statistique de 1890 accuse 2^ dames, 123 diaconesses ou
gouvernantes, 146 individus voyageant en famille,. 74 instituteurs
et étudiants, 88 pasteurs et évangélistes, 248 industriels ou em-
ployés de commerce, 90 négociants. Quant aux 1,188 voyageurs de
deuxième classe, les divers corps de métiers y sont représentés.
On y trouve 34 imprimeurs, 75 employés de commerce, 125 em-
ployés d*hôtel ; ces derniers sont particulièrement à même d'appré-
cier les bienfaits de TAuberge et la modicité de ses prix.
Je n'ai pu apprécier que d'un coup [d'œil rapide la propreté et le
confortable des chambres de T Auberge. J'ai le regret de n'avoir pas
poussé plus loin Texamen et de n'y avoir pas séjourné deux ou trois
nuits, afin de mieux saisir les avantages de l'établissement, et aussi
les points laissant à désirer, s'il en paraissait.
Cette expérience, l'un ou l'autre de mes auditeurs la fera aisé-
ment* en se rendant à Genève, occasion qui se présentera pour plus
d'un cet été. 11 sera intéressant d'écouter les impressions d'un
séjour de ce genre, séjour qui n'aura certainement rien de désa-
gréable, car le bon ton règne à table, ainsi que dans les salles de
lecture, quelque humble que soit la fortune de la plupart de ses
clients.
« Les règles de la maison entraînent une surveillance bienveil-
lante : le directeur ne se borne pas aux soins matériels, mais
cherche à contribuer au bien des hôtes, à exercer une influence
morale et religieuse, et à leur faire entendre la parole de Dieu. »
L'action du directeur est salutaire : n'oublions pas le but de l'Au-
berge, but réalisé dans les diverses cités où il existe des similaires
de cet établissement ; « la baisse de l'alcoolisme, du vice et de la cri-
minalité sont en rapport avec leur existencejet le nombre des déten-
tions a diminué de ce fait ».
Genève, la plus populeuse cité de la Suisse, n^est pas seule dotée
d'une Auberge de famille. Berne et Bâle, Zurich et Saint-Gall, Win-
lerthur et Vevey possèdent des Auberges de ce genre. Leur instal-
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F
1
1
LES OEUVRES DE l'iNITIATIVB PRIVÉE A GENÈVE. 585
lation a amené un déficit de plus de 50 % sur Talcoolisme cons-
taté par les procès-verbaux de la police. En rendant service à leurs
hôtes, les sept cités suisses ont en même temps travaillé pour elles-
mêmes. L'Auberge a épargné à la ville les milliers de francs dépensés
par les clients de la prison. Seuls les débitants d'alcool et tenan-
ciers d'auberges louches ont à s'en plaindre. Puissent-ils être
amenés dans nos diverses cités à fermer boutique, ces pour-
voyeurs des prisons, des hôpitaux, des mauvais lieux !
Est-ce à dire que tout marche comme sur des roulettes, quand il
s'agit du fonctionnement de pareils établissements? Non I le bilan
des années 1891 et 1892 que j'ai entre les mains, grâce à l'obh-
geance de M. le pasteur Mittendorff, suffit à le montrer. Il y a eu
des hauts et des bas dans ces deux années : les uns et les autres
présentent un vif intérêt pour qui étudie la sociologie au point de
vue pratique et pas seulement pour faire de l'optimisme. Le Rap-
port présenté à l'assemblée générale des actionnaires du 30 mars
1892, s'exprime ainsi :
Votre assemblée du 17 novembre de Tannée dernière a chargé une
commission de faire une enquête sur les réformes que notre Auberge de
famille devra sans doute effectuer. Un bon logement, des locaux plus
complets avec une bonne répartition des services, les installations et le
confort avec un matériel suffisant, sont des conditions à réaliser. Il nous
parait que, hors d'un appel du capital pour constituer notre entreprise
sur un pied meilleur, qui la place à égalité à peu près avec les institu- M
tions semblables du reste de la Suisse, notre hospitalité ne cessera de '^
présenter des lacunes. Il n'est pas tout à fait suffisant de faire un |
accueil empressé et de chercher par une gestion serrée à ne pas s'en- .||
detter, encore n'y avons-nous pas tout à fait réussi : il faut être établi !
sur un pied suffisant.
Ces doléances montrent que l'établissement actuel est mesquin
aux yeux du comité de l'Auberge. Ce qui suit laisse entendre que
les actionnaires ne font pas écho aux sentiments du comité.
Nous avons cherché jusqu'ici à ne dépendre que de nos revenus pour
acquitter nos charges et nous y étions arrivés ; toutefois notre capital,
trop faible à l'origine (16,250 francs), a été la source de difficultés ; il
aurait dû s'élever au moins à cinq ou dix fois ce chiffre. Il ne nous a pas
permis de faire nos installations premières, ainsi qu'il aurait fallu, dis«
posant d'ailleurs d'une somme insuffisante pour compléter notre mobi-
lier et pour avoir un fonds de roulement nécessaire. Nous est-il permis
La RéF.Soc, 16 octobre 1893. 3« série, t. VI (t. XXVI coL ), 38.
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586 RÉUNION ANNUELLE.
d'espérer que nos amis comprendront la convenance de Textension de
nos moyens, de manière à n'être pas obligés, par la petitesse de notre
maison, de refuser d'admettre une partie des voyageurs de la 2« classe,
des travailleurs et des familles peu aisées, que notre hospitalité doit
réchercher particulièrement ?
Le Rapport sur rexercice 1891 poursuit en ces termes trop signi-
ficatifs pour avoir besoin de commentaires :
Les loyers payés à la Société de l'immeuble de la rue Bautte consti-
tuent une charge et ont en partie rendu difficile à notre direction de
couvrir les frais. Nous ne trouvons pas mauvais que cette Société ait
touché un intérêt qui satisfasse ses actionnaires ; mais nous regrettons
de ne pas être placés, comme à Bâle et à Zurich, où la maison est
donnée à l'œuvre, sans rétribution d'intérêt, ou appartient eu propre à
l'Auberge de famille.
Ce regret est-il justifié? Non ! En 1891, l'Auberge de famille a
vendu 12,726 nuits d'hospitalité. Pour balancer avec cette vente
le;;5 4,850 francs de loyer payés par elle à la Société de l'Immeuble,
il eût sufïl d'élever de 38 centimes le prix de la nuit, ce qui laisse
ce prix encore fort au-dessous du prix exigé par les diverses hôtel-
leries de Genève, dans des conditions moins avantageuses.
Seconde indication. Le produit des deux tables et des restau-
rants s'est élevé à 16,989 francs en 1891 : pour obtenir le prix du
loyer, il eût sufïî de majorer de 25 % le prix moyen des diverses
denrées. Même, avec cette majoration, la nourriture de l'Auberge
de famille eût été notablement moins coûteuse que la nourriture
équivalente fournie dans les diverses hôtelleries des faubourgs.
Je me borne à ces deux indications. Le plus simple aurait été
d'obtenir ces 4,050 francs, partie sur le prix des nuits s'élevant à
17,854 francs, partie sur le prix de la table, en majorant de 14 %
la moyenne des deux tarifs. Même ainsi majorés, les prix de l'Au-
berge de famille auraient constitué des prix extrêmement favo-
rables, de vrais prix de faveur. Je reviens au Rapport du Comité.
Nous sommes certains que notre œuvre est sympathique au public :
aussi n'est-ce pas sans quelque regret que nous avons constaté la timi-
dité dans l'assemblée de l'automne dernier pour prendre une résolution
dans le sens d'une augmentation de capital que nous proposions d'é-
lever à i5d,000 francs, résolution que l'unanimité du Conseil vous
recommandait.
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LES ŒUVRES DE l'iNITIATIVE PRIVÉE A GENÈVE. 587
Cette timidité de rassemblée des actionnaires est-elle pour
étonner? Non, certes. C'est Taudace des actionnaires qui eût été
pour surprendre. Eux sont dans le vrai en restant membres d'une
société industrielle. Quand, pendant neuf exercices, on a marché
avec un capital de 17,000 francs, on est inquiet de la révolution
d'idées qui fait le procès à ce petit capital.
En même temps que se produisait cette révolution, un change-
ment de personnel avait lieu dans la direction de l'Auberge de
famille.
M. et Mme Meier qui nous ont donné neuf ans de fldèles services ont
désiré, à cause des liens de famille qui les rattachent au directeur de
l'établissement de Zurich, retourner dans celte ville pour la direction de
l'Herberg zur Heimath, où ils avaient été sous-directeurs avant de venir
à Genève. Nous devons parler avec éloges du dévouement constant et de
la conscience qu'ils ont apportés dans leur tàchç. Payant Tuu et l'autre
de leur personne, ils ont laissé un bon souvenir par leur cordialité, leur
bon conseil, leur assiduité à leur tâche et Tesprit chrétien dans lequel
ils l'ont remplie. Nous n'aurions pas songé à un remplacement si ce
départ ne nous avait obligés à le faire. Nous y avons pourvu en appelant
à la direction M. et Mme Boller, de Zurich, qui ont déjà été à la tête
d'un institut évangélique important de ce canton. Mlle Sprenermann,
sœur de Mme Boller, est aussi une précieuse aide dans la maison.
Le Rapport présenté à l'Assemblée générale des actionnaires du
5 avril 1893 répète les mêmes doléances que le Rapport de 1892.
Les salles d'attente, de lecture ou d'agrément, de jeux, de bains, un
piano, des escaliers bien séparés, le téléphone, sont des améliorations
que nous ajournerions volontiers ; mais l'essentiel, un mobilier suffi-
sant, nos ressources ne nous permettent pas toujours de le donner.
Les sept améliorations que le rapport de 1893 consent à ajourner
sont pour provoquer quelque stupeur chez pas mal de lecteurs.
Même observation sur ce qui suit.
Une libéralité bien placée nous donnerait les moyens de réaliser ce
qui serait le plus urgent. Nous regrettons que le vœu du Comité d'une
extension sufQsante de nos ressources ait échoué par la timidité de nos
actionnaires. Disons encore que nous avons examiné la transformation
de notre Société en simple association de bienfaisance, mais que notre
Comité n'a pas été favorable à cette transformation adoptée par d'autres
établissements qui recourent à des collectes annuelles.
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il^:
588 RÉUNION ANNUELLE.
Il est sage de la part du Comité de l'Auberge de famille d'avoir
été défavorable à cette transformation. Les extrêmes sont dange-
reux. Le piano et le téléphone sont un peu de luxe. Dans une cer-
taine mesure, une chambre à soi avec un bon lit est du luxe, et
maint travailleur des champs, suant quinze heures par jour de-
puis quarante années, n'a jamais connu ce luxe. Ce luxe doit se
payer. En bonne administration» le paiement doit couvrir les frais
de ce luxe. A celui qui ne peut le payer, il reste l'asile de nuit, à
moins que l'assistance secourable d'un particulier juge ce luxe
nécessaire à son client. Mais poser en principe que pareil établis-
sement ne doit pas vivre par lui-même, c'est une imprudence.
En réalité, l'Auberge de famille a vécu neuf années sinon pros-
père, au moins faisant honneur à sa gestion. Cela grâce aux remar-
quables aptitudes de son premier directeur. Ce directeur, on l'a
laissé partir à Zurich. Son remplaçant ne pouvait avoir ses apti-
tudes; c'eût été trop beau. D'où le désarroi actuel. Cela prouve que
gérer une institution de ce genre n'est pas à la portée des meilleures
intentions. Le directeur capable de diriger parfaitement un établis-
sement de ce genre, d'acheter à propos, de ne rien laisser gâter de
ses denrées, de parler ainsi qu'il faut à chacun des deux mille
clients que roule la vague de chaque année, se trouve malaisé-
ment. C'est la cause de l'insuccès que rencontrerait certainement
rinstallalion d'une Auberge de famille dans chacune de nos grandes
cités françaises. C'est la cause de la décadence actuelle de l'Auberge
de famille de Genève. Dès 1891, cette difficulté avait été signalée
par un observateur impartial (1) : l'expérience a donné raison à ce
pronostic.
Il est extraordinaire que le Genevois, habituellement perspicace
et prompt à deviner le remède, n'ait pas vu cette cause et ne l'ait
pas signalée nettement dans son Rapport du 5 avril 1893.
Quoi qu'il en soit, la diminution du loyer exigé par la Société de
rimmeuhle Bautte et Textension du capital primitif, si désirables
qu'elles paraissent, sont de simples expédients. Si le bénéGce actuel
est trop faible sur le gîte et sur la table, parce que le gérant n'a pas
le savoir-faire de son prédécesseur pour entretenir l'Auberge et
l'habileté industrielle de M. Guillaumet-Vaucher pour acheter bon
(4) Page 58 du Coup d'œil sur les œuvres de IHnUialive privée à Genève (Guil
laumin, éditenr).
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LES OEUVRES DE L'INITTATIVE PRIVÉE A GENÈVE. 589
et à bon compte, il faut relever les tarifs, tant du gîte que de la
table. A moins toutefois qu*un donateur généreux ne fasse la diffé-
rence. Encore ne serait-ce là qu'un palliatif. Le seul bénéfice qui
dure est fondé sur la relation des choses entre elles, sur le parti
que l'administrateur sait en tirer.
Je ne regrette pas de me trouver en face de cette difficulté sur-
prenant les (renevois, les gens de la cité sage et prudente. En effet,
si quelque découragement les envahit pour un incident de ce genre,
cela est pour montrer que rien en ce monde n'échappe à la déca-
dence et aux mauvais jours. Le tout est de les passer sans perdre
la tramontane et de s'astreindre à une discipline sévère pour ne
pas être pris au dépourvu quand le vent soufQe en tempête. C*ést
ce que la Société de Tlmmeuble de la rue Bautte a su réaliser avec
beaucoup de prévoyance. Déjà elle a amorti 10,000 francs sur les
40,000 fr. de dettes contractées par elle pour parfaire le prix d'achat
de l'immeuble. Continuant ainsi, elle aura procuré aux gens peu for-
tunés un gîte aussi peu coûteux qu'on peut le faire ; car le capital,
qui se borne à exiger 3 1/2 % d'intérêts et un amortissement rai-
sonnable pour l'immeuble, est le moins exigeant et le plus chrétien
que puisse souhaiter le locataire en quête d'un gîte.
La Société de l'immeuble de la rue Bautte n'est pas cause si la
Société qui exploite Timmeuble a pour la représenter un gérant
moins habile que son prédécesseur. La séparation des attributions
entre les deux Sociétés est chose excellente. Admettant, ce qui est
médiocrement probable et nullement à souhaiter, la liquidation de
la Société actuelle d'exploitation, il restera la ressource d'en cons-
tituer une autre, évitant l'écueil qui a nui à sa devancière, après
plusieurs années d'une exploitation heureuse. Plus est restreint le
capital nécessaire à la Société d'exploitation, plus est facile sa
reconstitution en cas d*échec. Et l'éventualité d'un échec, il ne faut
jamais la perdre de vue, lorsque l'on cherche à fonder une œuvre
•l'assistance. Pareille entreprise est exposée à la ruine comme toute
entreprise humaine, et même un peu plus. Car ce qui fait triompher
la plupart des œuvres entourées de difficultés, c'est le génie de
l'industriel qui se déploie de mille manières pour satisfaire ses
intérêts; quand l'égoïsme et les passions qu'il supporte ne sont pas
de la partie, quand l'intérêt personnel n'est pas en jeu, les chances
de vaincre sont diminuées.
Les difficultés vaincues sont la pierre de touche des œuvres vrai-
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590 RÉUNION ANNUELLE.
ment utiles, vraiment salutaires. A croire que Tassistance soit affaire
de capitaux généreusement confiés, on commet une grave erreur.
Je passe sur la crise de l'Auberge de famille. Semblable crise sévit
sur le Bureau de bienfaisance de Genève, œuvre digne d'être imi-
tée, plus encore que l'Auberge de famille. Pareille décadence sévit
sur l'Asile de nuit, qui, de société industrielle, est devenu une pure
association de bienfaisance, perdant son caractère originel, le gîte
vendu six sous par nuit au vagabond, arrachant celui-ci aux infâmes
sollicitations des garnis louches!
Les années que nous traversons ne sont pas marquées d'un
caillou blanc : à l'exemple du soldat qui jeta son bouclier àPhar-
sale, faudrait-il donc que l'initiative privée jettât aussi Tarme
défensive qui a fait ses preuves contre la misère et contre le vice?
Non, certes! Il faut considérer que ce qui est humain est péris-
sable, si le feu divin, seul éternel, seul survivant à nos aspirations
éphémères, n'anime pas les entreprises des hommes.
. Ce feu divin, il est permis de le saisir, en dérobant leurs secrets
aux œuvres qui ont survécu à leurs auteurs. A nous de ne pas le
laisser perdre au milieu des cendres où il dort , et de l'entre-
tenir pieusement dans les règlements d'œuvres assistant l'homme
privé de fortune, le munissant du nécessaire, sans rien demander à
la puissance qui s'appelle l'État, qui représente la force et qui ne
cessera jamais d'être aveugle sur le véritable but de l'homme :
améliorer l'âme.
Il semble puéril de parler d'âmes à propos d'Auberge de famille,
à propos de Lavoir Public, à propos de Cuisines Populaires : pour-
tant le matérialiste qui n'aperçoit pas l'âme à traversle corps, quand
celui-ci dort tranquille sur le lit de repos que lui procure l'Auberge,
se purifie et se fortifie dans le bain où il est plongé, se repaît et se
rafraîchit sans appréhender l'indigestion ou l'ivresse, ce matéria-
liste ne comprend pas le sens du drame qui se joue devant lui. La
force dy l'initiative privée dans les œuvres d'assistance, c'est le salut
de l'âme, absente pour le matérialiste qui rit des phrases où il en
est question. Supprimez le salut de Tâme, l'initiative privée tombera
au niveau de l'État. Celui-ci n'a cure que le vagabond soit dépouillé
ou étranglé sur le banc où son défaut d'espèces sonnantes le pousse
à s'endormir, que le besogneux soit ou non couvert de sueur et de
boue, qu'il souffre de la faim ou ingère dans son estomac une viande
gâtée et un alcool frelaté.
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LES OEUVRES DE L'INITIATIVE PRIVÉE A GENÈVE. 591
L'Élal est le brutal par excellence: c'est Tinintelligence armée.
Devenir l'État, c'est perdre la notion du juste et de Tinjuste : c'est
vivre d'expédients, à la façon de la brute qui ne sait même pas
qu'elle a commis un crime, en déchirant les membres pantelants
des vierges que l'État lui offre dans les fêtes du Cirque.
Paul Marin.
P. S. Le Courrier de Oenive du 24 septembre contient une nou-
velle relative au fonctionnement des Cuisines Populaires : cette note
montre que les initiateurs de l'œuvre ont fait prudemment de pré-
voir son extension au delà du cadre décrit dans cette étude, d'après
le Journal de Genève du 9 mai 1893. Voici la teneur exacte de la nou-
velle.
Les travaux d'agrandissement des locaux viennent de commencer, et
sous peu une nouvelle salle, pouvant contenir 50 personnes, sera mise à
la disposition du public qui réclame cette amélioration devenue urgente,
par sui(e de l'augmentation constante de la vente. Dans la première
quinzaine de septembre, il a été vendu : en 1890, 26,543 jetom; en 1891,
38,6:)0; en 1892, 4-2,457; en 1893, 54,681. Ces chiffres expliquent le
besoin du nouveau local. Si ce local ne suffit pas, on peut encore agrandir
pour 60 personnes de plus.
Nos lecteurs voient, d'après cette note, que l'enfant de M. Guil-
laume t-Vaucher se porte si bien dans son vêtement neuf, qu'il en
ferait craquer les coutures, si, en père prévoyant, M. Guillaumet-
Vaucher n'avait pris ses mesures en conséquence, avant de couper
le vêtement. P. M.
Le partage forcé détruit les petits domaines agglomérés y à familUs
fécondes; il les remplace par ces .petits domaines morcelés où la fécondité
conduit fatalement au paupérisme y où la stérilité du mariage et Végoïsme pro-
curent seuls aux familles cei^taines apparences de bien-éire.
La Réforme sociale en France, 3f, XXIL
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LA RÉPRESSION LÉGALE DE L'USURE EN ALLEMAGNE
(lois du 24 MAI 1880 et du 19 juin 1893)
L'usure est un des délits qui répugnent le plus à la conscience
publique. Il ne s'agit certes pas des tripotages dont sont victimes
les fils de famille, viveurs et gaspilleurs d'argent, de l'usure per-
sonnifiée dans les types connus de la comédie ancienne, qui n'in-
digne pas parce que les personnages qui en usent sont eux-mêmes
peu intéressants et peU dignes de pitié. Il s'agit de l'usure qui s'at-
tache comme un chancre au petit commerçant, au petit cultivateur
besogneux, ignorant et inexpérimenté, le grise de belles promesses,
l'exploite, le harcèle et finit trop souvent par lui enlever son petit
patrimoine. C'esl cette usure qui, dans certains pays, aigrit les
populations exploitées, envenime la lutte des classes et présente
ainsi un des côtés multiples de la question sociale.
De tout temps, les gouvernements ont fait des lois pour réprimer
l'usure. Mais qu'est-ce que l'usure? Des définitions nombreuses
ont été tentées, sans grand succès. On peut définir le vol, par
exemple, qui est un délit simple et parfaitement caractérisé, mais
l'usure? Est'Ce faire l'usure que d'exiger un taux immodéré d'in-
térêts que ne justifient ni les circonstances du marché, ni la nature
du service rendu? Oui. Mais c'est aussi faire l'usure que de se
rendre cessionnaire d'une créance pour un prix très inférieur au
montant réel; c'est aussi de l'usure que de donner en location du
bétail médiocre, en se réservant la faculté de reprendre à tout
moment la bête louée; c'est aussi de l'usure que les pratiques sui-
vies très souvent dans le commerce des terres. En un mot, l'usure
n'offre pas de signe distinctif simple qui puisse en tout cas la faire
reconnaître. Par conséquent la loi ne peut atteindre à coup sûr ce
délit qui se dérobe sous mille formes diverses, et les usuriers aussi
bien que les contrebandiers sont des maîtres dans l'art de passer
entre les mailles du filet légal.
Faut-il donc que la loi se désintéresse tout à fait de la question?
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ïiVf M' '^^
LA RÉPRESSION LÉGALE DE L'uSURK EN ALLEMAGNE. 393
Je ne le pense pas. Certes, l'usure ne disparaîlra jamais, tant que ,
le monde sera monde, tant qu'il y aura d'un cùlé des gens cupides r J*
et malhonnêtes, deTautre, des malheureux, des inexpérimentés ou - ^
simplement des imbéciles. Mais on peut la combattre et on le doit,
je dirai plus tard comment. Dans ce combat, la loi ne peut jouer le
rôle principal, mais elle doit fournir des armes à ceux qui, s'atta-
chanl à poursuivre l'usure dans tous ses repaires, sont parvenus à
découvrir un cas bien caractérisé. 11 faut alors que Tusurier ne
puisse jouir de l'impunité.
En Allemagne, comme dans plusieurs autres pays, en France
notamment, on a fixé d'abord un taux maximum d'intérêt légal.
Exiger un intérêt supérieur était se rendre coupable d*usure. Mais
ce n'était atteindre qu'une des formes de Tusure et pour cela
entraver dans bien des cas une foule d'opérations utiles et honnêtes.
La loi du 14 novembre 1867 inaugura la liberté complète du taux
de l'intérêt.
En 1879 cependant F. P. Reichensperger, s'appuyant sur le déve-
loppement de Tusure, fit une proposition tendant à la reprise de
l'ancien système. La commission nomniée par le Reichstag rejeta • ]
celle proposition, mais fui d'avis qu'il y avait lieu de prendre cer-
taines mesures répressives. Elle élabora un projet, qui fut
approuvé par le Reichstag et le Conseil fédéral et devint la loi du i
^ mai 1880. \
Celte loi contient trois articles :
Article premier *
A la suite du § 302 du Code pénal pour TEmpire allemand, sont
intercalés les paragraphes suivants :
§ 302 a : I
Celui qui abusant de Tétat besogneux, de la légèreté ou de l'inexpé- j
rience d'un autre, lui concède un prêt ou consent à proroger le terme
d'échéance d'une créance d'argent et se fait promettre ou accepte dans j.
ce but, pour lui ou pour un tiers, des avantages pécuniaires qui excèdent j
le taux habituel de l'intérêt, de telle manière que, d'après les circons- '!
tances de la cause,ces avantages se trouvent en disproportion choquante
avec le service rendu, sera puni, comme usurier, d'emprisonnement jus-
qu'à six mois et d'une amende qui ne pourra dépasser ,T,000 Mk. Le tri-
bunal pourra prononcer la déchéance des droits civiques.
§ 302 6
Gelai qui, pour soi ou pour un autre,dissimule ces avantages pécuniaires
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594 LA RÉPRESSION LÉGALE DE L'uSURE
(§ 302 a) OU se les fait promettre par billet, sur engagement d'honneur,
sur parole d'honneur, par serment ou par toute autre protestation simi-
laire, sera puni d'emprisonnement qui ne pourra excéder un an et
d'amende jusqu'à 6,000 Mk. Le tribunal pourra prononcer, etc..
§ 302 c
Les mêmes peines (§ 302 a, 302 6) sont également applicables à celui
qui, ayant acquis en connaissance de cause une créance portant intérêt
usuraire, la négocie à un tiers ou en fait usage contre le débiteur.
§ 302 d
Celui qui pratique habituellement l'usure sera puni d'emprisonnement
dont le minimum est iixé à trois mois et d'une amende de 1,500 à
15,000 Mk. Le tribunal pourra...
Article 2
Le § 360, n*" 12, du Gode pénal, tel qu'il a été établi par la loi du
26 février 1876, est remplacé par la disposition suivante :
§ 360
Sera puni d'une amende de 150 Mk. au maximum ou de prison 12;
celui qui, comme prêteur sur gages ou revendeur, agit, dans l'exercice
de son industrie, contrairement aux dispositions qui règlent cette indus-
trie ou transgresse le taux d'intérêt qui aurait été fixé par une loi parti-
'culière de son état ou par décision de l'autorité compétente.
Article 3
Les contrats conclus en violation des §§ 302 a et 302 6 du Gode pénal,
sont nuls.
Tous les profits usuraires payés par le débiteur ou pour lui (§ 302 a)
seront restitués et porteront intérêt à partir du jour où ils auront été
reçus. Tous ceux qui ont pratiqué ou participé à Tasure seront solidai-
rement responsables ; celui, toutefois, qui s'est rendu coupable du délit
prévu au § 302 c n'est responsable que de ce que lui-môme ou l'un de ses
cocontraclants a reçu. La responsabilité d'un tiers, qui ne s'est pas
rendu coupable d'usure, se détermine d'après les principes généraux.
Le droit d'exiger la restitution se prescrit par 5 ans à partir du jour de
la prestation.
Le créancier a le droit de réclamer la restitulion de ce qu'il a prêté
en suite du contrat nul; la garantie ^gage, hypothèque, caution) donnée
parle débiteur assurera l'exécution de celte réclamation. Les droits plus
étendus du créancier, auquel d'après les dispositions du code civil ne
peut être opposée la nullité du contrat, ne sont pas touchés par la pré-
sente loi.
Cette loi a inauguré en matière d'usure un système tout différent
de celui qui était en vigueur avant 1867. On ne défînit plus Tusure
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EN ALLEMAGNE:. 595
par le chiffre d'intérêt dépassant un maximum légal, mais par les
circonstances de la cause, par les manœuvres employées par le
créancier pour abuser de son débiteur. Une plus grande latitude
est accordée ainsi au juge. On a dit que c'était une grave infraction
aux principes du droit pénal que de laisser au juge le soin de
définir le délit. Si la loi laisse une grande latitude au juge, elle le
guide d'autre part en déterminant les circonstances qui doivent
concourir pour qu'il y ait délit d'usure. C'était le seul moyen de
régler la matière, puisqu'il n'est pas possible de donner de l'usure
une définition stricte, applicable à tous les cas.
Il faut noter que la loi de 1880, tout en élargissant considérable-
ment le champ de répression de Tusure, restreint cependant son
action répressive à une seule catégorie d'usure, à celle qui se pra-
tique surtout dans les relations de crédit, ou Creditivucher.
L'article 302 a punit ceux qui, abusant de la situation embarrassée,
de la légèreté ou de l'inexpérience d'autrui, se font promettre des
profits dépassant le taux habituel d'intérêt, et disproportionnés
d'une manière choquante, d'après les circonstances de la cause,
avec le service rendu ; mais seulement en cas de prêt ou de cpnces-*
sion d'un terme d'échéance plus éloigné.
Il ne s'agit donc que de l'usure pratiquée dans les relations de
crédit. L'article suivant prévoit, il est vrai, certaines manières
détournées ou certaines manœuvres employées pour s'assurer des
profits usuraires, mais toujours dans l'hypothèse d'un prêt d'ar-
gent. Tel serait, par exemple, le cas où, au lieu de faire un contrat
de prêt bien déterminé (je m'engage à vous remettre 500 francs
que vous me rendrez à telle date en me payant entre-temps un
intérêt de...), le créancier se fait promettre par le débiteur de lui
rendre une somme plus élevée que celle qu'il a réellement reçue;
par exemple, de rendre au bout de l'an 600 francs au lieu de 500.
Ce surplus de 100 francs tient réellement lieu d'intérêts et ce sont
des contrats semblables, très usités, que la loi a voulu atteindre
au § 302 h.
Les §§ 302 c et 302 c? punissent ceux qui,sciemment,négocient des
créances usuraires ou qui pratiquent habituellement l'usure. Les
articles 2 et 3 concernent les préteurs sur gage et les conséquences
civiles des condamnations pour usure.
Donc la loi de 1880 ne réprime que l'usure en matière de crédit.
Malgré ce champ d'action restreint, elle a produit quelques résul-
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596
LA RÉPRESSION LÉGALE DE l'uSURE
tats. L'exposé des motifs de la loi de 1893 a donné le tableau
suivant des condamnations pour usure, pour lapériode de 1882-90 :
ANNÉES
TOTAL
TOTAL
TOTAL
DES ACCUSÉS.
DES CONDAMNÉS.
DES ACQUITTÉS.
4882
176
98
78
1883
155
93
61
i884
132
61
70
1885
99
37
62
1886
104
42
62
1887
81
36
45
1888
82 (?)
36 (?)
45 (?)
1889
9H
41
55
4890
64
22
42
989
466
520
=====
Ce chifTre de 989 accusés en neuf ans est peu élevé eu égard aux
plaintes nombreuses qui s'élèvent contre les abus usuraires du
crédit. 11 perd encore plus de sa valeur si on lui oppose le nombre
élevé des acquittements.
Si la loi n'a pas produit de meilleurs résultats, c'est que d'abord
la loi ne peut à elle seule guérir cette plaie sociale, pas plus que
beaucoup d'autres, et qu'ensuite ceux mêmes qui sembleraient ses
alliés naturels, les victimes de l'usure, avouent rarement leur
détresse et négligent de citer en justice ceux qui les exploitent.
De plus, il ne faut pas perdre de vue que l'usure, traquée sous
une de ses formes, a su continuer ses exploits sous une multitude
d'autres formes, et l'on a souvent prétendu que, loin d'avoir dimi-
nué après la loi de 1880, l'usure a pris plus d'extension, surtout
parmi les populations rurales.
Le Verein fur Socialpolitik a entrepris, il y a quelques années, une
enquête sur la question, dont les résultats ont été publiés dans le
volume 35 des écrits de l'Association (1887) et discutés en séance
(Compte rendu des discussions, vol. 38, 1889). D'après celte enquête,
l'usure rurale est répandue à des degrés divers dans les différentes
contrées de l'Empire. On s'en plaint particulièrement dans le Cen*
tre et à l'Ouest, surtout dans les parties pauvres des arrondisse-
ments prussiens de Cassel, Wiesbaden, Trêves, Coblence et Ams-
berg, dans l'Ouest de la Thuringe, dans le pays du Vogelsberg et de
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EN ALLEMAGNE. 597
rOdenwaldhessois, dans les parties vînicoles du Grand Duché de
Bade, dans le Palatinat bavarois et TÀlsace-Lorraine.
En 1888, l'Association contre l'usure de la Saar adressa une
pétition au chancelier de l'Empire, par l'entremise du Keichstag,
dans laquelle on recommandait les mesures suivantes :
1) Extension des dispositions pénales contre l'usure à tous les
contrats onéreux (non plus seulement au contrat de prêt); 2) res«
triction légale à l'industrie de la bande noire, aux abus commis dans
le commerce des terres; 3) interdiction pénale du débit gratuit de
boissons alcooliques à l'occasion des ventes immobilières.
Le gouvernement s'est ému de cette pétition et, cédant à de pres-
santes sollicitations qui lui venaient de nombreux côtés, il déposa,
le 23 décembre 1892, un projet de loi étendant les dispositions de
la loi de 1880.
La discussion eut lieu en février et avril 1893 et donna lieu à
quelques scènes.très vives, soulevées par les Antisémites, qui sur
ce terrain trouvaient une occasion propice de déployer leur dra-
peau. Le projet, amendé sur certains points importants par la com-
mission et le Reichstag,fut voté en troisième lecture le 28 avril 1893.
Article premier
Les §§ 302 a et 302 d du Gode pénal sont changés de la manière sui-
vante ; à la suite du § d sera intercalé un § 302 e, et à la suite du § 367
n*» ib, un n* 16 :
§ 302 a
Celui qui, abusant du besoin, de la légèreté ou de Tinexpérience d'un
autre, par rapport à un prêt ou à une prorogation du terme d'échéance
d'une créance d'argent ou par rapport à tout autre contrat bilatéral des-
tiwJ à satisfaire les mêmes besoins économiques, se fait promettre ou
accepte, etc.
§ 302 d
Celui qui pratique habituellement l'usure (§§ 302 a à 302 c), etc..
§ 302 6
Sera puni de la même peine (§ 302 d) celui qui, par rapport aune opé-
ration juridique d'une autre espèce que celles prévues au § 302 a, se fait
promettre on reçoit habituellement pour soi ou pour un tiers, en abusant
de rétat embarrassé, de la légèreté ou de Finexpérience d'un autre, des
profits qui dépassent la valeur du service rendu, de telle manière que,
d'après les circonstances de la cause, ces profits se trouvent en dispro-*
portion choquante avec le service rendu.
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598 LA RÉPRESSION LÉGALE DE l'uSURE
§ 367
Sera puni d'emprisonnement jusqu'à 150 Mk. ou de prison..: 16) celai
qui contrevient aux règlements de police sur la tenue des ventes publi-
ques et sur le débit des boissons alcooliques avant et pendant ces
ventes.
Article II
Dans la loi sur Tusure du 24 mai 1880, à l'article 3 l'alinéa 1 et la pre-
mière phrase de Talinéa 2 sont changés comme suit, et les articles 4 et 5
suivants sont intercalés :
Article 3
Les contrats faits en violation des § 302 a, 302 6 et30!^ e...
Tous les profits usuraires payés par le débiteur ou pour lui (§ 302 a,
30» e)....
Arlicle 4
Celui qui fait un commerce régulier d'argent ou de crédit, doit, pour
l'année écoulée, clôturer le compte de chaque personne qui a conclu
avec lui des affaires de l'espèce et est devenue ainsi son débiteur; il
doit remettre endéans les trois mois de la fin d'année un extrait écrit
de ce compte à son débiteur, lequel extrait, outre le total du cotnpte,
mentionnera comment ce total s'est formé.
Celui qui néglige intentionnellement de se conformer à cette pres-
cription sera puni d'amende jusqu'à 500 marcs ou de prison et perdra le
droit de réclamer les intérêts de Tannée écoulée par rapport aux affaires
qui devaient figurer dans Fexirait du compte.
Les dispositions précédentes ne sont pas applicables :
1) Lorsqu'une seule affaire a été conclue pendant l'année entre le
débiteur et le créancier et que le débiteur possède une pièce écrite
constatant le montant et la cause de la dette ;
2) Aux banques publiques, banques d'émission, établissements de cré-
dit foncier et banques hypothécaires par actions, aux établissements
publics de prêt, aux caisses d'épargne et de prêt des corps publics et
aux associations enregistrées, lorsqu'il s'agit, pour ces dernières, de
relations d'affaires avec leurs membres ;
3) Aux relations d'affaires entre commerçants, dont la firme est enre-
gistrée an registre de commerce.
Article 5.
L'alinéa 3, phrase 1 du § 35 de la Geiverbeordnung est changé comme
suit :
La même restriction s'applique à ceux qui .... . au commerce habituel
du placement de bétail [location de bétail), au commerce de bétail et aux
transactions sur pièces de terre
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L^
EN ALLEMAGNE. 599
La nouvelle loi maintient donc le système inauguré par la loi
de 1880. Elle étend seulement la qualification d'usure à un nombre
plus considérable d'actes malhonnêtes qui échappaient à la loi pré-
cédente.
L'article 302 a de la loi de 1880 punissait les profits usuraires faits
en cas de contrat de prêt ou de prolongation d'échéance d'une
créance. La nouvelle loi punit en outre tous autres profits usu-
raires, faits dans les conditions qu'elle détermine, par rapport à
tout autre contrat bilatéral destiné à satisfaire les mêmes besoins
économiques, c'est-à-dire le crédit. L'usurier, dans cette hypo-
thèse, se sert pour exploiter son débiteur non pas du contrat de
prêt, mais d'un autre contrat. Il escompte, par exemple} à son dé-
biteur une créance que ce dernier possède contre un tiers, pour
une somme très inférieure au montant réel de la créance. C'est sa-
tisfaire d'une autre manière les mêmes besoins économiques que
s'il lui avait concédé un prêt. Or, de semblables procédés, lorsqu'ils
présentaient même toutes les circonstances déterminées par la loi
pour être qualifiés d'usure, n'étaient pas punissables sous Tan-
cienne loi, parce que l'article 302 a ne prévoyait que le cas de prêt
ou de prolongation d'échéance.
L'article 302 S prévoyait, il est vrai, le cas où le créancier cher-
chait à dissimuler le contrat de prêt. Les formes étaient autres,
mais au fond c'était bien un prêt. Ici, il s'agit d'un contrat autre
que le prêt.
Cet article 302 h subsiste toujours, de même que l'article 302 c,
et l'article 302 ^ n'a subi qu'un changement de détail. La nouvelle
loi a intercalé entre parenthèses : § 302 a à 302 Cy pour marquer
que l'usure habituelle qu'elle punit au § 302 d ne se rapporte
qu'aux cas prévus dans les §§ 302 a à 302 (;,et pour différencier cet
article du paragraphe suivant (302 b) où elle punit d'autres opéra-
tions usuraires, lorsqu'elles sont pratiquées habituellement aussi.
Ce § 302 B est nouveau et constitue une première extension
importante de la loi de 1880. Cette dernière punissait uniquement
l'usure pratiquée dans les relations de crédit. Mais il y a une foule
d'opérations où l'exploitation usuraire se donne libre carrière
sans que la loi pénale soit applicable, parce que la relation entre
l'exploitation usuraire et le crédit n'existe pas, ou du moins ne
peut se prouver. On cite notamment : les opérations de location
de bétail, de morcellement des propriétés et de revente par par-
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600 LA RÉPRESSION LÉGALE DE L'USURE
celles, très souvent entachées d*abus ; les cas où le créancier, pour
concéder une nouvelle échéance, accepte des paiements en nature,
fort au-dessous de la valeur réelle des objets, etc.. Tous ces cas ne
peuvent être prévus un à un par la loi, les moyens employés par
les usuriers variant k Tinfîni. C'est pourquoi, complétant ses dis-
positions précédentes, la loi nouvelle a réprimé d'une manière
générale toutes les opérations autres que celles qui touchent au
crédit, dans les conditions qu'elle détermine au § 302 e.
Ces opérations sont désignées par le terme générique de Sach-
toucher^ opposé au Greditwttcher. La loi badoise de 1845, les lois de
plusieurs cantons suisses et les projets du nouveau Code pénal
autrichien de 1891 punissent également le Sachwucher.
Le § 367 n** 16 munit d'une sanction pénale les règlements de
police concernant les ventes publiques et le débit des boissons
alcooliques à l'occasion de ces ventes.
L'article 2 adopte deux changements accessoires à l'article 3 de
1880 et introduit deux nouveaux articles : 4 et 5.
L'article 4 consacre une innovation très importante, destinée à
combattre une des manœuvres favorites des usuriers. Souvent,
surtout à la campagne, ces derniers, décidés à exploiter jusqu'au
bout leurs débiteurs, retardent tantôt sous un prétexte, tantôt sous
un autre le règlement de Taffaire ; ou bien, profitant de la noncha-
lance ou de la misère de leur victime, ils lui laissent ignorer
l'étendue de sa dette; les intérêts s'accumulent avec les intérêts, la
dette augmente,et un beau jour le débiteur, qui^turait pu peut-être
se sauver encore s'il avait connu plus tôt l'état de ses affidres, se
trouve ruiné. De là, les obligations que Tartiele 4 impose au com--
merce d'argent et de crédit. Mais, il est un certain nombre d'opé*
rations, un certain nombre d'établissements et de personnes que la
loi suppose à bon droit rester étrangères aux pratiques qu'elle
poursuit. De là, les exceptions admises par elle.
Le § 35 de la Oetverheordnung autorise l'autorité compétente à
défendre l'exercice de certaines industries qu'elle énumère, lorsque
se produisent certains faits qui prouvent que ceux qui les exercent
manquent de la moralité nécessaire. Tels sont, par exemple : les
établissements où se donnent des leçons de danse, de natation, etc»
A cette liste, l'article 5 de notre loi ajoute les catégories d'indus-
tries soulignées dans Je texte.
Telle est la loi du 19 juin 1893. Le législateur allemand s'est cer-
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EN ALLEMAGNE. 601
tainement donné beaucoup de peine pour arriver à un bon système
de répression de Tusure. Mais ce n'est pas par des lois seules, nous
l'avons dit, que Ton parviendra k combattre efiQcacement les abus.
Le mal étant pour ainsi dire insaisissable parce qu*il se dérobe
sous mille formes différentes, c'est surtout par l'action sur les
mœurs qu'on peut arriver à un résultat. On ne peut se flatter de
convertir jamais ceux qui pratiquent l'usure. Mais ou peut leur
enlever les moyens d'existence, en plaçant leurs victimes ordinaires
dans une situation telle qu'elles puissent refuser leurs services.
Beaucoup a déjà été fait dans ce sens parles associations de crédit,
et notamment par les caisses Raiffeisen. On ne peut trop vanter
'excellente organisation de ces utiles associations et leur haute elll-
cacité. Un paysan, assuré de trouver chez elles un bon crédit, ne
recourra jamais à l'usurier. Or pour faire partie de ces associations,
il ne faut pas être riche, il suffit d'être honnête et travailleur. Et si
Ton parvenait déjà à sauver les gens travailleurs et honnêtes, mais
dans le besoin, ignorants ou inexpérimentés, des griffes de l'usurier,
ne serait-ce pas partie gagnée?
A côté des associations de crédit, les associations pour Télevage
du bétail, les associations pour l'achat des matières premières, les
associations créées spécialement pour combattre l'usure ont aussi
donné d'excellents résultats.
Le concours de toutes ces énergies est nécessaire pour combattre
le mal. C'est à elles qu'incombe le gros de l'ouvrage. La loi ne vient
ensuite que pour les aider dans leur besogne, en châtiant les cou-
pables. En face de pratiques aussi impudemment contraires à la
loi morale, la loi humaine ne peut rester inactive.
Ern. Dubois.
La multiplication des fonctions gratuites contribuerait^ sous deux influences
principales, à la restauration de Vordre moral. Elle stimulerait des hommes
qui sont en situation de donner ^exemple et de rendre des services. Elle
découragerait les hommes de proie et de violence qui, depuis 1789, s* appli-
quent à renverser les gouvernements établie, pour se jeter sur une multitude
de fonctions rétribuées par le trésor public,
La Réforme sociale en France, 67, XXIII.
La R^. Soc, t| ooU>bre 1693. 3« Sér., t. VI (t. XXVI col.). 39.
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UN MOT SUR LE CRÉDIT AGRICOLE
A PROPOS D'UN LIVRE RÉCENT (1)
11 est peu de questions qui, dans notre pays, aient autant attiré
Tattention que celles qui se rattachent à l'organisation des insti-
tutions de crédit populaire. La plupart des auteurs, fort nombreux
d'ailleurs, qui ont écrit sur ce sujet, se sont appliqués surtout à
exposer ce qui se fait à Fétranger, à énumérer les excellents ré-
sultats obtenus, et à conclure qu'il fallait importer les mêmes ins-
titutions chez nous. Quelle que soit la puissance décisive de
l'exemple et de l'expérience, M. Touillon, dans le volume qu'il
vient do publier, a envisagé la question du crédit agricole à un
autre point de vue, à la lumière des principes; c'est d'une façon irré-
futable, par une déduction logique d'une netteté et d'une précision
remarquables, que l'auteur arrive à prôner la coopération de crédit
et à démontrer qu'elle seule peut résoudre le problème. Ce volume
||; nous a paru si intéressant que nous ne voulons pas nous borner à le
l-V signaler et à le recommander : nous nous proposons de suivre ra-
|v, pidement l'auteur dans le développement de sa pensée, afin de
|, reprendre avec lui, au passage, la discussion des points principaux.
Et, tout d'abord, qu'est-ce que le crédit agricole? Le prêt sera
agricole toutes les fois que le capital sera prêté en vue d'une
« destination agricole ». En précisant davantage encore, nous ar-
rivons à réserver le nom de « crédit agricole » à celui qui . a pour
effet de concourir aux dépenses « d'exploitation ».
A ceux qui disent : il n'y a pas de crédit spécialement agricole,
il n'y qu'une espèce de crédit, — on peut facilement répondre que
l'économie politique a intérêt à connaître l'emploi des capitaux;
elle considère le crédit comme un auxiliaire de la production et
recherche les moyens d'attirer les capitaux là où il en est besoin.
En outre, s'il est vrai que le crédit, d'une façon générale, com-
porte des règles invariables, il se spécialise ensuite suivant l'em-
(l) U Crédit agricole, par M. G. Touillon, avocat â la Cour d'appel (Thèse de
doctorat), Paris, Cheyaliep Marescq, 1893; in-8°, 184 p.
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J
UN MOT SUR LE CRÉDIT AGRICOLE. 603
ploi auquel il doit servir et révèle alors certaines conditions parti-
culières aux cas où on rapplique. Et la meilleure preuve qu'il y a un
crédit agricole, c'est la différence très grande dans les conditions
qui distinguent le crédit agricole du crédit commercial.
Mais, avant d'en arriver là, voyons une fois de plus, et rapide-
ment, quelle est l'essence de toute opération de crédit.
Le préteur s'expose à un dommage et à un risque : le dommage
consiste à être privé pendant un certain temps d*un capital (qui
peut lui devenir nécessaire avant la restitution) ; le risque est de
ne pas être remboursé. L'intérêt n'est que la compensation de ce
dommage et de ce risque ; il sera d'autant moins élevé que le dom-
mage et que le risque seront moins grands. Il en sera ainsi : 1"* si le
prêteur peut rentrer dans ses fonds avant l'échéance; ^^ si des
garanties viennent diminuer les risques de non-paiement.
L'emprunteur, lui, ne devra emprunter qu'en vue d'une consom-
mation reproductive, pour obtenir, une fois l'opération terminée,
un bénéfice. Il ne devra pas payer un intérêt qui ne lui laisserait,
en fin de compte, aucun bénélice.
Gomment, maintenant, doit être fixé le terme? On répond géné-
ralement que le terme doit être calculé sur le temps nécessaire à la
reproduction du capital. C'est là ce qui arrivera le plus souvent pour
l'agriculteur qui paiera, avec le produit de la récolte, les dettes con-
tractées en vue de la réaliser. Mais on aurait tort de faire de cela
une règle absolue ; les opérations d'un même individu s'entrecroi-»-
sent Tune dans l'autre et on paie avec le produit de l'une la dette
contractée pour une autre. Il ne faut pas laisser croire que l'a-
griculteur ne fait qu'une seule rentrée de fonds par an; c'est con-
traire à la réalité, et M. Touillon, d'accord en cela avec les agro-
nomes, montre que l'agriculteur fait des dépenses tout le long de
l'année et fait ses rentrées principales à cinq époques différentes
(vente des laines, des foins, des céréales, des plantes industrielles,
des vins). La facilité pour l'agriculteur de se libérer avant la liquida-
tion de l'opération à l'occasion de laquelle il a emprunté, cette
facilité croîtra avec la variété des cultures qu'il aura groupées
dans une même exploitation. Il était important, on le verra plus
tard, de bien affirmer que l'agriculteur n'est pas absolument con-
traint de n'accepter que de longues échéances.
L'agriculteur a-t-il aujourd'hui toutes les facilités désirables pour
se procurer les capitaux qui lui manquent?
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604 UN MOT SUR LE CRÉDIT AGRICOLE
Répondons d'abord à ceux qui afiQrment que Temprunt mènera
ragriculleur à saruine ; nous sommes d'accord avec eux si le culti-
vateur emprunte pour augmenter son capital foncier et reste sans
ressources pour le faire valoir. En effet le revenu foncier est de
â 1/2 à 3 % , tandis que l'emprunt coûte 5 % ; mieux vaudrait pren-
dre à ferme le bien convoité que de l'acheter. Mais le capital
d'exploitation, au contraire, rapporte 8 ou 10 % , quelquefois plus.
Il faut donc, pour apprécier l'utilité de l'emprunt, s'inquiéter de
l'usage qui sera fait des fonds empruntés, et c'est encore une con-
sidération qu'il faudra retenir.
Or, chose étonnante mais vraie, l'agriculteur peut facilement
réaliser Temprunt foncier qui est de nature à le ruiner, — mais il
lui sera d'une grande difficulté de trouver des fonds pour l'emploi
qui peut le faire vivre. La crise agricole existe, tout le monde le
reconnaît; il faut que l'agriculteur se relève par de nouveaux efforts;
à, cet effet, on lui indique des remèdes : semences, engrais, ma-
chines, etc. Seulement on n*organise pas le crédit. « C*est comme
si on disait à un malade sans ressources, dit M. A.lglave : c Prenez
du bon vin, une bonne nourriture, ne vous fatiguez pas. » Il ne lui
manque que les moyens de suivre l'ordonnance, et le crédit cons-
titue un de ces moyens les plus efficaces. >
• Prenons donc la question par la base : le crédit « naturel » de
l'agriculteur, c'est-à-dire sa valeur morale et sa solvabilité (en
Pabsence de toute garantie réelle). Même honnête, il n'a pas le
respect de Téchéance, habitué qu'il est à des complaisances et à
des délais. Aussi prudent, aussi avisé que le commerçant, ce sera
peu de chose que de lui inculquer la notion commerciale qui lui
manque : l'obligation de faire honneur à sa signature au jour de
la présentation. Honnête et capable, voilà qui vient affirmer sa
valeur morale auprès de ceux qui le connaissent. M. Touillon, dont
nous allons citer un passage, dépeint bien la situation à laquelle
nous faisons allusion : « Cette probité, cette capacité sont des forces
de crédit d'autant plus énergiques qu'elles ont plus de notoriété,
plus de rayonnement. Eh bien ! les conditions modestes, la retraite
au sein de laquelle s'écoule l'existence du cultivateur; la difficulté
qu'il y a, si Ton n'est pas du métier, à se rendre compte de l'habi-
leté d'un chef d'entreprise agricole, cette double circonstance limite
à une sphère très restreinte la puissance que les qualités person-
nelles de l'emprunteur communiquent à son crédit. Sans doute
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A PROPOS d'un UVRE RÉGENT. 605
leur influence s'exercera fortement sur les voisins, sur les habi«
tants de la commune ; elle se fera sentir encore, quoique affaiblie,
dans le canton, mais elle dépassera rarement cette limite. »
Si nous résumons tout ce que nous venons d'exposer jusqu'ici,
nous voyons : que l'agriculteur ne doit emprunter que pour les
dépenses de son exploitation ; que Temprunt doit être calculé de
manière à ce que l'opération laisse un bénéfice ; que l'emploi de
la somme empruntée doit être déterminé et surveillé; que le terme
doit être fixé d'après un ensemble précis de conditions; que l'em-
prunteur doit être connu du prêteur. Quel sera l'organe de crédit
qui pourra satisfaire à toutes ces conditions? La réponse ne peut
être douteuse; un organisme local, à même de connaître, d'appré-
cier, de contrôler.
II
Étant donné que l'agriculteur possède un capital foncier évalué
à 94 milliards, un capital d'exploitation de 8 milliards 1/2; que le
produit brut annuel s'élève à 13 milliards 1/2 (statistique de 1882),
comment se fait-il que de tels éléments de fortune n'engendrent
pas un crédit actif et fécond? Il est évident qu'il y a à cela des
causes — et que si le législateur peut les arracher de nos lois
comme le cultivateur arrache de son champ les mauvaises herbes,
le Parlement qui ne se livre pas à cette opération d'assainissement
manque à tous ses devoirs. — Quelles sont ces causes? Le législa-
teur y peut-il quelque chose ?
L'agriculteur peut aujourd'hui emprunter sur hypothèque ou
garantir par une hypothèque une ouverture de crédit : mais tous
nos lecteurs connaissent de quels droits sont grevées et la constitu-
tion d'hypothèque, et la vente forcée I Pour une somme de 1,000 fr.,
les frais de constitution d'hypothèque sont de 45 fr. 30. Pour une
vente de 500 francs et moins, les frais sont de 123 fr. 72 par 100 fr.
du prix; de 500 à 1,000 francs, ils sont de 47 fr. 30 % ; de 1,000 fr.
à 2,000 francs, ils sont de 27 fr. 42 % (Btdlêiin du Ministère de la
Justice, compte rendu de 1889, publié en 1893). Ces lourdes charges
qui grèvent le prêt hypothécaire et s'appesantissent surtout sur
les petits emprunts, est-ce tout? Non. Il faut apprécier la garantie
hypothécaire, la valeur du titre, les charges du fonds, les causes
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606 UN MOT SUR LE CRÉDIT AGRICOLE
clandestines de résolution — et on aura recours aux bons soins du
notaire : d'où, honoraires et perte de temps.
Elles sont aussi justes qu'autrefois ces paroles du procureur
général Dupin : a Dans l'état actuel de notre législation : en ache-
tant, on n'est jamais sûr d'être propriétaire; en payant, on n'est
jamais sûr d'être libéré ; en prêtant, on n'est jamais sûr d'être
remboursé. »
Les considérations qui précèdent sont devenues tellement pres-
santes qu'une nouvelle réforme des droits fiscaux, qu'une refonte
du système foncier français, son ta l'étude. Elles s'appliquent d'ail-
leurs aux garanties foncières qui peuvent être données par le culti-
vateur; or, c'est à son a crédit mobilier » que nous avons hâte
d'arriver.
Une cause incontestable de la défaveur du prêt agricole, quand
le prêt commercial est, au contraire, si usuel — c'est évidemment
le caractère civil de l'engagement contracté par le cultivateur : les
formalités de poursuite sont plus longues, plus onéreuses, outre
que l'engagement ainsi pris n'est pas négociable à cause de
l'échéance à long terme qui y est fixée.
Le long terme, ce n'est pas un obstacle; nous avons dit que
l'agriculteur pouvait emprunter à 3 et à 6 mois et non pas seule-
ment à 9 mois, comme il est de coutume de le dire.
Dans tous les cas, rien n'empêche de faire deux renouvellements
pour rendre l'engagement escomptable, et c'est ce qui se fait déjà
dans plusieurs associations.
Quant k la compétence donnée au tribunal de commerce pour la
demande en paiement, elle serait résolue par la commercialisation
des engagements contractés par les agriculteurs, quand ces engage"
mmts prendraient la forme à ordre. C'est peu compliqué et ne soulève
pas de bien grosses difficultés, comme on pourrait le croire en lisant
les monceaux de pages que cette proposition a fait noircir. Cette
solution ne présente aucun inconvénient, au contraire ; elle sup*
prime une exception qui n'a pas raison d'être. Le Code de com-
merce (art. 631, § 3) ne donne-t-il pas compétence aux tribunaux
de commerce pour la connaissance de tout acte de commerce
« entre toutes personnes »? — L'émission ou l'endossement d'un
billet à ordre ne devraient-ils pas toujours constituer un acte de
commerce ? C'est en effet le Code de commerce qui règle la forme
des billets à ordre, l'endossement (mode de cession étranger au
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A PROPOS d'un livre RÉCENT. 607
droit civil), la solidarité des cosignataires (qui ne se présume pas en
droit civile, et qui, déplus, édicté la compétence du tribunal de com-
merce quand le billet à ordre a reçu, en cours de circulation, une si-
gnature commerciale. Ce dernier cas est le plus fréquent; pourquoi
ne pas le rendre général, tout comme pour la lettre de change?
On peut objecter que le commerçant peut faire honneur à sa
signature parce qu'il a toujours un marché ouvert à ses produits —
ou parce que la nature ne lui fait jamais faillite ; mais le commer-
çant est soumis, lui aussi, à bien des aléas. Tout au plus le culti-
vateur sera-t-il forcé de vendre ses produits à contre-temps, dans
un moment défavorable? Alors intervient la création de magasins
généraux agricoles, qui peuvent rendre à ce point de vue des ser-
vices considérables.
La commercialisation de tout engagement à ordre — nous bor-
nerons là notre incursion dans la voie commerciale, repoussant
pour le moment tout ce qui irait au delà sur le terrain de l'assimi-
lation entre le cultivateur et le commerçant.
Une autre difficulté, plus délicate celle-là, c'est l'impossibilité
pour l'agriculteur de donner en gage son actif mobilier; ici se place
la théorie du gage sans dessaisissement.
On sait qu'une partie du capital de l'agriculture est immobilisé
par nature (récoltes pendantes ou coupes futures) ou par destination
[objets placés par le propriétaire pour le service et l'exploitation du
fonds). Mais le restant (ustensiles et animaux) ne peut être donné
en gage que si on le met en la possession du créancier ou d'un
tiers convenu^ et pourtant l'agriculteur ne pourrait s'en dessaisir,
sans préjudice pour son exploitation. Aussi a-t-on demandé, dans
certains systèmes, la mobilisation des objets déclarés immeu-
bles par nature et la possibilité de constituer des gages sans
déplacement des objets donnés en nantissement.
En ce qui touche la mobilisation des objets déclarés immeubles
par destination, nous ferons remarquer que rien n'empêche aujour-
d'hui le fermier propriétaire de donner en gage un objet faisant
partie de son matériel d'exploitation, pourvu que cela ne préju-
dicie pas à un créancier hypothécaire, pourvu aussi que le gage
soit déplacé. Mais le législateur a cru sage de ne pas séparer du
fonds les objets nécessaires à son exploitation. Il ne veut pas
« qu'une saisie-exécution vienne empêcher la récolte de se pro-
duire et l'usine de marcher » (Boitard).
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608 UN MOT SUR LE CRÉDIT AGRICOLE
Nous ne voyons pas d'intérêt à cette réforme des articles 520 et
suivants du code civil; partisan de VHomestead^ nous voudrions
plutôt que le domicile et une certaine étendue de terres fussent
déclarés insaisissables (tout comme une pension alimentaire). Voilà
une réforme utile, nécessaire à la conservation de bien des
familles rurales. Aussi, loin de supprimer l'immobilisation pres-
crite par le Code, nous voudrions qu'elle fût étendue au fermier-
locataire, quitte à organiser une procédure simple et peu coûteuse
pour l'exécution forcée de ce nouvel immeuble.
Ne consentant pas à la mobilisation des immeubles par destina-
tion, nous admettrions au contraire la mobilisation des récoltes
pendantes et des coupes de l'année, que le cultivateur a déjà le
droit de vendre à l'avance ; il n'est pas mauvais qu'il puisse tout
aussi bien les donner en gage pour n'être vendues qu'au moment le
plus favorable. « En limitant le crédit aux objets destinés à la
vente, — disait M. de Brianne en 1884 — on ne fait qu'anticiper la
réalisation de la valeur et du nantissement. En l'étendant au delà,
on aide l'agriculteur à liquider son exploitation. La limitation
permet à l'agriculteur d'acheter et de vendre en temps utile, l'ex-
tension Taide à compléter sa ruiné. » Réduit à ces termes, le gage
sans déplacement n'a pas d'inconvénient; il existe aux colonies.
Peut-être faudrait-il compléter le système de publicité dont il faut
entourer cette constitution de gage; peut-être aussi faudrait-il ren-
forcer l'article 408 du Code pénal.
Quoi qu'il en soit, il y a une chose sur laquelle tout le monde
sera d'accord : simplification de la constitution du gage et de l'exé-
cution, en se rapprochant de ce qui se passe en matière commer-
ciale.
Sera-ce suffisant? Ne faudra-t-il pas, pour que ce gage consistant
en récolte ou en coupe ait une valeur appréciable, qu'il soit assuré
contre les fléaux qui peuvent l'anéantir? C'est affaire aux individus
que de contracter les assurances qu*il convient, en attendant que
le Parlement ait examiné s'il incombe à l'État d'organiser l'assu-
rance agricole et de la rendre obligatoire.
Ce que nous venons de demander au législateur de faire en faveur
du crédit agricole, jusqu'à présent, c'est peu de chose en apparence :
commercialisation des engagements à ordre, nantissement de la
récolte pendante ou de la coupe de l'année, constitution du homes-
tead ; c'est beaucoup en réalité. Il appartiendra aux syndicats
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A PROPOS d'un livre récewt. 609
d'organiser les magasins généraux de Tagriculture et à TÉtat d'or-
ganiser l'assurance agricole.
III
Reprenons nïaintenant notre étude au point où nous avons laissé
tout à l'heure les parties en présence : emprunteur et prêteur.
Nous avons montré les difficultés qui se présentaient et il en est
résulté jusqu'à l'évidence que, seul, un organisme local pouvait
les aplanir.
11 est un point que nous n'avons pas encore examiné, et auquel il
faut arriver maintenant! Nous avons parlé du crédit naturel de
l'agriculteur, celui qui existe en dehors de toute garantie réelle ;
n'cst-il pas vraisemblable que, seuls, les voisins et amis connaissent
ce crédit, et que l'emprunt sera singulièrement facilité s'il est cau-
tionné par ceux-ci; et si, au lieu d'un débiteur, le préteur en a
plusieurs garantissant la solvabilité de l'emprunteur et payant au
besoin pour lui? C'est incontestable. Or quel que soit le banquier —
fût-il à l'arrondissement ou au canton — il devra demander des
rcnseignemenls ; et ce qui fait la difficulté du prêt agricole, c'est
l'incertitude sur la véracité de ces renseignements. Gomme Ta dit
très justement M. Méline à la Chambre (1892, Joum^, off,^ Débats,
p. 823): c Les capitalistes sont trop loin des agriculteurs et ils n'ont
la possibilité ni de se procurer des renseignements, ni d'exercer ce
contrôle. Il n'y a que les agriculteurs eux-mêmes, que les habitants
de la commune habitée par les emprunteurs, ses voisins et ses
amis, qui puissent fournir ces renseignements. Eux seuls sont
en mesure de savoir ce que vaut chaque agriculteur au point de
vue du crédit, quelle est sa capacité, sa probité^ et par conséquent
les chances de remboursement qu'il offre k l'échéance de sa dette...
Si vous voulez obtenir la vérité tout entière (de l'agriculteur sur
son voisin), il faut qu'il ait un intérêt personnel à vous la dire,
qu'il soit engagé dans la réponse, par la responsabilité non seu-
lement morale, mais encore pécuniaire. .. »
A la campagne, on zonnM parfaitement la situation de chacun et,
quand on accepte de le cautionner, c'est presque à coup sûr. Le
seul risque, l'incertitude des saisons, on y pare au moyen de l'as-
surance.
Nous arrivons insensiblement à la seule solution pratique du
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610 Vfi MOT SUR LE CRÉDIT AGRICOLE
problème : Tassocialion coopérative de crédit, dont tous les
membres seront intéressés à ne garantir que des opérations sé-
rieuses.
Ce ne sera plus le cultivateur isolé qui empruntera, ce sera l'as-
sociation. Elle empruntera non pas au particulier, mais au ban-
quier. « Ainsi, dit M. Touillon, ainsi sont évités les inconvénients du
prêt direct du capitaliste à Vemprunteur ; il y a d'abord ceux que nous
avons signalés jusqu'à présent, mais il y a aussi les inconvénients
généraux en cette matière : le préleur el l'emprunteur s'ignorant
Tun l'aulre, le prêteur voulant placer ses fonds à longue durée
tandis que l'emprunteur veut rembourser le plus tôt possible, le
préteur ayant à placer une somme dont l'emprunteur n'a besoin
qu'en partie, le préteur craignant d'aventurer ses fonds dans une
opération unique et sur un seul débiteur et exigeant alors des
garanties que souvent le cultivateur ne pourra pas fournir. »
(Touillon, p. 125.)
L'intermédiaire naturel de ces opérations, c'est le banquier. Les
capitaux vont chez lui parce qu'il est toujours prêt à les recevoir
— et les emprunteurs vont chez lui parce qu'ils savent qu'il a tou-
jours des fonds disponibles.
La banque rapproche le capital du travail et accomplit le crédit.
« L'argent ne circule plus par à-coup et avec lenteur ; il court sans
trêve et avec régularité cependant vers tous les emplois productifs
où son besoin se fait sentir... » Elle fait crédit et suscite le crédit
autour d'elle (vente à terme). L'intervention des banques étant
nécessaire, comment la provoquer dans la réalisation du crédit
agricole ?
IV
Ici se placerait tout naturellement l'examen historique que
M. Touillon a placé, nous semble-t-il, un peu trop tôt dans son
livre. Pour cette partie de son travail, ainsi que pour l'exposé des
systèmes étrangers qui le termine, l'auteur est très bref et nous
renvoie pour les développements aux autres ouvrages dans les-
quels tout cela est longuement expliqué ; nous ne saurions lui
donner tort, et, nous adressant à des lecteurs déjà au courant de
ces questions, nous ferons comme M. Touillon : nous les renvoyons
aux auteurs — et nous préparons nous-même un volume où, au
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A PROPOS d'un UVRE RÉCENT. 611
contraire de notre confrère, nous exposerons tout au long la partie
historique et comparée.
Mais au point où nous ont amené des déductions successives, il
n'est plus besoin ni d'exposé historique, ni de systèmes comparés:
nous trouvons en présence le banquier et l'association coopérative
— et c'est là la conclusion très fortement motivée de M. Touillon,
c'est par là seulement que peut se résoudre le problème plus
embrouillé que difficile du crédit agricole.
Rien n'empêchera une banque ordinaire de donner son concours
financier à une caisse rurale coopérative. Il faudra seulement
qu'elle ait soin de n'engager dans les opérations agricoles à longue
échéance que les capitaux qui lui sont confiés à longue disposition.
Une banque peut ouvrir à un agriculteur ou à une caisse rurale un
compte courant; le délai de liquidation est plus étendu, l'échéance
est moins rigoureuse; l'agriculteur apprendra le chemin de la ban-
que, y domiciliera son papier et acquerra le respect de l'échéance.
— Rappelons seulement qu'en Ecosse les banques populaires
envoient des agents aux foires et marchés.
Mais on a bien compris que le détenteur de capitaux, quel qu'il
soit, prêtera facilement à une caisse rurale coopérative, — mais
qu'il hésitera et refusera même, s'il lui faut prendre des renseigne-
ments sur les emprunteurs. Et c'est pour cette raison que s'impose
la caisse rurale à responsaMité solidaire, illimitée en apparence mais
en réalité absolument limitée, comme l'établit très nettement l'é-
tude de M. Durand, parue dans la Ré/, soc. du 16 août dernier et à
laquelle nous prions le lecteur de se reporter. Cette caisse rurale a
une personnalité distincte de celle de ses membres, elle peut pos-
séder un capital et une réserve; elle peut se constituer suivant les
formes les plus variées, selon les circonstances et les milieux.
Il y a un passage dans le livre de M. Touillon que nous ne vou-
lons pas laisser passer sans le mentionner, car il contient en
germe tout un aspect nouveau de la question agricole, que le parti
socialiste a bien saisi puisqu'il le transporte dans son programme
rural; il s'agit de savoir qui créera les magasins généraux de l'a-
griculture ; M. Touillon répond : les syndicats ou les communes,
a Craint-on que cette initiative soit un premier pas dans la voie de
quelque socialisme communal ? A cela on peut répondre que le
socialisme, lorsqu'il a pour limites d'action les limites mêmes de la
commune, est d'une telle tournure que ses avantages sont plus
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'f^-as3fr^ 1^
B12 UN MOT SUR LE CRÉDIT AGRICOLE.
apparents que ses dangers, ce qu'on est très éloigné de pouvoir
afTirmer du socialisme d'État. L'unité communale deviendrait autre-
ment vivante et féconde, si, de purement administrative qu elle est
presque partout aujourd'hui, elle entrait franchement dans la voie
de l'activité économique.
(( 11 existe à notre connaissance plusieurs communes qui ont
heureusement donné l'exemple d'une telle initiative. Elles ont
organisé l'éclairage de la localité; elles ont acheté des machines
agricoles, construit des bâtiments pour les recevoir, etc. ; ces com-
munes se livrent à une véritable exploitation industrielle. »
Remercions sincèrement M. Touillon de Toccasion qu'il nous a
donnée de reprendre à nouveau dans cette Revue, où cela a été fait
déjà avec tant de talent et de compétence, la question du crédit
agricole ; cela nous a permis de réduire toutes ces discussions, trop
longues et trop lentes, à leur plus simple expression.
En dehors de la solution à laquelle nous sommes arrivé, il n'y a
rien de pratique ; c'est à propager les caisses rurales que doivent
se dévouer tous ceux qui ont à cœur la prospérité de notre agri-
culture. Je suis heureux d'affirmer ici que je suis en complète
communauté d'idées sur ce point avec tous ceux qui s'occupent en
France, à Theure^actuelle, de la propagation du crédit populaire.
E. Benoit-Lévy,
Avocat à la Cour de Paris, Secrétaire général de la Société
pour la propagation du crédit populaire (1).
(1) La Société de propagation du crédit populaire est de fondation récente;
elle a pour but :
De propager par tous les moyens l'idée et l'application du crédit populaire^
d*unir dans ce but tous ceux que cette question intéresse;
Do tenir ses adhérents, par la publication d*un Bulletin, au courant des pro-
grès du crédit populaire en France et à l'étranger;
De vulgariser par des conférences et par des publications les principes sur
lesquels doivent reposer les banques populaires ; de faire connaître les résultats
déjà obtenus;
De tenir à la disposition des sociétaires qui voudraient les consulter les publi-
cations et documents ayant trait au crédit populaire;
De publier des statuts-type et un règlement-modèle qui seraient mis, ainsi que
tous les renseignements nécessaires, à la disposition des fondateurs de banques
populaires ; ,
De vult^ariser les actes des congrès annuels ;
D'agir enfin pour le mieux afin d'arriver, dans le plus bref délai possible, à la
pratique régulière et générale du crédit coopératif.
Le siège social est 17, boulevard Saint-Martin.
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U REORGANISATION DE L'ENSEIGNEIENT DES SCIENCES POLITIQUES
DANS LES UNIVERSITÉS DE L'ÉTAT EN NEL6IQUE
L'enseignement développé des sciences adrainistralives, politiques et
sociales, s'impose aujourd'hui de tous côtés, aussi bien pour former des
fonctionnaires mieux préparés à un rôle de plus en plus étendu, que
pour suivre dans leur importance sans cesse croissante les questions
sociales contemporaines.
En France, au temps de la révolution de i848, le Gouvernement provi-
soire créa une École d'administration dont la trop courte carrière ne fut
ni sans utilité, ni sans éclat; mais, fondation officielle, elle avait le double
inconvénient, d'abord de ne pouvoir distribuer qu'un enseignement
d'État, dépourvu de toute initiative indépendante, ensuite de ressembler
fort, dans cette préparation de fonctionnaires, à une fabrique souvent
embarrassée pour écouler ses produits. Bien plus féconde, en raison de
ses libres allures, s'est montrée la belle École libre des sciences politi-
tiques fondée par M. E. Boutmy. Gomme un arbre vigoureux, elle a sans
cesse poussé de nouveaux rameaux, et par la variété de ses cours comme
par Télasticité de son organisation, elle peut se plier à toutes les conve-
nances, satisfaire à tous les besoins, réaliser tous les progrès que l'avenir
rendra nécessaires. Entraînées par son exemple, les facultés de droit ont
peu à peu élargi le cadre de leurs programmes et créé de nouveaux
cours (droit administratif, économie politique, finances, statistique, etc..)
qui, sans ériger une faculté indépendante, dispensent du moins très
largement l'enseignement des sciences politiques et administratives.
A l'étranger, en Allemagne notamment, les mêmes préoccupations ont
depuis longtemps provoqué de nombreux cours, tantôt rattachés comme
en France aux facultés de droit, tantôt comme à Munich et à Tubingen
groupés en une faculté spéciale, dite des «sciences d'État ». Aux États-
Unis même, les sciences politiques et sociales disposent de plusieurs
chaires dans la plupart des grandes Universités, surtout à Harvard et à
Yale, à Baltimore et à Philadelphie. Elles sont en outre enseignées dans
quelques écoles, telles que la « Wharton School ». (V. la Réf. soc, 16
juillet, !«' août 1891), organisée sur le modèle de l'École de Paris.
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614 L^ENSEIGNEMENT DES SCIENCES POLITIQUES
En Belgique, les Universités libres se sont les premières engagées dans
p., cette voie. Bruxelles a commencé il y a quelques années une école des
sciences sociales. Il y a deux ans, M. Van den Heuvel — on s'en souvient—
a présenté sur ce sujet au Congrès de Malines un rapport des plus ins-
tructifs , à la suite duquel s'est organisée à Louvain, sur un plan très
large, une École des sciences politique.s et sociales qui commence sa
seconde année de eeim après des succès encourageants et avec des déve-
loppements nouveaux (l).
Un arrêté royal du 2 de ce mois vient à son tonrcle régler, avec une
grande ampleur de vues, renseignement des sciences administratives,
^ politiques et sociales dans les Universités de l'État. Modifiant rarrélé du
!f^ 10 octobre 1877, qui avait institué le doctorat en sciences politiques, la
nouvelle décision préparée par M. de Burlet et ratifiée par le Roi établit
un diplôme de candidat en sciences politiques et trois licences, chacune
S avec son doctorat correspondant, en sciences administratives, en sciences
. . politiques, en sciences sociales. La durée des études est de trois années,
\\f' deux pour la candidature, et une pour Tune ou l'autre des licences.
I L'examen pour le grade de candidat en sciences politiques comprend :
^ . !• l'histoire politique moderne et des notions d'histoire contemporaine;
K 2<> la logique ; la psychologie, y compris les notions d'anatomie et de
P physiologie humaines que cette étude comporte; 3*» le droit naturel;
'• 4« l'encyclopédie du droit ; 5" l'introduction historique au droit civil ;
Ç 6° le droit civil (des personnes, des biens; droit successoral) ; 7<* le droit
^ public ; S^ le droit administratif; 9^ les éléments du droit des gens ;
k* lO» l'économie pohtique.
y. L'examen de licencié comprend : A, Pour le grade de licencié, en
sciences administratives : 1® l'histoire parlementaire et législative de la
Belgique; 2* le droit administratif (institutions provinciales et commu-
1^
(1) Pendant la première année, quatre cours ont été donnés : M. J. Van dbn
Hbuvbl, Histoire parlementaire de la Belgique depuis 1830; M. Y. B&amts, La
législation ouvrière comparée ; M. L. Dupribz, Les institutions politiques de
l'Angleterre et de» États-Unis ; M. A. Nyssens, Du régime légal des sociétés
commerciales en droit comparé. Trente-six élèves ont suivi cet enseignement,
mais le grade de docteur en sciences politiques et sociales n'est accessible
qu'aux docteurs en droit et ne peut être obtenu qu'à la suite d'épreuves très
sérieuses.
En présence du succès qui lui est venu au delà des prévisions les plus opti-
mistes, l'École va pouvoir étendre et développer son programme. Six cours
auront lieu dans la seconde année : M. V. Brants, Le crédit et la spéculation en
législation comparée ; M. L. Dupribz, Les institutions politiques de TAlle-
mague et de la France ; M. Prosper Poullet, Histoire diplomatique de l'Europe
depuis le Congrès de Vienne ; M. E. Descamps, La neutralité de la Belgique et
de la Suisse; M. J. Van den Hbuvbl, L'Église et l'État aux États-Unis; M. P.
DE Haullbvillb, Lcs vingt premières années de l'Empire allemand.
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DANS LES UNIVERSITÉS DE l'ÉTAT EN BELGIQUE. 615
nales des principaux États et matières spéciales) ; 3» la statistique; 4' la
science financière ; 5<» les matières d'au moins deux cours choisis par le
récipendiaire. — B. Pour le grade de licencié en sciences politiques :
1® l'histoire diplomatique de l'Europe depuis le congrès de Vienne ; 2*' le
droit constitutionnel comparé; 3<» le droit des gens (neutralité de la Bel-
gique ; législation consulaire et matières spéciales) ; 4^ le régime colonial
et la législation du Congo ; 5<> les matières d'au moins deux cours choisis
par le récipiendaire). — C. Pour le grade de licencié en sciences sociales:
i» l'histoire économique (matières spéciales) ; 2" les institutions civiles
comparées (matières spéciales); 3<^ le régime du travail en légisiaUon
comparée; 4*> l'économie politique (matières spéciales); 5* la science
financière ; 6* les matières d'au moins deux cours choisis par le réci-
piendaire.
Les dispositions de l'arrêté royal laisseot, comme on le voit, aux étu-
diants une assez large liher té, puisque les examens comprennent partout
des matières dont ils ont le choix; en outre, des cours pratiques, ana-
logues aux séminaires des Universités allemandes, sont prévus pour initier
les élèves aux bonnes méthodes de travail par une collaboration réelle
avec les maîtres; enfin, une grande place est faite aux études com-
parées, c'est-à-dire à Tohservation et à l'expérience ; c'est là un caractère
qu'on ne saurait trop louer dans l'enseignement nouveau, car ce recours
aux faits est la meilleure garantie contre le défaut ordinaire des études
théoriques qui conduisent si aisément en ces matières aux conceptions
systématiques et à l'excès de réglementation.
En résumé, l'arrêté royal donne dans les Universités de l'État une
grande extension à l'enseignement des sciences politiques et sociales par
la création de multiples cours nouveaux; il provoque la spécialisation
des études par la création de trois licences distinctes dans chacune des-
quelles les élèves conservent encore une certaine liberté de choix entre
diverses matières; enfin il accorde à un grand nombre d'auditeurs la
facilité de suivre l'enseignement en ne subordonnant pas la fréquenta-
tion des cours à la collation préalable du diplôme de docteur en droit.
Une réforme importante faite à son heure et des mesures si judicieuses
font grand honneur au gouvernement belge, toujours si soucieux de
liberté et de progrès. Nul doute qu'il n'en résulte un grand élan pour
rétude des sciences politiques et des questions sociales, à une époque
où cette étude devient de plus en plus urgente, à mesure que grandit,
peut-être trop rapidement, le rôle de l'État et que les problèmes sociaux
se montrent plus menaçants.
A. D.
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CBRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL
Sommaire. — La grcvo du Pas-de-Calais; résistance de la « Bastille da Nord »
et des bassins de U Loire et de l'Aveyron ; échec de la conciliation ; interven-
tion des députés socialistes. — L'opportunisme collectÎTiste. — La loi des socié-
tés de secours mutuels et l'interdiction de posséder des immeubles.
La grève du Pas-de-Calais. — Les scrutins de ballottage avaient à peine
terminé les élections que le premier lancement de la grève générale
commençait le 10 septembre par le Congrès de Lens.
Les Compagnies minières du Pas-de-Calais recevaient le soir même
le texte suivant des revendications des mineurs : 1^ Remise, chaqae
quinzaine, d'un double du carnet de paye; 2^ salaire minimum de 5 fr. 50,
plus 30 % de prime pour les ouvriers à la veine; 3® qu'il ne soit plus con-
gédié d'ouvriers ayant atteint leur quarantième année; 4* suppression
des amendes pour charbons malpropres ; 5» que, pour aucune raison, on
ne réduise plus les prix de tâche actuels, sauf en ce qui concerne les
différences qui doivent exister entre les traçages et les dépilages ; ô^qu'à
l'avenir, il ne soit plus renvoyé d'ouvriers ayant encouru une condamna-
tion, autant que celle-ci n*aura pas porté préjudice à la Compagnie;
7<> une augmentation de salaire pour les ouvriers du jour correspondante
à celle des ouvriers du fond ; 8^ un minimum de 4 fr 50 pour les ouvriers
de corvée et raccommodeurs, plus la prime de 30 X; 9^ un minimum de
4 francs pour les rouleurs, plus la prime de 30 %; 10^ pas de remise de
livrets pour faits de grève.
Les Compagnies ayant toutes refusé de déférer aux vœux des mineurs,
la grève générale fut décidée pour le lundi 18 septembre; des réunions
publiques furent tenues dans tout le bassin du Pas-de-Calais, ainsi qae
dans celui du Nord, des dépêches envoyées dans les bassins de la Loire
et de l'Hérault, à Montceau, à Carmaux et en Belgique, etc., pour provo-
quer une grève parallèle, c'est-à-dire un commencement de grève uni-
verselle.
M. Basly avait promis aux mineurs que le lendemain il irait dans le
bassin d'Anzin organiser la prise de la « Bastille du Nord ». En même
temps un Congrès des délégués mineurs du bassin du Nord, réuni à Sin-
le*Noble, votait la grève à l'unanimité, moins deux voix. Elle éclata en
effet sur plusieurs points, mais « la Bastille du Nord » résista. M. Basly,
après avoir tenté l'assaut, se repliait quelques heures après sur Lens,
en déclarant : « Il n'y a rien à faire ici pour nous. » Les mineurs d'Anzin
sont restés jusqu'ici fermes dans leur volonté de résister. Il faut dire
que dans ce bassin il n'y a pas encore de syndicat et, de plus, que les
troupes firent un cordon sanitaire qui le protégea contre l'invasion des
ap6toes de la grève. Ajoutons que la grève de 1884, qui a duré 56 jours,
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M
LA GRÈVE DU PAS-DE-CALAIS. 617
a laissé dans le bassin d'Anzin un souvenir qui ne semble pas près de
s'effacer. Elle n'a eu pour les mineurs d'autres résultats que des dettes
nombreuses, non encore éteintes aujourd'hui. Du reste, à cette époque,
les mineurs du Pas de-Calais ne firent pas cause commune avec eux.
Pourquoi se dévouer pour des hommes qui ne ]es ont pas soutenus?
Les tentatives sur le bassin de la Loire ne furent pas plus heureuses.
Après une longue discussion tenue le 25 septembre, le comité de la
Fédération nationale des mineurs de France et celui de la Fédération
des mineurs de la Loire volèrent à l'unanimité la déclaration suivante :
a Les Fédérations départementale et nationale, réunies le 24 sep-
tembre 1893, regrettent que leurs camarades du Nord et du Pas-de-Calais
se soient engagés dans une grève pour des questions absolument locales ;
elles préféreraient les voir agir sur les questions générales, traitées etac-
ceptées par le Congrès national de la Ricamarie en 1892 et les précédents ^^
auxquels les citoyens Basly et Lamendin ont pris part ; reconnaissent
qu'il leur est matériellement impossible de les suivre dans leur mouve-
ment et passent à l'ordre du jour, a
A Decazeville, la Chambre syndicale des puvriers de l'Aveyron, « con-
sidérant qu'il n'y a que la grève générale qui puisse faire aboutir les
justes revendications des travailleurs », a émis le vœu c que tous les
mineurs de France doivent profiter de l'occasion pour se mettre en grève;
mais que, attendu qu'elle ne constitue pas la majorité des mineurs dans
son syndicat respectif, elle attendra le moment où tous les mineurs du
Midi et du Centre se mettront en mouvement ». A Decazeville, en particu-
lier, un référendum a donné 2,816 voix pour la grève générale et
81 contre. Néanmoins, la grève n'a pas encore eu lieu.
La grève n'a pas éclaté à Vendin-lès-Béthune ; ce n'est pas que les
meneurs se soient fait faute d'agiter la localité; mais le propriétaire de la
mine, M. Bureau, a eu la bonne pensée de prendre les devants et de
faire observer aux mineurs l'excellente situation qu il leur avait main-
tenue malgré le bas prix des charbons. Les mineurs n'en prétendirent
pas moins que les salaires avaient subi une diminution sensible. Alors
M. Bureau fit 'afficher dans tous les corons les feuilles de paye de la ^
quinzaine avec les noms des mineurs et leurs moyennes, invitant ceux qui ^|
n'avaient pas touché le salaire indiqué, à venir avec leur livret individuel 'jf^
se faire payer la différence. Aucun ne vint. La plus haute de ces |
moyennes était de 8 fr. 73, la plus faible de 5 fr. 97; toutes variaient {^
entre 6 fr. oO et 7 francs en général. La plus faible était précisément V,
celle du délégué au Congrès de Lens. ^
Deux jours après la déclaration de la grève, c'est-à-dire le 20 sep-
tembre dernier, les délégués du syndicat des mineurs du Pas-de-Calais
votèrent par 81 voix contre 21 le principe d'un arbitrage semblable à
La Rb». Soc, 16 octobre 1893. 3« Sér., t. VI (t. XXVI col.) 40.
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618 CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCUL.
celui qui avait eu lieu à Arras en novembre 1891, et des délégués furent
nommés le 22. Ces délégués se réunirent le 25 septembre en vue de se
concerter sur la réponse à faire aux juges de paix qui, usant de Tinilia-
tive que leur confère la loi du 27 décembre 1892, proposaient la forma-
tion d'un comité de conciliation et d'arbitrage. Ils répondirent à ces
Juges de paix qu'ils acceptaient de recourir à la conciliation, mais sous
la condition de ne traiter qu'avec une commission représentant é^^ale-
ment toutes les Compagnies concessionnaires en cause. Dans un nouveau
congrès tenu le 28 septembre à Lens, les grévistes renouvelèrent l'ex-
pression de leurs propositions d'arbitrage. Dès le 26 septembre, le direc-
teur de la Compagnie de Lens répondit à l'invitation faite par le juge de
paix, qu'il n acceptait pas de recourir à la conciliation et à l'arbitrage
pour régler le différend qui existe entre la Compagnie et ses ouvriers.
« Comme depuis 1891, dit le directeur, il ne s'est produit aucun fait de
nature à provoquer une hausse de salaire, ma société ne peut accepter
l'arbitrage sur une demande d'augmentation de salaires. En ce qui con-
cerne le double carnet, ma société est disposée à remettre, à ceux de ses
ouvriers qui le lui demanderaient, un bulletin ou carnet de paye indi-
viduel contenant tous les éléments ayant servi à calculer le montant net
de la quinzaine. La plupart des autres Compagnies répondirent par les
mêmes arguments et la conciliation ne put entrer en voie d'exécution.
C'est à ce moment que les organisateurs de la grève, voyant qu'elle
n'aboutissait pas et que, sur beaucoup de points, les ouvriers reprenaient
le travail, décidèrent de provoquer une descente de toute la députation
socialiste sur les bassins houillers et, dès le dimanche l®' octobre, com-
mença le débarquement sur les quais de Lens des Sembat, Baudln,
Viviani, Millerand, jusqu'à M. Vaillant et M. Walter, le maire de Saint-
Denis. M. Basly avait cependant répété à plusieurs reprises que ce
n'était pas lui qui avait conseillé la grève, mais les mineurs eux-mêmes
qui l'avaient décidée en toute liberté. Si ce sont les mineurs eux-mêmes,
pourquoi donc déverser sur eux ces excitations de commande qui heu-
reusement semblent avoir eu cette fois peu d'effet, puisque l'apaisement
continue. Rien n'est plus pitoyable que de voir ces bandes affamées
de désordre tomber sur le pauvre être faible, indécis, lui arracher par
la violence des paroles son consentement à la lutte et à la misère.
Ah I la prédication est facile pour les députés qui n'ont pas un centime à
perdre de leur traitement, qui voyagent aux frais des Compagnies, qui
n'ont jamais à supporter le plus léger contre-coup des batailles, des
émeutes qu'ils ont soulevées, et qui, en somme, dans chacun de ces con-
(lils sociaux ne font que préparer leur réélection, au prix des misères et
souvent de la liberté de leurs dupes I
^opportunisme collectiviste, — Le onzième congrès national du parti
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LA LOI DES SOCIÉTÉS DE SECOURS MUTUELS. 619
ouvrier vient de se tenir à la salle du Commerce, faubourg du Temple,
mais à huis clos. La presse a été consignée à la porte. Les journaux ont
cependant appris et publié une déclaration patriotique des ex-sans- Patrie,
M. J. Guesde a fait voter cette proposition : « que la solidarité inter-
uationale n'exclut pas ou ne limite pas le droit et le devoir d'une nation
de se défendre contre un gouvernement, quel qu'il soit, traître à la paix
europe'enne ; que, en conséquence, la France attaque'e n'aurait pas de
plus ardents défenseurs que les socialistes du parti ouvrier. » Avec cela
la propagande socialiste ne se heurtera plus à cet obstacle que le parti
ouvrier avait vu se dresser devant lui, quand il criait : « A bas la Patrie. »
La loi des sociétés de secours mutuels, — C'est avec un vif plaisir que
nous avons vu tout récemment plusieurs syndicats agricoles mettre à
Tordre du jour la question des sociétés de secours mutuels. La mutualité
est, en effet, encore très peu répandue dans nos campagnes (l)et, cepen-
dant, elle est une des nécessités les plus urgentes pour améliorer le sort
des petits paysans, les arrêter dans leur exode vers les villes et les
défendre contre Tenvahissement du collectivisme agraire.
Mais comment organiser la mutualité à la campagne? C'est certaine-
ment plus difficile que dans l'industrie, parce que celle ci est une
source continue de salaires en argent, permettant de payer régulièie-
ment les cotisations. Dans l'agriculture où les ressources du petit paysan
sont loin d'avoir ce même degré de fixité, la mutualité doit donc recourir
à des procédés un peu spéciaux. Mais ce n'est pas là ce qui nous préoc-
cupe pour le moment. Ce que nous voulons aujourd'hui, c'est attirer
l'attention des syndicats agricoles sur la loi qui menace la mutualité et
dont les sociétés mutuelles agricoles auraient à subir les effets.
Par une grande manifestation publique qui a eu lieu à la Sorbonue,
le 14 mai dernier, nous avons réussi d'abord à empêcher le vote de ce
projet de loi, tel qu'il était présenté à la Chambre par sa commission, et
ensuite à obtenir le dépôt de dix amendements réunissant, en tout, les
signatures de quinze députés. Le projet reviendra très prochainement en
discussion, car un très grand nombre de députés ont fait des promesses
formelles aux mutualistes dans leurs professions de foi. Il est donc de
toute nécessité que les modifications du projet de loi réclamées par la
mutualité soient portées à la connaissance de tous et appuyées auprès
de leurs députés par chacun des groupements sociaux intéressés dans
la question.
Le projet de loi contient quelques bonnes dispositions; celle que les
syndicats apprécieront le plus assurément, c'est la liberté de fonder des
(l) Lo dernier Annuaire des syndicats agricoles n'en signale que trente et un
ayant institué une caisse do secours mutuels.
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'•'^f^!5ip|IH
B'^O CURONIQUE DU MOUVEMENT SOCUL.
sociétés de secours mutuels libres sans avoir à demander aucune autori-
salion àTadministration préfectorale. Cette autorisation, encore exigée à
Theure actuelle, en vertu du décret de 1852, est supprimée et remplacée
par un simple dépôt, comme dans le cas des syndicats professionnels :
un mois après ce dépôt, la société a toute liberté de fonctionner. C'est
un très grand progrès : la liberté substituée au bon plaisir. Toutefois;
l'article 12 du projet de loi, qui traite des sociétés libres, a besoin de cer-
taines modifications; il exige que le dépôt soit fait à la préfecture ou à
la sous-préfecture et qu'un avis soit publié dans un journal; nous
demandons qu'on s'en tienne aux formalités imposées par la loi des
syndicats : c'est-à-dire le simple dépôt à la mairie, sans aucune publi-
cation dans les journaux.
Mais c'est là la moindre question. La question capitale pour nous, c*est
la suppression de toutes les incapacités et entraves imposées par l'ar-
ticle 13 aux sociétés mutuelles appelées, par dérision probablement,
sociétés libres»
La principale de ces incapacités consiste en ce que « les sociétés libres
ne pourront recevoir des dons et legs immobiliers, ni acquérir des
immeubles sous quelque forme que ce soit, à peine de nullité, sauf
l'immeuble nécessaire à leurs réunions ». La même im^pacité, en
matière de possession d'immeubles, est également édictée par la loi
pour les sociétés approuvées; on leur permet, à la vérité, de recevoir des
dons et des legs immobiliers, mais ce droit n'est qu'une fiction, attendu
que Tarticle 15 dispose que « les immeubles compris dans un acte de
donation ou dans une disposition testamentaire seront aliénés dans les
délais et la forme prescrits par le décret qui en autorise Tacceptation ».
Notons, en passant, que cette revente obligatoire aurait pour résultat de
frapper la valeur des dons ou legs immobiliers, d'abord, des droits de
donation, ensuite de ceux de mise en vente, adjudication et mutation,
soit plus de 20 % en tout.
Mais le fait dominant sur lequel nous insistons, c'est l'interdiction de
POSSÉDER DES IMMEUBLES. Quelle qu'cu soit l'origine, achat ou donation,
cette possession est rigoureusement défendue aux sociétés de secours
mutuels, libres ou approuvées. Voilà la grosse question. Déjà, les syndi-
cats agricoles ont été frappés de la même incapacité par la loi de 1884.
Au fond, c'est la crainte de la reconstitution des biens de mainmorte
qui motive toutes ces rigueurs. Mais comment cette crainte ne vous prend-
elle, Messieurs les législateurs, que lorsqu'il s'agit de modestes sociétés
qui ne seront jamais de bien gros propriétaires, et vous quitte-t-elle
devant les grosses sociétés financières ou commerciales, libres de cons-
tituer autant de biens de mainmorte qu'elles peuvent en acheter? Ne
laissez-vous pas, d'ailleurs, à ces mêmes sociétés de secours mutuels
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LA LOI DES SOCIÉTÉS DE SECOURS MUTUELS. 621
toute capacité de posséder, à la seule condition de chanf,'er d'étiquette
et de s'appeler coopérative ou commerciale ?N*est-il pas scandaleux,enlin,
de tout permettre à certaines sociétés de spéculateurs qui trompent
indignement les ouvriers par des promesses fallacieuses de retraite
basées sur la propriété agricole, et d'amputer la liberté des honnêtes
sociétés de secours mutuels qui ne sont faites que de sincérité, de désin-
téressement et de passion du bien public. En somme, c'est la liberté
pour le mal et Tinterdiction pour le bien, que la loi institue. Et qu'on ne
dise pas que les sociétés de secours mutuels ne seront pas aptes à gérer
des immeubles. Gomment, pas aptes? Mais ne leur reconnaissez vous donc
pas cette aptitude, dès que vous les avez reconnues d'utilité publique?
Nous ne voyons donc pas les raisons do l'interdiction de posséder
posée par les articles 14 et 15 du projet de loi. Par contre, nous con-
naissons bien celles qui rendent ce droit de possession absolument né-
cessaire. Les sociétés de secours mutuels et de retraite ont, en efTet
pour base de leur fonctionnement la capitalisation ; or, l'intérêt des
valeurs mobilières allant toujours en baissant, ces sociétés seraient frap-
pées peu à peu d'impuissance, si elles continuaient à ne placer leurs
fonds qu'à la Caisse des dépôts et consignations ou en fonds publics.
L'immeuble, dans les grandes villes, résiste, au contraire, beaucoup
mieux à la baisse et conserve encore, à l'heure actuelle, dans Paris, un
revenu complètement net de 4 à 5 X. N'est-il pas absolument nécessaire
de permettre aux sociétés mutuelles ce placement plus avantageux tout
comme il est permis à n'importe quelle société financière ou commer-
ciale? On peut admettre aussi la possession d'immeubles disposés en
petits logements qui seraient mis gratuitement à la disposition des re-
traités à titre de pension do vieillesse.
D'autre part, ne peut-on pas admettre, par exemple, que les sociétés
de secours mutuels agricoles qui feront la retraite de leurs membres,
créeront, chacune dans sa circonscription, un domaine rural auquel
chaque sociétaire devra quelquesjournées de travail à titre de cotisa-
tion et dont les produits constitueront la pension des vieillards? Déjà nous
connaissons plusieurs sociétés agricoles de secours mutuels rurales, celle
des Riceys notamment, où les sociétaires payent, en partie, leurs coti
sations par des journées gratuites sur la propriété de leur confrère
alité. D'ailleurs ce domaine rural, affecté aux pensions de vieillesse,
pourra être aussi bien une forêt, garantie, bien entendu, par l'as-
surance contre l'incendie : ses coupes payeront les retraites.
On doit supposer même qu'un jour viendra où la maison de rapport
et le champ d'exploitation ne suffisant plus à la retraite, il faudra com-
pléter le service des pensions par l'industrie elle-même, qui comporle
forcément des immeubles de toute nature.
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622 CURONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL.
Un autre motif d'autoriser les sociétés de secours mutuels à posséder
des immeubles, c'est la nécessité d'intéresser le plus grand nombre pos-
sible de citoyens à la conservation de la fortune publique. On dit sou-
vent, et avec juste raison, que la révolution violente est rendue bien
difficile en France par Textrêrae division de la fortune publique, sous
forme detitresmobiliers ;la diffusion de la propriété immobilière ne sera-
t-elle pas une digue encore bien plus résistante contre l'envahisse ment
du flot socialiste et révolutionnaire, à la ville et dans les champs? Cette
diffusion de la" propriété immobilière ne peut se faire que par voie
d'association populaire et les sociétés de secours mutuels sont précisé-
ment une forme toute trouvée et organisée de cette association. Il
ne reste qu'à l'étendre, et, par conséquent, à lui mettre en mains tous les
moyens d'agir; le droit de posséder en est un et des plus efficaces.
Nous demandons donc instamment que le projet de loi sur les so-
ciétés de secours mutuels soit modifié, tout d'abord, par la suppression
des entraves qu'il opporte au droit de posséder. L'exemple de l'étranger
confirme, en tous points, notre vœu. On sait quel développement a pris
la mutualité dans le Royaume-Uni. D'après les dernières statistiques,
les friendty societies enregistrées s'élevaient, à elles seules, au nombre de
15,000 : leur avoir était de 600 millions de francs et le nombre de leurs
membres participants, de 5 millions. Deux sociétés anglaises, notam-
ment, laissent loin derrière elles toute concurrence : les Originaux de
V unité de Manchester comptent plus de 600,000 membres; V Ancien ordre
des Forestiers, tout autant. En France, il n'y avait eu lS90que 7,674 so-
ciétés de secours mutuels approuvées ou reconnues d'utilité publique,
comptant en tout 1,091,152 membres. Eh bien, la loi anglaise prévoit
comme modes de placements des fonds des friendly societies^ les place-
ments en fonds publics, en terres, en immeubles bâtis et, généralement,
tous placements garantis par des sûretés réelles, mais dans les condi-
tions de droit commua. Pourquoi les sociétés françaises ne jouiraient-
elles pas des mêmes droits que les sociétés similaires anglaises dont le
développement et la prospérité sont si remarquables? Tout le monde est
d'accord en France, aujourd'hui, pour réclamer l'extension des institu-
tions de prévoyance, et tous les adversaires du collectivisme reconnais-
sent qu'il n'y a pas de meilleure barrière à lui opposer que ces in.stitu
tions. Donc la première chose à faire pour le législateur, c'est de ne pas
les comprimer par une servitude stérilisante et de leur fournir, au con-
traire, le maximum de liberté et de puissance.
A. FOUGEROUSSE.
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NÉCROLOGIE
Deux nouveaux deuils ont depuis peu frappé la Société d'Économie
sociales et les Unions. M. Lf^once Chagot était partout honoré comme
l'une des gloires de l'industrie française, et comme un patron modèle
entre tous par Télévation de son esprit, la générosité de son cœur et son
infatigable dévouement au bien. Comme on Ta justement rappelé, c'est à
la religion que ce noble caractère devait son unité; il fut un grand
homme de bien parce qu'il fut avant tout un grand chrétien. Ingénieur,
il a créé, avec son oncle d'abord, des établissements industriels de pre-
mier ordre et cette grande cité laborieuse de Montceau qui forme avec
ses annexes une agglomération de 40,000 âmes. Patron, il a toujours
compris sa haute mission sociale, et, instruit k la dure leçon des faits, il
a reconnu que son action directe était devenue insuffisante dans un si
vaste atelier; il s'est appliqué alors à organiser les intermédiaires indis-
pensables. Ainsi se sont créées des associations multipliées où les
ouvriers apprennent peu à peu à unir leurs efforts, à gérer leurs intérêts,
à conduire les institutions mutuelles ou coopératives qui les concernent.
N'est-ce pas là le vrai patronage, celui qui, selon l'expression de Le
Play, voudrait se rendre inutile en élevant les ouvriers à l'indépendance
par l'épargne ? Mais pour accomplir cette tâche paternelle, il faut, môme
avec d'excellents collaborateurs, une sollicitude constante et active, dé-
licate et généreuse, qui sache diriger et protéger. M. Chagot possédait à
un rare degré ces qualités précieuses, seules capables d'assurer le règne
de la paix sociale. Aussi l'œuvre patronale qu'il a fondée n'est pas moins
remarquable que ses créations industrielles, et sa mémoire, toujours
honorée parmi nous, sera longtemps bénie dans sa famille ouvrière.
M. Henri Garreau, ancien commissaire de la marine, avait visité
la plupart de nos possessions d'outre-mer et était particulièrement versé
dans la connaissance des intérêts maritimes et coloniaux. Il les a dé-
fendus dans un grand nombre de Revues, et souvent ici même, avec une
compétence qu'on ne pouvait mettre en doute, et une énergie de convic-
tion qui s'imposait. Familiarisé avec les questions de banque et de
crédit, il donna son concours aux œuvres de crédit populaire et dirigea
avec talent VUnion économique. Il était surtout un homme de bien, mo-
deste et dévoué, digne de la haute estime qu'il inspirait et du long sou-
venir qui entourera sa mémoire.
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BIBLIOGRAPHIE
I, — Recueil» périodicfue».
Études relisteiiBefi, philoBophicfueB, hietori^fiieBetlUtr-
ralres, revue des Pères de laCompagniedeJésus; t. LVI (Paris, mai-août
i892). — Delaporte(V.), Jean-Jacques Rousseau et l'Université à proposde
publications récentes, p. 25-55 [Spécimens et réfutation des éloges pro-
digués à Rousseau dans de nombreux livres littéraires ou classiques]. —
Cornut (Et.), Mgr Freppel : L'Alsace, p. 57*81 ; La Sorbonne. p. 233-64;
Rome, p. 450-74; Angers, p. 662-92 [Suite de la biographie de l'illustre
év(^que d'Angers]. — Prat (F.), Oxford : Une journée d'étudiant, p. 82-
104; L'année scolaire, p. 581-605 [Description minutieuse et du plus
haut intérêt des institutions et des rouages fort compliqués de la vie
universitaire anglaise; prédominance de l'éducation sur Tinstruction ;
les exercices physiques; les études; les frais d'études; les pro-
grammes, etc.]. — Sortais (G.), Un sermon laïque : Le devoir présent,
p. 157-70 [Critique assez rude de l'opuscule si connu de M. Paul Desjar-
dins (Paris, Colin, 1892)j. — Bumiolion (J), La loi contre les congréga-
tions religieuses et les droits de l'homme, p. 184-2(>9 [Réfutation solide
d'une des principales objections des faiseurs de projets contre les con-
grégations, à savoir qu'elles portent atteinte, dans la personne de leurs
membres, aux « Droits de Thomme »]. — Martin (H.), Le bilan cri-
minel de la France (1825-1888), p. 210-32 [Intéressant résumé des savants
ouvrages de M. H. Joly : Le Crime, — la France criminelle, — le Combat
contre le crime, dont Tauteur dit que « on n'a rien écrit de plus cons-
ciencieux, de plus clair et d'aussi juste. » Cf. dans la Réforme sociale du
16 janvier 1892, la conférence de M. Joly sur le même sujet]. — Prélot
(H.), Au golfe de Guinée, p. 285-309, 382-414 [A propos de l'expédition
du Dahomey l'auteur étudie d'abord « quel est Taspect et l'histoire de la
côte de Guinée, quels sont les peuples, indigènes ou européens, qui s'y
rencontrent avec leurs compétitions et leurs rivalités? » Il raconte
ensuite en détail les événements survenus en 1889, 1890, 1891 dans le
Dahomey, et qui ont nécessité notre expédition de 1892], G.
T. LVII (Paris, septembre-décembre 1892). — Fontaine (J.), l'Histoire
des religions, causes principales de son développement, son utilité,
p. 25-64 (Les services que peut rendre l'hiérographie sont à la fois scien-
tifiques, coloniaux et religieux... elle éclaire l'état passé et présent des
peuples païens... exerce une influence sur les mœurs, les coutumes, les
institutions des nations elles-mêmes, sur leur décadence ou leurs pro-
grès ; vraies ou fausses, les religions ont toujours eu la prétention de
fournir la solution du double problème de la destinée et du devoir: de
là leur action bienfaisante ou funeste. Les hiérographes auraient aussi à
étudier la constitution de la famille et de la société politique, sous l'in-
fluence des idées religieuses. Il s'agirait de reprendre pour chacun des
peuples orientaux ce que Fustel de Coulanges a si bien fait pour les
Grecs et les Romains. L'étude des religions favoriserait les étabhsse-
ments coloniaux et les missions catholiques elles-mêmes, vu la fièvre
d'expansion] . — Burniohon (J.), La question des répétiteurs, p. 64-92
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RECUEILS PÉRIODIQUES. 825
[Revendications des pions ou maîtres surveillants, trop nombreux par la
surproduction des grades. Ils ont fondé une association pour se soutenir
et réclament le dédoublement, la diminution de moitié des heures de
travail]. — Martin (H.), Les facteurs du crime, p. 92-il7 [Le combat
contre le vice et le crime devient le devoir de tous ceux qui n'ont perdu
ni la notion du bien, ni Tintelligence du péril social. L'instruction suffit-
elle ? non, car les relations entre elle et la criminalité sont telles que
pour être efficace Tinstniction doit s'appuyer sur l'éducation morale et
l'enseignement religieux. Il y a encore à Paris 10 % d'illettrés. La crimi-
nalité au-dessus de seize ans a augmenté comme augmente aussi le
crime-délit. La morale la meilleure et la plus sûre, c'est le Décalogue],
— Ohérot (H.), Le père du Grand Condé, p. 193-232 [« Ce soin des
domestiques que Bourdaloue, en l'une de ses mercuriales, recommandera
plus tard aux grands de l'époque, et qui, appliqué dans la nôtre avec
discernement, adoucirait les rapports entre patrons et employés,
ouvriers et maîtres, M. le Prince en faisait la première maxime de sa
politique intérieure et son devoir le plus cher envers tous ceux sur les-
quels il avait du pouvoir »]. — Sortais (G.), La Constitution d'A-
thènes par Aristote, p. 320 330 [Analyse de l'ouvrage récemment décou-
vert du grand philosophe]. — Prat (F.), Oxford, TUniversité, p. 479-
498 [Les collèges d'Oxford sont des cours constitués , à personnalité
civile, indépendants comprenant : {•un directeur; 2« des agrégés; 3* des
étudiants, il y a des agrégés pauvres, ceux qui n'ont qu'un faible revenu,
et qui reçoivent pendant sept ans le vivre, le couvert et une pension
de 5,000 francs pour s'occuper de recherches, et des agrégés d'enseigne-
ment Le gouvernement appartient à trois corps : conseil hebdomadaire,
congrégation et convocation ; il jouit d'une entière liberté sauf trois ou
quatre fois dans ce siècle que la couronne a usé de son droit pour
imposer des réformes. Les professeurs sont laïques, hormis en théologie].
— Sœhnlin (L.), Le mouvement catholique en Allemagne et le congrès
de Mayence, p. 521-552. — Cornut (Et.), Mgr Freppel : la question so-
ciale, p. 617-643 [Au lendemain de la guerre l'évêque d'Angers étudie la
question ouvrière sur place avec sa vive et pénétrante intelligence. Il
préside en sa ville épiscopale le congrès catholique de i879 et démontre
qu'il faut ramener l'ouvrier par la religion. A la séance de la Chambre
du 2 février 1884, répondant aux divers leaders^ il prouve que la meil-
leure solution de la question sociale est celle où se concilie l'idée de
justice qu'il faut mettre avant tout dans l'ordre économique, et l'idée de
dévouement ou de charité complément de la justice. D'abord peut-être,
flottant, il fait trop large la part de l'État, mais pour en rejeter le socia-
lisme, qui dérive de l'affranchissement du sens religieux, de la surexci-
tation des instincts égoïstes dans les masses, de l'orgueil de l'indépen-
dance et de l'égalité, de la diffusion de certaines erreurs économiques
et philosophiques. Mais l'État doit intervenir. Il déclare louable la parti-
cipation des ouvriers aux bénéfices stipulée par des conventions posi-
tives acceptées de part et d'autre, dénie à l'État le droit de fixer un mi-
nimum de salaire en dehors de ces situations anormales où la nécessité
est la suprême loi. Au socialisme il oppose les grands principes de
liberté et d'association.]
T. LVII (Paris, janvier-avril 1893).— Ganaaèqne (P.), Madagascar, p. 34-
55 [Le gouvernement français devrait, pour accroître son influence proté-
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626 BIBUOGRAPHIE.
ger éuergiquement les missions en présence surtout des agissements de
l'Angleterre : statistiques des diverses missions] . — J. B. (P.), Constantino-
ple, p. ii2-143. [La capitale de la Turquie est un mélange d'Osmanlis, de
Grecs, d'Arméniens, de Juifs, de Persans, de Maltais, de Bulgares, de
Croates, etc., gardant leurs mœurs et « même une sorte d'indépendance
civile » ; on suit la lutte entre TOrient et l'Occident, l'esprit d'initiative,
d'entreprise, de progrès des nations chrétiennes, et l'immobilité des
peuples figés dans l'islamisme]. — Soelinlin (L.), Le mouvement
catholique en Allemagne et le congrès de Mayence, p. 189-212, 668-98,
[L'unité de direction y est fort grande. Le prince Charles de Lowenstein
en est l'âme. Tout a subi une organisation jusqu'aux comwîers d'étudiants
où il ne faut point voir les gueuletons décrits par certains écrivains fan-
taisistes, mais des occasions de se solidariser, de se pénétrer mutuelle -
ment]. — Martin (Hte), Le type criminel, sa genèse et sa mort,
p. 264-290, 602-31 [Le congrès de 1892 a porté le dernier coup à cette
école qui ne considère que le criminel ou l'organisme dont l'acte dé-
lictueux sera comme la fonction. Réfutation de la doctrine qui traite
la société comme une faune ou une flore, par l'analogie biologique, et pour
laquelle le critérium positif de la pénalité réside dans la tèmébilité ou
le degré de péril que le criminel fait courir à la société. C'est la suppres-
sion du libre arbitre; . Réfutation sensée de la théorie funeste qui veut
comprendre l'homme sans l'àme et le crime sans la loi morale, étudiant
l'être biologique privé de sa raison et de sa volonté, ce qui n'est plus
expliquer le crime mais nier son existence. — Trélot (H.), L'État et
le droit naturel en matière d'association, p. 388-418, 632-652 [La société
est l'union de plusieurs êtres raisonnables pour la poursuite d'un même
but et cette idée est fondée sur la nature. L'objection viendra de l'État
dont (c la fin essentielle est la protection des droits naturels des indi-
vidus et des familles, puisque tout en lui, permanence, prérogatives,
appareil, outillage, mode de fonctionnement, etc., tout est réglé en vue]de
cette fin. » Or, le droit naturel demande que l'association puisse se créer
librement et ne soit pas exposée à périr sous le coup d'un simple arrêté
administratif, que sa dissolution ne puisse être prononcée que par un
arrêt de justice. Enlèvera-l-on ainsi à l'État le droit de répression? Nulle-
ment, car la loi atteindra le délit et jamais le principe même de l'asso-
ciation. La personnalité morale sera reconnue par l'État non comme un
privilège, mais comme l'épanouissement normal de l'union en un seul
corps de plusieurs personnes physiques, et le contrat d'association tom-
bera sous le coup de l'article 1134. L'État doit éviter tout accaparement,
tout monopole. L'association existait sous l'ancien régime comme une
nécessité sociale et ce caractère n'est pas autre aujourd'hui. Or les intru-
sions de l'État produisent l'incapacité sociale et l'incapacité politique. Sa
compétence spéciale engendre son incompétence générale. Il ne faut pas
adapter un organisme à une fonction qui n'est pas la sienne. Les asso-
ciations de diverses sortes recevront leurs règles sous l'influence de
« l'idée religieuse resserrant encore les liens de la solidarité profes-
sionnelle, et introduisant dans les relations entre l'artisan et celui qui
l'emploie cet élément moral dont rien ne saurait suppléer l'absence. »]
Louis Batcavk.
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RECUEILS PÉRIODIQUES. 627
Tlie Kconomlc Revle\?v, t. III, 1" partie (Londres, janvier à
juillet 1893). — L'Union chrétienne sociale, p. 1-9. [Dans une réunion
tenue à Oxford, en novembre 1892, on a tenté de préciser le but de cette
association de clergymen. On peut le résumer ainsi : faire pénétrer l'esprit
chrétien non seulement dans la vie individuelle, mais dans la vie sociale.
On ne craint pas le mot de socialisme chrétien], — Anson (W. R.), Une
colonie universitaire dans TEst de Londres, p. 10-22 [Gomme Toynbee
Hall, Oxford House, à Bethnal Green, date de 1884. Mais c'est une œuvre
nettement chrétienne, du moins pour ses pensionnaires (une vingtaine
environ), qui sentent le besoin d*être unis par la communauté de leur
foi religieuse. On s'occupe surtout d'organiser et de soutenir des clubs
d'ouvriers, de leur faire sentir la valeur éducatrice de l'esprit de corps.
Ges associations qui ont pour objet l'instruction, la music^e, les exer-
cices physiques, etc., dont les unes groupent des enfants, d'autres des
adolescents, d^aulres des hommes faits, sont au nombre de soixante avec
plus de six mille membres. Elles jouissent d'une réelle autonomie. On
inscrit toujours dans leurs statuts cette double mention : neutralité
politique et religieuse ; prohibition de toute boisson alcoolique dans les
locaux ou les réunions de l'association. Cf. dans la même Revue, les
études sur les tee-to-lums en juillet 1892, et sur Toynbee Hall en
octobre 1892]. -— Wantage (The Lord), Quelques améliorations pra-
tiques dans la condition des classes rurales, p. 23-37 [Pour restaurer la
vie de village en Angleterre, on ne saurait songer à provoquer un ren-
chérissement artificiel des denrées agricoles, du froment et de la viande.
Mais on peut et on doit améliorer le sol — la grande culture, avec des
capitaux et des connaissances scientifiques, est aussi bienfaisante que la
petite culture; — il faut tenter de développer certaines industries dans
les campagnes, travaux de charpente et de charronnage, briquete-
ries, etc. ; il faut enûn propager dans les comtés du Sud, moins avancés
à cet égard que ceux du Nord, l'usage de la coopération. L'organisation
du commerce de détail est très défectueuse, et l'auteur montre, par l'ex-
périence qu'il a faite dans le village d'Ardington, le succès que peut avoir
une boulangerie coopérative]. — Hughes (Son Honneur le Juge), Un
socialiste chrétien, E. Vansittart Neale, p. 38-49, 174-89 [Mort en sep-
tembre 1892, il fut, au milieu de ce siècle, l'éloquent et dévoué propaga-
teur de la coopération en Angleterre. G'est sous son influence que fut
votée en 1852, la loi qui reconnaissait les associations ouvrières et
garantissait leurs fonds jusque-là mal protégés contrôles malversations.
Le professeur Brentano a appelé Neale « un héros et un saint. »
Le dernier effort qu'ait tenté cet apôtre de la coopération, qu'il consi-
dérait comme l'application des principes chrétiens aux affaires indus-
trielles et commerciales, a échoué, au moins pour le moment. 11 voulait
décider les coopéraleurs à introduire la participation aux bénéfices dans
les usines et magasins où ils emploient de nombreux ouvriers. Le Congrès
de Rochdale an 1892 s'est prononcé nettement pour une politique moins
idéaliste, la politique des gros dividendes]. — Horseley (The Rev. J. W.),
Le logement des pauvres, p. 50-63 [L'auteur de cet article est un clergy-
man, qui jugeant que c'est une mauvaise plaisanterie de prêcher la tem-
pérance et la décence à des gens qu'on entasse dans des taudis malsains,
a entrepris une vigoureuse campagne, dans sa paroisse de Woolwich,
contre les logements insalubres. En trois ans, il a provoqué une heu-
reuse transformation des habitations ouvrières. Il recommande à ses
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6^ BIBLIOGRAPHIE.
confrères de faire comme lui, de provoquer l'application des lois récentes
votées contre les logements insalubres {The Hoiising of ihe working
Classes Act. 1890), de mettre en mouvement les autorités locales char-
gées de la police sanitaire], — Lndlow (Jotm M.), La réforme des buil-
ding societies, p. 64-86 [Ce sont des sociétés qui ne construisent pas,
mais qui prêtent pour construire. On en compte 2,860 dans la Grande-
Bretagne (année 1890) groupant au moins 6<'0,000 membres. Mais on se
xiemande si le système, qui s'est généralisé, du tirage au sort du droit à
obtenir une avance, droit qui peut être cédé et que la société rachète par-
fois, n'aboutît pas simplement à tenter les petites gens par un vaste sys-
tème de loterie. L*auteur propose diverses mesures pratiques pour
remédier aux abus assez graves qui se sont introduits dans la gestion de
ces compagnies], — Stanton (The Rev. V. H.), Christianisme et Devoir
social, p. 87-102 (Réponse d*un professeur de Cambridge au professeur
Sanday, d'Oxford, qui avait recommandé au clergé une grande prudence
sinon Tabstention totale, en ce qui touche les questions sociales. Com-
ment le christianisme qui nous exhorte à soulager les misères indivi-
duelles, serait-il indifférent aux efTorts tentés contrôles causes mêmes de
la misère? Et puis n'aperçoit-on pas qu'un des principaux arguments de
rirréligion contemporaine, c'est la prétendue indifférence du christia-
nisme aux injustices sociales! Le clergé doit étudier les questions sociales
contemporaines pour savoir les devoirs qu'elles imposent à des chrétiens
consciencieux]. — Ashley (Prof. W. J.), L'histoire du servage en Angle-
terre, p. 153-173 [Examen critique de l'ouvrage récemment publié par
M. Vinogradoff, professeur à l'Université de Moscou, et qui donne des
renseignements intéressants sur Ift condition des classes rurales aux
xiii' et XIV» siècles, sous ce titre : Villainage in England]. — Pry (The
Rev. T. C), La morale et la liberté testamentaire, p. 190-200 [Plaidoyer
très vif et qui révèle la profonde transformation des idées sociales en
Angleterre, contre la liberté testamentaire. L'auteur parle de Le Play et
La Réforme sociale, mais paraît n'en avoir qu'une connaissance superfi-
cielle. Il conteste les prétendus avantages de la liberté testamentaire r
maintien de grands domaines — comme si c'était toujours un bien; —
respect des enfants, comme s'il existait en Amérique et comme s'il fallait
fonder les vertus de famille sur la crainte d'être déshérité. Par conti-e
l'auteur aperçoit bien les inconvénients de la libre fantaisie des testa-
teurs : incertitude, injustices, querelles de famille. Il affirme que les
hommes de loi en Angleterre ne l'accuseront pas d'exagérer sur ce point.]
— Snell (W. E.), Les coopérateurs et la participation aux bénéfices,
p. 20^-211 [Regrets mélancoliques sur le caractère peu idéaliste des
coopérateurs actuels, peu soucieux de propager la participation aux
bénéfices qui est un puissant moyen d'apaisement. Autrefois ce qui
séduisait dans le socialisme chrétien c'était l'espoir de rendre les gens
meilleurs : les hommes d'aujourd'hui demandent seulement à l'État, à la
loi, de mettre de l'argent dans leurs poches.] — King (Joseph), Le
monopole de Talcool en Suisse, p. 212-228 [Il a commencé à fonctionner
en 1887. Il donne de bons résultats financiers, La recette brute a été, en
1891, de 14,473,000 francs et la recette nette de plus de 6 millions. Le pro-
blème de l'alcoolisme n'a pas été résolu, mais pourtant la consommation a
été réduite. Le produit net de la taxe est réparti entre les cantons propor-
tionnellement à leur population; et ceux-ci doivent employer le dixième
de cette recette à combattre l'alcoolisme. Les asiles pour enfants aban-
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-^-^^.:-
REGUEILS PÉRIODIQUES. 629
donnés et pour aliénés sont considérés comme rentrant dans cette caté-
fçorie. On paraît disposé en Suisse à établir d'autres monopoles]. —
Ottley (The Rev. R. L.), L'élude de la morale chrétienne et les questions
contemporaines, p. 228-241 [L'auteur conseille au clergé d'étudier com-
ment Tesprit du christianisme doit s'appliquer aux problèmes pratiques
delà société contemporaine.il recommande d'opposer au socialisme une
haute conception de la personne humaine, le sens de la responsabilité;
il veut qu'on préfère, autant que possible, les efforts volontaires et les
libres associations aux contraintes exercées par TÉtat ; il montre enfin
combien il importe d'apprendre au peuple à bien e:uployer les loisirs
que devrait lui laisser un travail moins prolongé.^ J. A. des R.
ff>le Mations t. X, 1" partie (Berlin, octobre 1892 à avril 1893). —
Barth (Th.), M. Miquel et la réforme de Timpôt, p. 5 [Montre la diffé-
rence qui existe entre la politique de cet homme d'État et celle de
Bismarck qui s'occupait plus volontiers des intérêts de l'agriculture. On
peut sans doute justifier le projet d'impôt sur la fortune, à condition
qu'il remplace en partie l'impôt sur le revenu. Mais cette réforme ne ren-
drait pas grand service à l'agriculture et aux u Agrariens ». Mieux vau-
drait étudier la façon dont on pourrait abandonner aux communes la
part* qui revient à l'État dans le produit des impôts qui frappent les pro-
priétés foncières soit bâties, soit non bâties]. — Hirsohberg, Le prix du
pain à Berlin, p. 10 [avec statistiques intéressantes; insiste sur les incon
vénieuts de la vente au « pain » plutôt qu'au poids]. — X. X. X., La
question de Texpulsion des étrangers d'après les délibérations de l'Ins-
titut de droit international, p. 22 [L'expulsion ne doit pas être une peine,
et il faut surtout protester contre cet esprit d'exclusivisme qui se mani-
feste à l'occasion de la concurrence que viennent faire les ouvriers
étrangers. On a démontré combien sont stériles en définitive les lois sur
la protection du travail national]. — X. Y. Z., France et Allemagne,
p. 37 [A propos du livre de Luc Gersal (Jules Legras), V Athènes de la
Spréc. Tout en reconnaissant que les chapitres consacrés à décrire l'état
social de Berlin sont assez exacts, l'auteur relève les principales erreurs
que contient cet ouvrage : on ne peut surtout accepter l'éloge qu'il con-
tient des socialistes berlinois]. — Brœmel (M.), La charge des impôts, et
la façon dont ils sont supportés en Prusse depuis l'introduction du nou-
vel impôt sur le revenu, p. 53 [ce qui apparaît d'abord le plus clairement
c'est l'augmentation des impôts (15 millions de plus par an). C'est donc
une charge plus lourde pour la population ; le meilleur moyen d'atténuer
le poids des impôts communaux personnels, ce serait d'abandonner l'im-
pôt réel aux communes]. — Brœmel (M.), La propriété rurale considérée
à la lumière des nouveaux impôts sur le revenu, p. 70-98 [L'impôt sur la
propriété foncière va diminuer et ne plus figurer dans le chiffre total que
pour 1/4 au lieu de 1/3. Les nouvelles réformes portent visiblement
l'empreinte des infiuences auxquelles on a cédé. Le gouvernement a fait
de grandes concessions aux agrariens. Ces questions très difficiles sont
devenues des questions politiques de première importance : leur solution
est étroitement liée à la question de la revision si urgente du système
électoral actuellement en vigueur (division de la population en trois
classes)]. — Bar CL. von), La théorie et la pratique gouvernementale dans
les divers régimes constitutionnels, p. 113 [a propos du bel ouvrage de
M. Dupriez sur les Ministres dans les principaux pays d'Europe et d'Amer
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630 BIBLIOGRAPHIE.
rique. C'est un livre écrit sine ira et stiuiio, qui montre d'une façon saisis-
sante l'influence respective des lois et des mœurs; la conclusion vient
confirmer l'adage fameux : Quid leges sine moribua?]. — Brœmel (M.), La
balance des impôts, p. i26 [Étudie la réforme de Tirnpôt direct, montre
les inconvénients de L'augmentation croissante des impôts (surtout des
charges militaires) et s'associe aux plaintes provoquées par les impôts
sur la bière et le tabac]. — Franoke, Comment on peut s'élever du petit
commerce aune grande industrie, p. 119. [Il s'agit du développement de
la cordonnerie dans la petite ville de Pirmasens. C'est une sorte de
monographie très curieuse. L'auteur montre comment une industrie
peut naître et grandir, sans appui extérieur et sans le secours de l'Étal;
il raconte l'histoire de la fabrication des chaussures à Pirmasens depuis
les origines les plus humbles jusqu'à l'époque présente où elle est
devenue une source de prospérité pour toute une contrée]. —
Barth (Th.), Les ancêtres politiques d'Ahlwardt, p. 143 (cf. p. 158 et 163)
[Etude sur l'antisémitisme allemand. L'auteur attaque en passant les
nobles qui marient leurs fils aux filles des riches Israélites; il critique
les procédés auxquels recourent les agitateurs antisémites et pense qu'un
jour viendra peut-être où les hobereaux prussiens regretteront d'avoir
encouragé la campagne antisémite], — Bar (L. von), Les attaques contre
les institutions religieuses au point de vue du droit pénal, p. il9. —
EUinger, Jeanianssen^ p. 240 [Étude intéressante sur le grand historien
catholique. L'auteur (luthérien) proteste vivement contre cette opinion
de Janssen que les déchirements religieux du xvi^' siècle ont été un
malheur pour l'Allemagne. Janssen, dit-il, étant profondément catho-
lique eût voulu que rÈglise conservât sa suprématie universelle, il
s'afflige des luttes religieuses de la Réforme, autant que de l'incrédulité
contemporaine, aussi est-il admirateur enthousiaste du moyen âge qui
réalisa l'union de l'Église et de l'État. La méthode de Jansseo, qui con-
siste à extraire des documents qu'il parcourt les passages favorables à
la thèse qu'il soutient, est au surplus très criticable. — MûhliBgv Poli-
tique et chauvinisme dans renseignement de l'histoire, p. 256 et 272
[critique l'enseignement historique donné dans les Universités, ce qui
est plus propre à faire des érudits qu'à former l'homme pour la vie. Mais
ce .n'est pas à dire qu'il faille faire des écoles un instrument politique :
il faut prendre garde de se servir de l'histoire, qui est si propre à fournir
de bons citoyens, pour développer un esprit de chauvinisme qui n'est
propre qu'a rétrécir les idées, et à iausser l'intelligence du passé] . —
Barth (Th.), Échec politique et littéraire, p. 300 [A propos du livre de
Bebel sur la femme. Cet ouvrage a été très peu goûté des collègues de
Bebel au Reichstag. Sans le nom de son auteur on l'eût regardé comme
une utopie. La « foi » des socialistes est bien aveugle, car ils n'arrivent
guère à nous montrer nettement ce que sera cet État socialisé de l'avenir;
ils ne sont clairs et intelligibles que lorsqu'ils dénoncent les injustices
du présent. Mais comment comprendre cette foi enthousiaste pour un
avenir si indéterminé. Et cependant le vague de leurs conceptions parait
contribuer à leur succès ! Les progrès du socialisme sont favorisés par
les doctrines des socialistes d'Etat et par l'extrême désorientation de la
bourgeoisie allemande. Les amis de la liberté sont encore les plus
capables de combler l'abîme qui sépare la classe bourgeoise de la classe
ouvrière]. — Barth (Th.), Travail à bon marché, salaires élevés, et
diminution des heures de travail, p. 315. [Ce ne sont pas là des choses
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PUBUCATIONS NOUVELLES. 631
inconciliables comme le montrent quelques travaux récents, en parti-
culier celui de M. E. R. L. Gould, The social condition of Labor (Cf.
Réforme sociale, janvier 1892) et celui de M. Lujo Brentano sur le rapport
du salaire avec le temps de travail et le travail produit. Il ne faudrait
pas croire en effet qu*en seize heures de travail un ouvrier fera néces-
sairement deux fois plus d'ouvrage qu'en huit. Mais c'est une question
bien délicate de déterminer le maximum de productivité du travail. Ce
maximum dépend en partie des méthodes de production. Nulle part la
proportion ne paraît meilleure qu'en Amérique. M. Gouldt a pris ses
exemples dans diverses industries et constate que les Allemands qui
vont en Amérique adoptent très facilement les méthodes américaines. —
Barth (Th), La fronde agraire, p. 320 et 345 [Rappelle les efforts qui
ont été faits (depuis 1806, date des grandes réformes antiféodales de Har-
denberg) par les nobles pour empocher l'établissement d'un impôt sur le
revenu. Et proteste contre les tendances protectionnistes de l'aristocra-
tie]. — Sohwalb, Le passé et Tavenir du droit ecclésiastique, p. 332 [à
propos du livre récent de R. Sohm, Les bases historiques du droit ecclé^
siastique]. — Gildemeister (Otto), Un chapitre de morale, p. 373 [L'hu-
manité au cours des temps devient-elle meilleure au point de vue mo-
ral? La morale n'est déjà plus aujourd'hui ce qu'elle était à une époque
encore rapprochée de nous. Bien des choses regardées maintenant
comme contraires à la morale ne choquaient pas au siècle dernier. Des
scandales comme celui de Panama n'y eussent pas provoqué une aussi
grande émotion. Ni l'usure ni le maintien du servage ne soulevaient de
protestations. Les transformations économiques et le développement du
crédit ont eu une grande influence sur la morale : il faut protester
contre l'élasticité de conscience des banquiers. Mais les ministres d'au-
trefois s'enrichissaient encore plus que ceux d'aujourd'hui, et les che-
valiers de fortune du xviii» siècle valaient bien les rastaquouères du xix"].
— Barth (Th.), Les espérances des Agrariens, p. 376 [Si la confiance à
l'égard des nobles, des agrariens, et des bimétallistes augmente, la dé-
fiance des libéraux à leur égard ne fait que grandir]. — Baumbaob, Le
budget de l'Empire, p. 389 [Jamais il n'a provoqué de discussion aussi
longues que pour l'exercice 1893-94. En ce qui concerne la marine, il n'a
été fait aucune réduction de quelque importance au projet du gouverne-
ment. Mais on n'a pas ménagé les critiques, et toutes les questions éco-
nomiques qui préoccupent aujourd'hui l'opinion publique ont été dis-
cutées (repos du dimanche, inspection des fabriques, assurances ou-
vrières, libre échange et protection, mesures contre les étrangers,
bimétallisme, questions agraires, etc.) Finalement les économies s'é-
lèvent à 803,000 marcs. Mais en somme la dette de l'Empire s'accroît
rapidement; elle s'élève maintenant à 1,755,542,400 marcs. Elle n'était, il
y a 20 ans, que de 1,573,200 marcs. L'article se termine par des rensei-
gnements numériques intéressants sur les différentes parties du budget .
G. Blondel.
II. — Publications nouveliefe».
Paul Eiamache (1810-1892), par Paul Allard ; Paris, V. Lecoffre,
1893; 1 vol. in-12, iv-275p. — « On est ravi, a dit Pascal, lorsqu'au lieu
d'un livre on rencontre un homme ». C'est la délicate impression d'âme
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632 BIBUOGRAPHIE.
qu'on éprouvera en parcourant ces pages qui auraient pu avoir pour
titre : Un grand chrétien inconnu. Celui dont M. P. AUard raconte la
belle vie avec son cœur de chrétien et ses souvenirs d'ami, n'eut pas
en effet parmi ses contemporains, la place et la notoriété que lui méri-
taient ses talents et ses vertus. Mais en notre temps de journaux et de
réclames, pour être connu il faut être bruyant, et la vertu préférée de
Paul Lamache fut toujours l'humilité. Quoi de plus attachant cependant
que les actes et les travaux de celui qui fut avec Ozanam et Lallier l'un
des créateurs de la Société de Saint- Vincent-de-Paul, qui avec eux et avec
Lacordaire obtint la fondation des conférences de Notre-Dame; qui
avant tout autre fit campagne contre l'esclavage colonial, qui défendit
vaillamment l'ordre des jésuites si calomnié alors, et qui prit enûn une
part considérable aux grandes luttes en faveur de la liberté d'enseigne-
ment. Appelé d'abord à diriger comme recteur une des Académies dépar-
tementales créées en 18>9, il fut ensuite nommé professeur à la Faculté
de droit de Strasbourg, d'où il passa après l'année terrible à Grenoble
pour y continuer, même dans son grand âge, un enseignement toujours
remarqué. Aimant par- dessus tout la religion, la liberté et la patrie, il
ressentit douloureusement les désastres de la défaite et le triomphe des
passions sectaires, et resta toute sa vie dévoué aux grandes causes qu'il
avait servies dès sa jeunesse. Ceux qui, comme il nous l'a été donné
dès l'enfance, ont pu connaître l'homme même, dans le cadre intime
d'une famille d'élite, n'oublieront jamais le charme et la bonté de cette
âme qui était tout entière pénétrée du sentiment chrétien le plus intense,
sans mièvrerie ni petitesse, mais avec je ne sais quoi de robuste et de
sain, de joyeux et de confiant, qui relevait les courages et haussait les
cœurs. Un pareil sursum corda sera aussi l'impression que garderont tous
ceux qui liront le beau livre où M. Paul Aliard a si heureusement con-
signé tant de nobles exemples et de souvenirs émus.
Étude du rermag^e et de» bauic et ferme dan» le dépar-
tement de l'Iudre, par Henri Ratouis de Limay, secrétaire de la
Société d'agriculture de l'Indre; Châteauroux, Majesté, 1892; pet. in-8*,
71 p. — Dans le département de l'Indre, le fermage n'est pas beaucoup
moins répandu que le métayage ; c'est en dire l'importance. L'auteur
rappelle la nécessité des progrès de l'agriculture rationnelle, la perma-
nence routinière dans les baux de diverses clauses inconciliables avec
les nécessités actuelles, et tout en rendant hommage aux avantages
sociaux du métayage, il s'attache à discuter les conventions ordinaires
des baux et à justifier les dispositions d'un bail modèle proposé parla
Société d'agriculture de l'Indre. Cette intéressante monographie dépar-
tementale qu'on peut rapprocher du Dialogue sur le métayage dans V Allier
de M.Méplain,et de l'étude de M. Isidore Pasquier sur les divers genres
d'amodiation des terres dans le Craonnais (Réf. soc. du 2® semestre 1892),
est précédée d'une introduction substantielle dans laquelle l'auteur
esquisse le budget d'un fermier, avec indication des prix des journées,
des denrées, etc..
Le Gérant : G. Treiche.
Paris. — Imprimerie F. Levé, rue Cassette, 11.
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LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET OU PATRIMOINE
SOUS LE FOR, EN BÉARN (1)
PERSISTANCE DES IDÉES ANCIENNES SOUS LE CODE.
Il ne semble pas que les études d'économie sociale puissent ren-
contrer d'auxiliaires plus précieux et plus utiles à la fois que les
études d'histoire du droit coutumier. Une Coutume, en effet, fondée
sur des faits constatés, sur Texpérience, organise la famille, Tin-
forme depuis la naissance de ses membres jusque même après leur
décès en régissant surtout dans Tintervalle l'union conjugale : par
l'observation comparative de la vie privée aux diverses époques et
de ses évolutions successives, parla variété des rédaclions de son
texte, elle fournit à la sociologie des points de départ, de rappro-
chement et de comparaison dont il serait malaisé à ceite science de
se passer. Dès lors elle inspire des aperçus féconds, des faits
d'observation générale, des conclusioo» et, par l'histoire de son
application, de ses modifications, de ses renouvellements sous Tac-
tioft incessante du temps, elle permet de contrôler les données du
présent, d'en préciser le sens et aussi la portée. Que vaudrait en
effet la constatation des faits possibles à recueillir encore dans nos
contrées, si les témoignages des Fors vieux ei nouveau^des^ commen-
tateurs et des annotateurs ne venaient corroborer les résultats
de ces études?
Ainsi que le reiaarquait un historien espagnol (2), en mettant ce
point en relief, les Fors, en général, eurent pour résultat d'amé-
liorer l'état social des personnes et d'assurer les libertés et fran-
chises des peuples. C'est cet esprit d'indépendance — et tout obser-
vateur le peut remarquer dans son histoire — qui faisait le fond
de la race pyrénéenne lorsqu'elle résistait tour à lour à Auguste,
aux Wisigoths, aux Alains, aux Suèves et aux Vandales (3), lors-
(1) Cf. La Réfoime sociale^ numéro du 1»^ juillet 1892, p. 57. Cette conférence
forme le chapitre vni d*uno Étude sur le statut matrimonial et la famille en
Béarn.
(2) Sempère, Historia del derecho espaûol, p. 173.
(3) Fustel de Coulanges, L'Invasion germanique, p. 348-349 et les notes :
Oroso (VII, 40^3) dit qu'il fallut traiter avec ces barbares; p. 353, saint Jérôme,
La Réf. Soc, 1«' noTcmbre 1893. 3« Sér., t. VI (t. XXVI co!.), il.
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%
•\fr>.iJT^'
634 LA CONSTITUTIOX TtE LA FAMILLE ET DU PATRIMOINE
Un qu'elle arrêtait Charlemagne et entonnait Thymne épique d'Alta-
? biscar sur le cadavre de Roland, ou encore lorsqu'elle « se don-
-- nait » des rois constitutionnels appelés vicomtes.
i . A ce peuple libre il fallait des institutions libres, et ici surtout,
comme dans presque tout le Midi (1), le mariage était libre, car on
n'y connut jamais les droits ûe/ormariage ou tous autres. II importe
donc d'examiner ù Taide des explications fournies quelle empreinte
lui donnèrent le For et la Coutume, quelle fut leur action sur la
constitution de la famille et du patrimoine, comment se doit expli-
quer la persistance des Idées anciennes sous le Code.
I
CONSTITUTION DE LA FAMILLE.
/. Le père. — //. La mère, — III. L^ frère aîné, — IV, Les cadets, —
V, Conclusion,
§1. — Le père.
i'' Le père chef de la famille. — Le père à Rome est le prêtre du
culte de famille, et, comme le dit Fustel de Coulanges, a le nom
même dont on Tappelle, pater, porte en soi' de curieux enseigne-
ments (2). » Le père au sens propre du mot était dénommé le
genitor dans la langue des Grecs, des Romains et des Hindous. Mais
aucune idée de paternité n'était attachée anciennement au vocable
pafer: «On l'appliquait même à quelqu'un qui n'avait pas d'enfants,
n'était pas marié, et il contenait en lui, non pas l'idée de paternité,
mais celle de puissance, d'autorité, de dignité majestueuse. »
Ce haut respect du pouvoir domestique ne se retrouve-t-il pas
dans ces contrées où le père est appelé loii meste (le maître), même
par la mère qui souvent lui parle à la seconde personne du plu-
Lettre XCI,et p. 401, cliap. VIlï : Comment les Wisigoths sont entrés enGauIe^
p. 428.
(1) Forestier, Le livre de comptes des frères Bonis; Paris, Champion,
1890, p, cLvi. Cfr. Guric-ScLmbi'cs : Essai sur les villes.., fondées sous le nom
générique de bastides. Toulouse, Privât, 1880, p. ViO.
(2) Fustel de Coulangcs, La Cité antique^ 11» éd., Hachette, 188o, p. 93-94 et
surtout 97. Cfr. p. 366.
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sous LE FOR, EN BÉARN. 635
riel (1 j? Dans certaines vieilles maisons de campagne les enfants du
sexe masculin sont seuls admis à la taible les jours où des étrangers
viennent s'y asseoir.
Le père, chef de la famille, autorise Tenfant continuateur du
nom à contracter mariage ou peut s'opposer à ce mariage jusqu'au
moment de la cérémonie, prescription respectée malgré la défa-
veur attachée aux secondes noces. Le contrat de fiançailles est
rédigé par les parents seuls. Le père constitue une dot â Tenfant
sans que celui-ci ait une action pour se faire doter, même au cas
où les biens appartiennent à cet enfant, et, si la constitution de dot
est conçue en termes vagues, généraux, les seuls biens du père en
répondent. Celte dot est versée en mains du beau-père qui, à la
garantie, hypothèque ses immeubles.
Le père est seigneur et maître : il doit reslituer la dot, c*est-à-
dire la conserver. L*enfant créancier n'obtiendra une condamna-
tion contre lui que si, par ce fait, il n'est pas réduit à la misère ; il
travaille pour la masse de famille hors les cas d'une industrie
exercée au dehors ; et des biens qui lui adviennent par succession,
donation ou autre libéralité, si la propriété lui en est réservée,
Tusufruit appartient au père.
Le père a le droit de corriger, mais non de battre la femme (!i'.
Par le convoi cependant il perd la moitié de la dot, mais non
l'administration du bien des enfants, la tutelle, le droit à des ali-
ments et le respect, car par l'article 182 le Vieux-For de Morlaas
inflige une peine de 50 besants d'or au fils marié qui u va contre
s«n père ou sa mère en faits ou en paroles pendant leur vie ».
Dépositaire du pouvoir domestique, le père était investi de celU
grande autorité parce qu'il devait choisir l'héritier ou le continua-
teur du nom. Ne convient-il pas dès lors de voir dans cette idée à
l'égard de la transmission mâle de la vie, l'origine de la coutume
antique appelée la couvade^ qui consiste pour les femmes à quitter
le lit immédiatement après leurs couches et à être remplacées par
les maris qui, en leur lieu, prennent l'enfant et reçoivent les com-
pliments des amis. Déjà Strabon (111) et Justin (XLIV) rapportaient
(1) Le mari germain appelle la femme ancilla et la femme Tappelle dominas
(Du Gange, ▼• Maritus dominus) — Mareulf, form. 1, 12 ; 2, 7, 8, 11.
(2) Cfp. Beaumanoir, C. 55, n** 6, et C. 30, n" 5 ; Toir l'idée exprimée par Po-
thier, éd. fiugnet, t. X, p. 360 et 654 sq.
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636 LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET DU PATRIMOINK
cet usage aux Ibères (1). Cet acte ne symboliserail-il pas la recon-
naissance, imposée au père comme pontife du culte de famille?
Les anciens actes qualifiaient le père de seignor, meste^ chez les
paysans comme chez les bourgeois (2). Les coutumes basques di-
saient le coseigneur^ le maître vievx et le maître jeime. Au demeurant
tout contribuait à entourer le père d'une auréole particulière, car
on ne pensait guère alors às*étonner que Tenfant restât longtemps
isolé des siens. Dans les familles bourgeoises il rentrait de nour-
rice à Tàge de raison et jusqu'à cette époque venait de temps en
temps rendre ses hommages à ses parents comme à des étran-
gers (3).
(1) Diodore l'attribue aux Corses. Cfr. sur la question : Herbert Spencer, La
science sociale^ C. vi, p. 145 ; Cordier, Le droit de famille aiut PyrénéeSy p. 55
et 5G; Les Origines de la famille^ p. 230 et 239; — BertiUon, v* BasqueSyEncyclo-
pédic générale, 1870. — Parnu les auteurs antérieurs à notre époque, ScaligeranOj
V» Béaim; de Bordeu, Recherches sur Vhisioire de la médecine; Paul Colomiés,
Mélanges historiques; VArt des accouchements ^ 1792. Il a paru dans la Bévue des
Deux-Mondes do 1874 (n» du 1«»* novembre 18U, p. 230-240) un article sur les
Ongines de la famille consacré aux ouvrages de MM. John Lubbock (Ongin of
civilisation) et A. Giraud-Teulon {Les Ongines de la famille) : « Dans cert*ini^
cas, est-il dit p. 239, la parenté du père se substitua si complètement à celle de
la mère que celle-ci fut pour ainsi dire exclue. C'est ce qui explique, d*aprés
M. Lubbock, une curieuse coutume que Ton rencontre chez les Indiens de l'Amé-
rique, en Asie et jusque dans le Midi de l'Europe : à la naissance de rcnfani,
c'est le père qui se met au lit et qu'on soigne. C'est ce qu'on appelle en Béam
faire la couvade. M. Giraud-Teulon veut voir dans ces bizarres pratiques uu
symbole d'adoption par lequel le père est en quelque sorte investi de droils
(^gaux à la mère. » Cfr. Bulletin de la Société des Sciences,., de Pau, 2« série,
t. IV, 1874-1875, p. 132-13i,et t. VII, 1877-1878, p. 74-77, où se trouve l'attesta-
tion par les maires de Labastide-Clairence et d'Ayherre de la pratique récent'^
de la couvadejdans une famille de cette dernière localité ; — Vinson, Etudes de
linguistique, p. 197-209; feuilleton scientifique de La République Française du
19 janvier 1877; VioUet, Histoire du droit, p. 326; Létourneau, La Sociologie,
Paris, 1880, p. 366; Bulletin de la Société des Sciences... de Bayonne, 1874-77,
p. XLVi et LUI. Oudifi ne dit-il pas : « Servez Godard, sa femme est en couches. »
Curiosités françaises, p. 142.
{2)Le bourgeois ou voisin jouissait do franchises spéciales en Béam apiv5
avoir été reçu à ce titre et avoir prêté serment {For Morlaas, art. cxc, p. 161 ; —
Marca I. v. C. 1, p. 339 ; — Le Martinet d'Orthez AAl 15° 42). Ses privilège;*
étaient : 1* le service militaire réduit à neuf jours et trois fois l'an (Cfr. For
Morlaas, art. xxxiv etxxxv, p. 120); 2° le droit de franchise pour les péages ei
droits d'entrée en Béarn (rubq. xxvii,p. 124 à 126); 3'» le droit de guet, de garde
de la ville, etc...; 4° le droit de ne pas prêter au vicomte (art. xvii, p. 116).
(3) Nous savons tel vieux médecin [orthézien qui, demeuré en nourrice jus-
qu'à l'âge de 10 ans, allait saluer ses parents aux grands jours de fête d'un
« Adéchats, Moussu, adéchals. Madame :Bon]o\x.T, Monsieur, bonjour, Madame. ^
Cette mode n'était pas particulière : « On sait que, jusqu'à Jean-Jacques, c'était
tme mode assez répandue dans les grandes maisons de peu s'occuper des enfants:
les laisser plusieurs années en nourrice, les confier ensuite à des subalternes ou
les envoyer au couvent,au collège; deux entrevues quotidiennes, en céréraonic,où
la fillette aura bien soin d'embrasser sa mère sous le menton pour ne pas effacer
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sous LK FOR, EN BÉARN. 637
^ Le père chef du patrimoine, — Le père qui est un aine, ou un
cadet fondateur d'une branche cadette et par voie de conséquence
d'un droit d'ainesse, habite la /^r, X^cap-CManow cap^maysou^ maison
de famille, ou înanoir ainsi qu'on l'appelait. En ses mains sont
réunies les aptitudes à succéder aux biens constitués en dot aux
cadets avec charge de retour, les biens vinclésou indisponibles.
En cette qualité, le père dissocie de la famille parl'exhérédalion
le fils qui se marie malgré son opposition. Il forme en sa faveur
une institution contractuelle dans le contrat de mariage; seul il
constitue la dot, est tenu parfois de redoter, opère le retranche-
ment de dot, perçoit la dot donnée à la belle-fille dont ses biens
répondent et qu'il emploiera à conserver le bien patrimonial sur la
tête de l'alné en payant leurs légitimes aux cadets; gère par con-
sentement tacite les paraphernaux de la femme qui ne peut ester
en justice sans son autorisation ; doit être appelé par les descen-
dants de la dotiste pour l'aliénation de partie d'une dette sujette à
retour. Seigneur de la communauté il a tous les pouvoirs, sauf
celui d'exercer les actions réelles concernant la dot de la femme
vinclée en faveur des consti tuteurs; il en répond, et ses héritiers la
gardent pendant Tan et jour afin de pouvoir, en conservant le
patrimoine ainsi organisé, réunir les fonds nécessaires h payer la
créance de la femme. C'est encore dans ce même esprit de conser-
vation que le père, en dotant un enfant, stipule le retour pour
l'époque incertaine où les enfants du mariage auquel elle a été
atTectée disparaîtront.
Ji 11. — La mère
S'il est vrai que les sociétés sont d'autant plus morales que les
femmes y sont plus respectées, les Coutumes pyrénéennes étaient
bien supérieures aux Coutumes voisines par le respect accordé aux
femmes.
Le Vieux-For défendait de pratiquer une saisie dans la maison
de toute femme en couches (art. 150), et le For Morlaas prescrivait
au mari m de la vêtir et chausser, lui donnera boire et à manger, et
la servir en santé comme en maladie i> (art. 292). Le viol, sévére-
5on rouge; le respect de Tamour filial poussé jusqu'au tremblement... » V. eu
Bled : La comtesse de Genlis {Revue des Deux-Mondes^ l^' juin 1892, p. 64U;,
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638 LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET DU PATRIMOINE
ment puni, entraînait en effet la décapitation du coupable, car tel
semble le sens de ces mots de l'article 293 : il « subissait justice ».
La femme qui « va mariée » dans une maison, occupe cependant
une situation inférieure au point de vue du droit de famille. Elle
est, dit-on, une « pièce rapportée », vénérant son mari, le chef de
famille, servant à table lorsqu'il y a des étrangers, même aux jours
d'enterrement dans les maisons de bourgeoisie, s'effaçant encore
aujourd'hui avec joie; a elle ne compte, suivant une expression
heureuse, que comme un membre de son époux (i) >.
Plus loin cependant on examinera la condition de l'héritière.
1* La mère dans îa famille. — La Coutume est une charte de pro-
tection pour la femme qui, jeuoe fille et rendue enceinte, peut
désigner le père de son enfant; qui, fiancée et délaissée, réclame
une indemnité. Mariée et mère, elle n'a pas le droit de s'opposer au
mariage de l'enfant, lequel n'est pas tenu de rapporter son consen-
tement: mais, dans la pratique, on avait attaché à ce manque
d'égards la peine de l'exhérédation. Ordinairement elle ne dote pas
ses enfants, — droit réservé au mari seul, — mais sa présence au
contrat fait présumer un engagement solidaire ; de même, au cas
où après le décès du père le fils constitue une dot aux cadets, la
présence de la mère vaut solidarité.
2^ La mère et le patrimoine de famille, — La mère apporte une dot
e pour supporter les charges du mariage » et, par le fait même de
cette définition, le seigneur et maître en prend la possession, en
garde l'usufruit, la propriété demeurant vinclée par le retour en
mains de la femme, à moins que, par un remploi comme dans le
pays basque, il ne l'échange contre \xn àvoii à^ coseigneurie ou de
copropriété avec les maîtres vietùx.
Si la présence des filles au contrat pour stipuler n'était pas néces-
saire en Béarn, comme en Navarre ou en Soûle, elles devaient être
représentées par un mandataire. On colloquait la dot constituée en
mains on pièces solvables, et la femme jouissait, dès le jour du con-
trat s'il s'agissait d'un acte public, du jour de la célébration du
mariage au cas d'acte privé, d'une hypothèque préférable k celle
des créanciers de son mari postérieurs aumariage,en telle sorte que
jamais elle ne primât les créanciers antérieurs.
La femme administre les paraphernaux à sa guise, mais sans
pouvoir vendre, et le mari l'autorise dans les affaires y relatives à
(1) Fustel de Coulanges, La Cité antique, p. 94.
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sous LE FOR, EN BÉAKN. (i39
stipuler aux contrats, à transiger, à donner ses paraphernaux et à
s'engager lorsque la Coutume le permet.
La dot est inaliénable tant qu'il existera des enfants du mariage.
Sous le régime dotal la femme acquiert valablement en son
nom.
Elle est protégée dans ses biens au point que,mème en cas d'adul-
tère, elle conserve sa dot par TefiFet du vinclement des biens et du
retour. Si, lors de la dissolution du mariage, elle n'obtient le rem-
boursement qu'après Tan et jour et après avoir travaillé pour les
héritiers du mari durant ce temps, elle jouit de ce privilège consii-
dérable, le droit d'emparence, en vertu duquel elle détient les biens de
son mari jusqu'à ce que sa dot ait été assignée et par préférence
aux dots antérieures.
La mère dans le contrat de mariage d'un enfant stipule le retour
de la légitime et de la succession paternelle. Elle a droit à l'aug-
ment, la dot ne fût-elle pas payée, lorsqu'on lui en a constitué une,
et en proportion de ce qu'elle a payé si elle se dote avec ses propres
tonds : il en résulte encore une hypothèque subsidiaire à celle de
la dot et le droit d'emparence.
Pendant l'an de deuil elle est nourrie et entretenue aux frais de
la succession du mari, mais par le convoi elle perd ce droit, la
moitié de sa dot, la tutelle et l'administration des enfants; elle
doit faire procéder à un inventaire pour dégager les biens de son
second mari de la responsabilité de l'administration, sinon elle
peut être recherchée et son conjoint avec elle pour faits anté-*
rieurs.
La femme dispose par testament des biens extra-dotaux, mais
non point des conquêls ou hees de conquestes (1), propriété du mari
chef de la communauté : elle ne pourra attribuer à son second mari
qu'un simple usufruit, sauf les cas où le premier l'a autorisée à
convoler.
En somme la condition de la femme était supérieure en Béam à
celle qu'elle avait obtenue en pays coutumiei-s et encore n'est-il ici
question que de celle qui « va mariée ». Elle ne pouvait, à la vérité,
disposer de la dot vinclée par la Coutume en mains de ses descen-
(1) Les conquèts s'entendent ici, comme dans cette étude, des acquisitions
faites par le mari sous le régime dotal, le seul reconnu par le For. Il on était
autrement dans le régime conventionnel de la société d'acquêts, les acquêts for-
mant des biens libres en mains des époux.
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-w
640 LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET DU PATRIMOINE
i dants ou des descendants de i^ainé, des conquéts demeurés pro-
^ priété du mari, el encore la pratique avait adouci la rigueur de ce
/»' principe : elle n^avait pas davantage la jouissance de la dot donnée
^ au mari pour « faire aller le pot et feu », mais les autres biens
demeuraient libres en ses mains.
Sa situation dans la famille était honorable, à preuve rexhéréda-
tion, et Ton peut dire qu'elle était vraiment la socia de son mari, au
rang immédiatement inférieur : dans la maison du chef de famille
elle est une mineure et ne commande pas parce que la lar n'est pas
sa propriété.
§ III. — Le frère aîné.
- Le droit d'aînesse, qui fut lent à s'établir dans les provinces pyré-
néennes, aurait, d'après M. Laferrière (l),une origine antique et
profonde, une origine ibérienne. Mais comment sa théorie serait-
elle exacte, puisqu'on ne trouve rien d'analogue au droit absolu de
primogéniture sans distinction de sexe dans les Fueros espagnols?
Or il est exact que Iqs vieilles Coutumes de Bayonne, de Soûle el
de Navarre, accordaient un avantage important à l'aîné des enfants,
mâle ou femelle, qui parfois même recueillait tout l'héritage. Ce
privilège de primogéniture n'existait-il pas d'ailleurs aussi à Rome?
fc , MM. Balasque et Dulaurens ont démontré, pour Bayonne, qu'il pro-
venait du principe essentiellement gallique ou celtique de la con-
servation des patrimoines, et on ne peut nier l'invasion de l'Ibérie
par les Celtes. Quoi qu'il en soit, il n'y a là rien d'originairement
ibérien.
. Comme l'ont fort bien observé Mazureet Hatoulet(2),le Nouveau-
For démontre par l'article 3 de la rubrique Des successions que, sous
I - -
l^ la législation primitive, le mâle n'excluait pas la femelle dans les
It biens roturiers : en d'autres termes on connaissait le droit d*aî-
: nesse et non celui de masculinité. La nouvelle législation attribua
la succession à l'atné mâle seul.
Ce changement ne s'explique guère que par l'influence des lois
; romaines mieux connues au xvi* siècle et où, bien qu'on ne trouve
aucune loi consacrant son droit, l'aîné était considéré comme le
^
• (1) Ilist. du droit, t. V. p. 403.
(2) Fors de H ^nrr p. 107 n^to ?.
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SOIÎS LE POR, EN BÉARN. 641
continuateur, le chef religieux de la famille (1). En Béarn le prin-
cipe générateur ne pouvait être le même, car l'organisation de la
famille parait avoir été moins un fait religieux qu*un failcivil,|expli-
cable peut-être par la sollicitude extrême avec laquelle les Cou-
tumes veillent à la conservation et à Thonneur de la maison (2),
vestiges possibles d'une religion domestique. La femme, même en
Béarn, perdait son nom pour l'échanger contre celui d*un mari;
dès lors le culte de celle famille finissait, la race s'éteignait. C*est à
quoi avisait le Nouveau-For.
L'aîné, d'après la Coutume ancienne, répondait du meurtre,
plaie ou autre méfait commis par le puîné, et le seigneur s'en pre-
nait à son héritage pour les amendes jusqu'à ce qu'il représentât
les coupables, « qu'il s'en soit retiré ou qu'il ait une portion raison-
nable de la terre », c'est-à-dire qu'il ait prouvé ne rien détenir de
la part d'héritage du cadet (art. 175), ei le For Morlaas décidait
« est usage en Béarn que, si un bourgeois a deux fils, ou trois, ou
quatre, et qu'il meure sans leur avoir donné leur part, et qu'en-
suite les frères puînés demandent leur part à l'héritier, il doit leur
en donner comme à ses frères, selon l'héritage que le père aura
laissé, de telle manière que, s'ils ont gagné par leur industrie
quelque chose, ce qu'ils ont gagné retourne à l'héritier s'ils
veulent leurs parts... Entendu quand ils ont fait ce gain avec les
biens du père » (art. 258).
Le Nouveau-For modifia cette règle : « Par notre Coutume, dit
Labourd, le premier fils mâle succède universellement en tous les
biens du défunt, et exclut les autres frères et sœurs, ne leur laissant
que leurs légitimes. La différence procède de ce que le droit
romain n'a d'autre but que de maintenir toute égalité entre frères
et sœurs, et notre Coutume a eu en vue le hien public et la conserva-
tion des familles et des maisons : ne scilicet minutiores in partes fristillatim
communia scindantur^ et comme l'on void une source tarir qu'on
écoule par divers ruisseaux et canaux, on a eu crainte que les mai-
sons ne se perdissent aussi par les divers partages et distractions.
(1) Fustcl de Coulango?, La Cité antique , p. 17, 18,90, 312. Nous croyons plutôt
à cette idée qu*à un droit d'aînesse absolu tel que le connurent nos Coutumes en
général, car, si nous osons roxprimer, il nous semble que Fustel de Coulanges n'a
pas suffisamment établi ce droit d'ainessc, dont en tout cas, somble-t-il, il ne
restait pas de trace à Tépoquc des XII tables.
(2) V. sur ce princijx» do la conservation des biens : O i»le, ÉtuU. sur la cond.
privée de la feinme, p. 114.
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642 LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET DU PATRIMOINE
Voyla pourquoy notre article ajoute qu'en Béam la noblesse ne se
divise point au partage d'entre frères et soeurs, parce qu'on la
réserve par entier à l'aîné pour conserver en sa personne le lustre et la
splendeur de la maison^ à l'exemple des duchés et des royaumes,
comme traitte Guipape en sa question 476. Il n'en est pas ainsi des
biens roturiers parce que les légitimes sont payées aux puisnés en
corps héréditaire desquels chacun prend sa portion, le bien pubHc
voulant que les cadets bâtissent; cette coutume d'avantager les nXnés
au-dessus des autres n'est pas singulière, mais est semblable à
celle de plusieurs royaumes et provinces raportée par Argentré sur
la Coutume de Bretagne en l'avis des partages des nobles... En Béam,
l'aîné aies deux tiers présupposant qu'il y a quatre enfants ou au-
dessous, et une part égale avec les autres sur le tiers restant, et s'il
y en a cinq ou au-dessus il a la moitié et une portion égale avec
les autres frères ou sœurs sur l'autre moitié suivant l'authentique
Novissima, C. De in off. teftam. (1), ce qu'on suit aussi en Navarre.
(( De plus l'aîné succède universellement par notre article en toute
l'hérédité de ses père et mère, sans que ses frères puisnés y
puissent prétendre qu'une simple légitime, laquelle ils sont obligés
de prendre de ses mains, comme les autres légataires, avec cet
avantage pourtant que si l'héritier universel contracte des dettes
pour lesquelles ses créanciers veuillent faire saisir et décréter les
biens de l'hérédité, le décret ne peut avoir d'effet qu'en payant la
portion légitime de ses frères, comme étant une charge héréditaire
infuse dans le total, et en chaque partie de l'hérédité. »
L'aîné seul des mâles héritait donc et à son défaut l'aînée des
femelles. C'est à tort qu'on a pu prétendre (2) que la coutume
d'aînesse absolue s'est perpétuée dans ces contrées. Comme dans le
Béarn, le premier enfant mâle, et, à défaut de mâle, la fille aînée
recueille la succession en Soûle, à Dax et à Saint-Sever. La Cou-
tume de Labourd appelait à l'héritage l'aîné mâle ou femelle.
1** Du rôle de Vaine duns la Jamille, — « L'aîné, dit un judicieux
(1) L. 6. C. De in off. testam., III, 28.
(2) Le Play, La Réfoi^me sociale en France, 5» édit., t. I, p. 247 et 324. Cela
est Trai pour le Bigorre, dans les Coutumes du marquisat de Béaac, de Riviére-
Ousse, des Angles, de Barèges (Cf. CoiiL anc, et nouv. de Barèges. Bagnères 1835)
et de Lavedan. Sur cette dernière cf. Le Play, VOrganis, de la famlUcy p. 184.
Dans la Navarre espagnole le testateur était libre. Moret nous apprend qu'en
Catalogne les trois quarts reviennent à Taîné (p . 31) et qu'on Aragon les biens
sont libres (p. 58).
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sous LE FOR, EN BÉARN. 6i*i
observateur (1), dès radolescence s^dentiûant avec son père, dont
il devait soutenir la vieillesse, travaillait avec ardeur à Taméliora-
tion de son bien, pour se préparer les moyens de payer en argent
les légilimes de ses sœurs. » jL'aîné est en effet le continuateur du
nom. Le premier, il a fait naître le sentiment paternel; dès l'en-
fance, par son âge, il a acquis Tascendant sur les frères et les
sœurs : de bonne heure on Ta occupé aux travaux du champ ou de
rindustrie. Tout lui crée une supériorité. Comment se manifes-
lera-t-elle?
A défaut du père Tainé donne avec la mère le consentement au
mariage des autres enfants ou manifeste son opposition, il y assiste
aux fins d'autorisation et de constitution d'une dot sur les biens
paternels; si la mère est présente, la promesse étant censée soli-
daire, il demeure responsable au cas d'insolvabilité de celle-ci. Si
— ce qui arrivait — en plus de la légitime « il fait des fonds » les
intérêts en courent depuis le jour de l'échéance. Il ne stipule pas
le retour des biens personnels du cadet constitués en dot non plus
que des légitimes, n*ayant sur eux aucun droit de propriété. Par sa
qualité d'af né ou de prim-iorner il a, lui et sa branche, une vocation
tacite et perpétuelle aux divers retours qui s'ouvriront dans la
famille.
En échange de ce droit, l'aîné demeure seul attaché à la maison :
il travaille avec le père à faire prospérer le fonds patrimonial,atten-
dant, et souvent fort longtemps (2), son tour de devenir le chef de
famille. Or comme les mariages en Béarn étaient conclus de bonne
heure, on voit que le fils primogénit s'occupait plusieurs années
durant et suivant Theureuse expression de la Coutume de Labourd
« au profit et utilité de la maison » (Titre Xll, art. 20). Et les cadets
« apparcellé^ » de leurs légitimes fondaient de nouvelles mai-
(1) Général Serviez, préfet des Bassrs-Py rénées : Statistique du département
des Basses- Pyrénées, Pau, imp. Alexandre Daumon, an X, in-S*», 102 p., p. 92.
Il a paru une autre édition. Paris, imp. des Sourds-Muets, an X, in-S», 140 p.
(2) Il est impossible do dresser des statistiques exactes puisqu'on nUnscrirait
pas sur les registres mortuaires Tàgo dos décédés. Mais on peut affirmer que les
"vieiUards de K5 à 9\ans étaient fort nombreux. Cfr. à titre do curiosité une let-
tre de M. de Baureau, évéque de Bayonnc, à la date du 14 novembre 1704, parue
dans le Mercure galant (édition de Toulouse), décembre 1104, p. 11, où l'on peut
lire ces mots : <i le curé (en Navarre) me présenta un homme âgé de 111 ans,
marchant comme un jeune homme de 35 ans. » Le Mercure de FraTice (février 1173)
relate la mort subite de Jean Noguez, de Sauveterre, maître en chirurgie, surve-
nue le 13 décembre 1772 à l'âge de 109 ans. Dans le Journal encyclopédique
d'avril 1781 (p. 331), il est question d'un Jean Delamotte, de Guicho (canton de
Bayonne;, né le 12 novembre 1677.
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()4i LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET DU PATRIMOINK
sons cadettes et travaillaient pour eux pendant ce même temps.
L'aîné participait au respect dont la famille entourait le maître
ou chef. Comme signe de primogéniture on lui donnait le nom de la
famille dont il devait être le continuateur et on lui parlait à la se-
conde personne du pluriel.
Quelques voix s'élevèrent cependant contre ce droit. Le juriscon-
sulte Maria (1) s'écrie dans son Commentaire : « On voit déjà com-
bien la disposition de notre Coutume à Tégard des successions est
tyrannique, combien on sacrifie les intérêts des cadets à l'élévation
d'un aîné qui doit être Tunique héritier des biens d'un défunt; cette
pratique est déraisonnable de rendre bien souvent cinq ou six ca-
dets misérables pour enrichir un aîné qui ne vaudra pas autant
qu'eux. On dit là-dessus que les maisons étant petites en Béarn, elks
ne peuvent pas subsister partagées^ qu'il f<iut nécessairement les réunir
sur la tête d'un seul pour les/aire durer et les consen^er dans leur état, que
les cadets n'ayant presque rien à attendre de leur maison s'ani-
ment à s'en procurer parleur mérite. Faibles raisons pour pouvoir
<^)ter aux cadets le pain, quand la nature le leur donne, ce qu'elle a
fait lorsqu'elle les a fait naître d'un père qui peut donner à ses
enfants de quoi s'entretenir, en le partageant également. Quoi qu'il
en soit le mal est à présent assés ancien pour qu'on y soit accoutumé,
et les cadets se contentent aussi bien de leurs légitimes que les
aînés de leurs successions (2). »
2" Uatnèe ou îiéritière, — Faute d'enfant mâle, l'aînée des filles
relevait la qualité d'aînesse (3) : « Supposons, dit Noguès, une mai-
son distinguée dans laquelle il ne se trouve qu'une fille. Cette fille
venant à se marier, ses biens sont transportés ailleurs. Voilà son
(1) Maria montre une âme d*autant plus compatissante que ses cadets ne souf-
frirent guère des avantages que la Coutume lui attribuait en sa qualité d'ainé, car
il n'eut qu'une sœur. Les raisons qu'il qualifie de « faibles » sont au contraire
excellentes.
(2) (Quelques années plus tard (1721) Montesquieu écrivait dans les Letti^es
Persanes : « C'est un esprit do vanité qui a établi chez les Européens l'égoïste
droit d'aînesse, en ce qu'il porte lattention d'un père sur un seul de ses enfants
et détourne ses yeux de tous les autres ; en ce qu'il l'oblige, p^ur rendre solide la
fortune d'un seul, de s'opposer à l'établissement de plusieurs; enfin, en ce qu'il
détruit l'égalité des citoyens, qui en fait toute l'opulence. » (CXIX). Si tels éuieni
les maux dépeints par le grand historien, ne convient-il pas de mettre en regard
la célèbre boutade de M. de Viel-Castel : « L'ancien régime faisait des fils aines,
le régime nouveau fait des fils uniques. »
(3) En Navarre et en Biscaye la fille aînée a mémo le droit d'aînesse. Cf. Gide,
Étud, sur la cond. priv,, p. 321 etp 363, note 4 ; — Cf. Cordier, Le droit de
famille aux Pyrénées, p. 54.
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EN BÉAKN. 045
nom et sa famille éteints pour toujours. Dans notre Coutume (de
Barègesl, au contraire, un cadet épouse Théritière de la maison,
qui, par ce moyen, conserve son nom et ses biens. » Il n'en allait
pas autrement en Béarn où l'aînée des filles conservait le nom de
famille en épousant un cadet qui perdait le sien et cette habitude
ne s'était pas encore perdue il y a peu d'années.
Faut-il rattacher cette coutume, ainsi que Testiment MM. John
I^ubbock et Giraud-Teulon à un ordre social fondé sur la suprématie
de la femme? C'est peu probable : « C'est, dit l'auteur plus haut
cité (W l'époque de Idi gynérocratie, le règne de lamère, le triomphe
du droit le plus faible. L'homme occupe dans la famille le second
rang, c'est la femme qui fait souche, qui transmet son nom aux
enfants. La descendance s'établit dans la ligne féminine, — usage
qui exi.ste encore chez beaucoup de peuples sauvages. Plus lard
Télément tout spirituel de la paternité l'emporte sur l'idée plus
matérielle du sein de la mère : le père est l'auteur de la vie, la
mère n'est plus qu'une nourrice... Lamère, voilà pour ces races
toute la famille; c'est par elle que s'établit l'état civil, la situation
juridique. La femme étrusque, lydienne, dispose de sa main, choi-
sit son époux. Chez les Cantabres, les frères sont donnés en ma-
riage par leurs sœurs. Bien des vestiges du « droit de la mère » se
rencontrent encore dans les Coutumes des Basques,descendants des
anciens Ibères. Ici, le droit d'aînesse a lieu sans distinction des
sexes; lorsqu'il échoit à la fille, elle devient Vhériiièrp, le chef de
la famille, donne son nom à son époux, et le transmet à ses fils.
Malgré les réformes du siècle dernier, la tradition persiste dans les
vallées, et l'on cherche à éluder le Code civil. »
Malgré la haute autorité de ces savants historiens, on peut consi-
dérer que, pour les contrées pyrénéennes du moins, leurs argu-
ments sont plus spécieux que fondés. On se rappelle en effet que
dans la couvade nous avons recherché l'acte symbolique de la recon-
naissance parle père résultant de la définition même du mot com,
couha. Or, ces faits étaient mentionnés par Strabon qui constatait
également la ^^nécoc7*«//> chez les aborigènes des Pyrénées. Un argu-
ment de fait s'impose ici : commenta la môme époque Strabon
pouvail-il constater des états sociaux si divers, — la substitution
du pouvoir du père à celui de la mère, — qui exigent de longs
espaces de temps ?
{\) Revue des Deux Mondes, !•' nov. 1874, p. 236 et p. 237.
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•(H6 LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET DU PATRIMOINE
En second lieu il importerait de ne pas fausser les faits au nom
-d'une méthode scientifique ou, pour les mal connaître, de formuler
une loi d*induction inexacte. Chez les Cantabres et leurs voisins
actuels le droit d*atnesse absolue n'existe qu'en Labourd, la preuve
vient d'en être administrée. En Béarn, en Soûle, à Dax et à Saint-
Sever, le premier né des mâles et, à son défaut, IsT première née des
femelles héritent.
Il ne faut donc point se perdre dans des assimilations exagérées
et qui ne conduisent pas à des conclusions scientifiques. Cest le
■droit d'aînesse qui a pénétré dans ces contrées; encore si on con-
naissait les anciens Fors du pays basque, peut-être serait-il permis
de rechercher l'origine de ce droit de la femme, car les Euskariens
eurent d'autres Coutumes que la codification des usages faite le
21 octobre 1520 (1). C'est en se méfiant d'une paléontologie sociale
qui ne suit pas la méthode rigoureuse de Cuvier qu'on verra dans
€etle prétendue gynécocratie Tapplicalion du droit d'aînesse à la
femme, à défaut de mâles, sauf en Labourd.
Les prérogatives des femmes étaient identiques à celles des
aînés. On s'en expliquera plus longuement au paragraphe suivant
en traitant des aiiventices ou cadets.
S IV. — Cadets
Dans chaque famille — et les familles comptaient des membres
nombreux (2) — à côté de l'aîné ou chef se trouvaient des frères ou
des sœurs. Tandis que quelques-uns d'entre eux, nantis de leurs
légitimes, recherchaient une héritière dans le voisinage, que d'au-
tres s'expatriaient, plusieurs demeuraient souvent sous le loil do
l'aîné.
Ces cadets dénommés omicom et tata» (l'ainé des cadets perdant
(1) Si CCS lois existaient il serait curieux de voir, pour Thisloire du droit, l'in-
fluence du Bréviaire dAlaric ti des lois wisigothiques barbares sur les Ck»uiuinc«.
Les Espagnols ont conservé le Forum judicum ou Fuero jttzgo dont « un sixi^uir
environ est emprunté au Code Théodosicn ou au Bréviaire d'Alaric. » Violieï,
Précis de Vhistoire du droit français^ lo86, p. 100.
(4) V. Maria déjà cité. A défaut de statistiques exactes, la langue populaire
fournit des données, car on rencontrait beaucoup de Sélou, Sétine (septième ,
Detzouj Detzine (dixième), Tré^sine (treizième). Ces prénoms n'allaient pas d'ail-
leurs sans se justifier par des préjugés, car le septième guérissait le maii dé la
meusse (mal de la rate), le dixième le mol deu cintre (sorte de lombago) et 1p
4reizième le mal deu rey (mal du roi ou les écrouelles).
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sous LE FOR, EN BÉARN. 647
SOD prénom pour s'appeler Caddet ou Caddète) ne réclamaient pas
leurs légitimes demeurées infuses dans le bien patrimonial. On leur
attribuait pour leurs besoins personnels un petit nombre de bœufs
ou de moutons mêlés au troupeau commun et de peu de dépense.
Us se procuraient ainsi un petit pécule leur permettant de ne rien
demander au meste et abandonnaient à leur décès cette part à la
branche aînée (1). De la sorte, en maintenant l'héritier ou aîné à la
tète de la fortune patrimoniale, ils fortifiaient la famille (2j.,
Il se rencontrait souvent dans les familles un prêtre qui, ne récla-
mant pas sa part, était aussi une source d'accroissement pour la
maison souche par des dons et des legs (3).
Les cadets s'adonnaient souvent aussi au commerce ou à toute
autre profession manuelle qu'ils allaient exercer en Espagne, ou
encore aux Iles, c*est ainsi qu'on désignait les colonies (i).
Il serait inexact de croire que les cadets étaient des déshérités
sacrifiés à l'aîné. Les parents s'imposaient généralement des sacri-
fices pour leur éducation et les mettaient à même de se procurer
une existence honorable : « Il peut arriver, dit Bêla, que leurs père
et mère dépendent leurs biens propres pour l'avancement de leurs
enfants, ni autrement leur baillent un bon commencement en la
société, que lesdlls enfants sortent pleins d'honneur, qualifiés et
emmoyennés, quoique issus de maison qui était et qui est petite (5). »
Et u il faut que tous les chefs de famille mettent ordre que leurs
membres recte vivent et puisque recte vivere est secundum virtuiem
vivere^ ledit soin de Téducalion de la jeunesse est nécessaire en
ceux qui y ont de l'intérebl, et doivent en respondre devant Dieu et
devant le monde (6). »
Les cadets « apparcellés » devenaient domestiques dans les pro-
priétés où les bras manquaient. Ils y obtenaient des conditions
d'égalité encore observées aujourd'hui et entretenaient aussi quel-
ques têtes dans le troupeau du maître. Parfois ils épousaient
(1) Le Play, Organisation delà famille^ p. 184 ; Serviez, op. cit.., p. 92.
(2) Cfr. Salviat (1824), t. II, v*" Société tacite, p. 341.
(3) D'après ÏOrdo du diocèse de Bayonnc pour 1892 et non compris les prêtres
du clergé régulier, on remarque encore que les villages de la montagne fournis-
sent le plus de sujets. Alors que les villes d'Oloron, de Bayonne, d'Hasparren,
de Pau, d'Orthez, de Salies, de Nay ont fourni au clergé séculier 21, 19, 19, 17,
13, 11,8 membres, certains villages do la plaine, Bénéjac, Barzun, Mirepcix,
Montant, Lestelle indiquent respectivement les chiffres de 15, 12, 9, 6, 6.
(4) Serviez, op. cil, p. 92.
(5) De Béla, p. 449.
(6) Id. Commentaires sur le titre XYII.
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B48 LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET DU PATRIMOINE
]*héritière d'une maison ou encore s'installaient en qualité d'ou-
vriers charpentiers, maçons ou forgerons.
Leurs biens propres étaient de deux sortes :
1° Pécules, — Si le fils travaille avec le père ses gains sont capi-
talisés pour la masse. Ce qu*il gagne par une industrie propre lui
appartient en pleine propriété et il n'a que l'usufruit des biens
de donation ou de succession, le domaine utile demeurant affecté
au père. Le caval (1) est sa chose.
2** Légitimes. - La, légitime est la part qui revient aux cadets dans
la succession des parents, réglée par le père de famille dans un acte
entre-vifs ou dans un testament. Loi*sque la quotité n'a pas été
déterminée, le conseil des proches se substitue au père. Les cadels
ont sur les biens paternels un droit de créance et non un droit suc-
cessif: néanmoins il leur est interdit d'exiger le partage en nature.
Nantis de leurs pécules ou de leurs légitimes, la plupart des
cadets cherchaiei^ Vàêntière, objet de leur ambition, laquelle, riche
ou aisée, ne réclamait d'eux que Tintelligence ou l'honorabililé
pour continuer dignement son nom. Ces cadels portaient le nom
d*advenlicps. Dans la maison de la femme ils occupaient une situation
inférieure, dépouillés des prérogatives « d'ancien et de maître», et
juridiquement leur situation semble adéquate à celle de la femme
(t qui va mariée ».
Cependant la dot d'homme ne résultait point, comme pour la
femme, du seul contrat. Il était d'absolue nécessité d'y insérer le
mot dot ou ses équipollents. La femme jouissait de la dot dont le
mari conservait la nue propriété; mais, comme on se méfiait de?a
faiblesse, elle devait faire emploi des deniers, la quittance ne suf-
fisant pas. Le mari n'obtenait pas le droit d'emparence, et celle
déchéance n'était pascompensée pour lui parla faculté de réclamer
la restitution de son bien à la dissolution du mariage : on lui avait
concédé le privilège du mandement d'assignation.
L'héritière obtenait les pouvoirs généralement accordés au mari
dans la condition matrimoniale inverse. Elle était toutefois resti-
tuable contre son engagement au cas d'obligation avec Tadventice
si le créancier ne fournissait la preuve de l'emploi des fonds.
Le mari payait de cette capitulation Tabdication de son autorité.
Durant toute sa vie il conservait cette situation de premier domes-
(!) Capital que les cadets rivant avec leur père acquièrent dans la maison
paternelle.
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sous LE FOR, EN BÉARN. 649
lique ayant apporté son travail, l'espérance d'une postérité et une
modique légitime : sa femme était la daune (maîtresse). Même à la
mort de Théritière il demeurait toujours un cadet, et le fils aîné
continuait la maison (1).
Ces mœurs curieuses qui scandalisèrent si fort Strabon (2) dé-
montrent que la conservation du patrimoine était préférée à la con-
servation de la famille par le droit de primogéniture, ou mieux que
celle-ci n'était que la résultante de la première.
§ V. — Conclusion
La famille béarnaise ne ressemble guère au type conçu par les
nnciennes législations. A Athènes et à Rome l'objet unique de la
loi est le citoyen, le chef de la famille (3) chargé de conserver le
culte. Tout converge vers cette unité : on lui sacrifie tout.
Sous le For, au contraire, la famille apparaît comme un ensemble,
un tout, dont les divers membres se relient entre eux autour du
père, du chef, héritier du nom et du « manoir », chargé de con-
server et de faire prospérer ce petit microcosme social, de conti-
nuer cet organisme dont Tagrégat forme la vicomte. Dès lors le
membre de la famille n'est plus une entité pure, une unité mathé-
matique, mais un être réel complété par la famille et par la terre :
par scissiparité il deviendra chef, si mieux il n'aime la condition
inférieure de Tadventice. Aussi le chef occupe la place principale,
(1) On dira exactement, avec Denys d'Halicarnasse, xupt'a toO oîxou t6v aÙTov
TpOTcov o'j Tcap xa\ ô àviQp (ii-25). Cf. : Columçile De re rust^^prœf.^1 et 8. Dans la
monographie du paysan basque du Labourd [Ouvriers européens^ i. V, p. iî)2),
l*'. Le Play a signalé les difficultés qui provenaient de ces gendres dans les règle-
ments de succession. Cf. t. IV, p. 443, et Ouvriers des Deux Mondes (!»'<' série,
1. 1^"", n» 31). A. de Saint-Léger et E. Delbet, Paysan du Labourd.
(2) Loc. cit. — L'autorité des femmes qui composaient le tribunal chargé de
régler avec Ânnibal les dommages -intérêts dus pour le passage dans les Pyré-
nées (219 av. J.-C.) se conserva en certaines contrées. On en vit résister par
leurs votes aux hommes. Cf. : Bascle de Lagrèze : La successiofi d'Isabelle
d^ Armagnac, procès du xyi® siècle [Revue de Gascogne, t. XI, p. 203). — M. Cor-
dier a rappelé un exemple mémorable, du 17 germinal an II. Encore aujourd'hui,
à Salies do Béarn, dans les votes concernant l'administration do la fontaine
salée, les femmes cadettes, bien eue ne possédant qu'un demi-droit de compte de
sauce (ou pai*t des revenus) ont un suffrage complet dont elles usent avec un zôle
qui pourrait servir d'exemple. Le décret du 10 juin 1793 concernant le partage
des biens communaux décide par l'article 3 de la section III que « tout individu
de tout sexe ayant droit au partage, et âge de vingt-un ans, aura' droit d'y voler »
(Siiey, Lois annotées^ t. 1, p. 234).
(3) Fustel deCoulanges, La Cité antique^ p. iO, 50, 93, 366.
La Réf. Soc, !«' novembre 1893. 3« série, t. VI (t. XXVI col. ), 42.
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sr
650 LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET DU PATRIMOINE
g la place d'honneur, mais en vue de Tadministration et de la direc-
(^- tion générale sans préjudicier aux droits nés de chacun.
î C'est qu'à Rome la loi de conservation n'existe pas. L'institution
jtv d'héritier est la règle dominante, car l'hérédité légitime du sang
;• , est secondaire. La puissance du père de famille se résume en ce
v' niot« l'omnipotence», le dominium plénum.
'f]i Le mari béarnais ne ressemble pas au mari romain et le For,
r lorsqu'il parle de la femme en poder dé marit (1), le démontre sura-
J. hoadamment. car Rome n'admit jamais de puissance maritale dis-
^ tincte de la puissance paternelle. A la vérité, on y rencontre bien des
f traits de la puissance paternelle, telle cette succession du pouvoir
p. entre les mains de l'aîné à l'exclusion de la mère. Mais que Ton
n'oublie pas cette singulière capacilé de la femme héritière sur
« \ adventice corrélative à une maxima capiits deminutio du cadet-époux.
:^ Trouvera-t-on dans une coutume des peuples latins qui subirent le
^ joug de Rome et sa loi, un fait plus contraire aux traditions des
/' vieux Quirites?
Partout dans les contrées pyrénéennes le mariage donnait nais-
sance il la fois à l'autorité maritale et à la puissance paternelle;
partout cette double autorité impliquait l'idée de protection de la
femme, des enfants et des cadets ; partout cependant elle était
limitée par une certaine liberté laissée à la femme et par la ma-
jorité précoce des enfants; partout enfin la femme héritière obte-
nait les pouvoirs à^pere et de mari. Cette identité de mœurs qui se
peut observer dans les Coutumes voisines, démontre suffisamment
combien les usages de ce pays étaient étrangers au droit de Rome,
quelle était l'influence du christianisme sinon des institutions ger-
maniques, et l'action du progrès naturel des idées et du droit (2i.
Comme chez les Gaulois, le double principe d'affectation et de
conservation des biens patrimoniaux formait la base de la consti-
tution de la famille. Diverses institutions maintenaient perpétuel-
lement la règle d'affectation (hérédité légitime des descendants,
retour des propres à la ligne d'où ils venaient, même collatérale),
(1) Notamment : For de Béarn^ rubrique lxxxiii, art. 261, p. 101, et rubrique
i.x.vii, art. 240, p. ITi.
(2) Fusiel de Coulanges, VInvas. germnn., p. S'ie-oo? : « Ces changements et
beaucoup d'autivs ont été l'effet, non de l'invasion d'une race, mais du dcvelop-
[jcmont l'ôgulier du droit. » Portalis avait déjà dit avec grande raison : a Les
codes des peuples se font avec le temps, mais à pro]>rcment parler, on ne les
fait pas. » (Fcnct; t. 1, p. 'ilCj.
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EN BËARN, 651
et la règle de conservation (consentement nécessaire duprim-torner
à l'aliénation, droit pour lui de provoquer l'interdiction du grevé
de retour prodigue, défense d'aliéner le fonds dotal même des dots
d'hommes, nullité de la vente consentie par le mari), etc..
£t le droit d'aînesse 1 M. Laferrière admet qu'il demeura étran-
ger à la féodalité parce qu'il s'applique aux héritages nobles
comme aux héritages roturiers (1). Or, on a vu qu'en Béarn jusqu'au
For réformé le mâle n'excluait pas la femelle dans les biens rotu-
riers. De plus ce droit est encore étranger à la féodalité en ce qu'il
n'est pas adéquat au droit de masculinité, comme dans le droit
féodal, puisque la fille devient apte à l'exercer à défaut de mâle.
Qu'on voie en lui un droit de primogéniture absolue, comme en
Labourd et dans les Coutumes des Hautes-Pyrénées, d3 telle sorte
que l'ainé des enfants soit Télu, ou que le droit de primogéniture
se joigne par préférence seulement au droit de masculinité, de
façon qu'à défaut de mâle la fille puisse exercer le droit de pri-
mogéniture, il n'importe! Ce principe démontre le respect de la
femme, son utilité au foyer domestique, sa capacité éventuelle de
soutenir Thonneur de la famille, l'influence du christianisme sur
l'union conjugale par le concept nouveau de l'égalité des parties.
On y peut encore trouver l'idée dominante exprimée plus haut de
Tindivisibilité et de la conservation du patrimoine, même et sur-
tout sous cette forme spéciale de la femme héritière dont le mari
relevait le nom. C'est la maison, en effet, qui avait un nom dont on
peut suivre la perpétuité sur les censiers depuis Gaston-Phœbus,
en 1385; c'est la maison qui imposait son nom à un adventice venu
en qualité d'époux. Cet usage se maintient encore, car les fermiers
et métayers abdiquent leurs noms patronymiques pour n'être plus
désignés que par celui de la propriété où ils s'installent. Souvent
encore les nouveaux propriétaires ajoutent à leur nom celui du
bien qu'ils ont acquis.
Telles sont les conclusions de ce bref exposé de la constitution
de la famille en Béarn. L'exposé suivant sera une nouvelle confir-
mation en même temps que la démonstration de cette thèse.
[A suivre.)
Louis Batcave.
{\) M. Laferrière, t. V, p. 611-612, signale le même fait de droit d^ainosse et
d'indivisibilité dans le pays do Gauz,en Normandie, offrant une singulière confor-
mité K avec le droit que nous avons reconnu chez les peuples basques ».
1
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■^^^'
I
LE SYNDICAT AGRICOLE D'ANJOU
ET SES SECTIONS PAROISSIALES (1)
Les auteurs de la loi de 1884 sur les syndicats n'avaient point
pour but immédiat de favoriser l'agriculture. Il n'était point ques-
tion de syndicats agricoles dans le projet primitif; et ce fut en
quelque sorte subrepticement que ce mot fut introduit dans la loi.
Toujours est-il que partout, à la suite de la loi, les syndicats agri-
coles se sont constitués en France, plus ou moins solidement sans
doute, et que sur bien des points de notre territoire ils sont devenus
des organes importants et aujourd'hui nécessaires de la paix sociale.
La mise en oeuvre de la loi de 4884 présente dans notre pays des
variations considérables. Dans le Nord, tout autour de Paris, dans
l'Aisne, le Pas-de-Calais, la Seine-Inférieure, dans les pays de
culture avancée en un mot, les cultivateurs riches, habitués à trai-
ter eux-mêmes leurs affaires, ne sentirent point autant qu'ailleurs le
besoin des syndicats. Les éléments n'auraient pas manqué au reste
dans ces pays pour la prospérité de pareilles fondations ; ce sont les
fondateurs qui ont quelquefois manqué. Sans vouloir ici examiner
la répartition des syndicats prospères sur le sol de la France, il est
permis de mentionner que la Lorraine et la Champagne en comptent
trois ou quatre, la Bourgogne et la Franche-Comté beaucoup plus,
le Sud-Est et le Centre Sud-Est, beaucoup plus encore, et que celle
région a formé une Union de syndicats, la première créée en
France après TUnion des syndicats de France. C'est dans le Centre,
rOuest et le Sud-Est que se rencontrent les syndicats les plus pros-
pères, tant au point de vue du nombre de leurs membres que du
chiffre de leurs affaires.
Car c'est à cela que tendirent tout d'abord les syndicats: faire
des affaires. Les affaires produisaient d'abord le mouvement qui
n'est pas la vie, mais qui passe pour en être la conséquence ; les
affaires donnaient aux syndicats naissants des ressources capat>les
de leur permettre de faire du bien. Enfin, et surtout, dans la crise
(1) Cette monographie, présentée d'abord au groupe des Unions do la paix
sociale d'Angers, a été lue au Congrès des Unions dans la séance du 3 juin t893,
sous la présidence de M. Welche (V. ci-dessus, p. 79-80, le compte rendu de la
discussion à laquelle elle a donné lieu).
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LE SY^DICAT AGRICOLE DE l'aNJOU. t>53
terrible que traversait Tagricullure, accroître ses rendements était
pour elle une condition de l'existence même; et les syndicats ve-
naient à propos pour fournir à la culture des engrais à bon marché
et de qualité irréprochable. Il serait injuste à cet égard de ne pas
savoir reconnaître les services considérables rendus à la culture par
le syndical central des agriculteurs de France.
On sait comment se faisait 'alors le service des engrais, et com-
ment il se fait aujourd'hui partout où il n'y a pas de syndicat, et
même partout oîi la culture non syndiquée est ignorante, c'est-à-
dire presque partout en France. Le commerce honnête vend ses
engrais avec ou sans garantie, mais avec un bénéfice variant de
!£5 à 50 % de la valeur réelle de la marchandise; le commerce mal-
honnête, lui, le commerce cosmopolite, on peut dire, car il esl géné-
ralement fait par des maisons juives de qualrième, cinquième et
quelquefois dixième ordre, ce commerce, à l'abri de la loi contre la
fraude sur les engrais et en quelque sorte sous sa protection, vend
des produits de titre garanti quoique très faible, c'est-à-dire des
produits très médiocres, au prix des engrais de premier ordre, avec
des bénéfices variant de 150 à 200 % , démonti^ant une fois de plus
que ce n'est pas la loi mais bien la perfection de l'état social qui est
la meilleure garantie contre la fraude sur les prix aussi bien que
sur la qualité. Car ce que la loi est impuissante à réprimer et à
empêcher, les syndicats bien organisés et bien dirigés l'auront
supprimé d'ici quelques années.
Les explications que je viens de donner étaient nécessaires pour
montrer Timportance des services rendus par !es syndicats aux
cultivateurs. Il s'agissait tout d'abord de traiter avec les labncanis
d'engrais, de leur arracher des réductions importantes sur les prix,
d'obtenir les prix du commerce eh gros en un mot, afin que les ven-
deurs en détail ne pussent pas faire de mal aux syndicats en
essayant, sans trop de sacrifices, de vendre au même prix qu'eux. Le
syndicat central entra franchement dans cette voie et fut dès sa
fondation en mesure de fournir à bon compte les petits syndi-
cats qui se fondaient partout sous la protection de l'Union des
syndicats de France. Ily eutmême exagération dans les réductions.
Les fabricants d'engrais eurent à souffrir et se plaignirent haute-
ment du monopole du syndicat central qui ressemblait un peu à
celui des grands magasins.
Tous les syndicats au reste ne recouraient pas pour traiter aux
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654 RÉUNION ANNUELLE.
bons ofïices du syndicat central. Il y avait en effet, au moment du
vote de la loi de 1884, dans presque tous les]départements, des
professeurs d'agriculture, dont les fonctions, pour bien définies
qu'elles soient, n'exigeaient pas partout un travail par trop consi-
dérable. Il y avait là, le gouvernement le crut, un personnel tout
trouvé pour prendre au profit de l'État la direction du mouvement
syndical. C'était généralement un personnel jeune, très au courant
des théories agricoles, connaissant moins bien la pratique, et peu
familiarisé avec les difficultés de l'exploitation d'un domaine. Ses
connaissances commerciales étaient moindres encore; aussi ne s'agit-
il point tout d'abord de traiterdes marchés, mais de mettre en adju-
dication les engrais nécessaires aux syndiqués pendant telle ou telle
partie de Tannée, c'était un peu élastique. Bref les professeurs dé-
partementaux d'agriculture se chargèrent ou mieux furent chargés
de la fondation des syndicats ; et nous avons tout près de nous, dans
la Mayenne, un syndicat agricole dont le président est le professeur
d'agriculture du département, et un autre dans la Vienne dont il
est le secrétaire; dans la Charente-Inférieure, c'est encore la même
chose. Ainsi voilà trois syndicats puissants, les deux derniers sur-
tout, ceux de la Vienne et de la Charente-Inférieure, les premiers
de France, comptant chacun 10,000 membres, qui ont dans leurs
personnel dirigeant le professeur départemental d'agriculture.
Avec son système de centralisation administrative, l'Ëtat ne pou-
vait guère fonder que des syndicats départementaux. Je n'insiste
pas ici au reste sur leur caractère et leur but; mais il m'est bien
permis de dire que ce caractère et ce but ne pouvaient pas être les
mêmes que ceux des fondations privées. On sait du reste, je ne dis
pas que cela soit le meilleur système de gouvernement, mais en8n
c'est un fait qu'en France l'État sait quelquefois se boucher à temps
les oreilles pour ne pas entendre les réclamations qu'il ne veut pas
écouter; d'autres fois il s'efforce de détourner l'attention des plus
importantes en écoutant les moindres. Il est permis d'affirmer que
la fondation des syndicats officiels n'eut pas pour but d*aider ces
réclamations et ces plaintes à voir le jour. L'œuvre syndicale se
réduisait là à n'être qu'une œuvre commerciale, lorsqu'elle n'était
pas une œuvre politique. Je ne veux pas dire que Ton y faisait de la
politique, mais cela n'importe pas, si l'on y faisait de la concentra-
tion.
Le besoin d'union, de concorde, de paix sociale, l'importance
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LE SYNDICAT AGRICOLE DE l'aNJOU. <>55
des intérêts agricoles et sociaux menacés exigeaient autre chose ;
et c'est ce nouvel ordre d€ considérations qui détermina des pro-
priétaires dévoués à poursuivre des fondations diverses par leur
nature et aussi par leurs résultats. Syndicats communaux, canto-
naux, d'arrondissement, départementaux, les neuf années qui
viennent de se passer ont vu tout éclore. Et nous devons examiner
quels sont les plus prospères, quels sont ceux qui rendent le plus
de services, afin de déterminer, s'il est possible, le modèle le plus
parfait, ou au moins celui qu'il faut adopter dans telle ou telle
situation particulière.
Qu'on nous permette de prendre nos exemples dans la région de
l'Ouest. C'est celle que nous connaissons le mieux, c'est celle où se
rencontrent les syndicats sinon les mieux organisés, au moins les
plus puissants et les plus prospères; c'est celle aussi peut-être où
la diversité des fondations et des œuvres entreprises par les syn-
dicats est la plus considérable.
Le département d'Indre-et-Loire ne possédait, il n'y a pas
bien longtemps encore, qu'un syndicat départemental, qui s'adres-
sait surtout aux cultivateurs gros et moyens et aux propriétaires,
de sorte que la majeure partie de la campagne lui échappait et
l'ignorait. Peu de propriétaires du reste dans chaque commune ou
plutôt trop de propriétaires; une régioaoû tout le monde est pres-
que égal non seulement civilement et politiquement, mais encore
socialement et matérialement. C'était un pays difficile à remuer ; il
fallait pour cela un journal indépendant, faisant le moins possible
de politique, ou plutôt ne donnant qu'une revue des faits, incolore,
mais parlant avec abondance des choses agricoles. Le journal fut
fondé il y a deux ans par un homme entreprenant qui sut le répan-
dre un peu partout dans le pays; on y parlait des syndicats, on en
démontrait la nécessité dans un pays qui avait à fertiliser ses terres
et à reconstituer ses vignobles. Bref, le rédacteur, M. Dubois, notre
confrère, fut appelé successivement dans presque toutes les com-
munes, y fit des conférences qui se terminèrent presque toujours
par la fondation d'un syndicat agricole communal.
On conçoit que de pareilles fondations, très méritoires assuré-
ment, rencontrent dès le commencement de leur vie de sérieuses
difficultés. Il faut d'abord constituer un bureau; et l'on n'en trouve
pas toujours les éléments, au moins pour un bureau actif et compé-
tent. Si l'on veut passer, après la question des engrais,à l'étude deft
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V".
65f> RÉUNION ANNUELLE.
questions qui intéressent l'agriculture ou la viticulture, l'embarras
est plus grand encore. On a beau charger le maire de la présidence,
prendre dans le conseil le reste du bureau, il y a. on le comprend,
nombre do difRcuUés qui s'opposent à la vie syndicale, et dont la
première est l'impossibilité d'avoir un bulletin, parce que tout
manque, le rédacteur» la matière et les ressources pour le faire im-
primer. Il était donc absolument nécessaire de former dans la
Touraine une agrégation syndicale plus nombreuse, c'est-à-dire de
ré un il- les syndicats communaux au syndicat départemental. L'es-
sai vient d'être tenté; et j'espère, sans être absolument fixé à cet
égard, j'espère qu'il aura réussi; mais il faut bien constater que
cette réunion de syndicats, qui ne devait pas être une union de syn-
dicats, présentait au point de vue purement légal des difTlcuUés
spéciales.
La loi en effet permet les unions de syndicats, mais leur refuse
la personnalité civile; les syndicats peuvent seulement se concerter,
s'enlendre, discuter leurs intérêts communs; au besoin, cela est
admis au moins, sans doute en vertu de la continuité, l'union, sans
être une personne morale, peut charger l'un d'eux de fournir aux
autres les engrais dont ils ont besoin ; mais la loi interdit formelle-
ment aux syndicats de s'unir entre eux sous l'hégémonie d'un syn-
dicat départemental sans être absorbés par lui; il n'y a pas de syn-
dicat de syndicats, cela est illégal. On comprend qu'il y a lÀ une
difficulté pour la fondation des syndicats communaux qui ne peuvent
choisir qu'entre l'incorporation au syndicat départemental, c'esl-à-
dire la mort, ou la juxtaposition avec lui par le moyen d'une union,
organe spécial et nouveau à fonder.
La Sarthe est la région privilégiée des syndicats cantonaux. Il y
en a ailleurs, dans l'Anjou notamment; mais ils sont, quant à pré-
sent au moins, entièrement indépendants l'un de l'autre. Il y a du
reste dans la Sarthe un syndicat départemental ofïlciel, absolument
indépendant des syndicats cantonaux dont je parle. Ceux-ci sont
(les syndicats fondés par des propriétaires, comprenant déjà un
nombre important de membres, 5 ou 6,000 peut-être tous ensem-
ble, au\(|uels ils fournissent des quantités considérables d'engrais,
<e qui s'explique facilement par la pauvreté du sol du pays; ils
n'ont point du tout d'attaches officielles ; mais ce qu'il y a de
remarquable dans leur organisation, c'est qu'ils soni réunis non
pas par une union, mais par une administration spéciale, adminis-
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LK SYNDICAT AGHICOf.t: DE LANJOU. ()57
tration qui traite les marchés d'engrais pour le compte de la col-
lectivité et qui rédige un bulletin commun à tous les syndicats.
Les syndicats cantonaux de la Sarthe ne se sont pas concertés
pour l'élude des questions agricoles ou économiques qui intéres-
sent la collectivité, ils n'ont pas,que je sache,de réunions générales
où ces intérêts communs seraient discuté^ et il ne pourraient en
avoir sans avoir formé une union avec les formalités /égales ordi-
naires; mais ils ont pu se donner une administration commune
chargée seulement de la partie extérieure de leurs affaires, tout
comme ils pouvaient prendre un imprimeur commun pour leur
imprimer un bulletin commun ou un courtier commun pour traiter
leurs achats.
Aussi les syndicats de la Sarthe revendiquent avec énergie leur
indépendance cantonale; leur bulletin commun donne pour chacun
d'eux les annonces et les avis particuliers, les comptes rendus spé-
ciaux de leurs réunions; ce ne sont point des syndicats unis mais
des syndicats juxtaposés. Et, si l'on veut me pardonnerune compa-
raison, ils ressemblent assez aux voyageurs de nos express mo-
dernes, qui peuvent à leur gré circuler tout le long du train et
notamment prendre leurs repas au wagon-restaurant tout en voya-
geant à leur gré en première, en seconde, ou en troisième classe.
Je laisse de côté les syndicats d'arrondissement quoiqu'ils soient
très nombreux en France, et quelques-uns très florissants ; mais il
me faut bien constater que, dans notre région de l'Ouest, les syn-
dicats d'arrondissement n'ont pas pris pied. Celte organisation
spéciale, tout comme l'organisation cantonale d'ailleurs, s'est
trouvée liée suivant les lieux à une organisation agricole qui exis-
tait avant elle, celle des comices et des sociétés d'agriculture, de
telle sorte que sur un grand nombre de points du territoire il s'est
formé des syndicats du comice du canton de,.., ou delà société
d'agriculture de l'arrondissement de...,le bureau du syndicat se con-
fondant avec celui du comice ou de la société agricole. Il y avait là
une forme non pas ofïicielle assurément, mais dans bien des cas
semi-officielle de l'organisation syndicale; et si nous avons dans la
région de l'Ouest beaucoup de syndicat3 agricoles cantonaux, il n'y
a à ma connaissance que la Vienne qui nous présente des exem-
ples de syndicats d'arrondissement, demeurés du reste plus ou
moins impuissants en présence du syndicat départemental officiel.
Il n'y a pas heureusement que des syndicats départementaux offl-
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658 RÉUNION ANNUELLE.
ciels; et notre région de rOuest,notamment, nous présente des syn-
dicats départementaux privés dans la Loire-Inférieure, dans la
Vendée, dans les Deux-Sèvres, dans la Vienne même, quoique moins
prospère, dans l'Indre-et-Loire, dans la Sarthe et dans l'Anjou.
Qu'on nous permette d'insister Un peu sur l'organisation du syn-
dicat agricole d'Anjou, qui nous semble appelé à un brillant ave-
nir, non pas par suite de telle ou telle circonstance purement acci-
dentelle, comme celle d'une direction administrative suffisamment
compétente, mais par suite de son organisation même, et de la
pensée qui a présidé à sa fondation et à ses développements. Le
président, M. le comte de la Bouillerie, et les membres du bureau,
ses collaborateurs, ont été unanimement d'avis qu'un syndicat
agricole ne pouvait prospérer que par le dévouement des proprié-
taires aux classes moyenne et inférieure vouées à la culture de la
terre, à la classe des fermiers et des métayers et à celle des
ouvriers agricoles.
Un tel dévouement ne pouvait avoir pour origine que Tobligalion
morale et sociale des propriétaires de s'occuper de leurs fermiers,
de défendre leurs intérêts, c'est-à-dire leur travail, de les éclairer,
de les instruire, il avait sa source dans la religion: Orticê et aratro,
telle était la devise du sj'ndicat agricole d'Anjou, devise que ses
fondateurs mettaient résolument en pratique. Ce dévouement pra-
tique, cela est évident, ne trouvait pas à s'exercer au moins d'une
manière assez spéciale dans un syndicat départemental. En dehors
des membres du bureau et de la chambre syndicale, il n'y avait
guère de place dans la centralisation départementale pour le dé-
vouement local des propriétaires. Pour faire connaître aux culti-
vateurs les bienfaits du syndicat et surtout l'association syndicale,
pour leur faire sentir le lien nouveau qui les unissait sans les
enchaîner, il est vrai, il fallait bien des subdivisions locales, des
unités syndicales, si je puis m'exprimer ajnsi ; et l'unité syndicale
fut la paroisse ; le syndicat d'Anjou fut dès son origine subdivisé
en sections paroissiales prévues par les statuts. Un mot ici sur lé
nom : pourquoi sections paroissiales plutôt que sections commu-
nales? Voilà qui épouvante, paraît-il, un certain nombre de bonnes
volontés; quelques-uns y voient déjà le spectre terrible et si
envahissant du cléricalisme. Il est bon de dire qu il n'y a rien de
tout cela; la paroisse est une unité tout aussi bien que la com-
mune ; c'est même une unité beaucoup plus ancienne, puisque la
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LE SYNDICAT AGRICOLE DE l' ANJOU. 659
commune rurale ne remonte guère qu'à i789.D'aulre part,si le cléri-
calisme a la réputation imméritée d'être envahissant, la commune,
elle, est envahie, elle n'est plus autonome; le maire . devient de
plus en plus un agent du pouvoir central, l surtout où le maire
est un simple cultivateur, peu au courant de ses droits et des né-
cessités de la vie communale, qui n'est encore en France, que vir-
tuelle. L'association communale n'existe presque plus en France ; et
Télahlissement de la commune a presque partout fait mourir la
communauté. Dès lors pourquoi essayer de créer dans le syndicat
un lien communal qui n'existe plus dans la commune, et qui a le
grand inconvénient de donner à la nouvelle fondation la couleur
d'une dépendance administrative. A moins de créer un mot nou-
veau, il fallait donc bien adopter celui de section paroissiale, c'est
ce qui a été fait et du reste pour une autre raison encore, car enfin
il était permis de donner aux sections la môme forme qu'au syn-
dicat lui-même. Le syndical est chrétien, la section doit l'être
aussi ; elle ne peut pas comprendre d'ennemis du nom chrétien,
elle a un patron, l'un des saints fondateurs de notre agriculture
française et angevine. Mais elle conserve son indépendance ; elle a
pour président un propriétaire délégué par le bureau central ; et
elle élit elle-même son vice-président, généralement un cultiva-
teur, son secrétaire, son trésorier; elle se réunit cinq ou six fois par
an ; et Ton comprend qu'il y a là pour les cultivateurs des occa-
sions, qui finiront par être recherchées, de causer de leurs affaires,
de renaître à la vie agricole qui n'est pas seulement une vie de
travail, mais aussi une vie de transformation, dç se concerter pour
la défense de leurs intérêts, et de créer un mouvement de réfor-
malion agricole, toutes les fois qu'ils ne reçoivent pas à temps
rimpulsion du bureau central. Il y a là, on le comprend, un moyen
très efïlcace de leur apprendre à vivre en agriculteurs. C'est un
apprentissage à faire, apprentissage qui sera long, mais qui se fera
certainement ; il s'agit d'apprendre au peuple français à aimer
autant l'indépendance d'autrefois qu'il a aimé depuis un siècle la
direction du pouvoir central.
Les corporations agricoles d'autrefois, les communautés étaient
aussi des frairies, c'est-à-dire des associations religieuses; et les
fondateurs du syndicat d'Anjou se sont demandé s'il ne convien-
drait pas de les rétablir, de faire de la constitution de la frairie
une condition de la fondation de la section. Il y a sûrement
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660 RÉUNION ANNUKLLE.
loule une partie de l'Anjou où il n'y aurait pas eu grand inconvé-
jiient à procéder ainsi. Dans le Craonnais, dans la Vendée, il
aurait suffi, pour que ce rétablissement Tût possible, que la loi ne
s*y opposât pas, que Tensemble de notre législation n^eût pas prescrit
aux syndicats de laisser la religion à la porte de l'association.
4ntroduire la religion en quelque sorte de force dans une fondation
qui l'excluait pour rester légale, était dangereux; c*était s'exposer
à la dissolution, c'était peut-être exciter les ennemis des syndicats,
et ils sont nombreux, aussi bien parmi les hommes politiques que
parmi les économistes et les négociants, à demander l'abrogation
d'une loi qui leur portait ombrage. Aussi les fondateurs de notre
syndicat s'en sont-ils tenus au minimum de religion que la loi ne
peut leur contester, à savoir, une messe annuelle, que beaucoup
de nos comices subventionnés par l'État font célébrer le jour de
leur concours. Us y ont ajouté l'obligation pour les membres des
syndicats de ne pas faire travailler le dimanche, défense qui est
aussi absolument légale, et du reste complètement d'accord avec
ce mouvement qui parait entraîner tout ce qu'il y a de sensé et de
travailleur dans le pays, en dehors bien entendu des catholiques,
à l'observation du repos dominical. Jusque-là rien de bien tranché,
voici qui Test un peu plus : chaque section paroissiale se met sous
le patronage d'un saint.
Ces dispositions de nos statuts ont eu, à ce qu'il me semble,rap-
probation de la réunion d'Angers, qui a exprimé l'idée qu'il eût
été difficile, en présence des tendances légales et extra-légales, de
faire aujourd'hui davantage ; mais si le syndicat et sa section, pour
rester sur le terrain légal, doivent se borner à l'étude des faits éco-
nomiques et au domaine des intérêts matériels, il n'est pas interdit
à ses membres de former à côté d'eux des associations religieuses,
de n'y recevoir que des syndiqués et d'inviter tous les syndiqués à
en faire partie. La religion doit rester à peu près en dehors du syn-
dicat; mais il n'est point interdit aux syndiqués de la pratiquer et
de se réunir pour cela. C'est ce qui se fait déjà dans quelques-unes
de nos sections et ce qui se fera de plus en plus, il faut l'espérer.
Au point de vue du fonctionnement, la section paroissiale n'a
pas une gestion particulière, elle encaisse les cotisations de ses
membres, elle l'a fait jusqu'ici au moins, elle transmet par le
secrétaire les ordres d'engrais, de manière à pouvoir les réunir eu
wagons complets. Quelquefois, le secrétaire reçoit pour laréparti-
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LE SYNDICAT AGRICOLE DE l'aNJOU. 661
lion une faible indemnité; et il y a là alors l'embryon d'un dépôt
d*engrais, qui se crée peu à peu, de sorte que dans le canton de
Beaupréau, beaucoup de nos sections paroissiales ont des dépôts;
mais cela est loin d'être général fort heureusement. Quant aux frais
d'administration, ils sont alloués aux sections sur état par notre
bureau central. Les sections ne les perçoivent pas elles-mêmes,
encore moins ont-elles une caisse indépendante, ce qui du reste ne
serait pas légal.
Dans quelques points, cependant, l'existence d'un dépôt impor-
tant, créé dès l'origine du syndicat et administré par une commis-
sion locale, a permis à certaines sections, à l'aide de faibles majo-
rations, de se créer un boni qui leur permet d'assurer le bon
Fonctionnement du dépôt en dehors de la surveillance de l'admi-
nistration du syndicat. L'extension de ces commissions locales est
évidemment désirable au point de vue social; il y a là encore un
moyen d'initier les cultivateurs intelligents aux bienfaits de l'asso-
ciation, et d'en faire pénétrer par eux la connaissance au cœur
même de nos campagnes. Le syndicat se borne à exercer sur la
comptabilité de ces dépôts une surveillance destinée à empêcher le
boni de grossirjusqu'à former une caisse particulière ; quant à pré-
sent ilneconstitue qu'une provision pour frais généraux imprévus.
On comprend que l'existence de ces dépôts est liée à celle de
sections plus importantes, établies aux cantons et qui prennent le
nom de sections cantonales. Celles-là étaient dans l'origine desti-
nées à réunir les sections paroissiales du même canton, à leur per-
mettre d'étudier de concert leurs intérêts purement locaux, à favo-
riser la création d'institutions locales de bienfaisance, d'assurances
et même de crédit mutuel. Mais jusqu'à présent la nécessité des
fondations locales a obligé le syndicat, suivant les ressources
qu'il trouvait sur place et les oppositions qu'il avait à vaincre, à
fonder tantôt des sections cantonales, tantôt des sections parois-
siales; et il n'y a qu'un seul canton, celui de Segré, où M. de Ville-
bois a pu créer une organisation méthodique, et où quatre ou cinq
sections paroissiales reçoivent l'impulsion de la section cantonale
tout eâ conservant leur vie locale.
Terminons-en rapidement avec les services actuels du syndical
d'Anjou et ses moyens d'action, pour jeter ensuite un coup d'œil
sur l'avenir des syndicats et les services de tout ordre qu'ils peuvent
rendre au pays.
b
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66â KéUNION ANNUELLE.
Le premier service et le plus important est la vente des engrais :
la plus grande partie des syndicats servent seulement d'intermé-
diaires à leurs membres pour Tachât des engrais : ils traitent
d'avancé avec un ou plusieurs fabricants pour toutes les matières
fertilisantes nécessaires à leurs syndiqués pendant un ou plusieurs
semestres. Le fabricant expédie directement et facture directement
aux syndiqués; enBn et surtout il encaisse directement. Le syndical
transmet seulement Tordre, et vérifie la qualité de la marchandise.
Cette méthode a de grands avantages; la comptabilité est à peu
près nulle ; et si avec cela le syndicat ne comprend que peu de
membres, quelques gros cultivateurs seulement, il peut être admi-
nistré très économiquement. Le malheur est qu'il ne remplit pas
son but, et que toute extension, toute pénétration au cœur de la
campagne lui est interdite. Cette nécessité de mettre en quelque
sorte Tengrais à la portée des cultivateurs nous obligeait dès les
commencements du syndicat à créer quelques dépôts qui se sont
bien étendus depuis, puisque nous en comptons aujourd'hui vingt-
deux ; mais ces dépôts ne peuvent être approvisionnés que par le
syndicat qui se substitue ainsi aux fournisseurs. La plus grande
partie de la marchandise étant vendue par les dépôts, on comprend
lextension importante qui en résuUe pour la comptabilité. De cette
extension est née encore une autre modiQcation de la manière
habituelle de procéder : les expéditions de détail qui étaient faites
autrefois par les fournisseurs sont faites aujourd'hui par le dépôt
central. Il en résulte une économie pour nos syndiqués et aussi
pour le syndicat ; enfin une autre économie résulte encore du mode
de paiement de nos fournisseurs qui a fréquemment lieu à Angers.
Mais on comprend que cela nous oblige, non pas à transformer
notre syndicat en maison de commerce, mais à Tadministrer d'une
manière commerciale. 11 ne nous suffît plus d'un employé pour
passer les ordres, il faut un comptable et un caissier pour suivre
toutes les opérations. Si Ton considère en plus les nécessités d'une
tenue eijacte des registres sociaux, sur lesquels on note les entrées,
250 par ^lois, et les sorties des membres, les paiements des cotisa-
tions, la composition des sections, et enfin le travail matériel néces-
saire pour faire 6,000 quittances accompagnées de bordereaux et
les suivre par la correspondance toutes les fois qu'il y a des diffi-
cultés, on comprend que cette besogne exige un employé supplé-
mentaire, de sorte que notre personnel se compose à Theure qu'il
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LE SYNDICAT AGRICOLE DK l'aNJOU. 663
est d'un directeur, de quatre et même cinq employés et un garde-
T magasin chargé des expéditions. G^est un gros personnel, mais il
^ est nécessaire pour ies affaires actuelles et le développement con-
' tinu du syndicat.
I Car, outre le service commercial, nous avons à Angers le service
de la propagande, qui est important et qui se fait autant par la
' correspondance avec les propriétaires en tenant compte des pro-
grès réalisés chaque mois, que par des conférences aux cultiva-
teurs. Cest ainsi généralement que se forment nos sections : nous
avons dans une commune un noyau de six ou sept cultivateurs syn-
^ diqués; nous leur faisons travailler la population, nous nous met-
tons en relation avec un propriétaire destiné à devenir hî président
de section, et une conférence amène la fondation de la section ou
bien en suit l'érection.
Ces conférences nous amènent à parler d*un autre ordre de ser-
; vices du syndicat d'Anjou, le service de renseignements et d*enséi-
goemenl. 11 nous est permis, en présence des résultats obtenus,
■ d'affirmer que nous avons créé en Anjou un enseignement agricole
fort supérieur à l'enseignement officiel et qui depuis un an qu'il
existe, porte déjà des fruits; en 1892, en effet, il a été fait aux culli-
vateurs plus de 40 conférences, et depuis le commencement de
1893, 30 sur des sujets variés suivant que nous nous adressons à
un auditoire plus ou moins intelligent et plus ou moins habitué aux
questions agricoles. Si Ton ajoute à ces conférences celles du
samedi et des jours de foire, et le cours supérieur d'agriculture de
l'université catholique qui a fourni au conférencier la matière de ses
[ conférences et contribué ainsi pour sa bonne part k l'extension de
rinstruclion agricole en Anjou, on aura une idée des progrès qui
ont été réalisés en ce sens depuis deux ans. Mais ce n'est pas tout :
il fallait fixer ces idées, les faire pénétrer dans l'esprit des culti-
vateurs. Les conférences ne suffisent pas pour cela ; il leur faut un
canevas sur lequel ils puissent raisonner et travailler, qui leur rap-
pelle au moment favorable les engrais convenables à chaque
plante et qui leur dise à l'occasion les méthodes de cultiver ou de
soigner le bétail reconnues les meilleures, qui les mette en garde
contre les troubles atmosphériques, en un mot qui leur donne
des idées ou mieux qui change un peu le cours de celles qu'ils
avaient autrefois. Tel a été le but de la fondation du journal hebdo-
madaire.
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""-iiW.fl
664 RÉUNION ANNUELLE.
Nous avions déjà un journal mensuel ; celui-ci est un journal
social où nous donnons les communications du bureau, la chroni-
que I syndicale et particulièrement celle des sections, où noos
étudions les questions qui se rattachent à notre développement à
venir ; mais en fait de questions agricoles, il ne contiendra plus
guère que les communications de nos syndiqués. C'est le journal
hebdomadaire qui est le journal professionnel; el, chose étrange
dans un pays comme l'Anjou, où un grand nombre de cultivateurs
de cinquante ans ne savent pas lire, notre journal hebdomadaire,
qui n'est pas gratuit comme le mensuel, dont il faut payer l'abonne-
ment 1 franc par an, réunit déjà 3,500 abonnés; et il fait des pro-
grès parmi ceux de nos syndiqués qui l'avaient tout d'abord refusé.
L'apparition de cet organe nouveau n'a fait du reste aucun tort à la
presse départementale hebdomadaire, qui nous emprunte des
articles, et contribue ainsi avec nous à l'expansion de la science
cl de la pratique agricoles raisonnées.
On sent bien qu'un journal hebdomadaire qui ne comprendrait
que des articles agricoles ne serait pas intéressant, même pour des
cultivateurs; nous l'avons complété par un bulletin commercial
d'abord.
il i>'y a là rien de bien neuf; et tous les journaux donnent au-
jourd'hui plus ou moins les cours commerciaux. Mais il faut cons-
tater qu'ils ne sont pas en général bien placés pour les donner exac-
tement. Quant à nous, nous n'avions qu'un moyen de les connaître
mieux, et surtout de nous rendre compte des tendances du marché,
c'était, après nous être mis en communication avec la meunerie du
rayon, de nous mettre en quelque sorte en relation avec le com-
merce international des grains, de suivre avec le plus grand soin
non seulement les fluctuations des cours mais les fluctuations des
stocks, les nouvelles des récoltes, les nouvelles météorologiques;
c'est ce que nous avons fait, et c'est ainsi que nous sommes arri-
vés à prévoir les variations en baisse et en hausse avec une exacti-
tude qui a déjà rendu des services à plus d'un de nos lecteurs.
Restait l'ordre de services moraux et sociaux qui est le but di»
la création du syndicat d'Anjou. Les questions économiques et
sociales, et même morales et religieuses, d'où dépendent chez tous
les peuples la prospérité agricole, ne sont point traitées avec de
grands détails dans notre bulletin hebdomadaire; mais elles y oni
leur place, et autant que possible sous la forme d'actualilés,desorle
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^ym^
LE SYNDICAT AGRICOLE DE L'aNJOU. 665
que, sans que nous fassions de la politique, nos lecteurs sont tenus
au courant du mouvement politique. En un mot, nous avons tâché
de faire un journal à peu près complet pour une certaine catégorie
de lecteurs.
On comprend que ces progrès, ces études, cet enseignement nous
ont attiré les sympathies d*un grand nombre de propriétaires.
Beaucoup d'entre eux s'étaient bornés tout d'abord à nous donner
une adhésion platonique, c'est-à-dire à nous verser une cotisation
qui n'était en somme qu'un encouragement. Heureusement elle
nous a aidés à les encourager eux-mêmes, à les faire entrer dans le
mouvement social; et maintenant, soit par la force de l'exemple,
soit par persuasion, soit par Tentrainement de la vie syndicale, ils
viennent à nous, nous amenant de nouvelles recrues et fondant de
nouvelles sections; il devenait nécessaire d'étendre et de régula-
riser ce mouvement et d'intéresser davantage les propriétaires à nos
études en les faisant participer à nos succès. C'est là le but de notre
dernière fondation, qui est due à l'initiative de notre dévoué secré-
taire général, M. le comte de Geoffre. Je veux parler de l'éta-
blissement de commissions spéciales chargées d'étudier les ques-
tions qui intéressent le syndicat et l'agriculture locale.
Ces commissions ont définitivement fonctionné à notre assemblée
générale du mois de juin ; elles ont dressé leurs programmes ;
et il y en a une parmi elles, la section d'économie agricole, qui est
chargée d'étudier toutes les questions et toutes les fondations nou-
velles qui peuvent rentrer dans le domaine syndical, qui se mettra
en relation avec notre Union de l'Ouest fondée par M. le comte de
la Bouillerie et comprenant les cinq départements de la Loirc-ïn-
férieure, la Vendée, le Maine-et-Loire, la Sarthe etla Mayennt*. U
faut attendre beaucoup pour l'avenir du syndicat, pour l'intérêt de
nos réunions générales et cantonales qui deviendront peut-être des
réunions d'arrondissement, il faut attendre beaucoup de rétablis-
sement de ces commissions ; il faut surtout en attendre beaucoup
pour le développement de l'initiative et des études des proprié-
taires. 11 y a là un aliment à leur activité qui ne peut produire pour
le syndicat comme pour eux-mêmes que d'excellents résultats.
. Est-ce à dire qu'il ne nous reste plus qu'à attendre le développe-
ment normal de nos fondations de tout ordre? Ce serait peu, ce
serait même indigne d'une institution qui a conscience d'être un
instrument de défense sociale, de paix et de concorde, et qui tient à
La Réf. Soc, 1«' novembre 1893. 3« sér., t. VI (t. XXVI caL), 43.
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H66 RÉUNION ANNUELLE.
lionneur de promouvoir le progrès matériel el moral de Tagricul-
lure en Anjou.
Le progrès moral, nous Tobtiendrons par le maintien des liens
sociaux qui unissent ici^ grâces à Dieu^ les diverses classes
agricoles, le propriétaire et le fermier; nous l'obtiendrons parla
défense de nos droits de cultivateurs et de pères de famille ; el,
quant au progrès matériel, il ne consiste pas seulement, cela est de
toute évidence, à augmenter notre production, à produire plus
économiquement. De ce côté de grands progrès ont été réalisés,
de plus grands seront réalisés sous p^u: mais il faut aussi bien
vendre ses produits, diminuer le nombre et les bénéfices des inter-
médiaires pour la vente. Les syndicats doivent évidemment aider
leurs membres à vendre leurs produits et aussi les aider à acheter
les matières dont ils ont besoin pour Tentretieu de la fertilité de
leurs terres, les aider non plus seulement par le bon marché, par
les renseignements, par la garantie d'analyse, mais encore et sur-
tout par le crédit. Les syndicats, pour être en mesure de rendre à
leurs membres tous les services qu'ils ont droit d'en attendre, doi-
vent donc créer à côté d'eux des sociétés coopératives de crédit,
de production et de consommation.
Ces créations ont donné lieu depuis quelques années à d'impor-
tantes discussions. 11 s'agissait de savoir si les syndicats devaient
devenir eux-mêmes des sociétés de crédit, ou s'ils devaient les
créer à côté d'eux et sous leur patronage. La transformation des
syndicats en sociétés de crédit ou même en coopératives était
impossible sous le régime de la loi de 1884. Cette loi en effet ne
considère point du tout les syndicats comme des associations com-
merciales; elle leur nie au contraire ce caractère : et cela est fort
heureux. Les syndicats professionnels ne sont que des associations
économiques; par extension, ils se sont occupés de la vente des
engrais comme intermédiaires gratuits; par extension encore ils ont
pu conclure des marchés fermes et répartir eux-mêmes les mar-
chandises; les encaissements de factures par les syndicats sont
sinon des opérations illégales au moins des opérations extrâ-
légales. 11 ne peut point y avoir en effet de société, je ne dis pas
commerciale, mais simplement faisant des achats et des ventes
sans un capital et sans une responsabilité des associés, au moins
jusqu'à concurrence du capital souscriL
- C'est à cause de cela qu'un projet de M. Méline^ discuté Tannée
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LE SYXDICAT AGRICOLE DE l'aNJOU. 667
dernière, transformait les syndicats en véritables sociétés dé crédit.
Je dis <( transformait » parce que les syndicats n'étaientpas laissés
libres par le projet de se transformer ou de ne passe transformer;
il fallait se transformer ou cesser d'exister. Les protestations
unanimes des syndicats ont empêché la discussion de ce projet qui
a été modifié. La transformation des syndicats cessait de devenir
obligatoire, et de plus ils cessaient d'être obligés, lorsqu'ils se
transformaient, de déposer les noms et adresses de tous leurs
membres; il sufllsait qu'un certain nombre de membres des syn-
dicats s'entendissent pour prendre la responsabilité entière de la
nouvelle entreprise. Cette loi nouvelle est à l'heure qu'il est en
discussion à la Chambre. On l'a complétée par la création d'une
caisse centrale de crédit subventionnée par l État et destinée à
recevoir le papier des syndicats.
Ce double travail parlementaire encore sur le métier, et pour
longtemps peut-être, soulève de grosses objections. Tout d'abord,
il est bien certain que les syndicats ne peuvent fonder le crédit sans
capital; et le but de la fondation ou mieux de la création nouvelle
est de leur permettre l'émission de parts ne produisant qu'un faible
intérêt; mais il n'y avait pas pour cela besoin d'une loi spéciale,
il suffisait d'étendre quelque peu la loi de 1867 sur les sociétés à
capital variable, et de dire que les sociétés de crédit ou les coopé-
ratives formées par les syndicats pourraient, sans prendre le carac-
tère commercial et moyennant une subvention du syndicat fixée
par les statuts, profiter indistinctement à tous les membres du
syndicat. Quant à la subvention annuelle à une sorte de nouvelle
banque d'Ëtat, elle ne peut que servir à encourager l'accroisse-
ment de l'élément fonctionnaire, élément qui est aujourd'hui bien
trop nombreux en France, à ce point qu'il fond à tout absorber et
que ce fonctionnarisme outré nous conduit tout droit au socialisme
d'Ëtat. Puisque l'Ëtat reconnaît le principe d'une subvention pour
l'établissemeiit du crédit agricole, pourquoi ne pas partager cette
subvention entre les syndicats qui établiront des caisses de crédit,
au prorata de l'importance des opérations, du nombre des membres
et des pertes subies par suite des opérations de crédit. Il y jurait
dans cette triple base de répartition une garantie de sécurité et de
justice, qui n*existe plus du tout par la remise de la subvention à
une banque centrale, qui ne peut fonctionner qu'autant que les
syndicats ou les sociétés de crédit lui remettront du papier, mais
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668 RÉUNION ANNUELLE.
qui n'est point du tout une institution protectrice du crédit des
syndicats, bien au contraire.
Si nous revenons maintenant à la constitution de notre syndicat
agricole d'Anjou, à notre division en sections, on comprend quelle
acilité offre cette division pour rétablissement du crédit agricole
en Aiyou. Si Ton ajoute que la culture est ici plus sobre, plus tra-
vailleuse, moins dépensière qu'en beaucoup de départements, que
les classes agricoles ont été ici longtemps prospères, et que le
capital d'exploitation n'a pas été ici aussi réduit qu'en beaucoup
d'autres poinls,qu'enfin l'union des propriétaires et des fermiers se
traduit nécessairement par une certaine solidarité, on conclura
sans doute que l'établissement d'iine société de crédit appuyée sur
une coopérative de production s'occiipant de la vente du blé et des
vins et an besoin du bétail, est absolument sans danger et procure-
rait à l'Anjou les plus grands avantages.
Cette société nouvelle pourrait devenir le centre de nouvelles fon-
dations greffées sur elle-même, dépendantes d'elle, assurances de
tout ordre, mutualités, etc.
Qu'on pardonne au directeur du syndicat agricole d'Anjou ce
long éloge qui n'est point du tout un plaidoyer pro domo sua. Les
fondateurs éclairés et dévoués de notre syndicat ont fait une œuvre
véritable; c'est à eux que revient tout l'honneur du succès. Et si
j'ai voulu développer un peu les résultats qu'ils ont obtenus, c'est
que je suis persuadé qu'il y a là un exemple bon à imiter par
d'autres syndicats, ou moins bien organisés, ou moins bien placés,
mais désireux de procurer à leurs membres tous les avantages de
l'association et aussi de l'union qui en est souvent et qui devrait
en être toujours la conséquence.
E. NiCOLLE.
y entrevis là {en Russie) la supériorité réelle des races chez lesquelles c/w-
que père de famille croit que sonpr^incipal devoir est d'inculquer aux généra-
tions successives de ses descendants le respect de DieUy la soumission au Décn-
logue, et ^obéissance aux coutumes qui ont fait le bonheur des ancêtres:
Les Ouvriers Européens, t. II, p. x.
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-^T'-pîTar
*
LES ASSOCIATIONS PROFESSIONNELLES
ET LES PHYSIOCRATES
Les associations de métiers sont au nombre des objets qui ont,
le plus vivement, préoccupé et passionné les esprits, au siècle der-
nier.
Tout a été dit sur le sort de ces corporations; mais, deux points,
cependant fort dignes d'intérêt, semblent n'avoir pas, jusqu'ici,
suffisamment arrêté Tattention; ce sont :
1** L'origine, la nature et le concours des influences qui manifes-
tèrent, avec plus ou moins d'énergie, leur empire sur la condition-
du travail ;
^° La tendance à confondre trois choses parfaitement distinctes :
le droit d'embrasser une profession, la faculté de l'exercer sans
entrave, et celle d'établir des liens entre personnes vouées au
même genre d'activité.
En affirmant que Colbert a préparé le libre accès des arts méca-
niques, on semblerait jeter un défi à l'histoire, manquer de respect
envers l'opinion et se complaire dans le plus étrange paradoxe.
Néanmoins, rien n'est plus vrai, sous la réserve de ne pas sou-
tenir que Colbert ait compris et prévu ce qu'il faisait en pareille
matière ; moyennant celte explication, il n'y a plus rien d'inconci-
liable, entre les vues autoritaires du grand ministre et les effets
des dispositions qu'il fit adopter; car on l'oublie trop : si l'hommo
dirige ses actes, il ne demeure pas maître de leurs conséquences.
De quelle manière la liberté put-elle sortir d'un régime écono-
mique si peu destiné à la mettre en honnaur? La conception de ce
phénomène n'exige pas un long et pénible effort d'esprit.
L'introduction et l'essor des manufactures, pendant le ministère
de Colbert, eurent un double résultat :
1** Les titulaires des privilèges ou brevets, pour la fabrication de
ï
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670 RÉUNION ANNUELLE.
certains produits, avaient intérêt à multiplier le nombre des con-
trats par lesquels ils en déléguaient le bénéfice à des tiers ; d'ail-
leurs, l'exploitation d'une industrie n'était pas nécessairement
subordonnée à l'obtention d'un droit exclusif de transformer les
matières premières, pour un usage déterminé; certaines villes
comptaient de nombreux établissements similaires, dont les chefs
n'étaient ni astreints, ni autorisés à constituer, entre eux, des cor-
porations. Une expérience large et durable apprit ainsi que, ni
Tordre public, ni l'intérêt du trafic ne rendaient indispensable l'as-
sujettissement des manufacturiers d'une même localité k un pacte
d'association. Comment ce qui était constaté, dans l'art le plus raf-
finé de la production des richesses, n'aurait-il point paru suscep-
tible de réussir, en matière de simple négoce? La généralisation
du principe de l'indépendance individuelle s'imposait donc; il
gagna ou ébranla beaucoup de gens, jusqu'alors convaincus des
avantages et de la nécessité des jurandes.
D'autre part, les ouvriers des manufactures s'engageaient libre-
ment, débattaient le prix et la durée de leur tâche, forçaient, aa
besoin, les patrons à relever les salaires, n'en déplaise au docte
magistrat (1) qui, dans un rapport récent, déclarait, par une
induction hardie, que, sous l'ancien régime, les grèves étaient
inconnues et impossibles : la mémoire du savant jurisconsulte,
hantée par le souvenir des corporations professionnelles, avait
sans doute perdu de vue certains textes législatifs du xvi* siècle (2)
et les pages où Boisguillebert décrit les moyens mis en pratique, soit
dans les ateliers industriels, soit dans les exploitations agricoles,
pour rehausser le prix de la main-d'œuvre (3). Les gens qui, dans
un certain nombre de villes, dépendaient des communautés d'arts
et métiers, ne pouvaient donc que voir d'un œil d'envie les allures
de leurs camarades voués au travail des manufactures et aspirer
aux mêmes franchises.
2* Bien que posant le principe qu'il y avait lieu de créer des ins-
(1) M. Durand, conseiller à la Cour de cassation, ancien professeur à la Faculté
de droit à Rennes, ancien député. (Rapport du 22 juin 1892 à la Chambre cirile,
sur la question des syndicats professionnels.)
(2) Ordonnances d*aoùt 1539 (art. 192) et février 1566 (art. 27).
(3) Traité des grains, chapitre X. — V. aussi Depping, Correspondance admi-
nistrative soîis Louis XIV; lettre du 3 septembre 1695 adressée par Pontcbar-
train à Bailleul, (coalition d'ouvriers en rubans) ; Archives de la Somme, C. U9,
g^ve, on 1716, à Âbbeville» etc.
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LES ASSOCIATIONS PROFESSIONNELLES ET LES PHYSIOCRATES. 671
litulions corporatives dans tout négoce ou art mécanique, Colbcrt
stipula que les statuts des communautés seraient revêtus (1«*
Lettres patentes (1). Ce fut cette dernière clause, inscrite dans un
but fiscal, afin d'assurer au profit de TÉtat la perception de^
droits élevés de chancellerie (â), qui devint ultérieurement une
sauvegarde, pour la liberté professionnelle, contre les atteintes qu*il
s'agissait de lui faire subir.
La jurisprudence avait déjà refusé de sanctionner, en faveur des
hauts justiciers, le pouvoir d'approuver des règlements sur les
métiers (3) ; plus tard, sauf en Flandre et en Artois (4), elle contesta
toute existence régulière aux associations établies par de simples
sentences de police; «un grand 'nombre d'arrêts » jugèrent, d'après,
cette maxime « de droit public » (5), que les groupes de marchands
ou artisans dépourvus de Lettres patentes « ne formaient point
corps » et leur firent défense d'en prendre la dénomination (6).
De plus, dès la fin de la Régence, on reconnut que l'obligation
de s'agréger à une communauté d'arts et métiers n'avait été, du
temps de Colbert, édictée que pour les villes à jurandes, chacun
pouvant, ailleurs, tenir boutique à son gré (7) ; toute procédure,
dirigée contre une classe d'artisans qui ue formait pas corps, se-
trouvait nulle (8); les magistrats et officiers de police devaient
s'abstenir de constituer des syndicats et, à plus forte raison, d'éta-
blir, de leur propre mouvement, des maîtrises pour les marchands
non astreints à cette ot'ganisation (9) ; toute qualité leur était
refusée, pour contraindre les gens de métiers, dans les lieux qui
n'étaient pas de jurandes, à se munir de Lettres patentes ou à élire
des syndics (10).
11 serait superflu d'insister sur cette limitation importante du
système qui avait prévalu, au temps de Colbert, et sur cette parti-
cularité curieuse que, pour relâcher un frein aussi gênant, on n'eut
(!) EdU de mars !673.
(2^ Arrêts du Conseil d'en haut du 5 janvier 1675.
(3) Arrêts du Parlement de Paris du 7 septembre 1668.
(4) Guyot, Répertoire^ v"* Corps et communautés.
(5) Bigot de Sainte-Croix, Essai sur la liberté du commerce et de Vindustrie.
(6) Denizart, Collection; v« Arts et Métiers. Arrêts du Parlement de Paris de
1745, 1754, 1761, 1762 et 1763.
(7) Arrêts du Parlement de Paris des 4 septembre 1725 et 4 décembre 1762.
(8) Arrêts de la même Cour des 24 avril et 17 décembre 1703.
(9) Autre arrêt du 19 décembre 1719. —V. aussi Denizart, Nouvelle Collecti^i' ,
ioc. cit.
(10) Denizart, v» Corps et communautés d^arts et métiers.
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J
'<..
B72 RÉUNION ANNUELLE.
pas besoin de nouveaux instruments : ceux qu'avait forgés l'auteur
même des mesures d'assujettissement suiUrent, ainsi qu'autrefois
la lance d'Achille, non plus toutefois pour guérir les blessures
faites, mais pour atténuer les maux souflFerts.
Comme le Parlement avait tiré, des prémisses posées dans l'Édit
de 1673,les conclusions qu'elles comportaient, ainsi les économistes,
^;- à leur tour, dégagèrent de la jurisprudence les déductions qui en
^ ' devaient sortir, au bénéfice des idées qu'entendaient propager les
^» vulgarisateurs de la science nouvelle.
»;, On sait que les physiocrates avaient des adhérents haut placés,
dans les régions du pouvoir : Trudaine, Bertin, l'Averdy, Tur-
•' got, etc., se prêtaient avec zèle au rôle d'interprètes des doctrines
:* , professées par Quesnay. Mais, avant même l'époque où la célèbre
- école eut recruté des adhérents, la fermentation des esprits, pen-
dant la Régence, le goût des idées modernes, les encouragements
^. ofïiciels données aux études sur les finances et le commerce,
^ avaient produit des eflFets sensibles, jusque parmi les membres de
compagnies généralement peu accessibles aux suggestions des réfor^
mateurs ; c'est pourquoi la jurisprudence du Conseil des finances se
ressentit de révolution qui se faisait, chez les gens éclairés, au
sujet des prétendus bienfaits de la discipline commerciale; les
indices du changement survenu se remarquent dans un ensemble
de décisions qu'il convient de répartir en trois groupes distinct»:
1° Il fut interdit à des marchands non réunis en association de
s'agréger et de se soumettre à des statuts (1); on ne voulut pas
souffrir davantage que des communautés se formassent entre
manufacturiers (2);
2* Plusieurs Parlements de province s'étaient reconnu qualité
pour homologuer des statuts professionnels : il y eut cassation de
leurs arrêts (3);
3" La faculté de se livrer au négoce fut proclamée expressément,
soit pour certains métiers auxquels on la contestait (4), soit pour
certains lieux où les Parlements et juges de police prétendaient la
gêner (5)..
(1) Arrêts du Conseil des 14 septembre 1728 et 4 septembre 1731.
(2) Arrêt du ConseU du 11 féyrier 1738.
(3^ Arrêts du Conseil des 14 septembre 1728, 23 juillet 1739, 17 février 1745,
'ï février 1747, H décembre 1748, 15 décembre 1756, 22 mars 1774.
(4) Arrêts des 20 mars 1758 (commercç des laines), 13 février 1765 (fabrication
tlos étofles), 15 juillet 1772 (teinture des étoffes par les fabricants).
(5) Arrêts du Conseil des 25 janvier 1742 (commerce de Beauçé); avril 1768
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l'^' .1.. - l'^^-T-^MV ;'^"i\fT'. ■: :
I
j
LES ASSOCIATIONS PROFESSIONNELLES ET LES PHYSIOCRATES. 673 >i^:
Des intendants imitèrent ces exemples d'émancipation ; ainsi, par
une ordonnance du 26 janvier 1769, Maynon d*Invau, alors inten-
dant de Picardie, établit à Calais la liberté de la boucherie, sans
tenir compte d'une corporation existante, sauf aux maires et aux
échevins à réglementer,dans l'intérêt de la salubrité, les conditions
d'exercice de ce commerce; vainement le lieutenant général de
police et la municipalité firent-ils des remontrances, au sujet de
cette mesure qui leur paraissait « attentatoire aux coutumes «
locales : l'ordonnance subsista (1).
Dans les dernières années de son règne, Louis XV alla plus loin
encore : il annonça son dessein de supprimer les jurandes et de ren-
dre au commerce sa liberté, en ramenant les associations profes-
sionnelles « à leur vrai principe (2) ».
Des études furent eflFectivement ordonnées dans ce sens; Turgot
en recueillit le fruit et eut l'honneur d'y attacher son nom. Mais,
avant lui, son principal précurseur, Bigot de Sainte-Croix (3), avait
fait paraître une brochure où étaient exposées les vues des phy-
siocrates sur l'émancipation réclamée, au nom du principe supé-
rieur dé la liberté du travail : nous aurons à revenir sur ce livre,
dans. la seconde partie du présent mémoire.
L'élan était donné à l'opinion publique; d'ailleurs, l'abolition
du système corporatif entrait dans le programme des réformes de
Turgot, et rien n'aurait pu détourner celui-ci du désir de la pour-
suivre. Le Parlement de Paris, on l'a vu, avait beaucoup contribué
au déclin des associations professionnelles ; mais, lorsque Louis XVI
éteignit l'existence civile de ces communautés (4), la Cour fit, à ce
sujet, les plus énergiques remontrances. C'est qu'il lui était arrivé,
comme à Colbert, de ne point apercevoir les suites de ses actes. Au
fond, la raison dominante de son attitude restait invariable : à la
fin du xvn® siècle, le Parlement s'opposait à Térection éventuelle
de jurandes investies de titres qu'il n'aurait pas été appelé à vérifier
(commerce des dentelles à Caen ; cassation d'un arrêt du Parlement de Rouen à
ce contraire), 2S février 1769 (tailleurs à Boucquemont), 7 mars suivant (horlo-
gers de Franche-Comté), 28 octobre 1777 (orfèvrerie à Lille ; cassation le 26 jan-
TÎer 178! d'un arrêt du Parlement de Douai rendu au préjudice do celui du Con-
scU), 19 mai 1778 et 7 janvier 1780 (brasseries en Franche-Comté; cassation de
deux arrêts du Parlement de Besançon).
(1) Archives du Pas-de-Calais, C. 95.
(2) Arrêt du Conseil du 30 août 1767.
(3) Essai sur la liberté du commerce et dePindusirie (1771).
(4) Edit de février 1776.
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<»74 RÉUNION ANNUKLLK.
et enregistrer, puis dont la discipline et les procès lui auraient
échappé. Moins de cent ans après, il se montrait logiquement hos-
tile au principe d*une liberté qui l'aurait dépouillé de prérogatives
importantes et d'avantages pécuniaires, car les contestations, entre
communautés marchandes, étaient nombreuses et très productives
d'épices pour les juges.
Un lit de justice eut raison, momentanément, de la résistance
des magistrats ; Malesberbes avait conseillé de recourir à ce moyen
de contrainte, et Turgot, tout en recherchant Tappuî des publi-
cistes, avait fait supprimer, par la voie administrative, les écrits
dirigés contre ses projets (1).
L'essai tenté dura quatre mois, à peine ; quoique n'ayant point
anéanti l'esprit de caste, il eut pour résultat de faire définitivement
admettre des améliorations incontestables (2), que dut accepter le
Parlement; mais ce dernier, si chaleureux pour défendre les cor-
porations patronales, ne montra pas moins de force pour pros*
crire les associations ouvrières (3). Il élait, en cela, complètement
d'accord avec ceux des économistes dont les idées triomphèrent
devant l'Assemblée constituante.
Ce n'est pas sans une profonde surprise qu'on lisait, il y a peu
de temps, sous la plume d'un de nos maîtres les plus éminents et
les plus aimés en droit administratif (4), que la liberté d'associa-
tion avait été consacrée, en 1790, et qu'il ne fallait voir qu'une mesure
//•«r?«iYMre dans la loi des 14-17 juin 1791, qui interdit, non seule-
ment les agrégations corporatives mais les simples réunions des»
individus exerçant les mêmes états et professions. L'auteur cite
aussi, comme ayant confirmé le droit d'association, l'acte consti-
tutionnel du o fructidor an III (art 310 à 314).
On peut, croyons-nous, sans commettre aucune irrévérence ou
témérité, dire qu'en matière économique la plupart des membres
de l'Assemblée constituante suivaient les maximes de l'école des
physiocrates, dont l'alliance, avec celle des encyclopédistes, n'a-
vait pas été un mystère ; de là, chez nos premiers législateurs ré-
volutionnaires, le succès de cet aphorisme conçu, au xviii* siècle,
par les philosophes, et traduit brutalement par Jean-Jacques
(1) Arrêt du Conseil du 22 février 4776;
(2) Edit d'août 1776.
(3) Arrêts des 18 avril 1760, 7 septembre i 778 et 3 décembre 1781.
(4) Réforme sociale du !•"• février 1893; les Sjndicuts professionnels, pir
M. Gabriel Alix.
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[
LES ASSOCIATIONS PROFKSSIONNELLES ET LES PllYSIOCRATES. 075
Rousseau, dans le Contrat social : « Il ne doit y avoir, au sein de la
société, que TËtat et des individus. »
Comment ce principe absolu pouvait-il laisser place à des asso-
ciations et surtout à la liberté d'association?
Est-il vrai, du moins, que celle-ci ne fut que Muspendtis par la loi
des 14-17 juin 1791? Le texte de Tarticle suffira pour en juger :
« V anéantissement de toutes les corporations des citoyens du
même état et profession étant une des hases fondamentales de la cons-
titîUion française^ il est défendu de les rétablir de fait, soies qvel^ue >^
prétexte et quelque forme que ce soit. »
En conséquence, l'article 2 de la même loi défend aux personnes
vouées au même métier de prendre aucun titre, aucune résolution,
« sur leurs prétendus intérêts communs » ; cette mesure n'était
jamais tombée en désuétude, puisque son maintien en vigueur
fut formellement reconnu, il y a vingt-cinq ans (1), et que la loi du
:^i mars 1884 en prononce la suppression.
D'ailleurs, le 18 août 1792, TAssemblée législative confirmait, , i
dans des termes aussi nets que compréhensifs, le précepte inscrit M
dans la loi des 14-17 juin 1791, en déclarant a qu'un État vraiment • *|
libre ne doit souffrir dans son sein aucune corporation ». . '
En présence d'une volonté aussi ferme que persévérante mani-
festée par les législateurs, en 1791 et 1792, est-il admissible qu'on «
suppose à ceux-ci la pensée d'avoir reconnu le droit d'association? / ^
Deux textes sont invoqués à l'appui de cette thèse, à laquelle il
est impossible de dénier le mérite de l'originalité; on ne craint pas ^ >«
de citer la loi interprétative des 13-19 novembre 1790, qui concerne ''
uniquement l'exercice des droits civiques (2), et plusieurs articles
de la Constitution du 5 fructidor an III, qui n'ont aucun rapport
avec le point controversé; sans doute, l'article 360 de cette
Constitution ne prohibe que les « corporations » et « associa-
tions contraires à l'ordre public » ; mais, on ferait une induction
que repoussent, tout ensemble, le droit public et l'application qu'il
a reçue, en tirant de la disposition précitée la conséquence que,
depuis 1795, les particuliers devinrent maîtres de s'associer ; sauf
S
(1) Conseil d'État, 20 février 1868, Boucliers de PariSf ]
(2) Le député Salle, organe du comité des rapports, s'exprimait ainsi, au sujet
des sociétés dites populaires , dont le décret du 14 novembre reconnaît le carac- \
tére licite : « Votre comité... a cru que ces sociétés ne pouvaient pas être con-
sidérées comme des corporations,», elles propagent l'esprit public et le patrio-
tisme... »
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*^F*S^.- ^
076 RÉUNION ANNUEXLE.
pour les sociétés civiles ou commerciales, une loi aurait été néces-
saire, au temps du Directoire, afin de régler le mode de fonction-
nement d'une nouvelle liberté qui ne fut réellement accordée,
pour la première fois, qu'en 1848. Or, à cette dernière époque, le
prestige des physiocrates s'était éteint; la science économique avait
vu son horizon s'élargir et ses perspectives s'éclairer d'un jour
nouveau. Des idées qui, en 1789, semblaient corrélatives au pro-
grès avaient vieilli et, en 1848, étaient répudiées par le libéralisme
sincère, fécond et malheureusement trop éphémère au souvenir
duquel Le Play, en lui rendant hommage, dans l'un de ses derniers
écrits, paie un juste tribut de regrets.
Faut-il, comme y convie l'honorable jurisconsulte dont nous
venons de combattre l'opinion, reconnaître, à la décharge des pre-
miers constituants, que l'anéantissement des associations profes-
sionnelles, s'il est repréhensible, doit aussi être reproché aux
divers gouvernements du xix" siècle qui ne l'ont pas fait cesser?
Nous répondrons qu'il ne s'agit pas, ici, de faire un départ de
responsabilités, mais bien de vérifier un fait d'histoire et de légis-
lation; de remonter à l'origine d'un système et d'en décrire les
vicissitudes.
Même en se plaçant sur le terrain proposé, il y aurait encore lieu
de faire une distinction, entre l'ostracisme qui frappa en 1791
toutes les agrégations professionnelles, et les moyens mis en
œuvre, depuis le Consulat, pour suppléer aux communautés dis-
parues ; dans le rapport qui accompagne le projet appelé à devenir
la loi du 22 germinal an XI, il est dit que le régime réglementaire
c< fut la cause de beam'Oîip de bien et de quelques excès » ; que, « sur
ce point, comme sur tant d'autres, on prit le parti commode de
corriger l'abus, en supprimant la chose... Les chambres consulta-
tives, ajoute-t-on, remplaceront utilement les anciennes ju-
randes (1). »
En dehors de ces nouvelles assemblées, officielles et dépen-
dantes, l'article 291 du Code pénal de 1810 admet le droit de s'as-
socier, entre personnes n'excédant pas le nombre de 20 et, au delà
de ce chiffre, la possibilité de se syndiquer, moyennant une per-
mission de Tautorité administrative.
De plus, sous le Consulat, le premier Empire et la Restauration,
(1) Archives nationales, F. 20, 102.
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\7^^^^'
LES ASSOCIATIONS PROFESSIONNELLES ET LES FUYSIOCRATES. t»77 * ;
(1) y, notre monographie sur Le régime des établissements cV utilité publique,
1892 (Berger-Levrault, éditeur).
(2) Administration pj^ovinciale {iT)9),
v.^
à la faveur de certains expédients juridiques, le Conseil d'État intro-
duisit une catégorie de personnes morales qui, avec le temps, a
pris un grand essor : nous voulons parler des établissements d'uti-
lité publique (1).
Il y a, on le voit, une différence assez sensible, entre les idées
qui animaient les partisans des physiocrates, à la fin du xviii'' siècle,
. et celles dont étaient imbus les gouvernants, dans la première »
moitié de notre siècle ; nous n'aurions pas relevé ce contraste, si ^ ;
un appel à l'équité n'avait été fait par le savant professeur avec ^
lequel nous regrettons d'être en dissentiment, sur un point spé- v
ciàl, mais qui a son importance pour l'histoire économique du
pays.
II
Choix du mode d'emploi de son activité ; application, à ses
risques et périls, des connaissances techniques ; liens sociaux déri- ^ ;
vaut de l'aflinilé des intérêts professionnels, ce sont là trois
choses, avons-nous fait remarquer, qu'il est essentiel de ne pas * ;
confondre. ' ^
Mais, aux yeux des physiocrates, ces trois notions étaient insé- ]
parables et, de fait, à en croire leur témoignage, la liberté natu-
relle aurait été confisquée, au xvi* siècle; elle serait, d'ailleurs,
incompatible avec des engagements légaux ou conventionnels, I
entre gens du même état. ]J
Turgot ne mettait pas en doute l'exactitude de ces assertions et ]
s'en fit l'écho, dans le préambule de TÉdil aboUtif des corps de 'j
métiers. I
Où et quand le pouvoir souverain avait-il manifesté la préten-
tion de subordonner à son bon plaisir l'exercice des aptitudes
humaines ? D'après Letrosne (2), ce serait dans un acte d'Henri 111,
daté de 1583, qu'on déclarerait a royal et domanial n le a droit de
travailler ». Or, c'est là une imputation toute gratuite ; non seule-
ment il n'existe aucun texte renfermant l'indice de la pensée quat-
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l>78 BÉUNION ANNUELLE.
tribue Letrosne au dernier des Valois- Angoulème, mais un Ëdit de
décembre 1581 eut pour but d'introduire une réforme, dans les
corporations de marchands ou artisans, et de faciliter beaucoup
Taccés de la maîtrise.
Au XVII" siècle, dans les premières années de la régence d'Anne
d'Autriche, alors que le fisc était dépourvu de ressources, la fran-
chise du travail fut proclamée, en faveur des artisans de villes
sans jurandes, des laboureurs et tous autres paysans (1).
Si, dans la pratique, des usages traditionnels, rappelant l'orga-
nisation sociale du moyen âge, subordonnaient l'emploi des
ott¥rters à une résidence continue, plus ou moins longue, cette
condition n'avmit rien de commun avec la capacité légala pour
travailler ; l'électorat politique ou municipal ne s'obtient qu'après
avoir accompli, dans le lieu d'inscription, on séjour dont la durée
variable n'altère, en rien, le caractère d'universalité du suffrage
civique.
11 faut ajouter que la royauté s'efforça, depuis la fin de la Renais-
sance, d'élargir progressivement les limites territoriales dans les-
quelles pouvait se mouvoir l'activité des artisans (2) ; ce n'était
pas chose facile ; à la fin du xvii" siècle, il y eut, à Rouen, un sou-
lèvement des compagnons drapiers, à l'annonce d'une décision du
Conseil des finances permettant d'occuper des ouvriers du de-
hors (3). A la même époque, et sous la pression des personnes
intéressées, la municipalité de Lille rendit une ordonnance, cassée
du reste par l'autorité supérieure, pour interdire le débit des
coiffures communes confectionnées par d'autres que les chapeliers
de la ville (4). Vers le milieu du siècle dernier, la population ma-
ritime de Quillebœuf émettait encore la prétention de ne rece-
voir aucun pilote qui ne fût natif de la localité : sa résistance dut
céder devant un ordre du gouvernement (5). Sous le règne de
Louis XVl, il fallut prohiber les exigences des compagnons, à Té*
gard des travailleurs français ou étrangers que les chefs d'établis-
sements auraient choisis en dehors des associations ouvrières (6).
(1) Arrêt du Conseil du 4 m^irs 1645.
(2) Pdits de décembre 1381 et d'avril 1597; arrêts du Conseil des 28 août 17!
et 25 mars 1755.
(3) B'eydeau do Brou, intendant, lettre du 27 aviil 1688.
(4) Lettre du contrôleur général du 12 mars 1688 à Tintendant de Flandre.
(5) Arrêt du Conseil du 18 juillet 1759.
(6) Déclaration du 8 septembre 1781 (art. 8).
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*i II ^lyiLJi" j «' '■ wvi^^^
n
LES ASSOCIATIONS PHOFKSSIO]>\N ELLES ET LES TUYSIOCHATES. ti'î^
Ces tendances fâcheuses persistèrent, en dépit de la loi des-
14-17 juin 1791, dont Le Chapelier, rapporteur, résumait Tespril^ !4
en disant : « Il n'y a plus de corporations dans rÉtat î il n'y a plu^ , A
que Vintérêt particulier de chagm ùidividu et Vhiiérêt général . •> C'est, en
propres termes, la formule de Jean-Jacques Rousseau que nous
avons citée.
N'était- il pas possible de laisser vivre des associations profes-
sionnelles sans porter atteinte à la liberté du travail? Bigot de .»!
Sainte-Croix répondait, avant Turgot, d'une façon négative. « Ce ^•
serait, s'écrie cet économiste, retomber dans tous les abus des^
jurandes que de permettre aux agents d'une même profession
d'avoir entre eux aucun point de ralliement. » Et, d'avance, ij
traçait la ligne de conduite que suivit l'Assemblée constituante. i
« La loi, disait-il, doit porter une défense générale et expresse, à • ]
tous les membres d'une même agrégation, de s'assembler entre eux, '
ni d'élire des gardes ou jurés. »
Puis, expliquant ce qu'il y a lieu d'entendre par la liberté que ^
réclamait l'école des physiocrates, Bigot de Sainte-Croix ajoute ,\
que le but poursuivi « c'est la faculté de se livrer au genre de Ira- i
vail ou de trafic qui convient... de le borner, de l'étendre, d'ei> *j
changer..; en un mot, tel négoce qu'il., plaît et comme.., il plaît,
tans avoir d'autre loi que l'intérêt^ et sans que personne ait le pou- I
voir de... troubler. » ' J
Tel était l'idéal rêvé; le langage qu'on vient de citer peut pa-
raître équivoque et dangereux ; mais, l'auteur se hâte de rassurer -
sur les effets d'une indépendance absolue ; à l'en croire, « le projet
de nuire suppose l'intérêt et la possibilité de le faire, qui ne peuverif
ëe rencontrer dans Véiat d^ libre concurrence. »
Ainsi, avec l'anéantissement des associations professionnelles,
plus d'abus, plus de tromperie, plus d'oppression, au préjudice des^ /
consommateurs, car, au dire de Turgot, u la source du mal est !
dans la faculté même accordée aux artisans d'un même métier de
s'assembler et de se réunir en un même corps (1). »
L'expérience a prononcé sur la valeur de cette doctrine ; le
besoin de solidarité a été plus fort que l'esprit d'individualisme
qu'une fatale illusion faisait prendre, par Quesnay et ses disciples,
pour une source de forces capables de stimuler l'initiative et de
(\) Préambule de l'Édit du mois de février i776.
t
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OSO RÉUNION AiNNUELLE.
j développer la liberté, landis qu'il devait être une cause de faiblesse
[ et de découragement, à l'égard de ceux qui ne possèdent ni capi-
l taux ni crédit.
\ On peut donc dire des physiocrates que, si leur intervention a
J été utilej afin de porter les derniers coups aux corporations fer-
1^. mées, routinières et fiscales, le but raisonnable qu'il s'agissait
f^' d'atteindre a été dépassé par les novateurs; ceux-ci ont poursuivi,
''^' ^ avec rigueur, l'association « de fait », dépourvue de privilèges ou
I de prérogatives; l'erreur commise, en rompant avec violence tout
^ lien professionnel, a engendré, avec le temps, une réaction aussi
ïs funeste ; depuis trente ans, des pacles secrets ont pris naissance,
^, entre ouvriers, sous prétexte de défense commune et, en réalité, le
plus souvent, pour servir les intérêts de quelques meneurs.
Q La loi du âl mars 1884, en accordant aux personnes du même
^ métier le droit de se syndiquer ouvertement, aurait dû rendre
T; sans objet les manœuvres occultes; il n'en a rien été, par le motif
: très simple que, trouvant une organisation en état de fonctionne-
ment, cette loi procura des facilités nouvelles, pour accroître
l'étendue et la puissance des groupes déjà formés ; l'esprit oppressif
se manifeste de nouveau ; on veut maintenant rendre obligatoire
V l'affiliation aux syndicats, et des tentatives réitérées ont été faites,
pour imposer aux patrons l'emploi d'ouvriers enrôlés, malgré eux,
dans des associations dont ils connaissent les tendances et sont
tenus de souffrir la tutelle.
C'est là un exemple frappant qui doit porter avec soi un double
enseignement.
D'une part, on commet une méprise grave, en croyant qu'il y a
progrès accompli, par cela seul que des institutions anciennes,
éprouvées, sont détruites.
D'autre part, les réformes et libertés demandent à éclore dans un
moment qui ne soit ni prématuré ni tardif.
Il est essentiel, surtout, que les gens de bien s'en occupent avec
zèlC; afin de ne pas laisser les rêveurs ou les ambitieux usurper le
mérite d'idées fécondes, susceptibles d'être compromises par de
dangereuses exagérations.
A. DES CiLLEULS.
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COURRIER D'ITALIE
LES 6RÉVES EN ITALIE D'APRÈS UNE STATISTIQUE RÉCENTE
M. le commandeur Bodio, le savant directeur de la statistique du
Royaume, a publie récemment une statistique des grèves survenues
dans l'industrie et l'agriculture de i884 à 1891. 11 a fourni ainsi une
matière sûre et nouvelle aux investigations scientifiques et à Tanalyse
des faits sociaux. On n'avait officiellement, en Italie, jusqu'alors que peu
de renseignements sur les mouvements grévistes, à peine deux no-
tices, et encore bien incomplètes. La première, de M. Bonasi, président
et rapporteur de la Commission instituée en 1878, sur la proposition du
ministre de l'Intérieur, pour rechercher avec soin les causes des grèves
qui s'étaient manifestées dans certaines provinces et pour proposer les
remèdes propres à les prévenir ou à les faire cesser. La seconde, de
M. San Giuliano, rapporteur à la Chambre le 23 avril 1884, pour le pro-
jet de loi : « Moyens de prévenir les grèves », présenté par le gouver-
nement.
Depuis 1884, la statistique est restée muette, quelque impérieux qu'ait
été le besoin d'en avoir une plus complète. Les grèves augmentèrent à
vue d'œil, en nombre, en intensité, en extension et en importance. La
plainte était générale au sujet de l'interruption du travail, du désordre
des masses ouvrières, de la rareté et de la cherté des produits. Les
précautions des autorités politiques locales furent toujours transitoires,'
tandis que la presse réclamait des remèdes établis sur des bases plus
larges et spécialement une part plus grande laissée à l'arbitrage. M. Bodio
a comblé cette lacune en empruntant des données sages et utiles aux
différents rapports que les préfets envoyaient au ministère de l'Intérieur
pour le tenir informé de chaque grève qui survenait, des diverses phases
qu'elle parcourait et de la manière dont elle se terminait. Mais comme
ces informations se limitent à ce qui intéresse le gouvernement seule-
ment au point de vue de la tranquillité publique, il est bien naturel que
M. Bodio n'ait pu trouver en elles que des renseignements insuffisants
pour ce qui concerne le côté économique de la question. Pourtant, il a
pu suppléer au manque de détails en recourant aux chroniques des
journaux de différentes localités : ce travail, évidemment, n'était pas
La R6p. Soc, 1" novembre 1893. 3* Sér., t. VI (t. XXVI col.), 44
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^ I
682 COURRIER d'italie.
toujours facile ni même réalisable puisque les sources elles-mêmes
étaient peu sûres et échappaient au contrôle, ce qui assurément diminue
la valeur des faits enregistrés. Mais ces faits ne manquent pas toutefois
d'avoir leur importance comme bases d'autres recherches et de critique
statistique.
Le tableau des grèves industrielles en Italie, de 1878 à 1891, nous ren-
seigne, année par année, sur le lieu et la date des grèves, sur la qua-
lité et le nombre des grévistes, sur la cause, Tissue, la durée des grèves.
2« sem .
1878
Grèves :
19
Grévistes :
2.963
Année
187V
—
32
—
4.011
—
4880
—
27
—
5.900
—
1881
—
44
—
8.272
—
4882
—
47
—
5.854
—
1883
—
73
—
12.900
—
1884
—
81
—
23.967
—
4885
—
89
-
34.160
—
1886
—
96
—
46.951
—
4887
—
69
—
25.027
—
1888
—
101
—
28.974
—
1889
—
126
— ,
23.322
—
1890
—
139
—
38.402
—
1891
—
132
1.075
—
34.753
265.456
On a donc un total de 1 ,075 grèves et de 265,456 grévistes avec une
moyenne respective annuelle de 77 grèves et 18.960 grévistes, ou
une moyenne de 256 ouvriers par chaque grève. Il est à remarquer
toutefois que le nombre des grèves, qui n'est pas en progression
régulière de 1878 à 1883, présente, au contraire, une progression cons-
tante de 1884 à nos jours: ce qui permet d'admettre le fait suivant: que
les chiffres de 1878 à 1883 étant seulement ceux que les rapports de
MM. Bonasi et de San Giuliano ont relevés, peuvent être erronés, les
données relatives aux conditions économiques d'un pays ne pouvant pas
être toujours d'une exactitude absolue. Mais ensuite l'accroissement du
nombre des grévistes est frappant; on peut conclure de là que la pra-
tique des grèves est devenue plus fréquente aujourd'hui et plus com-
mune parmi les masses ouvrières.
Gomme causes générales et immédiates de ce phénomène M. Bodio
signale: 1^ le développement que prend la grande industrie; 2^ les
exigences et les prétentions des ouvriers, accrues par la lecture conti-
nuelle des journaux et l'habitude prise de se réunir entre eux; 3* la
variabilité des conditions de production et de commerce.
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LES GRÈVES d'aPRÈS UNE PUBLICATION RÉCENTE. 083
Comme conséquence confirmant la vérité de la première cause
énoncée, nous constatons le fait suivant : que les grèves ont été plus
fréquentes dans les lieux où J'activité industrielle était plus grande. De
1878 à 1891, ces 1.075 grèves se répartissent, par régions et provinces,
selon les chiffres suivants :
77 grèves
I>ombardie
260
grèves
Sicile
77
Piémont
143
—
Latium
71
Emilie
134
—
* Ligurie
63
Vénétie
88
—
Marches
48
Toscane
86
—
Naples
20
Campanie
82
—
Sardaigne
3
Cest-à-dire qu'un quart des grèves est advenu dans la Lombardie, un
septième dans le Piémont et TÉmilie qui sont certainement les régions
dans lesquelles les industries sont en plus grandi nombre. — Il est
indiscutable qu'avec la lecture des journaux et l'augmentation des réu-
nions ouvrières se sont accrues les exigences de l'ouvrier. L'instruction
des masses s^est développée : en effet, les statistiques récentes démon-
trent que, tandis qu'en 1861 il y avait à peine 21.94 % d'habitants sachant
lire, il y en avait 32.74 % en 1881, 40.20 % en 1891 — et, tandis qu'en
1866 sur 100 conscrits on en comptait 64 d'illettrés, en 1889 on en comp-
tait F.eulement 42.
En outre, il faut citer ce fait caractéristique : l'instruction élémentaire,
technique et industrielle, est plus répandue en Lombardie, en Piémont,en
Emilie et en Vénétie que dans les autres provinces, et avec rinstruction
s'est accru le nombre des publications périodiques. Tandis qu'eu 1871
on publiait 765 journaux et revues, à la fin de 1889 on en publiait
1.596, ce qui portait le nombre des journaux à 1 pour 35.034 habitants
en 1871, etàl pour 19.390 habitants en 1889.
Des difTérents journaux qui existaient en 1889, il y en avait :
249
en Lombardie,
c'est-à-dire 1 pour 16.120
habitants
219
Piémont
— _- 15.054
—
123
Emilie
— — 19.125
—
107
VénéUe
— — 28.928
—
Sans aucun doute l'esprit d'association a également progressé. Selon
une statistique ofQcielle de 1885 le nombre des sociétés de secours -nan-
laels existant en 1873 était de 1,447 ; en 1885 il était de 4,898.
Finalement la troisième cause indiquée nous semble indiscutable :
« Si les grèves, écrit M. Bodio, étaient engendrées par des motifs rai-
sonnables, purement économiques, sans être soumises à un mouvement
d'agitation socialiste, leur nombre et leur importaiice devraient i^tre
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684 COURRIER d'itaub.
pliis considérables dans les périodes de prospérité; elles poarraieDt
éf^alement se produire quand le capital se trouverait dans l'impossibilité
de continuer à donner la rémunération du travail dans la mesure habi-
ItioUe. Les grèves, qui sont des manifestations violentes de lalutte entrr
les éléments associés pour la production, doivent naître quand sument
un manque d'équilibre dans la distribution du produit entre les élément»
qui concourent à le former. L'équilibre doit être en quelque manière
rétabli, mais aucune des parties n'étant disposée à abandonner sponta-
nément ses prétentions, le conflit devient inévitable. Quand les
industries prospèrent, et que les profits augmentent, quand les fabriques
se remplissent et qu'il s'en crée de nouvelles, le travail s'accroît et les
salaires tendent à devenir plus élevés; les ouvriers réclament aloi^
une part plus grande dans les bénéfices, et comme les patrons
n'offrent aucune augmentation de salaire et que lorsque la demande
i leur en est adresisée ils la repoussent, de là naissent les grèvei>.
Là où il n'est pas question d'augmenter le salaire, il s'agit de diminuer
le nombre d'heures de travail, ou bien de modifier les règlements de
fabrique d'après un régime plus favorable aux ouvriers. — En temps de
crises, la fréquence des grèves devrait provenir de causes différentes de
celles qui se manifestent dans les périodes d'expansion industrielle. Les
faillites, la décroissance des profits qui se réduisent quelquefois à néant,
ou qui même se transforment en pertes, obligent à restreindre le nombre
des travailleurs. Beaucoup d'ouvriers sont licenciés, lesquels pour con-
tinuer à travailler offrent leur main-d'œuvre moyennant un salaire plus
bas. Les patrons peuvent saisir cette occasion pour imposer aux travail-
leurs une diminution dans leurs salaires, ou une augmentation d'heures
de travail ou des règlements plus rigoureux. Et alors les ouvriers se
icoalisentpour éviter une diminution de salaire, ou une augmentation
d'heures de travail, ou des règlements plus rigoureux, ou bien pour
protester contre le licenciement de leurs compagnons. Dans l'un
et Tautre cas les grèves augmentent, que le mouvement du travail se
produise soit dans un sens favorable, soit dans un sens défavorable.
Par contre, dès que le mouvement économique se maintient dans un
état stationnaire, soit de prospérité, soit de crise, les grèves ont moins
d'occasions de se^produire. En fait, elles furent plus fréquentes en î8T3
et 18*4, c'est-à-dire après qu'eurent éclaté les fortes crises, pour dimi-
nuer dans les années suivantes. Après 1878 si nous considérons le nom-
bre d'ouvriers qui prirent part aux grèves nous voyons de nouveau le
nombre s'augmenter jusqu'en 1885. »
Les causes immédiates des grèves sont bien diverses.
M, Bodio les classe en cinq groupes : 1° les ouvriers demandant une
augmentation de salaire ; 2<> les ouvriers demandant une réduction du
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LES GRÈVES d'aPRÈS UNE PUBLICATION RÉCENTE.
685
Nombre d'heures de travail ; 3* les ouvriers refusant d'accepter une dimi-
nution de salaire ; 4° les ouvriers refusant de s'assujettir à une augmen-
tation du nombre d'heures de travail, sans une juste compensation ;
5<* les ouvriers élevant des contestations sur les conditions de leur con-
trat. Dans cette catégorie on comprend comme causes de grèves : les
contestations par rapport au mode de paiement des salaires, — les
mesures d'application de Tamende, — la solidarité avec d'autres ouvriers
grévistes, — la mauvaise qualité des matières premières distribuées, —
les conditions spéciales techniques de travail, — le travail des jours de
fête, — les règlements de fabrique, etc.
D'après le tableau suivant on reconnaît que le principal motif des
grèves est toujours ou la demande d'une augmentation de salaire, ou
bien faugmentation de salaire en même temps que la diminution du
nombre d'heures de travail.
POUR OBTENIR
POUR RÉSISTER
S
ANNÉES
Une augmen-
Une diminu-
A une diminu-
A une augmen-
tation d'heu-
2ï
tation de sa-
tion d'heures
tion de salai-
laire.
de travail.
re.
res de travail.
«5
J878
7
2
4
6
^879
14
1
4
—
13
i880
16
2
1
8
1881
25
5
4
i
9
1882
.30
1
4
—
12
1883
42
2
6
—
23
1884
51
3
6
4
17
1885
49
3
6
2
29
1886
44
8
13
1
30
1887
37
5
7
2
18
1888
48
8
13
2
30
1889
60
6
13
3
44
1890
81
11
14
2
3i
189i
Total ....
53
16
24
3
36
306
557
73
119
20
Pour cent
51
7
11
2
29
• Ensuite en divisant la série des années depuis 1878 en deux périodes,
Tune de développement économique qui va jusqu'en 1887, et l'autre
d'arrêt depuis 1887, M. Bodio a trouvé que le nombre des causes a varié
comme il suit par rapport à une moyenne de 100 grévistes.
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' ^\*
fiH(» COURRIER d'iTALIB*
-
Dans la l'* période
1878-1887
Dans la 2» périodo
1888-1891
l^our obtenir augmentation
de salaires
54
48
Pour obtenir diminution
d'heures de travail
5
8
Pour protester contre une
réduction de salaires. ...
10
13
Pour protester contre une
augmentation d*heures
de travail. . « •
2
29
2
Pour des causes diverses.. •
29
Dans la période de 1878-87, sur 100 grèves, 59 furent déclarées dans le
but d'améliorer les conditions des ouvriers, et 12 dans le but d'empêcher
que les conditions ne devinssent pires. Dans la période de 1888-91 il y
eut 56 grèves de la première espèce et 15 de la seconde.
Dans le cours des années 1878-91 Tissue des grèves fut favorable aux
ouvriers dans 16 cas sur cent; elle leur fut favorable en partie dans
43 ; et dans 41 elle leur fut totalement contraire. Ces proportions se sont
vérifiées presque chaque année sans grandes différences. Cependant la
proportion des grèves terminées favorablement pour les ouvriers a atteint
en 1884 20 %, en 1886 29 % et en 1888 23 %. Les deux premières années
se signalent parmi les plus prospères pour l'économie nationale et la
dernière année est celle qui appartient & la période peut-être la plus
aiguë de la crise commerciale.
Dans la série des grèves de 1878-1891 sont en plus grand nombre
«elles : a) des manouvriers, des chaufourniers, et des ouvriers journaliers
(260); b) des ouvriers des industries de tissage (260); c) des ouvriers des
industries minières, métallurgiques et mécaniques (144); d) des menui-
siers, des vitriers, des voituriers, des conducteurs, des bateliers, des
charretiers, des portefaix (117); e) des chapeliers, des tanneurs, et des
ouvriers d'autres industries pour la fabrication des objets d'habillement
iSii) ; f) des boulangers et ouvriers des industries alimentaires (77) ; g) des
ouvriers typographes et lithographes (27); A) des ouvriers d'autres indas-
lne8(125).
Les industries des catégories a, 6, e, c, sont celles dans lesquelles les
^'rèves ont annuellement augmenté toujours plus en intensité, tandis que
dans les autres on peut dire qu'elles ne s'écartent pas de la moyenne
ordinaire. En effet, au lieu des 5, 3 et 2 grèves que subirent en 1878 les
industries /i, 6, c, il y en eut respectivement 30, 39 et 29 en 1891.
La gravité des grèves se mesure d'après le nombre des ouvriers qui
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LES GRÈVES d'aPRÈS UNE PUBLICATION RÉCENTE.
687
y prennent part, et d'après le nombre de journées où le travail reste
suspendu et interrompu. Or, M. Bodio a pu relever exactement le nombre
des ouvriers grévistes dans 1,039 grèves et, d'après Téchelle suivante, ou
voit que le nombre des grèves décroit en raison inverse du nombre des
ouvriers qui y prennent part :
Grèves de 1 à 49 ouvriers 272
- 206
- 120
- 79
- 88
- 36
- 43
- 11
- 31
- 11
- 35
50 à
99
100 â
149
150 à
199
200 à
249
250 à
299
300 à
349
350 à
399
400 à
449
450 à
499
500 à
599
Grèves de 600 à 699 ouvriers lo
—
700 à 799
— J9
—
800 à 899
— 15
—
900 à 999
— 5
—
1.000 à 1.499
~ 26
—
1.500 à 1.999
— 6
—
2.000 à 2.999
— 13
—
3.000 à 3.999
— 3
—
4.000 à 4.999
— 3
—
5.000 et plus
Total.
2
. ... i.o;i9
D'après le précédent tableau, on constate, en ce qui concerne le nombre
des grévistes, que pour environ la moitié des grèves chaque grève ne
comprend pas plus de 100 ouvriers et le quotient moyen annuel du
nombre total des grévistes est de 255.
En ce qui concerne la durée des grèves, plus de la moitié (642)
durèrent à peine de 1 jour à 3 au plus — et de 9 qu'elles étaient en 1878
leur nombre allu croissant d'une façon remarquable jusqu'à atteindre le
chiffre de 92 en 1890, pour redescendre à celui de 72 en 1891. Environ
un quart du total des grèves (264) durèrent de 4 à 10 jours, suivant un
mouvement de croissance soumis à de légères fluctuations ; les autres
grèves (130) dépassèrent 10 jours, variant entre 2 et 7 de 18^8 à 1883, et
entre 9 et 17 de 1884 à 1891. Il y eut certains cas exceptionnels pendant
lesquels les grèves durèrent jusqu'à 3 mois entiers.
Les pertes causées aux ouvriers par Tinterruption du travail pourraient
se calculer si l'on connaissait le salaire moyen des différentes classes
d'ouvriers qui participèrent aux grèves. Mais nous n'avons pas encore en
Italie une statistique sûre et complète des salaires, et nous ne connais <
«ons pas le montant des salaires distribués aux ouvriers avant \\ j^rève
dans chaque industrie, d'où il est difficile de pouvoir tirer des données
précises. Et pourtant si Ton réunit le nombre des journées de grève de
chaque année on trouve que, ce nombre étant de 21, 896 en 1879, s'élève
progressivement chaque année jusqu'à atteindre le nombre de 258.059
en 1891. En mettant à 2 fr. 50 le salaire moyen d'une journée de travail
de l'ouvrier italien on obtient une perte de 54,740 francs pour les gré-
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688 COURRIER d'itaue.
vistes de 1879 et une perte de 645.147 francs pour ceux de 1891. Et ce
ne serait cependant que la perte immédiate éprouvée par les grévistes
eux-mêmes, mais combien plus grand serait, par contre-coup, le dora-
mage absolu causé par les grèves!
La statistique qui nous est fournie par le commandeur Bodio — comme
il le déclare lui-môme avec regret — ne nous éclaire pas sur le nombre
des ouvriers qui, par suite de la fermeture des usines, ont eu à souffrir
d^une interruption de travail. G^est ainsi que ne peuvent se calculer les
iconséquences les plus graves de ces suspensions de travail.
Les données détaillées concernant la grève des ouvriers compositeurs-
typographes (432) de Turin en 1887 pour augmentation de salaire
indiquent un chiffre de 45.669 francs pour les dépenses supportées par
la « Société générale des typographes italiens » pendant les 64 jours de
durée de la grève pour subventions aux grévistes, à savoir 713 fr. 58 par
jour pour toute la masse et 1 fr. 65 par ouvrier.
La grève de 1890, survenue dans la Véuétie, à laquelle prirent part
357 ouvriers typographes, dura de 15 à 60 jours. Elle fut cause pour
l'Association d'une dépense de 42,000 francs, non compris les 20,207 fr. 30
qui furent dépensés pour subsides aux ouvriers cherchant du travail.
Pour la grève de Milan en 1880, à laquelle prirent part 700 ouvriers
compositeurs et qui dura plusieurs mois, TAssociation dépensa environ
100.000 francs. Voilà des données suffisantes pour démontrer la néces-
sité absolue de développer le patronage des industriels sur les ouvriers
— et de favoriser l'arbitrage industriel ou la conciliation, seuls moyens
par lesquels ces grandes grèves pourront être terminées.
Les grèves agricoles pour lesquelles M. Bodio veut faire, et à juste titre,
une étude à part, ont présenté de 1881 à 1891 un autre caractère et des
phases différentes. Il faut tenir compte de la bonhomie coutumière an
paysan, de la résignation du journalier aux durs travaux des cbainps,
de la tranquillité de la campagne, de la solitude favorable au repos de
Tesprit : le plus souvent le paysan ne voit pas plus loin que son champ
à cultiver dans son propre intérêt ou dans celui de sa famille.
Mais l'ère nouvelle a étendu jusqu'à lui l'instruction et l'esprit d'asso-
ciation, et là où cet esprit s'est spécialement infiltré, se sont développées
des idées et des prétentions nouvelles. En Italie ces nouvelles préten-
tions des paysans ne se manifestèrent pas avani 1881. En 1881 et 1882
c'est dans les provinces de Velletri, de Gataneet de Gôme qu'eurent lieu
les premières grèves, mais leur mouvement fut local, accidentel et d«
répression facile.
Les grèves de 1884, survenues dans la vallée de Padoue, présftntèrent
des 2aiuclères plus graves, avec une tendance d'agitation socialiste qui
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LES GRÈVES d'aPRÈS UNE PUBLICATION RÉCENTE, 689
fit connaître l'existence d'une hostilité permanente prête à éclater à la
moindre occasion. Déjà, depuis 1882, dans la province de Rovigo, une
agitation agraire assez grave avait commencé, elle s'accentua en 1884, et
la grève acquit bientôt un caractère même criminel. Elle prit fin par le
fait d'une organisation nouvelle. Alors fut fondée une « Société de
paysans » ayant comme but officiel de créer des secours mutuels et de
soumissionner des travaux publics, mais dans le but secret de réunir
les travailleurs pour les pousser en avant chaque fois que le besoin s'en
ferait sentir.
En 1885, les grèves atteignirent la plus grande [intensité. Le mouve-
ment partit de Mantoue ; les organes moteurs furent « la Société géné-
nérale des travailleurs italiens » et o la Société de secours mutuels des
paysans de Mantoue » ; ceux-ci, agités par diverses assocrations politiques
de la province, firent une propagande active, s'orgauisant par milliers en
sections et en sous-sections, qui eurent un siège dans presque toutes les
communes : sous le contrôle des associations centrales, ces divers grou-
pes réglèrent le tarif des salaires à imposer aux propriétaires pour le tra*
tJiil ordinaire et le travail à forfait.
De îfantoue l'agitation se répandit à Vérone, à Parme, à Reggio, en
Emilie, à Modène et dans le Milanais, — où se mirent en grève, fait
bien caractéristique, non pas les ouvriers journaliers, mais les colons et
les petits fermiers — et jusque dans les territoires de Monza et de Côme.
L'agitation cessa par lassitude : les colons n'obtinrent pas des grèves
ce qu'ils en espéraient, et les propriétaires, de leur côté, ne purent
échappera la nécessité de faire quelques concessions.
De 1886 à 1891 les grèves se reproduisirent un peu partout, mais elles
n'eurent aucun caractère de lutte violente; ce furent agitations locales,
de peu de durée, faciles à arrêter moyennant quelques concessions
opportunes. Mais, pour calmer l'agitation, il me semble que deux moyens
sont indiqués : une loi qui interdise le Iruk-system et déclare insaisis-
sables les salaires des ouvriers agricoles ; une autre loi qui institue des
collèges de Probi viri pour l'agriculture. Ce sont là des nécessités dont
l'évidence est démontrée aussi bien par Vlnchiesta agi'aria que par les
grèves plus récentes.
Les fermetures d'ateliers {look-outs) sont les moyens auxquels recou-
Tent les patrons pour faire accepter par force aux ouvriers des condi-
tions que ceux-ci ne seraient pas disposés à subir. En 14 années, de
4878 à 1891, il y en eut 38, dont 12 furent faites par des patrons boulan-
gers et pâtissiers, 10 pa:' des bouchers, 4 par des filateurs et tisserands,
3 par des propriétaires de magasins, 2 par des chapeliers, et i par cha-
cune des catégories suivantes : carrierSj meuniers, vitriers, faïenciers.
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690
COURRIER D ITALIE.
fabrioants de chaises, patrons cordonniers, fabricants de tissus. De
ces différentes fermetures, 18 durèrent jusqu'à 3 jours, — 13 de 4 à
10 jours, — 5 plus de 40 jours. — Pour 35 fermetures, 5,673 ouyriers
restèrent sans travail, et 21,689 journées se perdirent.
11 est nécessaire cependant de noter que de ces 38 fermetures les seu-
les sérieuses furent celles des patrons chapeliers. Pour les 36 autres les
fermetures eurent lieu en vue de protester contre des mesures fiscales
et administratives, et d'influer ainsi sur l'opinion et sur l'autorité par le
licenciement des ouvriers ; on voit que les fermetures ne peuvent être
considérées en Italie comme des moyens de résistance employés par les
patrons : elles sont rares et ont peu d'importance.
Une dernière réflexion nous conduira à la conclusion : M. Bodio dit
que sur les 1,075 grèves industrielles, 1,047 seulement peuvent offrir des
données précises sur leur issue et ensuite il fournit les chiffres suivants:
NOMBRE
DBS
ORKVâS
DONT LA
CAVHB EST
CONNUE.
537
73
119
20
305
1.074
CAUSE DE LA GREVE
Pour obtenir une augmentation
de salaire
Pour obtenir une diminution
d'heures de travail
Pour résister à une diminution de
salaire
Pour résister à une augmenta-
tion d'heures de travail.
Pour autres causes diverses
Total
Pour cent
ISSUE DE LA GRÈVE
ta
H
j
•U -3.
m
c a
<
S
3 S
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429
42.47
J
Quant aux grèves agricoles, la plupart se sont terminées favorablement
pour les ouvriers, et le plus souvent grâce à la faiblesse et aux conces*
sions des propriétaires.
Les fermetures {look-outs), excepté deux, furent toujours terminées par
des concessions en faveur des ouvriers.
Donc on peut conclure qu'en général les patrons sont bien disposés en
faveur de leurs ouvriers; que, dans la plus grande partie des cas, ils se
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UN DISCIPLC: AMERICAIN DB FROUOBON. (>9f
sont soumis sans trop de résistance en avantageant la condition des gré-
vistes. Et si Ton y regardait de près, on verrait que le plus souvent les^
grèves ont été éteintes par le plein accommodement des propriétaires et
de leurs ouvriers, lesquels souvent se sont désistés parce qu'il se sont
convaincus de l'injustice de leurs prétentions.
On doit conclure que, tandis que les ouvriers italiens sont en grande
partie pacifiques, ordonnés, soucieux de leurs devoirs, et qu'ils laissent
difficilement pénétrer dans leur esprit les idées socialistes, les pa-
trons comprennent combien est important le r6le qui leur est réservé
dans leur mission de patronage sur leurs ouvriers. Ils en supportent les
devoirs, d'autant plus qu'ils sont convaincus — et en Italie plus d'un»
exemple le leur démontre — que les désordres occasionnés par les
grèves nuisent beaucoup au point de vue social et économique, non seu-
lement à eux-mêmes, mais aux ouvriers, et aussi à la masse des ci-
toyei^s pour lesquels la sécurité des propriétés et des personnes devient
chose inconnue,, en même temps qu'augmente le prix de toute espèce do
marchandises. Personne cependant ne souffre plus profondément de ces
désordres que ceux qui ont des rapports directs avec la classe des^
ouvriers grévistes.
Prof, Santangelo Spoto Ippolito.
MÉLANGES ET NOTICES
UN DISCIPLE AMÉRICAIN DE PROUDHON. — Dans son jour-
nal Liberté, d'abord bi-mensuel et aujourd'hui hebdomadaire, M. Benj.
R. Tucker défend depuis douze ans, avec un remarquable tempérament
de polémiste, les idées de son compatriote Josiah Warren et de
Proudhon. 11 se fait gloire d'être le pionnier des doctrines anarchistes
en Amérique. Ne trouvant pas le temps d'écrire un traité méthodique,
il vient de grouper ses principaux articles, et bon nombre de pages
de ses contradicteurs, sous ce titre significatif : A la place cTun livre, par
un homme trop occupé pour en écrire un (1). Il y a dans l'état d'esprit quo
révèlent ces morceaux un curieux mélange d'individualisme aigu et de
socialisme.
Individualiste, M. Benj. R. Tucker prétend bien l'être jusqu'au bout..
Par certains côtés, il se rapproche de M. Spencer, de M. Auberon Her-
bert, et aussi de tous les théoriciens rigoureux du laissez-faire. Libre
échange absolu, réduction de l'État à sa plus simple expression, c'est-à-
dire à rien, substitution universelle de la coopération volontaire à la
(l) Instead of a book, by a man ioo busy to write one. A fragmentary expo-
sition ôfphilo9ophicalanarchism,'Seyf~Yov\i,\S9^.
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692 ^ MÉLANGES ET NOTICES.
coopération forcée, souveraineté illimitée de l'individu, restreinte seule-
ment par le principe d'égale liberté, voilà tout un côté du système.
«L'anarchiste, dit expressément ce fougueux Américain, n'est pas seule-
ment utilitaire, mais égoïste, au sens le plus plein du mot. » 11 poursuit
toute autorité, même surhumaine. 11 est nécessairement athée. Ni Dieu,
ni maître.
Mais voici qu'intervient le socialisme. Il faut détruire le prélèvement
abusif qu'opère le capital sur le produit du travail et qui est la source
de presque tous les maux du monde. Pour rendre gratuit l'usage du
capital, il suffît, estiment les anarchistes, de supprimer les monopoles
que l'État maintient injustement ; avant tout, ceux de l'argent et de la
terre. — Abolir le monopole de l'argent, cela veut dire laisser les parti-
culiers émetlre à leur guise, en toute franchise d'impôt, de la monnaie
et du papier-monnaie. Si pleine liberté est donnée au crédit, on s'ima-
gine qu'il deviendra gratuit. Je crois que M. Tucker se fait de grandes
illusions sur le rôle possible des banques mutuelles, auxquelles je
souhaite d'ailleurs qu'on accorde toute licence. Sans doute le jeu des
échanges libres et le développement du crédit populaire peuvent et doi-
vent abaisser le taux de l'intérêt. Mais si le capital ne rapportait plus
rien du tout, il cesserait de se former en quantité suffisante, et chacun
en pâtirait. — Abolir le monopole de la terre, veut dire défendre au
propriétaire foncier de loiier son bien. Cela me semble assez difficile à
concilier avec le principe de l'entière liberté individuelle.
C'est qu'il n'est possible d'asseoir la société humaine ni sur la souverai-
neté de l'égoîsme individuel, ni sur la souveraineté du nombre. Il faut
des notions plus hautes pour développer le respect du droit et faire
régner un peu d'harmonie. C'est la foi à la souveraineté du bien absolu,
c'est-à-dire de Dieu, qui fonde la dignité de la personne morale et le
devoir de la charité fraternelle. J. Angot des Rotours.
L'INDUSTRIE ET LES MŒURS SOCIALES. — Les chemins de
fer français d'intérêt local fournissent le sujet de très intéressantes
réflexions touchant la connexité intime qui existe entre Tétat des mœurs
sociales et le mouvement industriel.
Un rapport qui vient d'être publié dans le Journal officiel, constate
avec chiffres à l'appui que, « pendant les cinq dernières années, eu
Allemagne, le prix de revient moyen du kilomètre de ligne d'intérêt
local à voie normale a été de 77,870 francs et, en France, de 140,502 fr.:
et pour les lignes à voie de 1 mètre, de 36,069 francs en Belgique, do
59,840 francs en Allemagne, de 76,724 francs en France ». Tout en
tenant compte des différences qui peuvent exister entre les conditions
générales des constructions dans les divers pays, on peut dire qu'en
somme « les lignes d'intérêt local coûtent sensiblement plus cher en
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î l'industrie et les moeurs sociales. 693
France qu*à Tétranger». Voilà le fait économique; mais maintenant
quelles en sont les causes? C'est là que va se trouver le fait social. La
principale de ces causes, en effet, a été le peu de développement et d'ac/-
tivité de la vie locale en France. 11 est arrivé bien rarement, dit VOfficiel,
que les concessionnaires de ces petits chemins de fer d'intérêt local
aient été des associations dMntéréts et de capitaux locaux. Le plus sou-
vent, les concessionnaires ont été de grandes entreprises, établies dans
Paris même, aussitôt après la loi de 1880, pour la poursuite de toutes
ces concessions d'intérêt local ; ces entreprises ont donc été étrangères
aux régions à desservir, connaissant insuffisamment leurs besoins et
leurs ressources, mues surtout par la pensée du bénéflce sur rémission
et la construction, et s'appuyant forcément sur des établissements finan-
ciers dont il a fallu payer très grassement le concours et la publicité.
Les sociétés d'ailleurs ont été constituées par des banques qu'allé-
chait la perspective d'importantes émissions de titres, par des construc-
teurs de matériel préoccupés de trouver un débouché aux produits de
leurs usines : tous cherchant à tirer un profit pécuniaire aussi large que
possible de la ligne.
La garantie d'intérêt est devenue pour ces sociétés un gros élément de
spéculation qui suffisait pour faire repousser les économies sur le tracé
comme constituant une diminution des profits, et qui faisait négliger
complètement la question des receltes.
Dans une brochure récente, M. Colson, maître des requêtes au Conseil
d'État, a dit ces paroles bien caractéristiques : « C'est dans rémission
des litres servant à constituer le capital ou dans Tentreprise de la cons-
truction, plutôt que dans le développement du trafic^ que les conces-
sionnaires ont été conduits à chercher leurs bénéÛces. »
Telle est, en partie, l'origine de cette cherté des chemins de fer d'in-
térêt local : c'est le défaut de vie locale. Si ces chemins de fer avaient
été construits par des sociétés locales, soutenues par l'esprit public,
conduites par des hommes du pays, les résultats auraient été tout
autres, les gaspillages de la spéculation n'auraient pas eu lieu, l'avide
presse parisienne n'aurait pas prélevé sur les émissions les bénéfices
scandaleux qu*elle est habituée à exiger, sous peine de combats et d'at-
taques ; les lignes auraient été construites avec le principal souci de
l'amélioration des relations locales et des recettes. Or, si ces chemins
coûtent si cher, la première conséquence est que l'État a une lourde
charge de garantie d'intérêts, et la seconde, la principale, c'est que les
lignes ne se développent pas comme elles devraient l'être, que lés
moyens de transport sont insuffisants, et que l'industrie générale et
l'agriculture sont frappées. Tout cela, parce que la vie locale est lan-
guissante, souvent même nulle, et que Paris absorbe la sève, le sang et
les capitaux du pays. A, Fougéroûsse.
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UN COURS PRATIQUE DtCONOIIE POLITIQUE
A L'UNIVERSITÉ DE LIÈGE.
Apjès la mort du regretté Emile de Laveleye, qui a longtemps illustré
la chaire d'Économie politique à TUniversité de Liège, cette partie de
renseignement de la faculté de droit a été organisée sur une base plus
large. M. Dejace, qui succédait à M. de Laveleye, etM. E. Van derSmis-
sen, chargé du cours de législation industrielle, ont été amenés a créer
un cours pratique, comme M. Brants Tavait déjà fait à Louvain, comme
M. Béchaux Ta fait aussi à Lille. Il nous a paru intéressant pour lés lec-
teurs de la Réforme sociale de faire connaître, — (d'après le rapport Je
la première année, rédigé par M. Gohr, secrétaire des séances, — les ré-
sultats de cet enseignement pratique utile à imiter ailleurs.
L'objet du cours de Tannée 1892-1893 était le suivant: Loi du 13 dé-
cembre 1889 concernant le travail industriel des enfants, des adoles-
cents et des femmes. — Réglementation industrielle adoptée par le
gouvernement en application de la loi. — Vue rétrospective sur la régle-
mentation des corporations de métiers. — Comparaison de la loi belge
et de la législation étrangère.
Les professeurs ont étudié la loi dans son esprit et dans son texte, en
appuyant sur les organismes mis en œuvre pour Fenquête que nécessitait
Tapplication de la loi et son adaptation aux conditions et aux besoins
<ies diverses industries : rôle des conseils locaux de l'industrie et du
travail, et mission du Conseil supérieur du travail.
Les élèves ont poursuivi Tétude critique de quelques-uns des arrêtés
royaux pris pour l'application de la loi. notamment ceux concernant les
industries de la région, mieux connues des élèves > mines, verre, laine,
papier. Ils se sont aidés des procès-verbaux des séances du Conseil su-
périeur du travail à qui le gouvernement avait confié la rédaction des
^avant-projets d'arrêtés.
Sous la direction des professeurs, les élèves ont en outre exécuté
divers travaux d'histoire ou de droit comparé. Enfin ils ont inauguré les
visites industrielles et sociales en étudiant sur place la cristallerie du
Val-S*-Lambert.
La question, si débattue aujourd'hui, de la légitimité et des limites du
pouvoir de l'Etat en matière de réglementation du travail, a été envi-
ss^ée ainsi sous ses divers aspects.
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UN COURS PRATIQUE Df*6cONOW« POUTIQUE. 69S^
Un cotirt aperçu historique, présenté par M. Combaire, a rappelé d'a-
bord ce qu'étaient les anciennes corporations, leur réglementation con-
traire à la liberté du travail, les causes de leur chute, à Tavènement de
la grande industrie. Mais cet essor prodigieux de l'industrie et la lutte
acharnée de la concurrence ont amené les industriels, pour restreindre
les frais, à substituer autant que possible aux hommes adurltes les
femmes et les enfants, même pour des travaux qui surpassent leurs
forces ou compromettent leur santé. De là un peu partout, la nécessité
de réprimer les abus par une réglementation, et en particulier en Bel-
gique la loi du 13 décembre 1889 sur le travail des femmes et des
enfants. M. Dejace a exposé la base philosophique de cette loi, et tout
en admettant la nécessité de défendre contre Tâpreté de l'industrialisme
la santé et la moralité des femmes et des enfants, il ne pense pas qu'il
faille aller plus loin dans cette voie et réglementer le travail des adultes.
M. Van der Smissen a présenté le commentaire de la loi qui abandonne,
on le sait, au pouvoir exécutif le soin d'appliquer le principe de la
réglementation aux différentes industries. C'est ce qui a nécessité le
concours des conseils de l'industrie et du travail, dont M. Dejace a
montré le double rôle de corps consultatif, très compétent sur tous les
intérêts ouvriers, et d'agent de conciliation et d'arbitrage dans les dif-
ficultés et les conflits. M. Van der Smissen a étudié le fonctionnement
du Conseil supérieur du travail qui réunit des patrons, des ouvriers et
des sociologues (professeurs, savants, etc.), et auquel tous les docu-
ments locaux avaient été transmis, pour qu'il pût inaugurer ses tra-
vaux en préparant en cette matière difficile les arrêtés relatifs aux
diverses industries.
Parmi les élèves, M. Grosjean a comparé la loi belge avec les lois fran-
çaises de 1874 et de 1892, ainsi qu'avec les lois suisses. M. Dechesne
a tracé l'historique de la question en Belgique et raconté l'accueil fait
par l'opinion à cette réglementation. MM. Muller, Matthieu et Peltzer
ont étudié respectivement la situation que la loi nouvelle fait aux
industries charbonnière, verrière et lainière.
Enfin M. Peltzer a insisté sur les conditions spéciales à l'industrie de
Verviers. Là les patrons, obéissant à diverses initiatives généreuses,
ont depuis longtemps réalisé presque tout ce que demande la loi (1).
Ce qui reste à faire est difficile à réaliser brusquement en face de la
concurrence étrangère qui n'est pas soumise aux mêmes exigences. Cette
étude, complétée par un intéressant aperçu des récentes grèves de Ver-
viers, paraîtra prochainement ici même.
(1) Sappressiou du travail de nuit des personnes protégées par la loi : filles et
femmes mineures, garçons de moins de 16 ans.
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I
696 UN COURS PRATIQUE D'ÉCONOMIE POLITIQUE
La dernière séance du cours a eu lieu à la cristallerie du Val-S^-
Lambert.
La cristallerie du Val-S*- Lambert présentait, pour les élèves, un double
intérêt : d'une part ses installations techniques fort remarquables et
surtout Tadaptation de la loi de 1889 aux exigences de Torganisation da
travail ; d'autre part ses institutions philanthropiques qui lui assurent
un des premiers rangs, non seulement en Belgique mais parmi tes ateliers
modèles de l'Europe entière. Nous n'insisterons pas sur les mérites tech-
niques bien connus de ces établissements; ce qui nous intéresse ici, c'est
l'organisation du travail et les institutions économiques. Le directeur,
M. Lepersonne, qui a reçu et guidé les visiteurs avec une exquise bonne
grâce, a indiqué les conséquences pour le Val-S*- Lambert de la loi
sur le travail des femmes et des enfants, et ensuite il a fait connaître
les principales fondations relatives à l'éducation, au développement
physique, intellectuel et moral des ouvriers, à la sécurité des travail-
leurs, au bien-être et aux récréations, etc.
En ce qui touche le travail des femmes et des enfants, M. Lepersonne
s'est attaché à montrer le danger que la loi nouvelle pourrait faire
naître pour l'industrie verrière. En ne permettant plus d'employer les
enfants de moins de 14 ans aux travaux de nuit, elle vient limiter leur
nombre d'années d'apprentissage* S'ils ne peuvent faire partie, à tour
de rôle, de Féquipe de nuit, on préférera en effet se passer de leur con-
cours. Or, d'après les gens du métier, l'apprentissage doit commencer
le plus tôt possible ; il finit nécessairement le jour où le jeune homme
est appelé au service militaire. Il est donc à craindre qu'au grand pré-
judice du bien-être de toute une population le jeune ouvrier, ne su-
bissant plus un apprentissage assez long , ne parvienne pas à la hauteur
artistique à laquelle étaient arrivés ses devanciers. Dura lex, sed U^t,
M. Lepersonne espère cependant conjurer ce danger, en ce qui concerne
le Val, notamment en développant beaucoup, à l'exemple de l'Alle-
magne, l'enseigneiûent du dessin dans les écoles dont nous parlerons
plus loin.
A cette réserve près, la mise en vigueur de la loi de 1889 n'apportera
aucune désorganisation dans le travail des cristalleries du ValS ^-Lam-
bert. L'initiative éclairée et le dévouement de ses directeurs ont déjà
abouti aux résultats en vue desquels cette loi a été édictée; la Société
du Val-S*-Lambert a en effet suivi une marche progressive au point de
vue de l'amélioration des conditions du travail, non seulement des jenaes
femmes et des enfants, mais encore des ouvriers en général.
Quant à la rémunération du travail, c'est le salaire par pièces qui est
admis aux verreries du Val-S*-Lambert, et la Société n'a d'ailleurs qn*à
«'en féliciter. Des diverses objections qu'on oppose à ce système, M. Le-
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r^fPW:'
A l'université de liège. 697
personne n'en trouve qu'une seule de fondée : c'est que les ouvriers peu-
vent se surmener pour augmenter leurs gains.
Le taux des salaires est en proportion non seulement du nombre de
pièces fabriquées par l'ouvrier, mais encore de son babileté. A côté de
ce salaire proportionnel au travail réalisé, il en est un qui tient compte
de la situation pécuniaire et familiale, de l'honnêteté et de la bonne con-
duite de l'ouvrier.
L'ouvrier laborieux, honnête, attaché depuis longtemps à l'établisse-
sement, s'est vu attribuer à titre de récompense la jouissance, moyennant
un loyer très réduit, d'une habitation saine, agréable et jolie, comme
prime à sa bonne conduite : ce sont les maisons récemment bâties par la
Société; les constructions anciennes, moins bien situées, moins confor-
tables, moins spacieuses, sont néanmoins recherchées parce que le loyer
en est très minime. Ceux qui ont une nombreuse famille que leur travail
peut à peine nourrir et élever, se voient attribuer des secours de toute
nature : avances pour l'achat d'habitations ouvrières ; pensions en argent
que peut leur accorder le directeur, grâce à une somme mise chaque
année à sa disposition par le Conseil d'administration; enseignement gra-
tuit donné aux enfants des ouvriers dans l'école gardienne fondée par la
Société, etc.
D'autres institutions sont de nature à aider au développement moral
et intellectuel des ouvriers. Une des premières à citer est la Société de
tempérance dont un grand nombre d'ouvriers fait déjà partie. D'excel-
lents résultats ont été obtenus, bien que cette société soit de fondation
récente. A ce propos, M. Lepersonne a fait remarquer que l'alcoolisme
provenait surtout de l'insuffisance nutritive de ralinieutution du travail-
leur : celui-ci cherche dans l'excitation nerveuse que donne l'alcool un
remède, purement factice d'ailleurs, à la faiblesse, à Tindolence
causée par une nourriture trop peu fortifiante. Aussi le directeur ne
s'est-il pas contenté de donner tout son appui à la Société de tempé-
rance : il cherche en outre à en accélérer les bons résultats en mettant
en pratique les données scientifiques sur la question de la nutrition.
C'est ainsi que le pain complet, c'est-à-dire fait de farine non blutée, a
été introduit dans les ménages du Val-S'-Lambert.
A côté de la Société de tempérance, il faut encore citer : 1** la Société
(TétudeSy cercle où Ton enseigne, outre les branches de l'instruction pri-
maire, l'allemand, l'anglais, le dessin, et même des notions de droit
civil et commercial ; — 2*» VÉcole ménagère pour les femmes ; les jeunes
filles y vont apprendre ce qui est à la fois si rare et si nécessaire chez
les ouvriers, la bonne direction du ménage ; — 3° el 4** la Société de
musique et la Société de gymnastique qui font participer à leurs fêtes toute
la population ouvrière du Val-S*-Lambert.
La Réf. Soc.,1" novembre 1893. 3« Sér., t. VI (t. XXVI col.) 43.
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H 698 UN COURS PRATIQUE D'ÉCONOMIE POLITIQUE.
i, Il nous reste à parler d'inslitutioDs offrant aux ouvriers de grands
f»v avantages au point de vue pécuniaire. Nous ferons remarquer que
la plupart de ces institutions sont régies et administrées par les
ij** ouvriers eux-mêmes, chose excellente, car les ouvriers voient toujours
t' avec une certaine défiance les actes d'ingérence de leurs supérieurs et
ki patrons. Toutes ces sociétés ont été passées en revue en précifant leur
but et leurs moyens d'action. Ce sont : 1® la Sociélé d'économie^ dont le
!; but est de favoriser Tépargne et de constituer un capital à chacun des
r membres au moyen de cotisations mensuelles destinées à acheter des
obligations d'emprunts communaux belges ou étrangers, à primes et
produisant intérêts ; — 2fi la Caisse de secours, alimentée par une
retenue sur les salaires. Cette institution a pour but de secourir les
ouvriers malades ; — 3* les Sociétés de secours mutuels, au nombre de deux
au Val-S'- Lambert ; toutes deux accordent une indemnité aux socié-
taires en cas de maladie et pourvoient aux frais funéraires ; — i'* la
Société coopérative, qui délivre, dans les conditions les plus favorables,
aliments, denrées, vêtements et autres objets de consommation de bonne
qualité. Les avantages principaux de cette société sont les suivants :
d'abord de forcer les ouvriers à payer comptant leurs achats,
ce qui les empêche de faire des dettes ; ensuite de faire profiter les
associés des bénéfices qu'elle réalise sur la vente, bénéfices qni
se sont élevés pour une période de dix ans à la somme respectable de
481,000 francs. De plus cette société coopérative a fondé une cuisine éco-
nomique où Ton prépare des repas substantiels vendus au prix de revient.
Les autres institutions créées pourle bien-être des ouvriers sont régies
par l'administration de la Société elle-même. Ce sont : !*• la Société d'é -
pargne, qui recueille les versements faits à la fin de chaque mois par les
ouvriers à l'aide de leurs économies. Ces sommes sont placées à la
Caisse d'épargne de la Société Générale, et le Val-S^- Lambert garantit
intérêts et capital ; — 2° la Caisse de retraite et de pensions, destinée à
venir en aide aux vieux ouvriers, aux veuves et aux orphelins.
Telles sont dans leurs grandes lignes la plupart des institutions fon-
dées au Val-S'-Lambert. Quand on les connaît, on ne s'étonne pas de
Tesprit qui anime la population ouvrière du Val, de l'attachement qu'elle
porte, non seulement à l'établissement qui prend tant de soin des intérêts
matériels et moraux du personnel, mais surtout au dévoué directeur
général dont la noblesse de sentiments se résume si bien dans cette
phrase jetée au cours de la conversation : « Notre profession serait peu
enviable si Ton n'y devait penser qu'à gagner de l'argent. »
A. D.
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COURS ET CONFÉRENCES D'tCONOHliE SOCIALE
Les cours faits sous le patrouajLje de la Société d'Économie sociale ont
lieu dans les salles de sa Bibliothèque, rue de Seine, 54. Il n'est pre'levé
aucun droit d'inscription.
M. A. BECHAUX, professeur à la Faculté libre de droit de Lille, lau-
re'at de Tlnstitut, commencera son cours le vendredi 10 novembre et le
continuera les vendredis suivants à qualité heures et demie pr*kises.
Le cours développera en six leçons le programme suivant :
LES IÇEVENDIOATIONS .OUVRIÈRES EN FRANCE
d'après la science eoclale.
l'« Leçon ; Introduction. — Unité des revendications ouvnères dans
le» différents pays. Comment, sous l'action de causes identiques, les
revendications sont uniformes. Témoignage des e'coles socialistes. —
Pourquoi les revendications doivent-elles être étudiées dans une « so-
ciété » déterminée. La méthode de la science sociale. — Examen des
principales revendications ouvrières en France.
1. — Le travail de l'ouvrier. — La jom*née de 8 heures et la régle-
mentation du travail en France. — Comparaison des lois sur le travail
en Europe et en Amérique. Comment sont-elles appliquées? — Le proje
d'une législation internationale du travail. Diificultés économiques et
politiques de cette réglementation. — Conclusions.
2* Leçon : II. — Le salaire de l'ouvrier. — La fixation d'un minimum
de salaire et l'intervention administrative dans le contrat de travail. —
Les causes de la variation des salaires. — Comment la fixité relative du
salaire peut être maintenue. Vue générale des résultats obtenus en
France. — Conclusions.
3* Leçon: III. — Le crédit de l'ouvrier. — Comment la question du
crédit est liée à la question de l'épargne. Les systèmes d'épargne, en
France et à l'étranger. — De la centralisation du crédit par une banque
d'Etat. — De la décentralisation du crédit par la coopération. — Les so-
ciétés de crédit mutuel en Allemagne et en Italie. — Moyens pratiques
d'établir le crédit populaire en France. — Conclusions,
4® Leçon : IV. — Les syndicats ouvriers. — Projet de syndicats pro-
fessionnels obligatoires en France. Le syndicat obligatoire en Autriche.
Le syndicat libre ou les Trade's-Unious en Angleterre. — Les associations
fTofessionnelles en France depuis 1884. Quelle doit être l'organisation
égale des syndicats. — Conclusions.
5* Leçon : V. — La vieillesse de rouvrier. — Le problème de la
vieillesse. Les solutions adoptées en France aux wii" et xviu* siècles. —
Les solutions à l'époque contemporaine : 4° Fassurance obligatoire et
l'assistance légale ; système allemand ; S*» l'assurance libre et Tassis-
tance privée suppléée par l'assistance publique ; système pratiqué
en Danemark. — Comment la question peut être résolue en France. —
Conclusions.
6« Leçon : VI. — La représentation politique des ouvriers, — De la
non-représentation des intérêts sous le régime actuel du suffrage uni-
versel. — Les projets de réforme: !• le référendum ; 2° V initiative popu-
laire en matière législative ; 3<> la représentation proportionnelle des
partis. Résultats obtenus en Suisse avec ces diverses institutionn. —
Comment la représentation des intérêts populaires est obtenue avec la
représentation proportionnelle. Systèmes en vigueur. Mode pratique à
établir en France. — Résumé du cours sur les revendications ouvrières.
Les conclusions de la science sociale.
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BIBLIOGRAPHÏK
1. — Recueilli périodiques.
i%iiot%leB de i'JÉcole libre det» sciences pollUque»< L VIll,
^»« partie (Paris, janvier à juillet 1893). — Auooo (Léon), Une nouvelle
école libre des sciences sociales et politiques en Belgique, p. 1-6 [note
sur la fondation de ce nouvel enseignement à TUniversité catholique de
LouvaiuJ. — Gaudel (Maurice), Les indigènes tunisiens, p. 7-20 suite;
éuumération des taxes qui pèsent sur le contribuable tunisien ; vénalité
des fonctionnaires indigènes et difûculté d'une réforme promptement
efficace; moyens lents employés pour l'assimilation des indigènes]. —
Veran(M.), De la condition des étrangers en Alsace-Lorraine, p. Ii8-
131, 281-298. — Boutmy (E.), Hippolyte Taine, p. 199-211 [pénétrante
étude sur Tœuvre du grand penseur dont l'auteur fut un des plus
intimes amis. « Dans la science politique, Taine a rassemblé et maîtrisé
plus de faits peut-être, et de plus variés, que dans tout le reste de sou
n*uvre. La partie positive et d'information des Chigines de la France con-
temporaine est en ce genre une sorte d'encyclopédie. Il faudra toujours
s'y reporter, fiH-ce pour en tirer d'autres conclusions. Le volume sur
l'ancien régime est peut-être l'œuvre de philosophie historique la plus
profonde, l'œuvre d'art la plus parfaite en son genre que notre siècle ait
produite... Dans son ensemble, le livre a rendu le service de faire sortir
la Révolution de la polémique et de la légende où l'esprit de parti avait
intérêt à la maintenir, et de la faire entrer dans l'histoire positive, où les
contradicteurs de Taine seront obligés de le suivre. Je suis tenté de
croire que ses principales vues politiques sur les choses demeureront. Il
y en a d'admirables Il acceptait et même réclamait un Étal très fort
et très armé en matière de police ; au delà il ne lui souffrait qu'un champ
d'activité très restreint et revendiquait tout le reste pour l'individu. 11
voulait l'homme debout, lier, entreprenant, intéressé à beaucoup de
choses, capable de se ressaisir et de rebondir après un échec. Il abhor
rait cette puissance anonyme qui prend peu à peu aux citoyens toute
œuvre des mains, les déshabitue de la responsabilité et du risque, les
supplée dans leurs devoirs, se charge de pratiquer en leur nom et à
leurs frais les vertus dont elle les dispense, les désintéresse de tout et
vide pour ainsi dire leur àme Dans ses jours d'optimisme, il voyait la
France faisant effort pour se régénérer, se donnant, à cette fin, une loi
libérale sur les associations, une faculté plus large de disposer de ses
biens au moment de la mort, retrouvant ainsi Toccasion et le goût de
ces fondations puissantes, respectées, autonomes, par lesquelles Thomme
dépasse l'horizon de sa courte vie et les limites de son înlinnité indivi-
duelle. Il attendait beaucoup de ces groupes volontaires qui font, à côté
de lÉtat, un bien dont les membres se rendent mieux compte et où
chacun a conscience de prendre une part plus personnelle. Noble rêve
où nous nous laissions entraîner avec lui et que la génération qui nous
ijuit voudra recueillir... »]. — Borgeaud (Ch.), L'établissement et la
revision des constitutions aux États-Unis d'Amérique, p. 212-37 [extrait
de l'ouvrage de l'auteur couronné par la Faculté de droit de Paris (prix
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RECUKILS PÉRIODIQUES. 701
Rossi, 1892), et récomment publié sous ce litre : Etahli^i^ement et rrriaion
lies constilutiofis en Amérique et en Europe (Tliorin, 1892)J. — Oolonjon
(F. de), De la déduction du passif dans les déclarations de succession,
p. 238-56 [historique de la question; critique du projet de réforme voté
en première lecture en 1891 par la Chambre des députés; exposition très
compétente (l'auteur est un haut fonctionnaire de la direction de Tenre-
•<istrement), d'un système qui en conciliant tous les intérêts « ferait
disparaître au plus vite de notre législation fiscale une injustice nagranto
qui sert d'ailleurs de prétexte et d'excuse à des fraudes nombreuses com-
mises à regard du Trésor ;►]. — Leolero (Max), Fonctionnaires et
hommes d'État anglais, p. 257-80 [Fauteur, envoyé on mission en Angle-
terre par rÉcole des sciences politiques, en a rapporté cette enquête sur
l'origine et le recrutement du haut personnel politique de nos voisins.
« Depuis trente ans, le concours ouvert à tous est le principe fonda-
mental de l'administration anglaise, dans toutes ses branches : les
exceptions n'entament point ce principe. L'application a été loyale, les
résultats satisfaisants... Ne donnant pas les postes à la faveur, elle n'a
pas cédé à la tentation d'augmenter sans cesse, pour sîitisfaire les appé-
tits du dehors, le nombre des emplois publics, en abaissant les traite-
ments... Les fils cadets de l'aristocratie ont pris leur parti du nouvel
étal de choses et ils se sont mis sur les rangs avec les autres, si bien
qu'aujourd'hui ils considèrent comme une précieuse ^'arantie cette insti-
tution contre laquelle leurs pères s'indignaient il y a quarante ans. >*
Quant aux hommes d'État, a le personnel dirigeant de l'Angleterre, en
ce siècle, est sorti presque tout entier des publics schools et des universités..,
le Parlement est encore aux mains d'une élite, celle de la richesse et du
talent. La richesse peut aller seule, mais le talent non pas. (irands pro-
priétaires terriens, riches commerçants, grands industriels, avocats dont
les honoraires dépassent 3,000 livres sterling par an, opulents esquires,
tels sont les principaux éléments »]. — ZoUa (Daniel), Les variations du
revenu et du prix des terres en France au xvn* et au xviir' siècle, p. 208-
320 [extrait d'un des mémoires couronnés en 1802 par l'Académie des
sciences morales. Méthode suivie pour retrouver les revenus et les prix à
une époque donnée ; première partie : le xvii*" siècle; les principaux chiffres
fournis par les archives de divers établissements hospitaliers ou religieux
du Maine, de l'Anjou, du Languedoc et de l'Ile-de-Ft ance qui ont gard»'
toute la série des prix de fermage perçus aux diverses époques pour
leurs domaines ruraux ; à suivre]. — Payen (E.), Les enquêtes parle-
mentaires et la loi belge du 3 mai 1880, p. 327-40. — Spire (André),
Une association contre la mendicité à domicile dans le grand-duché do
Bade, p. 341-7 [résultat de l'étude sur place de l'association d'Heidelberg
qui « a pu avec ses faibles ressources distribuer en 1890, 9,472 secours ;'(
des ouvriers de tous les corps de métier... Le but poursuivi, arracher au
vagabondage en fournissant aux indigents des moyens de tiaviil, a été
atteint. Les chiffres sont clairs. On y lit une diminution constante des
condamnations pour vagabondage dans la ville de Heidelberg ei ses fau-
bourgs. En 1880, un an avant la fondation de la société, 1,993 condam-
nations; en 1881,l,46'ô condamnations ; en 1891, 202 seulement. ^>]. —
Chroniques parlementaire et législative des pays suivants : Italie, p. 138-
42; États-Unis, p. 142-53; Russie, p. 348-65. — Analyses et comptes
rendus. — Sommaires des périodiques.
.1. C.
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702 BIBUOGRAPHIE.
Revue des Oeux Afondes ; t. CXIX, (septembre-octobre 1893).
— Bazin (René), Les Italiens d'aujourd'hui ; m, provinces du sud,
p. 60-91 [description des fondachi de Naples, ruelles empestées sans air ni
lumière où le choléra a sévi cruellement ; un trou noir sans fenêtre,
3 francs pat mois; pauvres gens sans ressources, contents de peu, réjouis
par la moindre aumône ; une nouvelle ville, tout en palais un peu sans
i locataires, remplace les fondachi; abandon des maisons mixtes, quartiers
bourgeois et quartiers ouvriers très distincts ; dans ceux-ci, grands
immeubles avec des portes monumentales, appartements ouvriers de
- trois pièces, 26 francs par mois ; deux pièces, 17 francs ; les pauvres des
fondachi^ où vont-ils ? Visite au tribunal. A travers les Calabres, Reggio,
[!t la Basilicate, etc.; latifundia incultes; Témigration est-elle un bienfait
h ou une plaie ; culture de la bergamote, main-d'œuvre considérable, la
"' journée de 17 heures environ pour 1 fr. 25, aussi émigration énorme.
*f L*Etna en éruption. Dans la mémoire populaire, subsiste pour la
':• France le souvenir des victoires communes de 1859]. — Varigny
'[.- (C. de), Le monde antilien; l, les Bermudes et les Bahama, p. 92-123
', [Les Antilles en partie dépeuplées par . l'Europe, repeuplées par
-'y TAfrique, s'éveillent au travail sous l'elTet de la vapeur et de la con-
^' currence ; pourraient, indépendamment du café et du sucre, donner les
t; , fleurs et les fruits des tropiques pour une fructueuse exportation ; celle-
r-> ci, déjà développée vers les Etats-Unis, pourrait être plus considérable
; avec l'Europe où elle introduirait un élément considérable dans l'alimen-
tation de toutes les classes]. — Mille (Pierre), Un illuminé moderne;
Lawrence Oliphant, p. 124-55 [Un peu fou, mais « il a vu non seulement
qu'il y a des pauvres et des riches... mais que le travail de ces pauvres...
est méprisé... que là gisait dans cette humiliation toute la question
sociale ; et il a rêvé de réhabiliter ce travail... en le rendant obligatoire
pour tous durant un noviciat, de même que le service militaire obliga-
toire a réhabilité le soldat... Enfin il a eu horreur de cette glorification
de la passion de l'amour dont notre civilisation souffre sourdement; il
y a vu un des dissolvants les plus sûrs d'une société, il a clamé même que
le mariage n'était plus qu'un égoïsme à deux où l'on cherchait le plaisir,
le confort, l'extension de ses relations mondaines sans, se soucier du plus
simple devoir, respecté des brutes, celui de fonder une famille, et du su-
prême,qui est d'en faire une association pour ai mer l'humanité»]. — Raffa-
lovloh (Arthur), La police, le crime et le vice à Berlin, p. 156-88 [A Berlin,
comme dans toutes les grandes villes, la police locale est dans les mains
de l'État (loi de 1850) avec la police générale (ordre royal de 1822). En
face de la municipalité très autonome, le président de police réunit les
attributions du préfet de la Seine et du préfet de police à Paris. Berlin
s'accroît plus vite que Paris ou Londres, d'où insalubrité et encombre-
ment des logements; trois asiles de nuit. Vols plus nombreux que par
tout ailleurs ; beaucoup d'agents d'affaires et d'usuriers. Soins particu-
liers pour le recrutement du personnel de la police criminelle ; musée
spécial de l'outillage des voleurs. Vigueur remarquable de la police des
mœurs et de la répression de la pornographie. Comparaison avec le
régime anglais]. — Fouillée (Alfred), La psychologie des sexes, p. 397-
429. [Étude physiologique et morale à la fois, en partie inspirée par les
travaux de notre confrère P. Geddes; conclusion : « La civilisation d'un
peuple peut se mesurer au degré d'humanité et de justice dont les
hommes font preuve envers les femmes... Certes la civilisation ne con-
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RECUEILS PÉRIODIQUES. "03
sisle pas à détruire la nature ni à confondre les fonctions normales de
rhomme et de la femme; mais ces fonctions étant également néces-
saires à l'espèce, les deux sexes doivent avoir des droits et des devoirs,
sinon toujours identiques, du moins toujours équivalents. »] — Mon-
ohoisy. Les Antilles françaises en 1893, p. 4iiO-54[Très attachante étude
sur nos deux anciennes colonies dont l'attention se détourne trop au
profit des nouvelles. Elles sont toujours jeunes; seulement les hommes
de couleur y ont aujourd'hui la suprématie; à eux incombe la responsa-
bilité des mesures de protection et de défense réclamées par Tindustrie
agricole, surtout pour les moyens de crédit, le renouvellement du privi-
lège des banques, la reconstitution du crédit foncier colonial, l'équiva-
lence de l'industrie du sucre de canne et de l'industrie du sucre de bet-
terave, les compensation» à l'application du tarif général, notamment en
ce qui touche le café, le cacao et la vanille, peut-être le rhum et le
tafia. « Ces réformes accomplies, nos anciennes et chères colonies des
Antilles connaîtraient de nouveau, dans la paix des institutions libres,
les jours heureux d'autrefois »]. — Wyzewa (T. de), Les revues étran-
gères; revues anglaises, p. 455-66. [Signalons cette innovation qui
commence une « revue des revues étrangères » par l'analyse de
quelques recueils anglais ; l'auteur conclut des articles afsez pessimistes
de MM. Pearson et Harrisson que la nation anglaise cesse d'être con-
tente d'elle-même : « Telle est la loi fatale du progrès peut-être
n'y aura-t-il bientôt plus au monde ni un homme, ni un peuple,
qui ne soit mortellement malheureux d'être ce qu'il est ».] —
Hanotaux (Gabriel), Richelieu aux États de 1614, p. 509-44. [Esquisse
rapide de ces États dont « la proposition, au dire de Richelieu, avait été
faite sous de spécieux prétextes et sans aucune intention d'en tirer avan-
tage pour le service du roi et du public, et dont la conclusion fut sans
fruit. M Un groupe de jeunes évêques, autour du cardinal Duperron,
croient le moment venu pour le clergé de reprendre les hautes charges
politiques; Tévêque de Luçon est au premier rang: il intervient dans les
incidents les plus importants des États : au début pour la direction des
travaux, puis pour apaiser la noblesse après le discours de Savaron,pour
amener un compromis dans la grande querelle soulevée i\ar les proposi-
tions gallicanes du tiers, enfin pour prononcer au nom du clergé le vrai
discours de clôture dont la péroraison est tout à la gloire de Marie de
Médicis]. — Bled (Victor du), La Franche-Comté, IV° partie Les industries,
p, 564-94. I Après un coup d'oeil sur les beautés pittoresques de la pro-
vince, l'auteur en décrit les industries : d'abord, dans la région de Saint-
Claude, Morez et Septmoncel, où le travail agricole est toujours lié au
travail industriel presque toujours en atelier domestique, c'est la tour-
nerie (pipes, etc.), l'horlogerie et la lapidairerie, toutes en grand pro-
grès depuis vingt ans ; très importantes encore un peu partout ici, les
forêts de l'État et celles des communes,partant aussi les industries fores-
tières, scieries, chaiseries, etc. ; quant à l'horlogerie, elle a été intro-
duite au XVII® siècle, la célèbre maison Japy a commencé vingt ans avant
la Révolution, les encouragements hardis du Comité du salut public ont
facilité la création d'un centre industriel à Besançon; c'est aujourd'hui
avec son école d'horlogerie, une industrie considérable qui doit se plier
à la transformation nécessaire du travail en grand atelier; puis viennent
la métallurgie et les mines, prospères au xv« siècle, un peu arrêtées
ensuite par le manque d'eau et de bois, et extrêmement développées
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704
BIBLIOGRAPHIE.
aujourd'hui; les houillères qui offrent à Ronchamps un des beaux
exemples de patronage, nombreux d'ailleurs dans toute la Comté ; les ver-
reries,qui remontent au xiv* siècle et dont Taclivite' est grande en même
temps que le personnel est animé du meilleur esprit; enfin les salines,
renommées déjà du temps des Romains et d'une production très abon-
dante aujourd'hui, notamment à Gouhenans. A noter partout Talliance du
travail industriel et du travail agricole, le grand rôle de Tatelier fami-
lial, les institutions patronales bien conçues, les bons rapports des
patrons et des ouvriers.] — Marmée (J.). Les mémoires du général baron
Thiébault (1769-1795), p. 652-92, [Né et élevé à Berlin à la cour de Fré-
déric II, volontaire en 1792, il commanda, après léna, à Lubeck et à
Hambourg ; la première partie de ses Mémoires, écrite avec verve, pas-
sant d'un bal à une séance de la Convention, raconte quelques scèiw^s
particulièrement intéressantes : à Berlin Tapogée de Frédéric, à Ver-r
sailles Tagonie de la royauté, à Paris le 13 vendémiaire]. — Desjardins
(Arthur), Comment la Russie prit sa place en Europe, d'après
une publication récente, p. 756-98 [D'après le t. IX de la vaste publica-
tion officielle confiée à M. de Martens des traités et conventions diplo-
matiques entre la Russie et les divers États, avec commentaires histo-
riques des négociations ; les premiers volumes montraient la Russie en
face de rAutriche et de TAllemagne; le dernier traite des relations avec
l'Angleterre de 1710 au commencement du xix« siècle. La Russie, rede-
venue puissance asiatique au xiii* siècle, reprend à partir du xvi* siècle
un rôle dans le concert européen, et avec Pierre le Grand et Catherine II
s'y fait une place définitive. Pierre le Grand « en tâchant de s'assurer
pendant les sept dernières années de son règne le concours de la
France, n'avait pas agi sous l'empire d'un caprice ou d'une rancune. Il
avait été le premier de sa race à comprendre qu'il était politique et sensé
de former avec la France une alliance durable, fondée sur une commu-
nauté permanente d'intérêts et il ne devait pas être le dernier »], —
Haussonville (le Comte d'). Trois moments de la vie de Lacordaire,
p. 799-832 [Attachante étude pleine de citations où vibre l'âme de Lacor-
daire, toujours impressionnable et généreuse, servie souvent par la plus
véhémente éloquence et emportée souvent aussi par de décevantes illu-
sions. Les rapports de l'Église et de l'État peuvent être la suprématie de
l'un sur l'autre, l'indépendance réciproque, Vengrènement de l'un et de
l'autre par des concessions. Sa préférence théorique était pour la supré-
matie de la société spirituelle élevant le monde vers les choses étemelles ;
mais pratiquement il cherchait la grandeur de l'Église dans la liberté et
le droit commun des citoyens; il combattit pour cetto cause avec V Avenir
après 1830; en 1848, il rêva pendant quelques mois la suprématie de
l'Église dans une république catholique et libérale; en 1852, il souffrit
cruellement de l'alliance intime de l'Église et du pouvoir nouveau. Adver-
saire convaincu de tout ce qui peut asservir l'Église, le salaire donné par
l'État au clergé, la nomination des évéques par un pouvoir athée, etc.,
attristé par les exemples de servilité plus encore que de servitude, il
disait : « Il faut se tenir debout au milieu de l'abaissement des hommes,
et remercier Dieu qui nous a donné une âme capable de ne
pas fléchir devant les misères que le succès couronne ».] — Jordan (E.),
Un homme d'État italien, Ubaldino Peruzzi, p. ^ 833-49 [Chef du
gouvernement provisoire toscan, ambassadeur en France, il a facilité
l'union de la Toscane et du Piémont; trente ans député et deux
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RECUEILS PÉRIODIQUES. 705
fois ministre, i] a aidé Cavour en écartant le reproche de lurini^er et
de cavouriser l'Italie; toujours attacho avant tout aux intérêts de Flo-
rence et dix ans syndic, il a été plus que personne mêlé à la doulou- '
reuse crise qui a ruiné la capitale éphémère du royaume. Dévoué à toutes %
les œuvres charitables et d'utilité publique, il rêvait de faire de sa ville
une capitale intellectuelle ; simple, affable, accessible à tous eu vrai pa-
tricien toscan, personne ne s'est mieux acquitté des devoirs de patro- ^
nage qui incombent aux classes dirigeantes; il est mort en 1891 dans
son domaine d'Antella où Thospitalité était si douce, au milieu de ces
métayers traditionnellement attachés à sa famille et qu'il a décrits dans ,' ,
une remarquable monographie {Ouvriern des deux mondes, 1857)]. —
Wyzewa (T. de), Les revues étrangères, revues russes, p. 931-43. [Sou-
venirs « psychologiques » sur Pouchkine, Gogol et Tourguenef ; l'article
du comte de Tolstoï sur la science et le travail en opposition avec Zola :
« En Allemagne, et dans les pays Scandinaves, notamment, les livres de
Tolstoï ont produit une véritable révolution au double point de vue lit-
téraire et moral; ils y ont détrôné M. Zola, et substitué à la conception
positiviste, réaliste, scientifique delà vie, une conception plus sentimen- i •
taie, moins intellectuelle, plus chrétienne. » Ce que lisent les paysans
russes : biographies nationales, vies des saints, innombrables traités de
piété, aujourd'hui comme il y a deux cents ans, et surtout, après les
almanachs, les évangiles et les psautiers « où il y a plus de poésie el
plus de vérité que dans les écrits mêmes du comte Tolstoï. »]
Quarterly Itcviei?v; 1. 176. (Londres, janv.-Juil. 1893.) — L'archi- I
lecture est-elle une entreprise, une profession ou un art? p. 40-72. [Lej-- 1
architectes, au lieu de s'absorber dans des projets grandioses, soi-disant I
artistiques, qui attendent indéfiniment leur emploi, devraient, comme les ^
anciens maîtres de la Grèce et du moyen âge, se familiariser avec les ^j
instruments et la main-d'œuvre, et chercher à dégager le sentiment d'art i
par la pratique journalière.! — L'évêque Lightfoot, p. 73-105 [Évêqne de j
Durham, l'un des grands écrivains de l'anglicanisme contemporain, remar- I
quablepar ses travaux sur les Pères apostoliques (1828-1889)]. — Israël, I
p. 106-139 [d'après V Histoire des Juifs du D"^ Graetz. Ne croit pas à la fusion j
delà race juive dans les populations chrétiennes; mais proteste contre ,|
l'antisémitisme^ et pense que les Juifs peuvent se rallier au christianisme
sans perdre les meilleurs traits de leur caractère.]— Un érudit voyageur
de la Renaissance, p. 140-165. [Très intéressant. Le grammairien Clénard,
ou Kleynarts, est une physionomie sympathique, et dont les lettres
instructives devraient être plus connues. Né dans le Rrabant en 1495,
mort en Portugal vers 1542, Clénard n'était pas seulement un helléniste,
dont la grammaire grecque a pendant deux siècles instruit des généra-
tions d'écoliers ; il avait, quoique prêtre, et malgré la méfiance de l'É-
glise pour ce genre d'études, appris tout seul l'arabe par un procédé qui
rappelle le déchiffrement des inscriptions cunéiformes. Il voulut en
profiter pour aller évangéliser le Maroc, et ses lettres sont remplies de
détails curieux sur le Portugal et l'Espagne.] — La Perse et la question
persane, p. 166-197. [On se demande si le shah connaît les malversa-
tions de ses ministres, ou s'il ferme les yeux et cherche seulement à en
imposer aux Européens. Croira-t-on que, depuis vingt ans, il est des pro- I
vinces où chaque district continue de payer chaque année l'achat d'un
exemplaire du premier voyage du shah en Europe ?] — Les États natifs
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706 BIBLIOGRAPHIE.
de rinde, p. 198-221 [leur histoire et situation présente vis-à-vis de
l'Angleterre]. — La propriété urbaine, p. 222-253. [Critique du sans-gêne
des municipalités en matière d'impôts. Il existe en Angleterre une Ligue
pour Ja défense de la liberté et de la propriété.] — Conservatisme et
démocratie, p. 254-286. [Excellent article. Montre que le mouvement
social est le même en Angleterre qu'en France, et que la bourgeoisie,
subitement enrichie par ses succès industriels, est devenue démocra-
tique pour se donner une importance proportionnée à ses capitaux.
Tâche nouvelle et espérances du parti conservateur.] — La vie et les
discours de Sir Henry Maine, p. 287-316 [Met en relief son rôle d'homme
politique et de jurisconsulte dans l'Inde.] — Fra Paolo Sarpi, p. 373403.
[Soutient que Fra Paolo était resté catholique sincère, à la différence de
Giordano Bruno et de Carapanella ; et regrette que l'inauguration de sa
statue, en 1892, ait été accompagnée de démonstrations hostiles contre
le Vatican.] — Les fondements invisibles de la société, p. 404-432.
[Analyse et approbation du livre du Duc d'Argyll sur la réforme de
rÉconomie politique.] — Pierre Loti, p. 433-460.[S'étonne de son pessi-
misme irréligieux, et craint qu'il ne tombe dans la pose ou le manié-
risme. Souhaite qu'il n'essaie plus de rien ajouter aux charmants ta-
bleaux d'intérieur que sa plume a tracés.] — Les voyages dans l'Empire
moghol, aux xvii« et xviii® siècles, p. 490-520. [Il nous reste encore beau-
coup à apprendre, et beaucoup à publier dans les documents que nous
ont laissés les voyageurs d'alors.] — La crise agricole en Angleterre,
p. 521-548. [La crise actuelle, quoiqu'elle ait été précédée de plusieurs
autres dans l'histoire — par exemple: en 1816, 1821, 1833,— est le
résultat d'un concours de circonstances qui ne se reproduiront pas sou-
vent et ne dureront pas toujours. Reconnaît que les petites fermes sup-
portent mieux l'épreuve que les grandes, bien que celles-ci soient
préférables en temps normal. Craint, du reste, que beaucoup de pro-
priétaires soient ruinés dans les essais qu'ils doivent faire pour s'accom-
moder aux circonstances ; mais repousse énergiquement le concours de
l'État.] S. I).
Revue d'Edimboueifl t. CLXXVII, ( janvier- juillet 1893). — La
misère en Russie, p. 1-31. [Appauvrissement graduel et continu du pays.
La grande famine de 1891 n'en a été qu'un des symptômes ordinaires,
quoiqu'elle ait frappé davantage l'attention publique. Plus de 87 % de la
population est agricole. Les causes de la souffrance sont : d'abord,
l'émancipation trop brusque des serfs, peu préparés à se suffire à eux-
mêmes par leur longue dépendance des propriétaires qui leur venaient
constamment en aide, et par le goût de la paresse que favorisent la lon-
gue inaction de six mois d'hiver et 95 jours au moins de fêtes chômées;
ensuite, l'institution du « mir », ou communauté de village, avec son
repartage périodique des terres, qui n'encourage pas l'effort individuel
autant que la propriété privée. Comme le « mir » répond en bloc de
l'impôt, les quelques riches paient pour les pauvres, ce qui achève de
les ruiner, tout en leur conférant sur le reste des misérables une
influence despotique. Le fisc est d'ailleurs inexorable, à moins qu'on ne
parvienne à griser le percepteur : on l'a vu saisir toute la propriété d'an
village composée de 300 poulets,et les vendre un sou la pièce. Ajouter les
armées de mendiants qui parcourent et grugent le pays avec des allures
stratégiques ; l'ivrognerie, qui provoque 2,000 morts de deliriwn tremenst
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RECUEILS PÉRIODIQUES, 707
par an, et crée nn cabaret par 500 habitants ; le manque d'écoles, mal
vues du gouvernement, qui laisse parfois de 50 à 80 X d'enfants sans ins-
truction ; la malpropreté qui élève le chiffre des décès jusqu'à 40 ou 50
pour mille, au lieu de 17 à 19 dans le reste de l'Europe, — moyenne en
Russie, 34 ; l'usure, contre laquelle le gouvernement se garde de trop
sévir, parce que les usuriers sont d'ordinaire débitants, et que l'alcool
fournit la meilleure source de l'impôt, de sorte que les sociétés de tem-
pérance passent pour des sociétés séditieuses; le déboisement qui
amène la sécheresse, au point que les rivières se tarissent et que le
Volga ne peut même plus porter les bateaux à vapeur ayant perdu
24 millions de mètres cubes d'eau; le défaut d'instruments aratoires,
parce qu'un protectionnisme excessif écarte les produits de l'étranger et
renchérit au double ceux de l'intérieur, l'absence d'animaux domes-
tiques pouf aider à la culture, — 1,100,000 fermes ou 27 % des paysans
n'ayant ni chevaux, ni bœufs, etc. La Russie, comme l'Italie, ferait
sagement d'aviser et de réduire son armée si elle ne veut aboutir à la
ruine financière. On estime que la France possède cinq milliards de
valeurs russes. Le gouvernement russe a toujours fait honneur à ses
engagements jusqu'à ce jour, mais au prix d'expédients qui ne font
qu'aggraver la situation. Du reste, ses chemins de fer se sont montrés si
incapables de transporter les grains en temps de famine, que Ton se
demande comment ils se tireraient du transport des troupes en temps
de guerre], (1) — John Ericsson, p. 31-62. [L'inventeur du Momtor, pen-
dant la guerre américaine de sécession; ce bâtiment contenait à lui
seul plus de 40 inventions patentables. Exemples curieux de routine
administrative, même en Angleterre et aux États-Unis. Le difficile est
encore moins d'inventer que de faire accepter l'invention ; l'Amirauté
anglaise a commencé par soutenir dédaigneusement que les navires à
hélice ne pourraient ni marcher, ni gouverner en cas de marche.] — Les
pèlerins de Terre-Sainte au moyen âge p. 63-91. [D'après les pu-
blications privées d'une Société qui recueille tous les documents sur la
Palestine, depuis Constantin jusqu'à la reprise de Safint-Jean-d'Acre par
les musulmans (326-1291) : très intéressant. Calme dont jouissait le
pays avant les croisades. « Si l'âne ou le chameau qui porte mes bagages
vient à succomber en route, » dit un pèlerin, moine du Mont- Saint-Mi-
chel, « je puis aller en chercher un autre à la ville voisine, sans que
personne touche à ma propriété abandonnée sur le chemin ». On voit
naître et multiplier les reliques, d'un voyage à l'autre, inventées pour
satisfaire la curiosité pieuse des pèlerins. On les surveillait afin de les
empêcher de mordre le bois de la Sainte-Croix, au lieu de l'embrasser,
pour en emporter une parcelle dans la bouche.] — Les dynasties de
Lancastre et de York, p. 92-128 [Analyse d'un livre nouveau de Sir
John Ramsay. Idées des Anglais sur la légitimité royale. L'hérédité du
(1) On remarquera quo le correspondant russe du Figaro, Mme Lydia Pasch-
koff, confirme, dans le numéro du H octobre 1893, les vues pessimistes des jour-
naux anglais. «Le peuple autrefois si prospère, manque de pain Rien de plus
instructif à ce sujet que les rapports très détaillés sur nos récoltes, publiés par
les consuls anglais et allemands. Ces rapports sont d'une exactitude parfaite.....
Il faut bien l'avouer, les pays qui connaissent le moins la Russie sont : d'abord
la Russie elle-même, et ensuite la France. » Voir, dans le même numéro, les
aventures du bicyclisto Terront en Russie, réduit à manger de l'herbe jaunie et
à sucer le guidon de son bicycle pour se rafraîchir.
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J
708 BIBLIOGRAPHIE.
trône au xv« siècle ne reposait ni sur le droit di?in, ni sur la loi du
pays, mais sur une sorte de choix chaque fois renouvelé par le conseil
privé, et sur l'assentiment du peuple lors du couronnement : après quoi,
il en était de Tunion du roi et de la nation, comme d'un mariage indis-
soluble par le divorce]. — La cécité des couleurs, 129-44. [Le Dalto-
nisme et ses dangers pour la marine et les chemins de fer.J — Les ar-
chives de Dropmore, p. 145-73. |Très instructif pour l'histoire de la
société en France et en Angleterre au xv!!!** siècle. A signaler entre
autres une lettre de lord Wellesley sur les séances ordinaires de notn»
Assemblée constituante en 1790 : c'était un tapage inouï, cent personnp>
pérorant à la fois; le président se bouchant les oreilles et hurlant sans
se faire entendre pour rappeler tout le monde à Tordre. « Il frappe la
table, se frappe la poitrine, et, j'en suis convaincu, donnerait des coups
de pied à ses secrétaires, s'il n'y avait pas le bureau qui les sépare, h
crois bien qu'il jure, du moins il en a l'air. Mais il est souvent impos-
sible d'en rien savoir. »] — Les alchimistes en Egypte et en Grèce,
p. 202-16.— La crise agricole en Angleterre, p. 216-46. [Il n'y a qu'un
sixième de la population anglaise intéressé à Tagriculture, et un
sixième seulement de ce sixième intéressé à la propriété. Propriétaires
et fermiers réunis ne représentent que le tiers des classes agricoles. Ils
ont contre eux les cinq sixièmes de la population, outre les deux
autres tiers des cultivateurs, journaliers et domestiques. On ne peut
donc espérer obtenir des remèdes législatifs, la loi menaçant plutôt de
prendre une attitude socialiste ou indifférente. Ainsi point de pro-
tectionisme possible, ni même de revision d'impôt à espérer, quoi qu'un
allégement de ce chef paraisse très légitime. On ne saurait s'en prendre
ïiu régime de la propriété anglaise, car ce régime n'a pas empoché une
prospérité merveilleuse de l'agriculture de 1854 à 1873, et les paysan?
souffrent de la crise partout ailleurs qu'en Angleterre en ce moment. On
ne saurait non plus conseiller de diminuer les fermages, car le fermier
souvent ne ferait pas mieux ses frais, mt^me avec une ferme gratuite ; et
l'on ne doit pas souhaiter la ruine du propriétaire, qui perd déjà en
moyenne plus de 30 % de sa fortune, alors que le fermier perd 60 J, et
l'ouvrier agricole 10 %, Les remèdes à essayer seraient la multiphca-
tion des petites fermes (8 à 10 hectares) pour attacher l'ouvrier agricole à
la propriété, et tâcher d'obtenir une culture plus intensive, donnant, an
lieu du blé, de la viande, du lard, des œufs, du lait. Ensuite, on devrait
essayer d'une échelle de rentes mobiles suivant les prix; instituer des
caisses flai/fetsen; supprimer les intermédiaires pour la vente des pro-
duits, etc. Nécessité d'agir au plus vite pour éviter une ruine complète
soit par la concurrence étrangère, soit par la législation socialiste j. —
La Grande conspiration d'Irlande, p. 246-81 [Mémoires de l'espion
Thomas Le Caron. Discussion de la moralité du cas. La Bx!vue dTÉdimhourg
est peut-être un peu trop indulgente. Il y avait certes lieu de surveiller les
conspirateurs irlandais; mais, si nous admettons comme très honnête le
rôle de l'agent secret, nous ne pouvons amnistier l'agent provocateur et
le traître qui s'empare des renseignements sous le couvert de l'araiti^\
fût-ce au prix de sa vie, par simple patriotisme, et sans aucune récom-
pense d'argent — ce qui est, du reste, le fait de Le Caron.] — Le Masho-
ualand, p. 283-320 [Étude impartiale du rôle de l'Angleterre dans cette
région. L'avenir du Sud-Afrique dépend beaucoup de la découverte de
l'or, qui, en attirant la foule, procurera des débouchés à l'agriculture.
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RECUEILS PÉRIODIQUES. 709
Aujourd'hui TAfrique Australe jusqu'au Zambèse est pacifiée; les Boers
du Transvaal ont perdu la possibilité de s'enfuir et de s'enfoncer indéfi-
niment dans les terres vierges, entourés qu'ils sont par l'Angleterre dont
ils ont appris à connaître la force : ils n'ont plus l'idée, comme le pro-
posaient quelques-uns, il y a dix ans, de fréter un corsaire pour envoyer
prendre Londres et se débarrasser une bonne fois de l'Anglais. Ils
apprennent aussi âne plus tirer sur l'indigène comme sur du gibier. Mais
il y a encore bien des cruautés et des fourberies commises aux dépens des
populations noires ; et les Anglais, devant leurs propres méfaits, n'ont
point à critiquer la brutiilité des autres peuples. Les prétendus achats
de terres aux chefs sauvages, grisés de mauvaise eau-de-vie, ne sont
d'ordinaire que des vols sans valeur légale, même aux yeux de la tribu
qui, d'après ses coutumes, doit sanctionner toute aliénation du sol. Du
leste, la colonisation n'ira pas sans de grosses difficultés, prise entre la
lièvre des terres basses et la sécheresse des plateaux. « Il est plus facile
de conquérir un pays tout fait que d'en créer un neuf. »] — La politique
coloniale de la France, p. 3o4-88 [Rappelle que. dès l'abord et durant
tout l'Ancien Régime, la France a fait marcher Tévangélisation des sau-
vages de pair avec l'extension de son commerce colonial, et que le
mélange de religion et d'autoritarisme détournait fréquemment les vrais
négociants de se mêler à l'entreprise. Depuis Louis-Philippe, et surtout
aujourd'hui, la colonisation a repris sur une base nouvelle dont l'évan-
gélisation est exclue, mais qui laisse toujours la haute main à l'État. Et,
chose curieuse, les colons, au lieu de chercher à s'y soustraire, réclament
volontiers ïaasirnilaiion et le rattachement à la mère-patrie. Quoi qu'il en
soit, les colonies françaises diflèrent totalement des anglaises en prin-
cipe : ce ne sont point des colonies propres où l'Européen refoule et
détruit l'indigène, ni de simples protectorats d'où l'on écarte l'Européen
pour protéger les natifs, mais des essais de juxtaposition de deux peuples
et de gouvernement mixte où les fonctionnaires européens et indigènes
doivent agir d'accord. Si l'expérience réussit en Tunisie, les Anglais
auront cette fois quelque chose à apprendre des Français. Les deux
grandes difQcultés de la France sont le manque d'armée coloniale et la
parcimonie naturelle aux démocraties métropolitaines.] — Le Parlement
anglais, p. 389-419 [Montre comment la représentation parlementaire
s'est développée de par la force des choses, et que le bon sens des
Anglais aurait jadis ridiculisé l'idée qu'ils travaillaient, non point à
régler leurs affaires indispensables, faute de mieux, mais à préparer le
gouvernement démocratique dont on nous vante l'excellence sur tous
les autres.] — Le Duc d'Argyll et les erreurs de l'Économie politique,
p. 454-83 [Défend contre le Duc les vieux principes en indiquant les
corrections qu'ils peuvent subir.] — Le capitaine Mahan et la puissance
maritime, p. 484-.')18 [Analyse de son nouveau livre sur les guerres mari-
times de la République et du premier Empire, qui forme la seconde
partie d'un ouvrage de très haute valeur. Le capitaine Mahan dirige
l'École de la marine militaire aux États-Unis.] — Les voyages de lady Mary
Coke à l'étranger, p. 519-43. [Troisième volume d'une publication
privée intéressante poui- l'histoire du xviu» siècle, 1769-1785.]
S. D.
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710 BIBLIOGRAPHIE.
ZeUscbrift CVlr Social und l^irtschafltsifescliiclitei 1. 1,
liv. 1, 2,3, (Fribourg en B. etLeipzig,1893)(l).— PoWmann(R.), La com-
munauté agraire dans les poèmes homériques, p. i-42. — Mommaen (Th.)
L'administration des domaines ecclésiastiques sous le pape Grégoire],
p. 43-59 [Lettre à L.Hartmann]/ — Ounningham (William), La réglemen-
tation de l'apprentissage par le droit coutumier de Londres, p. 60-76
[L'apprentissage était réglé par une loi de 1563, plus stricte et plus
sévère que ne Tétait le droit coutumier de Londres. La coutume de Lon-
dres se maintint malgré la loi et parvint à en modifier les dispositions
dans un esprit plus libéral, notamment sur un point. La loi exigeait pour
Texercice d'un métier un apprentissage de 7 années au moins, et nul ne
pouvait changer de métier, à moins d'un nouveau terme d'apprentissage
dans le nouveau métier qu'il choisissait. La coutume de Londres permet-
tait au contraire de changer de métier à volonté, pourvu qu^on ait fait
7 ans d'apprentissage dans n'importe quel métier], — BrentaAO (Lujo),
L'économie nationale et ses fondements concrets, p. 77-148 [Le dévelop-
pement de ridée d'une économie nationale : elle est inconnue du moyen
âge et ne paraît qu'avec l'État moderne. — L'état de nature et ses parti-
sans ; cette théorie dans le domaine des idées économiques produit le
système des physiocrates et des économistes classiques. — Examen de
cette théorie et de son contraire : la théorie socialiste de Rodbertus. —
La querelle sur Torigine de la société : théorie de la famille et de la pro-
miscuité originaire des relations sexuelles : Morgan, Dargun, Kovalevski,
etc. L'auteur combat longuement les conclusions de ces écrivains et
termine en déclarant que la famille est l'unité économique originaire].
— Saokur (Ernst), Contribution à l'histoire économique de couvents
français et lorrains aux x« et xi« siècles, p. 154-190 [L'auteur démontre la
haute importance sociale et économique des couvents pour les popula-
tions rurales. Pendant les temps troublés qui suivirent la dislocation de
l'empire de Gharlemagne, ils répondaient à une nécessité, à un véritable
besoin : ils étaient les soutiens des populations qui les entouraient. L'au*
teur examine en particulier la manière dont se formait leur propriété
domaniale (donations pieuses) et comment les propriétés des couvents
étaient administrées et cultivées]. — Lamprecht (K.), Notes explicatives
des transformations économiques et sociales de l'Allemagne du xiv* au
xvi* siècle, p. 191-263. [L'AUeniagne ne prit part au grand commerce
international que vers la moitié du xiv* siècle. La richesse et le capita-
lisme envahissent les villes et y développent les abus des monopoles et
de l'égoïsme. Les corporations dégénèrent ; il se forme un prolétariat
malheureux. La situation n'est pas meilleure dans le plat pays et parmi
la petite noblesse. Çà et là des révoltes partielles éclatent et l'on ne par-
vient pas à appliquer les vrais remèdes. L'Allemagne au commencement
du xvi" siècle est mûre pour les troubles révolutionnaires]. — Eulen-
bourg (Franz), Le régime des corporations à Vienne, p. 267-317 [décrit
les luttes entre l'autorité et les corporations vers la fin du xiii* siècle,
jusqu'au milieu du xiv« siècle. Les corporations à Vienne n'ont jamais
joui d'une complète autonomie. Elles n'ont jamais connu une grande
(1) Éditée par MM. le ï)^ St. Bauer, le D»" C. Grunberg, le D"" L. M. Hartmann
et le D' E. Szanto, cette nouvelle revue se propose l'étude de l'histoire écono-
mique de tous les pays, à l'exclusion de toute recherche théorique, sociale on
économique, ayant trait au temps présent.
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PUBLICATIONS NOUVELLES. 711
prospérité. Cela tenait à ce manque d'indépendance et au caractère peu
industriel de la cité. Vienne a été un centre commercial et vinicole
plutôt qu'une ville industrielle]. — Brentano (Lujo), Le caractère féodal
de l'industrie domestique du tissage de la toile en Silésie, p. 318-40
[Cette industrie est sortie du servage. Ce sont les serfs qui font la grande
partie de l'ouvrage pour leurs seigneurs. Ils n*ont dès lors aucun intérêt
propre au travail, leurs procédés de travail restent primitifs et ils sont
livrés sans merci à la rapacité des marchands. La conquête de la Silésie
par Frédéric le Grand et la politique industrielle calquée sur les purs
principes du mercantilisme ne changent rien à la situation. Au contraire,
l'intervention directe de Tautorité et de ses agents vient encore l'empirer.
Après 1806, les tisserands obtiennent une demi-liberté, mais il est trop
tard, et la liberté complète après 1850 ne les relèvera pas davantage]. —
Béer (Adolf/, Deux lettres de Marie-Thérèse sur le luxe, p. 341-48.
Ernest Dubois.
II. — Publications iiouvelie«.
Le» Assemblée» générale» de» conmmnaiiféfli d'habi-
tant» en li'rance du X.III* slëcle À la Révolution, par Henry
Babeau, docteur en droit. Paris, A. Rousseau, 1893 ; in-8'*, 320 p. —
Voici un livre qui montre dans son jeune et savant auteur le digne con-
tinuateur des beaux travaux qui ont illustré son nom. L'organisation
municipale dans l'ancienne France, malgré une grande diversité de
détails, se ramène à deux systèmes : pour les villes importantes, le gou-
vernement représentatif par un corps de ville élu ; pour les petites villes
et les paroisses rurales, le gouvernement direct par l'assemblée générale
des habitants. C'est le régime démocratique dans le domaine propre où
il peut être bienfaisant. « Décrire l'administration de la communauté
par rassemblée des habitants, montrer les chefs de famille de cette asso-
ciation débattant toutes les affaires qui les intéressent, faire revivre en
un mot ce mode si primitif et si démocratique de self govemment, tel est
le but de cette étude. » Ce système paraît avoir fonctionné dans la plu-
part des communes de l'ancienne France. M. H. Babeau, dans la variété
des traits secondaires, étudie l'origine des communautés d'habitants par
le groupement spontané d'un certain nombre de familles rapprochées
par le voisinage et les intérêts, et trouvant dans l'église le premier lieu
de leurs assemblées de plus en plus fréquentes au xv« et au xvi« siècle.
La convocation, la présidence, la police, la composition des assemblées
forment ici autant de chapitres distincts. Quant à leurs attributions
qu'aucune loi ne délimitait, elles furent politiques, judiciaires, finan-
cières, communales et paroissiales. Voir tout particulièrement ce qui
concerne les impositions royales, les dépenses communales et l'admi-
nistration des biens communaux. Ces communautés d'habitants pou-
vaient parfois (notamment dans les Alpes) former entre elles des unions
de paroisses, avec des délégués élus. Dans la plupart des villes, même
après redit de 1692 qui leur imposait à toutes le régime des maires, l'as-
semblée des habitants conserva une part importante de l'administration,
tandis que dans la seconde moitié du xviu« siècle leur décadence dans
les paroisses rurales s'accusait avec la prédominance d'un régime repré-
sentatif. La loi des 14-18 décembre 1789 donna à toutes les communes
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-»yrt^^
714 BIBLIOGRAPHIK.
uue organisation identique qui maintenait, poui* les affaires importantes,
un conseil général comprenant la municipalité et les notables. Un coup
d'oeil sur la législation étrangère fait envisager, dans un résumé plein
d'intérêt, d'abord les pays où les assemblées d'habitants ont entièrement
disparu (Italie. Espagne, Portugal, Belgique, Hollande, Danemark, Au-
triche-Hongrie) ; puis ceux chez lesquels les assemblées d'habitants
existent au moins dans les districts ruraux (Angleterre, AUema^e,
Russie, Suède, Norvège) ; enfin la Suisse pour les divers cantons de
laquelle le gouvernement direct est le cas général à la commune. En
France, la loi de i789 n'innovait pas : elle généralisait ce que le temps
avait préparé, mais dans la législation actuelle il ne reste plus trace
des assemblées d'habitants ; le conseil général, avec ses notables,
comme la collaboration des plus imposés,ont disparu. « La participation
des habitants à la vie communale, trop considérable peut-être autrefois,
est devenue aujourd'hui beaucoup trop effacée. » N'est-ce pas là, et là
seulement, en effet, que les citoyens peuvent faire l'apprentissage néces-
saire de devoirs politiques? M. H. Babeau examine les réformes les plus
désirables (suffrage plural, représentation des femmes propriétaires...)
et pense que le référendum communal serait un moyen terme très effi-
cace pour l'éducation politique des citoyens comme pour la bonne ges-
tion des intérêts locaux.
âur la terre et par la terre, par M. G. Eugène Simon ; Paris,
librairie de la Nouvelle Revue, 1893; in-18, vii-316 p. — On a pu lire ici
même (liv. des 16 août et !«' sept.) un aperçu de cet ouvrage à propos de
l'application que le major Poore a faite à Winterslow des idées dévelop-
pées par M. Simon, d'abord dans la Cité chinoise, ensuite avec plus de
détails et de précision dans ce nouveau livre. Suivant l'auteur, qui rap-
pelle aussi les opinions de Sir John Gorst, la terre a été trop oul)liée, il
faut y revenir et lui consacrer toutes nos forces; le développement de la
petite propriété peut être le moyen de réformer la famille et d'obtenir
ainsi l'accroissement de la production agricole, l'augmentation de popu-
lation, les progrès divers réclamés par Tagri culture, enfin la paixsociale.
La seconde partie de l'ouvrage expose les moyens d'introduire pacifique-
ment ces réformes, s'appuie sur l'exemple de Winterslow et propose de
s'aider des biens communaux pour tenter en France une expérience
analogue.
I^e vote obligatoire en Suisse, par Simon Deploige, Bruxelles,
1893, broch. in-8<», 23 p. — L'auteur reconnaît que le vote obligatoire
trouvait des facilités particulières d'application en Suisse. Il ne présente
pas de grands inconvénients dans le canton de Saint-GalL ni dans les
communes du canton de Zurich qui l'ont adopté. Mais le canton de
Soleure a dû y renoncer, après avoir fait l'expérience des abus et des
tracasseries auxquels ces amendes donnaient lieu. C'est, en somme, un
triste et bien médiocre procédé pour réveiller les sentiments civiques
des électeurs. Mieux vaudrait assurer, dans toute la mesure du possible,
un effet utile à leur vote, en leur donnant la représentation propor-
tionnelle.
Le Gérant : C. Trbiche.
Paris. — Imprimerie F. Levé, rue Cassette, H.
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LA SUPPRESSION DES BUREAUX DE PLACEMENT^^^ ^
i
Le placement, c'est-à-dire la mise en contact de l'entreprise et
de la main-d'œuvre, le rapprochement entre l'employeur et l'em-
ployé, peut s'effectuer directement ou par intermédiaire : les
bureaux de placement sont, en France, la forme la plus in)portante
du placement par intermédiaire. Depuis quelques années la sup-
pression de ces bureaux est réclamée avec insistance. Les organi-
sateurs de la manifestation parisienne du premier mai Tout fait
figurer, parmi leurs revendications les plus urgentes, en compagnie
de la journée légale de huit heures. La Chambre des députés, sur
la proposition d'une commission parlementaire, a failli la voter,
puis s'est ravisée, et a renvoyé la question pour supplément d'in-
formations. — Je me propose, après avoir rappelé le passé des
placeurs, d'examiner les griefs qui leur sont reprochés et par quoi
on propose de les remplacer.
L — Le passé des placeurs.
Encore qu'ils soient peu considérés, les bureaux de placement
sont pourtant de très haute noblesse. Ils remontent aux croisades.
On trouve des traces de leurs premiers ancêtres dès le siècle des
Pierre l'Ermite et des Godefroy de Bouillon. Ainsi les religieuses
de l'hôpital de Sainte-Catherine et de Sainte-Opportune, au cours
d'une enquête faite en 1688 par ordonnance royale, produisaient
des titres authentiques prouvant que « leur maison a été établie
dans le omième siècle pour retirer les pauvres femmes et filles qui
h'ont aucune retraite et cherchent condition ». C'étaient là des inter-
médiaires entre l'oflFre et la demande purement charitables, qui
travaillaient pour l'honneur et point pour le profit. Mais, déjà à la
même époque ou un peu plus tard, on connaissait les intermé-
diaires intéressés, les placeurs professionnels. Côte à côte avec
l'assistance, l'industrie du placement florissait.
(1) Le présent mémoire, ainsi que l'étude suivante de M. Henri Defcrt, ont fait
l'objet d'une double communication à l'une des séances de la réunion annuelle.
(V. ci-dessus, p. 83-84, le compte rendu de la discussion qui en a été la suite.)
La Réf. Soc, 16 novembre 1893. .S« sér., t. VI (t. XXVI col.), 46
^
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71 i UÉtMON ANNUELLE.
Et celte induslrie élait, dès le xtv** siècle, assez prospère pour que
la grande ordonnance du roi Jean le Bon sur « la police des arts-
et-métiers » la comprit dans sa réglementation et fixât le taux des
honoraires que le placeur — ou plutôt la placeuse, car le métier
était exclusivement aux mains des femmes — pourrait prélever sur
les gages du placé, a Les recommanderesses, y est-il dit, qui ont
accoutumé à louer et commander chambrières et nourrices, auront
pour commander ou louer une chambrière dix-hnit deniers tant seu-
lement, et pour commander ou louer une nourrice deux sols, tant
d'une partie comme d'autre... Et qui plus en prendra et en donnera,
on l'amendera de deux sols (1) ».
Il n'y avait encore à cette époque, et il n'y eut longtemps de
« commanderesses», que pour les filles à la recherche d'une condi-
tion. Aussi bien Montaigne pouvait-il se plaindre, en un chapitre
de ses Essais^ de ce qu'il appelle « un défault de nos polices ». —
« ...Feu mon père, conte-t-il en son joli langage, homme (pour
n'estre aydé que de l'expérience et du naturel) d'un iugement bien
net, m'a dict aultrefois qu'il avoit désiré mettre en train qu'il y eut
ez villes certain lieu designé auquel ceulx qui auroienl hesoing de
quelque chose se peusseni rendre, et faire enregistrer leur affaire
à un officier estably pour cet effect : comme : « le cherche à vendre
des perles. » — « le cherche des perles à vendre. » — « Tel veult
cnmpaignie pour aller à Paris. » — « Tel s'enquiert d'un serviteur
de telle qualité. > — «Tel d'un tel maistre. > — « Tel demande nn
ouvrier. » — a Qui cecy, qui cela, chacun selon son besoing. » Et
semble que ce moyen de nous entr'advertir apporteroil non legiere
commodité au commerce publieque ; car à touts coups il y a des
conditions qui Js'entrecherchent et, pour ne s'entendre, laissent
les hommes en extrême nécessité (2). »
Un homme à l'esprit ingénieux, d'imagination fertile, Théo-
phraste Renaudot, essaya un demi-siècle plus tard de corriger ce
(c default de nos polices b dans la capitale, en créant le Bureatt
d'adresse et de rencontre, institution fort curieuse et peu connee de
laquelle procèdent en ligne directe tontes les agences de publicité
commerciale et industrielle.
Ce fut, suivant les propres expressions de Renaudot, « en
l'an 1630 qu'avint le Bureau d'adresse fondé sur l'autorité d'Aris-
(1) Ordonnance du 30 janvier 1350.Rccucil d'Isanibert, tome IV, p. 610.
(2) Essais de MonUiigiie, chap. xxiv.
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LA SLlMniKSSlUN DKS BUKKAUX DE PLACEMENT. 7l5
tote et de M. de Montagne ». Mais sa fondation était décidée depuis
déjà dix-huit ans, depuis le jour où le futur éditeur de la Gazette^
fixant enfin son humeur voyageuse, était venu s'établir à Paris...
Il avait été frappé, à son arrivée dans la capitale, de Taffluence des
malheureux qui y « accouraient en troupe, sous Tespérance de
quelque avancement qui se trouve souvent vaine et trompeuse :
car, ayant dépensé le peu qu'ils avaient au payement des bienve
nues et autres frais inutiles auxquelles les induisent ceux qui pro-
mettent de leur faire trouver emploi, et aussi aux débauches qui s'y
présentent d'elles-mêmes et auxquelles leur oisiveté donne un
facile accès, ils se trouvent accueillis de la nécessité avant qu'avoir
trouvé maître. D'où ils sont portés à la mendicité, aux vols,
meurtres et autres crimes énormes, infectent par les maladies que
leur apporte en bref la disette la pureté de notre air, et sur-
chargent l'Hùtel-Dieu et les autres hôpitaux ». C'est pour ces
malheureux que Renaudot rêvait la création d'un bureau, où ils
pourraient, « une heure après leur arrivée à Paris, apprendre s'il y
a quelque emploi ou condition présente, et y entrer beaucoup plus
aisément qu'ils ne feraient après avoir vendu leurs bardes; ou n'y
en ayant point se pourvoir ailleurs ^. Mode intelligent d'assistance,
rinstilution qu'il projetait devait être aussi un moyen d'épreuve
infaillible : « On discernera plus facilement par là les fainéants et
gens sans aveu pour en faire la punition qu'il appartiendra (i). »
L'exécution dépassa le but. Ce qui devait être, dans la pensée
première de l'auteur, une sorte de secrétariat des pauvres, un véri-
table office rJiaritahh du travail, fut en réalité une vaste entreprise de
publicité et une agence d'affaires universelle. L'affiche qui fut placar-
dée dans tout Paris « et jusque dans les faubourgs » pour annoncer
la nouvelle institution attestait qu'il n'y avait pas de limites au
champ de ses services :
De par le Roy,
On fait assavoir à toutes personnes qui voudront vendre, achepter,
louer, permuter, prester, apprendre, enseigner ;
Aux maîtres qui veulent prendre des serviteurs, et à ceux qui cherchent
condition pour servir en quelque qualité que ce soit;
A ceux qui auront les lieux, commodités et industries propres pour
être employés à quelques-unes des choses mentionnées en ce présent
livre ;
(1) Tome XXII du Mercure français.
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716 RÉUNION ANNUELLE.
A ceux qui auront des avis à donuer ou recevoir pour toutes sortes
d'affaires, négoces et commodités quelconques;
Qu'ils se pourront adresser au Bureau établi par Sa Majesté pour la
commodité publique, qui est ouvert depuis huit heures du malin
jusques à midi, et depuis deux jusques à six de relevée, auxquelles
heures chacun sera reçu à y venir ou envoyer donner et rencontrer
Tadresse qu'il désirera.
Ledit Bureau d'adresse se tient près le Palais, rue de la Calandre et au
Marché neuf, à l'enseigne du Coq.
Le mécanisme de rinstitution était des plus simples. Moyennant
trois sous, chacun pouvait faire enregistrer sur le grand-livre du
bureau Tavis qui lui plaisait; et moyennant trois sous, tout de
môme, chacun pouvait obtenir l'extrait du registre qui Tintéressait.
L'annonce durait tout le temps qu'elle était utile : « Ceux qui se
seront fait enregistrer, portait le règlement, seront tenus de venir
faire décharger le registre dans vingt-quatre heures après qu'ils
auront rencontré la chose pour laquelle ils s'étaient fait inscrire, et
(au cas où ils vinssent à changer d'avis) à l'instant même où ils en
auront changé... » Cette organisation fut complétée, dans la suite,
par la publication d'un journal d'annonces, la Feuille du Bureau
d'adresse^ paraissant à des intervalles plus ou moins rapprochés,
qui portait directement à la connaissance du public et à domicile
les offres et les demandes de la clientèle.
Si j'en crois les contemporains, le Bureau d'adresse fut une
excellente affaire. Fut-il jamais une « bonne œuvre »? Son malin
fondateur aimait à le prétendre, répétant qu'il l'avait inventé au
bien et au soulagement du peuple^ exprimant l'espoir à plusieurs
reprises qu'une personne charitable voulût bien le doter de quelque
revenu suffisant pour accroître ses utilités et lui faire continuer avec plus
de splendeur le soutien de ses grandes charges. Mais l'habit ne fait pas
le moine; et Théophraste, nous dit-on, était coutumier du déguise-
ment. Il avait aussi ouvert u au bien et au soulagement du peuple »
un cabinet de consultations gratuites ; et on lui reprochait d'avoir
un domestique qui recevait dans une boete le prix de ses prétendues con-
sultations gratuites. Il avait encore fondé « pour l'assistance des
pauvres » une maison de prêts sur gages; et on l'accusait de ne
prêter que le tiers de l'estimation et de confisquer les effets si à
jour nommé les intérêts n'étaient pas payés; si bien que par arrêt
le Parlement la supprima comme établissement nuisible au public
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LA SUPPRESSION DKS BUREAUX DE PLACEMENT. 717
Le Bureau d'adresse survécut à son fondateur; mais, loin d'ac-
croître avec le temps le chiifre de ses affaires, il perdit chaque jour
de son importance. Au point de vue du placement surtout, les
limites de son action ne cessèrent pas de se restreindre en même
temps que s'élargissaient les prétentions corporatives. Dès le
XVI* siècle, principalement au xvii* et au xvni®, les maîtres d'un
nombre considérable et toujours croissant de métiers s'adjugèrent
le monopole de l'embauchage, inscrivant dans leurs statuts a que
nul ouvrier ne pourrait se placer hormis par les soins du clerc de
la communauté, défense faite à toutes autres personnes de s'entre-
mettre d'en bailler aucun ». ,
En détruisant l'embauchage corporatif, la Révolution devait
donner l'essor au placement par intermédiaire intéressé. On ne vit
cependant rien paraître jusqu'à l'empire; et, en 1804, il fallut que
le gouvernement prît l'initiative d'une création nouvelle. — a II
sera établi à Paris des bureaux de placement pour les classes d'ou-
vriers à l'égard desquelles ils seront jugés nécessaires », porte l'ar-
ticle 13 de l'ordonnance du 20 pluviôse an XII (10 février 1804).
Les garçons perruquiers furent les premiers dotés d'un bureau de
placement, le 2 avril ; le quinzième par ordre de date fut créé pour
les épiciers le 2 octobre.
L'idée qui présida à cette fondation fut celle qu'exprimait, sans
artifices, une circulaire ministérielle de l'époque : « Les ouvriers
forment une classe d'hommes qui, par leur obscurité, par leur peu
de moyens pécuniaires, par la facilité qu'ils ont de passer rapide-
ment avec tout leur bagage d'un lieu à un autre, échappent souvent
à la vigilance du magistrat. Tout ce qui tend à éclairer la police sur
leur conduite, sur leur^ démarches, à lui donner plus de prise et
d'action sur eux, offre des avantages pour le maintien de la sûreté
et de la tranquillité publiques. » Gérés par des préposés quasi fonc-
tionnaires, les bureaux avaient le monopole du placement dans la
profession qu'ils desservaient : il fallait de toute nécessité passer
par leur intermédiaire, soit pour trouver un emploi, soit pour
obtenir un employé.
L'institution napoléonienne vécut trop peu de temps pour qu'on
puisse juger de son œuvre. A peine l'empire est-il disparu que l'or-
donnance du 20 pluviôse an XII, bien que non rapportée, tombe en
désuétude. Côte à côte avec les préposés de l'empire qui gémissent
vainement sur la perte de leur privilège, les placeurs libres prati-
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i
718 KKUMON ANMIXLK.
quent Tinduslrie du placement. La concurrence triomphe du mono-
pole. L'administration n'exerce plus ses droits. Cette situation
nouvelle ne tarde pas à susciter de vives réclamations.
Dès Tannée 18i8, les plaintes s'élèvent : on accuse les placeurs,
ces industriels de bas étage, de chercher par-dessus tout à rançentier les
ouvriers qui leur tombent sous la main. Mais c'est en vain que le
préfet de police appelle l'attention de ses commissaires sur les
agissements frauduleux qu'on lui signale. Les plaintes se renou-
vellent à de fréquentes reprises, notamment en 1832, en 1833, en
184i. Elles s'accentuent en 18i8; si bien que, dès que le gouverne-
ment provisoire est installé à l'Hôtel de Ville, le préfet de police delà
seconde République, Caussidière, s'empresse de supprimer d'un
trait de plume les bureaux de placement.
Il avait compté sans les tribunaux qui, sur la réclamation des
placeurs, jugèrent au nom de la liberté commerciale et industrielle
qu'il avait commis \xn excès de pouvoirs, a Sous un régime de
liberté, dit l'un de leurs jugements, l'exercice d'upe induptrie qui
n'a rien de contraire aux bonnes mœurs ni à l'ordre public nepeqf
être arbitrairement interdit. »
La tâche où le gouvernement provisoire n'avait pas réi^ssi f^[
reprise par le prince-président — bientôt Napoléon III — qui se
préoccupa, dès que l'heureuse issue du coup d'État lui eut donné
quelques loisirs, de « régulariser et de moraliser daps l'intérêt des
classes laborieuses les bureaux de placement (1) ».
tt A l'avenir, nul ne pourra tenir un bureau de placen^pi^t sam
une permission spéciale délivrée par l'autorité municipale, et qui ne
pourra être acpordée qu'à des personnes d'une moralité reconnue.»
C'est l'article premier du décret du 25 mars i852. Et l'article 3 :
« L'autorité municipale si^rveille les bureaux de placement pour y
assurer le maintien de Tordre et la loyauté de la gestion. Elle
prend es arrêtés nécessaires h cet effet et règle le tarjf des droits
qui pourront être perçus par le gérant. »
En exigeant cft baptême administratif, en organisant cette surveil-
lance et ce contrôle de tous les jours, le législateur ne s'inspirait
pas des mêmes idées qui avaient cours en 180i : il n'avait en vue,
diîait-jl, que Vintiret de la classe ouvrière. Mais la réalité n'a pas
répondu au désir; l'acte a trahi l'intention, et les ouvriers sont les
(i) Considérants du décret du 2") mars 1832.
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>irT^'« iV'V «^'^ >.:r.^.«»--
LA SCPPRKSSION DBS BUREAIX DK PLACKMKNT. 711)
preipiersà réclamer Tabrogalion du décret de 485:2. Ils onl déclaré
la guerre aux placeurs.
II. — La guerre aux placeurs.
L'un des premiers jours du mois d'août 1886, une bande de cinq
à six cents individus, garçons de café ou de restaurant, mêlés ù
quelques apprentis coiffeurs, descendait, drapeau en tête, le bou-
levard, Favenue de TOpéra, la rue Se^int-Honoré, dans la direction
des Halles. En grève depuis près d'une semaine, ils avaient
donné rendez^vous, dans les vastes palais de ralimentation pari-
sienne, aux garçons bouchers qui avaient promis de faire cause
coipmune avec eux.
Une double déception les y attendait. Leurs amis les bouchers
manquaient au rendez-vous, ayant au dernier moment changé
d'avis et décidé de faire prévaloir leurs réclamations par des
moyens plus pacifiques. Et, au lieu d'être reçus par des hùîes qui
leur eussent fait très aimablement les honneurs de la maison, ils
rewcootraient des trouble-fétes, une forte escouade d'agents de
police*.. Après une bagarre de quelques minutes qui se termina
par la prise du drapeau et par l'envoi de quelques otages au violon,
la bande fut dispersée, et chacun s'en retourna tranquillement chez
soi.
Ce n'était pas aux patrons que las grévistes en voulaient. Cette
levée de boucliers — de tabliers — n'était pas un épisode nouveau
de l'éternelle lutte du travail et du capital. L^ennemi, dans cette
affaire, ne s'appelait pas le maître : c'était l'intermédiaire entre le
maître et l'ouvrier : le placeur! — Suppression des bureaux de pince-
ment! tel était le mot d'ordre des agitateurs, ou (pour leur donner
le nom qu'ils avaient pris) des ligîm*rs.
La luttp, qui venait de se manifester par cette bruyante sortie,
existait depuis plusieurs années déjà à l'état calme. Dès 1870, la
société de secours mutuels /a Saint-Michel des pâtissiers avait corn-
mepcé les hostilités et entamé une campagne dont les frais s'éle-
v^ent en 1886 à près de 100,000 francs. Une autre association
niutuelle, îa Saint- ffonoré des boulangers^ avait à son tour engagé la
lutte et ne s'était pas montrée moins active : elle avait même en
1879 tenté un vif coup d'éclat, organisé au Cirque d'Été une réunion
' ç
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720 RÉUNION ANNUELLE.
OÙ trois mille personnes votèrent la mort des placeurs, maii^^^ui
resta inaperçue. C'étaient ces deux sociétés, la Samt-MiehAA^ik
Samt'Honoré, qui, fatiguées des luttes stériles, venaient |le>t^9ftif
leur action et de prendre Tinitiative d^une ligue ouverte aux ot^v^ff
boulangers, pâtissiers et confîseurs, aux garçons boucbe^s^a^K
garçons de café, aux cuisiniers, en un mot (et comme disait I0 fit^
gramme) à tous les a travailleurs de ralimentation ». ,jpin
La Ligue pour la suppression des bureaux de placement accusait.i^^ji-
leurs des intentions très pacifiques. Suivant le mot d'un spiriU^l
écrivain, elle prétendait « travailler à l'anglaise », Etsi, ua.bç^
jour, quelques enfants terribles, garçons de café et de reslawp^,
les derniers venus dans Talliance offensive et défensivâ, soient
imaginé, pour faire parler d'eux, de se promener en bandies d^s
les rues de Paris, de pousser des cris et de casser des vitres», de ^
faire malmener en fin de compte par les agents de M- le Préfet,
c'était, certes, contre son gré. Elle les désavouait hautement. .
Elle préférait une autre méthode, plus sage, mais pas beaucoup
plus efficace : s'adresser au gouvernement. Ses délégués sen
viennent donc trouver le ministre du commerce, alors M. Lockrôy.
Accueil empreint de la plus parfaite cordialité, comme il convient
à un ministre recevant une délégation de ses administrés : « Yoas
savez combien j'ai à. cœur l'intérêt de vos mandants, de ces travail-
leurs si laborieux et si intéressants, de cette population si utile à
la patrie, si nécessaire à la société, qui... que... dont... etc. MàUm-
sensément^ l'affaire n'est pas de mon ressort. Que ne vous adressez-
vous au^préfet de police ? — Ah I mille pardons du dérangemenl; »
et nos délégués de se retirer tout confus de leur erreur et d'aller
VOIT illico le préfet de police. M. Gragnon les reçoit avec la même
bienveillance, avec la même cordialité, avec les mêmes bonaes
paroles... et avec la même conclusion : a Nous sévirons rigoureu-
sement contre les placeurs... quand vous nous signalerez à leur
charge des faits délictueux dûment établis. Mais les supprimer 1 y
songez- vous ! cela n'est pas en notre pouvoir. Adressez- vous donc
au Parlement. »
— tt Va pour le Parleiiient, » se disent nos patients ligueurs. El
ils rédigent et font approuver par un meeting convoqué adhocwàe^
pétition à la Chambre dans laquelle ils prient Messieurs les députés de
fermer les bureaux de placement. C'était bien, cette fois, la bonne
porte à laquelle ils avaient frappé, mais ils n'y avaient pas frappé
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LA SUPPRESSION DES BUREAUX DE PLACEMENT. 721
OËIsezfoH. Ils étaient trop polis pour être écoutés. La Chambre a
^fioàtutiïe de ne céder qu'aux menaces : pourquoi lui envoyait-on des
prières?' Elle poussa l'amabilité jusqu'à rendre hommage, par l'or-
<gttfté*'du rapporteur, M. Rivet, « aux sentiments qui avaient inspiré
iè^attt^rs de la proposition», et à les assurer de sa<' plus vive sym-
-pattite i> ; mais elle n'alla pas au-delà de cette bienveillance plato-
nique. Elle estimait que a la création d'un monopole en faveur des
-èbctobres syndicales serait contraire au grand principe de la liberté
^dëè tr^sactions et pourrait avoir de grands inconvénients au point
'dë^ué des rapports entre patrons et ouvriers (1). » La pétition fut
'. rcioxov . ■
1* Les adversaires des bureaux de placement comprirent-ils qu'ils
^^itiÂent en le tort d'être restés parlementaires? Sans doute. Le fait
est qu'à partir de- ce moment ils le prennent de beaucoup plus
haut. Ils ne prient plus : ils exigent. Au lieu de supplier, ils mena-
cent. D«as un bruyant meeting qu'ils tiennent au mois de
tfëvrîer 1887, ils décident qu'un projet de loi sera immédiatement
déposé en leur nom sur les bureaux de la Chambre, appuyé d'un
considérant très énergique : Attendu qu'il n'y a que trop longtemps
défà que V exploitation dont souffrent les travailleurs a poussé leur patience
à houty et fort catégorique dans son dispositif .* Les chambres syndi-
cales et associations professionnelles sont SEULES autorisées k, servir de
bureaux déplacement. Afin d'activer la procédure parlementaire dont
les lenteurs sont proverbiales et pour éviter cet enterrement de
première classe dont la Chambre honore la plupart des propositions
qui lui sont soumises, ils enveloppent l'envoi dans une menace :
« Au cas où ce projet ne serait pas discuté avant le 31 mars pro-
chain (on était au 28 février), les intéressés se chargeront eux-mêmes de
fermer tous les bureaux de placement le premier avril, »
Mais la menace ne produit pas l'effet que ses auteurs en atten-
daient sans doute : le 31 mars 1887, on n'a pas encore entendu
parler à la Chambre du projet en question. Néanmoins les bureaux
de placement sont encore debout le premier avril.
On les laissa même tranquilles pendant une année, et l'agitation
ne reprend qu'au mois de mars 1888. A cette date, une pétition est
encore adressée au Parlement :
Mais c'est pour la dernière fois.
(1) Journal officiel. Débats parlementaires de la Chambre des députés, 1887,
i9 mars, p. 765,
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Goosle
7i:i KKUNION ANNUELLE.
Et les assemblées iVoii partent ces suprêmes tentatives reten-
tissent (Jéjà d'appels à la violence, qui excitent un vif enthousiasme:
tt A la faveur de la nuit, nos pères de quatre-vingt-neuf piettaienl
le feu aux manoirs seigneuriaux. Il suffit d'une boîte d'allumettes
et de quelques vieux journaux pour faire griller les placeurs comme
des porcs. »
Le Parlement, ayant d'autres chats à fouetter (on était aux plos
beaux moments de l'aventure boulangisle), néglige de prendre lec-
ture du papier qu'on a pris la peine de lui adresser. Cette mépri-
sante inattention irrite les antipla^^eurs. Garçons de café, garçons
marchands de vins, garçons limonadiers, rendent en masse leurs
tabliers au mois d'aoûf 1.888. La grève éclate avec violence.
Les appels à rémeute se multiplient. Chaque jour plusieurs réu-
nions se tiennent où chacun apporte son petit moyen de tomber les
bureaux de placement. L'un dit : « Voici ce qu'il faut faire. Allons,
le soir, par groupes de cinq ou six copains, dans les coins écartés où
se trouvent de petits armuriers. Un des camaros entre, tandis que
les autres guettent. }l choisit un revolver, demande à l'essayer;
et, comme pour cette opération lui et le patron quittent la botte^ on
en profite pour faire main basse sur 1^- provision d'armes que con-
tient la boutique. C'est pas plus malin que ça, et ça me connaît, ce
triéc, je l'ai f^it en 1869... » Et l'enthousiasme qu'excite cette ingé-
nieuse proposition n'est pas encore calmé, que déjà un autre
orateur trouvant le moyen de son camarade « bon mais difficile à
mettre en pratique, D^oumet une méthode plus simple. « Je m'en-
gage, dit-il, à me procurer pour la réunion prochaine quinze cents
manches à balai qui seront déposés ici : chacun de . nous abouUrn
deux sous en échange desquels il recevra un des gourdins. Ceux
qui n'auront pas de ronds recevront quand même un manche à balai
à condition qu'ils s'engagent à })ien s'en servir. Avant de sortir,
nous ?issommerons les mouchards qui se trouveront dans la salle.
Et en ayant sur la police... » Après qu'on a applaudi ces élucu-
brations et d'autrçs du même genre, la réunion se termine invaria-
blement parle vote d'un ordre du jour à peu près conçu dans ces
termes : « Les citoyens réunis à. la Bourse du travîiil, au nombre
de... (le chiffre diffère suivant les circonstance^ et selon que le pré-
sident est plus ou moins du Midi), se déclarent résolus à employer
la force contre la force pour la suppression des bureaux de
placement. »
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>«
LA srPPRESSiON DES BUREAIX DE PLACEMENT. "ÎSH
On ne s'en tient pas malheureusement à ces bruyants meetings,
à ces harai^gues révolutionnaires, à ces menaçants ordres du jour.
Des paroles on passe à l'action. Les bureaux sont assaillis et mis à "^
sac. Des placeurs trop hardis sont assommés. Le gouvernement,
après avoir laissé faire, prend des a mesures énergiques » : il
expédie à Mazas le secrétaire général de la Lùjue^ ferme temporai-
rement la Bourse du travail, interdit les réunions. Les ligueurs
capitulent. Les bureaux d^ placement respirent.
Depuis cette lutte violente, la tranquillité matérielle des placeurs
n'a guère été troublée. Ils ont eu une alerte sérieuse en novem-
bre 1888 lorsque la dynamite fît sauter le mCmie jour et à la même
heure deux agences de placement : c'était hï sans doute une ven-
geance personnelle; elle ne s'est pas renouvelée... Mais si l'ennemi
est devenu moins démonstratif, il n'a point désarmé. S'il fait moins
de bruit, il fait peut-être plus de besogne. Il s'est accru et fortifié. .
Après avoir si longtemps sans résultat frappé de ses plaintes le
tympan des pouvoirs publics, il commence à se faire écouter.
Le Conseil qiunicipal de Paris à plusieurs reprises a émis le vœu
que « les chambres syndicales ouvrières, les municipalités et les
sociétés laïques de secours mutuels qui placeraient k titre gratuit
soient seules autorisées à placer ». — Sans aller aussi vite, car il
doit à l'importance de ses décisions d'être plus réfléchi, le Parle-
ment paraît disposé à s'engager dans la même voie.
Saisie de deux propositions, Tune des citoyens Dumay, Joffrin et
autres, réclamant la suppression immédiate des bureaux de place-
ment, l'autre de MM. Millerand et Mesureur, tendant à leur ferme-
ture progreêsim, une commission de la Chambre des députés s'est
prononcée pour la plus radicale des deux solutions, c'est-à-dire
pour la suppression immédiate.— « C-est une vieille iniquité que
l'institution des bureaux de placement, s'écrie le rapport ; et il est
inouï qu'elle ait tant duré I Elle a vécu jusqu'à ce jour comme
vivent les abus par l'effet de l'habitude et des mtnurs; elle mourra
par l'effet de cette évolution qui s'opère toutàFheuro en nous, qui
éclate de toutes parts et qui nous mêle, nous confond, partisans du
droit divin, partisans du droit populaire, et nous emporte dans un
tourbillon d'une immense pitié humaipe qui n'est autre qu'une
aspiration de justice sociale (1). »
(1) Rapport de M. ArnauU Dubois. Journal officiel. Annexes de la Chambre
des députés. Session ordinaire de 1892, p. 980.
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724 RÉUNION ANNUELLE.
Elle ynourra, prononçait la commission. La Chambre a hésité à
ratifier cet arrêt de mort : appelée le 8 mai dernier à dire son mol,
elle a demandé un supplément d'instruction... Mais le temps n'est
plus où L'on se contentait d'éconduire avec de bonnes paroles les
antiplacsurs, où l'on faisait la sourde oreille à l'expression répétée
de leurs griefs.
III. — Les griefs.
t
Ll semble qu'on ne puisse parler des bureaux de .placement, sans
qu'aussitôt ne vienne aux lèvres le mot d!abi4s, « Jjes abus des
bureaux de placement», c'est devenu une formule, un cliché. Toul
le monde n'emploie pas pour les tlétrir le violent langage de
M. Ernest Roche : « Le bureau de placement, qui a été d'abord une
officine de la préfecture de police, est aujourd'hui une véritable
caverne de malfaiteurs. Je n'exagère pas, j'appelle une caverne de
malfaiteurs un lieu où des gens sont établis en toute sécurité pour
dépouiller les travailleurs et, parmi les travailleurs, les plus pau-
vres, les plus simples et les plus confiants d'entre eux, c'est-à-
dhre ceux qui peuvent le moins se défendre». Mais presque tons
disent, comme M. de Mun : « C'est une institution détestable, immo-
rale, qui soumet les ouvriers et les employés à une véritable et
odieuse exploitation. » Ses défenseurs mêmes hésitent à nier et se
bornent généralement à dire, ou que les abus sont grossis et
exagérés, ou qu'il est facile de les empêcher par une plus grande
surveillance.
Et pourtant, lorsque, descendant des généralités vagues, on
cherche des faits précis, on est surpris de voir combien ces abus
tant critiqués sont peu prouvés. Si les a honnêtes gens sont l'excep-
tion » dans la corporation des placeurs patentés, comment se fait-
il que, suivant le témoignage officiel, le dossier de l'immense majorité de
ces placeurs est vierge de toute plaints f et que là où se sont élevées des
plaintes, U a été ordinairement établi par l'enquête ^t^ les pl^'
gnanis étaient de mauvais ouvriers attribuant aux placeurs des respom^^'
biliiés injustifiées (l).
Mais les accusateurs n'y vont pas de main morte. Ils reprochent
aux titulaires des bureaux déplacement de se livrer, sous la barbe
(1) Cité dans la publication do l'Office du travail sur le Placement des em-
ployéSy ouvriers et domestiques en France : son histoire et son état actnd'
(Paris, Berger- Lovrault, 4893.)
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w^^
LA SUPPKESSION DES BUREAUX DE PLACEMENT. 7^0 ('
}
de radmioistration qui les protège, à une débauche d*abus de con- 'i
fiance, d'escroqueries et de vols ; d'abriter, sous les couleurs de ,'
râulorité préfectorale, une vaste entreprise de piraterie. « Ces in- ^-
dustriels . déshonnêtes, disent-ils, ont cent tours en leur sac, et A
DL*ont pas besoin d'en inventer de nouveaux, car la naïveté hu- . \
maine est sans bornes. On se plaignait déjà en 1852 « de leurs ma- ;
nœuvres immorales et déloyales dont l'administration gémit et qu'elle
ne peut réprimer » ; on gémit aujourd'hui sur ces mêmes ma-
nœuvres et on n'est pas moins impuissant à les réprimer. La plus
fréquente consiste à exiger du postulant « à titre de garantie » le
versement d'un cautionnement qu'il ne reverra plus. La plus
habile, c'est de placer le client chez un compère qui, avec les faci-
lités que lui donne sa qualité de « patron », parvient sans peine à le
déplumer de ce qui lui reste de ressources. La plus néfaste est î
celle qui dissimule sous les espèces d'une agence de placement
une officine de prostitution, et par laquelle, au lieu de l'ouvrage
qu'elles cherchent, tant-de jeunes filles ne trouvent que des pièges
tendus à leur honnêteté, etc., etc. ».
J'accorde que ces imputations ne sont que trop vraies si on les
applique aux gérants des nombreuses agences clandestines qui
vivent au mépris de la loi : les offres d'emploi superbe, moyen-
nant versement préalable d'un cautionnement, fourmillent à la
quatrième page des journaux, — età cette même page des promesses
de travail lucratif, pourvu qu'on s'abonne au Moniteur de V in-
dustrie om à quelque feuille éphémère du même genre; d'autre
part, nous avons appris plus d'une fois, par de tristes révélations,
que la traite des blanches n'est pas un vain mot. Mais de ces délits et
de ces crimes accuser les placeurs patentés, eux dont le fonds re-
présente une valeur de plusieurs milliers de francs, et qui s'expo-
sent à se le voir retirer pour la plus légère contravention, je ne
crois pas que ce soit raisonnable. S'ils faisaient la folie de les com-
mettre, il ne faudrait pas longtemps pour que la préfecture de
police en eût vent, et usât de sa toute-puissance pour supprimer
les coupables.
Je laisse ces imputations impossibles. Il y a un abus, moins
grave et moins invraisemblable, que de plus sérieux adversaires
reprochent aux placeurs : on les accuse d'exiger une « provision »
de quiconque vient réclamer les services et, quelle que soit l'issue
de l'afTaire, de ne la restituer jamais.
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■^■Tif^
726 HKCMOiN ANNUELLE.
11 esl vrai qu'à l'exemple des huttitties de loi, il leur arrive assei
souvent, leur clieutèle n'ayant guère de crédit, de vouloir une pro-
vision. Peut- on le leur reprocher, s'il est vrai (comme on Ta dit à la
Chambre) qu'en une seule année et pour un seul bureau où la
confiance était trop grande, il y a eu douze mille francs d'impayés?
Du reste, la loi leur en donne l'autorisation formelle : — dl y aurail
de l'injustice, disait le législateur de 1852, à priver les placeurs de
ce moyen légitime d'assurer leurs paiements; et d'ailleurs, si on
les exposait à des pertes trop répétées, on amènerait inévitable-
ment l'augmentation des tarifs, ce qui tournerait au préjudice des
postniants honnêtes. »
Mdiis cêqm la loi ne permet 2^(18 ^ c'est que des démarches restées sou
résultats soient rétribuées, h^AécTQi d^ 1852 autorisait le prélèvement
d'un droit d'inscription indépendant de tout placement et dans tous
les cas acquis à l'agence, qui ne devait être d'ailleurs qu'une
légère rétribution exactement représentative des frais matériels occasion-
nés par l'inscription ; depuis 1857, cette fégère rétribution n'est
même plus permise. Le dépôt préalable d'une certaine aomme
peut toujours être exigé du client à titre de garantie et d'avance:
mais cette provision n'est définitivement acquise à l'agence qu'en
cas de placement, e(, suivant les termes mêmes de l'ordonnance,
elle doit être restituée à la première réquisition du déposcmt^ s'il re-
nonce à être placé par l'entremise du bureau où a eu lieu l'ins-
cription.
Il est possible qu'en dépit de cette règle formelle les avances
infructueuses ne soient pas toujours restituées. Et alors le placeur
est coupable, à la façon de celui qui, trouvant un porte-monnaie
sur son chemin, attend qu'on vienne le rechercher et ne s'empresse
pas de le porter chez le commissaire. H est coupable, mais celui
qui néglige d'aller reprendre son argent n'est pas sans reproche :
sans son inconsciente complicité la faute ne pourrait pas se com-
mettre. La préfecture de police ferme chaque année deux ou trois
bureaux pour des infractions de ce genre ; elle ferme tous ceux
qu'on lui signale, après enquête : pourquoi ne lui en signale-l-on
pas davantage ?
C'est peut-être parce qu'il n'y en a pas davantage qui y prêtent.
Car, en somme, dans le vaste dossier qu'on a réuni contre les pla-
ceurs, je trouve beaucoup d^aifirmations, mais pas une preuve; à
moins qu'on ne voie une preuve dans cette présomption, plusieurs
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^\
LA SUPPRESSION DES BUREAUX DE PLACEMENT. 747
fois formulée et sous différentes formes : « Les placeurs exploitent
leurs clients, yarcê que leur but, c*est celui de tout commerçant,
faire des affaires; 'parce que ce ne sont pas des philanthropes^ mais
des marchands de travail .-^àrce^'w^, pouvant gagner plus, ils ne peu- a ;
vent pas se condamner à prendre moins (i). j> Commerçants : donc
filous. L'argument est pauvre.
Et c'est toujours pour faire aller le commerce qu'ils provoquent
(dit-on), par des manœuvres déloyales, de fréquentes mutations
parmi le personnel qu'ils ont la charge lucrative de placer. Ici, ils
imaginent '< d'adresser les bons ouvriers chez les mauvais patrons
et les mauvais ouvriers chez les bons patrons ». Les uns et les
autres ne sont pas longtemps à s'entendre; et le tour est joué. C'est
très simple... Ailleurs, ils ont à peine placé quelqu'un de leurs
clients qu'ils vont trouver son nouveau maître. « On prend un
verre, et la conversation s'engage : — Eh bien! êtes vous con-
tent de l'employé que je vous ai adressé ? — Penh ! oui ! comme
cela î il se dressera. — Vous savez : j'en ai un sous la main
qui ferait parfaitement votre affaire, je vous le réserve. — On
verra ça. » — Bref on s'entend si bien que ce malheureux employé
ne reste pas plus d'un mois ou deux dans sa place » (2).... Souvent
même, ils n'ont pas besoin de faire ces démarches, étant convenus
d'avance avec les patrons pour multiplier à l'infmi les déplace-
ments, comme à Marseille, où on les voit, d'après M. Antide Boyer,
« manger la bouillabaisse à Mont-Redon ou à la Madrague avec
leurs confrères les cafetiers, limonadiers et autres chefs d'établisse-
ment qui ne gardent jamais leurs employés plus d'un mois » (3), et
partager leurs bénéfices avec ces collaborateurs en friponnerie ..
Et, comme tout cela ne suffit pas, par des annonces alléchantes ils
attirent à Paris et dans les grandes villes une foule de provinciaux
ou de campagnards qui encombrent le marché du travail, accrois-
sent le chiffre des demandes, excitent la concurrence et provoquent
l'instabilité.
Les placeurs, gens difficiles à entamer, parent habilement cha-
cane de ces attaques... « En adressant aux patrons des ouvriers
qui ne leur conviennent pas, n'iraient-ils pas mécontenter de
gaieté de cœur et s'exposer à perdre leur clientèle d'offres ? »...
(1) Raj^port do M. Arnault Dubois.
(2) Discours de M. Jourdc à la Chambre des députés.
(3) Discours à la Chambre des députés.
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t \ -r
1
748 RÉUNION ANNUELLE.
Comme tentatives de déplacement, les visites intéressées elles
conversations perfides qu'on leur prête seraient vaines et ridicules;
tt contents de leurs employés, les industriels et les commerçais se
gardent bien de les renvoyer; mécontents, ils ne demandent les
conseils de personne... » L'entente avec les patrons n'est pas plus
vraisemblable : se pourrait-il que pour profiter d'une maigre com-
mission de quelques sous par mutation, un boulanger, un bou-
cher ou un ïvestaurateur consentit à changer* sans cesse de garçons
et à subir les inconvénients et les embarras d'un personnel non
exercé?... Enfin il est puéril d'accuser les placeur» de ce mouve-
ment d'émigration des campagnes que les économistes signalent
depuis de nombreuses années : sans que les placeurs s'en mêlent,
la capitale et les grandes villes exercent par elles-mêmes une
attraction irrésistible, dont il est facile d'analyser les causes.
Et ne serait-il pas de leur intérêt d'arrêter ce mouvement, puisque
le taux de leurs tarifs est généralement basé sur le taux des
salaires et que l'abondance des bras occasionne l'abaissement des
salaires?
Je ne prétends pas que ces raisons soient victorieuses; mais
j'estime qu'elles valent au moins les autres. Si la position des
défenseurs n'est pas inexpugnable, l'assaut est assurément trop
faible pour les déloger... Les imputations que les uns prétendent
vraisemblables, que les autres affirment invraisemblables, sont-
elles vraies ? Là est la question. Il est de règle en matière crimi-
nelle que le doute profite au prévenu; jusqu'à ce qu'on nous prouve
le contraire, nous devons les tenir pour fausses.
Et le terrain ainsi déblayé d'un monceau d'accusations vagues et
non prouvées, il ne reste plus qu'à examiner le grief fondamental,
celui-ci : LinsUtution des bureaux de placement est trop coûteuse pour
Vouvrier,
Ce n'est pas que les tarifs des placeurs soient exagérés. Com-
ment le seraient-ils, puisqu'on vertu du décret de 1852 ils sont
fixés par l'autorité municipale dans les villes de province, à Paris
par le préfet de police ? En veut-on un aperçu? Les garçons bou-
langers payent, pour être placés, une somme fixe de 10 francs, qui
représente à peine le salaire moyen d'une journée et demie de tra-
vail. Le tarif s'élève, chez les garçons limonadiers^ à 1,25 % du
gain annuel. Des pâtissiers-cuisiniers, les bureaux exigent une
somme égale au cinquième du salaire mensuel, mais qui ne peut
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LA SUPPRESSION DES BUREAUX DE PLACEMENT. 729
excéder jamais 25 franco. Les coiffeurs donnent 3 francs pour une
place qui ne rapporte pas plus de 30 francs par mois, 5 francs
paiiT un emploi mieux rétribué. Les ouvriers cordonniers se casent
à peu près pour le même prix. Les places de garçons bouchers
sont cotées un peu plus cher : pour en décrocher une, il faut verser
au placeur la moitié de sa première semaine. Ceux d'entre les
garçons d*hôlel qui touchent des appointements fixes sont soumis
â une échelle de tarifs dont les degrés sont proportionnés à Tim-
portance de l'emploi : le plus bas échelon, c'est le tablier à 30 fr.
par mois pour lequel le bureau prélève 5 francs d'honoraires;
l'échelon le plus haut, c'est la place à 1500 francs par an, qui est
estimée 30 francs. — Le tarif n'atteint un taux plus élevé, 3 et
même 5 % des gages de l'année, que pour le personnel des do-
mestiques, des employés de commerce et des institutrices.
Ce versement de 1, 2, même 3 % du salaire annuel ne grève pas
d'une façon bien lourde le budget du travailleur, à condition de n'être
^pas répété : mais pour beaucoup cette condition fait défaut. Le pre-
mier document législatif que nous connaissions sur les bureaux de
placement, l'ordonnance du roi ^edin^lnievdisiiitdinxcommanderesses,
Rôus peine de « prise de corps au pilori », de louer même cham-
brière plus d'une fois l'an : elle ne dit point ce que devaient faire,
pour retrouver un emploi, les chambrières remerciées par leur
maître après quelques semaines ou après quelques jours de ser-
vice. Aujourd'hui la loi ne met pas plus de limites au zèle des pla-
ceurs qu'aux migrations des placés. Toutes les fois qu'un domes-
tique, un ouvrier boulanger, un garçon de café, perd son travail,
et ce malheur n'arrive que trop souvent, il n'a rien de mieux à
faire que de courir au bureau de placement. Et si c'est peu de
chose que de verser 5 francs pour s'assurer l'existence d'une année
entière, — verser 5 francs pour n'obtenir qu'un trimestre, qu'un
mois, qu'une quinzaine d'ouvrage, c'est énorme. Un placement ne
coûte que les trois centièmes du salaire annuel ; deux placements
en prennent les trois cinquantièmes ; dix placements en absorbent
les trois dixièmes, presque le tiers.
Ce n'est pas la faute des placeui's, si les ouvriers sont d'humeur
changeante ou s'ils ne contentent pas leurs patrons, et si les vicis-
situdes de l'industrie rendent le sort des travailleurs instable.
Leurs adversaires en conviennent. Mais ils ajoutent : tant pis pour
les placeurs. C'est précisément pour cela, parce qu'on ne peut pas
La Ràr. Soc, 16 noYcmbre 1893. 3« Sér., t. VI (t. XXVI col.), 47.
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730 RÉUNION ANNUELLE.
les améliorer, que leur suppression s'inJipose. S'ils ne sont pas
coupables, ils sont nuisibles, et nuisibles sans remède, ce qui ne
vaut pas mieux. Qu'ils meurent, pourvu qu'on puisse les supprimer
sans dommage et offrir gratis au travailleur les services qu'ils lui
font payer si cher. Devant le placement gratuit, le placement inté-
ressé doit céder.
\
IV." — Les successeurs proposés.
Mais le placement gratuit est-il en état de remplacer le place-
ment intéressé?
On distingue généralement trois sortes de placement gratuit: le
placement charitable, le placement municipal, le placement pro-
fessionnel.
' Du placement charitable, il y a peu de choses à dire. Non pas
qu'il soit une quantité négligeable. On a enregistré à l'actif des
sociétés de bienfaisance, pendant l'année 1891, près de vingt-sept
mille placements à demeure et plus de cent mille placements à la
journée. Mais on ne peut pas lui demander tout d'un coup de faire
davantage. La charité ne se commande pas sur mesure, et d'ail-
leurs elle ne serait pas en état de bâtir du jour au lendemain l'é-
difice complexe et coûteux qui serait nécessaire.
On caresse de plus grands espoirs dans le placement officiel. La
commission parlementaire, dont la Chambre a provisoirement
repoussé les décisions, proposait de rendre universel et obligatoire
en France le placement gratuit par les municipalités. Si son avis
prévaut, toutes les communes, à part les bourgs et villages qui ne
comptent pas deux mille âmes, devront se faire placeuses. Il suffira
d'un registre déposé à la mairie et enregistrant les offres et les
demandes, pour les villes dont la population ne dépasse pas dix
mille habitants. Les cités plus considérables établiront, de par la
loi, un bureau central à l'hôtel de ville « exclusivement appliqué
au placement >>, et, dans les différents quartiers de leur terri-
toire, autant de succursales de ce bureau que l'importance de la
population l'exigera.
Inappréciables, si l'on en croit ses partisans, les avantages du
placement municipal ! D'abord, il est le plus convenable. « N'est-ce
pas à la commune qu'il importe particulièrement de veiller à la
distribution du travail et à la distribution des travailleurs? N'esl-
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LA SUPPRESSION DES BUREAUX DE PLACEMENT. 731
ce pas la commune qui est le plus directement intéressée à l'utili-
sation et au bon emploi des bras? Nul mieux qu'elle n'en connaît les
besoins ; nul mieux qu'elle ne peut les satisfaire avec quelque
clairvoyance. Nulle part la rencontre n'est plus facile et mieux
acceptée. A la mairie chacun est chez soi. Le seuil en est libre et
décent. Aucune contrainte n'y suspend et arrête les pas. C'est un
centre familial, quelque chose comme un foyer agrandi (1).» Mais,
surtout, il serait destiné à engendrer par son développement nor-
mal des conséquences inespérées. Lorsqu'on aura établi un bureau
dans chaque mairie, les bureaux de toutes les mairies, reliés par
un même fil, s'éclaireront et s'entr'aideront. Leurs respectives
communications détermineront le rapport de l'offre et de la de-
mande. Les occasions de travail à peine nées seront connues et
satisfaites. L'office central n'aura qu'à centraliser les renseigne-
ments, et du même coup la statistique du travail sera créée : statis-
tique permanente, constamment tenue à jour, avec une précision
absolue. D'où, la possibilité de renseigner les travailleurs sur l'é-
tat et les conditions du travail dans toutes les parties du pays;
et, comme corollaire, la répartition normale des ouvriers dans les
diverses professions. « L'ouvrier trouvera dans l'institution nou-
velle une indication précieuse pour le choix à faire d'une carrière.
Il se décidera à bon escient, embrassant telle profession plutôt que
telle autre parce qu'il saura qu'elle n'est pas encombrée. Il pourra
«"orienter; et, loin de subir comme aujourd'hui la loi moutonnière
des courants, il leur résistera, les brisera au grand avantage de
l'équilibre national » (2).
Voilà le rêve. — Voici la réalité : Le 8 mars 1848, le gouverne-
ment de la seconde République décide que dans chaque mairie de
Paris, il eera tenu deux registres. « Sur le premier, on inscrira par
catégorie de profession toutes les demandes d'emploi, ainsi que le
nom et l'adresse des demandeurs. Sur le second, on portera l'a-
dresse et le nom de toute personne qui a besoin d'employés, en
ayant soin de mentionner le salaire offert et les conditions exigées.
Ces registres seront communiqués à tout citoyen qui voudra les
consulter. » Par ce bel organisme, qui avait du moins le mérite
d'être simple, on se flattait de remplacer avec avantage les bureaux
de placement impitoyablement supprimés. Espoir chimérique ! Les
(l) Rapport de M. Arnault Dubois.
{2} Rapport de M. ArDault Dubois.
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73â RÉUNION ANNUELLL,
bureaux municipaux ne vivent guùre, — et les agences libres ne
meurent, que sur le papier Quarante années plus lard Texpé-
rience est renouvelée, avec des visées moins ambitieuses, par le
conseil municipal de Paris. Ëmue par les plaintes répétées de cette
partie importante du corps électoral que constituent les ouvriers
de ralimentation, cette assemblée vote un crédit de subvention
afin d'encourager dans les mairies de la capitale l'institution du
placement gratuit ; et quelques arrondissements, le premier, le
second, le troisième, le quatrième, le cinquième, le sixième, le
quatorzième, le quinzième, le dix-huitième répondent à son appel.
KésuUat : moins de dix mille placements annuels, contre 300,000
opérés par les bureaux autorisés.
L 11 est facile d'expliquer cette infériorité du placement gratuit.
^; Les services rendus ne sont pas les mêmes, et ne peuvent pas être
^ les mêmes, dans une agence indépendante et dans un bureau
ofiiciel... Que doit être le placeurpour jouer avec eflîcacilé le rôle
qui lui est assigné? Une machine à enregistrer des noms? un grand
livre ouvert à tout venant? Non pas, mais un véritable courtier,
actif et intelligent, sachant les exigences de Toffre et discernant les
qualités de la demande, toujours à l'affût des places vacantes et à
la recherche des bras inoccupés, capable d'assortir les spécialités
d'ouvriei-s aux spécialités d'emplois. Or, cette opération délicate
qu'est Vassortimeni ei qui suppose l'expérience acquise, l'habitude
des affaires, la connaissance du milieu, un placeur fonctionnaire
est à peu près impuissant à la réaliser. On Ta si bien compris
jusqu'ici qu'on a toujours reculé devant la difficulté, et que les
bureaux gratuits actuellement existants se bornent à tenir sur des
registres ad hoc la comptabilité de l'offre et de la demande.
Ceux qui parlent de les généraliser comprennent autrement leur
j . mission et veulent en faire des agences aussi actives, aussi com-
W plètes que leurs rivales d'aujourd'hui. Mais y réussiront-ils? Les
i^ employés qui trôneront derrière les guichets municipaux pourront
je bien « être pour le moins égaux en savoir, en intelligence, en mo-
^ ralité » à nos placeurs indépendants, mais il leur manquera une
k" condition fondamentale, d'èlre intéressés. On en verra peut-être
y. quelques-uns qui, animés de l'esprit de charité, se dévoueront à la
^ . besogne et arracheront par leurs efforts quelques succès ; mais ils
j^ seront rares, car les Vincent de Paul ne foisonnent pas sur les
.^ ronds de cuir. On en verra d'autres à qui les caprices pers(Fnne/s
i
('.♦•
t •
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LA SUPPRESSION DES BUREAUX DE PLACEMENT. 733
OU des considérations politiques dicteront des choix arbitraires, —
P trop nombreux, ceux-là, car Dieu sait si les mairies sont ces
{ centres familiaux, ces foyers aç^randis qu'on nous montre, et combien
f souvent au contraire on s'y sert de l'assistance elle-même comme
d'un moyen d'oppression. Mais, en somme, le plus grand nombre,
incapables de penser plus haut qu'à des travaux d'écriture et se
désintéressant de leur tâche, se contenteront d'inscrire au fur et à
mesure sur la colonne des offres et sur la colonne des demandes
les noms qu'on leur portera, et, lorsque pour une place offerte et
pour un emploi demandé deux noms se rencontreront, de les
accoler immédiatement l'un à l'autre sans se préoccuper de recher-
cher s'ils se conviennent mutuellement.
Pour arriver à d'aussi mauvais résultats, serait-il sage d'ins-
crire annuellement au budget de la commune ou au budget de
l'État (ce qui est tout un pour le public), les quelques millions de
francs qu'exigera l'entretien des bureaux municipaux? Car le nom-
bre de ces bureaux, — un au moins pour toute ville de dix mille
habitants, deux au moins pour toute ville de trente mille habitants
— ne sera guère inférieur au chiffre actuel des agences autorisées,
soit plus de treize cents, et la dépense courante de chacun d'eux s'é-
lèvera, si je m'en rapporte aux évaluations optimistes de la com-
mission, à une moyenne de cinq mille francs. Total : six millions et
demi. Six millions et demi par an, sans compter les frais de premier
établissement! « Qui pourrait, s'écrient les promoteurs du place-
ment municipal et gratuit, qui pourrait hésiter à racheter, au prix
de cette somme, la taxe énorme qui grève le travail ?» — Le
contribuable peut-être; surtout, si au prix de cette somme, on ne
rachète rien du tout.
Troisième forme de placement gratuit : le placement par les
institutions corporatives. Gratuit, du moins, selon ses partisans;
car pour mon compte j'estime, les ressources d'un syndicat prove-
nant de la cotisation de ses membres, que c'est une singulière gra-
tuité que la leur, et qu'en réalité les personnes qui en usent payent
d'une main ce qu'elles ne payent pas de l'autre. Mais il n'importe.
Le placement syndical est appelé, peut-être, à reprendre le rôle
qu'il jouait sous l'ancien régime. Il est permis de croire avec M. de
Mun qu'il est la a solution de l'avenir comme il a été celle du passé,
parce que la distribution du travail est, comme toutes les af-
faires où sont engagés les travailleurs, avant tout et exclusivement
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\^:
t 734 RÉUNION ANNUELLE,
j^ une question professionnelle. » Mais on ne peut pas compter sur lui
X dans le présent. L'usage que font les associations corporatives des
^ pouvoirs restreints qu'elles partagent avec les bureaux autorisés
nous interdit de leur concéder la toute-puissance.
t* On sait que le syndicat se présente sous trois formes : syndicat
.V de patrons, syndicat d'ouvriers, syndicat mixte de patrons etd'nu-
-■ vners.
:^. Certes, les opérations de placement rentrent bien dans TofTice
^i. du syndicat mixte. Quel intermédiaire serait plus compétent et plus
' économique? Où trouver un terrain mieux préparé pour la rencontre
de l'employeur qui recherche un ouvrier, et du travailleur qui
; demande de l'ouvrage ? Aussi le Conseil supérieur du travail nVt-il
pas hésité à émettre le vœu que des bureaux déplacement organisés
, ' par raccord des si/ndicats fussent administrés par une commissiofi confiée
\ moitié de patrons et moitié d'ouvriers. On peut se faire une idée des
avantages que présenterait cette organisation, en voyant ce que
la simple entente des maîtres et des ouvriers — sans même qu'il
y ait eu d'action commune — a produit d'heureux dans la corpo-
ration parisienne de la boucherie.
Lors de la première grève que les a travailleurs de l'alimenla-
tion » organisèrent pour réclamer la mort des placeurs, les garçons
bouchers, qui avaient d'abord promis de faire cause commune
avec les grévistes, se ravisèrent soudain. Ils avaient réfléchi, et
estimé sagement qu'on n'arriverait à rien par des réclamations
violentes, que le meilleur moyen de supprimer les bureaux de
placement, c'était de s'en passer. Ils écrivirent donc aux patrons
une lettre très polie et très conciliante oix ils les priaient de ne plus
s'adresser désormais aux placeurs lorsqu'ils auraient besoin /d'un
employé : « Notre chambre syndicale, disaient-ils, a entrepris de
combattre et de réprimer les abus par tous les moyens en son pou-
V3ir et de vous donner des hommes d'une valeur et d'une moralité
irréprochables, des hommes profondément imbus de leurs obliga-
tions personnelles et de leurs devoirs envers vous. » On s'est en-
tendu sans peine, et cette entente entre maîtres et serviteurs a
assuré en cinq ans — j'ai les chififres jusqu'en 1891 — plus de
treize mille placements. Si l'on songe que la moyenne des rétribu-
tions exigées par les bureaux autorisés, s'élève dans celte profes-
sion à plus de quinze francs, tandis que le syndicat ne prélève
qu'une cotisation annuelle de six francs, on peut calculer la diffé-
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LA SUPPRESSION DES BUREAUX DE PLACEMENT. 735
rence dont les ouvriers ont profité. Les garçons bouchers sont
très satisfaits de celle organisation, et ils ont donné naguère une
preuve saillante de leur salisfaclion. Lorsqu'à la suite d'une agita-
tion provoquée par les ouvriers boulangers, tous les moyens
étaient mis en œuvre pour surexciter les passions populaires et
pour amener une grève générale, — les syndiqués de la boucherie,
appelés à donner leur avis, ont vivement engagé leurs camarades
« à ne pas faire une grève que les circonstances nejusti fiaient pas, et
à s'entendre avec la Chambre syndicale des patrons pour régler
amiablement toutes les questions relatives au recrutement du per-
sonnel. » Leur excellente attitude contribua à étouffer dans l'œuf
les manifestations projetées.
Malheureusement ils n'ont guère trouvé d'imitateurs. Ni au point
de vue économique, ni au point de vue sociaj, le placement opéré
par leurs confrères des autres syndicats ne ressemble à celui qu'ils
ont si heureusement inauguré.
Ce que la Bourse de travail de Paris — qui est le foyer commun
des associations corporatives ouvrières de la capitale — consomme
est énorme; ce qu'elle produit est insignifiant. Elle fait songer à la
fable de la Fontaine :
La montagne en travaU enfante une souris.
On a dépensé plusieurs millions pour la construire. Son entrelien
coûte à la ville un chiffre respectable de billets de mille francs qui
viennent s'engouffrer dans son estomac gargantuesque en compa-
gnie des milliers de pièces de cent sous versées à titre de cotisa-
tion par les syndiqués. Et le chiffre des placements qu'elle opère
annuellement n'atteint pas encore 30,000 (1) !
Comment servirait-elle utilement d'intermédiaire entre le capital
et le travail, celte institution qui a pris pour mot d'ordre : Guerre.
au capital! Centre d'agitation perpétuelle, point de départ de tous
les désordres, berceau des idées les plus dissolvantes, comment
prétend-elle régler les rapports si délicats entre patrons et
ouvriers? Elle n'a d'autre ambition que d'assurer le triomphe du
socialisme révolutionnaire et de réaliser le programme qu'un con-
seiller municipal de Paris lui traçait au jour ae son inauguration :
« Quand ou fait des syndiqués, on fait des révolutionnaires; et la
(l) EUo coûtera un peu moins cher, si le gouvernement — qui a dans les cir-
constances qu'on connaît ferme son beau local de la rue du Chûtcau-d'Kuu —
persiste à lui tenir rigueur; elle ne produira ni plus ni moins.
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736 RÉUNION ANNUELLE.
SDciélé actuelle, qui est une forêt de Bondi/, cédera devant les assauts
des prolétaires... Qu'il y ait des Bourses de travail dans toutes les
villes, qu'elles forment une fédération; et ce jour-là il n'y aura
plus qu'un faible coup d'épaule à donner pour renverser la classe
capitaliste. » A quel titre réclame-t-elle une place dans cet orga-
nisme social quelle ne songe qu'à détruire? Et qui serait assez
insensé pour lui donner un rôle important à jouer dans ce monde
qu'elle veut révolutionner?
Un texte qui n'est pas d'aujourd'hui, un arrêt de parlement du
13 juillet 1748, nous apprend qu'en ce temps-là « les ouvriers s'é-
taient ingérés de se placer les uns les autres et de ne pas souffrir
qu'un ouvrier travaillât chez un maître où ils^ne l'avaient pas placé
eux-mêmes; et lorsqu'il arrivait qu'un maître blessait quelqu'un
de leurs prétendus privilèges ou refusait de leur avancer autant
d'argent qu'ils en demandaient, ils obligeaient leurs camaradesde
sortir de chez ledit maître et refusaient de lui en placer d'autres : de
sorte que ce maître restait sans ouvriers et se trouvait hors d'état
de satisfaire aux engagements qu'il avait contractés ». Ce que les
compagnonnages faisaient alors au mépris de la loi, nos syndicats
le feraient désormais (avec bien plus d'aisance) sous le couvert du
législateur. Ils useraient du monopole de droit à eux conféré,comme
leurs ancêtres usaient du monopole de fait qu'ils s'étaient arrogé :
et d'une façon mille fois plus tyrannique, car ils s'en feraient une
arme non seulement contre les patrons, mais aussi cqntre les
ouvriers qui aiment l'indépendance et refusent de se laisser
embrigader.
V. — Conclusion.
En somme, le placement gratuit n'est sous aucune de ses formes
en mesure, pour le moment tout au moins, de remplacer le plac®"
ment intéressé, et, quoi qu'on pense de ce dernier, il faut se résigner
à le subir encore. Je conclus donc énergiquement contre là- sup-
pression immédiate et radicale des bureaux de placement. C'est
ma première conclusion : ce quil ne faut pas faire.
Ce qu'il faut faire : voilà qui est plus délicat. On s'aventure
tâtons sur le terrain positif. Que nous réserve l'avenir? Le niai'*^^^"
de l'état actuel, comme les placeurs aiment à l'espérer, disa^*^ ^^^
tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes? ou le irio^V^^
du placement syndical que préconisent d'excellents esprits- on
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ï
LA SUPPRESSION DES BUREAUX DE PLACEMENT. 737
enfin celte transformation du placement intéressé, — agrandis-
sement et unification du marché du travail que présage M. de Moli-
nari dans un récent ouvrage (1)? Tout cela n'est qu'obscurité.
Obscurité qui serait un demi-mal si nous n'avions qu'à pai-
siblement attendre l'avenir: mais notre devoir est de le préparer.
Et comment marcher vers le but, quand on ne le connaît pas?
La meilleure méthode à suivre est peut-être d'ouvrir la route à
toutes les initiatives en rendant à l'industrie du placement sa
liberté. C'est la conclusion à laquelle s'est arrêté le Conseil supé-
rieur du travail, et je m'y rallie.
[ Elle n'est pas du tout, je ne dois pas le dissimuler, du goût de
ceux qui sont à la tête du mouvement contre les placeurs, w Entre
le régime actuel et celui de la liberté, déclarent-ils (2j, nous n'hési-
terions pas un instant : nous nous prononcerions bien haut pour le
premier... L'absolue liberté, attachant une enseigne de placeur à
chaque débit, à chaque bouge, à chaque devanture de marchande
à la toilette, ce serait la liberté de l'exploitation dans l'impunité.
Cette liberté s'appelle licence. Elle ne pourrait que favoriser, non
le travail, mais Tescroquerio et la débauche. Nous avons vu à l'œu-
vre quelques agences clandestines : nous verrions désormais se ']
généraliser leur commerce honteux. Ce serait laisser consommer à
la fois la ruine des simples (on sait qu'ils sont légion), et la ruine
des mœurs. » — Mais je ne pense pas que l'escroquerie serait plus
Ûorissante sous le règne de la liberté (je ne dis pas : sous le règne
de l'impunité) qu'elle ne l'est sous le règne de la réglementation,
puisque aussi bien sous tous les régimes elle ne peut vivre qu'en se I
cachant. Elle ne craint pas les châtiments sévères du code pénal;
comment fuirait-elle devant les moindres rigueurs des lois adminis-
tratives ? Depuis quand la peur de commettre une légère contra- ;
vention arrêterait-elle la perpétration d'un délit grave?
Non. La liberté, pourvu qu'on poursuive avec vigilance et qu'on i
réprime avec sévérité ses écarts, ne sera pas pour l'ivraie un terrain |
plus fertile que la réglementation du décret de 1852. En revanche,
elle sera beaucoup plus propre à recueillir et à faire lever le bon
grain. !
Maurice Vanlaer.
(i) Les Bourses du travail. Paris, Guillaumin, 1893.)
(2) Rapport de M. Amault Dubois, p. 978.
-i
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p''"
L'UNION D'ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL
DU VI' ARRONDISSEMENT
ET LES BURE-\UX MUNICIPAUX DE PLACEMENT
Au cours de la lutte qui s'est engagée depuis quelques années
entre les syndicats professionnels et les bureaux de placement
privés, est né et s*est peu à peu développé un nouvel intermé-
diaire entre l'offre et la demande de travail: le bureau municipal
de placement gratuit.
A la différence des syndicats professionnels et des bureaux de
placement privés qui, dans leurs querelles, ne poursuivent en
réalité qu'un but: garder ou conquérir en fait le monopole du pla-
cement, ce nouvel intermédiaire accepte la concurrence des uns el
des autres, n'aspirant lui-même qu'à leur faire concurrence à tous
les deux, à servir de frein aux abus possibles du bureau de place-
ment libre et de contrepoids à la tyrannie probable du bureau de
placement syndical.
Quels services le bureau municipal de placement gratuit a-l-il dé-
jà rendus? Quels services surtout pourrait-il rendre avec une organi-
sation plus complète et mieux appropriée aux besoins de la popula-
tion? C'est ce que nous allons exposer en peu de mots, en traçant un
plan d'ensemble de ce que pourrait être cette organisation, de
façon à faire produire à l'institution son maximum d'utilité.
Nous prendrons comme exemple le VP arrondissement.
Le bureau municipal de placement gratuit y fonctionne réguliè-
rement depuis le 9 janvier 1889, et l'on y pratique le placement
sous deux formes J)ien distinctes :
D'abord, sous la forme du bureau de placement proprement dit,
en tout semblable comme organisation intérieure au bureau de
placement privé, mais avec cette différence radicale que toutes les
opérations y sont essentiellement ^m^m'/^s;
En second lieu, sous la forme de cadres-affiches où sont placar-
dées t^ra^m'^^^Ti^w^, dans les endroits les plus fréquentés de rarron-
dissement, toutes les offres de travail des patrons, offres qui s'a-
dressent plus spécialement aux ouvriers et ouvrières de toutes les
professions.
En quatre ans le bureau de placement du VP arrondissement a
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p — •'^ ^ '
l'union d'assistance par le travail du vi« arrondissement. 739
réussi à placer 7,909 personnes des deux sexes, chiffre qui repré-
sente 41 % des demandes d^emploi qui lui ont été adressées et
87 % des offres d'emploi qui lui ont été faites, et cela, sans qu'il
en ait coûté un centime aux patrons ou aux employés.
En deux ans le service des cadres-affiches a placardé 3,597 offres
de travail ou d'emplois professionnels, et, comme ces offres sont
généralement rédigées au pluriel, procuré du travail à 10,791 per?
sonnes environ, en supposant, ce qui n'a rien d'exagéré, qu'on ne
compte chaque offre que pour trois personnes en moyenne.
Ces 10,791 placements professionnels, ajoutés aux 7,909 place-
cemenls directs du bureau municipal, donnent le total respectable
de 18,700 placements.
A ces placements qui s'adressent à la main-d'œuvre régulière, il
convient encore d'ajouter ceux effectués par l'Union d'assistance
par le travail du marché Saint-Germain.
Ce n'est pas le lieu de décrire ici cette institution éminemment
philanthropique.
Bornons-nous à dire qu'elle s'adresse à tous les irréguliers du
travail, à ceux qui en ont perdu l'habitude, comme à ceux que le
chômage ou la morte-saison privent de leurs moyens d'existence.
Sur 1,113 assistés, recueillis et pourvus temporairement de tra-
vail en attendant un emploi régulier, rUni(?n d'assistance en a placé
651, soit 58,60 % , dont 239 professionnels et 412 dans des emplois
et travaux divers.
On peut aisément juger par ces chiffres des services que peut
rendre le placement par les municipalités, et l'on doit s'efforcer de
doter au plus vite chacun des vingt arrondissements de Paris de
cette utile institution.
Mais combien ces services ne seraient-ils pas décuplés, si au
lieu d'agir isolément et chacun dans sa sphère, tous les bureaux
municipaux étaient organisés de façon à se compléter l'un par
l'autre, et voici comment.
Sur les 7,909 placements directement effectués par le bureau du
Vi" arrondissement, 7,199 ont eu lieu dans la catégorie de ce que
l'on appelle les gens de maison, c'est-à-dire 91 % du total.
Ce chiffre a son éloquence. Il indique que, dans le VP arrondisse-
ment, les offres et demandes d'emplois portent plus généralement
sur cette classe, et il est probable que ce qui se passe dans le
"VP arrondissement se passerait également dans les autres arron-
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740 RÉUNION ANNUELLE.
rondissemenis, c'est-à-dire que la majorité des opérations du
bureau de placement municipal porterait sur la ou les professions
qui formeraient la note dominante de Tarrondissement.
11 est à remarquer, en effet, que chaque arrondissement de Paris
est le chef-lieu d'une ou de plusieurs industries caractéristiques
représentant un monde de travailleurs et d'employés spéciaux.
Ainsi, le ?•" arrondissement est le centre du commerce de Tali-
mentation, de la draperie et des étoffes.
Dans le 11^ arrondissement, essentiellement commerçant, domi-
nent la mercerie et la lingerie.
Le IIP arrondissement a pour ainsi dire le monopole de la bijou-
terie, des bronzes et des jouets.
Dans le IV' arrondissement se sont plus spécialement localisées
l'industrie du bâtiment, l'épicerie, les denrées coloniales et la dro-
guerie.
Au V* arrondissement le bureau de placement municipal aurait
plus spécialement à s'occuper des employés de l'alimentation et des
garçons de café.
L'expérience a démontré que la majorité de la clientèle du
bureau du VI* arrondissement se composait des gens de maison,
mais il faut y ajouter aussi le personnel de l'industrie du livre avec
ses diverses branches.
Dans le V1I% le Vlll« et le XVI* arrondissement dominent égale-
ment les gens de maison.
Le IX* aiTondissementala spécialité du commerce d'exportation
et de la représentation de fabriques.
Dans le X® arrondissement on a surtout affaire aux employés de
commerce de tous genres et aux garçons de restaurant, tandis que
le XI*, grand centre usinier, est pour ainsi dire le foyer des ouvrière
du fer, auxquels il faut ajouter les dessinateurs, métreurs et vérifi-
cateurs. Le Xll* arrondissement est, lui aussi, le grand centre du
commerce des vins et de l'industrie du meuble, tandis que dans le
Xlll* arrondissement on trouve plus spécialement les industries
diverses qui se rattachent au bâtiment et les peaussiers, et dans le
XIV* arrondissement les entrepreneurs de travaux publics et les
brasseries.
Dans le XV* arrondissement dominent les fabriques de produits
chimiques et l'industrie des transports; dans le XVll* arrondisse-
ment, la carrosserie et la métallurgie. Le XVIH* arrondissement
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l'union d'assistance par le travail du vP arrondissement. 741
est le pays des petites industries; le XLV arrondissement, celui des
carrières, des transports et du débardage, et enfin au XX® arron-
dissement on trouve la passementerie, les usines et la briqueterie.
Si chacun de ces arrondissements était doté d'un bureau appro-
prié à ses besoins, à son genre de commerce et d'industrie, chaque
bureau pourrait s'occuper plus spécialement de la main-d'œuvre
afférente à ces besoins, à cette. industrie ou à ce commerce.
Grâce à la facilité et k la rapidité des communications télépho-
niques, chaque bureau serait en relation permanente avec les
autres arrondissements sur lesquels il pourrait diriger au fur et à
mesure des besoins la main-d'œuvre qui les concernerait plus par-
liciflièrement, pendant que ceux-ci lui enverraient en retour les
travailleurs de sa spécialité.
H y aurait ainsi entre tous les arrondissements un échange per-
pétuel et quotidien, un courant continu de niain-d'œuvre, pour le
plus grand bien de tous les intéressés, ouvriers et patrons, aux-
quels, on ne saurait trop le répéter, il n'en aurait pas coûté un cen-
time.
Et quel bénéfice n'en résulterait-il pas pour la masse si intéres-
sante de la classe ouvrière !
La statistique a prouvé que chaque placement effectué par les
bureaux privés revenait au placé à 15 francs en moyenne.
Le bureau municipal de placement gratuit du VI* arrondisse-
ment aurait donc déjà, à lui seul, économisé en quatre ans plus
de 100,000 francs à ses administrés, soit 25,000 francs par an.
Le jour où son exemple aura été suivi par chacun des autres
arrondissements, et où pourra s'établir entre les bureaux munici-
paux celte entente nécessaire dont il vient d'être parlé, en vue de
faciliter le placement, de lui donner plus de mobilité, d'en élargir
le champ par l'ouverture de débouchés chaque jour plus nom-
breux, ce jour-là l'économie annuelle pour la classe ouvrière sera
de 500,000 francs au bas mot, et l'on aura vraiment fait œuvre utile,
œuvre philanthropique et pacificatrice; car rien n'est plus moral,
plus humain, plus fraternel que de tendre la main au travailleur
de tout ordre pour lui procurer, selon ses aptitudes et ses facultés,
le travail dont il a besoin.
H. Defert,
Maire du Vl« arrondissement.
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/^'*«w^*' '
LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET OU PATRIIOINE
SOUS LE FOR, EN BÉARN (1)
— iW^WW^»»W^^W^W^W^»
II
CONSTITUTION DU PATRIMOINE
/. Biens meubles, — //. Biens immeubles — ///. Lar ou maison de fa-
tnille. — /F. Influence h^urevsedu tribunal arbitral des proches . —
V, Formation de la famille-souche. — VI. Moyenne et petite propriété.
— VIL Constatations des livres de raison.
§ I. — Biens meubles.
1" Dots en meubles. — Au cas de biens meubles estimés, Teslima-
lion valant vente, le mari n'est plus débiteur que du prix. Si les
biens ne sont pas estimés, la constitution est dotale et restituable
de la môme manière. On n'insérait guère cependant dans le contrat
que robligàlion alternative de rendre la chose estimée ou sa va-
leur. Les conséquences différaient, le prix seul devenant dotal au
premier cas alors qu'au second la chose même Tétait.
2° Dots en argent. — La dot constituée en argent est payée dans le
mois de la promesse sous condition de rupture valable des fiançail-
les. Ce caractère des dots se conserve indéfiniment durant le ma-
riage tant qu'il y a des enfants : ces dots hypothéquées de droit
priment toujours les créanciers antérieurs.
3** Acquêts. — Les acquêts sont le résultat ou le fruit du travail et
de l'économie des conjoints. La femme n'y a aucun droit pendant
l'union conjugale et ne recueille que ceux désignés par le testa-
ment de son mari. Ils deviennent sa pleine propriété et sont, par
voie de conséquence, libres en ses mains.
4° Biens advenus par succession, donation ou autre libéralité. — Ces
biens provenant de la ligne directe ou de la ligne collatérale n'en-
trent pas dans la communauté, sauf stipulation contraire, mais
restent paraphernaux. Ils forment avec la légitime et le cabal la dot
que souvent des cadets se constituent.
(1) V. ci-dessus, p. 633.
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LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET DU PATRIMOINE. 743
§ II. — Biens immeubles.
i^ Biens immeubles, — La dot constituée en immeubles est resti-
luable de la même façon. A la différence des dots en deniers, le
fonds dotal apporté par la femme n'est inaliénable que jusqu'au
petit-GIs, sur la tête do qui il devient avitin pour ne pas empêcher
la libre circulation des biens. Le créancier doit payer ces dots
comme les précédentes avant de décréter les biens.
2® Biens avitins, — C'étaient, en sus des biens propres aux époux,
des biens possédés déjà par trois générations. Une telle qualité
n^étaitni absolue ni inhérente aux biens, mais plutôt passagère et
relative aux personnes les possédant, en sorte que, suivant la qua-
lité des personnes et les titres de leur possession, un acquêt devient
avitin et réciproquement. Par l'effet du vinclement opéré en mains
du dotiste le bien était indisponible. Les immeubles seuls prêtaient
à Tavitinage, car l'article v de la rubrique n'avait queux en vue ;
seuls aussi ils sont susceptibles d'une possession réelle et du re-
trait; seuls ils constituent avec la dot le patiimoinc de la famille,
inaliénable sauf les cas de prison, incendie, établissement des en-
fants, paiement des dettes contractées pour aliments, enfin aliéna-
lion à litre onéreux sous la condition qu'elle n'ait point pour objet
de frauder le plus proche héritier, ou/?rim, qui doit prénlablement
être consulté. Pour rendre les biens ainsi indisponibles et faciliter
la formation de l'héritage, la Coutume avait eu recours au principe
lout romain de l'inaliénabilité de la dot, et le droit de conservation
du patrimoine s'y était superposé par l'effet du droit de retour. Le
mari, en effet, n'était qu'un détenteur des utilités de la dot; il en
jouissait, lui comme ses descendants, avec charge de représenter
tantôt itZô/w, tantôt le quantum. On était loin du droit de Rome (1).
§ Ilï. — La lar ou m.\ison dk famille.
L'ainé, est-il dit plus haut, prenait une part déterminée selon le
nombre d'enfants en vertu de son droit d'aînesse, plus une part
égale à celle des cadets: de plus il succédait universellement à
(I) Fastcl de Coula ngcs, La Cité antique, p. 100.
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744 LA CONSTITUTION DE LA FAHILLE ET DU PATRIMOINE
loute rhérédiié de ses père et mère sans que les puinés pussenl
prétendre plus qu'une simple légitime.
Déjà à Athènes a le privilège de Taîné... consistait... à garder,
en dehors du partage, la maison paternelle... au temps deûémos-
thène... Tainé, seul véritablement héritier, restait en possession
du foyer paternel et du tombeau des ancêtres, seul aussi il gardait
le nom de famille (i) ». La Coutume avait, dans le même but.
attribué à l'aîné une part spéciale proportionnée au nombre d'en-
fants, afm de conserver en ses mains la /or, le a manoir» ou maison
principale, ainsi dénommée en Béarn, alors qu'ailleurs on l'appelait
cap'Casau ou cap-mayaou (2).
Or ce privilège, ce droit de prélèvement, s'exerçait à l'origine
d'une façon fort absolue, la maison formût-ellc la totalité de l'hé-
rédité. On le peut induire de ce membre de phrase de Labourd :
« l'aîné succède universellement à toute Thérédilé. » Ce terme
même de lar appliqué au manoir démontre, pour le dire en passant,
({ue l'institution était antérieure à la féodalité; et, si l'on réfléchit
qu'à une certaine époque le foyer paternel constituait le plus clair
du patrimoine, le droit de l'ainé à la lar aboutissait en définitive à
produire en sa faveur les mêmes effets que l'indivisibilité du pa-
trimoine.
u Dans la pensée des anciens âges, le droit d'aînesse impliquait
toujours la vie commune. Il n'était au fond que la jouissance des
biens en commun par tous les frères sous la prééminence de
l'aîné (3). » Telle aussi paraît bien être la pensée du Vioux-For (4j :
usi les frères puînés demandent leur part à l'héritier, il doit en don-
ner comme à ses frères », preuve évidente que le vœu de la loi
était la concentration en mains d'un aîné de la puissance domes-
tique.
Le For réformé détermina sous le nom de légitime la quotité des
partsde cadets, mais en protégeant souverainement la lar noUénaim
universala de lâa^ no sera valable en deguna sorta^ sentz necessUaiz ccm-
gudae (5). » C'est le sanctuaire sacré, le sanctuaire de la famille où
l'aîné perpétue la race. Si les cadets ne veulent pas se marier ou si-
(l) Fustel de Coulanges. La Cité antique y p. 91.
;2) Napoléon ne voulait pas subdiviser les fortunes modiques, surtout amener
ralicnation do la maison paternelle. Troplong, Des donations^n^ 760.
(3) Fustel de Coulanges, loc, cit., p. 92.
(() Rubrique lxxxii, art 258.
(5) For NoavoM, De cvntracls el lornius, art. 6.
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sous LE FQR, EN BÉARN 745
la mauvaise fortune vient frappera leur porte, ils relrouveront tou-
jours leur place au foyer de Théritier, centre commun et refuge
naturel de la famille.
Le droit d'aînesse avait donc plus d'apparence juridique que de
portée pratique. Il forma en Béarn les familles stables. Aussi, pour
que la lar demeurât en la possession de Tainé, la Coutume, on Ta vu
déjà, refusait aux cadets le partage forcé, source de tant de maux
pour les familles nombreuses.
§ IV. — Influence heureuse du tribunal des proches.
Les questions de succession étaient soumises aux membres de la
famille réunis comme arbitres. Qu'on ne soit pas tenté ici de cri-
tiquer la prudence du législateur béarnais ! Ces vieux paysans, avec
leur fin bon sens, pénétrés de l'esprit de la Coutume, étaient aptes
à devenir chaque jour des magistrats, car les hasards d'une élec-
tion faisaient d'eux des jurats, c'est-à-dire des olDciers de jus-
tice (i). Ce tribunal de famille se composait de quatre proches.
Curateurs des prodigues, des fous, des interdits, ils ne pouvaient
autoriser un enfant à se marier, attribut essentiel de la puissance
paternelle. Ils étaient appelés en conseil pour l'aliénation de la lar
et décidaient s'il y avait nécessité absolue dans le cas proposé :
alors seulement la justice donnait la formule exécutoire à leur
décision.
Jamais un notaire ne s'occupa de liquidation et on n'en trouve
pas trace dans les minutes. Quatre proches du coiyoint décédé se
réunissaient pour dresser le règlement de la société conjugale avec
l'époux survivant, sous la direction parfois du grefller du sénéchal
ou des justices inférieures : on disait alors a faire la composition
de masse ». Les proches réglaient aussi les légitimes des cadets
lorsque le père avait omis de le faire ou ne l'avait pu (2).
On comprendra aisément la compétence et partant l'influence
de ce tribunal domestique à l'aide de ce principe qui domine la
constitution sociale en Béarn : la conservation de la famille. Ces
(1) Vieux For, rubrique xxxvii, p. 34. — For réformé Rubrica dens luralz,
art. 1, 6, 9.
(2) Mourot (no* 80 et 102) parle du tribunal de fanûlle « que ces lois ont
érigé. Il a été l'œuvre de la coutume. » F. Le Play aussi voudrait que le père pût
désigner des arbitres. Organisation de la famille, p. 342. — Sur la famille en
Chine et le tribunal domesti<|ue, v. Eugène Simon, La Cité chinoise, et ci-dessus,
p. 308.
La Réf. Soc, 16 novembre 1893. 3« série, t. VI (t. XXVI coi. ), 48.
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r
746 LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET DU PATRIMOINE
compositions évitaient les procès ruineux que l'on voit surgir de
tontes parts aujourd'hui, car dans leurs rapportw<î les experts con-
cluent dans la plupart des cas à la licltation au lieu de chercher à
composer les paris ou lots pour le plus grand avantage du bien.
§ V. — Formation de la famille-souche.
Ainsi on voyait les familles établies se perpétuer dans la
demeure des ancôtres,et ce n'est pas sans raison que M. Secrélana
pu écrire des p^ges convaincues sur Thérédité de la propriété fami-
liale (1). Il se rencontre encore dans ces contrées des exemples
remarquables de familles de cultivateurs dont les générations se
; succèdent sur le môme bien patrimonial, etM. d'Abbadie parlait à la
Société des sciences de Bayonne d'une famille vivant sur laméme terre
depuis huit cents ans(2). lien est une quia toujours habité la vallée
d'Ossau et dont les registres curieux mentionnent jour par jour
depuis quatre cents ans les événements généraux et particuliers. A
P// Taide des Gartulaires de Sordes et de Morlaas. surtout du recense-
g>' ment général de 1385 et des divers censiers conservés dans les
^' communes ou aux archives départementales que Ton rapproche-
^Ir ■ ■ rait des actes de notaires, il ne serait pas fort difTicile de suivre le
^ développement de la fortune patrimoniale dans nombre de familles
I ; encore existantes, et de retrouver à beaucoup de noms modeste-
^V; ment connus une origine très ancienne.
;J D*où venait donc à la race pyrénéenne cette force de conserva-
f^ tion? La Coutume — et le fait est démontré — protégeait énergi-
quement le patrimoine. Ainsi on n'avait pas, quoique ces con-
trées fussent habitées par des pasteurs, le type de la famille
patriarcale qui se serait mal concilié avec l'esprit de liberté et d'in-
, dépendance dont nos fors sont imprégnés; on n'avait pas davan-
tage la famille instable aujourd'hui régnante en France. Le Béam
avait adopté le type moyen de la famille-souche, conforme à son
génie et à son climat, dont Le Play amis le nom en honneur en le
définissant si heureusement, et qui semble la résultante nécessaire
de l'exposé qui précède.
« L'organisation de la famille-souche, dit-il, associe aux parents
un seul enfant marié. Elle établit tous les autres avec une dot,
(1) Les droits de Inhumanités Alcan^ 1891.
(2) Cf. BuUetm, 1874-1877, p. 24.
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^ sous LE FOR, EN BÉARN. 747
dans un état d'indépendance que leur refuse la famille patriar-
cale. Elle garde, dans leur intégrité, au foyer paternel, les habi-
tudes de travail, les moyens de prospérité et le trésor d'enseigne-
ments utiles légués par les aï^ux. Elle devient un centre perma-
nent de protection auquel tous les membres de la famille peuvent
recourir dans les épreuves de la vie. [Grâce à cet ensemble de tra-
ditions, le troisième type donne aux individus une sécurité
inconnue dans le second et une indépendance incompatible avec le
premier, »
« La famille-souche surgit parfois des influences traditionnelles
de la vie patriarcale; mais elle ne se constitue définitivement que
sous le bienfaisant régime de la propriété individuelle. Elle con-
vient également à ceux qui se complaisent dans la situation où ils
sont nés, et à ceux qui veulent s'élever dans la hiérarchie sociale
par des entreprises aventureuses. Elle concilie, dans une juste
mesure, l'autorité du père et la stabilité des enfants, la stabilité et
le perfectionnement des conditions. Au surplus, pour démontrer la
supériorité de ce troisième type, il suCQt de constater qu'il neît
partout où la famille est libre, et qu'il se maintient malgré les
événements de force majeure qui troublent Tordre établi (1). »
Certes, cette association des enfants aux biens, cette identifica-
tion avec le patrimoine, se manifeste dans les types de société à
trois ou à quatre, étudiés en Navarre, où les maîtreis jeunes acquièrent
le droit de copropriété ou de coseigneurie avec les maîtres vieux.
Pourquoi F. Le Play adopta-t-il cette désignation de souche, c'est
ce qu'il est difficile de savoir si on ne demande pas à la langue
populaire une explication. En Béarnais, en effet, on appelle Taîné
la souque, la branque, le cap d'oustau (2). Vaynat désigne seulement
la qualité de primogéniture. Pour perpétuer la famille la Coutume
Ta institué héritier nécessaire. De plus, les parents pour le retenir
> (1) Réforme sociale en France, t. I, p. 308 ; l'Organisation de la famille^
[ p. 10 et 40.
I (2) Souque signifie « tronc d'arbre avec ses racines » ; branque ,« rameau prin-
* cipal » ; cap (Votistau, « tête de la maison ». — « En Provence, dit M. do Ribbc,
' il. n'est pas rare de rencontrer des paysans qui, parlant de celui do leurs fils
auquel incombera la charge [de conserver la maison paternelle et la terre do
fainille, disent de lui : Aqueou sara lou cepoun de Voustaou, Traduction littérale :
« Celui-ci sera le tronc de chêne de la maison. » C'était autrefois un proverbe.
Cepoun signifie la partie du tronc sciée au-dessus de la racine, et qui est établie
auprès du foyer pour les divers besoins du ménage. » /.e Play et sa correspon-
dance. Paris, Firmin-Didot, 1884, p. 39, note 1. Cf. La Réforme sociale,
!•' mars 1885, p. 265.
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748 LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET DV PATRIMOINE
à la maison-souche font en sa faveur une insUlution d'Aériïtw qui a'a
pas toujours lieu, comme le dit Le Play, par son contrat de mariage,
mais le plus souvent par testament (1).
Malgré les divergences profonj^es entre la constitution de la
famille et du patrimoine à Rome et en Béarn, il est permis de
penser que ces provinces, où le droit romain servait de droit com-
mun, comptent parmi celles où la famille a été le mieux organisée
au point de vue du droit, et on prouverait aisément qu'elles fai-
saient aussi le plus judicieux usage du testament (2). La Coutume
d'ailleurs avait suffisamment protégé l'aîné pour ne redouter point
les caprices des parents.
§ VL — Moyenne et petite propriété.
De ces explications il résulte que deux faits sociaux servent de
base fondamentale à la constitution du patrimoine : la propriMè et
Yindustrie individuelles. Le Béarn repoussa toujours la propriété et
l'industrie collectives comme funestes à l'expression de la volonté
humaine et de la liberté. « La propriété collective, écrit M. Bau-
drillart, a pour inconvénient de ne pas stimuler suffisamment l'ac-
tivité du propriétaire et de n'être pas transmissible à des posses-
seurs plus actifs, plus habiles, mieux fournis de capital et surtout
plus désireux de s'enrichir (3). »
(1} Organisation delà famille^ p. 30 et, note 1, p. 118. — « Nous admettons, dit
Mourot (Trai/é des successions, n« 73), l'institution d'héritier», et n* 78: «on a
douté si nous ne devions pas nous régler parla maxime institution d^héritiern^a
lieu, de manièro que les testaments qui manquassent par un vice propre de l'îns-
tltuiion, subsistassent comme im codicille dans lequel l'institution serait convertie
en legs, comme on en use on pays coutumier ; il est prétendu que cela devait étro
ainsi et que la coutume ayant nommé un héritier nos testaments n'étaient à pro-
prement parler que des codicilles. » Le parlement par arrêt du 2 mai 1761, après
un grand débat, décida que le Béarn n'était pas dans le cas ^'institution d^kéri"
tier ne vaut et que par conséquent il n'y avait pas lieu de convertir TinstitatioD
testamentaire en simple legs,
(2) De Kibbe, Les familles et la société en France avant la Révolution, 4* ôdit,
Marne, 1879. Claudio Jannet, Le socialisme d*État et la réforme sociale, Ploa,
2«cdit., 1890, p. 203, rapporte que l'orateur d'un congrès allemand attribue une
bonne partie des maux do la classe agricole à l'invasion du droit romain à la fin
du moyen âge.
(3) Baudrillart, Manuel d*Économie poliliquef i^ édït.,F&ris, Guillaumin, 4878,
p. ;i2. Il n'y a qu'à voir le mauvais entretien des communaux encore fort nom-
breux en béarn malgré les aliénations du xvin" siècle.
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r
SOUS LE FOR, EN BÉARN. 749
C'est que le Béarn était terre de franc-alleu et Tun des pays où
Ton appliquait peut-être avec le plus de rigueur la règle « nul sei-
gneur sans titre (i) ». Le règlement de justice de Gaston VIII,
en 1252(2), montre le respect de la liberté individuelle pour tous les
sujets de la vicomte^ nobles, gens de ville et paysans (3), aussi bien
que le For réglemente rigoureusement les preuves à administrer
pour établir qu*un homme est serf (4). L'homme qui revendique
cette condition de personne libre, peut porter la question d'état
devant la Cour Majeur, et le seigneur doit alors « faire foi en sa
main *>, c'est-à-dire montrer le titre contraire. Le seigneur ne per-
mettra qu'aucun de ses gens loge dans une maison particulière sans
l'autorisation du propriétaire et sans l'avis des jurats (5).
On reconnaissait en Béarn quatre sortes de terres (6).
i** Le domaine prop7'e du vicomte : rivières, bois, fonds et terrains
vagues ou herms (7) donnés à cens aux communautés qui avaient
besoin de pâturages pour leurs troupeaux et à qui ils furent aliénés
au xvi* siècle (8). Le seigneur avait la faculté de disposer de son
domaine, de l'engager, de l'hypothéquer, le léguer, l'inféoder et
l'afifranchir sa vie durant seulement (9), mais non de l'aliéner, car il
n'était que le chef d'une confédération de maisons et de communes,
collectivités superposées dont tous les rouages furent nettement
définis.
2** Te)re8 d'Eglise, — Malgré les fondations religieuses et les
donations fréquentes des vicomtes, l'Église possédait peu de biens.
Soumis au droit des terres nobles (10), cesbiens exempts de toute
redevance de vasselage faisaient partie de la seigneurie (11).
(1) Mazure, Histoire du Béarn et du Pays basque. Pau. Vignancour, 1839,
p. 178. — Mazure et Hatoulet, Fors de Béarn, Pau, Vignancour (1841), p. 81,
note 1. — Polverel, p. 246, 247, 315.
(2) Fors de Béatm, rubrique xiX; art. 31, p. 16 et autres.
(3) Eod. loc, « rubrique xxvi, art. 54, p. 24; rubrique xxvii, art. 5o, p. 24;
rubrique xxxiii, art. 74, p. 32.
(4) Eod. /oc, rubrique lx, art. 218 à 233, p. 82-84.
(5> .Bod /oc, rubrique xxvi, art. 53 et 54; rubrique xxvii, art. 55, p. 24 et
For de Morlaas^ vuhrïquo v, art. 6 et 7, p. 112; rubrique xxvi, art. 42, p. 123.
(6) M. L. Cadier a mis ce point en lumière. Cf. Les États de Béaim. Paris,
Picard, mdccclxxxviii, p. 78 et sq.
(7) Du Cange, t. III, p. 663.
(8) V. sur cette propriété collective des hameaux et des communes, P. Leroy-
Beaulieu, Traité de la science des finances , 4* édit., t. l*^,
(9) For deMorlaas, rubrique cxxiv, art. 353 et 354, p. 204.
(10) Marca, Histoire du Béam, 1. V, ch. xii, p. 381 ; ch. xxxt, p. 451, etc.
(11) Faget doBaure. Ess, historiques sur le Béarn, p. 227.
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750 LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET DU PATRIMOINE
3* Terres nollea. — On n'en peut indiquer absolument la condition
juridique qui variait suivant les contrats. Le seigneur donnait la
permission de bâtir le château, en réglait les dimensions (i), pou-
vait le prendre pour répondre des délits et le recevait trois fois par
an comme suzerain (2). Les fiefs n'étaient pas à charge de service
noble, car des non-nobles et des serfs en ont tenu en possession
contre un fiu ou cens. La noblesse fut en effet toujours réelle et
attachée à la glèbe. La représentation aux Ëtats était un droit de
la terre (3), comme en Bigorre, en Navarre, en Guipuzcoa, Âlava et
Biscaye. Les possesseurs de biens nobles devenaient noUes dex-
traction après une possession de cent années (4).
4* Terres roturières. — La propriété libre exista en Béarn sous un
nom spécial. Dès l'origine, le Béarnais achetait, vendait et possé-
dait franchement ses maisons et ses terres, sans même payer le
droit de vente (5) appelé par la suite capsoo (6) et lods et vente. Les
Fors de Béarn traitent longuement de ces diverses manifestations
du droit de propriété. Mais l'homme franc n'était pas nécessai-
rement propriétaire, car en Béarn l'état des personnes ne se liait
pas suflisamment â la terre pour que la possession de la tenure
portât atteinte à la franchise (7). Les censitaires soumis à la juri-
diction du seigneur devaient exiger, préalablement à la reconnais-
sance d'un droit sur eux, l'exhibition par ledit seigneur d'un titre
émané d'eux lui permettant de faire : <i loi en sa main » (8).
Ces explications préliminaires étaient nécessaires à la justification
(1) For de Béarn, rubriq. xv, art. 21, p. 10.
(2) Eod. loc.j rubriq. xiii, art. 19, p. 10.
(3) tt II y avait aussi quelques communautés où lo droit de voisinage (bour-
geoisie) était inséparable do la maison, et d'autres où il pouvait être vendu sépa-
rément. Dans les unes la possession d'une maison suffisait pour l'exercer ; dans
d'autres, il fallait joindre Thabitation k la possession. » (Mazuro et Hatoulet,
Foi^s,..y p. 161, note 3.)
(4) Des arrêts du Conseil d'État (11 novembre 1669 et 13 novembre 1701)
exemptèrent les Béarnais de la recherche générale de la noblesse, ordonnée on
1666 et 1696, comme contraire à leurs lois et privUèges. Cet état do choses se
poursuivit jusqu'en 1189 : « Cotte viciUe idée, écrit M. Viollct {Précis de Vhist.
du rfï*. fçs.f p. 221) se trouve encore au xvui* siècle, à l'autre extrémité de FEu-
rope, à Lubeck ; mais elle est sensiblement atténuée. » (Mévius, Commentarii in
jus Lubecence^ Franc, et Lipsiœ, 1744, p. 465). On voit ici que lo Béarn no jouis-
sait pas seul d'un privilège étendu, bien au contraire, à la contrée.
(5) For d'Oloron, art. I, p. 211, et art. IV, p. 212. Mazuro et Hatoulet, p. xxx.
(6) For de Af or/cras, rubriq. lviii, art. 213, p. 81 et note 1.
(7) For de MorlaaSt rubriq. lviii, art. 209, p. 79.
(8) For de Béarn f rubriq. lvi, art. 11, p. 6, « sino que lo domenger aya carie
de lor que en sa maa fassen drel et ley, »
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sous LE FOR, EN BÉARN. 751
de la thèse à développer. L'aîné seul prenait possession du patri-
moine et le cadet apparcellé allait souvent fonder une nouvelle
maison. De bonne heure il en fut ainsi en Béarn : avec la liberté
concédée ou constatée par le For on le peut justement induire, et
déjà le recensement de 1385 en fournit la preuve par le dédou-
blement des noms (1). Et ne trouve-t-on pas aussi un argument
dans Tabsence de grandes propriétés ; car si les seigneurs à la fin
du xvnr siècle (quelques-uns, peu nombreux) possédaient des
biens relativement considérables eu égard à la moyenne et à la
petite propriété, il importe de ne* voir dans ce fait que la résultante
nécessaire des mariages, des successions ou des donations s*accu-
mulant sur la même branche.
La moyenne propriété comprenait en ginéral de quinze à vingt
hectares dont les deux tiers consistaient en terres labourables,
prés et vignes, Tautre tiers étant en bois et pâtures ou touyas (2).
Le propriétaire jouissant du droit de dépaissance sur les herms ou
terrains communs avait intérêt à défricher le plus [possible de
« vagues ».
La petite propriété était encore plus répandue à raison même du
nombre d*enfants de chaque famille, cinq à huit (3). Le célèbre
voyageur Young, dans un passage souvent rappelé, en parle en ces
termes : a En prenant la route de Moneng (4), je suis tombé sur une
scène si nouvelle pour moi en France que j*en pouvais à peine croire
mes yeux. Une longue suite de chaumières bien bâties, bien closes
et confortables, construites en pierres et couvertes en tuiles, ayant
(1) Il serait curieux à ce point de vue d'étudier la formation des noms propres.
Case (maison) formait Sober-case (case d'en haut), Sous-caze (maison d*en bas)
dans le môme village ; Borrfc {grdLïïQQ), Borde-longue ; Sale, Salefranque; Lane,
Lanesus, Lanefranque, Les cadets tiraient leurs noms en diminutif de la branche-
souche.
(2) La mesure agraire de Pancicn Bdarn était Varpent, variant de 33 à 38 ares
floivant les lieux, et contenant 144 escals (environ le quart de Tare). Le Journal
représentait à peu près l'arpent. — Aux environs d'Orthez, section Castétarbe,
sur 64 cotes étudiées on en trouve onze ayant plus de quinze hectares, treize plus
de cinq (6 entre 9 et 10, 5 entre 7 et 8), neuf entre trois et cinq, quatre entre
deux et trois, et vingt-huit ayant moins de deux hectares.
(3) Karl Lamprecht professeur à Bonn, Etudes sur Niai économique de la
France pendant la première )*artie du moyen âge (trad. Marignan, 1839) ; notam-
ment chap. II, p. 11, h système des champ* et la division de la /erre, forcément
incomplet faute d'utilisation de tous les documents publiés. L'auteur étudie le
mansuSf les bordaria, M. Hippolyte Passy, dans son Traité des systèmes de
culture, qui quoique ancien n'a pas vieilli, démontre la supériorité de la petite
culture au double point de vue du produit net et du produit brut.
(4) Monein, chef-lieu de canton de l'arrondissement d'Oloion.
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752 LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET DU PATRIMOINE
chacune son petit jardin entouré d'une haie d'épines nettement
taillée (1), ombragé de pêchers et d'autres arl)res à fruil, de beaux
chênes épars dans les clôtures, et çà et là de jeunes arbres traités
avec ce soin, cette attention inquiète du propriétaire, que rien ne
pourrait remplacer. De chaque maison dépend une ferme parfai-
tement enclose, le gazon des tournières dans le champ de blé est
fauché ras, et ces champs communiquent ensemble par des bar-
rières ouvertes dans les haies. Les hommes portent des bonnets
rouges comme les montagnards d'Ecosse. Quelques parties de
TAngleterre (là oii il reste encore de petits semainiers) se rappro-
chent de ce pays, mais nous en avons bien peu d'égales à ce que je
viens de voir dans ma course de douze milles de Pau à Moneng. Il
est tout entre les mains de petits propriétaires, sans que les fermes
se morcellent assez pour rendre la population misérable et vicieuse.
Partout on respire un air de propreté, de bien-être et d^aisance qui
se retrouve dans les maisons, dans les étables fraîchement cons-
truites, dans les petits jardins, dans les clôtures, dans la cour qui
précède les maisons, jusque dans les mues de volailles et les toits à
porcs. Peu importe au paysan que son porc soit mal abrité, si son
propre bonheur tient à un fil, à un bail de neuf ans. Nous sommes
en Béarn, à quelques milles du berceau d'Henri IV; serait-ce de ce
bon prince qu'ils tiennent tant de bonheur? Le génie bienveillant
de cet excellent monarque semble régner encore sur le pays : cha-
que paysan y a la poule au pot. — Trente-quatre mille (ou cin-
quante-cinq kilomètres) parcourus. » — « Le 13 août. L'agréable
tableau d'hier se déroule encore devant nos yeux : beaucoup de
petites propriétés, toutes les apparences du bonheur champêtre (2). »
La propriété, la terre, le patrimoine, objet de la sollicitude de
la Coutume, était en honneur : or, comme le dit un économiste dis-
tingué : « Plus le propriétaire touche de près à la terre, plus il est
disposé et capable de l'entretenir en bon état (3). » Idée bien
(1) 1768. Arrêt constatant la publication do l'édit du mois de décembre 1767
qui permet la clôture des héritages en Béarn. (Archives des Basses-Pyrénées,
B 4741.) On a prétendu, mais bien à tort, que le morcellement de la propriété
est encore augmenté par les clôtures qui entraînent une déperdition de terrain.
En effet là où la propriété est non close de haies les actions possessoires se
multiplient.
(2) Voyage en France pendant les années 1787, 1788, 1789, 2 vol. in-8®. Paris,
1860, t. I, p. 72-73. Or Young no l'ait pas un portrait flatté du paysan (pp. 200,
201, 260 à 265, etc.). Cf. Taine : Uancien régime, op. cit., liv. V, chap. i, Le
Peuple, p. 420.
(3) Léonce do Lavergne, Essai sur Véconomie rwrale de V Angleterre, ch. ix.
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sous LE FOR, EN BÉARN. 753
ancienne, car Xénophon, dans ses QSconomica, itreud pour type le
propriétaire exploitant ses biens en régie et veillant à tous avec •;
une attention profonde. A
Le Béam n'avait cependant pas hérité ces idées de Rome, où les 1
propriétaires (1) employaient des esclaves à l'exploitation de ces , ^
grands biens fonciers, latifundia^ qui, au dire de Pline l'Ancien (2),
ruinèrent l'Italie, les provinces et les propriétaires mêmes. Ils leur y,
abandonnaient en effet ces biens moyennant une redevance fixe
en leur laissant l'excédant à titre de pécule (3). L'absentéisme
affaiblit la propriété romaine et le moyen âge lutta contre ce vice
capital de l'état rural, car les légistes constatent que la destruc-
tion de la propriété eût été préjudiciable à la culture (4). Dans les ^
contrées pyrénéennes la moyenne et la petite propriété se conser-
vaient en mains d'un aîné, qui les travaillait sans grande ambition
et qui, libre de toute fonction publique, exempt de toute ambition,
s'attachait à la terre, heureux de perpétuer la tradition.
§ VII. — Constatations des livres de raison.
Comme à Rome le père, en Béam le chef de famille inscrivait
sur le livre de famille ou livre de raison les naissances, les mariages,
les morts d'une part, et de l'autre part les transactions, les muta-
tions de la propriété (5), parfois même les événements importants
(1) Fustel do Coulanges, Vlnvasion germanique^ chap. v, p. 172, chap. xi,
p. 184, surtout p. 190, 194, 197.
(2) XVIII, 7.
(3) Fustel de Coulanges, loc. cit.^ p. 88 et chap. vu, p. 138. Ajouter aux auto-
rités rapportées dans la note 3 : Appien, De belL civile 1^ 7 ; — Dureau de la
Malle, Economie politique des Romains^ liv. III, chap. xxi; — de Broglie, L'E-
glise et l^Empire romain auIV^ siècle, t. II, I" p., ch. vi.
(4) Dunod, Traité de la mainmorte, p. 90.
(5) Les archives des Basses-Pyrénées en conservent plusieurs, E 954, E 1016,
B 7964, 7965, 7967, 7968, 7969, 7970, et leur lecture justifie ces paroles de
M. de Carsalade du Pont ; w On se fait généralement, dit-il, une idée peu juste
sur la façon dont vivaient les gentilshommes gascons dans leurs châteaux. A
voir ces vieilles demeures, la plupart en ruines aujourd'hui, bâties à grand ren-
fort de pierres de taille, flanquées do donjons et de tours, crénelées comme des
bastions, on rcvo à ces beaux seigneurs, à ces nobles dames des légendes et des
contes, vivant somptueusement avec tous les raffinements de l'élégance et du
luxe. Les conteurs sont assurément des gens fort aimables, mais leurs récits
n'ont jamais eu, que je sache, do valeur historique. Rien au contraire n'était
plus simple, plus familial, plus rustique que la vie de nos châtelains gascons,
quand la paix les forçait à habiter leurs terres. » Revue de Gascogne, t. XXXIII,
p. 595.
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I
754 LA CONSTITUTION DE LA FAMULLE EN BÉARN.
avec une naïveté pittoresque et des préceptes moraux. Parfois
aussi les caractères individuels s'y peignent ou s'y dessinent dans
ces réflexions, et la famille, par une solidarité d'honneur, continue
les traditions des aïeux qui n'ont pas estimé leur pouvoir assez
absolu pour soustraire leur gestion à la critique. Il appartient aux
descendants de savoir si le patrimoine a été bien ou mal admi-
nistré et de tirer de cet examen des leçons pratiques.
Ainsi il est fait deux parts dans le registre, l'une consacrée à
l'histoire morale de la famille dont elle est le mémorial, l'autre à
la gestion. Le Parlement de Pau trouva suffisamment prouvée une
créance portée sur un livre de raison (i).
Le registre débute toujours par une invocation pieuse, coutume
alors étendue aux actes de la vie politique, aux traités entre puis-
sances, aux statuts et délibérations des villes, aux actes nolariés.
Cette invocation est inscrite en onciale à la première feuille : « Au
nom de Dieu, Livré à Tmage de la maison.,, de,,, LauSy Deo, Marie,
Virgini, Dey, pare, » — « Livre servant de mémoire de plusieurs choses
escriptpar moy, Jésus^Maria, » — a Au nom de Dieu soit commandé le
présant jovmal de varites^ acJiats à crédit par moy, t, -^ Au milieu sont
inscrits les actes de famille et chaque fait débute ainsi : a Ceci sera
pour mémoire qu'en Tan... »
Ce qui démontre bien le caractère quasi-religieux de cette cou-
tume, c'est que les familles protestantes conservaient leurs généa-
logies en tète de la Bible sur des pages blanches insérées dans
cette intention. La Bible se transmettait avec soin de génération
en génération.
Ces recueils que l'on ne continue plus [^) fourniraient de curieux
documents pour l'histoire sociale du Béarn et l'étude de la vie
privée. On peut, d'une façon générale, leur attribuer les carac-
tères décrits par M. de Ribbe : leur utilité était la même qu'en
Provence.
(il suivre.)
Louis Batcave.
(1) Arch. des Basses-Pyrénées 1781, B 5227. Arrêt accordant exécution i
Armand Liadieres, marchand de Pau, contre les débiteurs portés dans son lirre
déraison.
(2) Michel Montaigne se reprochait de n'avoir pas continué le livre paternel.
V. en plus de l'ouvrage déjà cité : Une famille au XVP siècle, 3« édit. 1 yoL
in-8o; — La Vie domestique, ses modèles et ses règles, 2 vol. in-l8; — X.* Livre
de famille, 1 vol. in-18.
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COURRIER D'AUTRICHE
Sommaire. — Le congrès de Graz ot les tendances de la petite industrie. —
L'absence de l'esprit corporatif. — Le parti social-chrétien et ses dangereuses
propagandes. — Les excès de l'antisémitisme. — Un mot sur la petite pro-
priété rurale.
Les dernières années n*.ont vu se réaliser en Autriche que de très
rares progrès sur le vaste terrain des questions sociales. M. Brants, le
savant professeur de FUniversité de Louvain, vous a déjà rapporté les
résultats de la législation concernant les associations professionnelles (1).
Il est triste, en effet, que nos petits artisans aient si peu profité de la
vie corporative à laquelle ils sont astreints en vertu de la loi du
15 mars 1883. Mais ils n'en réclament pas moins une extension des prin-
cipes de restriction qui se trouvent en germe dans les dispositions de cette
loi. De temps en temps se réunissent des Cewerbetage, c'est-à-dire des
assemblées générales de petits industriels, discutant leurs doléances et
votant des résolutions. Partout on entend les mêmes discours et partout
on formule les mêmes prétentions. Mais il va sans dire que les vœux
émis par les congrès réunissant des représentants de toutes les contrées
de Fempire ont un retentissement universel. G*est pourquoi nous vou*
Ions nous arrêter un moment aux résolutions votées par la dernière de
ces assemblées générales, tenue à Graz (Styrie) à la fin du mois de
mai 1893.
D'après ce que nous avons eu à rapporter antérieurement dans ces
courriers sur les tendances de nos petits industriels, vous ne serez pas
surpris de lire qu'on a réitéré un vœu suivant lequel non seulement
ceux qui veulent devenir compagnons (Gehilfen) dans un art ou métier
doivent passer un examen (le texte de la loi de 1883 demande seule-
ment de prouver un apprentissage de deux ou trois années), mais les
chefs d'ateliers eux-mêmes devront se soumettre à cet examen en prenant
la direction de leur métier. Et la prétention va plus loin encore : la
preuve de capacité serait exigée même des grands industriels qui pro-
duisent des articles semblables à ceux que fabriquent les artisans, même
des négociants et des simples boutiquiers. Nous né contestons pas
qu'en Autriche des examens peuvent être exigés des petits entrepreneurs
(1) Cf. Réf. soCf !•«• avril 1893 ; les corporations de la petite industrie en Au-
triche; dix ans d'expérience. —V. aussi Réf. soc, i*^ et l6fév. 1889.
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^^f^mÊÊWi
756 COCRRIKR D'AUTRICHE.
(artisans et boutiquiers) et de leurs ouvriers et commis. L'instruction
professionnelle laisse bien souvent à désirer, et certains éléments, parmi
les juifs très nombreux dans quelques provinces, ont la mauvaise habi-
tude de commencer une entreprise quand les chances semblent favo-
rables, de l'exploiter déloyalement et de la délaisser quand leurs pra-
tiques deviennent généralement connues ou quand la situation devient
moins favorable. Mais comment peut-on exiger un examen de capacité
de la part des grands entrepreneurs? Les gens disposant de capitaux
•considérables sont ordinairement assez instruits pour diriger eux-mêmes,
ou par des représentants ayant des connaissances professionnelles, les
entreprises qu'ils trouvent profitables. On sait que, chez nous en parti-
culier, les gens riches sont plus avisés eu matière économique que
les pauvres, et qu'ils n*ont guère la coutume d'engager leur fortune dans
des entreprises qu'ils connaîtraient insuffisamment.
Mais ce n'est pas la sollicitude pour la bonne qualité des produits qui
a porté nos artisans à demander l'examen de capacité aux grands indus-
triels futurs ; c'est plîitôt la croyance naïve qu'ils pourront restreindre
par cette institution le nombre des fabricants d'efl*ets confectionnés et
d'objets de cordonnerie qui font une concurrencesi pemicieubc à nos bot-
tiers-cordonniers et à nos tailleurs. Ne voit-on pas que les capitalistes, en
majorité juifs, qui se sont jetés sur cette industrie et qui paient souvent
des gages infimes aux ouvriers misérables qui confectionnent les objets
mis en vente dans des magasins somptueux, trouveront facilement des
moyens pour déjouer les dispositions de loi prescrivant l'examen de
capacité. Ou ils se soumettront aux dispositions légales, ce qui sera
d'autant moins pénible pour eux que des gens riches trouveront tou-
jours des maîtres artisans qui leur faciliteront le temps de compagnon-
nage exigé par la loi, s'ils ne préfèrent pas fréquenter une école profes-
sionnelle supérieure; ou ils trouveront quelqu'un pour remplir le rôle
d'entrepreneur sans posséder la moindre liberté d'action. Car est-il rien
de plus facile que de faire un contrat de société ou de prêt du capital
nécessaire qui donne au prêteur la faculté d'exiger la somme prêtée si
certaines conditions ne sont pas remplies?
Nos bons artisans oublient toujours que le seul moyen d'affronter la
concurrence du grand capital est le recours aux avantages économiques
ofl'erts par l'association. Pourquoi fondent-ils si rarement, à leurs propres
frais, au sein des corporations obligatoires des magasins de vente en
commun, des institutions ayant pour but l'achat à bon marché des
matières premières, etc. ? S'ils ne font pas cela, leurs corporations obli-
gatoires pourront obtenir tous les privilèges imaginables sans que la
situation de ceux qui les composent s'améliore sensiblement. Il faut
absolument que l'esprit corporatif se réveille chez les petits industriels
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LES TENDANCES DE LA PETITE INDUSTRIE. 757
aulrichiens. Jusqu'à maintenant on en découvre très peu de traces.
Il est regrettable que la loi de 1883 défende que la fortune des corpo-
rations, qui est en beaucoup de cas assez considérable, soit employée à
créer des institutions facilitant la production. Mais ii'existe-il pas, surtout
à Vienne et dans les grandes villes, des corporations nombreuses ayant
parmi leurs membres des gens à Taise qui trouveraient facilement le
capital nécessaire à la création de magasins de vente, à l'achat de machines
distribuant des forces motrices à domicile ou les mettant aisément à la
disposition des membres de la corporation, etc. On procède très rarement
de la sorte. Les artisans aisés ne font rien, ou peu de chose,dans Tintérêt
général et les tout petits chefs d'ateliers sont trop pauvres pour pouvoir
faire quelque chose d'important. La majorité de nos petits industriels
souffre au plus haut degré de cette maladie de notre temps, contre la-
quelle ils déclament si fortement, l'individualisme égoïste. Les meil-
leures lois sont impuissantes, si ceux au bonheur desquels elles sont des-
tinées n'ont pas la disposition intellectuelle et morale qui leur permet
d'en profiter. Tandis que nos petits propriétaires-cultivateurs sont encore
un véritable corps d'état ayant un esprit de corps et ne formulent en gé-
néral que des demandes raisonnables et modérées, nos artisans, sauf des
exceptions respectables, ont trop longtemps suivi les théories de la
presse radicale et immorale de nos villes et ont fini par perdre cette
force de cohésion sociale qui a fait vivre et fleurir les corporations vi-
goureuses du moyen âge. Celles-ci furent en grande partie — il ne faut
pas l'oublier — absolument libres et ne vivaient que de leur propre ac-
tivité et intelligence sans monopole légal.
Étant donné cet tifxi d'esprit de la majorité de nos petits industriels,
nous ne pouvons non plus attendre de résultats satisfaisants de la réali-
sation des autres vœux du Gewerbetag de Graz, laquelle, du reste, n'est pas
du tout vraisemblable. Nous ne mentionnerons que trois ou quatre de ces
votes, émis, cela va sans dire, aux vifs applaudissements des assistants»
selon l'usage de ces innombrables congrès de notre époque, composés en
majorité de personnes incompétentes. Les petits industriels réunis à Graz
ont demandé que les représentants de l'autorité publique chargés d'at-
tester que les aspirants à l'exercice indépendant d'un métier ou à l'ou-
verture d'une boutique ont rempli les conditions exigées parla loi, aient
à consulter la corporation, à se conformer à son avis^ et à prendre aussi
des informations auprès de la commune dans laquelle l'aspirant veut
exercer son métier. On peut s'imaginer comment nos corporations d'arts
et métiers, composées le plus souvent en majorité d'hommes dans une
position gênée, exerceraient ce droit pour restreindre autant que possi-
ble le nombre des nouveaux concurrents, si bien préparés qu'ils soient à
être des chefs d'ateliers intelligents et capables.
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758 COURRIER D'AUTRICHE.
Puis on a émis le vœu que toutes les corporations d'arts et métiers de
chaque district politique (correspondant à peu près à un arrondissement)
forment une association obligatoire pour aider chaque corporation à
mieux remplir sa mission et pour remplacer les fonctionnaires de l'État de
U première instance chargés de l'administration des affaires industrielles.
Ce serait en effet un grand avantage que des unions d'associations
professionnelles, comme il en existe déjà en Bohême, en Styrie, etc., se
formassent en plus grand nombre pour créer des écol es ptofessioDnelles,
organiser Tachât sur une grande échelle des matières premières, etc.
Mais est-il raisonnable de poursuivre ce but au moyen d'une contrainte
imposée à toutes les corporations d'une contrée? Est-il juste de forcer
une association intelligente et disposée à faire quelque chose d'utile à
s'allier aux artisans dénués de capital et aux routiniers des petits bourgs?
Et n'est-il pas absurde d'attendre un bon effet de la coalition des asso-
ciations professionnelles les plus variées, alors qu'on s'est tant plaint
— et on a eu raison de le faire — de la réunion dans la même corpora-
tion des métiers les plus divers? Mais que dire de la prétention que les
directeurs de ces coalitions soient appelées à remplacer les organes de
l'État? Veut-on que les élus des petits chefs d'ateliers, de nos bons
petits cordonniers qui ont un compagnon et un apprenti ou qui n'en
ont pas du tout, s'occupent aussi des affaires de la grande industrie? Ce
serait-il révélé au congrès de Graz,de la part de nos agitateurs chrétiens
sociaux et des chefs du parti des artisans {Gewerbepartei), une si haute
compétence à diriger le mouvement industriel alors, que dans tons les
vœux si maladroitement formulés ou a tout simplement oublié qu'il
existe d'autres classes productives en dehors du monde naïf de nos
artisans et petits boutiquiers?
Enfin on a demandé que les confectionneurs et boutiquiers ne puissent
faire prendre la mesure à leurs clients que s'ils ont passé leur examen
de capacité pour la branche d'industrie fabriquant cette sorte de pro-
duits. Après ce que nous avons dit de la facilité avec laquelle surtout
nos juifs rusés sauront éluder des restrictions de cette nature, il est
superflu de parler de cette demande, ou de cette autre également for-
mulée que les industriels n'aient pas le droit d'ouvrir un nombre illimité
de succursales de leurs entreprises.
Nous sommes d'ailleurs d'avis que les petits industriels sont encore
plus modérés que certains porte-voix du parti chrétien-social qui planent
dans des régions nébuleuses et ont entièrement oublié que si nos petits
industriels aiment le moyen âge, c'est en tant que cette époque ne possé.
dait pas de grande industrie, mais ce n'est pas parce qu'ils voudraient voir
rétablir un nombre fixe de compagnons et d'apprentis permis à chaqne
maître. Il est amusant d'entendre comment le prince Aloîs de Ltchten-
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>
LE PARTI SOCIAL-CflKÉTIEN. 759
stein, ce grand seigneur démocrate de nos jeun, le Minibeam des réo- ,:i
nions chrétiennes-sociales des fanboargs de Vienne, a parlé dans son
discours tenu à rassemblée des catholiques autrichiens réunie au mois
d'août 189*2 à Linz, et dans laquelle les éléments les plus avancés, prin-
cipalement beaucoup de prêtres et de séminaristes, des petits bourgeois
et des paysans, et un petit nombre de guides de la fraction extrême du . ^
parti catholique formaient )a majorité contre les éléments modérés qui t
comprenaient surtout les catholiques d'une certaine position sociale, en .a
nombre malheureusement trop rare. i
Le prince commença par traiter du triomphe remporté par les corpo-
rations du moyen âge sur l'oligarchie capitalistique. Son auditoire était
trop peu versé dans Thistoiro des troubles intérieurs qui ont attristé les
villes allemandes au xiv* siècle, pendant les guerres acharnées entre les
patriciens et les corporations d'arts et métiers, pour pouvoir juger com-
bien le verdict de l'orateur était partial, ou pour lui rappeler que quel- |
quefois aussi la richesse d'une partie de la noblesse féodale, aux origines " . i
du moyen âge, ne venait pas de sources bien pures. ^ j
Puis l'orateur exposa comment les associations professionnelles réali- ,^
sèrent l'égalité économique entre leurs membres, en affirmant, malgré \
la vérité historique, que les compagnons avaient la certitude d'être pro- J
mus après un temps fixé au rang d'entrepreneurs. C'était do la part du , "»i
prince un oubli absolu des obstacles insurmontables amoncelés peu à
peu pendant le moyen âge et Fancien régime de manière à empêcher la
plupart des compagnons, ou au moins le grand nombre, de devenir des
maîtres indépendants. Dans son enthousiasme pour les époques passées,
l'orateur proclama aussi son intention de soutenir les idées de liberté
politique (très restreinte) et d'égalité économique, telles qu'elles furent
réalisées dans les corporations professionnelles du moyen âge. Il deman- ;
dait en conséquence que celles-ci règlent, d'accord avec les fonction- <
naires de l'État, les prix et les qualités des produits, la durée du tra-
vail (i), le nombre des compagnons, leur ascension dans le métier, leurs •
salaires, etc., etc. ■
Il est à prévoir que nos petits industriels, dès qu'ils auront été suffi- \
samment imbus de ces idées si bien d'accord avec l'esprit d'indépendance ^
qui est entré, hélas! trop profondément dans l'esprit de presque tous les
individus de notre temps» tourneront le dos au prince enthousiaste et le
traiteront comme le font les ouvriers enrôlés sous le drapeau socialiste. \
Ceux-ci se moquent avec la presse juive du grand seigneur dont l'ardeur V
(1) Ceci pour le grand plaisir dos ouvriers qui réclament la journée de huit
heures, mais au détriment des petits chefs d*atelier qui sont particulièrement
réfractaires aux dispositions tatéiaires de nos nouvelles loiç, d'après le dernier
compte rendu de M. Migerka, inspecteur en chef des établissements industriels*
1
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Tr
760 couRRiKR d'autricue.
réformatrice s'adresse toujours au monde industriel, mais qui se garde
bien de développer la même activité sur le terrain de la grande propriété,
oi\ il ne manquerait cependant pas de réformes à pratiquer, non certes
aus?i radicales que celles rêvées par le prince pour l'industrie, mais très
utiles cependant, telles que la lutte contre Tabsentéisme et la diminution
du goût eiïréné pour le sport. Si le prince démocrate prêche aux petits
industriels qu'ils ne devront occuper que deux, quatre ou un autre
nombre Hxé d'ouvriers, il ne sera bientôt plus porté en triomphe que par
les cordonniers ruinés par la concurrence de la fabrique de Moedling.
Chaque homme se sentant du talent et un capital suffisant protestera
contre des restrictions qui ont fini par rendre impopulaires et par
anéantir les anciennes corporations. Le talent et Tapplication sont des
dons naturels de Dieu, et tous ceux qui en disposent ont le droit de faire
plus d'affaires et de bénéfices que la majorité des hommes de valeur
moyenne ou d'activité paresseuse. Un troupeau composé exclusivement
de tels éléments succombera toujours à la longue dans la lutte politique,
et c'est pourquoi il est extrêmement imprudent de proclamer des thèses
égalitaires qui repousseront les éléments les plus intelligents et les
mieux outillés. Les porte-drapeau du soi-disant mouvement chrétien-
social sont en réalité, et jusqu'à un certain point, des imitateurs de
Rousseau. Ils paraissent croire que les ouvriers, on au moins la majorité
d'entre eux est tout à fait raisonnable, juste, bienveillante, et réglerait
toutes choses de la manière la plus équitable. Or, l'étude détaillée de
Thistoirc économique, un simple regard jeté, non dans un ouvrage qui
poursuive avec parti pris et enthousiasme la glorification du moyen âge,
mais dans ces centaines d'histoires bien documentées des villes princi-
pales de rAUemagne, de l'Italie et de la France, prouve combien ces arti-
sans ont été égoïstes vis-à-vis de leurs compagnons et de leurs apprentis
et jaloux autre eux. Jamais les hommes pris en masse n'ont brillé par
des vertus qui puissent servir de modèle, et il sera toujours impos-
sible de mettre dans la main de la majorité des pouvoirs qui loi
permettent d'écraser le talent et la fortune, et d'étouffer la concurrence
loyale ; celle-ci est plutôt salutaire à la majorité toujours trop inclinée à
être routinière, si elle n'est pas forcée à faire des efforts.
Nous ne sommes pas l'adversaire de sages restrictions d'une liberté
illimitée, surtout dans un pays où l'industrie est relativement peu déve-
loppée; encore ces restrictionsnedoivent jamais aller jusqu'à]supprimer
l'indépendance essentielle de l'atelier, c'est-à-dire jusqu'à empêcher
l'entrepreneur d'employer autant d'ouvriers qu'il veut, d'avoir recours à
tous les perfectionnements de l'outillage qui lui paraissent avantageux
et de payer les salaires qui lui semblent justes. C'est une véritable utopie
de croire qu'ai]yourd'hui, où les faciles moyens de commuaication
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LE PARTI SOCIAL-CHRÉTIEN. 761
produisent des oscillations continuelles dans les prix des produits, où
les manières de vivre des ouvriers diffèrent si profondément de celles
des entrepreneurs, où les conditions de production sont si diverses dans
les innombrables branches de Tindustrie, il serait possible de régler par
une intervention de l'État, lequel est partout aux mains des adversaires
des chrétiens-sociaux, les salaires des contremaîtres et des différentes
classes d'ouvriers. Si les ouvriers se voyaient en possession de ce droit,
les altercations et les discussions ne finiraient plus. Car il faut être bien
naïf pour croire que les ouvriers seraient convertis parle régime corporatif.
L'antagonisme existant à Vienne dans la plupart des corporations entre
maîtres et ouvriers ne justifie nullement les espérances trompeuses 1
mises dans ce régime. Ouvriers et chefs d^ateliers sont restés et reste- |
ront toujours en majorité des égoïstes. Et si l'on en veut une preuve I
toute nouvelle, nous sommes en état de l'offrir. Les petits industriels I
réunis à Graz, et ceux qui ont répondu aux questions formulées par
l'enquête parlementaire qui se fait maintenant à Vienne depuis plusieurs
mois, et à laquelle sont appelés des représentants des corporations d'arts i
et métiers de toutes les provinces, se sont déclarés presque tous adhé-
rents des demandes mentionnées ci dessus; mais aucun d'eux n'a prononcé
un seul mot en faveur de l'égalité économique préconisée par le grand
seigneur député de Tun des arrondissements de Vienne, lequel a oublié
que des expériences de cette nature pourraient être réclamées aussi
par les petits propriétaires-cultivateurs, qui regardent d'un très mauvais
œil les grandes propriétés seigneuriales [de certaines provinces autri-
chiennes et qui, en Bohême, ont déjà demandé le partage de ces domaines
entre les paysans tchèques.
Il est très dangereux de lancer des idées radicales : on ne peut jamais
prévoir où cela aboutira. Si l'on n'est pas jacobin et si l'on veut la j
réforme au lieu de la révolution, comme le prince de Lichtenstein i
l'assure, et nous le croyons sincère, on doit s'abstenir de tomber dans le !
socialisme et de faire abstraction de tout le développement des derniers
siècles qui ont commis bien des fautes, il est vrai, mais qui ont réalisé !
aussi des progrès remarquables, surtout en augmentant le bien-être
matériel de larges couches des classes ouvrières. |
Il serait de beaucoup préférable qu'un nombre considérable de per- !
sonnes intelligentes et bienveillantes, appartenant aux classes instruites |
et riches, se missent à étudier l'organisation technique des institutions
qui seules peuvent assurer l'existence et la prospérité de la petite indus»
trie dans le combat qu'elle a à livrer contre les grands établissements.
Le plus grand nombre de nos artisans sont d'une naïveté extrême, on le
voit par les résolutions qu'ils votent, et peu au courant du mouvement
économique des pays étrangers. Nous manquons d'hommes comme le
La Réf. Soc, 16 novembre 1893. 3« Sér., t, VI (t. XXVI col.) 4».
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762 COURRIER d'autriche.
père Ludovic de Besse, M. Rostand et leurs émules, qui propagent en
France des idées réellement utiles aux classes laborieuses. Il y a aussi
en Autriche nombre d'hommes charitables et dévoués; mais la majorité
des bons catholiques, encore trop rares dans les classes supérieures, est
effrayée par les allures radicales du parti chrétien- social qui attaqae
violemment des gens très catholiques et très conservateurs lorsqu'ils ne
suivent pas le drapeau de cette coterie. La soi-disant assemblée géné-
rale des catholiques réunie à. Linz au mois d'août 1892, dont nous avons
déjà parlé, n'a pas fait beaucoup de prosélytes parmi les gens modérés
qui, tout en se refusant à croire à une réalisation possible de ces idées
extravagantes et très voisines du socialisme des Marx et des Lassalle,
regardent néanmoins ce mouvement avec indignation. Cette assemblée
de catholiques s'est déclarée (malgré l'Encyclique de Léon Xm et les
interprétations que le Souverain Pontife a données lui-même à ce qui est
dit du juste salaire), en faveur de la fixation légale d'un minimum de
salaire. Elle a retenti en outre des accusations les plus injustes contre le
Vaterlandyle seul grand journal catholique de Vienne,et qui s'est créé des
titres réels en propageant les saines idées de réforme sociale et écono-
mique. On est allé dans cette voie jusqu'à recommander la fondation
d'un nouveau journal à Vienne destiné à être l'organe de la fraction
avancée des catholiques. Ce journal doit paraître en ce mois de novem-
bre 4893. Si Ton doit juger de l'importance de ce concurrent du Vaterland
parle temps quHl a fallu pour réunir les fonds nécessaires, il ne sera pas
très dangereux. Nous espérons plutôt que la nouvelle feuille, organe des
éléments violents parmi le jeune clergé, de quelques députés et avocats
H de certains leadei^s du parti chrétien-social ou antisémitique, poussera
à une scission nette entre les véritables conservateurs et les éléments
radicaux qui ont dominé à Linz. Ceux-ci ont poussé l'audace, on se le
rappelle, jusqu à acclamer M. Lueger, chef antisémitique, qui a fait à
l'archevêque de Vienne, au sage et vénérable Cardinal Gruscha, une oppo-
sition très peu en harmonie avec les doctrines de l'Église catho-
lique (1).
Le Deutsche Volksblait de Vienne, organe des sociaux-chrétiens, de
MM. Lueger, Schneider, le prince de Lichtenstein et tutti qtutnti,^
parlé très imprudemment quand, dans son numéro du 30 décembre 1B93,
il a publié la déclaration suivante : « Si les choses continuent, nous
prévoyons qu'il se réalisera une séparation bien tranchée : d'un côté les
évêques ou au moins une partie de Tépiscopat avec la noblesse, de
l'autre le bas clergé avec le peuple... Si l'évêque de Linz met son clergé
(1) On sait qu'il existe aussi une fraction de ce parti social qui regarde a^^
des sympathies anti-autrichiennes par-dessus la frontière, et adore le grand ami
de la race juive, le prince de Bismark.
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LE PARTI SOCIAL-CnRÉTIEN. 763
et les croyants en garde contre la presse chrétienne (c*est-à-dire contre
les organes du socialisme chrétien), si le cardinal de Schoenborn, arche-
vêque de Prague, recommande aux catholiques une politique de ménage-
ment pour les libéraux juifs, il ne restera plus aux antisémites d'autre
expédient que de propager le christianisme pratique sans, et, le cas
échéant, contre les évêques. »
Espérons que les catholiques qui suivent les inspirations de Léon XIII
et des évêques s'organiseront de leur côté et travailleront à la réforme
sociale par des fondations fécondes et une propagande zélée des
saines doctrines, sans mettre en mouvement T épouvantait préféré par
ces agitateurs qui vont répétant à tous les échos : « Si on n'exécute pas
nos réformes, nous avons à craindre le triomphe du socialisme radical
de K. Marx. » Tous les conservateurs ont à déclarer énergiquement que
ce triomphe est et sera impossible dans Tavenir, comme il Fa été pen-
dant les siècles précédents. Il peut survenir des révoltes partielles cou-
ronnées d^un succès passager, mais, après essai, le socialisme succombera
partout. Il a pour adversaire chaque homme de talent qui n'aura pas
mis son avantage direct à l'exploitation de la naïveté des masses igno-
rantes, ou que n'aveugle pas un fanatisme heureusement très rare en
tout temps. Il a pour ennemis aussi tous ceux qui disposent d'un petit
capital et tous les gens attachés aux principes fondamentaux de la mo-
rale. On voit ce qu'il en est des menaces de grèves générales.
On peut craindre, au pis aller, des crises néfastes de l'industrie par
suite de grèves prolongées, et des luttes sanglantes causées par la ré-
pression des révoltes; mais les riches se tireront en général toujours
d'affaire avec des pertes supportables. Ceux qui ont le plus à souffrir en
cas de révolution, ce sont les petits et les pauvres. Qu'on ne compare
pas la situation actuelle avec celle d'avant 1789 :à cette époque on
n'attaquait que deux états privilégiés, dont Tun était déjà en grande
partie ruiné par la dissipation et l'absentéisme, et avait pour adversaires
la plupart des riches avec la masse des petits propriétaires. Aujour-
d'hui il se trouve dans un camp toute là richesse, y compris les petites
fortunes, presque toute l'intelligence et surtout toutes les forces reli-
gieuses et sérieusement morales, tandis que, dans l'autre, marche seule-
ment le prolétariat littéraire, ouvrier et moral, sous la direction de
quelques hommes à l'intelligence égarée ou aux intentions intéressées.
Au milieu se place la petite troupe des socialistes chrétiens, animée
en grande partie de bonnes intentions. S'il y a une rencontre sérieuse
entre les deux grands camps, l'énorme majorité des chrétiens-sociaux
n*aura d'autre conduite à tenir que de se rallier au soi-disant parti capi-
talistique I Mais ils regretteront alors d'avoir contribué, par des déclama-
tions exagérées contre des abus réels, à envenimer la lutte qui peut être
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764 COURRIER d'autriche.
adoucie et en partie même être unie par des réformes raisonnables et
pratiques.
Gomment peut-on espérer que le langage de M. Schneider, tout petit
fabriquant d'instruments mécaniques, allié intime du prince de Lich-
tenstein et député au Parlement,n'ait pas des conséquences funestes! Cet
homme politique a déclaré dans une réunion dMlecteurs du district de
Sechshaus, à Vienne, tenue le 6 octobre 1891 , qu'il espérait voir bientôt le
moment où Ton confisquerait légalement les biens des juifs, et qu'il sou-
haitait voir employer ce fonds à co mbattre la presse juive. Et ce n'est
nullement dans un moment de passion le privant de la raison que ce
marteau du capitalisme a mis en avant ces belles doctrines. Tout au
contraire, dans la séance de la Chambre des députés du 30 janvier 1893,
il a confirmé quMl demandait dans les assemblées antisémitiques la
confiscation des biens des juifs et qu'il faisait cela aux applaudissements
delà population viennoise. On peut s'imaginer quels éléments de cette
population applaudissent à. des paroles de cette nature ; mais, quoi qu^il
en soit, c'est un bien triste signe de notre temps que des thèmes si
pervers, rappelant certaines scènes scandaleuses du moyen âge, trouvent
un public pour les acclamer.
On objectera que ce ne sont pas tous les antisémites qui tiennent un
tel langage. C'est vrai, mais pourquoi tolère-t-on M. Schneider dans le
parti et permet-on à ce démagogue de parler dans les réunions populaires
organisées par la fraction? Et n'y a-t-il pas d'autres propositions faites par
des leaders de ce curieux groupement d'ennemis du capitalisme qui vont
assez loin et qui seraient epcore plus dangereuses si elles ne portaient
Tempreinte d'un dilettantisme assez ridicule. Le prince de Lichtenstein,
par exemple, a lancé cette idée magistrale dans la séance de la Chambre
des députés du 7 mai 1891 : on devrait établir des cadastres, sur lesquels
chaque propriétaire d'obligations, d'actions et d'autres valeurs mobi-
lières de cette sorte, devrait faire enregistrer sous son nom ces titres,
sous peine de confiscation. Chaque vente et achat devrait être marqué de
même; afin que l'on sache combien chacun possède de fortune mobilière
et que personne ne puisse échapper à l'impôt progressif sur la rente si
cher au prince et à ses amis. Pour rendre efficace cet impôt faneste qui
ne frappe complètement que les petits revenus et que l'on veut intro-
duire chez nous, les antisémites ont imaginé l'appareil proposé par le
prince qui coûterait énormément et n'empêcherait pas les riches de
cacher leurs papiers tout aussi bien qu'ils ont maintenant divers expé-
dients pour se dérober aux impôts» et bien souvent même à une partie
de l'impôt foncier, grâce aux évaluations de conimissions de taxation
pleines de condescendance.
Mais le prince de Lichtenstein ne se contente pas de ce que nous
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LES EXCÈS DE l'aNTISÉBUTISME. 765
avons déjà eu à rapporter dans ce courrier. Dans un discours prononcé
le 27 février 1891 dans une réunion d'électeurs à Wâhning, faubourg de
Vienne, où il a demandé (après avoir poussé le cri d'alarme ou réforme
chrétienne-sociale ou cataclysme et triomphe des anarchistes) : la main-
mise par rÉtat sur le crédit des banques et sur le commerce des charbons.
Pourquoi ne pas demander aussi Toccupation et Tadaptation par l'État
des châteaux de Styrie pour le séjour d'été des amis de M. Schneider?
L'air de Vienne n'est pas bon en été et les prix des villas sont trop élevés
pour les bons petits bourgeois de la capitale. Alors pourquoi pas
recourir à la main de l'État, qui, d'après le prince de Lichtenstein, sau-
vera tout, quoique ses amis forment une minorité infime dans le Parle-
ment. Peut-être serait-il un peu plus modéré dans ses propositions s'il
croyait à la réalisation de ses réclamations.
Mais ce n'est pas seulement le grand seigneur antisémiste qui vou-
drait voir l'État étendre ses mains sur tout. C'est ainsi que M. Pattai,
député et membre du même parti, quoiqu'un peu plus réservé, deman-
dait, dans une réunion d'électeurs tenue à Margarethen (dictrictde
Vienne), que l'État s'empare de tous les chemins de fer, des banques,
des assurances et des annonces dans les journaux. Et enQn, pour être
complet, mentionnons encore qu'au mois de janvier 1893 une association
de paysans de la Haute -Autriche a demandé la fixation des prix des cé-
réales et la cuisson du pain par l'État, qui se substituait ainsi par ce
monopole à tous les boulangers indépendants !
Heureusement ces idées extravagantes sont très rares parmi notre po-
pulation agricole, qui fait bien moins de tapage que les petits industriels,
mais a réalisé déjà quelques progrès très utiles. 11 en est ici comme en
France. Chez vous les cultivateurs font un usage de plus en plus fréquent
des syndicats agricoles. Chez nous leurs associations professionnelles, là
où elles existent, comme en Tyrol, et les caisses de prêts d'après le
système RaifTeisen se développent d'une manière satisfaisante.
Les représentants des caisses d'épargne et de prêts de ce dernier système
qui existent actuellement en Tyrol, ont organisé un congrès réuni à
Innsbruckle26 juillet 1893. Les progrès qui furent constatés sont des
plus heureux : le chiffre des caisses, dont la première fut fondée en 1888,
est maintenant de 86. Depuis la dernière assemblée il a augmenté de 27.
En 1892, 64 caisses étaient en action, dont 59 ont envoyé leurs bilans;
le nombre des membres était de 4,512; la somme déposée dans les
caisses d'épargne était de 850,356 florins; les remboursements montaient
à 379,924; les prêts à 6i)l,748 ; les fonds de réserve à 11,057 florins.
Le taux d'intérêt des sommes épargnées est de 3 1/2 à 4 %y celui des
prêts concédés de 4 à 5 %. Aussi a-t-on fondé un cours de comptabilité
qui est fréquenté par dix-neuf personnes. l\ est à prévoir que ces caisses,
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766 COURRIER D'AUTRICHE.
qui ont formé une association pour la représentation judiciaire en comman
\ de leurs intérêts, auront un avenir de plus en plus important; et nous
! sommes heureux de pouvoir signaler à cette occasion un bel acte de
f dévouement social : M. Jules de Riccabona-Reichenfels, président da
' ' conseil général de culture agricole pour la partie du Tyrol parlant alle-
mand, a consenti à remplir encore plus longtemps les fonctions de
représentant de cette association des caisses Raiffeisen. G*est un grand
• avantage pour celle-ci de jouir des lumières d'un homme de bien si
f , justement honoré et d'une position sociale si élevée.
Il nous reste enQn à annoncer encore un autre progrès qui aura, nous
Tespérons, des résultats satisfaisants. Après quelques années d'attente le
I ' gouvernement a présenté enfin, en 4892 aux Diètes de la Moravie et de
Salzburg et le 2 mai 1893 à celle de la Basse-Autriche, des lois ayant pour
but l'exécution dans ces provinces de la loi générale publiée pour tout
Tempire concernant les propriétés rurales d'étendue moyenne (Banem-
hufe) (i). L'une des deux lois présentées à chaque Diète a pour objet le
droit d'hérédité réglant la succession dans les Hôfe, tandis que l'autre
s'occupe de la définition des Hôfe d'étendue moyenne, désigne les organes
chargés de la constatation de ce caractère des propriétés et établit des
:* restrictions au partage et à l'agrandissement de celles-ci, telle que la
défense de réunir plusieurs Hôfe d'étendue moyenne à une grande exploi-
tation. Dans mon courrier prochain, j'espère être en état de vous rendre
compte de ce que ces projets de loi seront devenus au cours des discus-
sions des assemblées législatives auxquelles ils sont soumis. 11 est en
effet bien temps de faire un pas en avant en faveur de la classe si inté-
ressante de nos paysans cultivateurs qui a conservé encore une si grande
partie des bonnes traditions sur lesquelles reposait le bonheur de leurs
pères,
W. Kabmpfk.
(1) Uéf. soc, y 16 mai 1889 : Une nouvelle loi autrichienne en faTCurdc la
transmission intégrale de l'atelier rural, par M. Vf, Kaempfo.
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L'INITIATIVE POPULAIRE ET LE DROIT AU TRAVAIL EN SUISSE
La constitution fédérale, dans son article 121, dit que la revision par-
tielle peut avoir lieu, soit par la voie de Tinitiative populaire, soit dans
les formes établies pour la législation fédérale.
L'initiative consiste en une demande présentée par 50,000 citoyens
suisses, ayant le droit de vote et réclamant Tadoption d'un nouvel article
constitutionnel ou l'abrogation ou la modiûcation d'articles déterminés
de la constitution en vigueur. Si par voie d'initiative populaire, plusieurs
dispositions différentes sont présentées pour être revisées ou pour être
introduites dans la constitution fédérale, chacune d'elles doit former une
demande d'initiative distincte.
La demande d'initiiitive peut revêtir : 4® la forme d'une proposition
conçue en termes généraux, ou 2» celle d'un « projet rédigé de toutes
pièces ». Dans le premier cas, les Chambres fédérales, si elles
l'approuvent, procéderont à la revision partielle dans le sens indiqué et
en soumettront le projet à l'adoption ou au rejet du peuple et des can-
tons. Si, au contraire, elles ne l'approuvent pas, la question de la revision
partielle sera soumise à la votation du peuple : si la majorité des
citoyens suisses prenant part à la votation se prononce pour l'affirma-
tive, l'Assemblée fédérale procédera à la revision en se conformant à la
décision populaire.
Dans le second cas, et si l'Assemblée fédérale donne son approbation,
le projet sera soumise l'adoption ou au rejet du peuple et des cantons.
Si l'Assemblée fédérale n'est pas d'accord, elle peut élaborer un projet
distinct ou recommander au peuple le rejet du projet proposé et sou-
mettre à la votation son contre-projet, ou sa proposition de rejet en
même temps que celui émané de l'initiative populaire. (Je cite cet
article de la Constitution de 1874 parce qu'il a été modifié récemment et
que son importance saute aux yeux).
En vertu de la loi fédérale du 27 janvier 1892 concernant le mode de
procéder pour les demandes d'initiative populaire et les votations rela-
tives à la révision de la constitution fédérale, celle-ci peut être revisée
en tout temps, totalement ou partiellement par la voie de l'initiative
populaire, etc. Chaque citoyen doit signer personnellement, chaque liste
contiendra le nom du canton, de la commune dans laquelle les signa-
tures ont été recueillies; il faut au moins 50,000 signatures... Le Conseil
fédéral déterminera le nombre de signatures valables (nous passons les
conditions de valabilité et les pénalités pour fausses signatures).
Le Conseil fédéral publie le résultat du dépouillement dans la Feuille
Fédérale (journal officiel) et le soumet avec les actes à TAssemblée fédé-
rale dans sa prochaine session.
Lorsqu'une demande populaire valable réclame revision totale de la
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mrffm^'v^r'mmi
768 L'I^aTUTIVE populaire et le droit au travail en suisse.
coastitution fédérale, rAssemblée soumet à la votation da peuple la
question de savoir si cette revision doit avoir lieu. Si la majorité des
citoyens suisses prenant part à la votation se prononce pour raffirmatiTe,
les deux Conseils seront renouvelés pour procéder à la revision.
Si la demande de revision réclame l'adoption, l'abrogation ou la modi-
flcation d'articles déterminés, et si cette demande est présentée sous
forme d^un vœu général, les Chambres devront décider si elles l'acceptent
dans le délai d'une année. En cas d'acceptation l'on applique l'article 121
précité de la Constitution. Si la demande est écartée, ou si l'on n'a pas
pris de résolution dans le délai fixé, le Conseil fédéral soumet la question
de la revision à la votation du peuple. Si la majorité des citoyens suisses
votant sont pour l'affirmative, l'Assemblée fédérale procède à la révision
dans le sens de la décision populaire et soumet le résultat dans la
forme habituelle au vote du peuple et des cantons. Si la demande de
révision partielle est présentée sous la forme d'un projet « rédigé de
toutes pièces », les Chambres devront décider dans le délai d'une année,
si elles adhèrent au projet d'initiative tel qu'il est formulé, ou si elles le
rejettent. Si les deux Conseils ne tombent pas d'accord, le projet est
soumis au peuple, de même aussi si l'Assemblée fédérale approure le
projet. Si l'Assemblée fédérale n'adhère pas au projet, elle le soumet an
peuple, en présentant en même temps, si elle veut, une proposition de
rejet, ou un projet émanant d'elle, et dans ce cas deux questions sont
formellement soumises à la votation populaire et cantonale. S'il j a
plusieurs demandes d'initiative populaire, la première en date sera
d'abord examinée.
Il vient d'être fait usage de cette initiative populaire dans des condi-
tions qu'il est intéressant de noter. Les socialistes suisses, convaincus que
les émeutes nuisent au succès de leurs idées, cherchent à les défendre
par les moyens légaux. Après une année de démarches, ils viennent de
réussir à grouper 52,387 signatures en faveur d'une demande tendant à
introduire dans la constitution fédérale un article garantissant le droit
au travail.
Voici au surplus le rapport en date du 6 octobre, que le Conseil
fédéral, pouvoir suprême de la Confédération, s'est vu obligé de sou-
mettre aux Chambres fédérales qui se réunissent en décembre prochain.
Le 29 août dernier et les jours suivants sont parvenues à la chancel-
lerie fédérale un certain nombre de feuilles portant les signatures de
citoyens de différents cantons suisses et appuyant la demande d'initia-
tive ci-après :
« Les citoyens suisses soussignés, se basant sur l'article 121 de la
constitution fédérale et la loi fédérale du 27 janvier 1892, coricemant le
mode de procéder pour les demandes d'initiative populaire et les vota-
tions relatives à la révision de la constitution fédérale, réclament une
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l'initutive populaire et le droit au travail en suisse. 169
votation populaire sur la proposition qu'ils font d'introduire dans la
constitution fédérale l'article suivant :
« Le droit à un travail suffisamment rétribué est reconnu à chaque
citoyen suisse. La législation fédérale, celles des cantons et des com-
munes doivent rendre ce droit effectif par tous les moyens possibles.
M En particulier, il y a lieu de prendre les mesures suivantes :
« a. de réduire les heures de travail dans le plus grand nombre pos-
sible de branches d'industrie, dans le but de rendre le travail plus abon-
dant;
« b, d'organiser des institutions telles que bourses du travail desti-
nées à procurer gratuitement du travail à ceux qui en auront besoin, et
que l'on placerait directement dans les mains des ouvriers;
w c. de protéger légalement les ouvriers contre les renvois injustifiés;
« d. d'assurer, d'une façon suffisante, les travailleurs contre les suites
du manque de travail, soit au moyen d'une assurance publique, soit en
assurant les ouvriers à des institutions privées à Taide des ressources
publiques ;
« e, de protéger efficacement le droit d'association, en faisant en
sorte que la formation d'associations ayant pour but de défendre les
intérêts des ouvriers contre les patrons ne soit jamais empêchée, non
plus que l'entrée dans ces associations ;
« f. d'établir une juridiction officielle des ouvriers vis-à-vis de leurs
patrons et d'organiser d'une manière démocrati(}ue le travail dans les
fabriques et ateliers, notamment dans ceux de TEtat et des communes. »
Le Conseil fédéral a fait procéder immédiatement à la vérification de
ces feuilles, en conformité des articles 3 à 5 de la loi fédérale du 27 jan-
vier 1892, concernant le mode de procéder pour les demandes d'initia-
tive populaire et les votations relatives à la revision de la constitution
fédérale (Rec, off,, nouv. série, XII. 742). Cette vérification a donné
comme résultat que la demande ci-dessus est appuyée par 52,387 signa-
tures valables et 147 signatures non valables. Le nombre des signatures
valables dépasse donc de 2,387 le minimum fixé par la loi...
... Nous avons l'honneur de soumettre à vos délibérations, avec les
actes ayant trait à cette affaire, le court rapport ci -dessus.
Agréez, etc...
Au nom du Conseil fédéral, le président de la Confédération,
SCHENK.
C'est dans les cantons de Zurich et de Berne, puis dans ceux de Saint-
Gall et de Neuchatel, de Soleure et de Vaud que la proposition a
recueilli le plus de signatures. Il est à noter au contraire que les adhé-
sions ont été beaucoup moins nombreuses dans les cantons catholiques,
et même Unterwalden le Bas n'a donné aucune voix au droit au travail.
Le document que nous venons de reproduire énumère, on le voit, la
série complète des desiderata du parti socialiste. Quel que soit le sort
qui lui est réservé devant les Chambres, on considère déjà ici comme un
succès pour les idées socialistes qu'un principe, regardé naguère comme
une hérésie, soit aujourd'hui sérieusement discuté par la législature
d'un État libre. Jules d'ANETHAN.
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UNIONS DE LA PAIX SOQALE
PRÉSENTATIONS ET CORRESPONDANCE
PRÉSENTATIONS. — Les personnes dont les noms suivent ont été
admises comme membres titulaires, ou comme (tësociées, et inscrites da
u° 5239 au n? 5262. Les noms des membres de la Société d'Economie
sociale sont désignés par un astérisque.
Allier. — Recouvreur (Victor), négociant, rue Wagram, à Moulins,
prés, par MM. E. Bouchard et Laborde.
Charente. — Gauthier (Joseph), château de Gemeville, par Aigre; et
Roullet (Paul), rue du Prieuré, à Cognac, présentés par M. E. Flomoy.
Cher. — * Saglio (Joseph), à Amonval, par Arcomps, prés, par M. le
comte Benoist d'Azy.
Cote-d'Or. — * Bouchard (Antoine), ancien président de la Chambre de
commerce, à Beaune, prés, par M. J. Bouchard.
Indre-et-Loire. — * Marne (Paul), imprimeur- éditeur, rue des Fossés-
Saint- Georges, 3, à Tours, prés, par M. A. Delaire.
Gironde. — Tandonnet (Pierre), quai de Bourgogne, 37, à Bordeaux,
prés, par MM. Champion et A. Tandonnet.
Landes. — Mongadb (l'abbé), curé de Poudens, par Hagetman, prés, par
M. l'abbé Brousse.
Haute-Loire. — Croze (Charles de), au château de Chassaignes, près
Paulhaguet, prés, par le D' Mouret.
Morbihan. — LeGarrec (l'abbé), professeur au petit séminaire de Sainte-
Anne d'Auray, prés, par M. A. Delaire.
Nord. — Théry (Gustave), avocat, ancien bâtonnier, square Dutiileul, 33,
à Lille, prés, par M. Paul DelepouUe.
Pas-de-Calais. — * Blondel (Louis), président du Tribunal de com-
merce, à Arras, prés, par M. A. Gollignon ; Bureau (Joseph), directeur-
propriétaire des mines de Vendin-les-Béthune, au château d'Annezin, par
Béthune, prés, par M. Fougerousse; Duquesne (Joseph), à Monchy-Ie-
Preux, par Nœux, prés, par M. A. Béchaux.
Seine-Paris. — * Cohen (Edouard), rue de la Terrasse, 10, prés, par
M. des Essars; Lehocq, rue Jacob, 21, prés, par M. A. Delaire; Lerottx
(Léon), rue Lacroix, 31, prés, par M. l'abbé Morland.
Seine-et-Oise. — Monthiers (Jacques-L. -Marie), àFronville, par Nesle-Ia-
Vallée, prés, par M. Tabbé Morland.
Tarn. — Rancoule (Louis), à Dourgnes, prés, par M. Abrial.
Territoire de Belfort. — Vogelweid(Xsii>bé), curé de Chaux, prés, par
M. Tabbé Marchand.
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PRÉSENTATIONS ET CORRESPONDANCE. 771
Autriche-Hongrie. — * Bernât (le D» Et.), IX, Ullôi ut. 25, Budapesth,
prés, par M. A. Delaire.
Belgique. — Pries (Félix), curé, à Foy -Notre-Dame, près Dinan, prés,
par M. M. A. Delaire ; Pirmez (Henri), bourgmestre de Gougnies, par Ger-
pinnes, prés, par le P. Gastelein.
Grande-Bretagne. — Mangan (Gerold), négociant, Chaddock street, 49,
Près ton, Angleterre, prés, par M. Bourgeois.
NÉCROLOGIE. — Des deuils nombreux ont encore atteint la Société
et le» Unions. En rendant hommage à ceux que nous perdons, quMl
nous soit permis de payer un tribut spécial de regrets à ceux qui avaient
apporté à nos travaux un concours dévoué et une collaboration pré-
cieuse: M. le marquis de Sainte-Croix, ancien préfet, ancien trésorier-
payeur général, qui malgré son grand âge s^intéressait vivement à nos
efforts à Nantes et à Nancy; M. Eugène Belin, encore élève à l'École cen-
trale, animé d'un zèle ardent pour le bien ; M. Firmin Boissin, roman-
cier distingué et fin critique que.les lecteurs de la Réforme sociale n'ou-
bHeront pas ; M. Emile Sahuc, grand chrétien, prolétaire modèle,
d'une inépuisable charité.
LES MENACES DU SOCIALISME ET LES UNIONS DE LA
PAIX SOCIALE. — Depuis quelques mois le socialisme commence à
effrayer ceux-là mêmes qui s'étaient plu quelque peu à lui frayer les
voies, les uns sur le terrain de la politique de concentration radicale,
les autres dans le domaine même des questions sociales. Quand on a
soi-même détruit autant qu'on le pouvait le sentiment du devoir et le
respect de la loi morale, il est assurément malaisé d'opposer une digue
résistante à ce débordement d'idées subversives qui obéit à la poussée
formidable d'une démocratie désormais sans frein. Quand on a égaré
les esprits dans la recherche d'un ordre social nouveau, il est bien tard
peut-être pour les ramener aux principes de la constitution essentielle
des races prospères, et pour essayer de reprendre des positions trop
légèrement abondonnées. Que d'années perdues depuis le jour où Le
Play a le premier signalé le péril, malgré de brillantes apparences, et
coup sur coup montré dans la Réforme sociale en Prance et dans V Orga-
nisation du travail « comment un peuple civilisé peut rétrograder jus •
qu'à l'état sauvage » {Org. du trav,, document J). En même temps qu'il
jetait Talarme, il indiquait la voie du salut, la seule : la pratique du
devoir social. Il ne suffit pas, en effet, de parler ou d'écrire contre le
socialisme, en lui opposant les plus décisives réfutations : à vrai dire
cela n'est rien ; il faut lui enlever sa raison d'être en substituant le
dévouement à l'égoïsme, en développant la liberté avec ses fécondes
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772 UNIONS DE LA PAIX SOCIALE.
initiatives, en justifiant l'inégalité nécessaire par les services rendas, en
fondant enfin Tharmonie sociale sur la hiérarchie du travaU et de la
vertu. Aussi quand les Unions se sont créées il y a vingt ans, leur pro«
gramme opposait à la « déclaration des droits » la « déclaration des
devoirs » (Correspondance sur V Union de la paix sociale, n* 5, Le Principe
et les moyens du sa/uf, §12), et appelait autour de leur drapeau tous
ceux qui, sachant s'élever au-dessus des préoccu|>a tiens personnelles,
veulent s'inspirer des leçons de l'expérience, s'éclairer par robsenalion
des faits et servir le bien et le vrai. Beaucoup n'ont pas su vaincre
Tinertie d'une aveugle indifférence ou dépasser les vues étroites de l'in-
térêt : au lieu de travailler virilement par eux-mêmes au salut commun,
ils ont continué à attendre du pouvoir, comme jadis, protection et
sécurité. Et voici que, par le jeu fatal des institutions, le pouvoir est de-
puis longtemps passé aux mains des ennemis de la loi morale; il ne
peut être dorénavant que le refiet des passions inconscientes des fooles,
et il semble que chaque jour davantage il deviendra, non le guide mais
le serviteur des majorités irresponsables. Bien fou qui chercherait de ce
côté un appui contre le socialisme : il n'en faut plus demander qu'à l'ac-
tion personnelle, à Taction de tous, volontaire et libre, mais incessante
et à tous les degrés. A cet effort que chacun doit entreprendre et pour
lequel tous doivent s'unir, les Unions de la paix soci Ue ont eu précisé-
ment pour but d'offrir un terrain largement ouvert, où les honnêtes gens
de toute opinion peuvent se rencontrer, et des cadres où toutes les bons
vouloirs peuvent s'entendre pour agir en commun. Elles devraient,
comme les grandes sociétés anglaises de défense religieuse et sociale,
compter dix mille, vingt mille membres, et leur rôle alors serait consi-
dérable. Il suffirait pour cela de comprendre et de vouloir I Puissent nos
confrères, en face du péril imminent, réussir à amener à la réforme
sociale ces « gros bataillons » qui seuls aujourd'hui permettent de lutter
efficacement contre Terreur, et de faire prédominer peu à peu la vérité
dans les idées, les mœurs et les institutions.
OORRESPONDANCE. — Unions de Flandre, Ahtois et Picardœ. -
Les membres des Unions de Lille, sollicités et encouragés de divers
côtés, vont organiser, comme l'année dernière, une série de Conf^^rences
sociales sur les questions qui intéressent plus particulièrement la région
du Nord. Suivies de discussions qui, semblables à celles de l'hiver passé,
attireront un nombreux public, ces conférences commenceront proba-
blement au mois de janvier, pour se continuer tous les vendredis, a
8 heures et demie du soir, dans le grand amphithéâtre de la Société indus-
trielle du Nord. Pour resserrer encore les liens qui unissent les div^ers
groupes des Unions et la Société d'Économie sociale, nos amis de U"^
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r
""'''i^mr-
PRÉSENTATIONS ET CORRESPONDANCE. 773
annoncent l'intention d'offrir chaque semaine la présidence de leur
assemblée à Pun des membres du conseil de la Société, qui serait appelé
ainsi à diriger les débats. Les réunions hebdomadaires se termineront
par une assemblée générale des membres des Unions du Nord et de la
Belgique.
Unions de Guyenne. — Le cinquième Congrès des (banques populaires,
qui s'est réuni à Toulouse en avril dernier,, sous la présidence de
M. Eugène Rostand, a décidé que sa 6* session aurait lieu à Bordeaux en
avril 1894. Le groupe des Unions a été chargé de constituer un comité
d'organisation et de poursuivre les travaux préparatoires qui assureront
au Congrès un public nombreux, des travaux intéressants et des résul-
tats féconds. Au nom de la commission provisoire, M. Gaston David fait
counaitre les noms des memhres du comité de patronage et invite tous
ceux qui comprennent l'importance des études et des œuvres de crédit
populaire à adresser leur adhésion au comité et à entrer en relation avec
les secrétaires, MM. Georges Périé (rue du Temple, 29) et Louis Worms
(cours d'Albret, 101).
Angleterre. — Les travaux relatifs aux monographies de famille et
aux budgets domestiques se continuent en Angleterre. M. H. Higgs nous
écrit à ce sujet qu'il va faire le 23 novembre à Cambridge une confé-
rence sur les Budgets ouvriers. En outre il prépare le sujet des leçons
qu'il fera cette année encore à University Collège, à Londres; il traitera
de la Condition des ouvriers en Europe et en Amérique, d'après les
budgets de famille.
Belgique. — La Société belge d'Économie sociale a repris ses séances
le 6 novembre. L'ordre du. jour appelait d'abord le rapport annuel sur
les travaux de Tannée (i2» session), par le secrétaire perpétuel, M. Brants.
M. Ch. Dejace a fait ensuite une communication très écoutée sur FEnsei-
gnement des sciences sociales et politiques en Belgique. Enfin la Société
a procédé au renouvellement de son bureau pour la session nouvelle,
et ses choix, nous nous en félicitons, ont tous porté sur des membres de
notre Société internationale d'Économie sociale. Ont été élus, en effet :
Président: Mgr Nicotra, secrétaire de la Nonciature apostolique;
Vice Présidents ; M. Ch. Lagasse, directeur des Ponts et chaussées et des
bâtiments civils ; M. Francis de Monge, vicomte deFraneau, profes-
seur à l'Université de Louvain ; M. le baron Raoul duSart, gouver-
neur du Hainaut.
A. Delà IRE,
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CBRONIOUE DU MOUVEMENT SOCIAL
Sommaire. — L'indemnité des maires. — Les efiets de la rédaction des tarifs de
chemins de fer, — Les conseils d'nsine. — Le Congrès mutualiste. — La
grève houillère ; La loi sur l'arbitrage ; L'arbitrage do la Presse ; Le trait
du Parthe.
Vindemnilé des maires. — Certains conseils municipaax aliouent,
comme on sait, une indemnité à leurs membres et notamment au maire.
Mais cette indemnité est*elle suceptible de saisie comme Je traitement
d^n fonctionnaire, d'un député ou d'un sénateur ? La question vient
d*être tranchée par la cinquième chambre du tribunal civil de la Seine, à
Foccasion d'une opposition faite par un créancier de M. Walter sur Tin-
demnité du fougueux révolutionnaire, maire de Saint-Denis et député.
M. Walter s'empressa de demander mainlevée « attendu que les frais
de déplacement et de représentation ont un caractère d'insaisissabilité,
comme destinés à un service public ». Le tribunal a rejeté la demande
en mainlevée d'opposition par ces motifs que les indemnités ne sont
nullement des frais de représentation mais une indemnité représenta-
tive de la perte que les maires peuvent s'imposer en abandonnant les
emplois qui subvenaient à leurs besoins personnels, etc.
Cependant, comme à Saint-Denis le souffle (révolutionnaire a jeté snr
la justice bourgeoise la défaveur même officielle des fonctionnaires, le
percepteur, sur l'ordre de son chef hiérarchique, paratt-il, a passé
outre et soldé à M. Walter les 500 francs de son mois. Le créancier pro-
teste et poursuit. Le procès n'est donc pas terminé et promet d'être
intéressant.
La réduction des tarifs de chemins de fer. — U était très curieux de
savoir quel serait l'effet de la baisse des prix sur la circulation en
chemin de fer et sur les recettes. On vient de publier les résultats com-
paratifs de 1891 et 1892. Les voici, mais nous ferons observer qu'ils ne
sont pas absolument concluants, car les trois premiers mois de 1892
étaient encore aux anciens tarifs.
Nombre de voyageurs.
Recettes.
1891 1892
1891
1892
Étal
8.991.328 9.803.750
13.041.657
13.4^.437
Midi....
13.431.415 15.316.013
28.221.975
28.548.924
Est
22.573.927 26.671.601
30.555.581
31.903.431
Nord....
36.581.216 44.371.324
54.557.197
55.243.663
Orléans .
22.415.437 24.940.577
49.604.975
50.264.312
Ouest. . .
65.559.869 71.250.652
62.373.086
62.978.481
P.-L.-M.
41.616.608 47.895.652
102.207.803
102.443.225
Totaux..
211.169.800 240.249.569
340.562.274
344.816.473
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LES CONSEILS d'uSINE. 773
C'est une augmentation de près de 30,000 voyageurs et de près de 4 mil-
lions de francs. Maintenant, pour que cette comparaison fût complète
il faudrait y ajouter celle des dépenses : on n'a pas transporté 30,000
voyageurs de plus, sans dépenser davantage.
Les conseils d'usine. — Le compte rendu des Conférences d'études so-
ciales de Notre-Dame du Haut-Mont, contient, entre autres choses, de fort
intéressantes discussions sur les conseils d'usine. Il en ressort, d'abord,
que les conseils d'usine ne sont pas rares dans la grande industrie ; dif-
férents patrons, présents à ce congrès, ont déclaré que l'institution
existait chez eux depuis plusieurs années; chez M. DuprezLepers, par
exemple, depuis dix ans. En second lieu, la discussion a montré que
tout le monde était d'accord sur Futilité et la nécessité de ces conseils
et sur les effets qu'ils produisent. M. Louis Tiberghien a fait remarquer
très justement que, « à la différence des conseils de conciliation et d'ar-
bitrage, qui n'agissent que pour calmer les esprits excités ou terminer
un différend, les conseils d'usine pourront prévenir le mal en signalant,
dès la première apparition, les causes de mécontentement, et les griefs,
au lieu de s'amonceler au point de former entre la direction et les
subordonnés une barrière infranchissable, tomberont d'eux-mêmes ».
Cette institution, qui a été du reste très favorablement accueillie par
les membres du Congrès ouvrier de Reims, répond d'autre part à une
idée très répandue en ce moment dans le monde du travail, à savoir que
l'antagonisme actuel provient, dans un très grand nombre de cas, des
intermédiaires, des contremaîtres, chefs d'atelier ou directeurs, et que
bien des difficultés disparaîtraient par le fait seul de rapports fréquents
et faciles entre le patron et les ouvriers. La conviction où sont une
quantité de travailleurs de l'influence pacificatrice de ces rapports est
un gage de l'empressement qu'ils mettront à favoriser le succès des
conseils.
De part et d'autre, chez les patrons comme chez les ouvriers, les dis-
positions sont donc des plus favorables pour l'acclimatation de cette
réforme.
Mais là où la difficulté apparaît, c'est le mode de constitution et de
recrutement de ces conseils d'usine. Les contremaîtres en feront-ils
partie? Question très controversée. Le recrutement se fera-il par élec-
tions : si oui, tous les ouvriers seront-ils éligibles ou seulement ceux de
telles ou telles catégories. Le patron sera-t-il, au contraire, maître de
composer lui-même les conseils? etc., etc. Le congrès n'a pu arriver à
se mettre d'accord et a remis la solution à une prochaine réunion. 11
n'en reste pas moins, de cette importante discussion, un fait capital ; le
vote à l'unanimité du principe des conseils d'usine traduit par la réso-
lution suivante :
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' .^^-
776 CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL.
Le Congrès émet le vœu que, dans chaque établissement, il soit créé,
sans retard, un conseil d*usine représentant les éléments stables de
l'atelier et en possession de la confiance générale.
Il invite tous les chefs d'établissements qui possèdent cette institution
à faire connaître l'organisation qu'ils ont adoptée.
Ce vœu était précédé des considérants suivants qui posent bien la
question :
Considérant que, pour la paix sociale, il importe que les ouTriers
soient en contact direct et constant avec leurs patrons, afin de prévenir
ou de dissiper les malentendus qui peuvent survenir entre eux;
Considérant, d'autre part, que, vu le développement du personnel
ouvrier, ces rapports directs étant devenus plus aifficiles, il y a lien de
recourir à une institution qui permette de s'entendre dans le bat de
donner satisfaction aux intérêts légitimes des ouvriers et d'aider au
bien matériel et moral de l'usine.
Le Congrès mutualiste qui doit se tenir les !<>', 2 et 3 décembre, à Paris,
s'annonce sous les meilleurs auspices.jl 80 sociétés, dont 50 de la Seine et
130 de province, y ont déjà donné leur adhésion. Les amendements delà
loi rédigés par le comité d'organisation ont été exposés dans plusieurs
réunions à Paris, Reims, Tours, Troyes, Montluçon, Bourbon-rArcham-
bault, etc., et le meilleur accueil y a été fait. Cependant, nous avons pa
constater en certains points quelques hésitations sur la question du droit
de posséder des immeubles. Le régime de tutelle étroite auquel ont été
soumises les sociétés jusqu'ici, et l'interdiction qu'elles subissent encore
de devenir propriétaires ont communiqué à beaucoup d'entre elles une
extrême timidité et la crainte de toute innovation et de toute responsa-
bilité. Le cas est tout pareil à celui des caisses d'épargne. Un rappro-
chement très logique montre bien nettement que cette timidité des
sociétés mutuelles a pour origine le régime légal sous lequel elles ont
vécu jusqu'ici. Pendant que plusieurs d'entre elles ont peur de la pro-
priété, les sociétés coopératives, qui jouissent d'une liberté complète,
deviennent très volontiers propriétaires. Les membres de la Société
d'économie sociale ont pu voir, il y a trois ans, la grande maison de
rapport qu'a fait construire la Société coopérative du XV1II« arrondisse-
ment. Tout récemment, à Troyes , nous avons vu la propriété de la
Laborieuse^ et à Roubaix, celle de la Paix. Or, les membres des sociétés
mutuelles et ceux des coopératives sont à peu près les mêmes hommes :
les mêmes hommes se trouvent ainsi courageux quand ils sont libres, et
timides à l'excès sous le régime de la tutelle administrative.
Nous avons rencontré encore un autre état d^esprit très curieux, à l'égard
de la question de propriété. A la suite d'une conférence que nous faisions
à Reims le 15 octobre, et dans laquelle aucune objection ne nous avait été
faite, un mutualiste anonyme fit paraître cette petite note dans VÉcktircur
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LES CONSEILS d'uSINE. 777
iie l'Est, « J'ai assisté dimanche dernier, à l'intéressante conférence de
M. Fougerousse.., mais, en y réfléchissant bien, nous nous demandons,
entre nous qui sommes de vieux collègues, si le bout de Voreille ri'a pas
un peu percé. Cette apparence de liberté qu'on réclame pour nos associa-
lions et pour laquelle on nous demande de formuler des vœux, ne nous
paraît autre chose qu'une porte ouverte aux sociétés cléricales qui, sous
le couvert de notre pavillon, profiteraient et abuseraient des avantages
qui nous seraient dévolus. Nous sommes un certain nombre de vieux
républicains, appartenant à des sociétés libres, qui, si lésés que nous .
soyons dans nos intérêts^ préférerions supporter le sacrifice, plutôt que de
voir les ennemis de notre république prendre un nouveau pied et rat-
traper sous notre couvert ce que les décrets antérieurs leur ont si jus-
tement enlevé. »
Ces quelques lignes en disent bien long. Le bout de Voreille! parce que
nous avions parlé sur la coopération, au congrès ouvrier de Reims ! Si
lésés que nous soyons! le mutualiste anonyme reconnaît donc bien que le
régime de Tinterdiction est préjudiciable aux sociétés et approuve ainsi
notre proposition... mais le spectre clérical est là, toujours présent aux
yeux de ces sectaires ombrageux, et dès lors, plus de progrès, plus de
liberté ! ! ! Ce qu'il y a de plus fort, c'est que la question cléricale n'a
absolument rien à faire avec la mutualité et qu'il est foncièrement
absurde d'imaginer une société religieuse dissimulée sous l'étiquette
mutualiste I Mais tous les raisonnements du monde ne sont rien quand
le mot clérical a traversé certains cerveaux. Ce ne sont, du reste, que
des incidents isolés, et la grande majorité de la mutualité paraît carré-
ment résolue à voter la liberté immobilière.
Aussi, le clou du Congrès ne sera pas là : il sera dans la question de
la fixité du taux. Une quantité de sociétés ont écrit au comité pour
demander que cette fixité fût inscrite dans nos amendements. Le comité
n*a pas suivi ce conseil, pour ce qui est des versements à faire par les
sociétés après la promulgation de la loi. Par contre, il réclame énergi-
quement le maintien du taux fixé par le décret ^e 1856 en échange de
l'obligation imposée aux sociétés de verser tout leur argent, à fonds perdus
dans les caisses de l'État. Mais pour l'avenir, le comité n'a pas réclamé
de fixité d'intérêt. Elle ne serait pas acceptée, du reste, par les Chambres
et si, par hasard, elle l'était jamais, elle attirerait dans le giron de
l'État une telle quantité de sociétés, elle provoquerait de tels versements
dans les caisses publiques, de tels achats de titres de rente, que cette
fixité d'intérêt ne tarderait pas à être rapportée par ceux-là mêmes qui
l'auraient votée.
En cela, le comité s'est trouvé d'accord avec le texte de loi, mais cet
accord ne va pas au delà, car du moment que les sociétés ne demandent
La RéF. Soc, 46 no?embre 1893. 3* Sér., t. Yi (t. XXVI col.), 50
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378 CHRONIQUE I>U MOUVEMENT SOCIAL.
pas le régime de faveur, elles doivent avoir droit à la liberté la plai
étendue, et le Sénat n*en a pas jugé ainsi.
Le Congrès qui va s'ouvrir le i^* décembre sera certainement d'aa
grand intérêt, car il est appelé à fournir les éléments de la solution d'un
des plus gros problèmes que le Parlement doit résoudre à bref délai.
Le texte du projet du comité sera envoyé à tous les lecteurs de la
Reforme sociale qui en feront la demande.
La grève houillère. — La grève qui a éclaté le 18 septembre s'est ter-
minée le 4 novembre ; elle a duré exactement sept semaines. Mais ça n'a
pas été sept semaines de grève pour tous les mineurs : depuis trois semai-
nes déjà, les rentrées successives étaient nombreuses, et 30,000 mineurs
avaient repris la rivelaine et le pic le 4 novembre, deux jours avant le
vote de la cessation de la grève.
Malgré cet émiettement quotidien des forces grévistes, les 109 grands-
maîtres du chômage n'en continuaient pas moins à voter la résistance à
outrance et on a eu ce curieux spectacle de délégués votant le maintien
de la grève pendant que la totalité des mineurs qu'ils représentaient
reprenaient le travail. L'entêtement de ces despotes semblait croître avec
la dispersion de leurs troupes. Dans le dernier Gongrès,qui s*est tenu le
2 novembre, les délégués de la section de Bruay sont venus proposer que
le chômage ne continuât que dans les Compagnies où les grévistes
étaient encore en majorité. Mais on n'a rien voulu entendre : c'est la
grève générale qu'il nous faut, a-t-on répondu, alors que 30,000 gré-
vistes étaient descendus le matin dans les puits.
Cette attitude héroï-comique était, d'ailleurs, dans la note obligée : les
meneurs devaient conserver intact leur prestige d'apôtres de la grève
générale, pour la prochaine occasion ; céder quoi que ce fût, c'était
se démonétiser et passer la main à d'autres. Du reste, qu'avaient^ils à
perdre? Ceux d'entre eux qui sont mineurs savaient bien qu'ils ne ren-
treraient pas ; les autres, cabaretiers ou députés, ne soufTraient en quoi
que ce soit de la grève et n'avaient qu'à gagner à sa prolongation. Cepen-
dant, ce jeu de la résistance des meneurs en face de la désertion des
grévistes ne pouvait se prolonger longtemps, car il ne servait plus qu'à
faire éclater l'impuissance des premiers. Les chefs ont donc dû suivre
l'armée et, le samedi 4 novembre, ils ont voté la fin de la grève par
38 voix contre 16 et un bulletin blanc. Les abstentions ont été très nom-
breuses, elles étaient forcées pour les représentants des mineurs ren-
trés au travail.
Le bilan de ces sept semaines de chômage est facile à faire : sans par-
ler des pertes des Compagnies sur les affaires et par la détérioration des
galeries et du matériel, les ouvriers ont perdu 8 millions de salaires
environ, mangé leurs économies et contracté des dettes qui pèseront
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LA GRÈVE HOUILiÈRE. 779
4e longues années sur eux. On parle, en outre, de 500 mineurs congé-
diés et qui ne pourront plus trouver d'ouvrage sur place.
Mais ce n'est pas tout; pendant 49 jours les excitations les plus mal-
saines ont semé la haine et Tespoir d'une prompte revanche dans tous
les esprits, aigris déjà par Toisiveté, la misère et l'impuissance. Aussi la
dernière circulaire du syndicat se termine-t-elle par ces mots : « Mais la
démonstration est faite une fois de plus que le travailleur n'a nulle amé-
lioration de son sort à espérer, nulle équité à attendre que d'une révo-
lution sociale. Gela, nous ne Foublierons pas I >' Ce ne sont pas les ou-
vriers qui ont rédigé cette circulaire, ce sont les délégués; mais les dé*
légués rediront si souvent les paroles qui précédente leurs victimes, que
celles-ci les répéteront à leur tour et les penseront en toute conscience.
Quant à leurs revendications, les mineurs n'ont rien obtenu; ils restent
dans leur situation d'avant la grève.
Qu'y avait-il de fondé dans ces revendications? Nous l'ignorons; toute-
fois, il est certain qu'elles renfermaient une question sur laquelle il y a
une décision à prendre : c'est celle des vieux ouvriers. On se trouve là en
présence d'un cercle vicieux. La retraite, en effet, n'est acquise qu'au
bout d'un nombre déterminé d'années de service, mais, comme dans
ses dernières années l'ouvrier perd ses forces, rend moins de services,
ks Compagnies peuvent être portées à les remplacer par des hommes
plus jeunes, et c'est la retraite des vieux jours qui s'en va; de sorte que
dans bien des cas la retraite devient une vaine promesse. Il est certain
que cette perspective est faite pour désespérer les gens. Mais on ne peut
pas, d'autre part, donner aux ouvriers un droit de présence irrévocable
jusqu'à la liquidation de la retraite.
La situation est donc un peu embarrassante. Cependant elle n'est pas
insoluble puisque la Compagnie d'Anzin l'a tranchée victorieusement. Le
moyen est des plus élémentaires, c'est la conquête d'une portion de
retraite par chaque année de service accomplie : le fruit du temps écoulé
dans la Compagnie est acquis et irrévocablement acquis, l'ouvrier peut
rentrer ou partir, il est toujours propriétaire de la retraite que lui ont value
ses versements et ceux de la Compagnie pendant toute la période écoulée.
Voilà la garantie réelle et complète. Aussi, « la Bastille dn Nord» a- 1- elle
traversé les 49 journées de grève sans être entamée sur une seule de ses
positions. — Nous aurions voulu* que la question fût élucidée par l'arbi-
trage et qu'on sût réellement à quoi s'en tenir sur les garanties que le
vieux mineur du Pas-de-Calais a devant lui après 25 ou 40 ans de service.
Mais les Compagnies n'ont pas voulu de l'arbitrage. Sans connaître les
motifs de leur refus, nous retiendrons toujours ce fait que les grévistes,
ont proposé l'arbitrage et que les Compagnies n'ont pas répondu.
Assurément l'arbitrage ne peut pas devenir obligatoire, car il cesse
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780 CUROMOUE DU MOUVEMENT SOCUL.
rait alors d'être de Tarbitrage ; mais la loi ne pourrait-elle, du moins,
obliger les parties à déposer leurs dires réciproques et même exiger la
publicité de ces dires. A défaut d'arbitres acceptes, ropinion publique
aurait alors des éléments d^appréciation et prononcerait un jugement
tout platonique, il est vrai, mais qui serait toujours plus éclairé que
celui qui s'établit sans documents, dans la presse. De plus, il esta sup-
poser qu'en face de cette éventualité de la publicité contradictoire de»
causes de conflit, les deux parties examineraient de plus près leurs
griefs et les torts qui leur sont rapprochés.
Un des faits les plus bizarres de la grève a été la proposition d'arbi-
trage par la presse, lancée par M. Clemenceau. Du temps des Grecs, un
personnage déchu coupait la queue de son chien quand rattention popu*
laire se détournait de lui. M. Clemenceau ne veut pas qu'on roublie et
cherche les faveurs de la grande courtisane moderne, la presse aux mille
voix. On n'avait pas songé encore à en faire l'arbitre d*un grand événement.
L'effet a été froid, plusieurs journaux ont décliné Thonneurqui leur était
offert ; la fin naturelle de la grève, du reste, a coupé court à cette réclame
électorale. C'est fort heureux. La presse avec ses passions professionnelles
et commerciales, avec les solutions à priori que lui impose sa cHentèle,
et avec Tesprit de parti qui domine la plupart de ses organes, qui, du
reste, avaient tous déjà pris position dans le conflit, est assurément le
dernier centre où il faudrait aller chercher des arbitres en cas de grève.
La grève houillère du Nord a eu pour clôture un dernier mot de
M. Lamendin, secrétaire général du syndicat, aux ouvriers. « Le devoir
des mineurs, a-t-il dit, est de repousser Torganisation des coopératives
projetées par les Compagnies minières et de rester fidèles au petit com-
merce qui les a si vaillamment soutenus pendant la crise qu'ils vien-
nent de traverser. ;> Ce n'est pas la première fois que M. Lamendin
parle dans ce sens. Une grande réunion a été organisée au conmien-
cement de Tannée dans la ville de Lens par la Ligue du petit commerce,
^■. et M. Lamendin s'y était fait le porte-parole des débitants.
On est véritablement stupéfait de voir les gens qui font profession de
défendre les intérêts ouvriers combattre les sociétés de consommation,
qui sont précisément le plus sûr et le plus efficace des instruments de
l'émancipation ouvrière. Le petit marchand, au contraire, est, le plus
souvent, l'instrument de la servitude et de la misère des ouvriers par le
^ crédit qu'il leur fait, les habitudes de désordre qu'il leur donne, la mau-
vaise qualité et la cherté des marchandises qu'il leur vend.
Mais les coopératives ne soutiennent pas les grèves, ne nourrissent
i' pas les grévistes pendant le chômage. Voilà le motif de leur défaveur
auprès des professionnels de la grève.
A, FOUGBROOSSB.
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'T
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I
BIBUOGRAPHIE
I. — Recueils périodli<iueB.
- Balletln île statistique et de léf^lslatloii comparée du
minlstëre des flnanees) t. XXXIII (Paris, janvier-juin 1893). -^
Partie fk*ançalse: Droits sur les boissons et consommation moyenne
par habitant dans les principales villes, p. 494-500 [3 tableaux statis-
tiques donnant: le produit effectif des droits de circulation, d'entrée et
de détail sur les vins et les cidres en 189i ; la subdivision du droit d'en-
trée perçu sur les vins, les cidres et les alcools en 1891 ; les quantités de
vins, cidres, alcools et bières consommées en 1892 dans les principales
villes de France et la quotité moyenne de la consommation par habi-
tant], — Les ventes judiciaires d'immeubles, p. 521-3 [extrait du rapport
sur la justice civile et commerciale en France et en Algérie pendant
l'année 1889 (Journal off, du 6 mai 1893) : l'augmentation du nombre des
ventes judiciaires d'immeubles se maintient.maissans s'accentuer sensi-
blement; 431 de plus en 1889, contre 1,084 et 2,160 les deux années
précédentes ; répartition de ces ventes par catégories et pour les cinq
tlernières années; de ^1885 à 1889, le nombre total des ventes s'est
accru de 5,849, dont 4,703 en 1889 pour les seules ventes sur saisies
immobilières, soit pour cette catégorie de procédures les quatre cin-
quièmes de l'augmentation constatée : « ce résultat témoigne d'un état
critique de la propriété foncière »; durée des procédures ; importance
des ventes et proportion des frais : sur les 31,7i4 de 1889, il y en a seu-
lement 7,709 au-dessus de 10,000 francs. La moyenne des frais par
chaque vente reste toujours très élevée, malgré la loi du 23 octobre 1884
qui a essayé de porter remède à ce mal ; pour les toutes petites ventes
de 500 francs et au-dessous, la moyenne des frais par 100 francs du
prix avait été de 146 fi*. 72 pendant les cinq années qui ont précédé la
loi ; cette même moyenne est encore de 123 fr. 72 pendant la période
quinquennale qui a suivi la loi ; en Algérie les frais en 1889 ont été
jusqu'à 170 fr. 85 par 100 francs du prix pour les ventes de 500 francs
€t moins. Encore a-ton soin de dire que tous les frais ne sont pas
comptés dans ces moyennes !] — Les liquidations judiciaires et les fail-
lites en 1889, p. 524-7 ; Les sociétés commerciales en 1889, p, 528-9
[Statistiques extraites du môme compte de la justice ciyile]. — Produc-
tion des alcools en 1892 et 1801, p. 636-54. — Principales consommations
de la population de Paris, p. 667 [quantités introduites dans Paris en 1892;
consommation par tête pour l'année et par jour ; mômes chiffres pour
1891]. — I*artleétran§fèret Angleterre: Le mouvement des prix,p.64
{D'après la méthode des index numbers et les chiffres communiqués au
Statisi par M. A. Sauerbeck. Il y aurait pour 1892 une baisse de 6 % dans
le coefficient résultant de la combinaison des prix de 45 marchandises
importantes, ce qui ramène les prix au niveau de 1887]. — Les taxes
successorales, p. 173-8 [traduction d'un article publié dans le Dio
tionary ofpolitical economy d'Inglis Palgrave ; opinions des économistes
anglais; historique pour l'Angletere ; définitions des diverses taxes ac^
tuellement perçues dans le Royaume-Uni]. — Les grosses successions
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782 BIBUOGRAPHIE.
mobilières de i892, p. 179-i80 [renseignements intéressants sur les
quotités et les possesseurs des plus grosses fortunes anglaises]. — Le
projet d'émancipation de rirlande, p. 292-9 [analyse du fameux bill dé-
posé par M. Gladstone en février dernier, et traduction de la partie du
bill consacrée à la question financière]. — Le commerce des boissons,
p. 305-11 [exposé des vues du ministère anglais sur la délicate réforme
du commerce des boissons ; Talcoolisme en Angleterre ; le remède pro-
posé au Parlement]. — La consommation des boissons dans \e Royaume-
Uni, p. 312-5 [d'après les évaluations périodiques du D' DawsonBums,
d'une des plus importantes sociétés de tempérance anglaises : la popu-
lation dépenserait annuellement, de ce chef, 3 milliards et demi de
francs ; très instructifs détails] . — L^exposé budgétaire du chancelier de
rËchiquier, p. 535-47 [analyse de cet exposé et de la discussion du budget
Nous y notons les chiffres suivants : « les building soeieties^ qui sont aussi
un mode de placement pour les travailleurs, ont vu leurs engagements
passer de 43,730,000 livres en 1881 à 51,773,000 en 1891. Les sociétés
industrielles et de prévoyance ont vu leurs capitaux s'élever pour les
mêmes années, de 7,837,000 livres à 16,118,000. Les primes des compa-
gnies ordinaires d'assurances sur la vie ont monté de 11,898,000 livres i
14,565,000, et celles des compagnies industrielles d'assurance sur la TÎe,
de 2,245,000 livres à 5,467,000. Rien ne montre mieux le progrès de la
richesse accumulée dans toutes les classes de la société. La consomma-
tion des denrées alimentaires nécessaires à la vie prouve aussi que la
masse du peuple a des ressources plus grandes. » D'après le travail plus
haut cité du D' Dawson Burns, la consommation alcoolique était de
3,175 millions de francs en 1881, au lieu de 3,500 en 1891]. — Le régime
des caisses d'épargne, p. 670 [au sujet de l'élévation du maximum
des dépôts proposée par le gouvernement, réclamations des banquiers
qui se trouvent lésés et réponse du ministre]. — Allemagne : Les
caisses d'épargne en Prusse, p. 77-8 [tableau des progrès énormes
des opérations des caisses depuis vingt et quelques années].
— Le prix des denrées en Prusse depuis dix ans, p. 199-200 [tableaux
tirés de la Statistische Korrespondenz et portant sur les prix moyens
annuels et décennaux des dix principales denrées agricoles relevées dans
23 villes importantes] du Royaume] . — Belgrique : Les débits de bois-
sons, p. 181-2 [exposé fait par le premier ministre en décembre 1892,
sur les bons résultats de la loi du 19 août 1889, au point de vue de la
diminution du nombre des débits] . — Les prix de détail des denrées
alimentaires, p, 183-93 [tableaux extraits du volume d'enquête Soiotres e<
budgets d'ouvriers en Belgique^ qu'a savamment étudié M. A. Julin dans
la Réf. soc. des 16 oct., !«' et 46 nov. 1892]. — Etats-Unis : Le taux des
placements des compagnies d'assurances sur la vie, p. 110 [variations de
ce taux depuis 20 ans; la moyenne des 27 principales compagnies, de
6.90 % en 1872, descend progressivement à 5.28 % en 1891, soit une réduc-
tion de plus d'un cinquième]. — Mexique : Les finances mexicaines,
p. 446-8 [extrait fort éiogieux du tableau consacré par M. Claudio Janncl
à la situation du Mexique dans la Revue des Deux-Mondes du 15 mars 1893].
— Pays-Bas : L'impôt sur la fortune, p. 396-407 [traduction intégrale
de l'importante loi du 27 sept. 1892, entrée en vigueur en mai 1893, et
-qui institue aux Pays-Bas un impôt général sur la fortune], — Russie:
Les caisses d'épargne douanières, p. 577 [analyse de Toukase du 4 ftvril
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RECUEILS PÉRIODIQUES. 783
qui ouvre des caisses' d'épargne dans les bureaux de douanes], — Paya
divers : Les émissions publiques en i892, p. 170-1 [d'après les travaux-
de M. G, de Laveleye dans le Moniteur des'/ntérêts matériels : k peine*
2.500 millions ont été prêtés en 1892, c'est-à-dire un chiffre très bas corn*"
paré à celui des autres années et qui indique bien l'état anémique du
marché de crédit] .
J. C.
XbeEconoinlc Journal; t. III, Impartie (Londres, mars-juin 1893).»
^ J. Ashby et B. King, Statistique de quelques villages du Midland,
p. 1-22, 193-204 [Cette étude, composée sous la forme d'une monogra-
phie, un peu analogue comme méthode à celles que nos confrères font
si excellemment, a pour but de montrer Tétat de la fortune publique
dans un district du centre de l'Angleterre. Salaires : ils sont très
variables d'un village à l'autre; effets de la création de prairies, d'une
culture insufllsante, de l'introduction des machines, de l'émigration;
lotissements ; revenus et dépenses des petites cultures de différentes
étendues; moralité : statistique criminelle à différentes époques; ins-
truction publique, écoles, activité sociale, sociétés coopératives et
autres. Habitations rurales, leur importance ; émigration et ses causes ;
la principale est la rareté du travail ; paupérisme et prospérité ; asso-^
dations amicales : membres, capital, fonctionnement. En résumé, <( en ce
qui regarde quelques parties au moins de l'Angleterre rurale, les
récentes descriptions pessimistes ne sont pas justifiées parles faits. »] —
Gonner (F. C. K.), Des industries domestiques qui survivent, p. 23-32-
[Résultats de l'extension de la fabrication industrielle en grand ; ses
produits sont à meilleur marché, souvent meilleurs, mais aussi moins
durables et moins artistiques que ceux de l'industrie domestique ; ceux-
ci se maintiennent cependant encore : 1» quand il est besoin d'art indi-
viduel ou d'adaptation très particulière; 2» quand le travail employé
sert à augmenter les gains de la famille ; 3<» quand le travail com*
porte quelque relation avec les localités particulières où on l'exerce]. — ;
Benyu (C. H.), Consommation du thé et des principales boissons, p. 33-
51. — Harrisson (F. C), Action dans le passé du gouvernement des
Indes par rapport à l'or, p. 52-61 [Histoire des mesures prises par le
gouvernement des Indes pour l'unification de la circulation monétaire et
la compensation de la baisse de l'argent depuis la conquête anglaise jus^
qu'à nosjours.]—Davenport-Hill (Florence), Le système du placement au
dehors pour les enfants assistés, p. 62-73 [Mauvais effets obtenus par la con-
servation et l'éducation des enfants au workhouse; ce système a un double
inconvénient : le premier, c'est que les enfants ne sont pas suffisamment
surveillés, là où ils se rencontrent en foule ; exemple d'une enfant de trois
ans qu'on découvrit par hasard seulement être sourde et muette; le sec ond,
c'est qu'on n'arrive pas à remplacer pour l'enfant la famille et son édu-*
cation. On a paré à ces inconvénients en plaçant les enfants dans des
familles de bonne volonté : ils y ont été rapidement adoptés, pour ainsi
dire, et, en raison de la bonté des résultats obtenus, il est à souhaiter
que tous les enfants puissent de même échapper au workhouse.] — '>
Edwards (Clem.), Fédérations de travailleurs, p. 205-17 [Utilité et but
des unions de travailleurs. Un de leurs grands avantages est d'élargir les
questions, et d'empêcher que des discussions n'éclatent pour des ques-
tions personnelles. Opposition des unions de patrons aux unions de tra-»
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784 . BIBUOGRAPHIE.
tailleurs. « L'expérience a montré que les dissentiments deviennent de
moins en moins fréquents lorsque les deux partis approchent de leur
organisation complète. » Un point intéressant signalé par Fauteor, c'est
qu'en Angleterre les unions ouvrières sont conservatrices d'esprit et de
tendance : « leurs constitutions et leurs méthodes tendent entièrement
vers la paix. »] — Sohloss (D. F.), Mesures d'État pour favoriser la paix
industrielle, p. 218 25 [Revue des moyens légaux employés dans les
différents pays pour la conciliation entre patrons et ouvriers. En France,
les conseihi de prud'hommes remontent à une haute antiquité : ils traitent
de 40,000 à 50,000 affaires par an et leurs décisions sont soumises à appel
devant le Tribunal de commerce. Conseils de conciliation établis par la
loi du 27 décembre 1892. Des juridictions du même genre existent en
Belgique, en Suisse, en Autriche, en Hongrie. En Allemagne, il y a des
régimes divers,, suivant les contrées. Mesures prises dans les colonies
anglaises et aux États-Unis]. — Brooks (John Graham), Remèdes
patriarcaux et socialistes, p. 226-38 [Étude de l'organisation et des ten-
dances du socialisme allemand : insufûsance du socialisme pour résoudre
les problèmes sociaux : on doit cependant tenir grand compte de l'im-
pression faite par le socialisme sur Timagination populaire; le patro-
nage, tel que le conçoivent les non-socialistes, et qui assure au travailleur
des améliorations moins apparentes, mais immédiates etsùres, doit s'en
préoccuper. Il n'en est pas moins vrai que, jusqu'à présent, c'est celui-ci
qui, par ses constants efforts pour l'amélioration du sort des travailleurs,
a opposé la plus notable barrière au socialisme]. — Priée (L. L.), Adam
Smith et ses relations avec l'économie politique actuelle, p. 239-54.
Pierre Bidoirk.
Jlalirbucli fttr Gresetacf^ebuiiifs Ven^iraltiiii^ und Volks-
"yvErtscliam Im Deutsclien Relch, dirigé par G. Schmoller;
t. XVn, repartie (Leipiig, premier semestre 1893).— Roesioke (Ri-
chard), Sur le rapport des patrons et des ouvriers (conférence à la
Société d'Économie politique de Berlin), p. 1-22 [Montre d*abord que la
transformation opérée dans la production par l'emploi des machines et
de l'électricité a contribué à substituer un grand individualisme aux
anciens principes de patronage ou d'autorité. La suppression de toute
organisation corporative a fait place à la libre concurrence, mais celle
transformation n'a pas été en définitive avantageuse aux travailleurs ;
leur situation sociale a été amoindrie. Par suite de la disparition des
anciennes relations patriarcales ou familiales entre Ife patron et l'ouvrier,
on a fait de la force de productivité de ce dernier une marchandise dont
1^ valeur se règle d'après la loi de l'offre et de la demande, et le déve-
loppement des institutions philanthropiques n'a pas suffi à combler la
lacune. Les patrons et les ouvriers, de même que les riches et les
pauvres, vivaient jadis en contact plus immédiat; des relations affec-
tueuses se formaient : les classes pauvres n'avaient pas à l'égard des
riches ces sentiments de haine ou d'envie si répandus aujourd'hui, senti-
ments que ne peut guère atténuer l'intervention de l'État, et le fonction-
uement des assurances obligatoires contre la vieillesse, la maladie ou
les accidents. D'autre part, plus les ouvriers s'occupent eux-mêmes de
leurs affaires, plus se creuse le fossé qui les sépare des patrons. Quant
jiux institutions de bienfaisance, on doit désirer leur développement,
inais il ne faut pas croire qu'elles empêcheront les progrès du socia*
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BW^r
RECUEILS PÉRIODIQUES. '785
Ijsme; dans les pays de «rande industrie il ne semble pas qu'elles
augmentent notablement Tharmonie sociale, et rendent les ouvriers
moins accessibles aux avances des agitateurs socialistes. M. R. accepte
volontiers l'intervention de l'État, et pense qu*il vaudrait mjieux que les
institutions de patronage ne fussent pas abandonnées à Tinitiative de
chacun; . — Hintze (Otto), L'industrie de la soie en Prusse au xviu» siècle,
p. 23-60 [Après une appréciation élogieuse des travaux de Sybel et de
Schmoller, l'auteur montre l'importance des règnes de Frédéric-Guil-
laume I" et de Frédéric IL Le développement économique de cette
époque est la conséquence de la transformation qui s'était faite dans les
conceptions du moyen âge. L'Allemagne avait été malheureusement
retardée dans cette évolution par le morcellement extrême de son terri-
toire, par les guerres religieuses, et notamment par la guerre de Trente
ans qui l'avait mise en retard de plus d'un siècle. C'est seulement dans la
seconde moitié du xvii« siècle que l'agriculture s'améliora; c'est seule-
ment au xvii[« que des manufactures furent organisées ; et c'est seule-
ment sous Frédéric II (entre 1746 et 4756), que l'industrie de la soie,
si prospère en France, s'organisa. On fit venir des ouvriers de Lyon,
de la Hollande, de l'Italie. La catastrophe de 1806 ébranla fortement la
situation déjà obtenue : elle amena surtout un changement de système
funeste]. — Situation financière et économique de l'Italie, p. 61-139
[avec renseignements statistiques intéressants. Les dépenses totales pen-
dant l'exercice 1889 90 ont été de 1,879,636,028 francs dont 28,98 % ont
été affectés au paiement de la dette publique, et 22, 43 % à l'entretien de
l'armée et à la défense du pays. Les recettes ont atteint 1,903,170,131 fr.
dont 65 97 % provenant des contributions directes ou indirectes. Détails
sur le développement de l'industrie et le mouvement des valeurs). —
Oldenberg (Kari), La situation des garçons {Kellner) et les réformes dont
elle pourrait être l'objet, p. 141-97 [C'est au fond une triste situation que
celle des garçons. La loi de 1890-1891 sur le repos du dimanche n'a pa^
amélioré leur sort, et pourtant leur nombre est considérable. L'auteur
fait une sorte de monographie de cette profession où l'apprentissage est
fort pénible, il nous montre de malheureux garçons qui ont travaillé
cinq années consécutives sans un jour de congé, qui ont à peine le temps
de dormir, et sont horriblement mal couchés. La perspective des pour-
boires détermine beaucoup d'entre eux à consentir à être exploités
365 jours par an. Sans doute le pourboire a son utilité : c'est une forme
rationnelle de la participation aux bénéfices. Mais le garçon principal
(ro6erA:e//ncr) exerce souvent une vraie tyrannie, et d'ailleurs le pour-
boire rend le garçon trop obséquieux vis-à-vis du client. Pour les filles
il y a de graves inconvénients. Les socialistes sont partisans de la
suppression du pourboire : ils aimeraient mieux voir des salaires plus
élevés]. — Leese, L'élévation des tarifs de marchandises sur les che-
mins de fer allemands en 1874, p. 199 215 [Étude historique sur les
causes de l'unification des tarifs en 1877]. — SbrQjavaoca (L.), Le mou-
vement en faveur des associations en Italie, p. 217-54 [D'après le travail
de Ugo Rabbeno, Le Società coopérative di produzione. Ce sont en défini-
tive les socialistes qui ont le plus fait pour l'extension des associations
en Italie. La première association de consommation est de 1854, elle
eut pour conséquence la création de ces Magazzini di consumo assez nom-
breux aujourd'hui, organisés pour la plupart à l'imitation de l* Angle-
terre. Quant aux sociétés de crédit, elles ont été transplantées d'Alle-
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t86 BIBLIOGRAPHIE.
magne en Italie. Les sociétés de production réussissent difficilement,
M. S. étudie les plus importantes (notamment la Società di hraccianiîi.
Il ne faudrait pas s'imaginer en définitive que le déTeloppement des
associations fera disparaître la lutte entre le capital et le travail. Mais
du moins les conditions de la lutte seront meilleures pour le trayail-
leur]. — Jolies (G.), La situation des ouvriers d'après les rapports des
ambassadeurs français, p. 255-88 |Cherche surtout à combattre les idées
fausses de certains hommes politiques, et s'élève avec force contre le
discours prononcé par M. Gonstans au mois de septembre 1891 enfaveor
des assurances contre la vieillesse ; le rapport sur l'Allemagne, qni n'a
pas moins de 484 pages, semble à M. J. devoir être fort inslructif ponr
les Français. On y reconnaît « l'extension vraiment prodigieuse de l'in-
dustrie » dans ce pays. Mais la situation des travailleurs n'y est pas
très exactement appréciée : elle est moins misérable en somme que ne le
prétendent les rapporteurs (surtout parce que le travailleur allemand a
l'estomac moins exigeant et des goûts plus simples que le travailleur
français). La législation sociale de l'Allemagne y est appréciée aTec
l'esprit sceptique des économistes français. L'auteur ne croit pas,
comme MM. Claudio Jannet et Grad, que les charges de l'assurance
excèdent les forces de Tindustrie. Le rapport sur la Suisse (qui est de
M. Arago) parait un des meilleurs du recueil. Celui sur la Hollande
manque de précision. En somme, quand on lit tous ces rapports l'oa
après l'autre, on a l'impression d'un tableau d'ensemble sur l'organisa-
tion économique du monde entier. On peut même trouver que chaque
État correspond à une étape différente du développement delà civilisation
et voir ainsi se développer le caractère international des questions
ouvrières]. — Sohmoller (Cîustave), L'administration des poids et
mesures au moyen âge, p. 289-309 {Intéressante étude historique rat-
tachée aux ardentes polémiques de G. de Below'et de Hoeniger sur les
constitutions urbaines au moyen âge. D'après Below, il y avait au moyen
âge soit dans les villes soit dans les campagnes beaucoup plus d'hommes
libres qu'on ne croyait jusqu'ici,et il paraît certain que les villes ne sont
autre chose que des communautés rurales pourvues d'un marché, et
dune organisation judiciaire spéciale. La plupart des historiens s«
sont élevés contre ce système. M. Schmoller, tout en rendant hom-
mage à la sagacité de M. de Below, essaye de montrer â son tour quil
est inconciliable avec l'organisation des poids et mesures, mais
il proteste avec raison contre le ton des polémiques engagées]. —
Hainisoh, A propos de la situation des paysans autrichiens, p. 311-313
tOn ne s'en inquiète guère que depuis une vingtaine d'années. Ce sont
les cléricaux et les conservateurs qui ont attiré l'attention sur ce sujet.
Mais il faut remarquer avant tout que leur situation varie beaucoup d'une
région à l'autre. L'Autriche est le pays des diversités et des contrastes.
La classe des paysans petits propriétaires est surtout nombreuse dans
les pays où la population est allemande. En dehors de ces contrées la
situation des paysans est misérable]. — Zeller, Les modifications appo^
tées par la loi du 12 avril 1892 à la loi concernant l'assurance contre la
maladie, p. 344-9 [Le nombre de ceux auxquels l'assurance s'appliq^®
est augmenté et le fonctionnement pratique simplifié. La compétenee des
tribunaux appelés â juger en cas de contestation est déterminée avec
plus de soin]. — Sohmoller (G.), Le développement historique des entre*
prises; XII. Lesi sociétés commerciales du moyen âge ot de la Renais»
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RECCEÏtS PÉRIODIQUES. 78?
sance, p. 359-91 [Il y a moins d'égoîsme au moyen âge que dans Tanti-
quité; le sentiment de la solidarité est plus développé, et le contraste'
des différentes classes moins choquant. C'est au xvm' siècle qu'il a
grandi, et aujourd'hui, en dépit du courant démocratique, il n'a pas
diminué, et on sent que le capitalisme moderne, fruit d^un amour ardent
des richesses, n'a pas de contrepoids. S'appuyant sur le bel ouvrage de
Goldschmidt (Histoire universelle du droit commercial, t. I). M. S:
montre que les sociétés se sont développées d'abord sous Tinfluence du
commerce maritime, et fait d'instructifs rapprochements entre les
sociétés et les communautés patriarcales du moyen âge, les compagnies,
les coteries, les fraternités, les bordelages, etc., sociétés dont beaucoup
furent favorisées par les seigneurs parce qu'elles assuraient une meil-
leure exploitation du sol. Les grandes sociétés commerciales italiennes
des xjv* et xv« siècles reposent sur de tout autres bases ; elles ne sont
pas animées par un esprit de solidarité aussi étroit, elles se développent
surtout à la faveur de la pratique de la commandite. G*est entre 1440 et
1560 que le développement des sociétés paraît avoir atteint son apogée
en Allemagne. Leurs opérations provoquèrent les récriminations du
peuple : aussi le programme connu sous le nom de Réforme de l'empe-
reur Frédéric lU ne permit-il pas la constitution d'une société avec un
capital de plus de dix mille florins d'or]. — Bematzik, Le système du
vote proportionnel, p. 393426 [D'après les travaux de la Société pour
l'étude dé la représentation proportionnelle. L'auteur prend pour épi-
graphe ces paroles de Tocqueville : « il est de l'essence même du gou-
vernement démocratique, que l'empire de la majorité y soit absolu, car
en dehors de la majorité, dans les démocraties il n'y a rien qui résiste. »
Il critique vivement les diverses propositions qui ont été faites, et croit
que le système préconisé peut avoir de grands inconvénients] . — Lévy
(de Halle), les courtiers libres de commerce à Brème, p. 427-50 [Cette
institution remonte au commencement du xvii» siècle; elle diffère beau-
èoup de la profession correspondante à Hambourg où les courtiers ne
sont que de « purs serviteurs des marchands ». A Brème ce sont des offi-
ciers ministériels, nommés par le conseil de ville et non par le conseil
des marchands qui pendant longtemps n'eut pas même voix consultative.
Encore aujourd'hui c'est par l'entremise du conseil que la charge se
négocie : le nombre de ces courtiers très peu nombreux jusqu*en 4828
s'est accru, mais l'institution est susceptible de réforme], — Oldenberg
(Karl), Sur les réformes en matière d'impôt au point de vue social,
p. 451-62 [Quand on envisage dans leur ensemble les nouvelles réformes
financières de la Prusse, on leur trouve un air de famille : elles sont
toutes dirigées contre le capital. Lesinjustices sociales qui nous frappent
sont surtout la conséquence du développement des machines et des
moyens de communication. Mais il est certain que les impôts qui frap-
pent l'industrie ont suivi dans ce siècle une marche toute contraire à
l'idée d'impôt progressif, et que le gros industriel paye proportionnelle-
ment moins que le petit]. — Onoken (A.), Contribution à l'histoire de la
physiocratie, p. 463-77 [A propos de l'ouvrage récent de Knies : la Cor-
respondance du margrave Charles Frédéric de Bade avec Mirabeaujet
Du Pont. Cette correspondance qui va de 1767 à 1806, jette quelque
lumière sur les aspirations généreuses du « brûlant ami deb hommes »,
On y trouve finement caractérisés plusieurs personnages de cette
époque, par exemple Schlettwein (professeur à léna et à Giessen), auteui*
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188 BIBUOGRAPHIE.
d'un curieux opuscule écrit à Paris en août 1771 sur Les moyens d^arrêter
la misère publique et (Tacquitter les dettes des états. Curieux détails sur le
salon du marquis de Mirabeau, où se donnaient rendez-vous les mardis
les principaux économistes qui « formaient sous ses auspices une espèce
d^académie où les plus grands seigneurs de la nation se réunissaient aux
écrivains les mieux intentionnés ». « Je me fais de ces assemblées, écri-
vait le margrave, une idée semblable à celle que j'a,i du portique
d'Athènes, excepté que je crois \h philosophie économique d'une utilité
plus immédiate au genre humain que ce qu'enseignaient les philo-
sophes grecs » j. — Leyen (Alfred v. d.), Les nouveaux ouvrages rela-
tifs aux chemins de fer et spécialement aux tarifs, p. 485-503). —
Rhenius, Modification de la loi allemande sur les brevets, p. 505-40. —
"Weiss (J. G.), Mesures contre le morcellement exagéré du sol, p. 541-60
[à propos du travail de M. de Miaskowski : Le droit successoral et la
division de la propriété foncière dans l'Empire allemand. Parmi ces
mesures les unes ont pour but d'empêcher les progrès du morcellement,
les autres de réparer autant que possible le mal qui a déjà été fait. Les
premières imposent des bornes à la division du sol soit au cas de suc-
cession, soit au cas de vente. Dans certaines régîons,le partage des biens-
fonds est soumis à l'approbation des autorités (loi badoise du 23 mai 1888);
dans d'autres contrées, cette approbation n'est indispensable que s'il
s'agit de succession ab intestat. M. W. est partisan de la liberté de tester,
et veut, contrairement aux revendications socialistes, que la succession
ab intestat soit réglée d'après la volonté présumée du défunt. Il apprécie
les §§83 et suivants du nouveau projet de Code civil et constate qu'où n'a
guère fait usage jusqu'ici du Hoferolle, Quant aux mesures de la seconde
catégorie, elles requièrent une intervention énergique de l'État qui peut
se justifier par deux raisons, d'abord parce qu'il ne pourrait y avoir
d'amélioration sans une certaine contrainte, et ensuite parce que le
morcellement dont on se plaint est dû précisément à une législation
mauvaise. La plus importante de ces mesures est le droit de préemption
{Vorhaufsrecht) accordé aux voisins]. — Philippowioli (Eugen. von),
L'Émigration italienne, p. 561 -74 [avec renseignements statistiques. Elle
est proportionnellement deux fois plus forte que l'émigration allemande.
On trouve actuellement 290,000 Italiens au Brésil, 253,000 dans la Répu-
blique argentine, 180,000 aux États-Unis, etc. C'est dans les environs de
Buenos-Ayres qu'ils forment le groupe le plus compact]. — Schmoller
(Gustave), Mme Sydney Webb et le mouvement en faveur des associations
en Angleterre, p. 575-94 [Brentano a entrepris* de publier soit dans l'ori-
ginal, soit dans une traduction, une série d'ouvrages d'économistes
anciens et modernes (Anderson, Malthus, Ricardo, StaiTord, etc.) Il vieut
de débuter en faisant paraître le curieux ouvrage de Mme Sydney Webb
(Béatrice Potter) très intéressant pour l'histoire du socialisme en Angle-
terre. Le grand essor des associations dans ce pays date d'une vingtaine
d'années seulement. La question la plus difficile est celle de savoir com-
ment on pourra placer d'une façon durable à la tête des sociétés des gens
à la fois honnêtes et capables. Les Anglais et les Français sont disposés
à croire que tous les fonctionnaires sont des gens incapables et presque
des voleurs — ce qui est un peu plus vrai aujourd'hui qu'à l'époque où
écrivait Adam Smith. Et les socialistes regardent trop facilement tout
fabricant, tout boutiquier, tout marchand un peu riche comme un acca-
pareur malfaisant et indigne], — Asolirott, Le quatrième Congrès péni-
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RECUEILS PÉRIODIQUES. 7R&
tentiaire de Saiut*Pétersbourg en 1890, p. 597-600. — Elkau (Eugen),
L'organisation de l'inspection des fabriques en Autriche, sa situation vis-
à-vis des ouvriers, p. 600-6. — Zeidler (H.), Les chambres de travail eu
Belgique et le résultat de leur enquête sur la statistique du travail,
p. 606-12 [d'après les rapports officiels du Ministère de ragriciilture, de
l'industrie et des travaux publics]. — Bibliographie,
G. Blondel.
• Rasses^na dl scienze •oclall e pollUche, X* année, t. II,
(Florence, sept. 4892-févr. 1893). — Palma (Luigi), Les ministres sous la
monarchie constitutionnelle, p. 3-16 [Analyse de l'ouvrage de M. Du-
priez, couronné récemment par notre Académie des sciences morales],
— Jona (Guido), De la prépondérance des groupes en politique, p. 17-
35, 68-81 [Étude naïvement élogieuse de la bourgeoisie libérale et profes-
sionnelle, qui représente l'intelligence en face de la richesse, et cherche
légitimement à organiser l'État en vue de son propre intérêt de classe.
Assure que Tintelligence finit toujours par l'emporter, et que tout groupe
qui atteint un degré d'intelligence et d'instruction égal à la moyenne
des groupes supérieurs, s'efforce de se créer une situation politique qui
améliore sa position économique. Chances du parti socialiste.] — Mar-
oMonni (Emilio), La cour suprême de justice, p, 36-39 [Ce qu'elle doit
être si on la crée en Italie.] — Gotti (Aurelio), Les Universités italiennes,
p. 40-45 [Proteste contre l'idée d'en réduire le nombre.] — Puglia (F.),
Lois biologiques et lois juridiques, p. 82-90 [Nécessité pour le juriscon-
sulte de connaître les lois biologiques et d'en tenir compte : lois d'adap-
tation, de lutte pour l'existence, de sélection, de reproduction, d'héré-
dité. Dans le cas du divorce, par exemple, il faut savoir si la fonction
organique de l'être prime ou non la fonction sociale.] — Santé Marto-
relli [Antonio), Les ouvriers italiens et le socialisme, p. 91-94, (69-172,
225-230, 291-294. — Ugo (G. B.), La liberté individuelle à Athènes,
p. 125-141, 203-218. [Soutient que l'on exagère beaucoup en prétendant
que la liberté privée était absorbée complètement parla liberté publique.
Etudie les garanties qui existaient pour l'individu dans la procédure
civile et criminelle, ainsi que les libertés de parole, de commerce, d'as-
sociation, d'inviolabilité de domicile, dont il jouissait en thèse géné-
rale. — Rameri (Luigi), La loi italienne et les pensions de fonction-
naires, p. 142-155. — Arangio Ruiz(G.), L'armée est-elle une institution
constitutionnelle 7 p. 156-168. [A propos de pamphlets sur l'armée, con-
damnés pour attaques aux institutions constitutionnelles de l'État.
Adopte la négative.) — Aaooli (Giuseppe), L'homicide suicide, p. 2(9-
224 [M.Enrico Ferri estime que, légalement, l'homme a le droit de dis-
poser de sa vie, et que, si on l'aide à se suicider, on n'encourt aucune
peine. L'auteur de l'article n'admet pas ce dernier point, et proteste que
l'autorisation du suicidé ne saurait être un motif plausible de participer
au suicide.] — ZaniohelU (Domenico), L'Italie, la France et la Tunisie,
p. 259-383, 310 337. [Étude intéressante, très hostile à la France. Pense
que, si l'Italie a été abandonnée par l'Europe dans l'affaire de Tunis,
c'est que l'Europe était froissée des démonstrations continues de Tirré-
dentisme. Il est temps d'orienter momentanément la politique italienne
dans une autre voie : mais sans abandonner au fond, du reste, le rêve de
ces frontières naturelles qui appartiendront un jour à l'Italie, et aux-
quelles aucun- gouvernement italien n'a le droit dé renoncer.] — Ber-
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790 BIBUOORAPBIK.
tolinl (Angelo), Le roi Manfred et le droit romain, p. 284-290. — Ostaya
(Gaetano), La couférence monétaire international, p. 338-346. ~ Dà
Yella (Oreste), La piraterie devant le Droit internationale, p. 347*358.-
Palma (Luigi), L'acte général de Bruxelles pour la répression de k
traite et de l'esclavage, p. 388-398. — Ooppi (Ettore), Le cadastre probatoire
en Italie, p. 399413, 463479 [Des moyens de l'organiser pour qu'il fasse
preuve en justice.] — Errera (Alberto), L'enseignement de la statistique
et les programmes universitaires, p. 414-425. [Programme du cours de
Tauteur, à l'Université de Padoue.] -*< Dalla Volta (R.), La Réforme
^ocialeet le code civil, p. 509-529. ] Autrefois, on se plaignait que les codes
civils ne fussent pas assez favorables à la liberté individuelle. Anjour-
d'bui,on se plaint qu'ils le soient trop. La vérité est qu'il y a lieu de cor-
riger les codes, en s'eiTorçant de coordonner l'intérêt social et l'intérêt
privé, et surtout de mettre les lois d'accord avec les changements écono-
puques.j — 2Ano (Zini), La formation d'une légende, p. 536-557, 591-610,
^7V690, 731-746. [La légende de « l'âge d'or 9, dont on trouve des traces
çhoi tous les peuples, et dont on a recueilli les souvenirs sous le titre
spiritoel du « socialisme dans l'Antiquité. » Montre que la collectÎTité
des bieos, l'organisation pacifique de la famille, souvent détruites par la
guerre, les difficultés de l'existence qui, en se multipliant, obligeaient
les peuples prim^itifs à émigrer, ont dû se transformer et s'embellir, sur*
tout dans la méiftoire des vieilles gens, laudatores temporis acti.
Les contes bleus dont on berce l'enfance, et le besoin d'idéal pour les
populations qui n'envisagent point le progrès dans l'avenir, deTaient
contribuer à reporter aussi dwji le passé la réalisation des rêves aux-
quels se plait l'imagination poar se distraire des tristesses de la vie pré*
sente). — Lanza (Francesco), Le» travaux de la Conférence monétaire
de Bruxelles, p,. 573-590, 653-673.— Joluuwis (A. de), Entrepreneurs,
capitalistes et ouvriers, p. 637-652 [Esprit des ouvriers de la fabrique
Ginori de Doccia, la plus ancienne fabrique de porcelaine en Europe
après celles de Meissen et de Vienne. Fondée en 1753 par le marquis
Carlo Ginori, elle compte 1,400 ouvriers et 100 employés. Elle appartient
encore en ce moment aux fils défunt du marquis Lorenzo (^noxi, séna-
teur du royaume. Malgré quelques éléments de socialisme, l'entente est
excellente entre les patrons et leur personnel. Dans tout le pays, oi
s'intéresse à la prospérité de la fabrique ; et l'on voit de vieux ouvrier»
se vanter d'appartenir à une famille où l'on y travaille depuis quatre
générations. La Société de secours mutuels date de 1829: en 1872, elle
ne possédait qu'un capital de 7,500 lire; or,en 1891, elle a distribué plua
de 167,000 lire aux sociétaires, ce qui montre l'énorme apport des
patrons à sa caisse]. — Minnsoolo (M.), La décentralisation et Tadmi-
nistration de» travaux publics, p. 709-730.
S. D.
II. — Publications nouvelles*
X'Ibre édiani^e et protection, par Léon Poinsard; Paris, F.Didot)
1893. 1 vol. in-8o de 640 p. -— L'ouvrage de M. Poinsard est instructif à
lire, mais difficile à résumer; on peut seulement donner une idée de ses
conclusions. L'auteur s'est proposé de constituer une théorie scientifique
du régime qui convient aux échanges internationaux. Pour )^ arriver il ne
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PUBLICATlÛBISimnFSLLES. 791
' compte ni sur la dialectique a priori des ét^menitslas orthodoxes, aux-
quels il reproche de se refuser A tenir compte de ladÎTersUé des nations
et de leurs intérêts distincts, ni sur les statistiques douanières» qui ne
donnent de la réalité qu'une image très vague, très incomplète» très
trompeuse. 11 cherche donc, pour se faire une opinion, à étendre sou en-
quête, et à observer, dans sa complexité, la constitution sociale de chaque
pays. Gela est plus difûcile et plus long que de raisonner sur des concep*
lions artificielles^ ou des chiffres officiels ; mais on reconnaîtra volon-
tiers que c'est infiniment plus intéressant. L'auteur rompt nettement
avec la doctrine absolue du libre échange. Non seulement il pense que
la protection ne suffit pas à ruiner un peuple — c'est sous ce régime,
dit-il, que l'Angleterre a développé son industrie et que s'enrichis-
sent aujourd'hui les États Unis; — mais il admet que la protection peut
•être bienfaisante, et il cherche à déterminer dans quelles circonstances.
Après avoir consciencieusement exposé comment le libre échange con-
vient aux pays à production industrielle prépondérante (Angleterre,
Belgique, Pays-Bas, Pays Scandinaves) et aux pays à production naturelle
prépondérante (Turquie, Russie, Espagne et Portugal, Italie, Pays sud-
américains), il ne craint pas d'affirmer qu'une protection modérée est
conforme à l'intérêt national,soit dans les pays en voie de développement
industriel intense (États-Unis), soit dans les pays à développement mixte
de la culture et de l'industrie (France, Allemagne, Autriche-Hongrie,
Suisse). Les défenseurs du libre échange n'admettront pas une pareille
classification; ils feront observer que les types économiques se modifient
et que tout pays a des industries ou des cultures qui pourraient le placer
dans la première catégorie étudiée par l'auteur. Puis ils ajouteront qu'ils
présentent la liberté des échanges internationaux, non pas comme un
dogme inflexible et uniformément applicable, mais comme le régime
le plus conforme aux intérêts généraux de l'humanité, la politique con-
traire étant une politique de renchérissement et d'isolement. C'est un
idéal qu'il convient de ne pas perdre de vue, alors même que l'intérêt
national commande de s'en écarter momentanément. M. Poinsard lui-
même ne semble pas loin de le reconnaître, puisqu'il insiste, dans sa
conclusion, sur cette idée capitale que la protection ne vaut jamais par
elle seule, qu'elle ne suffit aucunement à maintenir, par son unique
action, la prospérité et le rang d'un grand pays et qu'elle ne saurait être
ntile qu'à titre d'abri temporaire dont il faut travailler à se passer.
1.1e billet de banque produetlf d'inl^rôt et A lot» par le
erédlt agricole, par le marquis Ghappuis de Maubon; Paris, Lethiel-
leux, 1893, 1 vol. in- 12. — « Nos jours et nos nuits,écrit l'auteur (p. 19),
sont hantés du rêve de métamorphoser le billet de banque. » Il espère
de cette transformation des milliards, sans compter celui que donnerait
à l'État le monopole de l'alcool. Et il se livre, non sans imagination, à
la recherche des emplois utiles que pourrait trouver ce trésor inespéré.
Quelques-uns sont intéressants — utilisation des eaux d'égout et des
vents, suppression des impôts sur les denrées de première nécessité.
Tout cela repose sur le crédit que la Banque devra faire aux agriculteurs
sur les billets qu'ils souscriront et qui ne tarderont pas à remplacer
notre circulation rudimentaire de billets de Banque improductifs. Mais'
on aperçoit que.tout cela ressemble à un rêve, et il est bien difficile de
discuter les rêves.
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792 BIBUOGRAPHIE.
Li'asslstaiice par le travail de Marseille | compte renda
général du 2* exercice (1892) par le D' Boy Teissier, secrétaire général,
avec les comptes rendus des six sections. Marseille, Agence de l'assis-
tance par le travail, 1893, in-4®, 131 p. — M. de Pulligny a naguère donné
dans la Réforme sociale une monographie complète de cette Œu?re dans
les premiers mois de son fonctionnement,mais le rapport de 1892 apporte
un enseignement par les laits qu'il faut lire et méditer de la première à
la dernière page. Dans la 1" section (Travail provisoire), on remarquera
que le nombre des bons travaillés est dé 60,601, double environ du nom-
bre des présences ; celte proportion qui se maintient mensuellement à
peu près depuis Torigine, prouve que pour assister efficacement il faol
^eux bons de 0 fr. 25. Grâce aux dames collaboratrices, le travail donné
à domicile aux femmes nécessiteuses s'est considérablement développé.
Dans la 2* section (Charité efficace), on se propose d'éviter les secours
donnés à des indignes; toute demande est donc Tobjet d'une enquête;
comme on le sait, les faux pauvres ne s'adressent guère aux membres
de l'oeuvre ; ainsi sur 337 enquêtes, plus de 70 % ont conduit à de bons
renseignements et 47 seulement ont décelé des imposteurs. A cette sec-
tion se rattachent aussi la liquidation des cas de misère (secours
urgents), les placements, les rapatriements, les secours en nature ou en
argent, les prêts d'honneur... La3« section (Office central d'assistance) a
publié dès cette année le répertoire des Institutions de bienfaisance, de
charité et de prévoyance à Marseille^ contenant l'historique complet de
plus de 150 œuvres marseillaises, avec les conditions d'admission et tous
les renseignements utiles. La 4« section s'occupe de la trésorerie et de
la propagande ; à signaler ici la bonne gestion, les dons spontanés,
l'excellent résultat d'une fête ingénieusement organisée, le succès de la
propagande par les faits, c'est-à-dire du Bulletin mensuel de l'œuvre,
toujours si intéressant, et qui, grâce à ses 582 abonnés payants, a équi-
libré ses frais avec un léger bénéfice. La 5* section (Enfance) s'est occu-
pée très heureusement des enfants exposés à devenir de mauvais sujets
parce qu'ils reçoivent de mauvais exemples ou sont brutalisés. Enfin la
6« section (Patronage des libérés) a considérablement développé pour les
adultes et pour les enfants tout ce qu'il y avait à faire pour le travail
provisoire,le placement, la réhabilitation, etc.. Il y aurait encore mainte
observation à relever, et le rapport d'ensemble de M. Boy Teissier insista
justement sur la diminution des sollicitations à domicile, sur l'extension
du travail des femmes à domicile, le conseil gratuit au peuple, l'inter-
vention officielle contre la mendicité infantile, en un mot sur tous les
résultats si encourageants qui constituent vraiment sur ce sujet capital
l'enseignement de l'expérience,
L.e §^rancl problème, par Delvet. Le Havre, Le Roy, 1893, in- 18,
vni-2'29 p. et table. — Étude d'actualité politique, économique et
sociale. Dans sa conclusion Tauteur réclame la création, à côté de la
banque, d'une caisse nationale des changes étrangers donnant un revena
fiscal permettant de régler au pair tous les comptes avec l'étranger, afin
que l'altération des monnaies ne nous soumette pas en fait à une con-
currence déloyale; puis le droit d'association qu^on aurait dû appeler le
droit d'éducation collective.
Le Gérant : C. Trbiche.
Paris. — Imprimerie F. Levé, rue Cassette, 17*
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HISTOffiE ÉLECTORALE DE 1893
^^^W^W^»»<«WW«MMMM»»MMWM^>«M»»l^
En insérant l'attachante étude qu'on va lire sur les élections de 1893,
La Réforme sociale n'a pas voulu sortir de la neutralité qui est sa règle
en ce qui concerne les formes politiques. Au point de vue social ce tra-
vail est un document important sur rorganisation, les mœurs et les pro-
grammes de nos principaux partis. Chacun le lira avec intérêt, et nous
espérons aussi avec tolérance, même s'il y rencontre sur son parti ou le
parti voisin telle ou telle appréciation qui ne cadrerait pas avec ses con-
victions ou ses intérêts. Tous d'ailleurs auront présentes à la mémoire
les belles pages dans lesquelles Le Play, s'élevant au-dessus des que-
relles de Tesprit de parti, conjurait les honnêtes gens de toute opinion,
monarchistes ou républicains, autoritaires ou libéraux, d'unir leurs ef-
forts en se groupant autour du Décalogue éternel, pour combattre en-
semble et sans relâche les ennemis de tout ordre social, c'est-à-dire
ceux qui repoussent le Décalogue, en enseignant le mépris de Dieu et
de la loi morale, (Note du Seci'étanat,)
On connaît la boutade prêtée à je ne sais quel ministre ou homme
politique : « Ce qui me dégoûte de l'histoire est de penser que ce
que nous faisons aujourd'hui sera de l'histoire dans quelques années
d'ici. » Ce qui « dégoûtait » cet homme d'esprit est peut-être ce qui
encourage... d'autres personnes à se jeter dans « la mêlée des
partis ». Chacun fait ce qu'il peut, et plus d'un s'imagine pouvoir
être fier d'avoir été battu pour le compte d'un groupe dont on par-
lera bien ou mal. Mais enfin, que l'histoire dégoûte ou non, il faut
qu'elle se fasse; et, à tout prendre, autant qu'elle se fasse exacte-
ment. Or, il n'est jamais trop tôt pour lui assurer cette exactitude,
et puisque les élections de 1893 feront nécessairement partie de
l'histoire, essayons d'en raconter quelque chose, quelque chose de
vu. Celui qui a vu n'a pu voir, il est vrai, qu'un point déterminé et
circonscrit. A ceux qui ont regardé d'aussi près d'autres parties du
spectacle, de compléter ces témoignages et de les comparer les uns
aux autres (1).
I
Une élection, c'est, en général, une bataille entre plusieurs partis.
En 1893, il y avait surtout trois partis combattants et organisés :
(I) On a tenu à éliminor de ces impressions tout ce qui était trop personnel :
on n*ei\ a gardé que ce qui pouvait avoir un intérêt général, au point de vue so-
cial ou politique. Enfin on s'est placé — sans effort — au point de vue de la
Réfoi^me sociale qui travaille à faire la paix dans tous les esprits voulant avant
tout, comme elle, le respect du Décalogue.
La Réf. Soc.,1" décembre 1893. 3« Sér., t. VI (t. XXVI col.) 51.
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79 i UISÏOIKE ELECTORALK DE 1893.
le parti radical, le parti opportuniste et le parti conservateur. Je
n'ignore pas que pour bon nombre de Français, ce sont là des déno-
minations usées et qu'il serait temps d'en inventer d'autres. Nous
verrons tout à l'heure quels ont été les succès de ce nouveau parti.
En attendant, revenons à ceux qui étaient, qui, à tout prendre, sont
encore le plus en état d'attirer l'attention publique.
Qu'est-ce, en 1893, qu'un citoyen qui se dit radical? Le mol
semble exiger une définition très simple et très nette. Et le fail est
que, si l'on vous donne à penser ou à deviner le programme d'un
candidat radical, vous n'aurez pas longtemps à chercher. Vous
trouverez tout de suite : suppression du Sénat, suppression du
budget des cultes, suppression de l'inamovibilité de la magistra-
ture, suppression de la présidence de la République, suppression
de l'héritage à partir d'un degré beaucoup plus rapproché, suppres-
sion des gros fonctionnaires, suppression, des compagnies de
chemins de fer, suppression de l'impôt des prestations et de beau-
coup d'autres Mais ces destructions opérées, il faut rebâtir, et
carrément. Donc, pas d'hésitation : « prendre l'argent là où il est»
par l'impôt sur le revenu, par l'impôt progressif, par le droit d'ac-
croissement... ; se retourner alors vers ceux qui n'ont rien et leur
promettre ou leur assurer : l'instruction gratuite à tous les degrés,
l'éducation des enfants gratuite, la médecine gratuite, l'assurance
gratuite, la retraite gratuite, le tout sans compter la grève gratuite
(car l'État ne peut rester en arrière des conseils municipaux qui
ont tant fait pour [cette dernière idée). Je ne dis pas que tout pro-
gramme radical contienne ^lout cela; mais, enfin, voilà l'étalage
radical : chacun en prend ce qu'il lui faut pour les [besoins de son
arrondissement.
Dans les arrondissements urbains et populeux, ce pi'ogrammese
confond presque toujours avec le programme socialiste, .\ussi la
dénomination « radical-socialiste » était-elle en honneur dansées
parages : c'étaient deux fleurs sur une même tige. Ailleurs, et
notamment dans l'arrondissement que j'ai... étudié^ le socialisme
est, en somme, peu connu. Le candidat radical, très radical (et qui
ailleurs se fût donné volontiers comme socialiste), s'est présenté ici
comme radical tout court, et il a réuni sur son norii le tiers des
électeurs inscrits. Dans de pareilles conditions, le radicalisme appa-
raît, pour ainsi dire, à l'état de pureté. On peut mieux l'étudier
tel qu'il est en lui-même, et en démêler les ingrédients.
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'•^ww7«^T!«i?;;iB^-?T*7VÇ«ypfîç^^
UISTOIHE ÉLECTORALE DE 1893. 795
Qu'est-ce qu'on y trouve?
D'abord, chez un grand nombre de braves gens, l'idée de Répu-
blique affirmée plus fortement. Comme me disait un maire : « on est
à droite ou on est à gauche. » Si on croit qu'il est bon d'être à
gauche, on ne saurait y être trop. L'épithèle de radical accolée à * ^
celle de républicain a donc, aux yeux de beaucoup, la valeur d'un j
superlatif. Être radical, c'est être très républicain, foncièrement
républicain; républicain non seulement de fait, mais de cœur et
d'àme; plus républicain, dans tous les cas, que ceux qui répudient
le titre de radical et semblent n'avoir de l'esprit républicain que ce _i
II
qui est indispensable pour ne pas être un factieux. A ce compte, ^
le radical peut se distinguer du socialiste, comme le socialiste peut ' J
se séparer de lui. La preuve est qu'on a vu, cette fois encore, des 'j
candidats s'intituler tout uniment socialistes-;- ou socialistes révo- ,3
lutionnaires : ceux-ci sont des hommes qui tiennent avant tout à J
leurs idées sociales et qui, sur le terrain politique, ne se pas- <1
sionnent pas autrement pour le reste du programme radical, peut- *>i
être même pour le programme républicain. Plus d'une popu- J
lation a passé, il est vrai, par ces étapes successives, et on a dit f
l
i
"1
(plus d'une fois que cette évolution était à peu près inévitable. Je
me rappelle qu'un de mes amis lisant, il y a une quinzaine d'années,
1 une dépêche de Marseille, y voyait d'abord avec satisfaction les
i mots suivants : « Marseille. Elections municipales. La liste radicale
a échoué. » Et il applaudissait à tant de sagesse, quand, tournant
la page, il lut : « C'est la liste ultra-radicale qui a passé tout en-
tière, » Depuis lors, ultra-radical n'a plus sufli; les épithèles de
renforcement ont chevauché les unes sur les autres ; et, pour réussir
dans les Bouches-du-Rhône il a fallu être appuyé par u le Comité
radical-central- fédéral-révolutionnaire-socialiste )>, Mais enfin, tout
cet échafaudage a disparu, et aujourd'hui le titre de socialiste sufïit
à lui seul pour faire un maire de Marseille.
Chez les populations qui n'en sont pas là, républicain radical veut
donc dire très républicain. Mais qu'est-ce pour elles qu'être répu-
I blicain? Ce n'est pas seulement accepter la forme actuelle du gou-
vernement : c'est accepter, c'est servir l'esprit qui, dit-on, a présidé
à sa formation et soutenu ses premières batailles. Je n'ai pas
besoin d'expliquer, par exemple, combien il y a de préjugés à
vaincre pour faire comprendre qu'un homme peut être républicain
sans être libre penseur. On commence, il est vrai, à croire que tel
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r^-
^^ "«PI
796 HISTOIRE ÉLECTORALE DE 1893.
OU tel homme puisse aller à la messe et accepter avec sincérité la
République. Mais pour être radical, c'est-à-dire républicain décidé,
il faut être laïque, ne pas entrer à l'église pendant les enterrements:
et, si Ton use du curé pour un mariage ou un baptême(i), s'en ex-
cuser sur la volonté de sa femme ou de sa belle-mère.
Voici maintenant, prise sur le fait, une autre tendance habi-
tuelle au radical. — « Monsieur, me fut-il dit dans une réunion
publique, vous nous avez fait connaître votre programme écono-
mique ; mais où est votre programme politique ? )) — « Je croyais
vous ravoir fait connaître, puisque je vous ai dit que j'étais un
républicain d'ancienne date, que j'acceptais la Constitution, que je
ne demandais ni la revision des monarchistes, ni la revision des
boulangistes, ni la revision des radicaux, que je voulais le main-
tien du Sénat, que le Président de la République me paraissait
avoir des pouvoirs très suffisants, mais nullement excessifs... Je
vous ai expliqué que la République' et sa Constitution actuelle
étant désormais hors de cause, le moment était venu de discuter,
non sur les fondements ni sur la couverture de la maison, mais sur
les moyens de la rendre intérieurement commode et habitable
pour tous... » Cette réponse ne satisHt point les interrupteurs.—
« Quand on se dit républicain, il faut faire ou proposer quelque
chose de républicain : à reconnaître ce que d'autres ont fait, vous
n'avez aucun mérite. Montrez ce que vous voulez faire en poli-
lique, vous-même, demain, quand vous y serez, alors nous verrons
ce qu'est votre politique. » « Montrez ce que vous voulez faire en
politique », cela voulait dire : « affirmez au moins que vous
voulez supprimer le Sénat et séparer l'Église de l'État : c'est là
un minimum, et, puisque ce n'est pas encore fait, vous aurez le
mérite de l'essayer. » Mais supposons que le Sénat n'existe plus
et que le budget des cultes soit supprimé ; un candidat comme
celui qu'on interrogeait ainsi se trouverait toujours dans la même
situation. Toujours on lui objecterait : « Ce qui est fait est fait,
et ce n'est pas vous qui l'avez fait ; vous, à votre tour, que deman-
derez-vous? Nous avons besoin de le savoir pour prendre la me-
sure de vos sentiments républicains. »
Quelques jours plus tard, ce genre de prétention s'accentuait
(l) Le 22 septembre dernier, un journal du département enregistrait un dis-
cours où se lisaient les lignes suivantes : « Étant républicain, X... avait réclamé
pour lui de son vivant les honneurs de Tenterrement civil. »
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r " •'^ • '*^"^H?^'
HISTOIRE ÉLECTORALE DE 1893. ^797
encore davantage et se précisait. C'était dans une commune tenue
longtemps pour une des plus conservatrices et où le maire et
l'adjoint sont encore qualifiés de réactionnaires. Le public de la
réunion s'en ressentait, mais il y avait là trois personnages qui
avaient entrepris d'y importer les idées radicales. Tous les trois
étaient encore assez jeunes. C'étaient un buraliste, rinstiluteur et
un breveté en agronomie, sur le point d'être appelé à un poste
officiel très honorable et qui, en attendant, professait là pour ses
concitoyens d'origine le mépris le plus absolu. Les trois apôtres
s'étaient partagé leurs rôles ; le buraliste posait des questions
d'ordre économique, Tinstituteur défendait la libre pensée et de-
mandait la suppression du budget des cultes; Fagronome s'était
réservé les questions constitutionnelles, et c'était assurément lui
qui donnait avec le plus d'entrain, de passion et de faconde, et Tu
n'es pas électeur ici, » lui avait pourtant dit un camarade. —
« Non, avait-il répondu ; mais j'ai tenu à venir pour vous empê-
cher d'être roulés par tous ces gens-là. »
L'un de ces gens-là parlait donc de la nécessité de développer
la vie locale et la vie rurale, de venir au secours des petites com-
munes, de leur abandonner une partie au moins de Timpôt foncier
sur les propriétés non bâties, de manière qu'elles en fissent
plus librement un usage plus conforme à leurs besoins particu-
liers... A chaque instant, le futur agronome ii^terrompait pour dire
que les communes étaient incapables de gérer leurs intérêts et
même de les comprendre, que c'était de Paris qu'il fallait leur
dicter ce qu'elles avaient à faire ; car, ajoutait-il, « ils ne savent
même pas faire pousser du blé I » Je notais là en passant la persis-
tance de cet esprit centralisateur et oppressif qui est bien celui
des jacobins et des radicaux. L'interrupteur était évidemment
imprégné de la tradition des hommes qui traitaient les Girondins
de fédéralistes et leur réglaient leur compte en conséquence.
Pour ceux d'aujourd'hui comme pour ceux d'hier, décentralisateur
et réactionnaire, c'est tout un. Point de communes dissidentes!
Point de ces sociétés où les gros propriétaires et les gros fermiers
ont la majorité et où on a la prétention de se passer de l'avis du
gouvernement ! Un bon journal radical qui, au chef-lieu, mène les
préfets et fasse nommer les députés ; puis à Paris un bon cabi-
net radical qui, par l'intermédiaire de ces mêmes préfets,
surveillés par ces mêmes journaux, règle tout, ordonne tout,
^»^
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798 HISTOIRE ÉLECTORALE DK 1893.
distribue tout, punisse ou récompense partout, voilà Vidéal!
Mais il y avait dans les objections du jeune radical quelque
chose de plus piquant. — « Vous nous dites, monsieur, que vous
acceptez ceci, que vous acceptez cela. Mais vous, qu'est-ce que
vous y ajoutez? » — « Mon Dieu, monsieur, puisque la République
est faite, vous ne pouvez pourtant pas exiger que je la fasse.
Je vous dis que je l'ai défendue déjà dans la mesure où je pouvais
avoir à la défendre. Je vous affirme que je la défendrais au besoin
dans tout le cours de mon mandat. Que voulez-vous de plus? Dans
les questions sociales et économiques, on peut, on doit tous les
jours faire un progrès nouveau : c'est pourquoi j'ai insisté sur cette
partie de mon programme. Mais, si on peut toujours reviser le
code civil ou le code de procédure ou le code rural ou le code
administratif, je vois moins, permettez-moi de vous le dire, qu'on
puisse indéfiniment reviser la constitution. » Contre toutes ces
raisons revenaient toujours les mêmes apostrophes. « Vous ne
faites qu'accepter, mettons même maintenir ce qui s'est fait de
républicain. Du moment où vous n'y ajoutez rien de plus pour
votre propre compte, c'est que vous avez tout simplement (et ici
la voix devenait frémissante) subi la République !... Vous dites que
vous voulez la République pour tout le monde. Cela prouve que
vous n'êtes pas du tout au courant du mouvement actuel des idées
politiques ; car vous prétendez que vous n'êtes point un simple
rallié, et ce que vous nous donnez là, c'est la formule des ralliés. »
— « Alors, vous, monsieur, qui vous croyez plus républicain que
moi, vous ne voulez pas de la République pour tout le monde? »
— « Non, monsieur ! » Sur ce : non, monsieur I prononcé avec une
emphase au moins imprudente, les ruraux qui étaient là se mirent
à battre des mains ironiquement et à rire à gorges déployées.
• Leur contempteur balbutia quelques réserves ; mais les applaudis-
sements et les rires ne lui laissèrent pas le temps de s'expliquer,
et le maire, qui n'était pas non plus plus bête qu'un autre, en pro-
fita pour lever la séance.
Voilà donc qui est bien clair : un programme politique, c'est,
pour les radicaux, un menu à leur servir. Or, que venez-vous par-
ler de ce qu'on a mis sous la dent de leurs prédécesseurs? « Morceau
avalé n'a plus de goût », comme dit un proverbe bourguignon. El
si vous invitez les gens à se mettre à table, vous devez les régaler
d'un plat fait pour eux.
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ir*"
HISTOIRE ÉLECTORALt: UK 1H93. 799
Cet ordre impératif d'avoir à prouver son républicanisme en
étant toujours plus républicain que ses prédécesseurs, est-ce là ce qui
explique que tant de Français soient allés du républicanisme pur
et simple au radicalisme, du radicalisme au socialisme? Dans des
milieux comme ceux dont je parle, ce qui relient les radicaux sur
la pente, c'est la peur de faire reculer le propriétaire rural. Voilà
comment on ne se proclame pas, ici du moins, socialiste. Mais tout
ce qu'on peut prendre au socialisme pour llatter les passions etser-
vir les intérêts de la majorité des habitants des campagnes, on le
prend. On ne peut guère essayer ostensiblement de faire de ceux
qui ne possèdent pas les ennemis de ceux qui possèdent. Ceux-ci
sont trop nombreux, et on ne peut pas se passer d'eux; on pense
d'ailleurs que les premiers entendent à demi-mot les formules va-
gues dans lesquelles on leur promet des réformes démocratiques.
Pour achever d'agir sur eux on ne compte ni sur les proclamations
afiichées, ni sur les paroles prononcées en réunions publiques. On
compte sur l'action personnelle des intermédiaires et des meneurs
qui les dégageront en secret de tout lien envers les hommes d'or-
dre et de conservation sociale. Mais quant aux autres, que leur
dit-on ?
Il n'est pus difficile de se rendre compte que, parmi ceux qui pos-
sèdent, ceux qui possèdent peu sont plus nombreux que ceux qui
possèdent beaucoup. Voilà tout le secret de la tactique (h- bien des
radicaux et de leur socialisme honteux, quand ils opèrent dans une
circonscription rurale : ils cherchent à exciter ceux qui ont moins
contre ceux qui ont plus. Tout ce qui sert par exemple à garder la
grande propriété (aussi bien celle de l'État que celle des particu-
liers), à la conserver et à en faire respecter les droits, devient
odieux. Dans certains milieux, il est diilicile de faire comprendre
que si cinq arpents de terre, légitimement acquis, sont sacrés, cin-
quanteou centle sont également. Au moment mêmeoù j'écris.je vois
qu'un paysan a roué de coups une petite fille qui croquait une de
ses poires. Je suis bien sûr que si on avait parlé à ce même homme
des droits à conserver ou à enlever aux gardes particuliers des gros
domaines, il se serait écrié que l'institution de ces gardes est un
reste de féodalité. Tous les débitants de vin réclament raholilion
de l'exercice et je suis bien loin de trouver qu'ils aient tort. Mais
pourquoi a-t-on tant de peine à leur expliquer que l'impAl sur le
revenu, tel que le demandent les radicaux, exigerait rapplicalion
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800 HISTOIRE ÉLECTORALE DE 1893.
d'un exercice universel, plus vexatoire, plus inquisilorial el plus
nuisible que l'exercice proprement dit?
Il y a bien sur ce sujet une considération qui les louche assex
vivement, c'est que pour connaître exactement le véritable revenu
d'un homme, il faudrait peser chaque année son actif et son passif, j
et se rendre compte de ses dettes. Le paysan n'aime pas qu'on se
mêle de ses affaires, et l'un de mes auditeurs me disait un jour
avec beaucoup de bon sens, à l'issue d'une réunion : « Allez, Mon-
sieur, ceux qui vous demandent cela sont ceux qui, au bout de six
mois, s'en plaindraient le plus fort, et ils feraient une révolution
plutvt que de s'y soumettre. » Oui ; cependant, il reste que leséiec-
ieurs sûrs de n'avoir aucun revenu supérieur à celui que tous les
projets laissent indemne s'embarrassent fort peu de ces vexations:
ce ne sont pas eux qui les subiraient.
Plus d'une fois j'ai cherché à bien faire comprendre quel était ici
Fespril de la Révolution française : taxer l'instrument visible de
gain et d'enrichissement, et laisser ensuite l'individu produire,
selon son activité et son industrie, sans venir à chaque instant lui de-
mander compte de ses bénéfices, pour s'empresser de lui en enlever
uneparlie.«Voici,leur disais-je, deux médecins qui paientégalement
patente. Est-ce qu'on a le droit de demander compte à chacun
d'eux du nombre de ses visites, du prix qu'il les fait payer, de la
régularité avec laquelle ses clients règlent leurs notes ? Voici deux
hommes qui possèdent chacun une vigne ou un pré de même éten-
due et de même qualité : on les soumetà un même impôt, ce qui
est très juste. Serait-il aussi juste de venir leur demander compte
du surplus de revenu qu'ils ont obtenu par leur travail personnel,
par leur vigilance intelligente elpar leur esprit d'économie? Alors
ce serait le plus travailleur qui paierait pour le plus paresseux. A
tout prendre, il serait plus équitable et plus utile au pays de trou-
ver le moyen de dégrever tout ce qui est obtenu au delà d'un ren-
dement moyen. Par là on stimulerait la production, ce qui est de
Tintérêl général et ce qui, finalement, sans nuire à la liberté de per-
sonne, accroîtrait tout autant les ressources du trésor public, car il
n'est pas d'argent qui ne se dépense, il n'est pas de dépense qui, en
somme, ne rapporte indirectement à fÉtat. C'est ce qui s'est fait à
l'étranger, puis en France même pour l'assiette de l'impôt spécial
sur la fabrication du sucre, on ne s'en est pas mal trouvé : car du
moment où ils ont su qu'au delà d'un certain rendement la pro-
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r
HISTOIRE ÉLECTORALE DE 1893. 801
duclion serait indemne, les fabricants ont trouvé tout de suite les
moyens de dépasser leurs chiffres antérieurs.
Il en était de ce discours comme de beaucoup d'autres : il per- .^^i
suadait ceux qui étaient persuadés d'avance; quant à ceux qui fj
étaient dans des dispositions différentes, ils trouvaient sans doute i . ' *^
que c'était se donner bien de la peine pour exempter de plus riches
qu'eux. Us auraient préféré de beaucoup qu'on s'ingéniât pour les
charger davantage. Comment? c'est là raffaire de ceux qui gouver-
nent. L'électeur tient rarement à ce qu'on analyse devant lui les '\
mesures à adopter ou à rejeter, pas plus qu'il ne lient à ce que le
médecin lui explique sa maladie et son remède : il tient à ce qu'on
lui promette et lui annonce une solution conforme à ses désirs ; or, i »
en matière d'impôts, le désir du contribuable radical est de charger
indéfiniment tous ceux qui sont plus riches que lui.
Cette préoccupation est tellement forte chez un grand nombre,
que le dégrèvement même de l'impôt foncier est devenu suspect. Et
pourquoi? Parce que le gros propriétaire et le gros fermier en pro-
fiteraient, dit-on, plus que le petit cultivateur. C'est le journal
radical du chef-lieu qui a propagé cette belle idée. Il l'a fait cer-
tainement pour discréditer les demandes de réduclion ou de sup-
pression si souvent présentées par des députés conservateurs : il a
trouvé vite un écho, et, à mes yeux, làsera dorénavant un des prin-
cipaux obstacles à la réforme. Car, ou il faudra ne dégrever que les
petites cotes, ce qui sera injuste et contraire au principe d'égalité,
ou il faudra dégrever toute propriété foncière, et Ton verra s'aviver
alors des jalousies que les amateui*s de désordre ont grand intérêt
à entretenir.
11 y a bien un moyen et un moyen précieux de sortir du dilemme :
c'est l'attribution du principal de l'impôt foncier aux communes (1).
Tout le monde continuerait à payer et à payer la même somme ;
mais le produit se dépensant désormais dans les communes, le
petit propriétaire résidant et travaillant lui-même en profiterait
plus que les forains. Les sommes versées par les gros domaines ne
(1) Réforme souvent proposée par M. Léon Say. Il est évident que jusqu'au
jour —peu prochain, hélas, — où l'on pourrait faire cadeau aux communes du
quart, de la moitié, puis de la totalité de ce principal, il faudrait leur attribuer
certaines dépenses proportionnées. Mais les communes gagneraient encore maté-
riellement et moralement à ce travail de déccntralisalion. Ce n'est pas ici le
moment de le démontrer. V. dans le même sens, F. Le Play, la Réfot^me socia'ê,
66, XXI.
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802 HISTOIRE ÉLECTORALE DE 1892.
se perdraient plus, comme aujourd'hui, dans les dépenses générales
de TÉlat : les communes rurales pourraient réaliser bon nombre
d'améliorations qui rendraient la vie de village plus confortable,
plus intelligente et retiendraient peut-être à la campagne un plus
grand nombre d'habitants... Mais j'ai montré tout à l'heure com-
ment les radicaux ne sont pas très favorables à cette solution que
d'instinct ils trouvent trop décentralisatrice.
' Ce qui facilite toute cette propagande radicale, c'est la très
grande ignorance d'une foule de gens, honnêtes etbien intentionnés,
qui ne peuvent pas discerner la valeur des mots... J'en ai rencontré
plus d'un <iui croyaient positivement que la propriété immobilière
et ses produits immédiats étaient seuls à payer l'impôt. Celte
croyance s'est fait jour par plus d'une question naïve. « Mais si vous
ne laissez plus à l'État, m'a-t-on dit dans une commune, le prin-
cipal de l'imp^^t foncier, avec quoi donc l'État paierait-il ses
dépenses? )>ll me fallut apprendre à l'interrupteur que l'impôt fon-
cier sur les propriétés non bâties donne à peu près 120 millions sur
un budget de 3 à t milliards. J'ai dû fournir semblables explications
à un homme censé instruit (dois-je dire que c'était l'instituteur de
la commune?) qui me demandait sérieusement comment il pouvait
se faire qu'un homme ayant cent mille livres de rente et point de
terre ne payât aucun impôt.
Un autre électeur, qui avait la prétention de représenter contre
moi tout le parti radical de sa commune, ne comprenait absolu-
ment rien à la différence de l'impôt progressif et de l'impôt pro-
portionnel. Il croyait que demander l'impôt progressif était sim-
plement demander aux riches de payer plus que les pauvres.
Je n'étonnerai personne en ajoutant que pareille ignorance éclate
bien souvent dans les questions plus politiques, telles que l'inévi-
table séparation de l'Église et de l'État. — « Qu'est-ce que vous
pensez delà séparation de l'Église et de l'État?» C'était à peu
près la dixième fois que la question m'était posée. Je réponds
d'abord : ^c Vous entendez parla, n'est-il pas vrai, la suppression
du budget des cultes? — Non monsieur, au contraire! [sic]. Mais je
voudrais que le casuel fût supprimé. » Un électeur fort judicieux
abrégea la polémique, en disant à son voisin : « Mais si un autre
que toi veut se faire enterrer ou marier à la première classe, lu
paieras donc pour lui ? Mieux vaut que chacun paie suivant ce qu'il
aura voulu de cérémonies. »
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HISTOIRE ÉLECTORALE DE 1893. 803
En résumé, comment le radicalisme a- t-il pénétré dans les cam-
pagnes? Comment y a-t-il fait une propagande souvent elïicace?
D'abord il a bénéficié de rattachement, ancien ou nouveau, de ces
populations au régime établi de la République ; car il leur persua-
dait qu'elles étaient plus sûres de garder la République avec des
radicaux qu'avec des modérés. Puis il se vante de mieux répondre
à ces théories de justice absolue, de logique sans inconsi'quences,
de marche en avant sans temps d'arrêt, dont l'esprit français se
targue d'autant plus volontiers qu'il se cache à lui-même les diffi-
cultés et veut ignorer les objections. Enfin, de même qu'il promet
aux esprits plus de liberté en les débarrassant du joug religieux, il
promet des satisfactions aux jalousies et aux convoitises en esquis-
sant un socialisme bâtard où subsiste la propriété individuelle,
mais où ceux qui ont plus sont dépouillés autant que possible au
profit de ceux qui ont moins. A la longue, tous ces éléments se sont
agglomérés, et ils forment un ensemble compact, comme un bloc
très résistant et très difficile à entamer.
C'est en effet une caractéristique du parti radical que de subor-
donner tout au programme et de refuser systématiquement son
attention à ce qui se dit, soit de bon, soit de mauvais, sur la per-
sonne d'un candidat (1). J'écarte, bien entendu, les cas où les
influences locales entrent en jeu. Lorsqu'il s'agit d'un candidat né
dans le canton, habitant la commune, attaché à une région dont les
intérêts matériels sont en opposition avec ceux de la région voi-
sine, alors on peut s'attendre à ce qu'une portion des électeurs g'ai
calculé un tiers en moyenne) puisse voter contrairement à ses
convictions politiques. Ils y reviendront au scrutin de ballottage si
leur concitoyen a été éliminé au premier tour.
On voit encore un député radical s'user et perdre sa majorité,
s'il a compromis des intérêts spéciaux. J'en connais un qui a été à
la fois maire, conseiller général et- député, et qui en ce moment
n'est plus rien. C'est comme maire et comme conseiller général
qu'il a perdu sa majorité (2). C'est à ce double titre qu'il a compro-
mis non seulement sa cause personnelle, mais la victoire de son
parti. Après avoir eu dans le canton de 1,600 à 1,800 voix (pour la
députation) il y est tombé (pour le conseil général) à l,ir»2. Un an
(1) A moins qu'il ne soit jugé nécessaire de Tilipender le représentant d'un
programme opposé. Mais c'est là une habitude dans tous les partis.
^ (2) Il est vrai qu'elle était petite.
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>:*^^.»7«>^W-*' ^•^T^;^-'^'=^r^
804 HISTOIRE ÉLECTORALE DE 1893.
plus tard, celui qui tient le drapeau radical en son lieu et place y
recueille le 20 août 1,159 voix. La situation était donc restée exac-
tement ce que les sottises du maire et du conseiller général ravalent
faite.
En beaucoup de petites communes, ce qui déplace ainsi par
avance des voix politiques, ce sont les élections municipales. Ici.
les radicaux, disposant de la municipalité, ont fait une énorme
bévue dans le choix du nouveau cimetière ou dans la reconstruc-
tion de la maison d'école : aussitôt le parti se désagrège, légère-
ment, cela est vrai, mais de manière à perdre la majorité. Cette
majorité, il ne la retrouvera pas de sitôt, même aux élections poli-
tiques. En sens inverse, un maire conservateur a fait monterrécole
du u bas )) dans le « haut » du village, ou bien il a pris sur lui de
changer la date de la fête dans un des hameaux de la commune;
aussitôt, une di/aine de mécontents se font radicaux, et radicaux
ils resteront, tant que le maire conservateur sera là ou qu'on n'aura
pas — sur des bases municipales — fait la paix avec lui (1).
Mais si l'on écarte ces accidents — ils n'ont de portée que dans
les arrondissements où les forces se balancent à peu près — il est
certain que dans rensemble le parti radical reste le plus solide de
tous et, ainsi que je Tai dit, le moins sensible aux questions de
personnes. 11 semble même souvent prendre plaisir à se fçrouper,
soit sur un inconnu, soit sur un homme perdu de réputation, pour
bien établir qu*à ses yeux la fidélité au parti prime tout.
On annonce un candidat radical dont le nom seul excite tout
d'abord un grand étonnement. « C'est une gageure. — 11 ne réussira
pas. — C'est pour occuper provisoirement la place qu'il se pré-
sente, mais il est impossible que les radicaux se comptent sur lui.
— Il ferait tout aussi bien de présenter son chien, comme il s'est
vanté de pouvoir le faire. — Il sera reçu ici à coups de trique »
Tels sont les propos qui raccueillent, et on est à quinze jours à peu
près des élections. Il publie son programme, pour lequel il ne s'est
pas mis en frais d'invention. Il a toujours défendu le radicalisme
contre les efforts des réactionnaires et des cléricaux. Il demande
la suppression du Sénat, la suppression du budget des cultes, l'im-
pôt sur le revenu, et le reste, auquel il ajoute simplement a la pro-
(1) Dans une autre commune, on me signale une famille qui de conservatrice
s'est faite raiicale ou du moins vote avec les radicaux {c'est tout tin) pour aTOir
perda un procès contre des parents demeurés conservateurs.
i
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HISTOIRE ÉLECTORALE DE 1893. 805
tection de Tagricullure ». Cependant les gens qui le combattent
rappellent les condamnations qu'il a encourues, dans des affaires
civiles, dans des affaires commerciales, dans des affaires correc-
tionnelles de droit commun. Ces condamnations on les ailiche, avec
les considérants et les dates. A cela qu'opposent les radicaux? Un
seul mot : « il est du parti; c'est lui qui représente le programme.
Nous en eussions peut-être préféré un autre ; mais du moment où
c'est lui qui est le candidat^ c'est pour lui que nous sommes obligés
de voter.')) De protestations contre les accusations, il n'y en a
aucune; aucun comité ne prend la peine de les réfuter. Ses parti-
sans ne s'émeuvent nulle part. En plus d'une commune ils écoutent
celui des concurrents qui prend la peine de s'expliquer : ils goûtent
sa parole, ils lui demandent de nouvelles réunions où, pour lui
montrer leur politesse, ils lui nomment des présidents et des asses-
seurs de son bord. Ils vantent sa sincérité, son honnêteté, sa con-
naissance des besoins du pays ; ils acceptent même bon nombre de
ses opinions, dès qu'ils ont prétexte à alléguer qu'elles sont en
dehors de la politique. S'ils rencontrent ce candidat, ils lui serrent
la main, ce qui fait scandale. Ils le préfèrent hautement au candidat
opportuniste qui n'a pas de programme. C'est môme pour lui qu'ils
voteront au second tour (ils l'annoncent tout à fait spontanément),
s'il reste seul en présence de l'opportuniste. Mais dans le cas con-
traire point d'hésitation. Aussi, les effets des circonstances locales
se balançant, le nouveau radical recueillira-t-il le même nombre de
voix qu'eût eues l'ancien, qu'eût eues tout autre radical, de quelque
origine, de quelque valeur, de quelque réputation qu'il eût été (1).
Vous me direz : «Ces gens n'ont donc souffert de rien...? Panama
leur a été inconnu...? » Ne le croyez pas: mais leurs convictions
résistent; et d'ailleurs c'est surtout aux opportunistes qu'ils attri-
buent ces catastrophes. Tout près de moi, je vois un des princi-
paux représentants de l'idée radicale, conseiller municipal de sa
commune : il fut fort alarmé lors de la campagne sur les caisses
d'épargne, et il fit tout exprès le voyage au chef-lieu pour retirer
({) Je trouve même un grand nombre de communes où les voix radicales,
données ;V des candidats radicaux ditfùrents, se sont rapprochées, à quatre ans
de distance, comme on va le voir : i4 en 1889, 46 en 1893; — i en 1889, 3 en
4893; — 42 en 1889, 39 en 1893 ; — 60 en 1889, 58 eu 1893 ; — 56 en 1889, 56 en
1893; — 76 en 1889, 77 on Î893, etc., etc. Et là où le chiffre a diminue de
quelques unités, on trouve presque toujours que la population totale de la com-
mune a diminué, elle aussi.
'A
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■r.^^
80fi HISTOIRE ÉLECTORALE DE 1893.
ses fonds qu'il plaça, esl-il besoin de le dire? d'une iaconbeau-
coup moins sûre. Mais là s'arrêta son esprit d'opposition. Sa con-
clusion fut-elle, comme celle de bien d'autres, qu'il faut loujours
aller de plus en plus à gauche? Je n'en suis pas persuadé; car ce
n'est pas un énergumène (1), c'est un artisan de bonne compagnie,
laborieux, rangé, à son aise, mais qui se dit que, quand on a un
drapeau, il faut s'y tenir. J'en vois beaucoup de pareils, jeunes ou
vieux,
J'aurais cru que certaines déconfitures locales dussent exercer
plus d'action. Mais si elles en ont une, c'est toujours dans le sens
radical. On m'avait signalé une grosse commune, fort éprouvée par
la fuite, aussi peu honorable que possible, de son notaire, mairo
radical, conseiller d'arrondissement radical, mais notaire en
déficit. Plus d'un électeur du pays même me disait ; « Nous aurons
là sans doute un changement. » Kn effet, nous en avons eu un :1e
nombre des voix radicales y a monté de i8 à 02. Que des catas-
trophes semblables ou analogues se produisent ailleurs — comme
des personnes peu rassurantes prétendent qu'il faut s'y attendre (i;,
il y a gros à parier qu'elles auront encore pour effet de pousser aux
idées radicales.
Il
Il s'en faut que le parti conservateur ait autant de solidité: les
résultats Tont bien fait voir, mais il serait bon d'en rechercher les
causes.
On se demande d'abord : mais l'esprit conservateur n'esl-il pas
formé d'éléments qui s'opposent un à un à ceux qui constituent le
radicalisme ? Il doit donc avoir autant d'homogénéité. Examinons.
Il est en effet bien évident que ceux qui se sentent ou se croient
menacés par les projets des radicaux veulent défendre — ou
veulent qu'on défende pour eux — l'intégrité de leurs droits et
celle de leurs biens. Tout re que les radicaux tendant plus ou
(1) Il fait enierrer son fils civilement; mais il paye régulièrement son banc a
TEglise... où il ne va pas (sa femme mm plus).
(2) Elles ont peut-ôtre des motifs pour ne pas Têtre. Dans un départe meni
limitrophe, un nn'me arrondissement a vu, dans un court espace de temp^,
onze déconfitures. Dans un autre, trois notaires se trouvant arrêtés et incarcéré.*
en même temps, un plaisant de la ville avait êtê détacher des panonceaux et les
avait Usés sur les nmrs de la prison.
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HISTOIRE ÉLECTORALE DE 1893. 807
moins au socialisme considèrent comme des obstacles à la réuli-
sation de leurs désirs, les conservateurs souhaitent de le sauver.
La religion apparaît ici au premier rang, même pour ceux qui ne la
pratiquent pas. Puis viennent les institutions éprouvées par le
temps, recommandées par leurs services et par l'éclat des noms
dont le souvenir est lié à leur passé : la magistrature inamo-
viblô, le Sénat, la Banque de France, la police, la discipline de
Tarmée. Le vrai conservateur ne se refuse point aux progrès, mais
il se défie des innovations jnal étudiées, de celles qui excitent des
espérances difïïciles à satisfaire sans que les intéressés y consa-
crent eux-mêmes des soins et des efiTorts... dont on se garde bien
de leur parler. Le conservateur intelligent ne se trouble pas plus
que de raison du titre de réactionnaire qu'on lui décoche comme
une injure. 11 sait — ou doit savoir — que dans aucun organisme
il n'y a de saute sans réaction. Un médecin radical de mon arron-
dissement auquel je soumettais cette simple comparaison avouait
en riant, et de très bonne grâce, qu'elle était parfaitement exacte.
Quels sont d'ailleurs les partis bien constitués et bien vivants qui
ne réagissent pas... contre ce qui tend à les détourner de leurs
tendances et à contrarier leurs besoins ? Le conservateur, lui aussi,
réagit donc, non pas aveuglément contre tout ce qui se fait ou se
tente de nouveau, mais contre les essais qui conspirent à ruiner ce
qui devra être éternellement conservé, une vieille morale qui
défend de prendre le bien d'autrui, une vieille diplomatie qui
demande qu'on soit plus éclairé et moins découvert que ses
rivaux, une vieille tactique militaire qui veut qu'on arrive sur le
champ de bataille mieux préparé que son ennemi, une vieille
pédagogie qui consiste à faire travailler les enfants tout en se fai-
sant aimer et respecter d'eux, une vieille science financière qui
commande de payer ses dettes et interdit de braver les déficits...
Mais tout cela forme-t-il un ensemble vivant et agissant? Eu
théorie, oui; en fait, non, aujourd'hui du moins, et la réalité le
prouve. D'où vient cela? De ce que l'unité, cette condition pre-
mière de toute force, ne se fait pas ici assez sentir de la majorité
des électeurs.
Chez les radicaux, tout est simple et un [par conséquent; car on
leur dit: « Notre programme n'est autre chose que la défense el la
consolidation de la République. » Là où le radicalisme touche au
socialisme, on leur dit, suivant la] formule de M. Floquet, que le
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Goosle
808 HISTOIRE ÉLECTORALE DE 4893.
socialisme est le développement nécessaire ou rachèvement déû-
nitif de la République. Alors se coalisent d'eux-mêmes dans leurs
âmes toules sortes de sentiments obscurs, mais puissants: le
culte de la Révolution, en bloc, naturellement; la peur irréfléchie
d'un retour de Tancien régime ; l'amour, au moins apparent, de la
stabilité gouvernementale, et toutes sortes d'aspirations géné-
reuses vers une justice plus complète et plus parfaite. Quant aux
ardeurs sectaires, intolérantes et oppre?ssives,qui, trop avouées,
écarteraient plus d'une âme sincère, ailes subsistent, certes, et
elles ne sont pas pour peu de chose dans l'entraînement conta-
gieux de la plupart des meneurs; mais elles se dissimulent habile-
ment sous les mots de justice, d'égalité, de progrès, de respect de
la loi, que Ton est fier de pouvoir résumer tous en un seul mot,
celui de République.
Chez les conservateurs, où est le principe d'unité? J'ai vu qu'on
le cherchait et qu'on avait de la peine à le trouver. En 1871, les
foules en avaient un, c'était la paix au dedans et au dehors. Avec
ceux qui semblaient personnifier la République, on ne se croyait
sûr de rien : on craignait la reprise de la guerre à outrance et la
continuation de la Commune. Voilà pourquoi le pays élut sans
hésiter une majorité conservatrice.
Il est encore des arrondissements où le mot de monarchie parait
à même de rallier, et de rallier seul, toutes les idées conservatrices.
Là, pas de difficulté : le mot d'ordre est clair, et le drapeau
subsiste. Mais là où l'idée monarchique a périclité, et où n'a-t-elle
pas périclité? le parti conservateur, on ne peut nier le fait, n'a
pas encore su retrouver son unité et surtout — car c*est là le plus
important — la faire sentir aux imaginations populaires. Je ne
vois môme pas qu'il aperçoive, je ne vois même pas, là où j'ob-
serve, qu'il cherche le moyen de la retrouver. Et je suis cependant
dans une région où l'on estime que ce parti est encore le plus nom-
breux de tous.
Les vrais fidèles de la monarchie se plaignent un peu de la défec-
tion ou de Taveuglement de leurs amis. D'autres ont renoncé à
leurs anciennes luttes, et ils n'osent point en affronter de nouvelles.
Us veulent bien adhérer à une candidature qui leur offre des garan-
ties de bon ordre et de vraie liberté; mais ils ne font rien pour
elle, ils ne la servent que timidement, près de leurs amis tout à
fait intimes, et en lui présageant l'insuccès : il leur en coûte très
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HISTOIRE ÉLECTORALE DE 1893. 809
peu de s'abstenir. On est tenté de croire — de loin — que beaucoup
d'entre eux ont conservé de l'influence, parce qu'ils sont restés ou
redevenus maires de leurs communes. Mais parmi ceux-là, il en
est qui ne résident guère (i); d'autres ne se maintiennent qu'avec
des concessions ou des alliances qui les gênent. On ne sait pas ce
qu'ils attendent : à quatre jours du scrutin ils ne savent eux-mêmes
à quel parti se résoudre.
Pouvait-on les grouper pour la défense de l'idée religieuse? Plu-
sieurs l'ont cru un instant : mais on n'aurait jamais réuni ainsi
qu'une très faible minorité, d'autant plus faible que la liberté reli-
gieuse est attaquée avec plus de perfidie que de violence : on
semble même annoncer des tempéraments dont s'accommode
l'humeur pacifique d'un très grand nombre. Puis, que demande le
chef des catholiques? Pour le moment, de désarmer plus que de
combattre. Sa politique est assurément une politique de longue vue
et dont les résultats heureux doivent — si on le veut bien — se
faire sentir un jour ou l'autre. Actuellement, et étant données les
dispositions de ceux auquels il s'adressait, l'intervention du Pape
a découragé plus de conservateurs qu'elle n'en a groupé pour la
défense des idées qui lui sont les plus chères. C'est encore là un
fait que je constate — avec autant de regret que qui que ce [soit —
mais qui crève les yeux.
Pouvait-on rajeunir et fortifier l'esprit de conservation morale et
religieuse, en faisant des avances à un certain socialisme et avec
Tespoir d'être payé de retour? Je ne veux pas revenir ici sur le
fond de Ja question (^)? Je me contenterai de dire que cette tactique
a peu réussi, qu'elle nous a valu plus de pertes (et quelles pertes!)
que de gains.
La défense des intérêts agricoles fournissait-elle une meilleure
base? Il y avait, je le reconnais, une thèse spécieuse à plaider.
<c Les députés radicaux, pouvait-on dire à certaines populations,
sont en majorité les élus des grandes villes et des gros centres
industriels; à ce titre ils sont libre-échangistes, et ils attirent à
cette opinion plus d'un représentant de circonscription rurale qui,
bien qu'ayant à défendre des intérêts d'une autre nature, cède à la
discipline politique de la majorité du parti. Si donc vous voulez que
(1) Et il arrive alors plus d'une fois qu'ils sont remplaces par un adjoint ne
partageant pas du tout leurs opinions
(2) On me permettra de renvoyer à mon livre le Socialisme chrétien (Hachette'.
La Rbf. Soc, 1" décembre 1893. 3» Sér., U Yi (t. XXVI col.), 52
c^
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_J
810 nisToraE électorale de 1893.
la Chambre nouvelle rétablisse l'équilibre au profil des campagnes,
ne nommez pas des radicaux. » Je sais que ce langage a été tenu;
mais je sais aussi qu'il n'a pas produit grand effet. En réalité, la
dernière Chambre avait été très protectionniste ; et, aux approches
du 20 août, bien des radicaux, bien des socialistes même ne se
faisaient pas faute de promettre la protection de l'agriculture. 11
est vrai qu'ils ne s'expliquaient pas sur le degré de protection qu'ils
jugeaient nécessaire ou légitime, ce qui leur laissait une marge
aussi facile à rétrécir qu'à élargir. Mais le suffrage universel n'entre
pas dans tous ces détails. J'ai bien rencontré des conservateurs de
marque qui, dans des conversations particulières, mettaient à leur
concours une condition nettement formulée. Il ne s'agissait ni de
l'article VIII de la constitution, ni de l'abrogation des lois d'exil,
ni de la liberté d'association, ni même (si ce n'est exceptionnelle-
ment et timidement) des lois scolaires et militaires. H s'agissait de
s'engager à mettre l'agriculture en dehors de tout traité de com-
merce et d'élever à 10 francs les droits sur les blés étrangers. En
dehors de ces réclamations aristocratiques, la question des tarifs de
douane ne fut que très peu agitée dans les réunions publiques.
Encore une fois, le suffrage universel des campagnes acceptait
— sans d'ailleurs y croire beaucoup — les promesses que lui fai-
saient indifféremment radicaux et conservateurs.
m
C'est peut être ici le moment de s'arrêter pour se demander ce
que promettaient les opportunistes. D'eux-mêmes, rien ^et ils
s'en glorifiaient] ; pressés par les uns et par les autres, tout, et
tout ce que voulaient soit les uns soit les autres, au cours de la
période électorale. Ils n'y trouvent pas grande difficulté, en géné-
ral, puisque, pour réaliser leurs promesses, ils se réservent toujours
de choisir le moment opportun.
Ainsi, placé entre radicaux et conservateurs, l'opportuniste est
dans une situation facile ou difficile suivant la perspicacité ou
l'aveuglement, suivant le courage ou la lùcheté des partis. Que les
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UISTOIRE ÉLECTORALE DE 1893. 811
conservateurs soient aussi nets et aussi résolus que le sont la plu-
part (lu temps les radicaux, Topportuniste est en danger d'être
écrasé. Il le sait bien, mais il sait aussi qu'il lui est facile de con-
jurer un tel péril. Il a pour cela plus d'une corde à son arc.
Si chacun entendait son devoir et sonintérêt,que faudrait-il exiger
en temps d'élection? Un programme d'abord et ensuite un homme
digne d'être choisi, tant pour le faire triompher que pour le complé
ter au cours de la législature, s'il y surgit des questions nouvelles ou
imprévues. Mais s'occuper à la fois de l'homme et du programme,
c'est beaucoup. Aussi, n'ai-je point été surpris de voir les radicaux
simplifier la difficulté en ne s'occupant que du programme et les
opportunistes la simplifier d'une autre façon en ne s'occupant que
de la personne de leur candidat. Je reconnais que les opportunistes
ont plus à faire et plus de talent à déployer, car les radicaux ont
toujours le même programme qui sert partout, tandis que les op-
portunistes ont besoin d'être à la recherche du candidat qui, à un
moment donné, dans tel arrondissement donné, est le mieux à
même de réussir. L'avoir trouvé au bon instant, c'est déjà beau-
coup. Mais l'heure viendra peut-être où il faudra faire semblant de
s'expliquer et où il ne suffira plus d'attaquer — justement ou non
— les personnes pour se dispenser de répondre sur les program-
mes. Devant des adversaires exigeants et avec lesquels il est obligé
de compter, l'opportuniste cède ou feint de céder : il cherche ii
les gagner par ce qu'il leur promet de faire demain, quand il aura
préparé le succès de la mesure; et en effet il le fera s'il y trouve
son intérêt. Quant aux autres, il les désarme en se tarj^'uant auprès
d'eux de ce qu'il ne fait pas, et de la résistance qu'il oppose à des
projets qui les alarment; et en effet ce qu'on redoute, il ne le fait
pas, au moment présent tout au moins. Il y a des jours où les
hommes veulent qu'on les trompe : lorsque l'opportuniste se
trouve en présence de gens qu'il sait être en cette heureuse dispo-
sition, il excelle à les satisfaire.
Pour le mieux comprendre, il faut distinguer ici l'armée oppor-
tuniste et ses chefs, les électeurs opportunistes et les candidats
opportunistes.
L'armée opportuniste est un corps sans cesse renouvelé où en-
trent ceux qui veulent être bien avec le gouvernement et Tadminis-
tration de leur pays, alors que le pouvoir n'est pas tout à fait aux
mains des radicaux. Elle reçoit en même temps d'anciens radicaux
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Hli UISTOIRE ÉLECTORALE DE 1893.
qui ont cessé d*être jeunes et qui ont perdu quelques illusions,
mais quelques unes seulement, d'autres qui veulent arriver cl qui
n'ont pas l'esprit de comprendre qu'ils arriveraient tout aussi bien
en restant audacieusement ce qu'ils étaient. Tous ceux-là rejoignent
d'anciens conservateurs qui, eux aussi, veulent assurer leur car-
rière ou celle de leurs enfants et qui commencent à dire que leurs
amis ne sont vraiment pas raisonnables. Ainsi se grossit la foule en
apparence peu compromettante des gens qui ne veulent aller jus-
qu'au bout d'aucune de leurs idées, qui se font honneur d'être mo-
dérément tout ce qu'ils sont, modérément progressistes et mo-
dérément conservateurs, modérément respectueux de la liberté des
autres, modérément dévoués à leur parti, modérément amis des
réformes, modérément amis de tout, excepté de leurs intérêts per-
sonnels; n'ayant jamais élé franchement d'aucun parti, ils ac-
ceptent le gouvernement existant, quel qu'il soit, lui demandent de
maintenir à pçu près les conditions les plus essentielles de la sé-
curité de leur existence et de la prospérité de leur industrie, prêts
d'ailleurs à lui donner gain de cause contre toute espèce d'opposi-
tion, fût-il question d'une catastrophe pareille à celle du Pa-
nama (1).
Les chefs de l'armée ont au fond plus de convictions et plus de
volonté, mais ils les cachent. Pourquoi? Parce que tout en parta-
geant beaucoup de ces passions avouées par les radicaux, ils ont
élé amenés à poser leur candidature dans des cantons ou des ar-
rondissements qui veulent des représentants « modérés ». Les po-
pulations dont ils demandent les suffrages ont gardé, par exemple,
pour la religion quelque respect. L'opportuniste qui vit une partie
de l'année au milieu d'elles enverra donc à ^Église sa femme et
(1^ Chez les radicanx j'ai entendu faire souvent robscrvalion qu'il faudrail
.prendre des mesures énergiques contre les spéculateurs et les banquiers. Us le
disaient par fidélité à leurs maximes do justice complète et absolue, mais aussi
}»ar a])plication do la doctrine en vertu de laquelle toute richesse supérieure à
une certaine moyenne est cause de la pauvreté des autres. Chez les opportu-
nistes, il ne fallait «jucro parler du Panama, ou bien Ton entendait des ré-
flexions comme la- suivante : que la baisse dos valeurs do bourse au moment delà
crise panamique avait causé des pertes plus considérables que les dilapidations
reprochées aux hommes politiques... Donc, il eût mieux valu no point troubler les
spéculateurs à la hausse .. Il est vrai que, parmi ceux qui plaçaient les valeurs de
Panama et autres, il y a relativement plus d'opportunistes que chez ceui qui en
acîietaient. Kn provinco aujourd'hui lo banquier est opportuniste, le notaire
aussi générakmont. Contre un notaire radical et trois notaires conservateurs, j'en
V013 sept opportunistes.
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HISTOIRE ÉLECTORALE DE 1893. . 813
■^
ses enfanls : au besoin il profilera de toutes les céréiîionîes pour
faire parvenir, par ce canal, des ornements, des statues, des ban-
nières. Mais quant à lui, plein d'une haine et d'un mépris qu'il
exhale devant les amis dont il se croit sûr, il est prêt à toutes les .,, \
besognes, et il mesure son estime et son appui à ce qu'il connaît, ' -^
non des sentiments politiques, mais des senlimcnls religieux ou
antireligieux des gens dont on lui parle. S*il passait tout d'un coup
d'un canton à idées conservatrices dans un canton libre penseur, il
s'y comporterait comme s'y comporte son collègue : il y ferait fer-
mer, lui aussi, des chapelles privées dans des parcs privés, et il
disputerait à des curés la jouissance de leur presbytère. Classé
dans le groupe des républicains dits modérés, il vivra sur sa ré-
putation, tout en s'en excusant auprès des radicaux dont il en-
tend se ménager la précieuse amitié. Cette réputation, il s'attachera
même à la maintenir, si c'est à elle qu'il doit de iigurer dans une
combinaison quelconque ou s'il la juge nécessaire à sa réélection
prochaine: mais le jour où il pourra invoquer la raison d'État, la
concentration contre l'ennemi commun, la discipline, ou la pré-
tendue nécessité de ne pas exaspérer des dissidents, il votera tout ce
que l'on voudra. Aura-t-il capitulé la mort dans l'àme? Sera-t-il un
résigné? Croyez que non! ce sera un homme très heureux d'avoir
pu laisser faire à d'autres ce qu'il n'osait pas faire lui-même.
.Ainsi, des populations honnêtes, sensées, religieuses même dans
le fond, sont représentées peu à peu par un ensemble d'hommes
tout disposés à les livrer, s'ils n'y courent pas personnellement de
trop grands risques. Comment donc ces candidats ont-ils capté
leur conflance? En se posant comme adversaires de candidats radi-
caux et en se donnant comme seuls capables de les battre. Géné-
ralement et dans des élections de plus d'un genre, on vote moins
pour un homme que contre un autre homme ; car la sympathie est
facilement molle, et la haine est toujours active. Des électeurs qui
détestent un radical subordonneront donc souvent toute leur poli-
tique à la volonté qu'ils ont de l'éliminer, el ils accepteront celui
qui, sans se compromettre avec personne, aura le plus de chances
de réunir une majorité. Bref, ils se placent sous la domination d'un
politicien qui, se disant l'ennemi des radicaux, volera comme eux
dans les circonstances les plus délicates et dans les passes les plus
remplies de pièges et de périls.
Dans l'arrondissement que j'ai en vue, et qui ressemble, je crois.
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814 HISTOIRE ÉLECTORALE DE 1893.
à beaucoup d'autres, les opportunistes connaissent admirablement
cette manœuvre. Ils disent aux conservateurs : « Faites-y attention !
Si vous ne votez pas pour notre candidat, si vous vous obstinez
pour le vôtre, ce sera le radical qui passera ». — « Et pourquoi?
Est-ce que vous êtes plus nombreux que nous? » — « Non; mais
nous, nous ne pouvons pas vous garantir que tous nos amis vote-
ront pour votre candidat, même au second tour, tandis que vous,
vous pouvez nous amener tous les vôtres, et nous y comptons ».
Pour mieux faire comprendre la beauté du raisonnement, je dirai
que cet arrondissement, sur près de 13,000 électeurs, compte envi-
ron 4,000 ou 4,500 radicaux. (Ce chiffre peut varier,selon la qualité
du candidat, très peu, un peu plus selon la saison dans laquelle se
font les élections, car il y a plusieurs centaines d'ouvriers qui vont
travailler à Paris pendant Tété.) Les 8,000 autres comprennent, de-
puis de longues années,un chiffre à peu près égal de 4,000 h 5,000
conservateurs. Si vous défalquez les abstentions forcées et les
abstentions systématiques de ceux qui ne veulent rien être, pas
même opportunistes, vous voyez ce qui reste pour ces derniers :
on ne les a jamais évalués à beaucoup plus de 2,000. C'est dans ces
conditions qu'ils sont arrivés à faire la loi : aujourd'hui tous les
conseillers généraux, tous les conseillers d'arrondissement et le
député sont à eux.
Le tour qui leur a réussi, je suis obligé d'y revenir, car je m'ex-
plique très bien qu'on ne comprenne pas comment des conser-
vateurs ont contribué si largement à en assurer la réussite. Il y a
quatre ans, une entente paraissait s'être établie entre le candidat
des conservateurs et le candidat opportuniste contre le candidat
radical. Au premier tour, le candidat des conservateurs eut la
majorité sur l'opportuniste; mais celui-ci se désista purement et
simplement, et le radical passa à une faible majorité.
Un peu plus tard il s'agissait de battre ce même radical au renou-
vellement des conseils généraux. Un conservateur s'était présenté
jadis dans le canton, et il avait été battu. Les opportunistes vien-
nent le trouver; ils lui demandent sMl se présente : il répond que
non. (( Ah ! dès lors, lui répliquent-ils, nous sommes plus assurés
du succès, car notre ami aura toutes vos voix, tandis que vous
vous n'auriez pas eu toutes les nôtres. »
Cela se disait en petit comité; mais, lors de l'élection législative,
les opportunistes ont tenu à faire savoir de tous côtés, partons les
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inspiRË ÉLECTORALE DE 1893. 815 i
moyens uliles, que si, au premier tour de scrutin, le candidat des *•
conservateurs avait moins de voix que l'opportuniste, on comptai )
qu'il se désisterait en faveur de celui-ci, mais que, dans le cas con »^
traire, les opportunistes ne se rallieraient pas au candidat des ^
conservateurs, qu'ils le feraient échouer par leurs abstentions, au \
besoin même voteraient pour le radical. Or, qu'était le candidat des -
conservateurs? Un royaliste? non, mais un républicain libéral,
accepté loyalement par eux.
V avait-il là quelque antipathie personnelle? On a le droit de
dire que non; car, sans compter les raisons qu'on pourrait donner,
la tactique s'est renouvelée trois fois, dans des élections différentes,
avec des catididats différents, et toujours avec le même succès. Les
conservateurs le constatent, ils s'en plaignent; mais au lieu d'y
puiser les aliments d'une juste et active colère contre ceux qui les , *
jouent si ouvertement, ils n*y cherchent que des motifs de décou- <
ragement et d'abstention, mieux encore, des raisons déterminantes
d'abdiquer tout de suite et de voter pour le candidat opportuniste.
Leur consolation est qu'ils empêchent ainsi, disent-ils, le radical i
d'être élu. u Une autre fois on tâchera de ne pas se laisser faire. 'i
Le candidat que nous avons choisi sera mieux connu : ce sera pro- • r
bablement son tour, et, en attendant, nous sommes sûrs que le j
plus dangereux ou le plus répugnant ne sera pas élu. » "i
Fouvaient-ils Tempêcher d'être élu et assurer cependant le succès . ;
de leur cause? Oui, ils le pouvaient, à la condition de se concerter, :,
de s'unir et de bien montrer qu'ils n'entendaient point êfre dupes
une fois de plus. Alors ils groupaient autour d'eux une grande partie
des abstentionnistes (1); ils gagnaient des opportunistes de bonne
foi (car enfin il y en a) qui leur permettaient de se passer, au
besoin, du concours des chefs; et encore un ou deux de ces chefs
mêmes auraient-ils senti le besoin de ne point rester isolés et
seraient-ils allés, bon gré mal gré, du cùté des gens résolus. Aurait-
on gagné aussi quelques radicaux sincères et bien intentionnés?
C'eût été là peut-être une espérance un peu prématurée, bien
qu'il y ait certainement à reprendre sur les radicaux des campagnes,
mais avec de la patience et à des conditions dont je ne larderai
point à parler.
(1) 11 y en avait 3,000 au premier tour.
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'^mm^tm^m
816 HISTOIRE ÉLECTORALE DE 1893.
IV
Livrés à eux-mêmes et dans les arrondissements où l'idée monar-
chique est éclipsée, les conservateurs n'avaient aucun principe
d'unité, par conséquent aucune force. Pouvait-on leur en donner
une en faisant d'eux soit le noyau, soit le complément d'un nou-
veau parti? C'est ici la tentative sur laquelle on a compté quelque
temps pour la rénovation du pays : c'est pour elle qu'ont lutté et
qu'ont été battus des hommes tels que MM. Georges Picot, Etienne
Lamy, P. Leroy-Beaulieu et d'autres... Comment cette tentative
a-t-elie échoué dans un si grand nombre d'arrondissements, et
en particulier dans celui dont je parle?
Cette politique avait d'abord contre elle le malheur d'être nou-
velle. On avait présumé que ce serait là un grand avantage : on a
été cruellement déçu. La nouveauté et la jeunesse ont certainement
des attraits, mais quand elles s'adressent h des natures jeunes ou
rajeunies, impatientes d*agir et de rencontrer qui les aide pour la
satisfaction de besoins vivement ressentis. Mais quand elles se
trouvent en présence d'imaginations fatiguées, de désirs éteints
pour avoir été trop déçus, elle sont suspectes, d'autant plus sus-
pectes qu'on ne les connaît pas.
La politique libérale ou la politique de la République nouvelle
sont-elles à ce point inconnues dans un arrondissement aisé, sil-
lonné de communications, visité et admiré des étrangers? Elle
Tétait à coup sûr dans le cours de 1893. Celui qui entreprit de la
faire connaître, et qui ne parlait point là pour la première fois, fut
écouté, comme il l'avait déjà été, avec attention, par un auditoire
nombreux. Pour mieux marquer sa pensée, il fît à peu près de la
façon suivante le portrait du radical, celui de l'opportuniste et celui
du libéral :
Le radical, dit-il, ne s'inquiète que de son idée et veut la pour-
suivre tout de suite jusqu'au bout, l'opportuniste considère son
intérêt propre, et le libéral pèse tous les droits afin de les respecter
tous.
En matière économique et financière, le radical dira : La Banque*
de France résiste à nos projets, elle se refuse à organiser le crédit
comme nous le comprenons ; nous la briserons. Les compagnies
de chemin de fer entendent avoir des volontés indépendantes des
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niSTOIRE ÉLECTORALE DE 1893. 817
DiHres, nous les exproprierons. Les propriétaires de mines se pré
tendent les maîtres de leurs concessions ; nous donnerons la mine :cj
aux mineurs, et ainsi de suite. — L'opportuniste dit : Ne supprimons f
aucune de ces associations puissantes, mais imposons-leur des sta- '^
tuts et nommons-leur des directeurs ou administrateurs qui ICvS * j
mettent bien dans notre main. Laissons-leur une existence assez J
indépendante pour qu'elles prospèrent et pour qu'à Toccasion, si
cela nous plaît, elles invoquent leurs droits et leur liberté contre les
projets qui nous offusquent; mais arrangeons-nous de telle sorte
que cette objection, elles ne puissent pas nous la faire à nous. |
Laissons-leur de Tinfluence, laissons-leur les moyens d'accumuler ,
de gros capitaux, mais de telle sorte que leur influence comme
leurs richesses servent nos desseins dans les moments critiques de i
notre parti. — Le libéral dit : Respectons également la liberté d'as-
sociation dans les grandes associations comme dans les petites. Ne
demandons aux unes et aux autres que l'obéissance au droit com-
mun. Point d'exceptions, ni au détriment des catholiques qui
veulent assurer l'exercice de leur culte, ni en faveur des syndicats
qui se refusent à déposer la liste de leurs membres et le texte de
leurs statuts.
En matière religieuse, voici ce que soutient le radical : Le divorce
est une institution essentiellement républicaine. Quand on ne se
convient plus, on se quitte, et chacun vit de son côté comme bon lui
semble. L'Église ne nous va plus, cessons donc et obligeons l'filal
à cesser tout rapport avec elle. — L'opportuniste objecte : Non! Le
divorce est une mesure à éviter, surtout quand on peut être obligé
à rendre la dot. Pourquoi ne pas garder nous-mêmes toute la liberté
qui nous convient, sans en tant donner à qui en userait peut-être
contre nous? Pourquoi se séparer de qui l'on peut encore attendre,
exiger, s'il le faut, sans sacrifices superflus, bon nombre de petits
services subalternes, mais précieux à l'occasion? — Le libéral décla-
re : Si on a contracté une dette, il faut la payer; un engagement, il
faut le tenir; et si on souhaite la revision d'un contrat, se rappeler
que cette revision n'est légitime qu'à la condition d'être librement
acceptée par l'une et l'autre partie.
Il ne semblait pas que ce langage dût être tellement inat-
tendu. Celui qui le tenait avait simplement l'idée de bien délimiter
la situation qu'il entendait prendre. Quelle ne fut donc pas sa sur-
prise, quand celui qui avait été désigné pour présider la réunion,
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818 HISTOIRE ÉLECTORALE DE 1893.
un des hommes les plus justement considérés du chef-lieu de l'ar-
rondissement, lui dit à la sortie : « Ne vous y trompez pas, ce que
vous venez de dire est absolument nouveau dans A. » — a Oh!...
mais comment Ta-t-on pris?» — «Avant de le prendre d'une
manière ou de l'autre, il fallait le comprendre, et on n'y était pas
aussi préparé que vous pourriez le croire. Quelque soin que vous
ayez mis à expliquer Tidée libérale, c'était toujours aux deux
autres conceptions, aux deux autres dénominations, depuis long-
temps connues, qu'allaient la plupart des esprits : c'est à ce que
vous en disiez que l'on prétait toute son attention. Un des meneurs
de l'opportunisme avait vu deux ecclésiastiques venus pour vous
entendre ; il se tourne vers un de ses amis pour lui dire: « La voilà,
la République nouvelle, c'est la République avec lescurésî»A
quelques pas de lui, un brave homme, plus désintéressé, s'écriait:
« Gomment! c'est là l'opportunisme? Et moi qui disais que j'en
étais I II y a de quoi être honteux^; ma foi, je me fais radical. »
Quelques jours après, ce même candidat n'était pas plus heureux
avec un électeur qui lui demandait: «Mais qu'est-ce que c'est
donc qu'un libéral? >. — « Un libéral, c'est un homme qui veut
qu'on protège également les droits de chacun... w A peine avait-il
entendu ce début, très insuffisant, de l'explication réclamée, que
l'électeur, sans laisser continuer, disait tout naturellenemt et très
sérieusemanl : « Ah! oui, monsieur, je vous comprends, vous êtes
socialiste. »
Mais je reviens de préférence au précédent électeur, à den»
converti : n'étant pas encore assez familiarisé avec l'idée libérale,
il se bornait à choisir dans ce qu'il connaissait (ou croyait con-
naître) depuis plus longtemps. Ce qu'il voulait, c'était être d'un
parti de bonne foi, ayant un programme net et s'eflbrçant de le
réaliser sans détours. 11 y a des masses de Français qui ne sont
radicaux que pour cela. De même, il y a des gens qui ne vont aux
opportunistes que parce qu'ils veulent rester des républicains cl
être des modérés: il y en a qui ne restent purement conservateurs
et hostiles à l'ordre actuel, que parce qu'ils tiennent à des intérêts
et à des croyances qu'ils ont malheureusement lieu de croire
menacés. Il y a enlin des électeurs qui ne s'abstiennent quepa**^
que ni l'une ni l'autre de ces politiques ne les satisfait pleinement*
C'est à tous ces hommes sincères que s'adresse l'école libérale,
heureuse de voir un Pape tel que Léon XIII réhabiliter — en l*'
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niSTOIRE ÉLECTORALE DE 1893, 819
mélioranl — le libéralisme politique comme le libéralisme écono-
mique. Il faut ici distinguer de nouveau les meneurs et les menés.
L'idée libérale n'a pas beaucoup de chances de s'entendre avec les
chefs des opportunistes qui disent : « Cette loi serait excellente,
mais elle ferait en ce moment mauvais effet; celte autre est détes-
table, mais si nous voulons nous maintenir, nous sommes obligés
de l'accepter... sans l'accepter. » Elle ne peut non plus pactiser
avec les radicaux qui brisent tout ce qui fait obstacle à leurs dé-
sirs et qui, pour garantir la liberté de la « pensée » des uns, trai-
tent en ennemie la pensée des autres. Mais sans tromper absolu-
ment personne, le libéral peut dire aux uns : « Vous voulez la
modération, je la veux aussi, je la veux constante, persévérante,
et le premier article de mon credo est de ne pas vouloir d'exception
au droit commun » ; — aux autres : « Croyez qu'une fois une
réforme reconnue juste, utile à tous, et nécessaire, nous l'entre-
prendrons résolument, sans acceptions de personnes, sans un
souci timoré de la popularité du moment. »
Si l'idée libérale pouvait se ménager ainsi des intelligences dans
plus d'un parli, il en est un que, semble-t-il, elle devait s'annexer
à peu près tout entier, c'est le parti conservateur. 11 n'y a là aucun
paradoxe, puisque les choses en sont venues chez nous à ce point
que. pour défendre les droits auxquels ils sont le plus justement
attachés, les conservateurs n'ont qu'à réclamer et à obtenir la
liberté. Y a-l-il à leur demander des sacrifices incompatibles avec
leur honneur? Le gros sacrifice est celui des revendications mo-
narchistes. Mais celui-là, qui le leur impose ? Je ne dirai pas que
c'est le Pape, car ils peuvent encore récuser sa direction poli-
tique; mais incontestablement c'est le pays. De gré ou de force ils
sont donc bien obligés de s*inclineriau moins quant à présent, car
l'avenir n'est à personne). Du reste — et ceci me dispense d'insister
— ils s'inclinent, je l'ai vu, avec une résignation exemplaire.
Dans ces conditions, l'idée libérale, qui s'oppose nettement à
ridée socialiste et aux trois quarts du programme de nos radi-
caux, devient tout à fait amie de l'idée conservatrice. Le public ne
s'y trompe pas beaucoup : il tendrait plutôt à exagérer le rappro-
chement. Pour peu qu'on se dise libéral en temps d'élections, on a
tout de suite contre soi les défiances de politiciens qui murmurent
ou qui crient : « Oui, oui, il va demander l'application adoucie des
lois scolaires et militaires. Connu 1 C'est un clérical. » Non, ce n'est
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820 HISTOIRE ÉLECTORALE DE 1893.
pas un clérical ; c'est un homme qui lient à la liberté religieuse
complète, dans les lois et dans les mœurs administratives, comme
il tient à toutes les autres libertés. C*est un homme qui croit que
dans la liberté d'association, moins parcimonieusement mesurée
ou moins hypocritement dénaturée, est la clef d'une multitude de
diffîcuUés sociales.
Je suppose que ce programme ait rallié tous ceux qui sont aptes
à le comprendre sans trop de peine. Reste à lui donner la simpli-
cité nécessaire à une large propagande. M. Thiers avait dit : « La
République sera conservatrice ou elle ne sera pas. » Affirmer que
la République c sera libérale ou qu'elle ne sera pas >, serait une
formule, meilleure aux yeux de beaucoup, au fond très peu diffé-
rente. Elle a le tort, je l'ai reconnu, d'être trouvée trop nouvelle,
en des lieux trop accoutumés à d'autres formules; mais on pourrait
faire qu'elle cessât d'être trop jeune et trop peu connue, sans
attendre qu'on lui reprochât d'être trop vieille et de s'être usée
sans avoir servi.
Autrement dit, en présence de populations attachées à la Répu-
blique (parce que les uns ne veulent pas la renverser et que les
autres s'aperçoivent qu'ils ne le peuvent pas) il y a un moyen de
défendre les idées libérales, ce serait de montrer que ce sont ces
idées et non les autres qui sont liées au véritable esprit républi-
cain. Du jour où ces populations seraient convaincues que le socia-
lisme n'est pas le complément, mais la destruction de la Répu-
blique, que la vraie République demande l'union dans la liberté, la
concorde dans le bien-être général, la sécurité dans l'égale satis-
faction des intérêts de tous, qu'elle est donc menacée par toute
mesure qui, frappant injustement ceux qui ont économisé et ceux
qui possèdent, provoquerait un jour où l'autre quelque nouveau
mouvement césarien ; de ce jour-là une majorité se dessinerait
autour de l'idée libérale, sans tant se préoccuper de savoir ce
qu'elle rencontrerait de « ralliés ».
Qui fera cette démonstration? Ce ne sont pas des hommes isolés,
quels qu'ils soient. On peut convaincre ceux auxquels on parle, au
moment où on leur parle, je dirai même qu'en somme on y réussit
assez facilement. Mais convaincre n'est pas persuader, si persuader
est amener à des conclusions pratiques et à des actes immédiats.
Que de fois ai-je vu écouter avec une véritable faveur le déve-
loppement du programme libéral et des réformes possibles qu'il
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IW'^^^Pr'-
UISTOIRE ÉLECTORALE DE 1893. 821
offre aux populations laborieuses, a Ce serait très bien, ce que vous
nous dites... vous nous avez bien expliqué cela, jamais je n'avais
si bien compris... Oui, mais un seul homme ne peut pas faire ce
que vous dites... on nous en avait promis bien d'autres et nous
n'avons rien vu... Tout cela esl-il possible? » Le sentiment que
l'orateur assez osé pour leur prêcher le sens commun et leur en
démontrer la fécondité élait, en somme, un isolé, voilà quel était
fobstacle.
Il était grand : car non seulement conservateurs et libéraux qui,
dans l'état présent des choses, auraient dû être partout unis, se
sont trop souvent divisés; mais chacun des deux états-majors s'est
désagrégé. On Ta vu plus haut pour les conservateurs, dont un
tiers s'est abstenu et un tiers au moins a passé aux opportunistes.
Quant aux chefs des libéraux, ou plutôt quant à ceux qui avaient
pris parmi eux le pouvoir exécutif, ils n'ont pas vu que leur intérêt,
comme le respect de leurs idées, devait plutôt les engager à s'ouvrir
aux conservateurs. Ceux-ci n'étaient guère exigeants, et on trou-
vait chez eux une armée toute prête à servir Tidée nouvelle, pour
peu qu'on le leur facilitât. Pour entrer dans la République, il leur
fallait des introducteurs qui en aplanissent l'accès : c'était aux
libéraux à jouer ce rôle. Individuellement, plusieurs l'ont fait; un
ou deux y ont réussi. Mais les plus influents en étaient venus à tout
subordonner au succès apparent de leurs combinaisons : ils ont
donc pris le parti, non de soutenir énergiquement ceux qu'ils
avaient adoptés, mais d'adopter, fût-ce au dernier moment, ceux
qui leur semblaient avoir tplus de chances». Du jour au lendemain
ils abandonnaient des amis éprouvés pour appuyer des candida-
tures nouvelles ; presque toujours celles-ci étaient des candidatures
opportunistes.
Qu'en devait-il résulter? qu'en résulte-t-il déjà? C'est que le
parti opportuniste, plus ancien dans la République, mieux orga-
nisé, plus nombreux, ne se laisse pas du tout absorber. S'il y a
alliance, c'est lui qui entraînera encore les libéraux sur la pente si
connue des concessions; ou bien si, comme il y a lieu de le pré-
sumer, il les trouve trop récalcitrants, il les abandonnera à eux-
mêmes et les laissera une fois encore à l'état de minorité impuis-
sante.
A-t-on du moins fait reculer le radicalisme? (caries chefs des
libéraux et les chefs des conservateurs ne se sont guère unis que
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82^ HISTOIRE ÉLECTORALE DE 1893.
dans cette erreur commune, que pour faire échouer des radicaux il
fallait, si la chose était nécessaire, seconder les opportunistes). 11
n'y paraît guère : les électeurs qui ne voyaient rien de franc et rien
de net en dehors du radicalisme, sont allés au radicalisme et, qui
plus est, au socialisme, et c'est bien de ce côté qu'est encore le plus
grand péril.
Si aucun concert d'hommes nombreux et résolus n'est venu
donner à la République conservatrice et libérale un mot d'ordre
simple et entraînant, les événements se chargeront-ils de le fournir?
Il n'en faut souvent que de petits pour déterminer des changements
profonds et imprévus. Ce que Panama n'a pu faire, la suppression,
un instant imminente, du privilège des bouilleurs de cru a failli
l'opérer. Peu s'en est fallu que la suppression de ce prvilège ne fiU
définitive, et cela grâce à des radicaux. Dans un des départements
les plus radicaux* de France, on considérait déjà ce vote comme
condamnant sans rémission les députés jusque-là les plus popu-
laires, et leur défaite — regardée par eux-mêmes comme certaine —
pouvait entraîner un remaniement complet des partis.
Quoi qu'il en soit, tout ce que le grand parti conservateur conte-
nait de force et de lumière est en ce moment perdu, ou à peu près,
pour la politique active de notre pays : ce parti ne peut plus rien,
ni pour restaurer la monarchie, ni pour améliorer la république.
Trois autres partis restent surtout en présence de la nation, le parti
opportuniste pour l'endormir, le parti radical pour l'enivrer, le
parti socialiste pour la piller.
Y a-t-il encore un parti libéral pour réveiller, pour l'instruire,
pour Texercer à la lucidité et au bon sens? S'il y en a un, sa tâche
est ingrate. Elle ne cessera de l'être que quand cesseront le som-
meil ou l'ivresse ; car alors on s'apercevra de ce que l'un et l'aulre
ont fait ou laissé faire de mal, de mal sensible et profond, appelant,
sous peine de dissolution nationale, des remèdes énergiques et
surtout un régime de vie nouveau.
Henri Joly.
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;.^^;^:^jy:v^
LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET OU PATRIMOINE
SOUS LE FOR, EN BËARN (i)
III
INFLUENCE DES LOIS RÉCENTES
/. Quest (kvPïine îa famille sous le Gode? — //. Lutte contre h
partage forcé. — III, Rfmèdes ])roposés. — IV, Difficultés,
SI- — Qu'est devenue la famille sous le code?
Un esprit libéral, un philosophe éminent écrivait récemment :
« Non seulement nous n'en sommes plus à l'ancienne famille
étroitement unie, otx le père était souverain, et la mère bien plus
souveraine encore par la force et l'amour ; où le foyer domestique
était semblable h un sanctuaire; où Ton était lidèle à l'honneur du
nom comme un soldat est fidèle au drapeau. Mais la famille du
XIX' siècle, cette famille atténuée, diminuée, tend à se dissoudre.
Le mari est parti depuis longtemps; l'enfant échappe. Le mariage
n'est plus qu'un contrat dissoluble par le divorce. Encore un peu,
et il ne sera que la moins garantie et la moins durable des associa-
tions civiles (i). »
De quelles causes procède cet affaiblissement, cet énervement du
lien de famille? Loin d'imiter les anciens rédacteurs de Coutumes
qui réglaient les lois sur les mœurs, on a voulu par la législation
nouvelle que l'évolution juridique précédât l'évolution écono-
mique (3). Or voici comment s'exprimaient les États dans une
représentation adressée au Roi, le 9 septembre 1775 (4). Le fermier
avait écrit : « On ne reconnaît en Béarn qu'un héritier sur la lèle
(1) V. ci-dessus, p. 633 vi 743.
(2) J. Simon, La Femme du xx« ffiërle, 6» éd. Caïman Lévy, 1892, p. 12.
(3) Cf. Valette, Mélanges de droite de Junsprndence et de législation. Paris,
Marescq et Delamottc, 1880, t. 1, p. 532, et note 1. « La meilleure législation
n'est pas celle qui est la plus fidèle aux règles inflexibles du syllogisme, mais
celle qui s'adapte le mieux aux mœurs d'uno nation. » (M. Troplong, Préface du
commentaire sur les privilèges et les hypothèques, p. 18.j
(4) Arch. des Basses-Pyrénées, C, 1320.
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'< JÎ'^J^ÎIW>
824 LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET DU PATRIMOINE
duquel réside la propriété de tous les biens-fonds provenant des
successions des père et mère. Les puisnés ne sont regardés que
comme des créanciers; pour cette raison, lorsque les père et mère
sont morts ao intestat et sans avoir fixé la légitime des puisoés,
l'aîné a la liberté suivant la coutume de la payer en argent ou en
biens-fonds. )» Les Etats répondent : c Le droit naturel appelle tous
les enfants au partage égal de la succession. Mais dans un pais où
le sol est resserré en proportion delà population, des propriétés
trop divisées causeraient de fréquentes révolutions dans Tétat des
familles. Dans un climat dont les variations continuelles dérangent
Tordre des saisons et rendent les revenus des terres trop casuels,
il faut des propriétaires qui trouvent dans la fertilité d'une parlie
de leurs domaines la compensation de la stérilité de l'autre, qui
soient en état de supporter des pertes, de faire les avances néces-
saires pour les reproductions et d'acquitter les subsides. Ces vues
politiques ont dû faire établir en Béarn le partage inégal des suc-
cessions. Cette loy convient à Tinlérôt général du pays, parce
qu'elle favorise la levée des subsides et qu'elle force à Tactiviié le
commerce et l'industrie, à l'intérêt particulier des familles parce
qu'elle maintient leur stabilité. Maiscette loy, qui conserve au chef
de chaque famille la principale partie des biens, n'exclut pas les
autres enfants de l'héritage commun; elle restreint et limite leurs
droits, les affranchit des charges, devoirs et actions, représentant
la famille (1). »
La Révolution, tout d'abord, avec ses lois égalitaires vint disso-
cier l'antique organisation issue des Fors en donnant mêmes droits
aux enfants. Le département des Basses-Pyrénées opposa une résis-
tance énergique consacrée dans le mémoire remarquable de TanX,
dont il a été déjà question, et où le préfet général Serviez récla-
mait un nouvel examen des lois de succession déjà amendées en
Tan VllI (â). Grâce aux venles simulées, la plupart des pères de
famille transmettaient aux aînés la propriété exclusive des patri-
moines ; (( dans un grand nombre de familles les puinés n'ont pas
voulu se prévaloir des avantages que leur donnaient les nouvelles
(i) Arch. des Basses-Pyrcnêes, C, 1320. Représentation adressée au Roi, le
9 septembre 1775, par les Etats.
(2) Le tribunal d'Orthoz disait dans le considérant d'un jugement du 31 jan-
vier 1839 (Bareille C. Monguillot), au sujet de la loi du 23 juin 1794 : cette loi
« qui faisait violence aux mœurs et aux habitudes des contractants, qui blessait
leurs affections en renversant leurs projets d'avenir. »
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sous LE FOR, EN BÉARN. 825
lois. On en a vu surtout de nouveaux exemples dans les pays
basques, où Ton conserve avec une espèce de religion le patri-
moine de ses pères dans son intégrité. » Le décret du 4 germinal
an VIII, concernant les libéralités par acte entre vifs ou de der-
nière volonté, permit, par son article premier, de disposer d'un
quart comme quotité libre, mais l'esprit de la coutume triompha
encore de cette réforme. Le Code civil, en Tan XI, porta cette
partie des biens disponibles à un taux élevé, mais variable
(art. 913) et encore que la jurisprudence ait longtemps hésité, la
Cour de cassation, chambres réunies, décida par arrêt du 27 no-
vembre 1863 que le cumul des quotités demeurait interdit.
« L'unification économique et morale, dit M. Viollet, était-elle
assez complète, en 1804, pour autoriser en matière testamentaire
une loi unique? C'est là une question très délicate et très difficile
à résoudre. Il ne répugnerait pas d'admettre, par exemple, qu'un
montagnard pyrénéen et un citadin tourangeau ou parisien pussent
être soumis à un régime successoral différent, alors que leurs
besoins, leurs mœurs, leur régime économique sont si profondé-
ment dissemblables. Un Français qui connaît les affaires et les
besoins de la France centrale sait-il toujours ce qu'il fait, quand il
s'occupe des Pyrénées? Tous nos législateurs ont pensé, en pro-
mulguant le Code civil, travailler à la division de la propriété, à la
multiplication des petits domaines : qui eût prévu que, dans telles
localités du pays basque, le régime du Code aurait, au bout de
quatre vingts ans, pour résultat... l'anéantissement de la très
petite propriété (1). » Ce raisonnement est à la vérité fort spirituel,
mais il importe de se demander si le grand principe de liberté^ qui
fut le pivot des constitutions de cette époque, n'aurait pas été mieux
(I) M. Viollet, p. 157 de son Précis et note 1, combat le « très remarquable
article de M. Elcheverry » par les informations « d'une personne en mesure d être
fort bien renseignée » ; mais cette « personne fort bien renseignée » lui a fourni
une indication qui doit être généralisée. Ce travail le démontrera, espérons-le,
en aboutissant aux conclusions de M. Etcheverry. M. Bascle de Lagrézc aurait
combattu ces idées dans une lettre à M. Viollet : cependant l'auteur de tant
d'ouvrages sur nos contrées aurait mieux mérité de son i)ays si son œuvre était
plus scientifique, car il ne dédaignait pas do démontrer , sans preuves, des
thèses nouvelles et parfois hardies. Il suffit do consulter un notaire ou un avoué
du Béarnet du Pays basque pour connaître la vérité. C'est sur do telles donnée^
que 90 fonde cette conclusion. — Voir Tétudo de M. Etcheverry, Ui s'Uiialion
des familles dans un village du pays basque français, dans la Hé forme socialr
des !«*■ et 15 mars. 1883, T^ série, t. IX, et dans le l*^»" fascicule (2« série), de
r Enquête sur Vélat des familles,
La Réf. *Soc., l"*" décembre lc^93. o« Scr., t. VI (l. XXVI col.j, 53,
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826 LA CONSTITUTION DE LA FAMILLI^ ET DU PATRIMOINE
respecté en ne violant pas un état de choses qni n*était pas seule-
ment local. Que pouvait-on si fort reprocher à un droit testamentaire
sainement et sagement établi par une coutume plusieurs fois sécu-
laire? Diaprés M. Vioilet lui-même parlant de la noblesse a ses
propriétés s*émiettèrent (à cause de son insuffisance), |ses forces
s'épuisèrent parce qu'elle n*était soutenue que par un droit d*al-
nesse incomplet, tout à fait insuffisant (1). »
Pourquoi au reste se heurter à cette obstination absolue des
Béarnais qui avaient donné à leurs députés tardivement élus le
mandat impératif de réclamer le respect des libertés provinciales?
Dans les cahiers des griefs des communautés publiés (2), on ne
trouve aucune doléance à cet égard, pas même dans les villes
comme Pau, Orthez, Morlaas, Sauveterre, où des hommes de loi
dictaient les délibérations.
Cependant avec le temps et avant... « quatre-vingts ans » ie Gode
a triomphé de ces résistances latentes. On a vu au chapitre second
de ce travail comment, sous l'empire des idées de conservation, le
régime dotal se substitua à la société d*acquèts, combien peu « ce
régime d'isolement, presque d'égoïsme (3) i>, répondait aux besoins
des chefs de famille et comment il s'est modifié successivement
dans les cantons où il est encore en vigueur par l'adjonction d'une
société d'acquêts. Que de luttes encore aujourd'hui! Lesparenlsne
devaient plus avoir en vue que de tourner la loi, ils n'y feront pas
faute.
Les familles disparaissent et cependant le paysan pyrénéen qui
n'est pas ruiné occupe encore le domaine habité par les ancètres(f •
Nous verrons à quel prix : « On est généralement d'accord, dit
Serviez, sur ce principe, qu'autant la division des grandes pro-
priétés sur un sol fertile peut être favorable à l'agriculture, autant
lui est funeste dans cette contrée montueuse et stérile le morcelle-
(1) Vioilet, op. et/., p. 224, Bôle de la noblesse française.
(2) Bulletin de la Société des Sciences^ Lettres et ArtSy do Pau, 2« série, u XVI,
1886-1887 : Cahiers des Griefs du Tiers Etat d'Orthez, p. 53. — Cahiers d«*
Griefs des communautés de Béarn, p. 274. — T. XVII, 1887-1888, Cahier de*
Griefs de Pan, p. 369 ; à citer le 20* « que dans les mutations par foie de soc
cession du collatéral, le successeur qui ne tient l'hérédité que de la nature et d0
la loi ne paye point le centième denier », p. 419. — T. XXI, p, 77^ le Cahier des
Griefs de la communauté de Castélis ; p. 82, Cahiers des Griefs rédigés par ^^
communautés de Soûle en 1789.
(3) Labbé sous cassation, i» décembre 1886, S., h8, 1, 113.
(4) Réforme sociale en France^ 5* édit., t. 1, p. 49 et 307.
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I
sous LE FOR, ES BÉARN. 827
ment et la division d*un héritage très borné. Le principe acquiert
réyidence d'nne maxime, si on observe qne Théritage de presque
toutes les familles, ne consistant que dans une métairie, ne peut
s'exploiter qu'en demeurant assorti de terres labourables, de prai-
ries suffisantes pour nourrir les bestiaux nécessaires k la culture, et
de tûuyaoB pour l'engrais; que les enfants copartageants seraient
dans rimpossibilité de faire valoir leurs lots, et que la subdivisioa
qui s'opérerait à la seconde génération ferait tomber tous leurs
descendants dans l'indigence. Ce résultat serait inévitable, en elTet,
pnisque,'obligés de les vendre aux citadins, ceux-ci, avec un peu
d'argent, s'empareraient insensiblement de toutes les propriétés
foncières, et par là les laboureurs, qui furent toujours propriétaires
et libres, deviendraient indubitablement dans la suite les métayers
et les valets de quelques hommes pécunieux. Les lois actuelles,
ainsi contrariées dans leur but en opérant la dissection des héri-
tages, ne produiraient, en dernière analyse, que la ruine des
familles, le décroissement de l'agriculture, et diminueraient le
nombre des propriétaires au lieu de le multiplier. Elles porteraient
encore un coup funeste à l'industrie, en retenant sur leurs foyers,
par Tespoir séduisant d'une part plus considérable dans la succes-
sion du père, des enfants qui, sans cet appât, se seraient livrés
plus utilement pour eux et pour l'intérêt général du pays au com-
merce et aux arts. Le Corps législatif est déjà revenu sur les lois de
succession; peut-être serait-il nécessaire que le gouvernement pro^
voquàt un nouvel examen de celles y relatives. Un des plus grands
maux en politique est l'inexécution des lois; elles sont vicieuses
lorsqu'elles sont constamment éludées. Ce n'est pas assez de les
voir sous leurs rapports avec le droit naturel, il faut les considérer
encore sous ceux qu'elles ont avec l'agriculture >at la morale (1). »
Aussi la famille-souche est de règle dans les campagnes et
dans la petite industrie : le domaine vient intégralement en mains
de l'aîné, associé dans certaines contrées, simple travailleur dans
d'autres, alors que les cadets cherchent fortune ailleurs.
§ II. — Lutte contre le partage forcé.
La transmission intégrale du patrimoine serait aisée si, en dehors
(1) Edit. de Paris, p. 125; de Pan, p. 93.
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828 LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET DU PATRIMOINE
du fils aîné, il n'y avait que deux enfants à désintéresser. Mais bien
que le recensement de 1891 indique une diminution de la popula-
tion (l),on observera que seuls les villes et les bourgs agglomérés
en ont généralement souffert à peu d'exceptions près. Le paysan
qui. de 1880 à 1889, a eu à supporter de rudes épreuves, alors que
la terre perdait de sa valeur (un quart au moins), ne semble pas
recourir encore à la stérilité systématique, et ses familles comp-
tent de quatre à six enfants : «J'avoue, disait Montesquieu, que le
rustique ou le paysan, étant une fois marié, peuplera indifférem-
ment, soit qu'il soit riche, soit qu'il soit pauvre ; cette considéra-
tion ne le touche pas, il a toujours un héritage sûr à laisser à ses
enfants, qui est son hoyau ; et rien ne l'empêche de suivre aveuglé-
ment l'instinct de la nature (2). » Chez lui, comme autrefois dans la
bourgeoisie, on s'occupe seulement de nourrir les enfants qui se
créeront ensuite une position. Mais sous l'influence des idées de
luxe et de bien-être la classe aisée a limité sa fécondité.
Comment donc sauvegarder la lar^ le bimf Le Code abandonnant
la quotité disponible à la volonté des parents, ceux-ci ne manquent
guère d'en gratifier Taîné et parfois même les cadets la réclament
pour lui, ou la lui attribuent lorsque les parents n'ont pu prendre
leurs dispositions (3). Premier venu dans la famille, il a été, dans
la petite ou moyenne propriété et dans la petite industrie, sacrifié
aux autres : on l'a envoyé peu à l'école; de bonne heure il a dû
apprendre à travailler pour aider le père, et le fruit de son travail
demeure infus dans le patrimoine alors que les cadets amassent un
pécule en dehors de la maison. De plus, tandis que l'aîné laisse sa
dot accroître au bien avec ses intérêts ou ses améliorations, les
cadets perçoivent la leur, en jouissent à leur convenance et « les
fruits et les intérêts ne sont dus qu'à compter du jour de l'ou-
verture de la succession » (art. 856).
Les familles comprenant en général plus de trois enfants, celui
d'entre eux qui est favorisé, — généralement l'aîné — reçoit le
qiuirt^ qui pour le paysan signifie quotité disponible,
L'atlribution a lieu le plus souvent par une instJttitton contracluellê
{{) Le dernier recensement en France, le ralentissement de l'accroissemmt
normal de la population, par M. Fournier de Flaix ; Ré foy^ne sociale, 2^ s^^^^'
t. VIII, p. 350.
{2) Lettres persanes, CXXII.
(3) La Réforme sociale, 16 octobre 1892, p. 627.
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1
sous LE FOR, EN BÉARN. 829
lors du contrat de mariage de l'enfant qui reste à la maison, quel-
quefois aussi par testament, les partages d'ascendants entre vifs
étant presque inconnus des paysans à cause de Tarticle 832, Us ;7?
deviendraient en effet une cause de désagréments par la possibilité v'J
d'une demande en nullité pour lésion, les biens n'ayant pas lou- "
jours à la mort des parents la même valeur qu'au moment du partage.
La jurisprudence est constante en ce sens (Cass., Rq. IB déc. 78,
S., 79, 1,373 et note ; Bourges, 22 déc. 79, S., 80,2, 200) (l),qu il s'a-
gisse de meubles ou d'immeubles, et le délai de dix ans (art. 1304)
ne court que du jour du décès de l'époux survivant (Cass., civ., . -j
21 juin 1882, S., 84, 1,259 et note 3), sauf le cas où l'exécution de ce
partage a eu lieu en connaissance du vice qui V entachait et sans l'in-
tention de le réparer (Cass., civ., 29 février 88, S,, 88, 1,453 et note ; ;
Aubry et Rau, t. VllI, § 734, p. 44). . . ;
D'ordinaire le mariage de l'aîné est le signal des arrangements j
de famille. Les parents, s'ils ne gratifient pas l'aîné de 1' « avan- '\
tage » dans son contrat de mariage, font aussitôt après leur tes- \ »
lament. Mais dans tous les cas ils sont d'accord pour attribuer le "
quart préciputaire hors part au même enfant qui se trouve ainsi
favorisé des deux côtés.
Les parents ont aussi recours à des moyem détournés pour .j-
augmenter les avantages de l'héritier. S'il vit avec eux, il reçoit de ^-j
la main à la main de l'argent pour acheter un champ qui lui res- ,|
tera propre ou pour consentir un prêt en son nom. Souvent, il est d
stipulé dans les contrats de mariage que la dot est remise en mains .n
du père du futur lequel, à la garantie du remboursement, affecte et
hypothèque ses biens ; mais, dans la réalité et suivant le désir de u
favoriser qui le tient, le père remet la dot au mari, ce qui nem- ,c
pêche pas celui-ci de se présenter au partage comme créancier , 'i
après la mort des parents. Un usage très fréquent attribue à ces fils '
avantagés la propriété du bétail.
Les dons manuels, à la vérité, ne sont pas comme tels dispensés . '
du rapport; mais si cependant ils ont été faits d'une manière secrète, i
les tribunaux peuvent admettre de la part du donateur l'intention ,/
de les dispenser du rapport eu égard à cette circonstance et aux i
autres faits de la cause (2). Cependant, dans la pratique, la difficulté '
(1) Baudry-Lacantinerie dans son Précis de droit clvllj 1^® éd., t. U, p. 491,
ritiquc cette pratique. i
(2) Aubry et Rau, t. VI, § 632, p. 645 et note 19; — t. VU, p. 188 et noie 13.
!1
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830 LA CONSTITUTION DE LA FAMaLE ET DU rATRIMOlNF:
se complique d'une question de preuve et d'indiTisibilité d'aveu.
On sait enfin qu'il est de jurisprudence constante que la donation
déguisée sous le Yoile d'un contrat à titre onéreux n'est pas sou-
mise, quant à la formée à d'autres conditions de validité que le con-
trat qui la déguise (1).
On s'étonnera peut-être que les parents agissent aussi contraire-
ment aux prescriptions du Code. Mais les vieux paysans se consi-
dèrent en conscience comme libres d'agir à leur guise pour la con-
servation du domaine patrimonial — : c Chacun est maître chez
soi, » — et leur opinion se trouve partagée par beaucoup de gens
instruits lorsque surtout ces libéralités ont en vue la conservation
du bien de famille. « Aussi, ajoute Serviez (2), par un effet naturel
de cette disposition, l'atné, dès Tadolescence, s'identifiait avec
son père, dont il devait soutenir la vieillesse, travaillait avec
ardeur à l'amélioration de son bien, pour se préparer le moyen de
payer en argent les légitimes. »
Que font alors les cadets? L'article B^ (3) du Code civil leur
permet de réclamer leur part en nature, et qu'adviendrail-il alors
d'un domaine déjà si morcelé? ou de réclamer le partage (art. 815),
mais ils ne le désirent pas en dehors des articles 823 et 838. Le
partage sera alors amiable. Comment déterminer le quart (4)? Sous
l'influence du notaire, les cohéritiers exigent rarement une eslima-
tion exacte. On fait valoir que la maison a des traditions et des
habitudes qu'il faut continuer, que l'atné devra emprunter et grever
ses biens pour désintéresser les puînés, que la vente en justice
serait plus onéreuse. Alors,pour déterminer la valeur, on multiplie
le revenu cadastral par 60 : c'est à peu près multiplier le revenu
net réel par 25 ou capitaliser le revenu sur le taux de 4 9( .
L'atné est le plus souvent obligé d'emprunter pour acheter les
(1) Cass. av. 11 juillet 1888, § 88, I. 409 et note; — Cass. av. 29 mai 1889,
S. 89, I. 471.. Sic : Aubry et Rau, t. VII, § 6r9, p. 84.
(2) Ed. de Pau, p. 92.
(3) « Notre sympathie pour la petite coltore ne nous empêche pas de const-
d^r comme très fâcheuse la disposition de rartide 826 du Code ciril, qui ac-
corde à chaque cohéritier le droit de réclamer le partage des immeubles. La
petite culture est à nos yeux un moyen d'anÎTer à une meiOeure exploitation dv
sol ; mais ce dépècement fait à l'aTeugle d'un domaine déjà tout organisé, qui est
Irop souvent la conséquence de Particle 826 (malgré l'atténuation de l*arti-
cle 832), n'est pas fait évidemment pour servir les intérêts de la culture. »
Qide : Principe* d'Économie politique, Paris, Larose et Force!, 1884, p. 191?
note 1.
(4> Cf. J. Michel, Réfonne sociale du 15 novembre 1883,
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sous LE FOH, EN BÉARN. 831
droits de ses frères et sœurs. Il y a là pour lui cependant un avan-
tage, car, aux termes de Tarlicle 2103-3" du Code civil, les soultes
résultant d'un partage sont garanties par le privilège du copar-
tageant (i) (art. 2109). Il substitue ainsi à un privilège une dette
par billet (acte sous seing privé) ou par acte public. Souvent même
les cadets préfèrent demeurer créanciers de l'aîné, à un taux d'in-
térêt de 3 % rémunérateur pour eux, alors que les tribunaux n'ac-
cordent que deux francs cinquante pour cent (2) comme revenu
foncier. Cet écart explique la charge qui pèse sur la terre.
De plus, et souvent, quand de plusieurs héritiers les uns peuvent
payer alors que quelques autres en sont empêchés, les premiers
se trouvent sous le coup de l'action hypothécaire des articles 873,
1009, 1012 du Code civil. Aussi, dans la pratique, l'ainé qui con-
serve les biens en les recevant à une évaluation inférieure à leur
revenu réel demeure-l-il seul tenu de cette action.
A la faveur de ce système ol lorsque la famille grandit, qu'il
faut songer à l'établir, l'aîné est très souvent obligé d'aliéner. Il
n'est donc pas difQcile d'observer que dans les familles nombreuses
le morcellement entame très sérieusement la moyenne propriété
et que, par voie de conséquence, les petites propriétés tendent à se
multiplier jusqu'à Témieltement.
Cependant il ne faut pas se dissimuler que la conservation du
bien est subordonnée à la libre volonté des cohéritiers, puisque
l'article 826 leur permet de réclamer le partage en nature. Ce n'est
plus la haute idée morale de la constitution de la famille et du
patrimoine qui régit les conventions des enfants, mais une survi-
vance de vieux principes qui tendent à disparaître sous Tinfluence
de l'extension de l'enseignement primaire (3), de la multiplication
des voies de communication. La loi d'égoïsme semble prédominer
sur le vieux concept de famille. Il n'est que temps peut-être de
recueillir ces derniers vestiges avant que la loi d^égalité absolue
ait produit tous ses résultats.
(1) Le Play, Organisation de la famille^ p. 349.
(2) Les tribunaux des Basses-Pyrénées admettent un intérêt de 5 % pour les
capitaux (ayancements d'hoirie, dots, préciputs),sauf le cas où ces capitaux sont
des titres de rente, des actions, etc.; de 2 Â*. 50 % pour les immeubles sauf dans
les contrées riches, les yallées, oi\ Ton va jusqu'à 3 % ; de 2 % pour le mobilier.
(3) Le Play, Organisation de la famille^ p. 188.
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83:^ LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET DU PATRIMOINE
§ III. — Remèdes proposés.
M. Claudio Jaiinet dans son Appendice à Touvrage de Le Play si
souvent cité traite de la réforme proposée selon les jurisconsultes
des pays de famille-souche. Il a reproduit cette note fort curieuse
dans son bel ouvrage le Socialisme et la Réforme sociale^ avec les
noms des divers jurisconsultes (1).
Pour enrayer cette désorganisation de la famille, on réclame
énergiquement Tex tension de la quotité disponible jusqu'à la
moitié, quel que soit le nombre des enfants. Ce serait le retour à
Tancienne Coutume du Béarn. D'autres peuples ont eu le courage
d'adopter cette réforme : Code civil du canton de Vaud (art. 573),
Code civil prussien, Code civil autrichien, Code civil italien de
18()(> [art. 805). Le nouveau Code civil espagnol (1889) a porté la
quotité du tiers aux deux tiers du patrimoine pour les enfants et
à un tiers pour les étrangers. Le Honduras, le Guatemala el
presque tout le Mexique, depuis 1884, confèrent une liberté com-
plète au père de famille (:2), Ainsi et en présence des moyens illé-
gaux et détournés employés par les parents on revivifierait les
vieilles familles prêtes à s'éteindre; ainsi on ne les mènerait pas
à la ruine par le partage forcé; ainsi on n'émietterait pas le patri-
moine par le morcellement renouvelé à chaque génération et on
n'aboutirait pas à ce terme fatal que si lafamillle veut rester aussi
nombreuse pour accroître, ou au moins maintenir la population,
le bien qui la fait vivre diminue (3). Or, et quoi qu'on en ait, ce
problème est démocratique, car il intéresse surtout la petite pro-
priété et la petite industrie.
L'abrogation de l'article 832 du Code civil ne saurait suffire, car
la validité des partages est subordonnée au consentement de tous
les héritiers.
Une autre cause de ruine pour les familles-souches provient des
mineurs, encore que le partage des biens de mineur puisse avoir
lieu par voie de transaction (4). Or la loi, en entendant les proie-
(1) Paris, Pion, 1889, p. 527.
(2) La Réforme sociale du 16 avrU 1889. Cf. Gide, Etud. sur la cond. prie, de
la femme j p. 487.
(3) Baudrillart, loc. cit,^ p. 434 et 437, Ce quHl y a de vrai dans la théorie de
Mallhus, Cf. Levasseur, La population française, t. III, Paris, Rousseau 1892:
voir surtout I>« p.,chap. i, p. 3; chap. v, p. 148; 11^ p., chap. xii.
(4J Angers, 7 avril 1874, S., 75, U, 105.— Cass. 5 déc. 1887, S. 88, 1, 425.
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sous LE FOR, EN BÉARN. 833
1
J
ger, leur est défavorable dans ses résultats et nuit ainsi aux frères
du père. '.7
La liberté testamentaire rendrait le plus grand service aux fa- v-j
milles stables et s'accorderait avec les pratiques qui aujourd'hui x
encore la remettent en vigueur par des moyens détournés. N'ap- .^
partiendrait-il pas à une époque qui se targue si fort de liberté, de -^
ne pas entraîner la ruine d'une partie de la France, si petite soit-
elle, car en matière d'économie politique les lois, de la majorité £-
ne devraient pas être oppressives et les intérêts de plusieurs mil-
liers d'habitants, quand ils concernent surtout leurs patrimoines, "
sont sacrés (i). J
Il ne s'agit jias en effet de rétablir le droit d'aînesse, mais seule-
ment la liberté testamentaire.
Un publiciste (2) cherche à démontrer par des arguments de
raison et pour consolider le foyer que le droit de propriété du
père de famille devrait être limité par un droit de copropriété des
enfants. Sa thèse consiste à établir une manière dlwmesiead obli-
gatoire, en restreignant la liberté de tester, bien que « cette liberté
soit infiniment moins nuisible au bien social que le système con- -j
traire du partage égal forcé ». La coseigneurie du pays basque et vj
les sociétés à trois ou à quatre du Béarn avaient depuis longtemps
précédé cette conception.
Grâce à Dieu, la partie du programme de Le Play concernant le j
respect du Décalogue est appliquée dans nos familles villageoise
si chrétiennes et il n'y a, de ce chef, aucun vœu à formuler (3).
§ IV. — Difficultés.
Le mal est là vivant. La famille est atteinte dans ses sources
(1) A. de Moreau d'Andoy, Le testament selon la pratique' des familles stables
ei prospères; 1 vol. in-18. 1" éd. On ne goûtera guère les objections de ce
genre : « Aussi bien ceux qui réclament l'extension de la liberté de tester com
mencent-ils par user eux-mêmes des droits reconnus par le Code. » P. Viollet-
Frécis de l histoire du droit, p. 740.
(2) G. de Pascal, L* Association catholique, t. XXXI, Paris, 1891. La propriété
dans la famille, p. 37-50.
(3) « Quant au respect du Décalogue, autre partie de son programme (do Le
Play), les hommes réfléchis qui n'acceptent pas un pareil vœu sont plus rares
qu'on ne le suppose. » VioUet, /oc. cil,, p. 447, note 1.
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834 LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE ET DU PATRIMÛU»
vives. Comme rétablissait, il y a quelques années, un publiciste
ingénieux par des calculs Hnlliématiques, la force de conserva-
ikm en funilles est en raison inverse de la place qu elles occupent
dans la hiérarchie sociale, car le prolétaire seul peut multiplier (!}.
Et Ton s'étonne de rinstabilité qui caractérise notre société !
Ces contrées sont profondément atteintes par Taggravation de la
dette hypothécaire et la concurrence des pays neufs. Elles sont
menacées par l'augmentation des expropriations dont le nombre
a crû depuis 1878 jusqu'en 1890 (2), surtout sur les ventes infé-
rieures à 2,000 francs qu'on a soi-disant dégrevées. Les ventes
volontaires ont diminué ou réussissent difficilement: les licitations
demeurent stationnaires (3].
On ne peut méconnaître dans cet état de choses la preuve d'une
situation écouomique fort grave : « C'est surtout dans la partie
méridionale de la France que ces procédures sont relativement
fréquentes. On en compte 8 pour 10,000 cotes dans les treize res-
sorts du Sud-Ouest et du Sud-Est, tandis que les treize aalres
ressorts n'en présentent que la moitié moins. La proportion
dépasse 10 saisies sur 10,000 cotes dans les Alpes-Maritimes, la
Corrèze, l'Hérault, les Bassea-Pyrénéês^ la Gironde, les Sautes-
Pyrénées^ le Gers et le Lot-et-Garonne (4). »
Depuis 1880 presque tous les produits ont baissé de ^ X en
moyenne et la valeur de la terre d'un cinquième à un tiers, sui-
vant les départements. Le poids des dettes grevant le sol
augmente. Le partage égal aboutit à la ruine. De cette mobilité
(1) A. Coste, fjcs conditions du bonlieur et de la force pour les peuples et Us
individus, 2« éd., Ouillaumin, 1879: chap. x , La quotité disponible elles limite*
qu'elle impose aux familles permanentes,
(2) D'après les statistiques du Tribunal civil d'Orthez il y a eu 9 tentes sur
saisie en 1818 ; 9 en 1879 ; 17 en 1880 ; 14 en 1881 ; 9 en 1882; 20 en 1883; 36 en
18S4; 21 en 1885; 23 en 1886; 53 en 1887; 31 en 1888; 35 en 1889; 26 en 1890;
26 en 1891. Les ventes inférieures à 2,000 fr. qui étaient au nombre de 9 en 1865,
de 11 en 1866, de 7 en 1868, sont passées au chiffre de 12 en 1878, do 16 en 1884
et en 1886, de 19 en 1887, 18 en 1888, 20 en 1889, 14 en 1890. 16 en 1891. Les
ventes inférieures à 10,000 fr.: 14 en 1865; 12 en 1866; 19en 1867; 16 en 1868:
11 en 1878; 23 en 1884; 24 en 18^5; 15 en 1886; 35 en 1887; 25 on 1888; 24en
1889 ; 17 en 1890; 27 en 1891. Au-dessus de 10,000 fr. Paugmentotion est iniinae.
Or il importe encore de tenir compte de ce fait qu'à cause des frais très grands
des ventes et dos ordres les créanciers hésitent à poursuivre Texpropriation. La
contre-preuve de cette idée c'est que les obligations notariées ont bctnconp
diminué.
(3) Leur nombre oscille entre 3 et 6 pour les licitations rurales. Les lidtâtion**
urbaines sont plus fréquentes.
(4) Compte rendu de la justice civile pour 1887.
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sous LE FOR. EN BÉARN. 835
résulte Tinfécondilé des mariages, Toubli des traditions domes-
tiques» la mauvaise culture des terres, l'affaiblissement ou le
relâchement des mœurs.
Sainte-Beuve, en louant le Play pour avoir tenté de relever parmi
ses contemporains la c statue du Respect », adressait à ses théo-
ries une critique fondée sur le discours magnifique d'un cadeL
Mirabeau, que M. de Talleyrand vint lire à la tribune Taprès-midi
même du jour où le grand orateur avait rendu le dernier soupir et
auquel l'orateur de la noblesse, Cazalès, répondit au nom du droit
du père de famille antérieur et supérieur àia loi. Mais il séparenet-
tement la liberté testamentaire du droit d'ainesse (1). Or, comme on '
Ta remarqué, il est à craindre que les ai^ments de Le Play et de
son école, si excellents qu'ils soient, fondés sur l'expérience, «ne se
brisent contre la prévention enracinée qui existe en France
contre la cause de la liberté testamentaire, que beaucoup de gens
confondent avec celle du droit d'aînesse (2) ».
Eh ! oui, malheureusement pour ces doctrines, on confond la
liberté testamentaire, exercice d'une volonté libre, avec le droit
d'ainesse qui en est le contraire, puisque le père de famille est lié
par la coutume. Voici comment en parle M. Jules Simon : « L'école
de Le Play attribue la diminution des naissances au partage égal
des successions. En France tous les enfants ont une part égale
dans l'héritage paternel, quel que soit leur sexe. Les parents,
comme ils le disent proverbialement, ne veulent pas faire de men-
diants, ils n'ont qu'un ou deux enfants. Il est certain que cette
préoccupation disparaîtrait en partie par le rétablissefnmt du droit
éCaînesse, Et non seulement, disait Le Play, on y gagnerait l'accrois-
sement rapide de la population, mais encore il en résulterait une
transformation du caractère national, parce que tous les cadets se-
raient stimulés parla nécessité de se faire une position. Le réta-
blissement du droit d'aînesse est impossible en France par des
raisons sociales et par des raisons de sentiment. Les raisons poli-
tiques suffiraient à elles seules. La suppression de la dot serait
plus facile. Le régime de la dot considéré en lui-même n'est pas
aussi favorable aux filles qu'il en a l'air. C'est une fille qui la re-
(1) Sainte-Beuve, Nouveaux Lundhy t. IX, p. 193-196.
(2) Edouard Hervé, le Soleil, 20 janvier 1892; le Temps : « Quant à la liberté-
testamentaire, qui oserait aujourd'hui en proposer, ou tout au moins en espérer le
rétablissement. » (29 juillet 1890.)
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J.^||j|Ull..pi^.,^
836 LA CONSTITUTION DE LA FAMILLE EN BÉARN,
(;oit, mais c'est un garçon qui en profite. Les coutumes relatives au
mariage ne favorisent aucun des deux sexes. Ou plutôt, il n'y a que
Taulorité maritale qui soit un privilège, et ce privilège, qui donne
au mari Tusage de la fortune de sa femme, transforme l'usage de
doter ics filles en privilège au profit du sexe masculin » (1).
On peut constater en terminant que les Coutumes de ces contrées
avaient établi une famille stable, durable, un patrimoine solide-
ment constitué. Nous ne dirons pas avec M. de Savigny que te Code
a été un obstacle à la marche des sociétés pyrénéennes. Quel que
gros que soit le mot, il en est la ruine, carie fait est là, perceptible
k tous. La famille s'alTaiblit, diminue, la propriété est anéantie,
les campagnes se dépeuplent depuis une trentaine d'années (2).
Si comme conclusion à cette étude qui n'a pas la prétention
d'être une enquête, mais la confirmation d'idées dès longtemps ré-
pandues par I^e Play et prises sur les lieux, il nous était permis de
formuler un vœu, souhaitons que le législateur trouve un remède
à cette crise sociale. On ne verrait pas sans quelque bonheur les
traditions de nos contrées reprises sous la forme par laquelle ce
grand sociologue lésa consacrées. Il importe d'éviter la ruine delà
^petite, de la moyenne propriété et delà petite industrie.
Louis Batcave.
(î) La femme du xx^ siècle^ p, 288.
(2) M. O'Quin, Du décroissement de la population dans le déparlement des
Basses-Pyrénées^ Pau, 18q6, a donne, pp. 29,34;io, des tableaux qu'on regrette de
no pas voir complétés jusqu'à nos jours.
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r
UNE FAMILLE RURALE SOUS L'ANCIEN RÉGIME
COMMUNICATION A LA RÉUNION ANNUELLE DANS LA SÉANCE DU 1" Jl fN
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i
PAROISSE DE CNAMPAGNE'IIOUTON, EN POITOU (CHARENTE) A
■•1
(1550-1840) ;^
7
•i
'/•':
Le bourg de Champagne-Mouton (arrondissement de Confolens)
est un des plus petits chefs-lieux de canton du déparlement de la
Charente ; il compte à p^ine 700 habitants et n*en a jamais eu beau-
coup plus. C'était, dès lexv® siècle, le siège d'une baronnie mouvant
directement du comté de Poitou, dont elle formait Textrémité sud,
et de laquelle relevaient quatre chastellenies : Saint-Coutant, le
Mas-Dieu, Le Plessis et Saint-Laurent de Ceris, et un certain
nombre d'autres fiefs (39 au xvni" siècle), la plupart de mince im-
portance.
Son château, bâti par un capitaine de la garde écossaise de
Charles Yll, sur les débris d'un autre plus ancien démantelé au .^^
cours de la guerre de Cent Ans, et sa vieille église romane, sont les
seuls témoins encore debout du temps où l'exercice de la haute
justice seigneuriale y entretenait un personnel nombreux de séné-
chaux, procureurs fiscaux, procureurs, notaires, sergents, etc., et
lui donnait une vie locale singulièrement active en comparaison de
l'époque actuelle.
C'est à un quart de lieue à Test du bourg, et le dominant, que se
trouve le village « des Merigeauds » auquel la famille qui nous
occupe a donné son nom il y a trois siècles.
Elle était déjà établie dans le pays depuis longtemps. Dès 1405
un Guy Merigeaud, prêtre, figurait comme témoin dans un contrat
d'arrentement consenti par Jacques de Nauzières, seigneur d'un
fief voisin, Juyers; en 1553 un autre Merigeaud, Mathurin^ était
curé d'une des deux paroisses de Champagne-Mouton, et bien
d'autres habitaient soit leur propre village, soit les environs.
838 RÉUNION ANNUELLE.
Les plus anciens documents, établissant une filiation suivie, qui
nous soient parvenus, ne remontent néanmoins qu'au troisième
quart du xv\* siècle ; ceux des années antérieures et bon nombre
de cette même époque disparurent « par le moyen des guerres
civiles qui eurent cours au royaume », ainsi que Tattestent les
notaires du temps, « perdus pour les avoir cachés et réfugiés en
divers lieux et endroits où ils auraient été consumés de vermine,
pourris, salis, pillés par les gens d'armes qui avaient passé et
repassé par leurs maisons, les notaires qui les avaient reçus décé-
dés, leurs notes et protocoles égarés, perdus et dissipés par la
malice des temps ». Ces quelques lignes d'un tabellion de village
en disent plus long qu'un chapitre d'histoire sur le lamentable état
du pays au moment où Michel Merigeaud, a laboureur à bœufs n
(souche généalogique), et Catherine Ducluzeau, sa femme, habi-
taient avec leurs deux fils, Françoys et Pierre, le village « des
Merigeauds », afias « La Grange ».
La classe sociale à laquelle ils appartenaient était analogue à
celle des très petits propriétaires ruraux actuels qui cultivent de
leurs propres mains un modeste patrimoine : au-dessous il y avait
les « laboureurs à bras », les métayers et les pauvres journaliers,
c'est-à-dire ceux qui n'avaient rien. Ils étaient au reste complète-
ment illettrés, bien que comptant dans leurs proches Mathurin, le
curé de Saint-Martin de Champagne, cousin germain de Michel, et
son neveu breton, Jacques Merigeaud, notaire de labaronnie (1587)
et procureur fiscal (1595) d'un fief des environs. Leur fortune
n'était guère plus avancée que leur degré d'instruction.
Pierre Merigeaud étant mort Jeune (1587) laissant un fils mineur
sous la tutelle de son frère Françoys, celui-ci allouait à la veuve,
pour Tentretien de l'enfant laissé à ses soins, une pension annuelle
de 3 escus sols (1) payable en deux termes et imputable, sans doute,
sur les biens dudit mineur,dont la ferme pour cinq années était mise
en adjudication au plus offrant par-devant le sénéchal de Cham-
pagne € et après publications requises par exploit d'un sergent,
tant au prosne de la messe qu*au jour de marché », et adjugée
notamment le 11 février 1601 au prix de 7 livres (3 escus 1/3).
(1) L'écu au soleil ou écu sol, monnaie d*or frappée pour la première fois sous
Louis XI, valait 3 livres tournois. La livre tournois (monnaie de compte) râlait
sousHeîjri III (1586), d'après les tables de conversion de M. de Wailly, 3 fr. 15.
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UNE FAMILLE RURALE SOUS l'aNCIEN RÉGIME. B39
Cet enfant, nommé Pierre comme son père, épousait du reste,
en 1612, une fille en service au château de Juyers. Était-ce une
folie de jeunesse? En tous cas, si la fille n'était pas riche, car il lui
promettait, en cas de prédécès, 130 livres sur sa succession, elle
était sage, puisque le seigneur de Juyers, sa femme et quelques
notables signent au contrat.
II
François Merigeaud (tige généalogique) n'avait pas pris sa femme
dans une condition tout à fait humble ; il avait épousé en 1568
Catherine, fille de Helliot Destampes, cultivateur d'une paroisse
voisine.
Le contrat ne mentionne pas l'apport du futur, — la succession
de ses parenU était encore indivise entre lui et son neveu et pu-
pille; la dot de la future comporte, suivant un usage très général,
tt un lit de plumes garni de couettes, avec son Iraversier et cou-
verte, 6 linceulx (draps de lil), 6 chefs de brebis femelles » et
50 livres tournois, plus les 2/3 d'un pré provenant de la succession
non liquidée de ses grands-parents maternels.
La famille était modeste, un oncle de Catherine était « coustu-
rier » de son état, et personne, d'une part ni de Fautre, « de ce
requis par les notaires », ne sait signer au contrat.
Françoys cédait en 1378 les droits de sa femme dans la succes-
sion de sa mère pour 7 escus sols, et cette somme représentait le
1/6 de la succession totale. Il recueillait en 1398 sa part dans l'hé-
ritage d'une cousine de son père — 10 escus sols — et achetait
pour trois fois cette somme les droits de trois de ses cohéritiers. II
arrentait en 1399 quelques terres du seigneur de Juyers et parta-
geait enQn, en 1612, la succession de ses parents avec son neveu
Pierre. Il recevait pour sa part: une partie de la maison paternelle,
un jardin, une grange avec ses servitudes, 15 parcelles de terre en
labour, 2 de vignes, 1 de bois, 1 de châtaigneraie et 2 de pré, le
tout situé aux Merigeauds, petit domaine dont la contenance totale,
non indiquée dans l'acte de partage, ne devait pas excéder 10 à
12 d3 nos hectares, la propriété étant dès cette époque divisée au
moins autant qu'aujourd*hui.
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840 RÉUNION ANNUELLE.
Les meubles partagés déjà en 1587 se composent de lits garnis,
buffets « en bois tourné », coffres, marchepieds, poëlle d'airain,
linceulx, nappes et serviettes, vaisselle d'élain, ((unearbaleste»,etc.,
le mobilier complet d'une maison de métayer de nos jours, plus
des animaux de ferme, bœufs, vaches, brebis et porcs.
A l'inverse de son neveu, qui était resté dans la foi catholique,
Françoys Merigeaud avait embrassé la religion réformée, comme la
famille de sa femme et comme bon nombre de gens du pays, pour
des causes assez complexes au premier rang desquelles il convient
de citer l'influence de François de la Roche Foucauld, baron de
Champagne-Mouton, et de Charlotte de Roye, sa femme, huguenote
passionnée.
Outre un fils Jehan, qui continue la filiation, Françoys Merigeaud
et Catherine Destampes eurent trois filles, Marie, Hélisabeth et
Anne, toutes trois marii^es dans des familles rurales et protes-
tantes du pays.
La dot de Marie (1599) comprend les meubles, vaisselle d'étain,
linges et brebis qui figurent dans tous les contrats du temps, plus
« une robe de drap gris outre ses abillements ordinaires » et
« 100 escus sols revenant à 300 livres tournoys », moyennant quoi
elle renonça à ses droits à venir dans les successions de ses père et
mère en faveur de son frère, ce qui était d'un usage constant (1). Sur
cette somme de 100 escus, 10 étaient mis en communauté et
90 constituaient les propres de la future, le tiers était payable au
moment dumariage, les deux autres tiers dans des délais dedeuxel
dix ans. Plusieurs notables dupays figurent comme témoins au con-
trat.
Hélisabeth et Anne reçurent en 1610 des dots analogues sous la
même renonciation, et il est présumable qu'en dotant ainsi ses
filles Françoys Merigeaud excédait quelque peu ses ressources et
entendait leur donner une part réelle, bien que réduite, à sa suc-
cession. La dot de Marie ne put être acquittée que dix ans après le
mariage, pour un premier versement de 200 livres, par Jehan
Merigeaud son frère, qui prélevait du reste cette somme sur les
(1) Cette disposition, très habituelle dans la constitution dotale des fiUosct
contraire du reste à la coutume du Poitou, avait pour objet la conserration et
raccroissenient du domaine patrimonial. Quandil y avait plusieurs Gis, un seul,
et pas toujours Tainé, en bénéficiait. Mais comme le numéraire et les valeurs
mobilières étaient rares, le payement des dots en argent grevait Phériiagc
paternel de très lourdes charges.
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UNE FAMILLE RURALE SOUS l'aNCIEN RÉGIME. 841
deniers de sa propre femme qu'il avait épousée un an avant; les
100 livres restées dues ne furent payées par le même que trois ans
plus tard.
m
Jehan Merigeaud (tige généalogique) s'éleva quelque peu au-
dessus de la condition de ses parents. Il reçut, sans doute à Cham-
pagne même, une instruction élémentaire, et dès 1610 nous le trou-
vons établi notaire de la baronnie ; son oncle à la mode de Bretagne,
le notaire Jacques Merigeaud, qui ne paraît pas avoir eu de pos-
térité, y fut peut-être pour quelque chose.
En 1608 Jehan avait épousé une veuve, Marie Michellet, veuve de
J. Dupuy, et à l'occasion de ce mariage son père Tavait institué son
héritier universel, lui donnant immédiatement en propre le tiers de
ses biens sous condition de doter ses trois sœurs (dont une, Marie,
était déjà mariée) de 200 livres chacune. La charge était lourde et
il dut dès Tannée suivante puiser,comme nous Tavons dit, dans les
deniers de sa femme pour payer partie de la dot que ladite Marie
attendait depuis dix ans.
Plusieurs grands propriétaires du pays et un membre de la petite
noblesse locale signent au contrat; les Merigeaud commençaient à
jouir d'une certaine notoriété grâce à la situation nouvelle de leur
fils.
Marie Michellet, dont le frère était qualifié de « laboureur à
bœufs », appartenait elle-même à une famille de cultivateurs
aisés; sa part dans la succession de ses parents, partagée en IGll,
comprenait les meubles, une maison et ^7 parcelles de terres, prés,
vignes et bois, et elle exerçait en outre le retrait lignager sur un
pré vendu par un sien cousin.
La fortune de sa famille semblait donc en bonne voie. Jehan fail-
lit la compromettre par l'ambition, trop commune autrefois comme
maintenant, d'arrondir hâtivement le domaine patrimonial.
Les biens de Marie Michellet ayant été réalisés en 1612 pour la
somme de 644 livres, et 100 livres lui revenant en outre dans la
liquidation de sa communauté avec son premier mari, il fit autour
La Réf. Soc, l«r décembre 1893. 3« série, t. VI (t. XXVI col. ), 34.
H
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t .>^Wfc. .. : . ^1
842 RÉUNION ANNUELLE.
des Mérigeauds de nombreuses acquisitions,prit en ferme des terres
de ses cousins, et ces charges, jointes aux dots à payera ses sœurs,
le menèrent si loin, qu'en 1644 une séparation de biens était immi-
nente entre sa femme et lui. L'inventaire dressé à celte occasion
nous donne l'état des meubles plus confortables qu'aux générations
précédentes (bancs en bois tourné, lits à quenouille, chaire à bras,
cuiller à tremper potage.,.). Mais plusieurs sont déjà saisis à la
requête de diverses personnes notamment du « Recepveur de la
Gourde Champagne w et les deux bœufs de l'étable sont tenus à
cheptel d'un propriétaire voisin.
Les procédures du temps étaient lentes, le décès de Marie Michel-
let (1650) vint les interrompre et la séparation n'eut jamais d'effet :
Jehan Mérigeaud mourut du reste lui-même un an après.
Deux fils et deux filles étaient nés de ce mariage :
L'alné, Jacques, qui continue la filiation, et qui prit le nom de
« sieur de la Tousche » pour se distinguer de son frère ; c'était
un usage du temps et du pays ;
Pierre, le cadet, que l'on nomma <c le sieur des Marches » et qui
était notaire. Il se maria, devint veuf et épousa en deuxièmes noces
(1650) Marie Charton, fille d'un notaire de la baronnie, nièce du
pasteur protestant de Champagne, et dont un frère était « apprenti
corroyeur » (ces familles qui naissaient à la bourgeoisie avaient
des anomalies singulières). Leur descendance ne fut pas heureuse:
^■' en 1690 un fils était maréchal, un autre domestique, les quatre
rt^ filles mariées tant bien que mal. Pierre Mérigeaud n'avait cepen-
w dant point été frustré dans ses droits aux héritages de ses parents.
f^ Ses deux sœurs, Hélisabeth et Jacquette, en se mariant (1647-1630 ,
t avaient été dotées de 200 et 400 livres, sous renonciation aux suc-
cessions de leurs père et mère en faveur de lui et de son frère
"^ Jacques. Pour liquider la succession de leur mère, leur père leur
avait abandonné à tous les deux (1650) la moitié de ses biens à
charge d'acquitter toutefois 442 livres 16 sols de dettes, et ils
avaient partagé par égale portion sa propre succession acceptée du
reste sous bénéfice d'inventaire.
A vrai dire, la gestion de Jehan Mérigeaud justiBait cette
prudence.
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VSE FAMILLE «URALE éoUS l'aNCIEX RÉGIME. 843
IV
Jacques Merigeaud (tige généalogique), sieur de la Tousche, élevé
dans la religion réformée comme ses frères et sœurs, était le filleul
du a seigneur de la Boissière », petit gentilhomme des environs
de Champagne. Il avait débuté dans les offices féodaux comme
(♦ sergent (huissier) » de la baronnie (1650) avant d'être
nommé notaire en succession de son père, « par lettres de
Francoys de la Roche-Foucauld, baron de Champagne-Mouton »
(7 janv. 1651) et reçu en cette qualité par les officiers de la juri-
diction, avec toute Tétiquette de cette époque très formaliste; il
joignit bientôt à cette fonction celle de procureur (1) de Saint-
Coutant « par sentence de la cour » de cette chastellenie (1656).
Il avait épousé deux ans avant Hélayne Desmassons, fille d'un
feu procureur fiscal de la chastellenie d'Ardières, qui lui apportait
le lit, les linges et les brebis traditionnelles et une métairie (L'Age
Rousseau) à charge de payer 850 livres tournois à sa mère — dot
censée équivalente à tous ses droits dans les successions de ses
parents. Jacques Garnyer,escuyer, seigneur de La Boissière, et Jean
de Goret, escuyer, seigneur de Fantanon, signent au contrat. — Par
ce mariage Jacques Merigeaud entrait évidemment dans la bour-
geoisie du pays.
Un inventaire de ses meubles (1655) nous révèle l'état florissant
de ses affaires ; le blé ne manque pas dans le grenier, ni le vin
dans le cellier, 500 livres en louis d'or et d'argent se trouvent
dans le coffre, les 4 bœufs de sa métairie des Mérigeauds sont sa
propriété personnelle et c'est lui, au contraire, qui souscrit des
obligations à cheptel ; 27 de ces contrats, variant de 5 à 82 livres,
figurent dans ses papiers: c'était le genre de placement le plus
habituel de l'épargne. On y trouve aussi 38 liasses de minutes de
feu Jehan Merigeaud son père : c'était le résultat de plus de
40 années d'exercice.
L'habile gestion de Jacques ne négligeait aucun profit, et le
change des monnaies, très variable à -cette époque, lui en offrait
(1) Les « procureurs » étaient les avoués prés des justices seigneuriales.
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844 RÉUNION ANNUELLE.
quelqu'un : sa correspondance avec M. de Goret, qui habilail Poi-
tiers et dont il faisait les affaires à Champagne, en fait foi.
11 paraissait, comme sa femme, très attaché à la Réforme, et un
testament que celle-ci, malade, fit en 1657 par-devant notaire (elle
était illettrée), avec les formules habituelles aux catholiques, té-
moigne de son souci de reposer « au cymetière de ceux de la reli-
gion prétendue réformée, au tombeau de ses ancêtres » ; ils abju-
rèrent pourtant tous deux, comme beaucoup d'autres, entre 1679
et 1689; la révocation de TËdit de Nantes et les a Missionnaires
bottés » de M. de Louvois, qui étaient à Champagne en 1681 et 1683,
y aidèrent sans doute quelque peu.
Jacques Mérigeaud mourut en 1696, Hélayne en 1699. Ils avaient
eu un fils, Jehan (qui continue la filiation), et trois filles, Suzanne,
Madeleine et Hélisabeth, toutes trois dotées de 900 livres (1) —
le progrès était sensible — dont 200 en communauté et 700 en
propre,ces dots payées régulièrement dans le délai d'un an convenu.
Elles renonçaient bien entendu, et au profit de leur frère, aux suc-
cessions de leurs père et mère. Ces successions comprenaient,
outre le domaine patrimonial des Mérigeaud, accru de 250 livres
d'acquisitions nouvelles, la métairie de l'Age Rousseau et une
autre, Puybaron, que Hélayne Desmassons avait recueillie de sa
mère en dépit des clauses de son contrat.
Trois générations avaient suffi à édifier ce commencement de
fortune.
Jehan Mérigeaud, sieur de laTousche(tige généalogique), succéda
à Jacques dans l'office de notaire de la baronnie ; comme lui il
continua d'arrondir le domaine patrimonial : de 1692 à 1722 il ne
fil pas pour moins de 2,133 livres d'acquisitions, variant de 700
à 900 livres.
L'année même de la mort de son père il avait épousé Françoise
Brothier, fille de Jehan Brothier, marchand du bourg de Monla-
lembert en Poitou, localité assez éloignée de Champagne, mais où
une de ses sœurs, Suzanne, était mariée. Mieux dotée que ses
devancières, Françoise reçut 1,500 livres, plus le linge et les brebis
(<) Diaprés M. de Wailly, la livre valait en 1686 1 fr. 88 de notre monnaie.
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UNE FAMILLE RURALE SOUS l'aNCIEN RÉGIME. 8i5
encore consacrées parTusage, usage qui tombait en désuétude et
que nous ne retrouverons plus, peut-être parce que les Mérigeaud
prenaient leurs femmes dans des milieux sociaux de moins en
moins inférieurs. Elle renonça aux successions de ses parents.
Quatre enfants naquirent de ce mariage :
Pierre (qui continue la filiation) ;
Jehanne, mariée à un marchand en 1721 et dotée de 200 livres
pour ses droits à la succession future de son père et de 1,920 livres
pour ses droits à la succession de sa mère. Nous sommes loin des
iOOescus que François Mérigeaud promettait en 1610 à ses filles
et que son fils payait à si grand*peine ;
Françoise, décédée en 1722, célibataire.
Et Suzanne, qui épousa en 1736, avec 3,000 livres de dot et sous
les mêmes renonciations que sa sœur, un homme très qualifié:
Pierre Bechemilh, sieur de la Remigère, « notaire royal, greffier
de la juridiction de Saint-Gervais, procureur postulant de la chas-
tellenie du Plessisi; ce pompeux étalage de titres répondait à des
fonctions en somme assez modestes, mais c'était le goût de Té-
poque. Les petits offices féodaux s'étaient beaucoup multipliés, la
bourgeoisie des campagnes les accaparait et plusieurs en cumu-
laient un grand nombre.
VI
Avec Pierre Mérigeaud, sieur de la Tousche (tige généalogique,
1701-1767), les nécessités d'instruction commencent à suivre le
développement de la fortune. A l'âge de 14 ans son père l'envoie
étudier sous les soins d'un procureur de RufTec, la ville la plus
voisine ; la pension annuelle était de 125 livres. Ces frais ne furent
point perdus, à en juger par l'étonnante énumération des offices
qu'il exerça, simultanément pour une bonne part. Nous le trou-
vons en effet :
Procureur (1726), puis notaire en même temps que procureur
(1741) de la baronnie de Champagne ;
Notaire (1726) et assesseur de la justice (1738) de la chastellenie
de Saint-Goutant ;
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H46 HÈLMON ANNL'KLLE.
Notaire (1726) et procureur ûscal [1750] (1) de la chastellenie de
Vieux-Ruffec;
Procureur fiscal (1736) et juge (1751) de la chastellenie du Mas-
Dieu..
A sa mort il était depuis longtemps sénéchal des chastelleniesdu
Mas-Dieu, Ardières, Saint- Coûtant, Vieux-Ruffec et Le Plessis, et en
1762 il se qualifiait en outre de a commis buraliste des droits de
courtiers jaugeurs, jauge et courtage, anciens et nouveaux, cinq
sols du droit dominical de la marque des fers i.
Il faut croire que le rôle des audiences de ces <* cours de justice »
n'était pas très chargé, les émoluments du personnel étaient du reste
modiques : un procureur fiscal de Champagne-Mouton avait de
gages du seigneur 20 livres. Mais un simple procureur postulant de
la même justice se faisait 120 livres. Les mômes charges réunies à
la chastellenie du Plessis valaient 70 livres. Un procureur postulant
du Mas-Dieu ne gagnait que 10 livres. Il est vrai qu'il y avait « les
épicesn et qu'on ne demandait pas grande science aux titulaires, la
science de nos juges de paix tout au plus. Les sénéchaux de Cham-
pagne, siège de la baronnie, jugeant par appel les chastellenies
du ressort, étaient pourtant « licenciés es loix ». De 1721 à 1731
Tétude de notaire de Pierre Merigeaud recevait 120 actes.
Pierre Merigeaud avait épousé à 37 ans sa cousine Françoise Bro-
thier qui en avait 20, et Tenquôte ecclésiastique qui précéda les
dispenses de consanguinité laisse entendre que c'était un mariage
d'inclination. Elle* lui apporta 4,000 livres de dot et fut plus tard
rappelée (contrairement aux clauses du contrat) à la succession de
ses parents jusqu'à concurrence d'égale somme. C'était de l'argent
liquide, Pierre en usa pour agrandir encore ses biens immobiliers
et arrenta deux nouvelles métairies et un moulin dans la paroisse;
il acquit quelques terres autour de son domaine des Merigeauds et
aussi une maison à Champagne, et délaissa très probablement, pour
se fixer au bourg même, la vieille maison paternelle des Meri-
geauds qui ne répondait plus aux exigences du temps et de la nou-
velle situation de la famille.
(1) Les « procureurs fiscaux n jouaient dans les juridictions seigneuriales i
pou près le rôle des parquets prôs nos tribunaux. Les « sénéchaux » éuieni
les présidents de ces petites « cours de justice »,xls étaient assistés des « asses-
seurs »•
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'•^^dj^
UNE FAMILLE RURALE SOUS L ANCIEN RÉGIME. 847
Sept enfants, dont un seul garçon, Pierre (quicontinue la filiation),
f
lui naquirent. .^i
Des six filles, quatre moururent en bas âge, la cinquième épousa
M. de la Ribardière, procureur fiscal de la chastellenie d'Âmber-
nac, et fut dotée de 6,000 livres sous renonciation, en faveur de
son frère, à ses droits à venir dans les successions de ses parents.
C'était un riche mariage et l'interminable inventaire des meubles
de cette jeune femmedonne une idée curieuse et complète de l'in-
térieur et du vestiaire d'une bourgeoise élégante de la campagne à
la fin du xviii*^ siècle.
En mourant Pierre Merigeaud avait institué son fils seul héritier
de tous ses biens meubles et acquêts, à charge de partager ses im-
meubles propres avec sa sœur Renée, non mariée, ou de la désinté-
resser par 3,000 livres (1) de dot à prendre sur lesdits biens,
pareille somme de 3,000 livres lui revenant comme à sa sœur
Suzanne sur les biens de leur mère encore vivante. Ces disposi-
tions appelant la fille au même titre que le fils à la succession des
immeubles paternels sont nouvelles. Renée mourut du reste sans
avoir été mariée, laissant à çon frère tout ce qu'elle possédait,
notamment 4,266 livres d'obligations à cheptel. C'était encore un
des seuls modes de placement pratiqué dans ce coin reculé de la
province.
Mme de la Ribardière décéda elle-même (1788, sans enfants) en
sorte que Pierre Merigeaud (qui suit) réunit dans ses mains la for-
tune totale de ses parents.
VII
Pierre Merigeaud de la ïousche (tige généalogique, 1751-1820)
avait 16 ans lorsque son père mourut : trop jeune pour lui succéder
dans ses diverses charges, il s'en fut étudier pendant cinq ans la
procédure à Poitiers dans les études de divers procureurs. Les
clercs de procureur formaient alors dans cette ville une corpora-
tion connue sous le nom de « principale et souveraine Bazoche de
Poitou )), il en fut successivement le trésorier et le vice-chancelier.
Revenu sous le toit paternel et exerçant, malgré ses 20 ans, la
(1) En 1786 la livre ne valait plus que 0 fr. 99. (M. de Wailly.)
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848 RÉUNION ANNUELLE.
charge de procureur des chasiellenies d*Ordières et Saint- Coulant
(1771), il y joignit dès sa majorité celles de notaire elprocureur de
chastellenie d'Alloué et Yieux-Ruffec, et au moment de son mariage
(1779) il était en outre notaire royal.
Marie Cordeau de la Plante, sa femme, lui apportait 6000 livres
de dot, mais elle n'avait qu'une sœur qui mourut sans avoir été
mariée et elle hérita dans la suite de la fortune entière de ses
parents, une terre de plusieurs domaines sur les confins du
Limousin.
Dans le même temps l'abbé J.-B. Mignot, « vicaire général de
Nevers et de Dol et promoteur général de la chambre souveraine
du clergé de France », prieur commendataire et seigneur temporel
de Vieux-Ruffec et Alloue, confiait à Pierre Mérigeaudles fonctions
de juge sénéchal de la première (1779) et de procureur fiscal de la
seconde de ces chasiellenies (1782).
Mais l'ambition lui était venue avec la fortune et il chercha (1781-
1782), avec l'appui du même abbé Mignot, qui l'honorait de son
amitié, quelque situation plus haute : c'était une charge de a secré-
taire greffier de la Sénéchaussée de Civray » ; mais les « finances »
(3000 livres) et les frais (383 livres) parurent dispi'oportionnés. Ce
fut aussi (1781) une charge d' « Elu (1) » à Confolens.et la correspon-
dance échangée à ce sujet donne d'assez curieux détails : le titu-
laire en voulait 6,500 livres, les frais de provision et de réception
étaient évalués à 500 livres, le produit fixe à 130 livres et les
<c épices > à 15 ou 20. (On n'ofi'rail que 3,500 livres.) a II n'était pas
la peine d'être licencié ni même de savoir le latin », la connais-
sance des ordonnances était seule utile et « il y avait dans leurs
livres une formule qu'il fallait savoir par cœur pour se faire rece-
voir à Paris où il faut faire le voyage»; et Tabbé ajoute : « Bien des
personnes comprennent que le Roy veut les supprimer et il ne m'est
pas difficile de le croire par le grand empressement que les titu-
laires ont de s'en défaire. » Elles furent supprimées en effet, mais
non (c par le Roy », et avec elles toutes les petites juridictions sei-
gneuriales, le Roy lui-même et bien d'autres choses encore.
Resté simple « notaire public », Pierre, après un court passage
dans l'administration nouvelle de son arrondissement, n'eut plus
(1) Les « Elus » étaient, aux sièges des « généralités » ou des circonscriptions
nommées « élections », les agents du Trésor pour la répartition des « tailles »
et la garde des deniers qui en provenaient.
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UNE FAMILLE RURALE SOUS L'aNCIEN RÉGIME, 849
d^autres soucis que la bonne gestion de ses propriétés qu'il laissa,
augmentées d'une métairie de plus, à son fils Pierre-Louis et à sa
fille Sophie.
A la réorganisation des services publics, Tétude de notaire que
les Mérigeauds se transmettaient de père en fils depuis plus de deux
siècles fut supprimée ; Pierre-Louis (1792-183G) avait fait un ma-
riage assorti à sa propre situation (1821), sa sœur n'avait point
d'enfants, et en 1840 sa fille, qui devait dans la suite rester Tunique
et dernière héritière du nom et de tous les biens si laborieusement
acquis de la famille, était un des meilleurs partis du pays.
Cette courte et très simple histoire est aussi celle de presque
toutes les familles bourgeoises de notre province.
Sorties des humbles rangs de la classe agricole — quelques-unes
du petit commerce local — et gardant de cette origine un fidèle
attachement au sol natal, elles s'élevèrent peu à peu, par l'exercice
des offices féodaux, en même temps qu'elles édifièrent patiemment
leur fortune sur le labeur, Tordre et Téconomie de leurs généra-
tions successives.
La suppression des juridictions locales mit fin à leur rôle social
et à leur raison d'être dans les campagnes ; les fonctions publiques
de TÉtat vers lesquelles elles tournèrent en partie leur activité
commencèrent de les disperser: les mœurs nouvelles, le partage des
domaines patrimoniaux, les besoins d*un luxe toujours croissant,
en diminuant les fortunes foncières, ruinent de plus en plus Tin-
Ûuence morale et politique de celles qui restent encore fixées au sol.
Les campagnes ne se dépeuplent pas seulement des simples cul-
tivateurs qui travaillent de leurs bras; avant longtemps, et sauf
quelques rares privilégiés, nos vieilles familles rurales bourgeoises,
les (( autorités sociales » des champs, auront disparu, poussées par
les fatales exigences de la « lutte pour la vie » vers le mouvement
des villes où se concentre, à notre époque de centralisation exces-
sive, toute l'activité intellectuelle, toute la vie administrative du
pays.
André Tandonnet.
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UN NOUVEL HISTORIEN DE RICHELIEU
M. Gabriel Hanotaux, déjà connu comme érudit et lettré, bien qae sa
vie ne soit pas uniquement réservée aux études spéculatives, vient d'en-
treprendre une vaste histoire du cardinal Richelieu. Et son premier
volume (1) nous donne une idée de la manière dont il entend élargir et
renouveler une matière qui pouvait paraître épuisée. M. le vicomte
d'Avenel, dans son très remarquable ouvrage, s'était surtout occupé de
la politique intérieure, laissant de côté ce qui regarde la personne du
grand ministre et les afîaires extérieures. M. Hanotaux, lui, ne néglige
rien de ce qui touche, de loin ou de près, à son sujet. 11 l'agrandit à
plaisir, et, comme il a l'esprit 1res ouvert, le style vivant et coloré, c'est
aussi plaisir pour le lecteur. D'ailleurs cette forêt touffue de faits et
d'idées est très bien aménagée, ouverte de larges percées qui permettent
d'en saisir les grandes lignes et de s'y retrouver aisément.
L'auteur nous présente aujourd'hui la jeunesse de Richelieu (1585-
1614) et surtout la situation de la France au moment où l'évéque de
Luçon est envoyé par le clergé de sa province aux États généraux qui
vont s'ouvrir en octobre 1614. A cette occasion, il reconstitue, dans un
pittoresque voyage, l'aspect extérieur du pays et résume tout son déve-
loppement historique, sans souci de s'exposer ainsi aux critiques des
spécialistes. J'indiquerai seulement comment il aborde deux questions
qui touchent à l'économie sociale, la destinée des libertés locales et le
rôle de la noblesse sous l'ancien régime.
Qui n'a été souvent tenté de reprocher sévèrement au gouvernement
monarchique d'avoir travaillé, et trop bien réussi, à détruire les auto-
nomies régionales? M. Hanotaux prétend prouver que cette œuvre
s'explique par les nécessités du développement national. Il montre que
les États provinciaux, avec leur caractère généralement aristocratique,
entravaient toute mesure d'ordre général et s'opposaient obstiné-
ment aux innovations les plus nécessaires, Comme devaient faire
les parlements au xvni« siècle. « L'action des États, écrit-il, se
borne aune routine sans horizon; leur égolsme local renonce à jeter
les yeux au-dessus des limites de la province ; il se désintéresse des
destinées générales du pays et il oppose un non posmmus niais aux
demandes les plus légitimes du pouvoir. Celui-ci s'irrite à la fin. Il tra-
, verse des conjonctures graves, il est accablé; il cherche à qui parler.
Mais non, personne ne veut l'entendre ; on en est toujours au vieux con-
trat rédigé, il y a cinq cents ans, quand les circonstances étaient tout
autres... Une nation unifiée et à qui les nécessités de sa politique exté-
rieure imposent des charges très lourdes peut-elle subordonner sa des-
tinée aux vues de pouvoirs intérieurs particuliers, prétendant jouir d'une
(1) Histoire du cardinal de Richelieu, tome 1. La jeunesse de Richelieu (1585-
1614). La France en 1614. Pari», Didot, 1893.
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UN NOUVKL lilSTORIKN DE RICUELIEU. 851
p artie de la souveraineté ? » Cela prouve qu'il ne convenait pas de laisser
ces parlements locaux s*eraparer de la souveraineté politique, non qu'ils
n'eussent pu utilement exercer des attributions administratives. Seule-
ment entre les affaires d'intérêt général et la gestion des affaires locales,
par suite peut-être du démembrement de la souveraineté centrale au
temps de la féodalité, s'était établie une confusion qui a été très lente à
se dissiper un peu, et dont les suites pèsent encore sur nos institutions.
La noblesse attirée à la cour, abandonnait sa province et perdant son
indé pendance, autre sujet de regrets, aux heures où l'on aime à refaire
l'histoire. M. Hanotaux est très sévère pour cette classe qui n'a pas su
jouer le rôle politique et social d'une véritable aristocratie. Mais une
part de la responsabilité ne doit-elle pas retomber sur les ministres qui
ont constitué la monarchie absolue? N'est-ce pas un peu faute de pou-
voir s'employer dans un libre gouvernement local que la noblesse de
province s'enfonce dans la mauvaise humeur et dai^s l'impuissance?
C'est un système concerté d'appeler les gentilshommes autour du roi, de
les attacher par des charges lucratives, par des pensions très onéreuses
pour le trésor public. La distribution des bénéfices ecclésiastiques est
un moyen très puissant d'influence, auquel bien peu de familles résis-
tent. Ainsi cette intervention abusive de l'État dans les affaires ecclésias-
tiques, qui lit tant de tort à la vitalité de la religion, fut dommageable
aussi à la cause de la liberté eu France. Aurait-il été possible, avec une
autre politique, d'imprimer au mouvement social une autre direction?
Je n'en sais trop rien. Mais je voudrais croire que, sur ce point comme
sur beaucoup d'autres, il y eut entre le gouvernement du premier des
Bourbons et celui de Richelieu plus de différences que n'en indique
M. Hanotaux. Il reconnaît pourtant que Henri IV et Sully « s'appliquè-
rent à rendre à tous, même à la noblesse le goût des champs. lis encou*
ragèrent Olivier de Serres et cette littérature ménagère qui met comme
une note d'idylle entre les désordres de la Ligue et les dévastations des
guerres du xvn« siècle ».
En tout cas, pour juger équitablement l'œuvre de Richelieu, il faut
tenir compte de l'état dans lequel avaient mis la France, quelques
années après le crime de Ravaillac, les menaces des protestants, les
intrigues de cour, les divisions et la rapacité des grands seigneurs. Voilà
pourquoi le volume que vient de donner M. Hanotaux est une introduc-
tion indispensable à ceux qui vont suivre. Ce sera un monument déQ-
nitif élevé à la gloire du grand ministre. Notre patriotisme n'aurait qu'à
s'en réjouir, si l'on pouvait s'empêcher de penser que c'est un modèle
dont il est plus facile de retrouver l'esprit autoritaire que le génie.
. J. A. DES R.
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LA SOCIÉTÉ BELGE D'ECONOMIE SOCIALE
RAPPORT SOMMAIRE SUR LES TRAVAUX DE SA XII* SESSION (1892-1893) (I).
Fidèle à la tradition, nous esquisserons brièvement l'état des travaux
de notre groupe pendant la douzième session qui vient de se clôturer.
Notre publicité régulière rend de moins en moins nécessaire ce rapport
dont Futilité se borne à un tableau d'assemblage. La presse, par
le compte rendu de nos séances, les revues qui ont publié bon nombre
de nos travaui"de Tannée et le procès-verbal détaillé de la plupart de
nos réunions, permettent de suivre pas à pas les traces de notre activité.
Le programme n'en a manqué ni d'intérAt ni de variété.
Les principes qui président à Tordre économique sont fixés, sans
doute, dans leurs grandes lignes, et la haute intervention du Sainl-Siège
y a puissamment contribué; mais bien des points demeurent controversés
soit quant aux déductions, soit quant aux applications et h la prudence
dans Taction. Ces divers points ont donné lieu, dès le début de la ses-
sion, à un débat dont aucun de nous n'a perdu le souvenir, débat ouvert
parM.Ch.Morisseaux, notre président, en décrivant les tendances actuelles
en économie sociale. Très instructif, très animé et, hàtons-nous d'ajouter,
très courtois, cet échange de vues a été fort utile à tous; il a montré que
la recherche sincère du vrai, la volonté résolue et droite du bien permet-
tent la communauté d'étude, la fraternité de travail, malgré la diver-
gence de certaines conclusions ; je dirai plus, il a montré combien cette
collaboration est féconde pour tous, l'accord intégral et préalable n'étant
point du tout requis dans une œuvre de recherche et d*étude, où chacun
vient s'instruire et s'éclairer.
On sait combien il importe de pénétrer de leurs devoirs tous ceux qui
ont une influence ou des richesses. M. E. Harmant, ingénieur, ancien
(1) Le Bureau de la Société pendant cette session se composait de M. le baron
de MoreaUf représentant, ancien ministre, président d'honneur; le comte de
Bousies, vice-président d'honneur; Ch. Morissoaux, directeur au Ministère de
TIndnstrie, président; Yte Fr. de Mongc, professeur à TUniversité catholique
de Louvain, vice- président; Ch. Lagasse, directeur au Ministère des travaux
publics, vice -président ; Mgr Nicotra, secrétaire de la Nonciature apostolique,
vice-président ; le baron Raoul du Sart de Bouland, gouverneur du Hawaut,
Tice-président ; V. Brants, professeur à TUniversité catholique de Louvain,
secrétaire perpétuel ; A. Julin, attaché au Ministère de TIndustrie, secrétaire des
séances.
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(*) Ce rapporta paru dans la Revue générale de Bruxelles, n°» de mars et
avril 1893.
(2) Même recueil, n» de juin 1893.
(3) Même recueil, n^» d'octobre et novembre 1893.
(i) Les procès-verbaux de la conférence ont paru en vol. in- fol., à Bruxelles,
chez Hayez, imprimeur de l'Académie royale, 1892.
LA SOCIÉTÉ BELGE D* ÉCONOMIE SOCULE. 853
directeur de charbonnages, nous a exposé avec beaucoup de vigueur les
pouvoirs et les obligations morales des actionnaires dans /es sociétés par
actions (1) trop longtemps et trop souvent méconnus ou dédaignés. vj
La Société appréciant l'importance de ces leçons, décida la distribution
de ce remarquable travail. — Les rapports entre patrons et ouvriers, le
contrat de travail, le patronage, subissent, sous Tactiou de causes mul- ,«
tiples, des tranformations profondes. J^ai eu l'honneur de soumettre ù la «^
Société quelques réflexions sur ces phénomènes, sur le rôle des con-
seiis d^usine pour la paix sociale, sur les éléments qui peuvent servir à
la corporation moderne delà grande industrie (2). — Pour améliorer la
situation du travail et des rapports avec le capital, on a recommandé vive- :
ment la diffusion de la propriété et du capital parmi les travailleurs, par
la coopération sous diverses formes et par d'autres procédés. M. Jos. de
la Vallée-Poussin, a analysé et étudié avec beaucoup d'intérêt et de
talent, ces formes du travail autonome au xix* siècle (3).
On sait combien vives sont les controverses sur les causes de la i '
dépression industrielle, sur la part qu'il convient d*y assigner au régime
monétaire. La conférence monétaire internationale, réunie ù Bruxelles en
1892, donnait à cette question un intérêt tout immédiat (4>). Un de nos
confrères qui avait participé aux travaux de la conférence en qualité de '
secrétaire, M. Ed. vander Smissen, nous exposa les lerons elles conclu-
sionsqu'on pouvait en tirer. 11 montra Tinfluence qu'exerce sur l'état so* ' ■'
cial le régime monétaire et exposa, avec abondance et talent, les éléments
d*une solution rationnelle que les événements semblent, depuis lors, j
avoir ajournée à un lointain avenir. A ce débat plein d'intérêt, malgré
Taridité que semble présenter un sujet si technique, M. Georges de
Laveleye, secrétaire général de la conférence, nous apporta le contin-
gent précieux de sa parole claire, brillante, et de sa compétence finan-
cière.
Parmi les causes certaines de souffrance sociale, il eu est une, géné-
rale sans doute, mais, hélas aussi trop spéciale à la Belgique : c'est Cal- '
coolisme. M. Henry Carton de Wiart fit Texposé des faits, et l'examen
critique des divers moyens de combattre le fiéau ; il le fit avec la netteté,
la précision, Télégance et la verve que souvent déjà nous avons eu le
plaisir d'apprécier. Il conclut, comme remède important, à la réduction 1
du nombre des débits alcooliques. Il amena à prendre la parole un des j
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854 LA SOCIÉTÉ BELGE d'ÉGONOMIE SOCIALE.
adversaires les plus résolus et les plus ardeats du mal, M. Eni. Gauder-
lier, secrétaire général de la Ligue patriotique contre Talcoolisme, qui
ajouta des considérations intéressantes et défendit son système de mono-
pole qu'il considère comme le seul remède efficace (I).
Les questions agricoles, la situation du petit propriétaire rural méri-
tent une attention sérieuse, car l'élément rural est pour le pays une
force qu'on ne peut laisser ébranler sans danger. M. Ernest Dubois, nous
â exposé les systèmes par lesquels on prétend, en divers pays, pro-
téger la petite propriété rurale, notamment en Amérique par Yhomestead
exemtion (2). Ses renseignements précis sont de nature â faire réfléchir
les admirateurs de cette législation séduisante qui, en Europe, gagnait
des partisans.
Faut-il conseiller Pémigration à ceux qui souffrent dans nos vieux pays,
et, quand ils veulent partir, où peuvent-ils aller sans trop de danger?
Question sérieuse qu'ont aggravée de rudes déceptions et des séductions
funestes. M. Georges Kaï:>er nous donna son opinion, fit l'éloge des colo-
niesdu Ganada, avec documents à Tappui, dans un exposé dont l'intérêt fut
encore assaisonné d'un charme humoristique. Fort opportune et piquante
en même temps qu'instructive, fut l'intervention au débat d'un écono-
miste des États-Unis d'Amérique, M. Falkner, professeur à l'Université
de Pensylvanie et secrétaire de l'Académy of political science de Phila
delphie.
Avec toutes ces questions agitées, nous avions été au plein des con-
troverses actuelles, au milieu du mouvement des idées du jour. 11 y a
du charme à jeter un regard sur les idées d'hier, à mesurer l'espace par-
couru Ce charme est plus vif encore quand on a la fortune d'entendre
M. Albert Nyssens exposer les idées à'Eudore Pirmez sur les grands inté-
rêts économiques et sociaux. Pour beaucoup d'entre nous qui avions
connu l'infatigable économiste parlementaire, il y avait une saveur spé-
ciale à voir revivre cette physionomie si personnelle. Pirmez, nous le
reconnûmes une fois de plus, fut un maître de l'économie libérale qui
eut l'art suprême de rendre séduisantes et aimables, jusque dans leurs
paradoxes, ses théories intransigeantes mais sincères. Si loin qu'on
puisse être d'adhérer à ses idées, ce n'est jamais sans une satisfaction
patriotique qu'on salue un grand talent national. M. Nyssens nous le fit
revivre, dans toute la force du mot, avec précision, éloquence et en-
train (3).
Nous avons clôturé notre année sociale par une visite industrielle
(1) M. Cauderlier a développé depuis iops ce système dans son intéressant ^o-
[Mme: L'alcoolisme en Belgique. Br[i:s.c\\es, Lcfebvrc, 1893.
(2) Dans la Revtie générale de Uri^xellos, n^ de juillet 1893.
(3) Cette communication est, un chapitre de l'importante biographie d'Eadore
Pirmez qui a paru en 1 vol. in-S®. Bruxelles, 1893.
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LA SOCIKTE BELGE D'ÉCONOMIE SOCIALE. 855
dans le bassin de Charleroy. La Société n'a qu'à se féliciter de cette cou-
tume qui lui permet de voir fonctionner quelque institution importante,
de connaître une organisation industrielle, d'interroger sur place les
intéressés. Ces excursions, si courtes soient-eJles, sont des leçons d'hom-
mes et de choses, le complément nécessaire des leçons de livres. Ils en
donneront sans hésiter le témoignage, ceux de nos confrères qui ont par-
ticipé depuis le début à nos visites successives à Anvers, à Liège, à
Cbarleroy, à Mariemont, à Verviers, à Bruxelles, et cette fois encore à
Charleroy. Un vivant compte rendu de cette dernière excursion a été
fait par M. Henry Delvaux (1). Il a parlé et des institutions sociales des
usines de Marcinelle et Couillet, et des verreries de M. Eug. Baudoux où
nous avons pu étudier le fonctionnement et l'influence du Conseil de
conciliation de Tusine. M. Alexis Delaire, secrétaire de la Société
internationale d'Economie sociale de Paris, répondant à un discours
de M. le comte de Bousies, a parlé en termes élevés sur la tradition du
patronage. Nous le remercions de sa fidélité à nos réunions annuelles.
C'est là aussi une coutume qui ne peut faillir.
C'est un devoir de clore cet aperçu en remerciant notre président, qui
a dirigé notre Société pendant cette session avec le zèle et la distinction
que tous ont appréciés. On sait que M. Ch. Morisseaux, dont nous con-
naissons depuis longtemps l'activité et le talent, les a vus consacrés et
récompensés hautement par le prix duRoi de 1892, décerné à son ouvrage
sur la législation du travail. C'est pour nous une vive satisfaction que cet
honneur lui soit échu et que le souvenir en reste attaché à son année
présidentielle.
Et maintenant nous ne pouvons que nous enco,urager mutuellement à
l'étude activa des graves problèmes de la vie économique et sociale.
Mous croyons que notre groupe peut être satisfait de son bilan. Société
d'études calmes et sincères, étrangère aux tumultes de la politique mili-
tante, elle veut cependant agir à sa manière en étudiant les problèmes de
l'heure présente, en cherchant à éclairer les esprits. Qui peut mécon-
naître combien ce genre d'action devient plus urgent au jour où la mul-
titude, appelée aux comices, risque davantage d'être trompée par la
phraséologie intéressée ou sonore. Ily a là une œuvre laborieust^ et dif-
ficile, utile à la patrie et à laquelle, avec la grâce divine, il faut no point
faillir.
V. Brants.
(I) Dans la Ré foi*me sociale de Paris, n^du 16 septembre 1893, avec les discours
de MM. do Bousies et Delaire. et aussi dans le Bulletin de l'Union dea patrons
de Liège, no d'octobre et novembre 1893. Le discours de M. Delaire sui* la Tra-
dition du patronage a paru cj^alcmenl rtans la i^e^we //é/ieVa/e de Bruxelles, n» du
lor septembre 1893.
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COURS ET CONFÉRENCES D'ÉCONOMiE SOCIALE
Le cours de M. URBAIN GUËRIN s'ouvrira le samedi 3 décembre 1893,
à 4 heures i/2 précises, et se continuera les samedis suivants, dans les
salles de la Bibliothèque de la Société d'Économie sociale; rue de
Seine, 54.
11 ne sera prélevé aucun droit d'inscription.
Le cours développera en dix leçons le programme suivant :
LES RÉFORMES DE LA VIE PUBLIQUE
Li*OB*sanl»atloii du pouvoir central* — I^e» ministre»
I. — Les réformes de la vie publique. — Rappel du cours de Tannée
dernière sur le gouvernement local. — Examen des éléments du pouvoir
central. — Nécessité d'étudier son agencement et de délimiter son action
d'une manière scientifique au moment où il tend à envahir tous les
domaines. ~ Les diverses conceptions de l'Etat. — Le césarisme. —
Définition du véritable rôle de TEtat : maintien de la justice, protection
des intérêts généraux, défense du pays à l'extérieur. — Rôle malfaisant
de l'Etat lorsqu'il empiète sur les libertés de la vie privée ainsi que sur
celles des groupements naturels,;OU quand il se charge d'attributions que
rinitiative privée peut accomplir.
II. — Le premier organe du pouvoir central: les ministres. — Le premier
ministre, son rôle d'après l'histoire pour assurer l'unité de pensées et de
vues dans le gouvernement. — Les services ministériels en France. —
Coup d'œil jeté sur les pays étrangers. — Multiplication das ministères
en France coïncidant avec les empiétements de la bureaucratie.
m. — Le ministère des finances. — Son importance primordiale. —
Comment il était organisé dans Tancienne France. — Son organisation
dans différents pays étrangers : en Angleterre, en Prusse, dans la Répu-
blique américaine. — Autorité attribuée en Angleterre au lord de la
trésorerie. — Etude du fonctionnement actuel du ministère des finances.
— Dissémination des services financiers. — Réformes à introduire dans
l'organisation du ministère des finances tendant notamment à lui assurer
la haute main sur les dépenses des autres. services ministériels.
IV. — Continuation de Tétude du ministère des finances. — Le budget,
— Sa première partie : les recettes. — Les divers impôts. — L'impôt
direct. — Etat actuel de l'impôt foncier en France. — Nouvelles mesures
établies dans ces dernières années. — Le dégrèvement du principal de
rimpôt foncier. — Les impôts indirects. — Attaques dirigées contre les
impôts de consommation. — Projets divers d'impôt sur le revenu. —
Comment cet impôt est établi en Angleterre et en Prusse.
V. — Tendance des gouvernements populaires à établir l'impôt per-
sonnel. — Exemples dans le passé : la république de Florence. —
Exemples actuels : certains cantons suisses. — Les impôts socialistes.
— L'impôt progressif. — Propositions tendant à l'établir en France dans
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COURS ET CONFÉRKNCES d'ÉCONOMIE SOCIALE. 857 \'^/%
' '''"'*??
Je paiement des droits de mutation. — Projets tendant à la restriction du ^:^^s
droit successoral, notamment en ligne collatérale, au profit de TEtat.
VI. — Deuxième partie du budget : les dépenses. — Distinction entre ''^
celles qui reviennent à l'Etat et celles dont il doit se décharger. — ^^
Causes d'accroissement des dépenses : tendance de l'Etat à devenir /^
le maître universel, en se substituant aux initiatives privées. — Absence
de représentation de tous les intérêts et de garantie donnée aux contri-
buables contre la puissance absolue des assemblées. — Augmentation
constante des emplois. — Multiplication des travaux publics inutiles
constituant une forme particulière du socialisme d'Etat.
VII. — Les autres départements ministériels. — Gomment ils sont "*
constitués à Tétranger, notamment en Angleterre, en Allemagne, en Bel-
gique, en Italie, en Russie, dans la Re'publique américaine, en Suisse.
— Pouvoir des ministres sur les agents administratifs. — Garanties don-
nées à ceux-ci dans plusieurs pays.
VIII. — Les départements ministériels en France. — Les principaux
d'entre eux. — L'intérieur. — La justice. — Les affaires étrangères. —
La guerre. — Réformes à opérer dans ce dernier par la distinction entre
l'administration et le commandement, à l'exemple de la Prusse et de
l'Angleterre. — Empiétements progressifs de la bureaucratie sur le
terrain de la vie privée et sur les libertés locales. — Projets de création
de nouveaux départements ministériels.
IX. — Rapports des ministres avec le chef du pouvoir exécutif. — Les
gouvernements de cabinet avec la responsabilité ministérielle : l'Angle-
terre, l'Italie, la Belgique. — Gomment ils se sont peu à peu constitués.
— Les ministres nommés par le chef du pouvoir exécutif : la Prusse et
les Etats-Unis. — Leur non-responsabilité. — Pouvoir étendu accordé au
président de la République américaine. — Rôle important de la haute
cour de justice pour assurer la liberté des citoyens et le respect de la
justice contre l'arbitraire du pouvoir. — Les ministres désignes par une
Chambre : la Suisse.
X. — La responsabilité des ministres en France. Part très restreinte
accordée au chef du pouvoir exécutif dans leur nomination. — Respon-
sabilité illusoire. — Défaut de garantie contre les abus du pouvoir cen-
tral par suite de la prépondérance de la juridiction administrative dans
les démêlés des citoyens avec le gouvernement. — Conclusion. — Les en-
vahissements continuels de l'Etat par la création de nouveaux rouages bu-
reaucratiques affaiblissent en réalité le gouvernement et constituent un
des plus grands dangers d'un pays à suffrage démocratique. — Nécessité
de réagir contre ces tendances par Textension des libertés locales et des
autonomies provinciales, par un vigoureux développement de l'initiative
individuelle et par une forte constitution de la vie privée, première base
de toute société.
Bourse» et prix . — La Société d'Économie sociale donne cha-
que année des prix et des bourses de voyage comme encouragement aux
études poursuivies suivant la méthode d'observation.
Secrétariat : 54, rue de Sei?ie, Paris.
La Réf. Soc, !•'«• décembre 1893. 3« sér., t. VI (t. XXVI col.), 55.
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LE MOUVEMENT SOCIAL A L'ÉTRANGER
Lo dimanche à l'Exposition de Chicago. — La recherche de la paternité en
Belgique. — La grève des mineurs anglais.
LE DIlMLiNCHË A L'EXPOSITION DE CHICAGO. — Nous trou-
vons dans le Bulletin dominical, qui est l*organe à Genève de la Fédéra-
tion internationale pour l'observation du dimanche, un curieux his-
torique des diverses phases par lesquelles a passé aux États-Unis la
question de la fermeture le dimanche de TExposition de Chicago. Rien
n'est plus caractéristique de Tétat des idées et des mœurs dans la
grande république que cette chaude querelle dont jusqu'ici nous n'avions
eu dans notre presse quotidienne que quelques échos.
La direction de l'Exposition, entreprise toute privée et non pas du
gouvernement, accepta d'abord du Congrès des États-Unis une subven-
tion de 2,500,000 dollars, d'autres disent de 5,000,000 <le dollars (25 mil-
lions de francs), avec la condition formellement exprimée de fermer
cette « foire du monde » le dimanche. Première phase.
Comme elle avait fait trop grand et avec trop de frais, la direction,
craignant la faillite, se prend à regretter les milliers de dollars qu'elle
aurait peut-être pu encaisser le dimanche. Elle foule aux pieds l'engage
ment qu'elle a contracté et décide d'ouvrir le dimanche. Seconde phase.
Le commissaire fédéral de Chicago menace alors d'employer la force
pour faire respecter la décision du Congrès. L'affaire est portée devant
Jes tribunaux. Une première cour condamne la direction à la fermeture.
Troisième phase.
La direction de l'Exposition persiste dans son projet d'ouvrir le
dimanche, toujours à cause des bénéfices qu'elle espère en retirer. Elle
en appelle à la Cour supérieure qui, par Torgane de son président, le
juge Stein, juif d'origine allemande, autorise l'ouverture en se fondant
sur de prétendues raisons juridiques. L'exposition s'ouvre le dimanche
28 mai, la direction est satisfaite. Quatrième phase.
Cependant l'opposition à l'ouverture, qui dès le commencement s'était
hardiment manifestée, grandit de jour en jour; les lettres, les pétitions
abondent de nouveau auprès de la direction et chez le président des
États-Unis. Ce sont les nombreux partisans du dimanche chrétien qui
demandent le repos du prochain et le respect de la loi divine. Les trois
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LE DIMANCHE A L EXPOSITION DE CHICAGO. 859
quarts des objets exposés sont couverts par les exposants, des action-
naires intentent des procès à la direction pour violation de la convention
primitive, et un grand nombre de partisans de la fermeture du dimanche
s'engagent à ne pas mettre les pieds à l'Exposition, si la condition fixée
dès l'origine n'est pas maintenue. Le nombre des visiteurs, le dimanche,
devient relativement insignifiant. La direction, après une expérience de
plusieurs semaines, voit qu'elle marche au-devant du gigantesque échec
financier qu'elle voulait éviter. Sous la pression de l'opinion publique et
surtout de leurs intérêts compromis, les directeurs décident, par 24 voix
contre 6, de fermer définitivement le dimanche et l'on ferme en effet.
C'est la cinquième phase.
Mais on avait compté sans la ténacité du président de la Cour supé-
rieure. Déçu dans ses espérances impies, il va tenter d'imposer sa déci-
sion. Les cinq principaux directeurs sont condamnés à iOOO dollars (en-
viron 5000 fr.) d'amende chacun et à de la prison pour avoir contrevenu
à l'arrêt, tout d'abord tant désiré, et rendu en faveur de l'ouverture.
l'Exposition est donc ouverte de nouveau. C'est la sixième phase.
Enfin on comprend, paraît-il, le ridicule de la décision imposée à la
direction. Elle est contraire à ses intérêts, à la décision du Congrès, et
heurte les convictions de la meilleure partie de la population du pays.
La Cour supérieure se décide le 31 août à annuler son arrêt. La direc-
tion redevient libre. Depuis lors l'Exposition a été définitivement fermée
le dimanche. C'est la septième et dernière phase de cette triste comédie,
basée sur Tamour du dollar.
Ce qu'il faut surtout signaler dans cette histoire, ce n'est ni le mer-
cantilisme de quelques hommes d'argent, ni les défaillances de certains
juges, puisque aussi bien ce sont là choses de tous les temps et de tous
les pays : mais c'est la persévérante énergie du public relif:;ieux qui a su
envers et contre tout, dans une circonstance aussi solennelle, imposer le
respect de la loi divine. Ce courage pratique,'qui ne se lasse jamais tant
qu'il n'a pas obtenu gain de cause, qui ne se borne pas à la manifestation
stérile ou à la protestation éphémère, mais qui sait s'imposer les efTorts
les plus prolongés et les sacrifices les plus difficiles, ce serait peut-eHre
aller trop loin que d'en attribuer aux peuples anglo-saxons le monopole,
mais on peut au moins affirmer que les peuples latins ont fort à faire
pour en renouer chez eux la tradition malheureusement interrompue.
LA RECHERCHE DE LA PATERNITÉ EN BELGIQUE. - Le gou-
vernement belge a distrait du projet de revision du Code civil, pour les
présenter sous forme de projet de loi spécial, les dispositions élaborées
par la commission sur la recherche de la paternité. En raison de l'impor-
tance qu'ont toujours attachée les disciples de Le Play à celte réforme,
nous donnons in extenso le texte du projet de loi déposé par M. Lejeune.
^^
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860 LE MOUVEMENT SOCIAL A L'ÉTRANGER.
Article premier. — La recherche de la paternité est autorisée dans les
cas suivants :
i" S'il y a aveu de la paternité résultant soit d'actes ou d'écrits quel-
conques émanes du père prétendu, soit de faits ou circonstances dont
la réunion caractérise la possession d'état, d'après l'article 321 du Code
civil ;
2» Si le père prétendu a été condamné du chef d'enlèvement, du chef
d'arrestation, de détention ou de séquestration arbitraires, du chef de
viol ou même du chef d'attentat à la pudeur consommé sans violence sur la
personne d'une fille de moins de quatorze ans accomplis, lorsque l'époque
de ces infractions se rapporte à celle de la conception ;
3** S'il y a eu séduction par promesse de mariage, abus d'autorité on
manœuvres frauduleuses, pourvu qu'il existe un commencement de
preuve par écrit de la promesse de mariage, de l'abus d'autorité ou des
manœuvres frauduleuses, ou que des présomptions ou indices résultant
de faits dès lors constants soient assez graves pour déterminer la preuve
testimoniale de ces diverses circonstances.
Le commencement de preuve par écrit résulte de tous actes, écrits,
papiers ou lettres émanés d'une partie engagée dans la contestation ou
qui y aurait intérêt, si elle était vivante.
Art. 2. — Après avoir constaté l'existence des conditions auxquelles
la recherche de la paternité est admissible, aux termes de l'article pre-
mier, le juge décide, suivant les circonstances de la cause, si l'enfant a
pour père celui qu'il réclame.
Art. 3. — Ne sont pas admis à la recherche de la paternité:
1« Les enfants nés de personnes dont Tune était à l'époque de la con-
ception, unie par le mariage avec une personne; 2<> les enfants nés de
personnes entre lesquelles le mariage est interdit, pour cause de parenté
ou d'alliance en ligne directe, ou pour cause de parenté en ligne colla-
térale au deuxième degré.
Art. 4. — Toute recherche de paternité peut être contestée par tous
les intéressés.
Art. 5. — La paternité ne peut être recherchée contre l'enfant
naturel.
Art. 6. — Les tribunaux criminels doivent se conformer aux disposi-
tions qui précèdent en ce qui concerne la preuve de l'état.
Art. 7. — L'action en réclamation d'état est imprescriptible à l'égard
de l'enfant.
Art. 8. — L'action ne peut être intentée par les héritiers ou par les
autres successeurs universels de l'enfant qui n'a pas réclamé, que s'il
est décédé mineur ou dans les cinq années après sa majorité.
Art. 9. — Les héritiers ou les autres successeurs universels peuvent
suivre cette action, lorsqu'elle a été commencée par l'enfant, à moins
qu'il ne s'en soit désisté formellement ou qu'il n'ait laissé passer trois
années sans poursuites, à compter du dernier acte de la procédure.
Art. 10. — L'enfant ne peut réclamer du père auquel il a été déclaré
appartenir les droits d'enfant légitime.
Ses droits héréditaires sont réglés par le Code civil au Titre des suc-
cessions.
Art. 11. — L'enfant prend le nom du père auquel il a été déclaré
appartenir.
Cependant, dans le cas où la filiation se trouve constatée, à la fois, à
l'égard du père et de la mère, l'enfant a le droit de conserver le nom de
la mère, si le jugement qui le rattache au père n'est intervenu que posté-
rieurement.
L'enfant qui optera pour le nom de la mère devra, dans le délai d'un an
à partir du susdit jugement, et sous peine d'être déchu de son droit.
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LA RECHERCHE DE LA PATERNITÉ EN BELGIQUE. 861
faire une déclaration d'option devant rofficier de l'état civil du lieu où
son acte de naissance est inscrit.
Art. i2. — Le père vis-à-vis duquel la filiation de Tenfant naturel est
constatée, conformément aux dispositions qui précèdent, est tenu de le
nourrir, de l'entretenir et de l'élever.
Il doit des aliments à son enfant naturel, à ses descendants légitimes,
ainsi qu'au conjoint de Tenrant naturel ou de ses descendants légitimes,
dans les cas et de la manière qui sont déterminés par les articles 205
à 211 du Code civil.
Cette dernière obligation est réciproque.
Elle ne peut être reclamée, soit du père naturel, soit de l'enfant na-
turel, de ses descendants légitimes et du conjoint de l'enfant naturel ou
de ses descendants légitimes que si les personnes tenues de la dette ali-
mentaire envers les uns ou les autres, aux termes des prédits articles 205
à 2H, sont elles-mêmes hors d'état d'y satisfaire.
Art. 13. — Dans tous les cas où il y a lieu, d'après la présente loi, de
prendre égard à l'époque de la conception de l'enfant, cette époque est
fixée entre le trois centième jour et le cent quatre-vingtième jour avant
la naissance, au moment le plus favorable à 1 enfant.
Espérons que les préoccupations constitutionnelles ou électorales des
représentants de la nation belge ne les empêcheront pas longtemps de
donner force de loi à un projet aussi important pour l'amélioration des
mœurs. La question a été portée à diverses reprises devant les Chambres
françaises sans pouvoir jamais aboutir, et il serait téméraire d'espérer
que de longtemps il en pourra être autrement. Nous avons pour notre
Code le fétichisme que l'on sait, et nous ne sommes pas prêts à nous en
affranchir, surtout pour des réformes qui coûteraient à nos habitudes de
trop cruels sacrifices. Il appartiendrait cependant à un régime qui se
vante d'avoir souci plus que ses prédécesseurs des intérêts des humbles,
de prendre en main la défense de ces faibles, les femmes et les enfants,
sacrifiés par la loi aux caprices des hommes. Et s'il est vrai, comme la
chose paraît établie, que le maintien de l'article 340 dans le Code civil
est dû à la volonté de Napoléon !•', ce devrait être une autre raison pour
nos hommes d'État républicains de l'en exclure au plus vite. On sait
par un livre récent quelles étaient sur le compte des femmes les idées
de l'empereur, et comment il y a toujours conformé sa conduite ; le
mépris qu'il avait pour elles n'avait d'égal que son dédain de la morale :
l'article 340, qui interdit la recherche de la paternité, porte bien la griffe
du maître. L'assemblée de législateurs qui prendrait la défense de cet
article vraiment indigne d'une nation civilisée et chrétienne donnerait à
croire que, sur le chapitre des mœurs tout au moins, elle ne diffère
guère de l'impérial sultan (1).
(1) V. sur Napoléon I««'le livre de M. Masson -.Napoléon et les /"emme*, Paris,
1894. — Sur la question de la recherche de la paternité on consultera avec fruit,
dans le compte rendu des travaux du Congrès tenu au Havre en juin 1893 par
l'Association protestante pour réludc pratique des questions sociales doux rap-
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J
P»-^•^^^-
fe, / 862 LE MOUVEMENT SOCIAL A L'ÉTRANGER.
^^ LA GRÈVE DES HOUILLEURS ANGLAIS. — Vers le 28 juillet
'^r dernier, s'ouvrait en Anf^ieterre une grève formidable de plus de
•. 350,000 mineurs des districts du Centre. Cette grève a duré seize se-
V- maines. Elle vient seulement de prendre fin, grâce à Taccord établi dans
V la conférence tenue le 17 novembre par les représentants en nombre égal
V. des deux parties, sous la présidence de lord Roseberry, ministre des
^fr affaires étrangères.
f'- La cause de ce gigantesque conflit a été la nécessité où se sont vus
les propriétaires de mines de ce district, de notifier à leurs ouvriers que,
par suite de la baisse persistante des prix du charbon, ils ne pouvaient
différer davantage une baisse dans les salaires égale à 2o % de l'augmen-
tation qui avait été accordée dans la période de prospérité. Cette
augmentation était de 40 %, et les 25 % de réduction auraient représenté
17 1/2 J^ sur le salaire total. Après les pourparlers et les procédures
très régulières ordinaires en pareil cas entre les deux parties chez nos
voisins, après le refus par les ouvriers d'une proposition d'arbitrage
faite d'abord par les patrons, et réitérée plusieurs fois pendant la grève,
le travail fut interrompu pour ne reprendre qu'après trois mois de lutte,
de misère chez les mineurs, de crise dans une foule d'industries tribu-
taires des mines de houille, qu'après des incidents de toute sorte qui
mériteraient une étude détaillée. Cette étude aurait d'autant plus d'in-
térêt qu'elle donnerait l'occasion de comparer, à propos des grèves
concomitantes qui ont eu lieu en Belgique et en France (mais avec une
durée et une extension bien moindres qu'en Angleterre), les mœurs
industrielles des trois pays, les répercussions économiques d'un conflit
aussi étendu sur les divers marchés, enfin les perspectives d'avenir
ouvertes partout devant l'industrie par suite des prétentions des socia-
listes, des progrès de leurs organisations, des concours que leur appor-
tent les gouvernements, les politiciens et les théoriciens aveugles.
Les ouvriers et leurs défenseurs peu vent- ils se vanter au moins d'avoir
réussi à imposer leur prétention du droit à un salaire qui ne baisserait
jamais dans les temps de crise et qui monterait toujours aux époques
de prospérité ? Ils ont réussi en apparence puisque, par la convention
signée sous les auspices de lord Roseberry, le travail a été repris à l'an-
cien taux des salaires. Mais, en réalité, c'est seulement une courte trêve
qui a été signée, et l'avantage accordé ne l'est que jusqu'au 1»^ fé-
vrier 1894, c'est-à-dire pour deux mois et demi seulement, et alors que
la hausse énorme des cours justifie de hauts salaires. Ce court délai
devra être employé, d'après la convention, à établir un régime définitif.
ports de MM. Sabatier et Aguilera, qui la discutent sous toutes ses faces, p.65-95
et 179-209 (Paris, Fischbacher.) Il va de soi qu'à runanimité le Congrès a omis
un vœu en faveur de la réforme du Gode.
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"}W^-
LA GRÈVE DES BOUILLEURS ANGLAIS. 863
Dès le 13 décembre va se réunira Westminster un comité de conci-
liation constitué pour une année au moins, et qui aura pouvoir pour
déterminer, de période en période, le taux des salaires à partir du
l**" février. 11 y aura là une très curieuse expérience à suivre, car si elle
parvient à s^étendre a toute la production anglaise du charbon, si elle
dure assez longtemps et si ses conséquences sont bonnes pour les deux
parties, les socialistes y puiseront un puissant argument pour une
réglementation générale de la production par un organisme central.
Il faut, de plus, remarquer que la solution acceptée de part et d'autre,
celle d'un arbitrage, avait été offerte dès l'origine par les patrons et
refusée par les ouvriers, reconnaissant ainsi eux-mêmes en quelque
sorte qu'ils avaient peu de confiance soit dans ce moyen pacifique, soit
dans la justice de leur cause. Après que leurs associations ont épuisé
les 25 millions de francs que contenaient, à ce qu'on prétend, leurs
fonds de grèves, ils doivent aujourd'hui se soumettre à la force des
choses, car comment pourraient-ils avant longtemps recommencer une
lutte sérieuse?
On peut enfin espérer que cette politi<iue des Trade's Unions n'aura
pas toujours le même succès auprès des travailleurs anglais. Divers
symptômes en témoignent, notamment ce Congrès du travail libre,
récemment tenu en Angleterre, et où les Trade's Unions fort malmenées
en général, ont été surtout attaquées par un tonnelier de Greenock,
M. Mac Léan, qui a été pendant vingt- deux ans trade's unioniste, et qui
les a vivement accusées de fomenter tout autre chose qpe l'union et la
conciliation, de jouer dans les grèves un rôle néfaste : « Les mineurs,
a-t-il dit, en parlant de la grève actuelle, ont perdu 112 millions
500,000 francs de salaires; les patrons ont perdu tout autant; et, en tenant
compte des désastres et des chômages provoqués dans une foule d'in-
dustries par suite de la crise charbonnière, on arrive à une per^e approxi-
mative de 30 millions de livres sterling — soit 750 millions de francs! Ce
chiffre formidable représente le budget de la marine et de la guerre ! »
M. Mac Léan a conclu que ces maux auraient été certainement évités
s'il se fût trouvé, au début de la crise, des chambres d'arbitrage pour
étudier d'urgence et résoudre le difl*érend. Il a été fort applaudi par la
réunion qui était d'ailleurs, comme lui, favorable aux revendications
des grévistes.
Il faut, croyons-nous.beaucoup attendre du sens pratique des ouvriers
anglais, plus accessibles que ceux du continent aux leçons de l'expé-
rience, et fort en avance sur eux sous tous les rapports. Cette avance
leur permet de nous montrer ce que produit à notre époque une « or-
ganisation corporative de la société ». Sachons profiter de la leçon.
J. C\Z\JF.U\.
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BIBLIOGRAPHIE
I. — Recueils périodique».
Journal de» Economiste», 5' série, t. XIII (Paris, janvier
mars 1893). — Raflfalovioli (A.), Le marché financier en 1892, p. 10-27.
— Lamé-Fleury (E.), De la société moderne, d'après la récente publica-
tion de M. Herbert Spencer, p. 27-49 [analyse détaillée du volume Justice
(in-8% Guillaumin, 1892)]. — François (G.), Les instituts de banquiers,
p. 50-62 [organisation de ces sortes d'associations professionnelles, très
prospères en Angleterre et en Australie ; efforts faits par elles pour l'ins-
truction de leurs membres : examens d'admission, bibliothèque, recueil
périodique de mémoires, vulgarisation. Rien de comparable en France,
malgré l'utilité de semblables institutions.] — Meyners d'Estrey (D^),
Excursion aux mines d'or de la Mandchourie, p, 91-9. — Renandin (E.),
Le journalisme en France, statistique des périodiques, p. 115-20. —
Molinari (G. de), Faut-il abandonner ou poursuivre Tentreprise du canal
de Panama, p. 161-73 [« espérons encore, et malgré tout, que la bataille
de l'isthme sera gagnée »1. — Inostranietz, Considérations sur réco-
nomie rurale de la Russie, p. 173-99 [intéressants détails, éclairés par
des chiffres puisés aux meilleures sources, sur la condition sociale, écono-
mique et climatérique des paysans russes; description des trois grandes
régions agricoles de la Russie, le tchernozième,les steppes et le Nord ; la
première, qui est la plus riche naturellement est aussi la plus pauvre en
fait par suite de l'esprit routinier, de l'incurie, des six mois de repos de
ses habitants; dans le Nord au contraire, où des populations plus indus-
trieuses et plus actives se sont depuis longtemps préoccupées de remé-
dier aux ingratitudes de la nature, la misère est mpins grande et moins
générale que dans le riche tchernozième : des industries diverses s'y
développent chaque jour, permettant aux paysans de prolonger leur
activité au delà du terme des travaux agricoles, et de combler le déficit
de leurs récoltes par le produit de leur travail personnel. Description de
ces industries. L'auteur conclut que « celte zone du nord, siège de la
plus ancienne puissance des Slaves en Europe et qui marche la pre-
mière dans l'histoire de la civilisation russe, la première aussi aura sans
doute franchi cette période à demi barbare des défrichements et de
l'extension à outrance... déjà l'industrie buissonnièrCj pénélrant dans
tous les foyers, a enseigné aux hommes que la nature n'est pas la seule
productrice... déjà l'agriculture, sur des points isolés, se diversifie et se
perfectionne... déjà les industries nouvelles grandissent à l'horizon mos-
covite. Cfttte zone sera pour la Russie l'initiatrice d'une ère économique
nouvelle ; en déplaçant la base de la richesse publique et en la repor-
tant des forces aveugles de la nature aux forces intelligentes de l'homme,
elle fera des primitifs défricheurs orientaux que nous avons décrits, une
grande nation européenne »]. — Ratoin (Em.), L'agriculture d'état,
p. 200-7 [description des détestables résultats culturaux et économiques
produits par le monopole du tabac dans les vingt-deux départements fran-
çais où il est cultivé. « D'un côté l'arbitraire, de l'autre une discipline mal
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RECUEILS PÉRIODIQUES. 865
comprise et d'uue excessive rigueur, une défiance exagérée à l'égard
de toute initiative individuelle, une tendance marquée à réduire le
planteur au rôle d*instrument, de machine à semer, à planter, à écimer,
et Tabus d'une autorité qui, dans l'espèce, n*a pas de contrepoids,
voilà les principaux effets du monopole dans ses rapports avec la culture...
Les socialistes de l'école de l'État partout, ceux qui révent l'État nour-
rice, l'État fabricant, l'État commerçant, l'Etat cultivateur, ont là une
bonne occasion d'étudier la mise en pratique de leurs théories. » —
Joly (Henri), Les retard* de la statistique criminelle, p. 242-50 [excel-
lente protestation contre le retard systématique apporté dans des vues
intéressées à la publication des comptes rendus de la justice; démons-
tration de l'extrême utilité de ces documents]. — Horn (Ant.-E.), Lettre
d'Autriche -Hongrie, p. 256-67 [sujets divers d'information économique
et sociale], — Courtois (Alp.), La Bourse de Paris, agents de change et
coulissiers, la spéculation, étrangers et juifs, p. 329-37 [opinions et faits
à propos de la querelle entre coulissiers et agents de change]. — Asser
[L.], Frédéric Bastiat et les néo-économistes autrichiens, p. 337-46 [polé-
mique avec l'école du D' Bohm-Bawerk, au sujet des théories sur la
valeur, l'utilité, etc., données aujourd'hui comme nouvelles, bien que
professées il y a 40 ans déjà par Bastiat]. — Alimed-Bey, La Perse éco-
nomique, financière et commerciale, p. 346 66 [difficultés du sujet:
géographie delà Perse; la population, le Nord et le Sud; administratior
financière de la Perse antique et de la Perse moderne ; impôts : budget
pour 1889; richesses naturelles, produits agricoles et manufacturés;
mines; commerce extérieur, historique de ce commerce avec l'Europe;
importations ; lutte de la Russie et de l'Angleterre ; avenir économique
et financier de la Perse|. — M. L. R., Contribution au mouvement fémi-
niste, p. 391-411 [expose dans quelle mesure les femmes sont admises
aux emplois publics dans les divers pays ; et demande qu'en France,
« après avoir fait une révolution sanglante pour proclamer les droits de
l'homme, on en fasse une toute pacifique pour reconnaître les droits de
la femme en lui accordant le libre accès de tous les emplois qu'elle peut
remplir utilement »]. — Hubert-Valleroux, Un nouveau péril, l'assis-
tance obligatoire dans nos lois, p. 412-7 [combat le projet de loi (au-
jourd'hui devenu loi) sur l'assistance médicale gratuite]. — Discussions
' de la Société d'économie politique : 5 janvier 1893 : Y a-t-il loi ou
accident dans la périodicité des crises? p. 120-30, 307 [expose par M.Clé-
mentJuglar, opinions de MM. Coste, R. G. Lévy, Neymarok]; —
5 février: De la baisse du taux de l'intérêt et de son influence sur la
situation des ouvriers, p. 288-305 [exposé par M. Oheyssoû, opinions de
MM. Levasaeur, Coste, Passy, etc.]; — 4 mars: Dans quelle mesure
répargne est-elle utile ou nuisible ? p. 425-38 [exposé par M. F. Passy,
opinions de MM. Courtois, Neymarok, Yves O-uyot, Stourm, etc.,
presque tous partisans de la vertu d'épargne-.
T. XIV (Paris, avril-juin 1893). — Vilfredo Pareto, L'intervention de
l'État dans les banques d'émission en Italie, p. 3-28 [Dans aucun pays les
banques ne sont plus réglementées et plus surveillées qu'en Italie. Or,
du savant exposé de la crise politico-financière traversée par les banques
italiennes en 1893, l'auteur conclut que « la tutelle de TKtat a été abso-
lument inefficace. Elle n'a empêché aucun des abus ni même des mal-
versations qui auraient été impossibles, au moins dans ces proportions,
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86B BIBUOGRAPHIE.
si Ton n'avait pas empêché le public de défendre ses propres intérêts.
Non seulement la tutelle de TÉtat a été inefficace, mais elle a été nuisi-
^ ble... Ces désordres, ces abus, ces délits dépendent exclusivement de
t Tintervention du gouvernement. Il n'y a qu'un moyen de les éviter à
y l'avenir : c'est de laisser faire le public et de ne pas l'obliger à recevoir de
la fausse monnaie légale pour de la bonne monnaie »]. — Gk)mel (Gh.),
Une refonte de la monnaie d'or sous Louis XVI, p. 29-36. — Beaumont
^ (H. de), Le placement des ouvriers, employés et domestiques en France et
ï à rétranger,p. 66-74 [analyse du volume d'enquête publié'sur ce sujet par
l l'Office du travail français [. — Triooohe (Georges), Souvenirs de France,
^ lettres inédites d'un magistrat étranger (suite), p. 74-81 [critique delà
h- bureaucratie française). — Passy (Fr.), Les trois-huit, p. 161-5 [argu-
ments contre la prétention socialiste] . — Roolietin (Eugène), Les caisses
^, de capitalisation ou les imprévoyants de l'avenir, p. 165-97 [critique de
K l'organisation des institutions de prévoyance qui, comme les Prévoyants
de l'avenir et bon nombre d'autres, promettent à leurs associés beaucoup
^ plus qu'elles ne poujTont tenir]. — Mange (A.), Les tarifs anglais et
^ l'application du Railway and canal traffic Act de 1888, p. 233-44. —
: RafUovioli (A.), Statistiques de l'assurance obligatoire en Allemagne,
' p. 245-7 [tableaux récapitulatifs des premières années de fonctionnement].
— Roulre (D'), La répartition des cultes dans l'empire d'Allemagne,
f; p. 248-50. — O-uyot (Yves), Le droit au travail, p. 321-6 [contre la tyran-
nie socialiste qui revendique le droit « d'interdire le travail ».] —
Stourm (René), Monopoles fiscaux : Le monopole de l'alcool en Suisse et
^ en France, p. 326-57 [à propos du système général des monopoles fis-
caux, l'auteur étudie avec sa clarté et son érudition habituelles, le mo-
nopole des tabacs, celui des allumettes, mais surtout celui de l'alcool.
Il analyse avec précision le monopole suisse institué en 1887, son
fonctionnement et ses effets jusqu'à ce jour. Il n'a pas de peine à mon-
trer, en ce qui concerne le plus récent projet français de monopole de
l'alcool, quelles illusions lui ont donné naissance, et à quelles funestes
conséquences il aboutirait, si on le réalisait jamais. Cette étude lumi-
neuse fait partie du volume Systèmes généraux dHmpôts, dont la préface a
été reproduite par cette Revue (16 oct. 1893]. — Raffalovioh (A.), Le
bilan de la Banque d'Angleterre, p. 358-73 [monographie de cette banque
d'après un récent ouvrage anglais]. — Molinari (G. de), Un journal du
travail, p. 404-7 [notice sur les premiers cahiers du Tke labour gazetk^
publiée par le bureau du travail du Board of trade anglais]. — Discus-
sions de la Sooiété d'Éoonomle politique : 5 avril 1893 : Y a-til des
raisons d'ordre public suffisantes pour autoriser, à rencontre des lois
économiques, le monopole des agents de change? p. 87-97 [opinions de
MM. Courtois, Neymarck, Brants, Gide, etc.j ; — 5 mai : Des causes
qui arrêtent en France le développement de l'initiative privée, p. 259-72
[opinions de MM. J. Siegfried, Yves O-uyot, RaffaloTich, Foumier de
Plttix, Prederiksen, Ducrocq, Levasseurj ; — 5 juin : De l'antisémi-
tisme et du rôle des Juifs dans les sociétés modernes, p. 414-28 [exposé
par M. Limousin et opinions de MM. Alph. Courtois, E. Brelay,
A. Leroy-Beaulieu, Worms.] i. C.
Revue •elentlflque) t. Lï (Paris, janvier-juin 1893). — Ar-
maingaad (D'), La lutte préventive contre la tuberculose, p. 3342
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RECUlâlLS PÉRIODIQUES. 867
[conféreuce faite à Paris sur Torganisation de la Ligue préveative contre
la tuberculose. Lumineux exposé de oe qui devrait être tenté pour faire
reculer les ravages du terrible fléau qui occasionne la sixième partie des
décès. Appel au concours de tous les vulgarisateurs et de tous les moyens
de vulgarisation]. — Ferrero (G.), Les fêtes criminelles, p. 43-7. —
Ratoin (Em.), Le tabac, le commerce libre et le monopole, p. 47-54
[coup d^œil sur les résultats des deux systèmes dans les différents pays] .
— Leolère (A.), Mœurs et coutumes des Cambodgiens, p. 65-73, 108-12
[observations plus ou moins précises faites sur place : la naissance, la
mère et Tenfant ; les époux ; le caractère ; la propriété et Théritage ; le
feu; la nourriture ; Tagriculture ; l'arithmétique; le rôle des impôts]. —
Luoiani (L.), Les origines de la vie, p. 97-107 [discours inaugural des
cours de l'Institut royal des Hautes-études à Florence]. — Novloow ^J.),
La théorie de Darwin et la justice, p. 112-7 [extrait de l'ouvrage /es Luttes
entre sociétés humaines et leurs phases successives. Apologie des théories
darwiniennes]. — Dybowski (J.), L'influence française dans l'Afrique
centrale, p. 129-133 [Le continuateur de Grampel montre que ces peu-
plades divisées, presque toutes sédentaires, ont un grand intérêt à être
protégées par nous et que nous en pouvons retirer un grand fruit]. —
Sorel(G.), La position du problème de M. Lombroso, p. 206-210, 284-5,
et 348 [Défense du système de Lombroso qui a pour lui, dit l'auteur, la
tradition philosophique des anciens, l'histoire du droit et Tobservation
sainement interprétée. On peut contredire ces assertions, et c'est ce que
fait (p. 284) M. G. Tarde, qui amené à répondre à M. Sorel, réduit à
peu de chose la théorie de Lombroso. — Varenne et Riohet (Ch.),
L'alcool et Timpôt, p. 210 212 [En réponse à un collaborateur qui com-
bat le projet de loi sur l'alcool, M. Richet dit qu'à son sens « le
seul vrai remède contre l'alcoolisme, c'est de frapper les débitants
d'alcools et de vins, et de les frapper de droits si lourds que les trois
quarts d'entre eux seront réduits à fermerboulique. »]. — Regnault (F.),
Les effets de la consanguinité, p. 233-37, 266-71. — Gault (P.), Le coton
au Turkestan russe, p. 241-2 [résultats obtenus par l'introduction au
Turkestan russe des cotons américains à grand rendement] . — Oavelier
de OuvervUle (amiral). Les Français au Canada, p. 272-277 [Le dévelop-
pement de la race française est favorable à notre influence sur le conti-
nent américain. Il se traduira par des relations commerciales que laFrance
doit favoriser et développer aux États-Unis même en le secondant par
rémigration et par un service du Havre à Montréal et à Halifax, et encore
par l'établissement de comptoirs pour les transactions agricoles, indus-
trielles et commerciales]. — Rabot (Ch.), Les récentes explorations
danoises en Groenland, p. 327-34 [mœurs et coutumes des Eskimos]. —
Le bassin houiller de la Colombe britannique, p. 368-370 [il se compose
de quatre houillères : Nanaïmo fournissant 400,000 tonnes, Welling-
ton 200,000, East-Wellington 30,000 et la Compagnie l'Union qui débute.
De 81,547 tonnes en 1874 on est monté à 413,360 en 1887, 489,300 en 1888,
679,830 en 1889, 678,141 en 1890]. — Chaptal, économiste et chimiste,
p. 417-23 [biographie intéressante d'un des ministres les plus féconds de
Napoléon !•", auteur d'une foule de réformes auxquelles son nom n'a pas
été attaché] . — Gréhant et Em. Martin, Les effets de la fumée d'opium,
p. 529-32. — Zakrevsky (J.), A propos de l'anthropologie criminelle,
p. 435-7 [demande une définition nette et précise de l'anthropologie
criminelle; . — Levasseur (E.), Les conséquences de la découverte de
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868 BIBLIOGRAPHIE.
rAmërique, p. 481-9 conférence faite à la Société de géographie, et où
sont exposés, avec autant de clarté que d'érudition, les résultats politi-
ques, économiques et moraux de l'ouverture du nouveau monde à l'ac-
tivité européenne! . — Loir (A.), Les lapins en Australie, p. 513-18 [im-
puissance des essais tentés jusqu'à ce jour pour débarrasser FAustralie
d'un fléau des plus inquiétants; intéressants détails économiques et so-
ciaux sur ce pays;. — Crépeauz (C.}, l/Éleclroculture, p. 525-532 [Etude
très intéressante de l'action sur la végétation et de l'importance de l'é-
lectricité naturelle. L'auteur explique l'influence sur la végétation de
l'électricité produite par des piles ou machines, Tutilisation de réleclricilé
atmosphérique au profit de la végétation et il termine par l'exposition
des théories fort hypothétiques proposées pour expliquer l'action de
l'électricité sur la végétation. — Sorel (G.), Le crime politique d'après
M. Lombroso, p. 561-3. — 1^ mortalité des enfants placés en nourrice,
p. 571 (D'une enquête faite parle D^ Lédé sur 13,830 enfants il ressort
que 27,55 % de ceux qui sont envoyés en nourrice, en province, meurent
pendant la première année]. — Petit (G ), Le chemin de fer transsibé-
rien, p. 587-573 [11 est appelé à jouer un rôle économique et civilisateur
de la plus haute importance; faits et chiffres à l'appui de cette asser-
tion ; état actuel de la Sibérie, etc.] — Zaborowski, Le crime et les
criminels à Paris, p. 609-17. — Auerbaoli (Bertrand), Distribution et
rôle géographiques des routes nationales, p. 651-7 [importance actuelle
de ce moyen de transport au point de vue économique^ — Bellet (Daniel),
L'expansion du système métrique, p. 637-9. — Dehérain, L'œuvre de la
la France en Tunisie, p. 684-92 [montre ce que la Tunisie était avant
nous, ce qu'elle est devenue depuis que noire action s'y exerce,
500,000 hectares de terre ont été achetés par des Européens pour former
de grands domaines. Preuves nombreuses à l'appui de cette assertion :
« Notre œuvre dans ce pays est une expérience coloniale qui jusqu'à
présent a réussi. »; — Méry (G.), Une mission chez les Touaregs, p. 705-10.
— Nordling(W. de). Les derniers progrès de l'unification des heures,
p. 774-7.
ilLonal» or the A^merlcan A^cademy Tor polltical and
social science) t. III, 2* partie (Philadelphie, janvier-mai 1893).—
Bômhak (G.), Administration des communes rurales en Prusse, p- 3^3-
408 [Historique de la question et loi de 1891. Pouvoir absolu du seigneur
dans toute l'Allemagne orientale : son autorité a à la fois le caractère
social et le caractère politique ; ce n'est qu'au xviii* siècle que le pouvoir
royal commence à réagir contre l'omnipotence seigneuriale. Au début du
siècle, Slein et Hardenberg parviennent à annihiler la féodalité sous le
rapport social. Sous le régime existant alors, Tadministration rurale est
surtout réglée par des coutumes et observances locales, dont l'origine se
trouve dans les anciens pouvoirs sociaux du seigneur, et dont lapplica-
tion ne peut dès lors se faire qu'avec une certaine incohérence. La loi
de 1872 ôte au seigneur ses pouvoirs de police et consacre Télectiondu
maire du village, détruisant par là les derniers restes de féodalité dans
l'administration du village. C'est cette œuvre à laquelle la dernière main
a été mise par la loi de 1891. En vertu de cette loi, faite d'abord pourles
provinces de Brandebourg, Poméranie, Silésie, Posen et Saxe, étendue
ensuite au Scblewig-Holslein, il est constitué un corps électoral composé
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RECUEILS PÉRIODIQUES. 869
de trois classes, représentaDt [chacune ud tiers des taxes municipales ou
un tiers du revenu. Chaque classe a le même nombre de voix dans le
conseil de la commune. Le maire et ses deux adjoints sont élus pour
six ans et soumis à l'investiture de Tadministration. Les communes ont
la faculté' de s'unir pour des objets de'terminés (écoles, hôpitaux, etc.),
et leur administration est contrôlée par l'État, sauf recours devant le
juge administratif. Si la loi de 1891 met fin à la féodalité prus-
sienne, elle est en revanche critiquable sous le rapport de l'influence
qu'elle donne à la bureaucratie. « Excellente en principe, impar-
faite dans les détails », telle est en définitive la nouvelle loi.] —
Patten (S. N.), Le coût de production et le profit, p. 409-28 [Définition
de ce qu'il faut entendre par ces deux termes.] — Milllet (W.), La ques-
tion de l'alcool en Suisse, p. 429-43 [Développement de l'alcpolisme à
une époque récente : le remède radical à ce vice consiste dans des lois
prohibitives combinées avec l'abstinence totale chez les particuliers;
influence des débits sur l'alcoolisme ; ils n'en sont pas la seule cause,
mais une législation restrictive en amène cependant la décroissance. On
atteignit en Suisse le but qu'on se proposait dans la lutte contre l'alcoo-
lisme par deux mesures successives: en 1885, une revision de l'article 31
de la constitution fédérale donna aux cantons le droit de légiférer sur la
vente des boissons alcooliques ; les trois-cinquièmes des cantons ont
établi des mesures restrictives. Le monopole de l'alcool fut constitué
en 1887 ; il comporte des taxes fédérales, établies à l'importation et à la
consommation, et des taxes cantonales, qui sont en général le triple de
ce qu'elles étaient auparavant ; c'est l'administration du monopole qui
importe et entrepose les alcools. Une des contre-parties a été l'emploi de
procédés destinés à rendre moins chères les boissons fermentées. Le
résultat atteint, c'est que « l'usage des boissons distillées a décru en
faveur des boissons fermentées contenant le moins d'alcool, la bière et
les vins de fruits.;»] — Ross (E. A.), Répercussion et incidence de l'impôt,
p. 444-63 [Analyse de l'ouvrage de Seligman, Répercussion et incidence de
Timpot.] —Ward(L. F.).Dase psychologique de l'économie sociale, p. 464-82
[Difl^rences entre les actions de l'homme considéré comme un animal et
celles de l'homme considéré comme un être raisonnable ; le premier est
soumis seulement aux lois naturelles, avec tout ce qu'elles entraînent
de forces perdues et d'incohérences apparentes. C'est l'état dans lequel
se trouvent les sociétés primitives, et notamment celui auquel se trouve
soumis le travail humain. Celui-ci a d'abord suivi la simple loi de la con-
currence; c'est à peine si dans l'ancien temps on était parvenu à cons-
tituer des corporations ; celles-ci ont disparu devant l'emploi des ma-
chines* Elles cherchent aujourd'hui à se reconstituer, et une des formes
qui manifeste le plus la prédominance de la loi de l'esprit sur celle de
la nature est la coopération. En dehors d'elle, la concurrence est limitée
par la formation de corporations, puis par l'union de celles-ci, qui finis-
sent par constituer un monopole : c'est là la dernière application sociale
de là loi de nature. C'est donc à un autre point de vue qu'il faut se pla-
cer, au point de vue psychologique, quand on veut considérer l'action
sociale de l'homme considéré en tant qu'être raisonnable]. — White
(Horace), Banques nationales et banques d'Etat, p. 529-58 [Etude sur les
banques d'émission aux lUats-Unis : systèmes adoptés dans l'Indiana ;
l'Ohio, la Louisiane, le Massachusetts, le New-York, l'Ouest. Conditions
de la circulation du papier : responsabilité de l'Etat, billets des
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F 870 BIBUOGRAPaiE.
banques d'Etal]. — Harter (M. D.), Les banques américaines et la résene
1^ d'argent de l'avenir, p. 559-72 [Etude sur les différentes périodes deThis-
t toire des banques aux Etats-Unis, et les moyens d'assurer une garantie
à la circulation du papier].— Hepbum (A. P.), Circulation des ban-
tques d'Etat et des banques nationales, p. 573-80 [Conditions de cette
circulation; faillites de banques nationales]. — Walker(J. H.), Ancien
et nouveau système de banques, p. 581-96. — Bacon (Henry), Base
ï de la sécurité pour les billets des banques nationales, p. 597-606. —
Olark (J. B.), Les gains supplémentaires du travail, p. 607-17.
l [Cas dans lesquels le travail terminé fournit un avantage à 1 ouvrier.]
i , — Sharpless (Issac), L^État et Tinstruction publique en Angleterre et en
fev Amérique, p. 669-90 [Étude des différences entre le système suivi en An-
g gleterre et celui suivi aux États Unis. L Surveillance de remploi des fonds
i alloués. Les Anglais en surveillent Tappropriation avec un soin mino-
l tieux; le total des allocations se monte à 35,000,000 francs. AuxÉlats-
gï Unis, rÉtat pris comme type est la Pennsylvanie, qui dépense pour ses
"î écoles 25,000,000 francs par an, soit un tiers de la dépense totale : il
^; n'existe aucune vérification spéciale de la comptabilité des écoles.
'V IL Enseignement secondaire. En Angleterre il est donné par des établis
5| sements privés, que TÉtat ne subventionne pas ; ces établissements sont
j dès lors réservés aux classes ricbes ; en Amérique, il fait partie de Tins-
t truction publique. III. Principe de l'obligation . Il est absolu, depuis Tilgo
de cinq ans, en Angleterre; en Amérique vingt-sept États et Territoires
^,/ l'avaient adopté en 1891. IV. Enseignement religieux. Il est donné eu
Angleterre, d'abord pour chaque confession religieuse, dans ses écoles
propres, et, pour le reste, d'après les programmes adoptés dans les
Board schools ou écoles de districts. En Amérique, il tend à y avoir absence
complète d'instruction religieuse, un peu à l'exemple de ce qui se passe
r en France. Conclusion, somme toute, favorable aux moyens d'instruction
employés en Amérique], — Bradford (Gamaliel), Nos insuccès dans
; l'administration municipale, p. 691-702 [Raison de la supériorité de l'An-
gleterre sur les États-Unis à ce point de vue.) — Oberholtzer (E. P. s
L'autonomie dans nos villes américaines, p. 736-63 [Progrès accomplis
dans ce sens : exemple de différentes villes.] — Wright (Carroll D.),
^; Relation de l'état économique et des causes de crimes, p. 764-84. —
^ Robinaon (E. V.), Nature de l'État fédéral, p. 785-809 [Introduction et
développement de la forme fédérale dans différents États : origines,
constitutions (Alemagne, Canada, Suisse, États-Unis), conciliation de
l'ordre et de la liberté].
Pierre Bidoibe.
II. — PublicAtions nouvelles*
I^es orlfclnes de la France contemporaine % le réunie
moderne, t. 11, par H. Taixe. Paris, Hachette, 1894, in-8o, ïv406 p.
— Le présent volume est le dernier que le génie de Taine ait consacré à
décrire les origines de la France contemporaine. A l'achèvement complet
de l'œuvre manque une part du couronnement attendu. Après avoir dé-
peint, on sait avec quelle vigueur de ton et quelle finesse de touche,
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PUBUCATIONS NOUVELLES. 871
tÉglise, puis VÉcole (ces deux livres ont paru dans la Bévue des Deux
Mondes et ont été analysés ici même), restaient V Association etlsiFamilte,
Aucune page commencée, aucun brouillon détaillé, n'ont permis de
donner même quelques fragments de ces chapitres seulement dessinés.
A part quelques notes éparses, Taine ne se mettait à rédiger que lorsque
les causes, les enchaînements, les conséquences, tout jusqu'à la forme
même, était arrêté dans son puissant esprit. Mais une pieuse affection, '
entourée de fidèles amitiés, a pu dans un avant-propos, qui est une
étude remarquable sur Toeuvre entière, esquisser d'après ces notes ce
que devaient être les derniers chapitres. Montrant le vice intime dont
soufTre notre société française, Témiettement des individus rendus inca-
pables de « s'associer spontanément autour d'un intérêt commun », Taine
eût dévoilé comme conséquence la destruction des centres de groupe-
ment naturels et l'instabilité politique. Abordant la nature de la famille,
son rôle « de perpétuer l'individu en lui présentant le seul remède à la
mort », il eût fait voir la nécessité ^du foyer domestique et de sa durée
stable, puis étudié les lois jacobines sur le mariage, le divorce, la puis-
sance paternelle, l'éducation publique et forcée des enfants, puis les lois
napoléoniennes avec leur esprit niveleur et leur conception de la pro-
priété comme un moyen de jouissance et non comme le point de départ
d'un établissement durable ; de là il se serait attaché à décrire la famille
française actuelle, avec le mariage envisagé comme une fin et la pater-
nité bornée à des vues étroites, où tout converge à développer la plus
fatale conséquence : la décroissance de la natalité. Le « Milieu moderne »
eût été le titre du dernier livre, où Taine cherchait à découvrir, à travers
des transformations aussi générales que celles qui ont mené nos races
de la cité antique à l'empire romain et de l'empire romain au monde
féodal, comment vont vivre désormais les sociétés européennes dans cette
période nouvelle marquée par l'autorité croissante de la science positive
et vénfiable. « En matière aussi vitale, ainsi que le dit en terminant
Favant-propos, personne n'ose parler à sa place; aussi bien, si la con-
clusion n'est pas écrite, qui sait lire peut la deviner ». — Un index gé-
néral des six volumes, commencé déjà à côté et sous les yeux de Taine,
a été pour une grande douleur un labeur , fécond; il rendra aisées les
recherches à travers l'œuvre entière, si pleine de faits et de documents.
— On ne pourra s'empêcher de regretter toujours qu'il n'ait pas été
donné à l'illustre auteur de formuler lui-môme les conclusions finales
de son œuvre : on doit du moins remercier ceux qui. confidents quoti-
diens de sa pensée, ont pu seuls en fixer pour nous les derniers refiets.
Coup d^ceil sur les oeuvre» Ue l*inittatfve privée à
Genève, par le capitaine Paul Marin. Paris, Guillaumin, 1893 ; in-i8,
xiv-336 p. — Voici un livre comme il en faudrait beaucoup : pas de dis-
sertations inutiles mais des faits intéressants à connaître, des exemples
utiles à imiter. L'auteur a développé une partie de son sujet à notre
récent congrès et les lecteurs de la Réforme sociale n'ont pas oublié les
considérations si pratiques qui s'en dégageaient. On retrouvera ici moins
explicites mais plus nombreuses, les monographies des diverses œuvres
de l'initiative privée à Genève : cuisines populaires, cafés de tempérance,
restaurants de tempérance, auberge de famille, asile de nuit, lavoir
public, bureau de bienfaisance, home, société de lecture. Ce sont là
d'excellentes indications, pratiques et précises, pour l'imitation de plu-
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872 BIBUOGRAPHIE.
sieurs de ces œuvres si fécondes. Les principes suivis à Genève semblent
se ramener à ceux-ci : organiser les institutions utiles à très bas prix,
mais non à titre absolument gratuit, afin de nécessiter TefTort qui relèTe,
au lieu d'encourager la défaillance qui abaisse; exiger toujours un
large et incessant concours des fondateurs et bienfaiteurs de l'œuvre
pour diriger son administration quotidienne.
Ija §puillottne pendant la Révolution, par G. Lenotre ; Paris,
Perrin, 1893; in 8<>, 378 p. et deux gravures. — Livre curieux, d'une lec-
ture un peu lugubre, renfermant de nombreux renseignements, la plu-
part tirés des archives de TÉtal, sur les exécutions et les familles de
bourreaux qui,mi^es à l'écart parle sentiment populaire, exerçaient tra-
ditionnellement leurs fonctions, en les cumulant autrefois dans les
petites villes avec celles de commissaires des marchés. L'auteur, qui est
un patient chercheur, a rectifié ou complété bien des détails, par
exemple la topographie de la Conciergerie avec sa petite cour grillée
sous la Terreur, la quasi-impassibilité des Parisiens au moment des
fournées ^ les mots ou les incidents plus ou moins sensibles^ devenus
légendaires, Tinvention de la Louisette ou guillotine, usitée avant le doc-
teur Guillotin et dont on a retrouvé même une sorte de prototype de
l'âge de pierre... Quelquefois dans ces récits macabres le grotesque se
joint au tragique : témoin cette découverte de squelettes dans l'église
Saint-Laurent pendant la commune de 1871, les proclamations, affiches,
enquêtes avec d'horribles détails sur les crimes des curés, Texposition
des ossements au parvis avec une garde d'honneur de fédérés... C'étaient
simplement les restes des divers membres de la famille des Sanson qui
exerça les fonctions d'exécuteur à Paris de 1688 à 1847, et qui possédait
un caveau sans nom auprès du banc d'œuvre.
I^a coopération agpricole, par le comte de Rogquigny, Paris,
Perrin. 1893, ini8, 21 p. — Après quelques réflexions générales sur la
coopération agricole Fauteur s'occupe du syndicat horticole et agricole
de la région d'Hyères, composé de 500 membres, qui doit sa prospérité à
une société coopérative disposant de son capital, offrant aux tiers les
garanties commerciales d'usage et se mouvant librement hors des
entraves d'une loi restrictive. C'est là une société coopérative de con-
sommation, de production et de vente. Le capital s'élevait à 10,000 fr.,
réparti en 200 actions de 50 francs. En 1892-93 on a réalisé pour
163,000 francs d'affaires. Les profits faits sur les actionnaires leur sont
remboursés sur le vu d'un carnet destiné à l'inscription de leurs achats
et de leur compte ; ceux faits sur le public sont affectés au rembourse-
ment des actions ou à une œuvre agricole d'intérêt régional. Les action-
naires ne prélèvent que 5 % sur leurs capitaux versés. La répartition aux
actionnaires pour l'exercice clos le 27 mai 1892 a été de 3 J sur les
opérations traitées. Les frais s'élèvent à 10 %. 11 importe de trouver des
débouchés. On arrivera bientôt à n'avoir que des actions de jouissance.
La suppression des intermédiaires et le bon choix des marchandises
assurent le succès de l'entreprise.
Le Gérant : C. Treicue.
Paris. — Imprimerie F. Levé, rue Cassette, 11.
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LA QUESTION DES OCTROIS
La suppression ou le maintien des octrois est une des questions
qui, depuis cent ans, s'agitent dans les assemblées délibérantes et
divisent les hommes de science et Ifts hommes d'État. Elle arrive
aujourd'hui à l'heure d'une solution déûnitive. La Chambre Ta
tranchée, dans les termes que j'exposerai plus loin, pendant la der-
nière session de la législature qui vient de finir. La loi votée au
Palais-Bourbon est actuellement devant le Sénat et la discussion ne
tardera pas à s*engager. C'est donc le moment de s'en occuper. Je
sais qu'il y a là-dessus des opinions très diverses. Je demande dis-
crètement la permission d'exposer celle qui me parait la plus juste.
Je suis depuis longtemps partisan de l'abolition des octrois, et
je considère cette mesure comme un grand devoir de justice sociale.
Cette conviction est, dans mon esprit, l'application à un cas spé-
cial d'une doctrine politique qui domine, à mon avis, toutes les
questions d'améliorations populaires et sur laquelle, avant
d'aborder les points spéciaux aux octrois dans l'ordre économique
et financier, il me parait nécessaire d'exposer quelques idées géné-
rales. On me pardonnera ce préambule et les développements dans
lesquels il m'oblige d'entrer. Ma peasée ne serait pas suffisamment
comprise ni ma conviction suffisamment justifiée si je ne les
appuyais pas par les considérations politiques qui sont pour moi la
base fondamentale de toute réforme sociale.
1
Dans un écrit que j'ai publié un peu avant les élections générales
de 1893, sous ce titre : Appel à la bourgeoisie libérale (1), et auquel la
presse de toute nuance a fait un accueil favorable, j'ai cherché à
définir les devoirs qui incombent aujourd'hui à cette catégorie de
citoyens qu on désigne dans le langage usuel sous le nom de
€ bourgeoisie », ce qui est inexact, car dans une société absolu-
ment égalitaire comme la nôtre, il n'existe pas de classe distincte,
mais qui peut être appelée à bon droit u l'élite de la nation ».
Élite en effet au plus haut degré par son instruction, par son
(1) Appel à la bourgeoisie libérale, in-8o, Paris, Guillauihia éditeur.
La RéF. Soc, 16 décembre 1893. 3« Sér., t. VI (t. XXVI col.) 56.
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874 LA QUESTION DES OCTROIS.
intelligence, par son expérience, par sa science des choses de la
vie publique et privée, par sa pratique des affaires, par sa situation
sociale, et surtout par son aisance matérielle, fruit de son travail
accumulé, qui lui donne Tindépendance et lui permet de vivre
sans subir chaque jour, suivant le mot de Lasalle : u La loi d'airain
du labeur et du salaire ». Ces conditions propices lui créent évi-
demment une supériorité qui l'élève au-dessus du niveau moyen
des masses populaires. Or toute supériorité de ce genre implique
des devoirs sociaux. Quand on est une élite, ce n'est pas pour ne
servir que de décor de parade dans Tensemble de la société, ne
songer qu'à soi-même et être indifférent ou inutile pour ceux qui
sont moins bien partagés.
La bourgeoisie française, qui a créé la société moderne et a
assumé la tâche de faire son éducation politique et sociale, s'est
engagée moralement à faire pour le peuple, à qui la Révolution
apportait la liberté, avec tous les dangers ot toutes les dilTicultés
qui en sont la conséquence, tout le bien humainement possible, de
façon à améliorer sans cesse sa condition, à réaliser tous les pro-
grès de nature à développer son bien-être et à lui prouver par des
bienfaits la supériorité de la nouvelle société sur l'ancienne. En un
mot, puisqu'elle avait eu l'initiative de la Révolution, puisqu'elle
avait posé les fondements et tracé le plan de l'édifice, elle était
tenue et devait tenir à honneur de l'achever et d'en établir le cou-
ronnement en disant comme le poète ancien ; Exegi monumentum
i&re perennius.
Je crois avoir démontré, dans l'écrit dont j'analyse rapidement
Tesprit général, que la bourgeoisie s'est efforcée de remplir sa
mission dans l'ordre politique au point de vue des institutions et
du gouvernement. Mais j*ai constaté en même temps que, de la tri-
logie connue. Liberté^ Egalité^ Fraternité, si elle a mis tous ses soins
à la sauvegarde des deux premiers termes, elle a peut-être très
regrettablement négligé le troisième, et n'a pas suflisamment songé
aux devoirs que l'idée de fraternité devait imposer. Un certain
égoïsme, compagnon ordinaire de la richesse, l'entraînement du
luxe et des plaisirs, l'absorption de l'intérêt personnel, le désir
inné de ne pas se déranger pour les autres, une tendance coupable
à se désintéresser des choses publiques et à s'en remettre paresseu-
sement au gouvernement ont malheureusement habitué la bour-
geoisie contemporaine à se détourner des misères humaines et à
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LA QUESTION DES OCTROIS. 875
croire qu'elle a rempli tout son devoir en ouvrant plus ou moins
généreusement sa bourse pour quelques œuvres de charité (1).
La faute, trop réelle, était d'autant plus grave que ces misères
grandissantes étaient comme l'antre mythologique où se prépa-
raient et où se déchaînaient les tempêtes. Le socialisme révolutio-
naire couvait dans le cœur des déshérités et devait éclater bientôt
avec toutes ses revendications les plus violentes et les plus radi-
cales. Devant cette situation menaçante on a fini par comprendre
que la Société tout entière était en péril. On s'arme aujourd'hui,
on arme la loi et l'autorité pour la résistance. Mais le principal
danger n'est pas dans le nombre ni dans la fureur des partis révo-
lutionnaires ; il est surtout dans la justice de certains de leurs
griefs contre une société qui ne fait pas tout ce qu'elle pourrait ni
tout ce qu'elle devrait faire pour atténuer leurs souffrances.
C'est pour qu'elle se rendit mieux compte de cette situation et
de ces vérités que j'ai fait appel à la bourgeoisie libérale. Je l'ai
adjurée, au nom de l'intérêt général, au nom de son intérêt per-
sonnel, de sortir de l'apathie où elle semble se complaire depuis
trop longtemps, pour reprendre la direction du mouvement, et
surtout aborder et résoudre tous les problèmes de la misère et du
travail. Elle seule est assez indépendante pour traiter de haut ces
difficiles questions; elle seule a, au plus haut degré, un besoin
d'ordre et de paix intérieure qui lui commande de tout faire pour
donner satisfaction à ce qu'il y a de légitime dans les plaintes des
travailleurs et des malheureux ; elle seule enfin est en mesure de
(i) L'admirable êpanoui^somcnt des œuvres do philanthropie et de charité que
multiplient tant de gens de cœur, qu'ils se groupent d'ailleurs à Téglise, au
temple ou à la synagogue, ne saurait être opposé au jugement porté ici par l'au-
l*cur sur régoïsme intéressé de la bourgeoisie depuis 1789. Dans la Notice sur la
vie et les travaux d^Hippolyte Camol qu'il vient de lire à la séance annuelle de
TAcadémie des sciences morales et politiques, M. Jules Simon a montré avec une
vraie noblesse de langage l'une des causes de celte absence de fraternité, au
moins pour le plus grand nombre des hommes qui sont devenus dirigeants. « Pour
devenir vraiment un homme, l'homme a besoin de Dieu ; c'est ce qui a retardé
dans ces dernières années les progrès de la république. Lazare Carnot disait de
Guadet : « 11 se croit athée, il se trompe, il n'y a pas d'athées. » Il y en a. Admet-
tons qu'ils ont souvent des... défaillances; mais le nombre est grand do ceux qui
ne voient rien au-dessus et au delà de ce monde, et qui, passionnés pour les
inepties présentes, no pensent mémo* pas à l'éternité : Magnus ordo sœculorum.
Ces aveugles ne peuvent avoir' ni le sens de la société humaine, ni le sens de la
société politique, car ils prennent pour la réalité définitive ce qui n'est qu'une
épreuve et un commencement. Us n'aimeront jamais les hommes parce que,
n*ayant pas de Père, la fraternité n'est pour eux qu'un mot vide de sens. » {Note
du secrélanai.)
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876 LA QUESTION DES OCTROIS.
s'inspirer d'un esprit supérieur de justice et de fraternité, et de
consacrer une partie des richesses que son travail lui a acquises
à l'amélioration du sort de ceux qui travaillent et qui souf-
frent.
Voilà la généreuse mission que j'ai définie dans mon Appel
à la bourgeoisie Ubirahj comme étant de nos jours son vrai rùle
et son noble devoir. Aucune question m^ se lie plus étroitement
à ces considérations que celle de la réforme de l'impôt, dont la
suppression des octrois est un des principaux éléments.
11
La question des octrois a été non seulement la plus étudiée et la
plus discutée depuis un siècle, mais on peut dire la plus complète-
ment résolue en principe par la science et parla loi. Il est difficile
de ne pas reconnaître que, de toutes les taxes qui pèsent sur la con-
sommation, l'octroi est la plus injuste, la plus vexatoire, la plus
disproportionnée. Il n'en est pas qui soit plus contraire à l'égalité
des citoyens devant l'impôt, car, établie sur tous les objets de pre-
mière nécessité, le blé, les farines,la viande, les boissons, les légu-
mes, etc., elle grève les contribuables en raison inverse de leurs
facultés, très lourde pour les classes inférieures dont elle surenché-
rit artificiellement le nécessaire, et à peine sensible pour les classes
aisées dont elle atteint à peine le superflu. Or, en augmentant de
droits arbitraires la valeur vénale des produits indispensables à
l'alimentation du peuple, elle fausse, sur le marché intérieur, la loi
fondamentale de Tofifre et de la demande, diminue la consomma-
tion générale, porte préjudice à la vente des produits agricoles
dans les grands centres de population, et nuit au développement du
commerce et du trafic entre les campagnes et les villes. La percep-
tion, à l'entrée des localités qui y sont soumises, entraîne les for-
malités les plus capricieuses, les plus gênantes et souvent les plus
blessantes. Elle exige, pour empêcher la fraude, un personnel très
nombreux et très coûteux, un système colossal de comptabilité
minutieuse, sans compter qu'elle a créé, comme l'ont fait les
douanes pour le commerce extérieur, un délit de pure convention,
la contrebande, contre lequel des pénalités énormes, hors de pro-
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LA QUESTION DES OCTROIS. 877
portion avec le caractère moral du fait, ne protègent que très in-
complètement les droits de Tadministration.
Ces vices organiques du régime des octrois non seulement Tout
fait haïr de tout temps par les populations qui le supportent, mais
encore Tout fait condamner par tous les hommes de science et tous
les hommes d'Etat. Supprimés plusieurs fois par la législation (1),
toujours décriés par Topinion publique, ils ne subsistent que par
suite de circonstances exceptionnelles et par une sorte de tolérance
qui cependant a impliqué, à toute époque, l'engagement de les
faire disparaître dans un temps prochain.
La Révolution, fortement pénétrée des idées de justice en matière
de contributions publiques, éclairée par les magnifiques discus-
sions des grands économistes du xvnv siècle contre les douanes
intérieures (2), abolit d'un seul couples taxes de consommation et
les octrois, par le décret célèbre du 9 février 1791 que rendit la
Constituante. On devait croire que cet arrêt était définitif, car
c'était l'application rationnelle des principes sur lesquels se fon-
dait la société nouvelle. Mais, comme pour tous les impôts indi-
rects, le système est si commode et si productif, il procure d'une
façon presque insensible de si grandes ressources, que le gouver-
nement et les municipalités ne tardèrent pas à y recourir de nouveau
et à rétablir ce que les pères dé la Révolution avaient aboli.
On procéda d'abord sous des formes captieuses. Une loi de
l'an Vil réorganisa l'octroi de Paris sous le titre fallacieux : « d'oc-
troi municipal et de bienfaisance ». Qaestce que la bienfaisance
pouvait avoir à faire dans une mesure qui aggravait, au contraire,
les conditions d'existence des classes pauvres? N'importe. Cefte
étiquette illusoire ouvrit la voie. On s'y précipita sans réserve. Des
milliers de décrets suivirent celui de Tan VII et la France se cou-
vrit de nouveaux octrois.
Mais leur impopularité se réveilla avec leur résurrection. En 1815
les Bourbons ne crurent mieux faire, pour conquérir la faveur de
Topinion, que de les condamner solennellement à leur tour, en
promettant l'abolition des droits réunis, j^alheureusement cette
promesse resta lettre morte. Néanmoins,sous la Restauration, M. de
Chabrol proposa la réduction successive des droits d'entrée sur les
(l)La Constituante les a abolis complètement. Les Bourbons en 1815, le gou-
vernement de Louis-Philippe (circulaire de 1840), les condamnèrent en principe.
(2) Turgot, Vauban, Boisguilbcrt, pour no citer que les principaux.
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878 LA QUESTION DES OCTROIS.
boissons, faisant remarquer, avec infiniment de raison, qu'un objet
de consommation, déjà frappé d^une taxe au profit de TËtat, ne
pouvait plus l'être encore au profit des communes. La proposition
n'eut point de suite. Loin de se restreindre, le nombre des octrois
augmenta, bien qu'une circulaire du 20 août 1840 recommandât
aux conseils municipaux et aux préfets de ne les établir jamais
qu'à titre temporaire, ce qui consacrait, en principe, l'obligation
de les abolir un jour.
Ce jour paraît maintenant venu pour nous. La loi votée par la
Chambre, le 4 mai 4893, a accordé aux communes la faculté d*abolir
leurs octrois en les remplaçant par des taxes municipales qui devront
être approuvées par le gouvernement et autorisées par les Cham-
bres, aucun impôt ne pouvant être établi ou modifié que par une
loi. Ce n'est pas l'abolition formelle, mais c'est évidemment un
grand pas en avant vers ce but. Nous en apprécierons plus loin les
conséquences. J'ai dit que cette loi est actuellement soumise au
Sénat, et le rapport en a été confié à un homme d'un esprit aussi
large que libéral, M. Bardoux. Tout fait présumer que les con-
clusions en seront favorables à la réforme proposée.
Nous avons été devancés dans cette voie par un grand nombre
d'autres pays. Depuis 1860 les octrois n'existent plus en Belgique.
La Hollande les a supprimés en 1863, l'Espagne en 1869, la Russie
en 1874. L'Angleterre, le Danemark, la Suisse, les Ëtats-Unis ne
les connaissent pas. Tous ces pays nous offrent des exemples à
étudier en ce qui concerne les moyens de suppléer au déficit que la
suppression des octrois creuse dans les caisses municipales. En
Belgique l'Ëtat s'est chargé des dépenses auxquelles pourvoyaient
les droits d'octroi. Il a créé un fonds communal que le Trésor ali-
mente en abandonnant aux communes 75 % des droits d'entrée sur
les cafés et 34 % des droits sur les vins, les spiritueux, les vinaigres
et les sucres. En Hollande, TËtat a cédé aux communes 4/5«« du
revenu de la contribution personnelle et 21 1/2 centimes addition-
nels sur l'impôt foncier (1).
J'estime cependant que les systèmes adoptés par la Belgique et la
Hollande ne doivent pas nous servir d'exemples d'une manière
absolue. Hsont, sans doute, atteint le but qu'ils se proposaient, en
(1) Dans la Réfot^me sociale en France, où il condamne en principe les octrois,
F. Le Play se prononce nettement en faveur du système pratiqué en Belgique
pour leur suppression. (Réf. soc, en France, ch. 57, XVÏII, et 65, XXVIII.)
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LA QUESTION DES OCTROIS. 879
ce sens que les ressources par lesquelles ils ont remplacé les
revenus des octrois abolis ont été parfaitement suffisantes pour
faire face aux dépenses communales auxquelles l'octroi pourvoyait;
mais ils ont un vice capital, c'est de faire payer par le pays tout
entier une réforme qui n'intéresse que quelques communes. Les
75 % du produit des droits sur les cafés et les 34 % du produit sur
les liquide^ et les sucres, que le Trésor belge cède aux communes^
ainsi que la portion de la contribution personnelle et de l'impùt
foncier que le Trésor hollandais abandonne également, font partie
intégrante du budget général de l'État. Or cela n'est ni juste ni
régulier. Les octrois n'ont été créés que pour subvenir aux dépenses
spéciales des communes qui les ont établis. Si ces communes en
doivent être affranchies, c'est à la condition d'appliquer d'autres
ressources locales à cette transformation.
Quoi qu'il en soit, ces expériences sont dignes d'attention; mais il
y a chez nous, comme je le dirai plus loin, d'autres éléments de
solution dont il convient de tenir compte. Seulement ce qui s'est
fait au dehors pose la question sur son véritable terrain, qui est de
déterminer par quelles ressources on peut utilement remplacer
celles qu'il s'agit de supprimer. Tout le nœud du problème est là.
Au fond, je le répète, depuis longtemps la démonstration est faite
sur le principe môme de la question. Tous les gouvernements qui
se sont succédé jusqu'à nos jours, bien que maintenant le système
en fait, ont reconnu et proclamé qu'il ne pouvait se justifier en
saine économie financière et sociale; mais où les incertitudes et les
dissentiments commencent, c'est sur le point de savoir par quel
autre procédé on procurera aux communes les revenus annuels
que l'octroi leur donne aujourd'hui.
Comme chiffre la question est considérable. L'octroi, qui ne fonc-
tionne que dans 1515 communes, produit annuellement une somme
totale de 293 millions. Dans cette somme Paris seul figure pour
plus de la moitié ; de sorle que, comme je l'ai dit dans un autre
livre sur le budget (1), où j'ai examiné non seulement l'état général
de nos finances, mais les réformes dont elles sont susceptibles,
« la question des octrois est encore plus parisienne que natio-
nale ».
C'est cette importance exceptionnelle de l'octroi dans la capi-
(1) Le Budget^ ce quHl est, ce qu'il peut êlre^ un vol. in-12, Paris, 1892, Guil-
laamin éditeur.
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880 LA QUESTION DES OCTROIS,
taie qui fait la difficulté du problème et de sa solution. Dès qu'on
parle de supprimer les octrois, c'est sur Paris que se concentrent
aussitôt toutes les préoccupations, et il s*agit alors d'un revenu si
important à abandonner et de besoins si considérables à satisfaire
qu'on recule devant les proportions de l'œuvre à accomplir. Une
très intéressante conférence faite par M. Ernest Brelay en 1886, à.
la Société d'Économie politique, a été publiée pa.r la M/orme sociale.
Elle avait pour but de répondre à une brochure de M. Yves Guyot
qui demandait la suppression des octrois, et de démontrer les er-
reurs et les dangers des solutions proposées. Il y a là des observa-
tions, des faits et des chiflfres d'un grand intérêt; mais celte dis-
cussion s'est essentiellement limitée à la question de l'octroi de
Paris et à la situation particulière des finances et des impôts dans
la capitale. La date est elle-même un peu lointaine. Les choses ont
marché depuis, car nous n'en sommes plus aujourd'hui à des polé-
miques théoriques, la loi du 4 mai 1893 ayant fait entrer la ques*
tion dans une période d'application pratique qu'il importe d'étudier
de plus près et qui comprend aussi bien Paris que le reste de la
France (1).
Après tout, Paris, si grande que soit la place qu'il occupe dans
l'ensemble des octrois, n'est, comme importance matérielle, que la
moitié du revenu total. C'est beaucoup sans doute, mais si la solu-
tion y est plus difficile pour cela, serait-il juste de sacriûer à la cité
centrale les intérêts de toutes les autres villes et communes où la
suppression des octrois sera si utile pour le bien-être des popula-
tions? Non, sans doute; et même, à ce point de vue d'intérêt popu-
laire, on peut dire que cette suppression est encore plus nécessaire
à Paris que partout ailleurs. C'est là que cette réforme intéresse
des millions d'individus et qu'elle doit avoir la plus heureuse in-
fluence en procurant à des masses innombrables le bienfait de la
vie à bon marché.
Il semble même que la réalisation, dans ce centre de près de trois
millions d'habitants, y est moins compliquée qu'on ne le pense. S'il
est vrai que le déficit qu'elle creusera dans les finances municipales
doive être déplus de 145 millions, qu'il faudra combler par d'autres
(1) La brochure de M. Yves Goyot a paru sous ce titre : « La suppt^ession des
octrois et la politique expéHmentale , 1886, Ouillaumin, éditeur. La conférence de
M. Ernest Brelay a été également publiée en brochure sous ce litre : « V octrois
ses inconvénients^ ses compensations, son reinplacement actuel par une taxe dit^cte^
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LA QUESTION DFS OCTROIS. 881
ressources, il est non moins vrai que celle ville immense a, dans le
superflu colossal des classes riches qui j vivent en grand nombre,
des éléments de compensation et des ressources comme n'en ont
aucune vilte secondaire, ni aucune commune de France. La bour-
geoisie libérale, comme je le développerai plus loin, y a plus de
facilités qu'ailleurs pour s'imposer des sacrifices de nature à amé-
liorer le sort des travailleurs et des malheureux.
M. Ernest Brelay, dans la conférence dont je viens de parler,
analysait avec raison toutes les œuvres d'instruction, d'assistance
et de prévoyance qui ont été créées en faveur des ouvriers et des in-
digents et qui, par leur gratuité, diminuent les dépenses des mé-
nages qui n'ont pour vivre que leur salaire quotidien. C'est vrai,
mais qu'est-ce que cela prouve? Parce qu'on a fait beaucoup, faut-
il renoncer à faire davantage et à faire mieux? Non, sans doute; et
si la suppression des octrois doit ajouter encore à ces institutions
philanthropiques l'avantage de diminuer très notablement les dé-
penses de la vie domestique, il ne faut pas hésiter à ajouter ce
progrès à ceux qu'on a déjà accomplis. En fait de justice sociale il
faut toujours rappeler l'ancienne maxime : u Nil actum reputans n
quid superesset agendum ».
Du reste la controverse de 1886 entre MM. Ernest Brelay et Yves
Guyot roulait sur un terrain beaucoup trop étroit et qu'il convient
d'élargir aujourd'hui. 11 s*agissait de remplacer les octrois par une
taxe unique sur la proprié té foncière. C'est presque exclusivement
sur ce point qu'a porté le débat, en le restreignant môme à la si-
tuation immobilière de Paris. Il pouvait y avoir en effet, dans une
question ainsi posée, des difïlcultés et des inconvénients de diverse
nature. Mais ce n'est pas à ce point de vue exclusif qu'il fitut en-
visager les moyens pratiques de réaliser la réforme projetée.
Tout conseille, au contraire, de chercher les ressources équiva-
lentes à celles dont on privera la caisse municipale, dans la combi-
naison de taxes de différente nature, correspondant aux intérêts
divers qui s'y rattachent, de façon à ne pas faire porter le poids de
la réforme sur une seule catégorie de contribuables. C'est ce que je
m'efforce d'expliquer dans le paragraphe suivant.
Ces considérations, pour lesquelles il m'est impossible ici d'en-
trer dans des détails minutieux et techniques, suffiront, je pense,
pour établir que, si la question des octrois a pour Paris une im-
portance financière considérable, elle n'y perd pour cela ni son
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882 La question des octrois.
caractère, ni sa portée sociale, et que les moyens de solution n'y
sont pas plus difficiles qu'ailleurs, peut-être même le sont-ils moins.
C'est de plus haut que de cet intérêt local, si grand qu'il soit, qu'il
faut envisager et résoudre le problème.
La gravité de la question, pour Paris, réside surtout dans l'im-
portance de ses emprunts, dont les octrois constituent la principale
garantie. La ville de Paris a en effet une dette aussi considérable
que la plupart des Ëtats de deuxième ordre. Cette dette dépasse
1800 millions, l'annuité qu'elle exige, pour les intérêts et l'amor-
tissement, est d'environ 80 millions. Il est clair qu'on ne peut
abolir les octrois sans créer, sous une autre forme, des garanties
équivalentes pour les porteurs de titres municipaux. La question
d'impôt se complique ainsi d'une question de crédit public, très
grosse pour la capitale et très sérieuse également pour les prin-
cipales villes de France, où les octrois sont également le gage
d'emprunts communaux plus ou moins importants. Dès lors, il
ne s'agit pas seulement d'abolir les octrois, il s'agit de savoir ce
qu'on peut mettre à la place.
111
Dans les conditions que je viens de définir et avec l'obligation
d'affecter aux dettes des villes d**s ressources égales, ou à peu
près, à celles que produit l'octroi, il est clair qu'il ne peut s'agir de
dégrèvement pur et simple et que tout consiste dans une transfor-
mation d'impôt. C'est toujours à l'impôt, en définitive, qu'il faudra,
sous une forme ou sous une autre, recourir pour assurer le paie-
ment régulier des dettes municipales. Seulement, l'avantage et le
but de cette transformation doivent être de s'adresser désormais à
une catégorie d'impôts qui n'ait pas, comme l'octroi, le vice fonda-
mental d'épargner le superflu des riches et de peser lourdement sur
le nécessaire des pauvres. Par la même raison, il ne faut pas
songer à une aggravation corrélative des divers impôts indirects,
tous ceux de cette nature ayant le même défaut que l'octroi : légers
pour les classes aisées, onéreux pour les classes laborieuses et
malheureuses. Dès lors, c'est généralement aux impôts directs, par
une plus équitable répartition des charges publiques, qu'on doit
demander la solution du problème.
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LA QUESTION DES OCTROIS. 883
C'est ici que s'appliquent les considérations que j'ai présentées
au début de cette étude, en rappelant la doctrine sociale contenue
dans mon Appel à la hourgeoim libirate, La question des octrois,
élément essentiel de la réforme de l'impôt, en doit être la première
et la plus facile application. La suppression des octrois ne peut se
faire que si Ton augmente le produit de certaines contributions
directes, telles que la taxe mobilière, l'impôt des patentes et
l'impôt foncier qui frappent plus particulièrement les classes
moyennes. Or j'estime qu'il est juste, qu'il est sage, qu'il est émi-
nemment politique, de la part de la bourgeoisie, de prendre Tinitia-
live de cette réforme fiscale, d'accepter franchement et dignement
le surcroît de charges qu'elle lui imposera. Elle se créera, par ce
sacrifice méritoire, une popularité de bon aloi, un titre à la
reconnaissance du peuple à qui elle procurera la vie à bon marché.
En tous cas, elle accomplira un acte de vraie justice sociale, et,
quels que soient les sentiments qu'il inspire, elle aura la conscience
d'avoir fait son devoir.
Au reste il ne faut pas exagérer plus que de raison l'importance
matérielle de ce sacrifice. Ce n'est pas seulement à la surtaxe de
l'impôt mobilier qu'on devra demander la compensation de la
perte que causera, dans le revenu public, l'abolition des octrois.
D'abord la somme qu'il faudra se procurer sera moins forte que
celle à laquelle on renoncera. J'ai dit que le produit annuel des
octrois s'élève, dans les 1515 communes où on le perçoit actuelle- •
ment, à 293 millions; mais les frais de perception, de personnel,
de matériel, et accessoires, y figurent pour plus^ de 20 mil-
lions. Il s'agit donc, en réalité, de trouver dans d'autres impôts
environ 270 millions par an. Répartis sur un ensemble de localités
dont les contribuables forment une population approximative de
o millions d'habitants, ce serait, pour chacun d'eux, une surcharge
moyenne d'environ 50 francs par an. C'est quelque chose sans
doute, mais ce n'est pas exorbitant.
D'ailleurs, si même Ton demandait tout à la contribution mobi-
lière, bien qu'en général les petits loyers en soient affranchis, ce ne
sont pas les classes moyennes, c'est-à-dire la bourgeoisie, qui en
supporteraient seules le poids; il se répartirait sur un grand
nombre d'autres contribuables appartenant aux classes inférieures.
Mais il n'y a pas de raison pour faire de l'impôt mobilier l'unique
élément de la réforme. Il serait bien plus juste et bien pfus
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884 LA QUESTION DES OCTROIS.
logique d'y faire contribuer, dans une large pari, toute une caté-
gorie qui doit en tirer directement un profit considérable. Je veux
parler de tout le commerce de gros et de détail, marchands de
vins, bouchers, boulangers» épiciers, fruitiers, vendeurs de toutes
sortes de comestibles et de denrées servant à TaUmentation des
personnes et des animaux. La suppression des octrois leur per-
mettra, d'un côté, de s'approvisionner librement et à bien meilleur
marché, de l'autre, grâce à l'abaissement des prix, la consomma-
tion augmentera considérablement à leur bénéfice. On peut très
légitimement exiger d'eux des sacrifices correspondant à l'accrois-
sement de leurs profits, en leur faisant payer spécialement un
droit de patente plus élevé.
En déduisant la part contributive qu'on pourrait ainsi imposer
aux nombreux industriels dont le commerce s'enrichirait parTabo-
lition des octrois, c'est tout au plus si Ton peut calculer à 200 mil-
lions le déficit à combler par la surtaxe de la contribution mobi-
lière. A supposer que cette somme fût payée intégralement par la
population aisée des communes affranchies, serait-ce trop, en
regard des avantages énormes qui en résulteraient pour le bien-être
des masses?
Au surplus il ne paraît pas que la bourgeoisie ait un sacrifice
bien lourd à supporter. Quand on parle de la cherté ou du bon
marché des objets de consommation et de première nécessité, on a
l'habitude de se préoccuper essentiellement de l'intérêt qu'y ont
les classes populaires. On a raison sans doute, car c'est à l'amélio-
ration du sort du plus grand nombre qu'il faut songer avant tout,
mais il est incontestable que ceux qu'on appelle les bourgeois
n'auront pas à se plaindre outre mesure de la suppression des
taxes qui frappent les objets de consommation à l'entrée des
villes. Les ménages riches et simplement aisés y trouveront un
avantage relatif. Leurs dépenses quotidiennes en seront réduites^
car les denrées qu'ils emploient pour leurs tables sont des pro
duits rafTinés et de luxe qui paient à Toctroi un tarif très élevé, et
l'abondance de leurs consommations et de leurs approvisionne-
ments de chaque jour en fait, pour l'octroi, de très gros contri-
buables. Or il leur sera facile de calculer que l'économie qu'ils
feront dans leur existence courante ne sera guère inférieure au
surcroît d'impôt qu'on leur demandera, si même elle ne le balance
complètement.
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LA QUESTION DES OCTROIS. 885
Dans ces conditions, on peut poser en fait que TaggraTaiion de
la contribution mobilière, commB corrélatif de la suppression des
octrois, ne constituera pas, pour ceux à qui elle s'appliquera» une
charge hors de proportion avec leurs ressources ordinaires. Ce
sont gens sérieux qui savent se rendre un compte exact de
leur bilan de chaque année. Ils y verront iufailliblement que, si
leurs impôts ont un peu augmenté d'une part, de l'autre les frais
généraux de leur vie domestique auront diminué par l'abaissement
du prix de toutes les denrées alimentaires.
Mais ce ne sont pas la cote mobilière ni celle des patentes qui
peuvent fournir seules une équitable ressource pour remplacer le
revenu des octrois. La propriété rurale, sur tout le territoire de la
commune et même du département, doit, à mon avis, y contribuer
dans une certaine mesure. Il est manifeste que toute la produc-
tion agricole retirera un grand bénéfice de l'abolition des octrois.
L'entrée des villes lui élant désormais ouverte, la consommation
de tous les produits des champs y sera beaucoup plus importante,
et les prix eux-mêmes en seront très prol>ablement plus avanta-
geux pour les producteurs. En outre le mouvement coopératif qui,
depuis quelque temps, se développe parmi les populations des
campagnes sous l'influence des syndicats agricoles, pour orga-
niser dans les villes la vente directe de leurs produits de toute
espèce, en supprimant la lourde charge parasite des intermé-
diaires, prendra, par l'abolition des douanes intérieures, une très
féconde impulsion. Donc la propriété rurale a un incontestable
intérêt à la réalisation de la réforme. On peut, à bon droit, lui de-
mander de participer aux sacrifices qu'elle exige. Une légère
augmentation de l'impôt foncier,'- sur les propriétés bâties, serait
en ce cas parfaitement justiflée.
On le voit, les moyens substitutifs ne manquent pas. Ceux que
je viens d'indiquer sont d'une simplicité, d'une facilité et d'une
équité incontestables. Quelques centimes additioonels ajoutés aux
trois principales contributions directes y suffiront largement.
Ce que je viens de dire des moyens divers auxquels on peut recou-
rir pour remplacer le produit desoctroisn'anullement la prétention
d'être un système absolu qui doive être adopté dans son ensemble.
Mon raisonnement est purement indicatif et non limitatif. J'ai
voulu prouver qu'en s'adressant, par exemple, à des surtaxes
mises sur l'impôt mobilier, l'impôt des patentes et l'impôt foncier,
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886 LA QUESTION DBS OCTROIS.
on pouvait se procurer toutes les ressources nécessaires et faire
quelque chose de trè6 juste, car les sacrifices demandés ne pèse-
ront que sur ceua qui peuvent aisément les supporter, et sur ceux
qui, d'autre part, bénéficieront notablement de la réforme. Mais il
y a certainement beaucoup d'autres combinaisons et beaucoup
d'autres procédés possibles. C'est aux communes intéressées, c'est
au Gouvernement, c'est aux Chambres, qui sont leur tuteur de
droit, à examiner par le détail les systèmes qui leur seront sou-
mis. De même que, par la force des choses, il y a une grande
variété dans le régime des octrois suivant les besoins qu'il a dû
satisfaire, et suivant l'état financier des villes où il a été établi, de
même il y en aura également dans le régime fiscal qui sera adopté
pour son abolition. On comprend qu'il est naturellement impos-
sible de faire (l'avance à cet égard, le bilan de chaque commune.
Il suffit de poser les règles générales qui peuvent servir aux solu-
tions pratiques. Quant à celles-ci il appartient aux conseils muni-
cipaux de les proposer, suivant leur situation particulière, et à
l'administration supérieure ainsi qu'au pouvoir législatif de les
approuver ou de les repousser.
J'ajoute encore que, d'après les bases exposées, le sacrifice sup-
plémentaire qu'il s'agirait d'imposer à la catégorie la plus riche
des contribuables et à celle qui a le plus d'intérêt à la suppression
des octrois, n'est qu'un sacrifice momentané pour ainsi dire, qui
s'atténuera avec le temps, et cessera môme dans l'avenir avec la
cause qui le rend nécessaire.
Ainsi que je l'ai dit plus haut, l'octroi n'a été créé que pour sub-
venir à l'exécution de travaux d* utilité publique dans les villes où
on l'a établi. Il a servi à gager les emprunts qui out été succes-
sivement contractés dans ce but. Lorsque ces emprunts seront
remboursés par voie d'amortissement annuel ou aigrement, ou
lorsque d'autres sources de revenus se seront ouvertes pour la com-
mune, il sera possible de reviser, de réduire et mêm^ de supprimer
les surtaxes mobilières, foncières ou des patentes que les besoins
du moment auront fait décréter. Ce sera affaire de circonstance et
d^opportunité. En tous cas, la dette des communes à octroi éteinte,
il n'y aura plus de raison pour maintenir l'aggravation d'impôts
destinés à y pourvoir.
Il résulte de ces considérations pratiques que lé sacrifice réclamé
des contribuables dont l'impôt n'atteint généralement que le su-'
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LA QUESTION DES OCTROIS. 887
perflu, dans Tintérèt de ceux dont il i*ogne injustement le néces-
saire, est loin d'avoir Timportance ni la gravité qu'un examen su-
perficiel de la question laisse présumer; mais serait-il en effet plus
considérable, tout conseillerait encore à la bourgeoisie libérale de
prendre hauleioent Tinitiative de cet acte de progrès et de justice,
en en provoquant, par quelque manifestation significative, Taccom-
plissement par les pouvoirs publics et en se déclarant prête à en
subir généreusement toutes les conséquences matérielles. Ce serait
un fait qui honorerait ceux de qui il émane, et qui apaiserait peut-
être, dans les régions populaires, bien des pi*éventions et bien des
haines.
IV
La loi votée par la Chambre des députés dans la dernière
législature, tout en consacrant le principe de la suppression des
octrois, se borne à donner aux conseils municipaux la faculté de
prendre cette mesure, sous condition de soumettre à Tapproba-
tion du Gouvernement et du Parlement les combinaisons proposées
pour remplacer les revenus supprimés.
Le Sénat adoptera7t-il cette soluton incomplète et ne donnera-l-
ilpas à la réforme proposée un caractère obligatoire? Je crois que
tout le conseillerait. La Chambre n'a pas eu le courage de trancher
résolument le problème, peut-être le temps lui a-t-il manqué pour
approfondir ce sujet délicat, car le débat ne s'est engagé que vers
la fin de la session. Ce sera au Sénat à voir s'il doit partager celle
hésitation ou cette timidité.
11 importe que les pouvoirs publics aient, sur le fond même de la
question, une opinion arrêtée. S'ils estiment que l'octroi est un
impôt inique et vexatoire dont l'abolition sera un granc} bienfait
pour la masse de la population, ils doivent l'abolir sans réserve et
ne pas permettre à de simples conseils municipaux, par caprice,
par insouciance, par de fausses appréciations ou sous Tinffuence
de considérations purement locales, de rendre stérile l'importante
réforme qu'ils jugent nécessaire. S'ils croient, au contraire, que ce
système de taxes communales est parfaitement justifié et constitue
pour les communes où il fonctionne une ressource indispensable,
qu'ils le proclament hautement et ne laissent pas à l'arbitraire des
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888 LA QUESTION DES OCTROIS.
municipalités le droit de résoudre une question aussi capitale dans
le sens qui leur plaira. La suppression facultative aboutirait in-
.failliblenient à Tavortement de la réforme.
Les conseils municipaux seront, en général, instinctivement dis-
posés à maintenir ce qui existe. La taxe perçue aux portes des
villes est, sans doute, sensible pour ceux qui la paient, mais ils sa-
vent bien que ce n^est qu'une avance dont ils se récupèrent
presque aussitôt sur Tensemble des consommateurs et que ceux-ci
remboursent par fractions infinitésimales, pour ainsi dire sans s'en
apercevoir. C'est donc, comme d^ailleurs tous les impôts indirects,
une contribution d'une perception très facile et d'un revenu assuré.
Si les contribuables en souffrent, les communes en profitent large-
ment. Qu'on les laisse libres de maintenir ou non Tétat actuel des
choses, la plupart n'y changeront rien.
Bien plus, comme c'est un procédé très commode pour se pro-
curer des ressources et émettre des emprunts à longue échéance,
beaucoup de communes y tiendront afin de satisfaire de dispen-
dieuses fantaisies. Rien n'a plus encouragé le développement des
dépenses communales et l'exécution de travaux publics dont trop
souvent l'utilité n'a pu être démontrée, que la facilité avec laquelle
il a été possible de recourir dans ce but aux produits de l'octroi.
Il est certain que si les communes avaient dû puiser pour cela à
la source des impôts directs dont le poids est beaucoup plus sen-
sible, elles auraient été bien moins prodigues des deniers publics
et bien plus soucieuses de leur crédit.
Il est hors de doute que, par suite de ce relâchement de pré-
voyance, la situation fmancière des communes appelle aujourd'hui
très sérieusement toute l'attention du gouvernement et dos
Chambres. L'ensemble de la dette communale, assez mal établie
d'ailleurs, s'élevait, au 31 mars 1891, à 3.293.000.000, et la plupart
des emprunts ont été contractés à des conditions qui les ont rendus
très onéreux. Il est vrai que, depuis quelques années, on a fait inter-
venir le Crédit foncier avec ses combinaisons ingénieuses. En se
substituant aux préteurs primitifs, par l'émission de ses obligations
communales, il a pu favoriser en bien des localités la conversion
des emprunts primitifs à un taux beaucoup plus avantageux d'in-
térêt et d'amortissement (1). Mais il reste encore énormément à
(1) Les prêts du Crédit foncier aux communes sont de 4,75 %, amortissement
compris.
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LA QUESTION DES OCTROIS. 889
faire pour améliorer complètement la situation.il y a, notamment à
Paris oii les titres municipaux donnent droit à des lots importants,
de grandes difficultés pour la conversion de la dette communale.
La question est actuellement à Tétude.
Si on se décidait à abolir les octrois, ce serait une excellente
occasion de reviser les dettes des villes. On y réaliserait peut-être
de très grandes économies de nature à en réduire les charges
annuelles. On favoriserait, en môme temps, la réforme même de
l'octroi, puisque, en ce cas, le déficit qui en résulterait dans les
recettes municipales diminuerait d'importance et serait plus facile
à combler par d'autres ressources équivalentes. Mais laissant ces
questions accessoires, je reste sur le terrain limité des octrois, et je
crois être dans la vérité en disant que leur suppression, si elle est
obligatoire, aura les meilleurs effets pour l'administration générale
des communes. Ce sera un frein salutaire contre les prodigalités
de la plupart d'entre elles. Si elle n'est que facultative, il ne faudra
pas s'attendre à de sérieux résultats. Ce ne sera pas en tous cas une
réforme générale pouvant avoir une heureuse influence sur la con-
dition du peuple. Elle s'accomplira dans certaines localités; elle sera
ajournée ou repoussée dans d'autres, et, bien qu'un peu moins
nombreuses, nous verrons toujours subsister, sur divers points
du territoire, ces douanes intérieures que les grands économistes
du xviii" siècle ont condamnées au nom de la raison et de la jus-
tice et que la Constituante renversa dans l'intérêt général.
Déjà il est étrange que, dans le même pays, il y ait, grâce à
Toclroi, une telle variété d'impôts. En dehors des 4515 communes
où l'octroi est établi, les produits et les marchandises circulent en
franchise. Ici tel objet de consommation est taxé très modérément;
à quelques kilomètres de distance il l'est en revanche très lourde-
ment. A la porte même des villes assujetties, dans toutes les ban-
lieues, les mêmes denrées, exemptes de droits d'entrée, présentent,
dans leur prix vénal, des écarts considérables par rapport à celles
qui franchissent les murs d'enceinte. Rien ne fausse plus complète-
ment, sur les marchés, la loi normale des prix d'achats et de ventes,
et rien ne viole plus ouvertement le principe supérieur de l'égalité
et de l'uniformité de l'impôt. A ce point de vue, c'est au nom des
règles les plus élémentaires de tout bon régime ftscal, que la sup-
pression des octrois doit être réclamée.
Edouard Cohen.
La Réf. Soc, 16 décembre 1893. 3« Sér., t. Vï (t. XXVI col.), 57
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LES
SQCILTÉS DE FAMILLE DANS LE DROIT CIVIL PORTUGAIS
^ft^^0»^^^0t^^m^^0*f
Tous ceux qui ont souci de Tavenir de notre société s'intéressent
aux efforts tentés pour rendre à la famille l'unité et la cohésion qui,
dans les siècles passés, ont fait sa force en même temps qu'elles
contribuaient au bien général. D'un autre côté, les économistes
qui s'inquiètent, avec juste raison, des souffrances de l'agriculture,
celte source si féconde de la richesse nationale, cherchent par tous
les moyens à porter remède aux inconvénients, nous allions dire
aux dangers, qui résultent de la dispersion des classes rurales et
de rémigration de plus en plus accentuée vers les grands centres
des fils d'agriculteurs. A. ce double titre, il nous a paru intéressant
de signaler aux lecteurs de la Ré/orme sociale l'existence dans le
droit civil portugais d'une société de nature particulière qui n'a,
croyons-nous, aucun équivalent dans les autres législations euro-
péennes : la société de famille.
C'est dans ses articles 1281 à 1297 que le code civil portugais a
posé les règles de cette association qui s'entend de « toute société
formée entre des frères, ou entre des pères et mères et leurs
enfants majeurs ». Le but peut en être quelconque; mais, en fait,
la loi prévoit surtout le cas où ce but consiste dans l'exploitation
en commun, par tous les membres d'une même famille, soit du
domaine paternel, soit d'un ensemble de terres appartenant à des
tiers. Cette société peut résulter d'une convention expresse, et la loi
laisse alors aux parties toute liberté pour en fixer les clauses. Mais
elle peut n'être que tacite et résulter du seul fait, par les intéressés,
d'avoir vécu plus d'un an en communauté de table et d'habitation,
de revenus et de dépenses, .'de pertes et de profits. Dans ce cas, à
défaut de stipulations spéciales, le contrat est soumis à des règles
précises, déterminées par la loi.
Au point de vue de son étendue, la société comprend : 1* l'usage
et les revenus des biens propres des associés ; 2° le produit de leur
travail personnel et de leur industrie ; 3° les biens mêmes dont ils
ne sont que copropriétaires. Les frais et les dépenses nécessaires
à l'entretien des associés et de leurs familles, et par l'entretien on
entend l'habitation, la nourriture, les vêtements et même les frais
de maladie, sont à la charge de la société. 11^ en est de même des
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/É
.-i
LES SOCIÉTÉS DE FAMILLE DANS LE DROIT CIVIL PORTUGAIS. 891
dettes contractées par un ou plusieurs associés dans Tintérôl
commun, s'il est prouvé que tous en ont tiré profil, des améliora-
tions et des frais ordinaires de culture, des dépenses extraordi-
naires faites sur les fonds indivis, et enfin des charges de toute
nature inhérentes à l'usufruit des biens dont les revenus entrent en
société. Mais la société ne doit point souffrir de la perte ni de la
détérioration fortuites des biens propres des associés, et c'est le
propriétaire seul qui en supporte les conséquences.
Tout associé peut, au cours de la société, acquérir à titre onéreux
soit des meubles soit des immeubles; mais une distinction impor- •:■_§
tante est faite au point de vue du résultat de ces acquisitions. La •''^
chose acquise est-elle mobilière? l'associé n'est présumé s'en être
rendu acquéreur en son nom personnel que s'il ne l'a pas appliquée - i
à l'usage commun. S'agit-il au contraire d'un immeuble? il reste
toujours la propriété de l'acquéreur, lors même que celui-ci aurait
déclaré agir dans l'intérêt commun. Il n'en serait autrement que s'il
avait été spécialement autorisé à cet effet par ses coassociés;
encore serait-il tenu, dans ce cas, d'indemniser la société si l'ac-
quisition par lui faite avait été payée à l'aide de deniers communs.
La dissolution de la société donne lieu à un partage des fruits ou
des produits de la culture des immeubles, dont les règles sont
fixées par la loi d'une manière toute spéciale et très détaillée. C'est
même là que se manifestent le mieux l'utilité pratique et les heu-
reux résultats de cette institution. Le législateur portugais en
effet, a pris soin d'augmenter, sans aller contre l'équité, les parts de
ceux des associés dont l'industrie et le travail ont fait grossir le
chiffre des profits réalisés. H prévoit deux hypothèses : ou bien tous
les associés ont participé aux travaux et à la culture du fonds
social, et dans ce cas le partage a lieu par tête et par parts égales,
conformément aux règles générales; ou bien quelques-uns seule-
ment ont concouru à la gestion et à l'administration de la société,
et ce sera sans doute le cas le plus fréquent à raison des maladies,
des infirmités et des empêchements de toute nature qui peuvent
survenir : alors deux lots égaux doivent être formés; le preraeir est
réparti entre tous les propriétaires des immeubles, proportionnel-
lement à leur part en capital ; le second est partagé par tête entre
ceux-là seuls qui ont travaillé, labouré, semé, récolté de leurs
propres mains. Que si la femme ou l'enfant de l'un des associés ont
pris leur part des travaux, on récompense aussi leurs efforts ou
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892 LES SOCIÉTÉS DE FAMILLE DANS LE DROIT CIVIL PORTUGAIS.
leurs soins : la femme a droit à une part égale à la moitié de ce qui
est attribué au mari ; l'enfant est payé suivant ses mérites, et sa
part est fixée en tenant compte des circonstances de fait, de son
âge, de sa force, de son aptitude au travail et des services qu'il a
réellement rendus. On agit de même à l'égard de Tenfant qui, sans
avoir travaillé à la culture, a néanmoins contribué par quelque
autre industrie à augmenter les gains de la société. Enfin une
part spéciale est encore attribuée, sur le second lot, à tout associé
qui, étant à titre exclusif propriétaire de bêtes k cornes, les a fait
servir à l'exploitation du sol. La même règle proportionnelle doit
être suivie pour le partage des acquêts et des bénéfices qui peuvent
résulter de la culture des terres appartenant à des tiers, si l'exploi-
tation d^immeubles de cette nature a été ajoutée à celle du
domaine de la famille. Quant aux immeubles indivis, s'il en existait
au moment où la société a commencé, ils sont, lors de la disso-
lution, partagés également, soit en nature, soit en argent, entre
tous les associés.
Toutes ces règles spéciales n'excluent pas l'application, aux
sociétés de famille, des principes généraux du contrat de société.
Mais elles forment, dans leur ensemble, un domaine privilégié qui
facilite la constitution de ces associations et leur assure une utilité
pratique incontestable. Peut-être n'y a-t-il là qu'un vestige de ces
communautés primitives qui semblent avoir été le mode normal
de l'exploitation du sol à l'origine des sociétés. Cette hypothèse est
d'autant plus admissible que, dans une autre partie du code civil
portugais, nous rencontrons un exemple de la mise en commun de
la jouissance d'immeubles ruraux : sous le nom de droit de corn-
pascuo, les articles 2262 à 2266 consacrent la faculté de jouir en
, commun des pâturages existant sur des fonds appartenant à divers
propriétaires. Mais si l'on remarque que ce code, promulgué en 1867,
est de date relativement récente, on peut être tenté aussi de consi-
dérer le maintien d'un contrat de cette nature dans une législation
qui remonte à vingt-cinq ans à peine comme la consécration d'un
principe dont une longue expérience a justifié l'application
féconde. Pour notre part, nous ne serions nullement surpris que
des associations qui ont nécessairement pour base le culte de la
famille, l'amour du foyer, l'encouragement au travail par la pro-
messe d'une prime à ceux dont les efforts auront accru la somme
de bénéfices, et la communauté d'intérêts de tous les membres
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LES SOCIÉTÉS DE FAMILLE DANS LE DROIT CIVIL PORTUGAIS. 893
d'une même famille fussent de nature à favoriser la rénovation des
classes rurales, la stabilité du foyer domestique et le retour aux
saines traditions. Nous ne sommes point éloignés d'y voir, tout au
moins, un moyen pratique de travailler à la paix sociale par la
reconstitution de ces familles d'agriculteurs laborieux, économes,
et si fortement attachés au sol, qui ont tant contribué jadis à la
prospérité de notre patrie.
F. Lepelletier.
NOUVEL APPEL POUR L'ENQUÊTE SUR LA CONDITION DES OUVRIERS AGHICQLES
^»^^W^<^W>^«M^MMM»«»W»»WW»W»»<WWWW
Nous avons publié (V. ci-dessus, p. 223) le questionnaire d'une enquête faite
par un comité émanant de la Société des agriculteurs de France et de la
Société d'économie sociale. Ce comité vient d'adresser le nouvel appel qu'on va
lire aux personnes susceptibles d'y répondre. Nous le recommandons vivement à
l'attention de tous nos lecteurs :
Monsieur,
Nous avons eu l'honneur de vous adresser, à la date du i 5 juin der-
nier, une circulaire relative à l'enquête que la Société des Agriculteurs
de France et la Société d'Economie sociale venaient d'ouvrir, le concert,
sur la condition des ouvriers ruraux, particulièrement pendant l'hiver,
et sur les industries qui pourraient les occuper. Un questionnaire en
triple exemplaire était joint à cette circulaire, et nos correspondants
devaient nous envoyer leurs réponses avant le i" octobre.
La Commission spéciale qui a été instituée pour suivre cette enquête
vient de reprendre ses travaux. Elle a reçu dans le délai ûxé de nom-
breuses et intéressantes dépositions. Mais la valeur même de ces
réponses, l'étendue et la complexité des sujets qni s'y trouvent abordés
Tout amenée à reconnaître que le terme primitivement fixé était peut-
être un peu court, et qu'il y aurait avantage à le proroger, pour per-
mettre à un plus grand nombre d'associations ou de memnres isolés de
nous faire parvenir leurs observations, et pour donner ainsi à l'enquête
son complet développement. Il a été, dès lors, décidé :
1° Que le terme de l'enquête était prorogé jusqu'à l'époque do la pro-
chaine session annuelle de la Société des Agriculteurs (tin janvier 1894);
2° Que, pendant cette session, il serait donné connaissance des résul-
tats de Tenquête ;
3° Que, durant le cours de cette même session, la Commission spéciale
se tiendrait en permanence à la disposition des membres de l'une et de
l'autre de nos deux Sociétés, soit pour recevoir les renseignements et
informations qu'ils auraient à lui communiquer, soit pour discuter les
questions soumises à son examen.
J'ai l'honneur, en conséquence. Monsieur, de vous adresser sous ce pli
un nouvel exemplaire du questionnaire, en vous rappelant que les ré-
ponses doivent être adressées au siège de la Société des Agriculteurs de
France, 8, rue d'Athènes. Je me plais à penser, Monsieur, aue vous ne
refuserez pas de seconder nos deux Sociétés dans l'étude de questions
auxquelles les circonstances actuelles donnent, vous le savez, un intérêt
exceptionnel.
Recevez, etc.. Signé : E. de Dampierre et Welghe, présidents des deux
sociétés.
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L INDUSTRIE LAINIÈRE DE VERVIERS
^^0>^^^^^t^^0^tk^t*0t0ttt»ftm0»
LES EFFETS DE LA RÉGLEMENTATION DU TRAVAIL INDUSTRIEL
LE PATRONAGE.— LES GREVES DE 1893.
Édictée le 13 décembre 1889, la loi belge concernant le Iravail
des femmes, des adolescents el des enfants, avait déjà soulevé, lors
des discussions aux Chambres, des protestations véhémentes el
passionnées. C'est que, s'immisçant dans le régime intérieur des
exploitations industrielles — domaine inviolé, ou peu s'en faut,
jusqu'alors — elle ne pouvait manquer de léser des intérêts nom-
breux et souvent respectables. Mais n'est-ce point là le sort com-
mun de toute réforme, même de celles que réclament la justice et
la saine raison? Le législateur avait du reste prévu lui-même les
difficultés qu'allait soulever l'application de ses prescriptions. Il
s'en était si bien rendu compte, que la plupart des dispositions de
la loi ne contiennent que des énoncialions générales, demandant k
être complétées, interprétées, quelquefois même modiûées par des
arrêtés royaux, selon les exigences diverses des industries qu'il
s'agissait de réglementer.
D'un autre côté, la loi ne devait faire sentir, ses effets qu'une
année entière après sa publication; ce délai était] même de deux
années en ce qui concerne les travaux souterrains des mines et
l'application de l'article 6 relatif au travail de nuit. La transition
au régime nouveau était donc] ménagée dans la mesure du pos-
sible.
Nous trouvons une preuve nouvelle de la sage prudence du
législateur, et de sa volonté de faire œuvre pratique et parlant
durable, dans Talinea i" de l'article 8, ainsi conçu :
« Pour exercer les attributions qui lui sont conférées par les
articles 3, 4, 6 et 7, le Roi prendra l'avis :
« 1° Des Conseils de l'industrie et du travail, ou des sections de ces
Conseils représentant les industries, professions et métiers en cause ;
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L*INDUSTRIB LAINIÈRE DE VERVIERS. 895
M 2« De la députation permanente du Conseil provincial ;
« 3*> Du Conseil supérieur d*hygiène publique ou d'un comité tech-
nique. »
Les Conseils de Tindustrie et du travail, existant aujourd'hui
dans la plupart des centres industriels, constituent, on le conçoit,
un excellent instrument d'investigation.
C'est en mars 1892 que le gouvernement crut le moment venu de
convoquer ces Conseils afin de délibérer sur l'application des
articles 4, 6 et 7 de la loi de 1889, de constater les résultats
obtenus, les efforts tentés, et de procéder, les parties en cause
entendues, à la rédaction des Arrêtés Royaux d'exécution, spé-
ciaux à chaque groupe d'industries. Les avis des sections devaient
être donnés sous forme de réponses à un questionnaire détaillé
qui leur fut adressé .
Le 5 avril de la même année, le ministre de l'agriculture, de
l'industrie et des travaux publics soumit en outre à la signature
du Roi un projet d'arrêté royal instituant un Conseil supérieur du
travail, dans le but de donner aux Conseils locaux un centre d'ac-
tion, de préparer les questions à leur soumettre et de présenter au
gouvernement des propositions d'ensemble résumant leurs vœux.
Ce Conseil supérieur, au sein duquel la science, le capital et le tra-
vail étaient représentés chacun par seize membres, se réunit pour
la première fois le 18 mai, et fut immédiatement appelé à se pro-
noncer sur les diverses propositions formulées par les conseils
locaux relativement à l'application de la loi de 1889.
Les réponses au questionnaire auquel il a été fait allusion plus
haut, ainsi que les débats qui eurent lieu au Conseil supérieur,
nous fourniront les documents officiels relatifs à l'application de
la loi en ce qui concerne l'industrie lainière belge en général et
plus particulièrement dans l'agglomération verviétoise.
Il y a lieu, pensons-nous, d'exposer ici l'économie générale de
notre loi.
L'article premier limite le champ d'action de la loi en spécifiant
les industries qui seules y sont soumises.
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896 L INDUSTRIE LAINIÈRE l)E VERVIERS.
L'article 2 interdit d'employer les enfants âgés de moins de
douze ans» à quelque travail que ce soit.
La loi étend sa protection sur les femmes et filles, jusqu'à Tâge
de la majorité ; elle abandonne à eux-mêmes les jeunes ouvriers à
Tàge de 16 ans, et même, exceptionnellement, à Tàge de 14 ans
accomplis.
Il est en outre défendu d'employer au travail les femmes pen-
dant les quatre semaines qui suivent leur accouchement.
Mais à aucune de ces restrictions ne sont soumis les travaux
effectués dans les établissements où ne sont employés que les
membres de la famille, si toutefois ces établissements ne sont
pas classés comme dangereux, insalubres ou incommodes, et si le
travail ne s'y fait pas à l'aide de chaudières à vapeur ou de mo-
teurs mécaniques.
Cela posé, nous pouvons aborder le dépouillement des réponses
faites par les Conseils locaux au questionnaire que leur avait
adressé le gouvernement.
Les différents points sur lesquels il s'agissait d'avoir des rensei-
gnements se ramènent h trois ordres d'idées bien distincts. L'en-
quête se rapportait : 1^ à la durée du travail journalier ainsi qu'à la
durée et aux conditions des repos; â*" au travail de nuit; et enfin
3** au travail d'un septième jour par semaine.
Ce qui frappe dès l'abord c'est le peu d'empressement mis par
les Conseils à se réunir et à donner des renseignements complets
sur les quelques demandes qui leur avaient été soumises. El
cependant il ne s'agissait que de constater, purement et simple-
ment,certains faits notoires et constants. C'est ainsi que le Conseil
de Liège est resté muet sur différents points. D'autre part les ren-
seignements officiels manquent totalement en ce qui concerne deux
centres lainiers importants, ceux de Saint-Nicolas et d'Ecloo, où
aucune section n'a encore été établie. On ne peut donc guère s'ap-
puyer, en ce qui concerne l'industrie de la laine, que sur les
réponses données par les Conseils de Yerviers et de Dison ; ces
deux localités constituent, il est vrai, le centre le plus important
de l'industrie lainière en Belgique. Il est permis de se demander si
ces témoignages, nécessairement incomplets, suffisent pour juger
des effets de la loi de 1889 sur une industrie aussi considérable
que celle de la laine.
Une impression plus heureuse se dégage de la constatation que
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l'industrie lainière de verviers. 897
la plupart des avis émis ont réuni runanimité des suffrages, aussi
bien des ouvriers que des patrons. Les seules divergences se sont
produites à propos du travail de nuit : adversaires, en principe, de
ce travail, les ouvriers en reconnaissent l'absolue nécessité dans
les circonstances économiques présentes. D'oQ il résulte que la loi
nouvelle ne fait, en somme, que confirmer législativement un état
de choses existant depuis d'assez longues années déjà.
Remarquons encore que les Conseils locaux, aussi bien que le
Conseil supérieur, ont fait une assez large part à la discussion du
principe même de la réglementation. Néanmoins ainsi que le fait
observer M. Arthur Verhaegen, rapporteur de la IP section du Con-
seil supérieur, toute discussion de ce genre, msflgré le très vif
intérêt qu'elle présente, était ici superflue, car le principe avait été
posé par le législateur lui-même.
Entrons maintenant dans le détail des réponses.
En ce qui concerne le travail du septième jour, on constate que
nulle part il n'est organisé. Exception doit être faite naturelle-
ment pour les réparations urgentes dont la remise entraînerait le
chômage des jours ouvrables. On peut en dire autant de certains
travaux d'installation. Dans les moments de presse, on préfère
travailler jusqu'à 8 ou 9 heures du soir, et même jusqu'à minuit
dans la nuit du samedi au dimanche. L'ouvrier, esclave comme le
patron des exigences capricieuses de la mode,se soumet volontiers
à ces corvées supplémentaires, qui ne se prolongent du reste
guère au delà de quinze ou vingt jours consécutivement. Il sait
que pendant la morte saison il n'aura souvent que trop de temps
pour se reposer de ce travail excessif.
Quant à la durée du travail journalier ^ il est à Verviers de 11 h. l/i
en temps normal, c'est-à-dire qu'il commence à 6 heures du matin
pour cesser à 7 heures du soir, avec 30 minutes de repos à
8 heures, une heure à midi et 15 minutes à 4 heures. Le lundi les
ateliers ne sont ouverts qu'à 8 heures du matin, ce qui réduit
la durée du trav«ail ce jour-là à 9 h. 3/4. La situation est identi-
quement la même à Dison.
A Liège, par contre, la journée commence à 6 heures du matin, et
l'on cesse le travail à ff heures du soir. Des repos de 15 minutes
partagent la matinée et l'après-midi. En déduisant une heure pour
le dîner, la durée du travail effectif se chiffre donc par 10 heures
et demie.
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^'
: 898 l'industrie lainière de verviers.
;- Cet état de choses est-il satisfaisant? Le conseil de Liège répond
; oui à runanimité ; celui de Verviers — moins une voix d'ouvrier —
se prononce dans le même sens, mais estime qu'une entente inter-
nationale devrait interdire Taccès des ateliers aux enfants de
\ moins de 14 ans, pour lesquels une aussi longue journée de travail
•' est funeste ; enfin au sein du conseil de Dison les membres ouvriers
réclament lajournéede huit heurespourlesadultescomme pour tous
:j les autres ouvrière, et des repos de deux heures au milieu du jour.
On le voit, ces deux questions n'ont pas fait l'objet de longs
débats entre les représentants du capital et du travail. 11 en est tout
autrement de la question du travail de nuit; et cependant les
prétentions de^ industriels verviétois ont rencontré plus d'opposi-
, lion parmi le groupe des économistes du conseil supérieur, que
parmi Télément ouvrier du conseil de Verviers. Faut-il s'en étonner?
Nullement. Défenseurs naturels des conceptions élevées dont
s'étaient inspirés les promoteurs de la loi de 1889, c'est par la
force même des choses que les économistes et sociologues siégeant
au conseil supérieur en sont venus à réclamer l'exécution inté-
grale et immédiate des prescriptions de la loi. Pour eux, comme
pour tout homme désintéressé, l'intérêt particulier doit céder
devant Tintérét général. Peut on en demander autant à l'industriel
qui se voit directement menacé dans la prospérité de ses affaires?
Quant à l'ouvrier, il est, sous ce rapport, sous l'entière dépendance
de son patron ; c'est ce que va nous démontrer l'examen de la
question.
On sait que les manufactures qui travaillent la laine se divisent
en différentes catégories, soumises chacune à des régimes très dif-
férents, même dans les maisons qui exploitent plusieurs branches.
Pour ce qui concerne les apprêts, le lavage, le carbonisage, la
teinture, la question du travail de nuit des personnes visées par la
loi ne se pose même pas, car ces travaux ne requièrent pas l'em-
ploi d'enfants de moins de 16 ans. Sans doute, un certain nombre
de filles et de femmes de 16 à 21 ans sont occupées au triage des
laines : mais ce travail s'effectue exclusivement pendant le jour.
11 en est de môme des tisseranderies, où les ouvriers mineurs pro-
tégés par la loi sont également peu nombreux. Nous devons
excepter cependant les jeunes filles d'au delà de 18 ans qui des-
servent les métiers mécaniques. Mais, tout comme les trieuses,
ces ouvrières ne travaillent jamais la nuit.
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l'industrie lainière de verviers. 899
Restent les lilatures, qui, par la nature de leurs travaux, néces-
sitent remploi d*un nombreux personnel d'enfants. Cest ici que se
concentre tout l'intérêt de la question.
On sait que le travail des filatures consiste à réduire la laine en
fils et à donner à ceux-ci leur consistance par des procédés de ten-
sion. Or, il se produit de fréquentes ruptures dans le fil en forma-
lion. Des gamins, appelés rattacheurs, sont chargés de saisir rapi-
dement les bouts du fil rompu et de les rattacher l'un à l'autre,
ainsi que leur nom l'indique. Ce travail exige beaucoup d'adresse
et de promptitude; des enfants sont seuls capables de TefTectuer
dans de bonnes conditions. Le travail des adultes est donc entière-
ment lié à celui des enfants. Interdire à ceux-ci le travail de nuit,
équivaudrait donc à empêcher le travail des fileurs en général ; ce
serait porter une atteinte indirecte à la liberté des ouvriers
majeurs, ainsi que des filateurs qui trouvent une grande ressource
dans ce travail, puisqu'il leur permet de réduire considérablement
les frais généraux.
C'est ce que les ouvriers verviétois ont parfaitement compris,
lors des discussions au conseil de l'industrie et du travail. Par
contre, le conseil de Dison a déclaré que le travail de nuit n'était
pas indispensable, et émis Tavis qu'il n'y avait pas lieu de l'auto-
riser dans les industries de la place. A Liège, le conseil ne s'est pas
occupé de la question. Enfin à Yerviers le conseil, patrons et
ouvriers, tout en souhaitant que l'industrie pôt se passer du tra-
vail de nuit, reconnaît que la question est difficile à résoudre à
cause des sacrifices que se sont imposés les industriels en prévi-
sion des nécessités de la place.
Le Cercle des filateurs de Verviers et des environs s'émut dès
l'année 1889 des conséquences graves qu'allait entraîner pour l'in-
dustrie verviétoise l'application de la loi nouvelle et notamment de
l'article 6 relatif au travail de nuit des enfants protégés par cette
loi. Le Cercle publia une brochure exposant la situation des fila-
teurs, obligés en raison de la concurrence étrangère, de produire
dans des conditions de bon marché exceptionnel. Il a été tenu
compte de cette protestation, en ce sens que l'autorisation tempo-
raire dont il est question à l'alinéa 4 d3 l'article 6 a été accordée
pour les années 1893 et 1894.
Il nous paraît utile de reproduire ici en substance les arguments
invoqués par les filateurs, en y ajoutant ce qui, depuis cette
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900 l'industrie lainière de verviers.
époque, a encore été soutenu pour ou contre le travail de nuit des
enfants.
La place de Verviers compte 83 fîlateurs tant de laine peignée
que de laine cardée, produisant annuellement 18 millions de
kilogrammes de fil pour une valeur de 90 millions de francs. Ces
produits, surtout les cardés, sont pour la plus grande partie
destinés à l'exportation.
Ces maisons industrielles occupaient en 1889 4,i00 enfants et
adolescents, dont 3,213 dans les filatures marchant jour et nuit, et
1,187 dans celles marchant le jour seulement. Parmi ces 4,400 en-
fants se trouvaient 3,073 garçons au-dessous de 16 ans et filles mi-
neures, soit environ 70 % de personnes désormais protégées par la
loi, et 1,327 garçons au-dessus [de 16 ans, soit 30 % . Avec ce per-
sonnel, l'application stricte de la loi serait fort difficile. Dans
l'organisation qu'ils seraient forcés d*adopter, disent les filateurs,
ils pourraient continuer à occuper au travail de jour les 1,187 per-
sonnes dont il vient d'être question, plus une moitié seulement du
personnel travaillant dans les filatures qui marchent jour et nuit.
3 213
soit au total 1,187 H — '—- =2,794.
Pour le travail de nuit, il leur faut un personnel de 1,606 ou-
vriers non soumis aux dispositions protectrices de la loi. Il y au-
rait donc au premier abord 3,073 — 2,794, c'est-à-dire 279 enfants
et filles qui de parla loi, ne trouveraient plus à s'occuper dans les
filatures; et par contre, 1,606 — J, 327, c'est-à-dire 279 garçons de
16 à 21 ans en moins, pour organiser le travail de nuit selon les
exigences nouvelles. Mais on ne peut penser, ajoutent-ils, à tra-
vailler de jour avec des filles et de jeunes enfants seulement. Il
faut, de jour comme de nuit, un certain nombre de garçons assez
forts ayant au moins 16 ans. Les 30 % avec lesquels on marche
actuellement sont déjà très insuffisants, car cette classe de tra-
vailleurs fait défaut. Supposant cependant qu'on se contente de
travailler à l'avenir le jour, avec 20 % , ce qui représente un
nombre de 558 garçons, il en résulterait un manque de 837 garçons
de 16 à 21 ans ».
Comment combler un déficit aussi considérable? En faisant appel
aux ouvriers étrangers, sans doute. Mais pourrait-on les attirer
sans une hausse de salaire trop importante pour que le travail de
nuit continue à être assez rémunérateur pour l'industriel?
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L'tNDlSTKIK LAINIÈRE DE VERVIEHS. 901
Du reste, il est impossible d'imposer aux jeunes gens de lt> à
21 ans le travail de nuit continu, qui n'est ni dans les mœurs, ni
dans les forces du travailleur. Car, sinon, dans le but d'améliorer
le sort des enfants de 12 à 16 ans, ainsi que celui des filles et
femmes mineures, on placerait l'adolescent dans une situation
déplorable, pire que celle des hommes faits.
Il convient en effet de faire une distinction entre le travail de
nuit continu et le travail alternatif. L'ouvrier éprouve une aver-
sion justifiée contre le premier, tandis qu'il se plie facilement au
second. Ce dernier est adopté partout; les ouvriers se partagent
en deux brigades travaillant alternativement le jour et la nuit et ce
pendant une semaine. Le travail de nuit est même sensiblement
plus rémunérateur, bien qu'il ne dure guère plus de 10 heures.
Beaucoup d'ouvriers le préfèrent au travail de jour pendant les
fortes chaleurs.
Ceci dit, il est peut-être superflu de rappeler le vœu formulé par
les industriels verviétois, qu'un accord international intervienne,
permettant d'inaugurer en faveur de l'ouvrier fileur un système
plus conforme, quoi qu'on dise, aux nécessités du repos. Malheureu-
sement dans les circonstances économiques actuelles, le travail de
nuit se présente comme une nécessité inéluctable. C'est qu'il faut
à tout prix rester maître du marché international.
C'est en effet en France, en Angleterre, en Saxe que sont exportés
pour la plus grande partie les filés de Verviers. Les industriels
ont donc à soutenir une concurrence redoutable au cœur des
nations les plus avancées et les mieux outillées pour les combattre.
Ce n*est qu'au prix d'efforts incessants que cette situation est
maintenue. Mais aussi l'existence de l'industrie verviétoise en
dépend, la consommation belge n'absorbant que la dixième partie
de la production.
A quoi donc est due cette supériorité? Faut-il l'attribuera des
avantages naturels fournis par le sol, à la qualité des eaux, à des
droits protecteurs, ou à d'autres causes externes? Certes, non. Sans
vouloir contester les qualités innées — héréditaires, pourrait-on
dire — de l'ouvrier verviétois, ni diminuer en rien la part reve-
nant à l'esprit d'initiative des industriels, il n'en reste pas moins
vrai que Verviers est redevable avant tout de sa prospérité à un
régime fécond de liberté, qui a permis d'établir une organisation
conforme aux besoins et aux ressources de la population ouvrière.
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90i L INDUSTRIE LAINIÈRE DE VERVIERS.
Sans doute Tindustrie dispose d'installations modèles : mais, sous
ce rapport, la situation des pays producteurs tend à s'égaliser de
plus en plus. Qu'on prenne donc garde de compromettre par des
mesures législatives, ne tenant pas suffisamment compte des né-
cessités de rindustrie, les résultats d'une situation acquise au
prix de sacrifices et d'efforts considérables.
En effet, en utilisant la faculté de travailler la nuit, le filateur
peut abaisser notablement le prix de revient, puisqu'il double la
production sans augmenter ni les immeubles, ni le matériel. Bien
organisé, 1« travail de nuit permet de livrer un travail aussi parfait
que le travail de jour. Grâce à ces avantages, il tend à se générali-
ser de plus en plus. Sans doute, un certain nombre de filateurs
n'ont pas encore adopté ce système. Mais ils sont minorité, car ils
n'occupent guère qu'un quart du chiffre total des ouvriers fileurs.
De plus ils organisent le travail de nuit, dès que le besoin s'en fait
sentir. Enfin, ils profitent du travail de nuit adopté par la majorité.
Ne sont-ce pas ces derniers, en effet, qui ont le plus contribué à
faire de Verviers un centre unique pour la production du fil cardé?
Car un centre semblable attire l'offre de la matière première à bon
marché ; il forme les négociants intelligents, il crée des institu-
tions de crédit, il fait naître, en un mot, des facilités dans les
affaires, dont tout le monde bénéficie.
Une autre considération particulière à l'industrie lainière doit
militer en faveur du maintien du travail de nuit, c'est que la de-
mande est malheureusement très irrégulière. H y a des périodes
de chômage suivies de périodes d'activité d'autant plus vive. Or la
diversité des fils demandés empêche de travaillera l'avance pour
les besoins éventuels de la clientèle. Il s'agit donc, par moments,
d'accroître considérablement la production. Les clients, sachant que
l'industrie verviéloise est toujours prête à suivre l'accroissement
de la consommation, ne cherchent pas à couvrir ailleurs leurs be-
soins et restent attachés à la place.
On a objecté qu'il serait possible d'organiser un travail de jour
seulement, exécuté par deux brigades d'ouvriers travaillant les uns
de 5 heures du matin à 1 heure du soir, les autres de 1 heure
jusqu'à 9 heures. D'après des calculs, trop longs pour être reproduits
ici, il ne résulterait de ce système qu'une peu notable diminution
de production. En raison des obligations identiques que la loi impose
à tous les industriels, on espère que cette répartition de la besogne
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l'industrie lainière de verviers. 903
se généraliserait rapidemenl, et contribuerait indirectement à ren-
dre plus régulière la distribution des ordres. On ajoute que, à ce
point de vue, les industriels étrangers ont le même intérêt, vu
que l'Allemagne et la France, par exemple, possèdent des lois ana-
logues à la nôtre. Il importe à l'honneur de la Belgique, dit-on,
qu'elle ne demeure point seule à compromettre la santé et la vie de
ses ouvriers au profit de sa prospérité industrielle. A Saint-Nicolas,
d'ailleurs, le travail de nuit a été entièrement supprimé depuis
plusieurs années, et cet exemple a été suivi par Tindustrie linière et
cotonnière. Or il est certain que les industriels flamands auraient
plus complètement utilisé leur capital s'ils n'avaient consenti à faire
ce sacrifice.
Que répondent à ces objections les filateurs verviétois? Sans
doute ils gagneraient autant que leurs ouvriers à ce que l'industrie
pût enfin se dégager du joug assujettissant des arbitres de la mode
les obligeant tantôt à languir de longues semaines en attendant
l'oracle, tantôt à épuiser dans une course effrénée personnel et
matériel, pour suivre les ordres du maître qui, tout-puissant, ne
veut ni ne peut attendre.- Mais un semblable résultat suppose une
entente internationale préalable, et c'est une des grandes nations
industrielles qui devrait en prendre l'initiative. Actuellement, ce
serait folie que de tabler sur les conséquences bien douteuses que
certains croient devoir découler naturellement de l'application de
la loi de 1889.
Quant à l'argument d'analogie tiré de ce qui s'est fait à Saint-
Nicolas, il ne tient pas. Est-il raisonnable de dire que l'ouvrier
verviétois; — très bien payé, en règle générale — se contenterait
du salaire — comparativement minime — qui suffit à l'ouvrier fla-
mand? On semble oublier aussi qu'on ne travaille à Saint-Nicolas
que la qualité ordinaire.
Aussi les fllateurs sont-il unanimes à déclarer que, si la loi était
rendue obligatoire, la plupart des ateliers devraient ou bien réorga-
niser le travail de nuit, ce qui serait fort difficile, sinon impossible,
à cause du manque d'ouvriers de 16 à 21 ans (nous l'avons déjà vu
plus haut), ou bien suspendre complètement ce travail, et alors,
dit la brochure du Cercle des filateurs « ce serait un désastre, une
déroute, presque la moitié de la population sur le pavé ».
11 convient, maintenant que nous avons exposé les effets probables
de la loi en ce qui regarde l'industriel, d'examiner si au moins
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90i l'industrie lalmkee de verviers.
Touvrier, qu'elle entend protéger, en retirera quelque avantage.
La loi est basée sur des considérations d'hygiène et de moralité.
Mais rhygiène et la moralité ne supposent-elles pas, au préalable,
un certain degré d'aisance, surtout dans les grandes aggloméra-
tions? Sous prétexte d'hygiène on s'expose à faire entrer la misère
dans mainte famille ouvrière, et Ton est en droit de se demander
si les privations et les maladies qui font presque toujours cortège
à la misère, sauvegarderont mieux que le travail de nuit tel qu'il
est organisé à Verviers, les intérêts matériels et moraux des tra-
vailleurs.
On n'ignore pas que la classe ouvrière verviétoise jouit, dans sa
généralité, d'une' situation privilégiée.
Les rapports avec le patron sont, sauf exception, empreints d'une
réelle cordialité. Et Touvrier, satisfait de son sort, se rapproche
souvent plus du petit bourgeois que du travailleur proprement dit.
D'où proviennent ces avantages? En grande partie, de l'organisa-
tion du travail. L'industrie fournit à tous un salaire suffisant; et,
sous le régime que l'on veut supprimer, elle permet d'utiliser avec
profit toute une famille de travailleurs. Dès que les enfants attei-
gnent 12 ans, ils peuvent rapporter à leurs parents des salaires
s'élevant jusqu'à 10 et 15 francs. Et il faut noter que c'est là un
salaire presque assuré, car, ainsi que nous l'avons déjà dit. la
demande de ces enfants est toujours grande. C'est donc un loge-
ment plus salubre, des vêtements plus chauds, une nourriture
plus abondante pour la famille entière. N'oublions pas que, par
suite de l'interdiction du travail de nuit aux enfants, des centaines
d'adultes se verraient également privés de travail.
On a évalué à 837 le nombre d'enfants et de filles mineures qui
se verraient atteints par les effets de la loi protectrice. Leur salaire
s élevant souvent à plus de 2 francs par jour, l'interdiction du
travail de nuit représenterait donc pour leurs familles une perte
annuelle de près de 500,000 francs. Et les plus frappés seront les
misérables, les veuves, les malades, tous ceux, en un mot, dont les
seules ressources consistent dans le travail de leurs enfants. Sans
compter que, l'offre excédant de beaucoup la demande, ceux
d'entre les enfants qui pourront continuer à être employés le jour
devront se résigner à subir une diminution notable de salaire.
Ceux qu'on ne pourra employer iront s'élever dans la rue, cette
école gratuite du vagabondage et de tous les vices.
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l'industrie lainière de verviers. 903
Sans doute les garçons de moins de 16 ans et les filles mineures
ne travailleront plus que de jour, mais ils travailleront plus long-
temps vu que le travail de jour continu est plus long d'une heure
au moins que le travail alternatif de jour et de nuit.
On a préconisé, il est vrai, le système des équipes volantes, qui
fonctionne, parait-il, à Mulhouse. Grâce à lui, le travail des jeunes
enfants ne serait, par exemple, que de 5 h. i/2, alors que pour les
adultes la durée du travail serait maintenue à il h. 1/4. Il ne faut
pas se dissimuler que l'introduction de ces équipes volantes ren-
contrerait de sérieuses difficultés d'application. Pourtant nous '
pensons qu'on a eu tort de rejeter, à priori, celte idée.
Enfin, une dernière conséquence, déjà relevée, de l'application de
la loi, serait de condamner au travail de nuit continu les garçons
ayant dépassé l'âge de 16 ans. Ce régime et la loi qui l'instituerait
nous paraissent également odieux.
Grâce au perfectionnement apporté à la machinerie, le travail
devient de moins en moins épuisant. Les déformations physiques,
si fréquentes jadis, tendent à disparaître. On ne voit plus de tisse-
rands poitrinaires, ni de fileurs bancals. Et ces heureux effets de
l'introduction des c mécaniques » se feront sentir de plus en plus ix
l'avenir. De plus, en raison des dimensions des machines à filer,
les ateliers sont vastes, bien éclairés, bien aérés, bien chauffés en
hiver; c'est ce qu'exige du reste l'intérêt égoïste du patron. Il
s'ensuit que la surveillance est facile au point de vue de la mora-
lité tant la nuit que ie jour. 11 faut ajouter que, sous ce rapport, les
ouvriers eux-mêmes exercent la meilleure police ; les polisson-
neries déplacées sont fréquemment suivies d'exclusion.
Particulièrement au point de vue du travail de nuit, on a fait
remarquer au conseil supérieur qu'il y a moins de danger pour
une jeune ouvrière à quitter l'atelier à 6 heures du matin, alors
que les rues sont désertes, qu'à 7 heures du soir où les tentations
ne font pas défaut.
Pour terminer, reproduisons ici un argument que les filateurs
invoquent dans leur brochure pour prouver que tout est pour le
mieux dans le système qu'ils préconisent. Le raisonnement est au
moins... original. aOn dit que le travail de nuit est antihygiénique!
C'est une erreur profonde. La meilleure preuve que l'on puisse en
donner, c'est que la santé de notre classe ouvrière est en progrès
marqué depuis trente ans 1 Ainsi» dans la période décennale de 1849
La RàF. Soc, 16 décembre 1893. 3« sér., t. VI (t. &XY1 coi.), 58.
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906 L'iNDrSTRIE LAINIÈRE DE VERVIERS.
à 1858, la moyenne annuelle des décès était de 31,4 par 1000 habi-
tants. Cette moyenne décroît lentement et aujourd'hui elle n'est
plus que de^ par 1000 habitants. D'autre part,de 1851 à 1860,on a
exporté 500,000 kilogrammes de fils de laine,annueilement. En 4888
l'exportation se montait à 12 millions de kilogrammes. La morta-
lité est évidemment en raison inverse de notre activité industrielle.
Donc!.., Si le système était aussi mauvais que Ton veut bien le dire,
il est évident qu'on n'aurait pas aujourd'hui à Verviers des
ouvriers plus actifs et plus intelligents que chez les concarrenls ; il
ne resterait plus qu'une population énervée, affaiblie, et l'indus-
triel subirait lui-même les fâcheuses conséqueoces de son oi^-
nisationi »
Ces bons filateurs ont eu tort de s'arrêter en si bon che-
min. Comment n'ont-ils pas vu que, sans le travait de nuit qu'ils ont
la gloire d'avoir introduit, jamais la santé publique ne se serait
améliorée à ce point? La statistique est vraiment une bien aimable
personne!
On est — malheureusement — plus près de la vérité quand on
ronsidère que les familles ouvrières ne pourront plus guère
compter désormais que sur le salaire des aines pour équilibrer le
budget du ménage. Or, il Qsi certain qu'à l'âge de 17 et 18 ans le
jeune homme commence à échappera la surveillance paternelle.
C'est l'âge où l'on économise peu, et le plus clair du salaire s'en va
souvent en futilités. Et ce sont ceux-là précisément que la loi
autorise seuls à venir en aide à leurs familles.
Telles sont, résumées, les raisons que l'on a tait valoir contre
Tapplication intégrale de la loi de 1889. Quoi qu'on en ait dit, il est
incontestable que le travail de nuit est contraire aux exigences du
repos, contraire à l'ordre naturel. Cne loi interdisant UnU travail de
nuit serait donc, au point de vue absolu, parfaitement justifiée.
Malheureusement un décret ne peut transformer la société et, en
économie politique, il faut compter avec les faits. Ici, la nécessité
fait loi, car le remède serait peut-être pire que le mal.
Mais qui donc a raison dans ce grand débat de la réglementation
du travail? La question, pensons-nous, ne comporte pas de solution
absolue. Nous [nous y arrêterons quelques instants, sans discuter
le principe lui-même, ce qui nous entraînerait en dehors du cadre
de cette^étude tout objective.
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L*IND(JSTR1E LAIMÈKF. HK VERTIËRS: : 907
H
S'il est vrai que le succès industriel procède de la science qui
crée, de Tintelligence qui dirige, du capital qui fournit les moyens,
il résulte aussi, et en tout premier lieu, de Taptitude et de l'assi-
duité de l'ouvrier. Il faut que cliacun de ces facteurs obtienne la
part qui lui revient. Comment s'y prendre pour opérer équitable-
ment ce partage?
La seule doctrine manchestérienne est inhumaine : la liberté n'est
réelle qu'à la condition d'être protégée; ainsi que le disait le Père
Lacordaire : « Dans bien des cas, c'est la liberté qui opprime et la
loi qui affranchit, n Le financier et l'industriel sont plus forts que
l'ouvrier. Celui-ci s'insurge-t-il, refuse-t-il le travail — et ici le nom-
bre est sa force — il compromet la prospérité de l'industrie qui
est la condition de son bien-être.
Quand les corporations disparurent, la liberté fut acclamée avec
enthousiasme. Aujourd'hui on reconnaît ses abus; en certains
points, la réglementation est devenue nécessaire. Hélas, la meil-
leure des réglementations, d'autre part, n'est pas sans offrir les
plus graves inconvénients.
De nos jours, l'industriel qui veut faire honneur à ses affaires
doit viser avant tout à s'imposer à l'attention de la clientèle en fai-
sant du neuf et en livrant à des conditions avantageuses. Pour ce, il
est obligé de rester sans cesse à l'affût des perfectionnements réa-
lisés chaque jour dans la branche quile concerne. De là résultent de
si fréquents changements dans les procédés de fabrication qu'il est
presque impossible de décréter des mesures générales, qui ne
soient fatales, tantôt à Tune, tantôt à l'autre industrie, car la régle-
mentation la plus anodine porte en soi un arsenal de mesures
vexatoires. Ce qui devrait donner à réfléchir c'est la constatation des
immenses progrès accomplis depuis cinquante ans sans aucune in-
tervention par voie d'autorité. A ceux qui ne peuvent se faire à l'idée
que l'industriel soit autre chose qu'tm exploiteur sans entrailles,il y
aurait lieu de rappeler que l'industriel a le plus grand intérêt per-
sonnel, égoïste si Ton veut, à posséder des ouvriers intelligents,
vigoureux et moraux. Et cela est aussi vrai dans la marché nor-
male des affaires que dans les moments d'effervescence. En ce qui
concerne particulièrement la plaee de Yerviers on peut eitèr une
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^ M
908 LINDLSTRIK LAINIÈRE DE VERVIEKS.
foule de réformes volonlairemeni consenties, il y a déjà de longues
années. Aucune d'entre elles n'a pu être réalisée sans sacrifice
matériel, mais les industriels n'ont pas eu à regretter leur
générosité.
L'une des plus importantes de ces réformes fut la réduction des
heures de travail. Jadis, les ateliers étaient ouverts à 5 heures du
matin et on travaillait jusqu'à 8 heures du soir. Nous savons qu'au-
jourd'hui on commence une heure plus tard pour terminer une
heure plus tôt. Ceci pour les cinq derniers jours ouvrables de la
semaine, car le lundi on ne se met à la besogne qu'à 8 heures du
matin. Cette dérogation est loin d'être générale en Belgique ou
à l'étranger, \utrefois, il faut également le noter, le repos de
midi ne durait que 30 minutes: il a été allongé préalablement à
toute réclamation de lapartdes ouvriers.
Nous avons déjà vu que dans les moments de presse la journée
se prolonge parfois jusque 9 heures du soir^ ou même plus lard, la
nuit du samedi notamment. Ce travail — excessif s'il était continu
— est accompli volontiere par l'ouvrier.
Une autre réforme a été réalisée depuis vingt ans à Vervîers. C'est
celle que veut créer l'article 2 de la loi du 13 décembre 1889. Nous
voulons parler de l'interdiction absolue du travail aux enfants de
moins de 12 ans. Dès 1867, des hommes de cœur se sont émus
du tort que des parents avides pouvaient causer à leurs enfants, en
les faisant travailler trop jeunes. Les industriels se sont réunis à
leur instigation et ont pris volontairement l'engagement de nçplus
accepter que des enfants âgés de 12 ans au moins, c'est-à-dire assez
forts pour les travaux qu'on leur confie d'habitude dans l'industrie
lainitMc. Depuis lors, cet engagement a été tenu fidèlement. Des
enquêtes faites en 1874 ont démontré que le nombre des enfants de
moins de 12 ans, employés dans les fabriques, n'était que de 130 à
201), chiffre absolument insignifiant par rapport à l'immense
population ouvrière. En 1889 ce nombre était réduit à 65, ce qui est
encore beaucoup trop, hâtons-nous de le dire. Mais, en général, ces
petits malheureux appartenaient à des familles trop pauvres pour
pouvoir se priver du travail d'un seul de leurs membres.
Dès 187o, il s'est fondé des sociétés pour la construction de
maisons ouvrières; ces maisons peuvent être acquises au moyen de
versements anauels relativement peu élevés; On s'est dit avec raison
que la possession d'un chez soi serait pour l'ouvrier le meilleur
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l'industrie lainière de VERVIEftS. ''909
préservatif contre les tentations du cabaret, source de tant
de misères physiques et morales. Il n'est peut-être pas à Thonneur
de la population verviétoise de voir maintes de ces maisons, qui
lui étaient spécialement destinées, acquises par des immigrés
allemands, et ce, faute d'amateurs indigènes.
N'est-il pas superflu de noter que la plupart des établissements
importants possèdent des caisses de retraite, d'accidents et de
maladies, alimentées par un prélèvement minime sur le salaire,
par des subventions patronales ainsi que par le produit intégral
des amendes?
Il y a longtemps aussi que les industriels ont renoncé an paye-
ment en nature. Beaucoup d'entre eux interdisent même à leurs
contremaîtres de «tenir boutique ». Mais, ici, la fraude est aisée,
et l'industriel est sans armes pour faire respecter sa défense (1).
La participation aux bénéfices a été mise en œuvre, il y a quel-
que dix ans, dans un atelier de construction (2). Tout alla bien,
aussi longtemps que l'exploitation solda en bénéfice. L'échec 4e
cette tentative d'initiative privée laisse mal augurer d'une institu-
tion obligatoire et soumise à des règles absolues.
Le degré d'aisance de l'ouvrier verviélois est surtout sensible
dans son vêtement. Nous ne croyons pas que, sous ce rapport, il
soit dépassé nulle part en Belgique. C'est le dimanche qu'il est
aisé de s'en convaincre. La blouse et la casquette ont totale-
ment disparu. Or, il y a trente ou quarante ans, jamais un ouvrier
ne se serait risqué à se coiffer d'un chapeau melon. C'était là le signe
distinctifdes « messieurs ». Aujourd'hui le chapeau de soie se voit
même partout dans les fêtes populaires. Dans les localités de la
vallée de la Yesdre, où sont connus les Liégeois aussi bien que
les Yerviétois, les premiers sont spécialement préférés. On re-
proche à l'ouvrier verviétois de manquer de rondeur, de jouer à
l'homme d'importance. Cette appréciation est justiûée sans doute,
en partie, par un caractère moins exubérant, mais aussi par la
façon de se vêtir, plus bourgeoise, de l'ouvrier drapier.
Si nous passons à l'ordre intellectuel il faut relever les très nom-
breuses écoles de. tout genre, gardiennes, primaires, d'adultes.
(1) La loi imposant aux patrons le payement des salaires en monnaie mé^l-*
lique ou fiduciaire ne date que du 16 août 1887 (art, i^'),
(2) Ateliers de construction Gélestin MarUn.
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910 I;'lNDUSTRIE LAINIÈRE D« YBRVIERS.
L'école manufacturière, fréquentée par 600 élèves, a formé de nom-
breux contremaîtres qui, soit àVerviers même, soit à l'étranger,
se sont distingués par leurs connaissances théoriques et pratiques.
, Beaucoup d'entre e^x, devenus ensuite patrons, y ont fait leurs
premières études professionnelles, et lui doivent en partie leur
position.
D'autre part, quelques personnes dévouées à Témancipation
populaire fondèrent vers 1870 la Société des c< Soirées populaires»,
qui, de longues années durant, organisa le dimanche après midi
et pendant la période d'hiver des conférences-concerts pour la
rétribution modique de iO centimes. Il est permis de ne pas
approuver entièrement l'esprit philosophique qui y est dominant ;
mais ce qu'on doit louer sans réserve, c'est la portée éducatrice et
sociale de ces réunions. L'élément bourgeois s'y rencontrant côte à
côte avec l'élément ouvrier, il en est résulté non seulement une com-
. munauté intellectuelle, mais encore une réelle fraternisation qui a
dû calmer bien des ressentiments, dissiper bien des préjugés. Là,
ouvriers et bourgeois ont acquis des notions élémentaires sur une
foule de questions économiques et industrielles^
Les résultats ne se sont pas fait attendre. Les rapports entre
l'ouvrier et son patron, nous l'avons déjà dit, sont en général
excellents. Les diminutions de salaire ou, ce qui n'en est qu'une
autre forme, la réduction des heures de travail, sont accueillies
. sinon avec joie, du moins avec calme. Depuis 1870, elles n'ont
donné lieu à aucune grève sérieuse, si ce n'est peut-être de la part
de rattacheurs (comme on sait, de très jeunes gens) employés au
service d'une société anonyme.
L'ouvrier se rend parfaitement compte de la situation. Il sait
que le. patron ne réalise plus les beaux bénéfices d'autrefois; il
sait que le Bill Mac Kinley ferme à l'industrie verviétoise l'un de
ses principaux débouches. C'était même chose curieuse que de
voir, il y a un an, l'attention avec laquelle il suivait les péripéties
de la luttei électorale en Amérique.
Au point de vue purement moral, nous nous contenterons de
. constater . les résultats obtenus. Il est notamment très rare de
rencontrer sur la voie publique des ouvriers ivres, au point de
causer du scandale. Or cela se voyait tous les jours il y a une
* vingtaine d'années. Les bagarres sont presque inconnues. Ainsi,
lors des fêtes de' carnaval .de cette ann^e (1893), un seul procès-
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l'industrie lainière de yeryiers* ^ii
verbal a dû être dressé par la police, et le « violon » n'a guère
reçu plus de visiteurs qu*en temps ordinaire.
Ce remarquable résultat a été obtenu en instruisant l'ouvrier.
Celui-ci veut être respecté et aime à traiter d'égal à égal avec son
patron ; mais aussi, il se respecte lui-même, et le sentiment très
prononcé de dignité personnelle qui lui est propre en fait un
homme sobre et par conséquent travailleur.
On remarquera que tous ces progrès ont été réalisés grâce à un
mouvement dont l'origine remonte à beaucoup plus de vingt ans.
Cest pourquoi nous nous sommes permis de nous écarter un peu
de l'objet même de cet aperçu, afin de montrer — dans une cer-
taine mesure — que l'on peut avoir confiance dans les entreprises
d'initiative privée, basées sur le sentiment de Thumanilé et de la
justice, et procédant non de la contrainte mais de la seule bonne
volonté.
Malheureusement, ce n'est pas toigours le cas : et il est bien
probable que, sans les émeutes de 1886, jamais l'enquête du ira*
vail et les réformes sociales dont elle marque le point de départ
n'auraient eu lieu.
Pour Verviers, nous l'avons vu, la loi de 1889 n'a guère fait que
confirmer un état de choses existant depuis plusieurs années, I9.
question du travail de nuit étant réservée. On est arrivé là, san?
législation, sans contrôle officiel, à se passer d'une réglementation,',
en supprimant les abus que celle-ci voudrait atteindre, sans avoir
à subir les inconvénients d'une loi.
Ce que l'on a fait à Verviers, on peut le faire partout. Que Ton
comprenne seulement que les intérêts du patron et de l'ouvrier
sont communs, et notamment qu'il importe de posséder une popu-
lation ouvrière que n'a pas épuisée le travail à un âge trop tendre.
Que l'initiative privée s'éveille donc pour remédier aux abus,
sans arbitraire, sans injustice, et en tenant compte, comme elle
seule peut le faire, des nécessités des populations et des industries.
Quand l'initiative privée est vinculée par des entraves artificielles,
l'industrie ne peut prospérer. Sous ce rapport, la protection doua-
nière et la réglementation du travail sont également redoutables.
Or l'heure est critique pour l'industrie belge. Déjà elle se sent à
l'étroit, enserrée entre les hautes murailles douanières qu'on
élève à l'envi à toutes les frontières.
Le Roi, le gouvernement et le haut commerce cherchent partout
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912 L^INDUSTRIE LAIN1ÉRK DE VBRVIERS.
à faire naitre de nouvelles relations, à créer de nouveaux débou-
chés. Certes, on ne saurait trop applaudir à ces effets. Mais Tin-
dustrie lainière n'a que peu de chose à y gagner. C'est à Glasgow,
â Roubdix^en Saxe, que doivent se consommer une grande partie de
ses produits.
La suppression du travail de nuit, nous l'avons vu, viendrait
élever le prix de revient, empêcherait l'industriel de satisfaire
assez rapidement la demande de la clientèle, et l'on verrait passer
à la concurrence les ordres qu'on lui enlevait autrefois.
m
Ces lignes venaient à peine d'être écrites, qu'une grève d'une
intensité et d'une durée déconcertantes éclatait à Verviers.*
11 s'agissait, comme on sait, de la conquête du droit électoral.
Déjà, la Chambre avait rejeté toutes les formules proposées, et la
cause du suffrage universel pouvait paraître définitivement perdue.
C'est alorsque les dirigeants du parti ouvrier, recourant au seul pro-
cédé légal et efficace d'intimidation qui fûtàleur disposition, procla-
mèrent la grève générale. Leur appel, il faut le reconnaître, ne resta
pas sans écho. A Vemers notamment, la grève prit en vingt-quatre
heures une extension formidable et, après huit jours d'efforts, était
générale ou peu s'en faut.
Ces incidents sont-ils de nature à démentir ce que nous avons
avancé dans ces quelques pages ? Nous ne le pensons pas. Les
motifs de la grève, aussi bien que le calme et la dignité des mani-
festations ouvrières, ne font que confirmer l'opinion favorable
émise ici.
Nous disons : les motifs de la grève! Sans doute, il est permis de
discuter le principe et les conséquences du suffrage universel,
mais ce que l'on ne peut méconnaître c'est que la grève se justi-
fiait pleinement lorsqu'on se place au point de vue du travail-
leur. Bornons-nous à constater qu'il faut chez l'ouvrier calme et
laborieux, ainsi qu'il l'est à Verviers, une certaine élévation de
sentiment, pour l'amener à quitter Talelier en vue de la conquête
d'uii droit abstrait, aux conséquences éloignées, indécises, et qui,
certes, ne le dédommagera pas du salaire perdu. L'ouvrier a envi-
sagé la question de plus haut. Il s*agissait pqur lui d'une question
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L'iNOrSTRIi: LAINIÈRE DE VERVIERS. 913
de dignités Dft semblables aspirations ne sont point celles d'un
homme inculte et grossier.
Du reste, le caractère exclusivement politique de la grève était
bien affirmé. Le patron et l'ouvrier se sont quittés en amis, après
des entrevues parfaitement calmes et correctes. Chez beaucoup
perçait ménie comme un regret d'ennuyer le patron dont ils se dé-
claraient satisfaits.
Cependant, quinze mille ouvriers se trouvaient sur la rue. Mais
Verviers conserva sa physionomie habituelle. En dehors du détilé
d'immenses cortèges, rien ne révélait à l'étranger l'état anormal de
la cité. Et c'était un spectacle ne manquant pas d'une certaine
grandeur que ces milliers de travailleurs, au visage sérieux, dé-
filant en silence par les rues et tenant à démontrer par leur atti-
tude qu'ils étaient dignes d'obtenir ce droit qu'ils réclamaient
avant tant d'insistance. Pas une vitre ne fut brisée, pas une col-
lision n'eut lieu avec l'autorité.
Enfin, après huit longues journées de promenades, lorsque,
par l'effet de discours quelquefois violents, dos atteintes — iso-
lées— eurent été portées àla liberté des frères encore au IravailJa
nécessité s'imposa d'interdire désormais tout rassemblement sur la
voie publique. Le comité ouvrier s'inclina et déclara vouloir avant
tout rester dans la légalité. C'était une leçon de sagesse, dont
beaucoup pourraient tirer profit. Le travail fut repris, en partie,
dès le 19 avril, le lendemain du vote de la Chambre, et le 21 plus
un ouvrier ne chômait. Pendant toute cette période, et sauf de
très rares exceptions, les ouvriers n'avaient cessé de se montrer
respectueux de la liberté et des droits d'autrui.
Six semaines s'étaient écoulées depuis ces événements, lorsque
des grèves d'un caractère plus alarmant vinrent de nouveau jeter
le trouble dans la marche régulière de l'industrie.
En quoi consistait, cette fois, le différend? Les ouvriers em-
ployés dans les tissages à façon demandaient, avec raison, que
leur ouvrage fût payé au même taux que chez les principaux
fabricants, et que notamment certains frais de nettoyage et de
collage, taxés souvent d'une façon très arbitraire, ne fussent plus
mis à leur charge. Il fut établi, en eflfet, que des hommes faits et
assidus à leur besogne gagnaient souvent moins de 1 fr. 50 par
jour. Aussi la justice et la légitimité de celte grève apparaissaient-
elles d'une façon si éclatante, que les organes de la presse ne ces-
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914 l'industrie lainière de yerviers.
saient de proclamer leur sympathie pour les griefs et les revendi-
cations des grévistes.
Les patrons se concertèrent, entrèrent en négociation avec les
délégués des ouvriers, et, des concessions importantes ayant été
faites, l'accord était sur le point d'être conclu.
C'est alors que sont intervenus les chefs socialistes. Se jugeant
incapables d'ameuter eux-mêmes la population, qu'ils savaient
calme et peu portée aux exagérations, ils firent appel à leurs
généraux de Bruxelles et de Liège. Et ce sont ceux-ci qui, se
posant en arbitres de la situation, ont décidé la continuation et
l'extension de la grève. Non seulement, sur leurs conseils, les tis-
serands des façonnages ont élevé de nouvelles prétentions, mais un
certain nombre de tisserands de maisons payant bien leurs ouvriers
ont également cessé le travail, pour a se rendre solidaires » des
premiers. Peut-on imaginer conduite plus inintelligente? Le sim-
ple bon sens ne commandait-il pa» de maintenir à Touvrage le plus
de bras possible, afin de nourrir les tisserands en grève et de leur
permettre de résisterjusqu'àce qu'ils eussentobtenu entière salis-
faction? Hélas! les chefs socialistes ne cherchent pas à fermer les
plaies des ouvriers ; ce qu'ils veulent, c'est les aigrir et les révolter
contre l'ordre social. Nous désirons parler sans parti pris, mais
peut-on ne pas dénoncer ceux qui proclament en tête de leur pro-
gramme que ce qu'ils veulent, c'est la guerre des classes !
Heureusement l'immense majorité des ouvriers vervîétois a
résisté à leurs objurgations insensées. Sinon la prospérité indus-
trielle de la ville, qui jusqu'ici n'avait pas encore connu ces com-
motions violentes, aurait pu sombrer sans espoir de jamais se
relever. Car, pendant ce temps, les marchés extérieurs seraient
devenus la proie facile des concurrents, qui déjà ne se sont pas fait
faute d'exploiter à leur profit les embarras de l'industrie ver-
viétoise.
Quoi qu'il en soit,un vent de grève s'est mis à souffler :
c'est une fîèvre, une contagion, qui,s'emparant de l'esprit des
ouvriers, les pousse à la grève pour tout et pour rien. Jadis, des
pourparlers parvenaient à mettre les parties d'accord ; maintenant
il semble que la grève seule soit capable d'aplanir les différends.
Funeste erreur I Comme si la guerre entre associés ne devait pas
fatalement tourner à leur détriment commun !
A la vérité,les prétentions les plus absurdes^es plus rétrogrades,
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l'industrie lainière de verviers. 915
furent formulées. Le syndicat des tisserands dema,nda par exemple
qu*aucune diminution de salaire ne pût être opérée dans les cas
suivants, prévus par le tarif arrêté dans la réunion des patrons :
i"") Lorsque Touvrier travaillerait simultanément sur deux mé-
tiers. D*où il suit qu'il serait impossible pour Uindustriel de pro-
duire un article en faisant travailler un tisserand sur deux métiers
à la fois, même en payant plus cher la journée de l'ouvrier tout en
donnant moins par mille duites I Comment lutter encore contre les
Français, les Anglais, les Allemands qui, pour la confection d'un
article donné, confieraient plusieurs métiers à un seul ouvrier?
2®) En cas de perfectionnement des métiers accélérant ou facili-
tant le travail de l'ouvrier ! Autant dire qu'il sera défendu d'ap-
porter un perfectionnement quelconque aux métiers. Car il est
évident que l'industriel n'ira pas vendre les anciens à vil prix, pour
acheter des métiers perfectionnés, brevetés probablement et coû-
tant cher, s'il ne peut en résulter pour lui une réduction sur le coût
aux mille duites! Et les constructeurs mécaniciens ne sacrifleraienl
pas leur temps, leurs peines et leur argent à perfectionner les
machines, si ce n'est, toutefois, pour les fournir à Fétranger.
Il est inouï de voir formuler de semblables prétentions par un
syndicat d'ouvriers de la partie, censé être composé des plus intel-
ligents d'entre eux. Heureusement quHl n'en existait pas, il y a
quarante et cinquante ans.
Dans différents établissements le patron offrit d'appliquer un
tarif supérieur, dans son ensemble, à celui élaboré par le syndicat
des tisserands; ceux-ci n'en voulurent pas. Ailleurs, on offrit d'ap-
pliquer le tarif en usage dans des établissements où la grève
n'avait pas éclaté. Nouveau refus. Ce qu'il fallait aux grévistes,
c'était leur tarif.
Ces prétentions outrées ne pouvaient manquer d'amener des
représailles. Les filateurs menacés d'être dépossédés de leur auto-
rité chez eux, se constituèrent de leur côté en syndicat. Ils décidè-
rent notamment que les demandes d'augmentations de salaire ne
seraient pas prises en considération si les ouvriers qui les avaient
formulées avaient quitté le travail.
Et cependant, malgré ces dispositions peu conciliantes, les
atteintes à la liberté du travail restèrent isolées, et furent, chaque
fois qu'elles se produisirent, hautement désapprouvées par le
comité ouvrier. Pas plus que pendant les grèves politiques
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M6 l'industrie lainière he verviers.
d'avril, Taspect de la ville ne s'était modifié sensiblement.
Il est intéressant de reproduire, à ce sujet, quelques lignes d'une
correspondance adressée à son journal par une dame, reporter du
Journal des Déhais, « A lire les journaux, dit-elle,on eût pu se figurer
Verviers presqu'en révolution. » Elle continue ainsi : « Les grévistes
que je m'attendais à trouver farouches et menaçants, comme le
sont en pareil cas les bouilleurs, m'ont frappée, au contraire, par
le calme de leur altitude. Les ouvriers qu'on rencontre par bandes,
décemment vêtus, coiffés de chapeaux boules ou de casquettes
comme on en voit aux touristes anglais, fumant mélancoliquement
leurs énormes pipes (?), ne sont pas des énergumènes,encore moins
des dynamilards, mais des malheureux poussés à bout par la
misère, qui réclament sans cris, sans bruit, mais avec une ténacité
de désespérés, l'augmentation de leurs salaires (1). » L'article
continue sur le même ton, non sans quelques inexactitudes impu-
tables, sans doute, à la brièveté du séjour du reporter, mais avec
un visible souci de ne pas noircir le tableau et d'éviter toute exa-
gération. Ce qui mérite d'être relevé.
Quoi qu'il en soil,la grève avait de nouveau changé de caractère.
1/objet du débat n'était plus une question de salaires qu'en appa-
rence, au fond c'était une question de principe. Qui désormais
commandera dans l'atelier, le maître ou l'ouvrier? Ainsi que le dit
très justement un industriel verviétois : « Aujourd'hui on se con-
tentera d'un tarif même inférieur à celui du patron, pourvu qu'on
le lui impose; demain, on lui imposera les genres de travail; puis
ce sera le renvoi d'un contremaître, ou le maintien d'un compa-
gnon ; après, Ton verra. On sera devenu le maître du maître, et quel-
que caprice qu'il vous pousse, il faudra qu'il plie et obéisse militaire-
ment. Est- il possible deconsentir à semblable abdication sanssigner
la ruine de l'industriel et de l'ouvrier tout ensemble ? Le patron
défend ici un drapeau. Ce drapeau tombé, l'armée industrielle ne
sera plus qu'une cohue que la déroute attend en face de l'en-
nemi (2). »
A la vérité, sur cent grévistes, quatre-vingt-dix au moins n'eus-
sent pas demandé mieux que de reprendre le travail après avoir
obtenu satisfaction en ce qui concerne les premières réclamations.
(1) Journal des Débals du 15 juin 1893.
(2) Extrait, plus ou moins textuellement, d'une lettre adressée par un industriel
Terviétois à la Gazelle de Liège.
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L^INDUSTRIE LAIMÈRE DE VËHVIERS. 917
Ck)mmeiit expliquer que l'ouvrier verviétois, si calme d*habitude
et si peu « emballeur » de sa nature, se soit laissé séduire et
influencer par les déclamations de certains orateurs, souvent
étrangers, rarement ouvriers du métier, aussi ignorants de la ques-
tion que peu intéressés personnellement à sa solution?
A. cela, il y a deux causes.
La première, c'est le succès incontestable de la grève politique
du mois d'avril.
Pendant ces deux semaines d'agitation, maint ouvrier indifférent
ou même hostile aux appels des socialistes s*est laissé attirer dans
leurs meetings, et Ton connaît la tendance et Tallure des discours
qui en font généralement les frais. Maints d'entre eux se sont
improvisés tribuns populaires, et leurs succès oratoires n'ont pas
été difficiles, car on sait combien la foule est impressionnable. Il
en est résulté une certaine fermentation dans les esprits, et les
effets s'en font encore sentir en ce moment.
Une autre cause réside dans une sorte de respect humain mal
entendu. L'ouvrier, père de famille, qui, soucieux d'assurer à sa
femme et à ses enfants le pain quotidien, est rentré à l'atelier ne
peut supporter de s'entendre accuser de lâcheté et de trahison
après avoir peiné toute une journée. Le cri de « paon» (fainéant) est
pour lui la suprême injure, fût-elle lancée par un de ses compa-
gnons d'atelier, trouvant infiniment plus pratique de courir la cam-
pagne en devisant, sous le chaud soleil de juin, et de rester à la
charge de la caisse des grèves (1). Il y a beaucoup à parier que le
lendemain cet ouvrier laborieux ne se présentera plus à l'atelier. Et
c'est ainsi qu'une infime minorité de cerveaux en ébullition
impose la loi à la majorité de la population.
Actuellement, c'est incontestable, les esprits continuent à être
agités. Mais celte situation ne peut durer. H faut attendre que l'ou-
vrier reprenne possession de lui-même.
On peut espérer légitimement que la classe laborieuse vervié-
toise restera une population d'élite, comme elle le fut dans le
passé. Elle restera attachée à ses patrons, respectée et appréciée
par ceux-ci. En attendant que les années d'abondance reviennent,
on luttera ensemble, pour faire face de son mieux aux mauvais
(1) Cette caisse alimentée par tous les ounùers au travail était destinée,
il Torigine, à soutenir seulement les tisserands des façonnages dans leurs justes
revendications.
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918. l'lNDUSTBIE lainière IMS VERVIBRS.
jours. Car si ia silualioB <te l'ouvrier n'est pas, à Theure présente,
brillante dans tous les ateliers, Tindustriel n'est-il pas, lui aussi,
victime d'un régime économique contre lequel il ne peat rien ?
Cependant ii est utile de rappeler que les établissements les plus
importants n'ont pas, en général, été atteints — du moins direc-
tement — par les présentes grèves. C'est que ces établissements, tra-
vaillant pour leur propre compte, sans intermédiaire absorbant une
partie du bénéfice, sont en mesure de payer des salaires beau-
coup plus rémunérateurs, et même supérieurs à ceux réclamés par
les grévistes. De plus, dans ces établissements c'est le patron qui
depuis toujours supporte lui-même les frais de collage et de
nouage. Les ti*avaux effectués par les ouvriers payés à lat&che y
sont, en outre, et dans la mesure du possible, constatés automati-
quement. Ce qui exclut toute fraude de la part du patron indélicat
qui serait tenté de tromper l'ouvrier, par exemple sur le métrage.
11 faut encore ajouter que, jouissant d'un plus grand crédit^ et
pouvant par suite supporter des pertes plus ou moins importantes,
sans être contraints de suspendre leurs affaires, les grands indus-
triels ont toute facilité pour instituer des caisses de retraite, de
maladies ou d'accidents, sans encourir le reproche, de la part du
personnel ouvrier, de lui reprendre d'une main ce qu'ils donnent
de l'autre.
Ces différents avantages — salaires élevés, et caisses de diffé-
rentes natures — attireront l'ouvrier calme et rangé qui, une fois
entré, ne quittera plus rétablissement que pour prendre sa retraite.
Et les rapports entre patrons et ouvriers devront nécessairement
s'en ressentir, de la plus heureuse façon.
C'est donc au rapprochement des classes qu'il faut appliquer ses
efforts, de ces classes solidaires par leur travail autant que par leur
intérêt.
Là, bien plutût que dans une réglementation outrancière du tra-
vail, doit être cherchée la solution des difficultés de l'heure pré-
sente.
P.
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UNE FAMILLE HEUREUSE
Sous ce iitrb : « Une famille heureuse >», la Réfûrmc socto/e, dans, sou
n^ dvL 15 août 1886, a douué le récit d'uue visite que je ûs alors à uu
maréchal ferrant, de mes amis, père de dix enfants.
Depuis, cette nombreuse famille s'est encore accrue; elle compte
aujourd'hui treize enfants, six garçons et sept filles. Dans le courant du
mois de mars dernier, je reçus de mon ami |T. une lettre me donnant
des nouvelles de sa famille en général, et de chacun de ses enfants en
particulier. Cette lettre n'était pas certes un modèle de style, et Tortho-
graphe n'était pas conforme aux règles de l'Académie* Mon ami,
sans s'en douter, pratique assez bien la nouvelle Of*thographe, Ëh bien !
jamais assurément la plus belle des lettres de Mme de Sévigné ne m*a
procuré un plaisir semblable à celui que j'ai ressenti à la lecture de
celte page respirant le bonheur simple et vrai que Dieu fait coûter à h
famille franchement et sincèrement chrétienne.
M Nous nous portons tt)us bien, me disait ce bon père de famille. Le
nombre de mes enfants augmente toujours. J'en ai treize mainte-
nant. Mais le bon Dieu ne nous abandonne pas. Nos enfants se con-
duisent bien, ils nous aiment et nous respectent. Les aines nous aident à
élever les plus jeunes ; nous vivons dans une honnête aisance, et nous
mettons. Dieu merci, chaque année, quelque chose de côté. Gomme nous
étions heureux le jour des Rois! Pour avoir une société nombreuse, nous
n avions pas besoin, nous autres, d^aller chercher des convives chez les
voisins, nous nous chargions de remplir seuls toutes les places de lu
table. Mes enfants se sont bien divertis et nous avons pris part à leurs
jeux. Le père, la mère et les plus grands des enfants, chacun y est allé
de sa chansonnette. Un jour de Rois comme celui-là fait oublier bien des
fatigues. » Et mon ami termine sa lettre en m^ apprenant qu'un de ses
enfants, âgé de treize ans, commence l'étude du latin ; que M. le curé de
la paroisse, en voyant la piété de cet enfant et sa vive intelligence, s*est
offert pour lui donner des leçons. Quel bonheur pour nous, s'écrie
l'excellent père, si nous avions un prêtre parmi nos enfants ! que nous
aurions de grâces à rendre au bon Dieu s'il nous accordait cette faveur!
M. le curé compte le faire entrer au petit séminaire à la rentrée d'oc^
tobre. Si vous pouviez venir nous voir avant cette époque vous nous feriez
bien plaisir. »
Et, au mois de juillet, j'ai été faire visite à mon cher T... que je n'a^
vais pas vu depuis sept ans. J'ai trouvé toute la famille en parfaite santé.
L'alné, âgé de 21 ans, et le troisième des garçons, âgé de 16 ans^ frapr
peut sur l'enclume avec leur père ^ le. cadet, âgé de 19 ans^e^t^ garçon
épicier. C'est le seul de la famille que je n'aie pas vu. Il a la con-
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r
920 L'NE FAMILLE IIELREISE.
Hance de son pairon, puisque celuirci lui a commis, depuis près de deux
ans, la gérance d'une épicerie succursale. La troisième, âgée de 17 ans,
est le bras droit de sa mère; c'est elle qui lave et repasse tout le linge
de lu famille. Le quatrième, je l'ai dit, sert à son père de second
ouvrier; quoiqu'il n'ait que 16 ans, il est grand et fort, et capable d'ap-
pliquer de rudes coups de marteau sur Tenclume. La cinquième, âgée de
14 ans 1/2, apprend l'état de blanchisseuse. Le sixième, le futur sémina-
riste, est âgé de 13 ans. 11 a commencé le latin à la fin du mois de jan-
vier et, au moment où j'écris, il doit être en cinquième si les prévisions
de M. le curé se sont réalisées. Il est, au dire de M. le curé, aussi
iulelligent que modeste. Des sept derniers enfants, l'^dné a 12 ans et le
dernier, moins d'un an. — « Nous aurions sept garçons et sept tilles, me
dit le père, mais le bon Dieu a rappelé à lui notre avant-dernier,un petit
garçon. Nous avons bien pleuré ce petit ange âgé de quelques jours seu
lenient. Je n'aurais jamais cru qu'un bébé si petit pût coûter tant de
larmes. C'est l'unique enfant que nous ayons perdu. Dieu veuille nous
conserver les treize qui nous restent et nous donner â ma femme et à
moi les forces nécessaires pour les élever tous comme il faut. S'ils
n'abandonnent pas le bon Dieu, le bon Dieu ne les abandonnera pas.
Pour moi, je ne me décourage jamais; j'ai toujours confiance en la Pro-
vidence et le bon Dieu me fait la grâce de voir mon aisance s^acoruiLre
en mt^me temps que s'accroît le nombre de mes enfants. »
« Le nombre de mes clients s'est encore augmenté depuis que vous êtes
venu me voir, et cependant ma forge, vous le savez bien, n'ouvre jamais
le dimanche. Le dimanche est pour moi un jour de repos, et ce repos je
crois l'avoir mérité. J'ai bien employé, pendant la semaine, les forces
({ue j'avais demandées au bon Dieu le dimanche précédent, il est juste
que je le remercie des grâces qu'il m'a accordées et que je lui en
demande de nouvelles pour la semaine qui commence. Je vais à l'Église
avec tous ceux de mes enfants qui sont en âge de m'accompagner, eU
quand ma femme peut nous suivre avec les plus petits, toute la famille
est là, dans la maison du bon Dieu. Où serait-elle mieux ailleurs ? où
trouverait-elle des avis meilleurs que ceux que nous donne au prône
notre excellent curé? Là mes enfants apprennent, comme moi, qu*il
faut nous contenter de l'état où Dieu nous a mis, sans envier celui des
autres ; qu'en travaillant de toutes nos forces, nous ne faisons qu'imiter
notre divin modèle qui a voulu gagner son pain à la sueur de son front.
Oh ! que mes enfants n'oublient jamais le chemin de l'église, et tout ira
toujours bien. Le dimanche est un jour de bonheur pour toute la famille.
Ce jour-là on se sent plus gai que de coutume. Avant et après les ofûces,
les enfants peuvent se livrer au jeu de tout cœur, sous les regards heu-
reux du père et de la mère, ou faire, en leur compagnie, une agréable
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UNE faiulle: uëurkuse. 9isi
promenade. Et, pendant les offices, on est heurenxet Qer^è chanter les
louanges du bon Dieu; de savoir, aussi bien que les choristes, le chant
des hymnes, des. psaumes et des cantiques. Enfin, le dimanche, .la table
est un peu mieux' servie. » — « Nous serions bien ingrats, ajoutjait la
mère, si nous nous plaignions de notre sort. Je connais des familles
bien peu nombreuses, ne comptant qu'un ou deux enfants, et qui sont
moins aisées que .uou» et surtout moins heureuses. Il est bien certain
que le bon Dieu bénit les nombreuses familles. L*idëe ne nous est jamais
venue, ni à mon mari, ni à moi, de souhaiter pour nos enfants une posi-
tion plus élevée que la nôtre. Nous demandons pour eux une bonne
santé, une bonne conduite, une conduite chrétienne et rien de plus.
« Ceux qui gagnent plus que nous outils plus de santé que nous?
S'aiment-ils mieux? Sont-ils mieux aimés de leurs enfants? et leurs
enfants vivent-ils entre eux en meilleure intelligence que les nôtres?
Non, s'ils n'ont pas la religion pour règle de leur conduite. »
Mais pendant ces entretiens si intéressants, si aimables, Theure avan-
çait; il fallait songer au départ. Et puis les deux ouvriers forgerons ré-
clamaient l'aide de leur père ; le travail pressait à la for^e, plusieurs
clients attendaient. Cependant, avant de se quiter, comment ne pas jeter
un coup d'œil sur les livrets de caisse d'épargne pour constater que
depuis sept ans ils n avaient pas chômé, qu'au contraire les chiffres avaient
grandi, s'étaient arrondis. On me présente le livret d'Auguste, l'aîné,
qui va bientôt partir pour faire son année de service. En fait d'ouvriers,
peu de jeunes gens ont un livret semblable : le total se monte à quinze
cents et des francs. Je ne me rappelle pas le chiffre exact, mais je sais
qu'il dépasse 1,500 francs. Le chiffre des livrets des autres enfants est à
proportion de leur âge. Tous s'ingénient à grossir leur petit avoir; les
plus jeunes suivent l'exemple des aînés. On rend des petits services, on
s'acquitte bien des commissions, on entreprend de petits travaux que
papa se fait un devoir de payer, etc.; tout cela alimente les livrets. Comme,
au moment de la moisson, il y a moins de travail à la forge, un des deux
ouvriei'S se loue à titre de moissonneur et le prix de son travail va à la
caisse d'épargne. « J'allais oublier, — me dit mon ami, en m'indiquant
un fautnuil — de vous dire que mes enfants se sont cotisés pour faire
cadeau de ce meuble à leur mère ; chacun y a contribué à proportion de
ses moyens. En le recevant, de douces larmes coulaient sur les joues de
ma femme et sur les miennes aussi, je vous assure. » Heureuse famille!...
Enfin, nous nous quittâmes en nous promettant bien de n'être pas,
cette fois, sept ans sans nous revoir.
Et maintenant je m'adresse à ces pauvres ouvriers que l'on excite à
faire grève, que l'on pousse à la révolte contre Dieu et la société, et je
leur dis : « Mes chers amis, quand, dans votre jeunesse, vous priiez Dieu
La Hér. Soc, 16 décembre 1893. 3« série, t. YI (t. XXVI coL ), 59.
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9iâ UNE FAMILLE BEURKUSE.
matin et soir; quand, le dimanche, vous fréquentiei les offices, et qne,
tous les jours de la semaine, vous piochiez dur pour rapporter intégra
lement, le samedi, une forte paye à votre femme, n'étiez-vous pas heu-
reux, n'aviez-vous pas de la gaieté et des forces à revendre? Vous ne
fréquentiez pas alorsle caharet, vous n'entendiez pas les discours per-
vers de ces faux amis qui vous exploitenl ; mais vous connaissiez le^
joie& pures de la famille ; vous étiez ilers et heureux, le samedi soir,
d'étaler sur la table toutes les pièces de cinq francs composant le salaire
de votre semaine. Les. embrassements de votre femme et de vos enfants
ne vous dédommageaient-ils pas amplement de vos sueurs et de vos
fatigues? Tant que vous avez demandé au bon Dieu votre pain quotidien,
avez-vous jamais manqué du nécessaire ? Soyez sincères et dé bonne foi.
Prenez deux familles d'ouvriers exerçant la même profession, ayant les
mêmes charges, mais noa le» mêmes principes : Tune vivant chrétien-
nement et Taulre ne voulant ni de Dieu ni de son Église. Étudiez sérieu-
sement ces deux familles et dites moi laquelle est la plus heureuse. La
famille croyante ne sera pas exempte d'épreuves, mais l'espérance
chrétienne les lui fera supporter patiemment. Dans le malheur, le père,
la mère et les enfants, tous à genoux et les mains jointes, demanderont
au Ciel les grâces dont ils ont besoin, et le Giel exaucera leur prière
persévérante. Gomment le bon Dieu ne serait-il pas touché des suppli-
cations de cette pieuse famille, lorsque moi, chétive créature, je n'ai pu
retenir mes larmes en voyant, un jour, une famille entière — le père, la
mère et sept petits enfants groupés aux pieds du crucifix — demander la
guérison d'un de ses membres. Voyous maintenant la famille sans Dieu
aux prises avec l'adversité. Elle fait entendre des imprécations et des
blasphèmes ; elle s^abandonne au désespoir et ne trouve comme remède
ù ses maux que la Idcheté du suicide. »
Ouvriers, homme du peuple, on vous trompe, mes chers amis, défiez-
vous des orateurs sans principes qui, pour capter vos suffrages, viennent
vous étourdir par leurs grands mots de patrie et de patriotisme; méditez
les mots suivants de Silvio PelHco : « Si un ho^lme fait outrage aux
autels, à la sainteté du lien conjugal, à la décence, à la probité, et puis
vient crier : Patrie ! patrie î ne le croyez pas ; c'est un hypocrite «le
patriotisme et un mauvais citoyen. 11 n'y a de bon patriote que Thon
note homme. »
Lk Urument.
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UNIONS DE U PAIX SOCIALE
PRÉSENTATIOiNS ET CORKESPONDANCE
PRÉSENTATIONS. — Les personnes dont les noms suivent ont élé
admises comme membres titulaires, ou comme associées^ et inscrites du
u^ 5263 an n^ 5293. Les noms des membres de la Société d'Economie
sociale sont désignés par un astérisque.
Allier. — Gacon (Jean-Isidore), à Lenax, par Montaiguet, prés, pur
M. Laborbe.
Ariëge. — Rasgol (L.), docteur en médecine, à Mirepoix, prés, pur
M. W. de Rouzaud.
Charente. — Palaméra (André de), vice-consul d'Espagne, à Ck)gnac,
prés, par M. E. Flomoy.
CoRRÈzB. — Malglaive (Joseph de), capitaine au 80<' régiment d'infau-
ierie, à Tuile, prés, par MM. i. Lejeune et de Metz-Noblat.
Gironde. — Bac (André), architecte, rue de Lamouroux, 18, à Bordeaux,
prés, par M. L. Champion. r
Haute-Loire. — i CroLet (maïquis du), château de Cumignat, près
Brioude; et Pontgibaud (le comte Armand de), château de Chabreuge»,
près Brioude, présentés par M. le D' Mouret.
Hautes-Pyri^néks. — Ricaud (l'abbé), directeur du grand séminaire de
Tarbes, prés, par M. A. Delaire.
HÉRAULT. — Sahuc (Jacques), à iNissan, prés, par M. i. Lacointa.
Ille-et- Vilaine. — Artur, professeur à la faculté de droit, avenue de la
Gare, 16 6tô, à Rennes, prés, par M. Louis Guërin.
Isère. — Supà'ieur (le R. P.) du noviciat, monastère de Coublevie,
près Voiron, prés, par M. l'abbé Reyirier.
Lot-et-G'aronne. — Colombier (l'abbé), vicaire à la cathédrale, à Agen,
prés, par M. Tabbé Tachouzin.
Meurthe-et-Moselle. — * Sainte-Croix (Louis-François Roger de Re-
nouard, comte de), chef d'escadrons au 5' régiment de hussards, à Pont-
à-Mousson, et rue Mably, 7, à Nancy, prés, par M. Delaire.
Nord. — Bretagne (J. de), au château de Morlugne, à Mortagne, prés,
par M. Louis Guérin ; Doyotte (le R. P.l, à Notre-Dame du Hautmont, à
Mouveaux, par Tourcoing ; et DroulersDambrigourt (P.), à Ascq, présentes
par M. A. Delaire ; DuvAllin (Emile), avocat, rue de Tlndustrie àTourcoing,
prés, par M. E. Dervaux ; Faucheur (Félix), ftïateur, rue des Stations,
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924 UNIONS DE LA PAIX SOCIALE.
171, à Lille, prés, par M. Loais Guérin; Glorieux-Flatnent^ rue des Orphe-
lins, à Tourcoing, Maillard (Etienne), avocat, rue de Roubaix, à Tour-
coing ; et Pollet" Léman (Alphonse), industriel, rue Nationale, à Tour-
coing, présentés par M. E. Dervaux; Ruffélet (J.) fils, avocat, agréé,
rue Deneyraucourt, à Roubaix, prés, par MM. Ghesquier et Thoyer;
Taffin-Binauld (H.), ancien président du Tribunal de commerce, rue de
Roubaix, à Tourcoing, prés, par M. F. Masurel.
Pas de-Galais. — * Havard-Duclos, ingénieur aux mines de Lens, à
Douvrain, prés, par M. E. Gheysson.
Seine-Paris. — * Gigot (Paul), ingénieur à la Gompagnie parisienne du
gaz, boulevard Haussmann, 164, prés, par M. A. Gigot; * Houssaye
(Etienne de la), cité Martignac, 4, préjs. par le R. P. Forbes; * Noe/ (Léon-
Alix), ancien ministre plénipotentiaire, rue des Ecuries-d'Artois, 9, prés,
par M, Welche;* Paillette (Glémentde), rue des Mathurins, 39, prés, par
M. Glaudio Jannet; Bimère (Louis), rue d'Anjou, 61, prés, par M. A.
Delaire.
Allsxagne. — Weber (Otto), Landgerichsrat, Grabower Sirasse, 39,
Stettin (Prusse), prés, par M. le D' Kaempfe.
Belgique. — Cantineau (le chanoine), président du cercle d*Ëtudes
sociales de Tournai, prés, par M. Jules Peetersde Drouwer.
Société d'Économie sociale. — MM. Jules Peetbrs de Brouwrr et
Rlecker, déjà membres des Unions, sont devenus membres de la Société
d'Économie sociale.
NÉCROLOGIE. — La Société d'Économie sociale a perdu l'un de ses
membres les plus éminents, M. Paul Jousselin, président de la Société des
ingénieurs civils. Élève de l'École centrale, il a fait la plus grande partie
de sa brillante carrière d'ingénieur à la Gompagnie Paris-Lyon-Méditer-
ranée. En même temps, il était au premier rang parmi les ingénieurs
experts ; enfin dans les congrès, les expositions et les jurys divers, il
donnait une impulsion puissante aux applications industrielles de Félec-
tricité. Mais c'est surtout par ses rares qualités morales, son exquise
bienveillance, son inaltérable bouté, que M. P. Jousselin s'est fait aimer
de tous à l'Association des anciens élèves de l'École centrale, dont il fut
le président, à la Société des ingénieurs civils, qu'il dirigeait quand la
mort Ta frappé avant l'heure, partout dans le cercle de ses nombreux
amis et dans notre Société qui honorera toujours sa mémoire.
LES OUVRIERS DES DEUX MONDES. — Il y a quelques semai-
nes a été distribué un fascicule des Ouvriers des Deux Mondes ; c'est la
monographie d'un petit artisan de Bàle; l'auteur^M. G. Landolt,a joint à
cette étude une analyse comparée de dix familles bàloises qui offre un
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PRÉSENTATIONS ET CORRESPONDANCE. 925
grand intérêt. Le fascicule suivant va paraître dans quelques jours : il a
pour titre : Ouvriei^employë de la fabrique collective de papiers d'An-
gouléme, par M. Urbain Guéri n ; c'est l'étude impartiale d^un exemple
de participation aux bénéfices avec accession graduelle des ouvriers à la
propriété de l'établissement industriel. La collection des Ouvriers des
Deux Mondes augmente d'intérêt à mesure que se multiplient les familles
observées en France et à l'étranger. Les premiers fascicules de 1894
seront consacrés au Tisseur en soie de San-Leucio (Italie), par le pro-
fesseur Santangelo Spoto, et aux Fermiers montagnards du haut Forez,
par M. du Maroussem. Les membres des Unions qui désirent recevoir
les Ouvriers des Deux Mondes ont intérêt à devenir membres de la Société
d'Économie sociale. Moyennant une faible augmentation de cotisation,
ils recevront la Réforme sociale et les Ouvriers des Deux Mondes, et en
outre ils participeront par la nomination du Conseil à la direction géné-
rale de rÉcole de la paix sociale. (Prière d'adresser de suite au secré-
tariat les communications relatives à ce sujet.)
LES DOGMES RÉVOLUTIONNAIRES ET LES CRIMES ANAR-
CHIQUES. — Un nouveau crime vient d'être commis, cette fois en plein
Parlement, par ceux qui tirent les conclusions pratiques des doctrines
antisociales dont nous vivons — ou dont nous mourons depuis un siècle.
F. Le Play, avec la clarté de ses démonstrations expérimentales, a fait
voir, dans les doctrines de Rousseau et les faux dogmes de la Révolution,
l'origine, non seulement de l'instabilité politique qui détruit chez nous
gouvernements et constitutions, mais aussi de l'antagonisme social qui
désole les foyers et les ateliers. Taine, avec l'irrésistible puissance de son
analyse, a renouvelé cette preuve, montrant comment du Contrat social
est sorti le jacobinisme, lequel,par le mépris de rÉvangile,nous replonge
dans la barbarie. Ces jours derniers, dans l'éloge d'Hippolyte Carnot,
M. Jules Simon rappelait encore que Rousseau a joué le plus grand rôle
dans la Révolution, car il ne fut pas seulement un démolisseur, mais un
.constructeur, et ce sont les idées du Vicaire savoyard et du Contrat social
qui ont inspiré notre siècle et à leur insu pénétré tous les esprits (t).
Comment s'étonner qu'un peuple, détaché de ses traditions, dressé à
honnir ses aïeux, soumis à ces sophismes dissolvants plus profondément
qu'aucun autre, retourne aussi plus vite à Tétat sauvage? « La France,
écrivait Le Play en 1875, s'enfoncera dans l'abîme où elle est tombée, tant
qu'elle sera dirigée par des hommes imbus de telles aberrations ».
(1) Sur l'origine allemande des sophismes de Rousseau qui dérivent de la
philosophie de Wolf, et sur la filiation qui rattache à cette même origine le
socialisme international et le nihilisme russe, voir les rapports de MM. Th.
Funck Brcntano et A. Lcroy-Beaulieu à la Société d'économie sociale, séances
du 12 mars 1876, du 31 mars 1878 et du 6 juin 1880. [Bulletin, t. Y, Yl et Yll.
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926 UNIONS DE LA PAIX SOCIALE*
(La Paix sociale après le désaati^y 2« édit., ch. vu, note i). Après tout,
dans le « bloc >», dans la « concentration »,si fort en honneur encore il j
a quelques semaines, ceux qui commettent de pareils crimes sont pent-
être les moins responsables : ce sont surtout des fanatiques, des illu-
minés qui croient marcher an martyre pour affranchir leurs frères; les
plus coupables ne sont-ce pas ceux qui, pour capter les faveurs du souTe-
rai II populaire, exaltent son orgueil, se jouent de son ignorance et exploi-
tent ses misères en lui parlant sans cesse d*émancipation, de progrès, de
droits, etc.; politiciens ambitieux, avides de jouissances, dont les opinions
toujours intéressées ont pour profit les places, les traitements et les chè-
ques. Quand donc voudra -t-on se souvenir que l'arbre doit être jugé par
ses fruits, et que si les fruits sont empoisonnés, l'arbre doit être coupé
et jeté au feu. Sans abjurer les faux dogmes, comment s'opposer à leurs
conséquences? Nos modernes gouvernants tiennent à honneur de répu-
dier le Décalogue : Ils enseignent aux hommes qu'il n'y a point de Dieu
et que les mots devoir, résignation, espérance sont des mensonges. En
vain, aujourd'hui qu'ils se sentent menacés dans leurs intérêts, essaient-
ils de revenir aux vieux commandements pour balbutier : Tu ne tueras
point; tu ne voleras point. Qui donc les écouterait? Une seule voix peut
dominer le sourd grondement du flux montant des passions populaires,
celle qui de tout temps a dit au flot de la mer : Tu n*iras pas plus loin;
celle qui partout a calmé les souffrances humaines en répétant : Heureux
ceux qui pleurent, car ils seront consolés.
Parmi les nombreux blessés de Tattentat du 9 décembre s'est trouvé
un de nos jeunes confrères,M. l'abbé Lemire. Dans ces derniers temps, à
la vérité, il s'était un peu séparé de nous : cédant aux élans généreux d'un
cœur violemment ému des misères ouvrières, il suivait ce qu'on appelle
dans notre langue décadente « le socialisme caiholique ». Mais aujour-
d'hui nous tenons à rappeler que M. l'abbé Lemire a été pour les Tenions
un auxiliaire éclairé, qu'il a présenté au Congrès des Sociétés savantes
de remarquables études sur l'économie rurale en Flandre, et qu'il a tou-
jours été pour la Réforme sociale un collaborateur dévoué. Aussi lui
envoyons-nous l'expression de notre très vive sympathie.
LE PRIX AUDÉOUD A L ACADÉMIE DES SCIENCES KO-
RALES ET POLITIQUES. •— La séance annuelle de l'Académie des
sciences morales et politiques a eu lieu le 2 décembre sous la présidence
de M. P. Leroy-Beaulieu. Parmi les lauréats des divers prix, nous ren-
controns plusieurs de nos confrères auxquels nous adressons de non-
veau ici nos sincères félicitations. C'est M. E. Levasseur (prix Jean
Reynaud) ; M. Alfred des Cilleuls(les prix Odilon Barrotet Cartier); M. Eu-
gène Rostand pour son beau livre : V Action sociale par Vinitiative privée
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PRÉSENTATIONS ET GORRESPONBANCE. ^'^
(prix Bigot de Morogaes). Le prix Âudéoud, destiné à récompenser les
a;ete8 tendant à Tamélioration dn sort des classes ouvrières et an soHla*
gement des pauvres, était décerné pour la seconde fois. Sept médailles
d'or ont été attribuées à la Compagnie de Saint-Gobain ; aux Établisse-
ments du Greusot, aux Mines de Blanzy ; à la Teinturerie de MM. Giilet;
à la Société des logements économiques de Lyon fondée par MM. Mangini,
Aynard etJ. Giilet; à THospitalité du travail, créée par M. Léon Lefébure
(la Société d'économie sociale a l'honneur de compter ces six lauréats
parmi ses membres) ; enûn à THôpital des enfants tuberculeux d*Ormes-
son. M. P. Leroy-Beaulieu, dans son discours, a particulièsement insisté
sur les beaux exemples de patronage donnés par la grande industrie et
môme par les sociétés anonymes si souvent accusées d'avoir « supprimé
tous les rapports humains entre les hommes » :
La section de nos expositions internationales oui s'occupe des œuvres
sociales, dit-il a bien des fois montré que, dans les mains d'iiommes de
cœur, la grande industrie, sans nuire aucunement à son succès matériel,
plutôt même en y aidant, peut être humaine, généreuse, afTectuèuse
même ; que, le pouvant, elle le doit.
Nous avons recueilli des témoignages probants à ce sujet. Parmi les
sept grandes médailles d'or du prix Audéoud cette année, nous en décer-
nons quatre à de très vasles établissements industriels. Nos récompenses
serviront à signaler des maisons modèles, moins encore à Tadmiration
publique qu'à Timitation publique.
Fondée au xvii« siècle, par des lettres patentes de 1665 que lui accorda
Louis XIV sur le rapport de Colbert, la Compagnie des glaces et produits
chimiques de Saint Gobain. Chauny et Cirey, que préside actuellement
M. le duc de Broglie, est restée, phénomène bien rare, depuis près de
deux siècles et demi, à la tête de toutes les maisons qui, dans le monde
entier, s'adonnent à cette branche importante de la production. Ce n'est
pas cette étonnante vitalité industrielle, cette prospérité merveilleuse-
ment prolongée que nous récompensons; ce sont d'autres mérites :
occupant plus de 7,000 ouvriers dans 14 usines difTérentes, elle s'est
partout occupée des besoins moraux et matériels de ce nombreux per-
sonnel. Dès le xvu* siècle, elle a pensé aux maisons ouvrières et aux
retraites ouvrières. Elle aélivre deux catégories simultanées de pen-
sions : l'une due exclusivement à la libéralité de la Compagnie, l'autre
provenant des économies de l'ouvrier et dont il est pleinement proprié-
taire en cas de départ ou de renvoi. Elle a favorisé l'éclosion parmi son
personnel de sociétés coopératives. Grâce à ce zèle pour les intérêts
divers des travailleurs qu'elle emploie, elle a des ouvriers fidèles qui' ne
songent pas à la quitter et qui, jusqu'à la vieillesse^ lui demeurent
attachés.
Si Saint'Gobain peut se vanter de ses deux siècles et quart d'activité '
progressive et bienfaisante, le Creusot, avec ses 12,000 ouvriers répartis
entre trois houillères, quatremines de fer et un grand nombre de chantiers
de construction, représente glorieusement le type de la grande industrie
du XIX* siècle. Là aussi, par l'intelligente et philanthropique initiative de
MM. Schneider père et uls, la Compagnie a voulu associer à sa prospérité
et retenir par des institutions utiles son nombreux personnel. De 183i7 à
4889, elle a avancé 3,292,000 francs aux ouvriers pour la construstion de
2,391 maisons, dont, par des combinaisons trèsïngénieuses, ils deviennent
immédiatement propriétaires. Un système libéral de retraites confère
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928 UNIONS DE LA PAIX SOCULE.
anssi à Fouvrier la propriété des versementâ, qé*\h s6i«nt faits pa^ la
Compagnie ou par lui-ménie. Dans bien d'antres cas, la Compagnie
intervient pour faciliter l'amélioration du sort des travailleurs. Aussi la
permanence du personnel est-elle remarquable: 4,061 ouvriers comptent
plus de vingt ans de services dans rétablissement, 2,841 plus de vingt-
cinq ans^et 1,491 plus de trente ans.
Un salutaire exemple de la mélhode à employer pour élever Tëtat
moral et matériel de Fouvrier de la grande industrie nous est offert par
la Compagnie de Blanzy, qui est dirigée par MM. Chabot. Les mines de
Montceau qu'elle possède produisent un million de tonnes de bouille et
occupent 9,000 ouvriers. De tout temps la Compagnie s'occupa des besoins
physiques et moraux de son personnel ; elle le faisait avec un ardent
dévouement, mais elle croyait devoir user d'une sorte de tutelle qni,
pour bienveillante quelle fût, excitait la susceptibilité de certains
ouvriers. Les bienfaits trop directs ne produisaient pas chez tous la
reconnaissance méritée. A la suite de certains incidents, elle changea de
système. Elle se dit que le régime patriarcal et paternel ne peut toujours
réussir. Au lieu de se constituer la tutrice de son personnel, elle s'en flt
seulement l'initiatrice et le conseil. Elle suscita une société coopérative
de crédit mutuel, la Prudence^ dirigée uniquement par les ouvriers et les
employés et dont le mouvement de caisse a atteint 3 millions et demi
en 1892. C'est cette société, appuyée, mais non directement gérée par la
Compagnie, qui est devenue le pivot de nombre d'institutions utiles ; un
procédé ingénieux de ventes de terrain aux ouvriers, combiné avec des
assurances sur la vie, la création d'écoles d'apprentissage pour les filles,
de lavoirs, de bains, d'ouvroirs. de cercles, de bibliothèque circulante,
prouvent Faction stimulatrice de la Compagnie. La nouvelle méthode a
fdeinement réussi, les susceptibilités ont été désarmées : la concorde et
e progrès régnent dans cette ruche de Monteeau les-Mines.
Ce n est plus une Compagnie, c'est un patron individuel ou plutôt une
famille de patrons, qui va maintenant attirer notre attention. Fils de
paysan, un jeune apprenti teinturier, arrivé à Lyon à seize ans, M. Gîllel,
a eu le génie de son métier; à vingt-trois ans, avec 800 francs, il avait
fondé un petit atelier de teinture. Aujourd'hui, lui et ses fils occupent
dans six établissements plus de 3,000 ouvriers. Animé de sentiments
chrétiens, vivant modestement malgré le prodigieux succès de son indus-
trie, il a installé autour de lui un régime tout patriarcal, multipliant les
dons, les fondations, les œuvres. Ce patriarcat, qui convient mieux à une
famille de patrons qu'à une Compagnie anonyme, a obtenu le plus grand
succès matériel et moral.
Unions de Lyonnais, Forez et Bresse. — Grâce au dévouement de M. H.
Marion,qui depuis bien des années ne se lasse pas de pourvoir à une or-
ganisation toujours difficile,1es multiples séries de conférences créées par
les Unions vont se poursuivre à Lyon, à l'Ecole I^ Salle et à la montée
^Saint-Barthélémy, à Saint-Élienne, au pensionnat Saint-Louis. Une nou-
velle série va commencer à Dijon sous Fheureuse impulsion de M. Manon,
secondé par M. Mortureux. Parmi les sujets qni seront traités, citons :
L*Homestead américain, par M. E. Lucien Brun; De la propriété indivi-
duelle, par M. Terrel; De l'organisation communale en Russie, par
M. Crétinon; La famille et le code civil, par M. Perrier; Les grèves et
leurs résultats, par M. Duquaire; Des fondations charitables et de leur in-
fluence sociale, par M. du Magny; Le développement de Findustrie et le
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PRÉSENTATIONS ET CORRESPONDANCE. 929
travail manuel, par M. Voron ; Le commerce au moyen âge, par M. d'Eys-
sautier; De l'arbitrage international, par M. Gairal, etc..
A la vue des dangers que présentent aujourd'hui, surtout dans le
jeune clergé et la jeunesse catholique, certains élans généreux qui né-
gligent les faits pour n'obéir qu'à des sentiments, il s'est constitué à Lyon,
sur le désir de Mgr Foulon, et avec le concours de plusieurs de nos con-
frères, une branche de la Société catholique d'économie politique et so-
ciale fondée naguère à Paris par Fillustre évéque d'Angers. Poursuivis
d'accord avec les membres les plus éclairés du clergé lyonnais, les tra-
vaux et leh décisions de celte Société s'imposeront avec autorité à tous
ceux qui en ces matières veulent sincèrement suivre les enseignements
de l'Église. Si la nouvelle Société arrive à retenir de regrettables entraî-
nements, son influence sera bienfaisante pour la paix sociale. Parmi les
\ sujets qu'elle a déjà étudiés, signalons la question des octrois notam-
ment pour la ville de Lyon, par M. L. Ghavent; et la participation aux bé-
l|éÛces, par M. H. Beaune. Ce dernier travail, qui a paru en brochure
(Paris, Larose, 32 p. in-8*»), est un résumé excellent d'une question que la
Réforme sociale a maintes fois traitée, et qui cesse d'être confuse quand
on écarte les malentendus pour s'en tenir aux faits précis; il est aisé alors
de voir dans quels cas et entre quelles limites la participation aux béné-
fices, généralement accompagnée d'ailleurs d'un ensemble de mesures
patronales bienfaisantes, peut être une rémunération légitime et une con-
dition de paix sociale.
Belgique. — La Société belge d'économie sociale affirme sa vitalité par
Tactivité de ses travaux; elle a inscrit à l'ordre du jour de ses prochaines
séances : l'Hypnotisme en justice, par M. l'abbé de Baets; Les syndicats
ouvriers, par M. Harmant; Les interprétations de l'Encyclique, par le R. P.
Castelein; etc. Ajoutons, puisque nous parlons des énergies de l'initiative
privée chez nos voisins que, familiarisés depuis longtemps avec la pra-
tique des devoirs de la vraie liberté, ils organisent de toutes parts des
comités locaux en vue des conditions nouvelles de la réforme électorale
avec le sufTrage très étendu et le vote plural, sans parler du vote obliga-
toire et de la représentation proportionnelle qui vont peut-être trouver
place ensemble dans la loi si vivement discutée. Il y a là un exemple
qu'il est utile d'étudier et de décrire au point de vue des devoirs étroits
que la liberté impose, sous peine de n^étre qu'un instrument de désordre
monopolisé par les turbulents et les révoltés.
Dans l'indication des membres du bureau élus pour 1894 (ci-dessus,
p. 773) un accident de mise en page a fait tomber une ligne qu'il faut ré-
tablir ainsi : M. Albert Nyssbns, député, vice-président; M. Joseph de la
Vallée Poussin, secrétaire des séances.
A, .Dblaire. .
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CHRONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL
Sommaire. — Les suites de la grère du Pas-de-Calais. — Le Congrès mutua-
liste extraordinaire. — La coopération bien maltraitée au Sénat. — La grève
(le rimpdt. — Les syndicat» agricoles et le Congrès coopératif de Grenoble.
Les suites de la grève du Pas-de-Calais, — Parmi les griefs formnlés par
le Congrès des mineurs, celui qui avait le plus ému le public, c'était
certainement le prétendu renvoi des vieux ouvrier^, dans les dernières
années précédant leur droit à une pension de retraite. Si le fait était
exact, il était assurément de nature à provoquer une légitime colère.
Mais était-il exact? cVtait ce qu'il y avait lien de vérifier. La discus-
sion qui vient de commencer à la Chambre donnera la réponse à cette
question. Nous n'anticiperons pas sur ses résultats ; mais, en attendant,
nous tenons à donner les chiffres des renvois prononcés à la suite de la
grève ; ce sera toujours une base d'appréciation. Or, d'après une enquête
faite sur place par un rédacteur du Temps, sur les 43,144 ouvriers des
quatorze concessions du Pas-de-Calais, il n'y a eu en tout que 529 renvois
pour faits dégrève et pour condamnations àla prison à la suite de faits de
droit commun : c'est une proportion de l .22 %.
D'après ces chiffres, on est en droit de dire que les Compagnies n'ont
pas abusé de leur victoire et qu'elles se sont bornées à écarter ceux de
leurs ouvriers qui avaient collaboré, avec les autres meneurs du dehors,
à l'organisation de cette grève subie à contre-cœtir par le personnel.
Si donc les Compagnies n'ont pas exercé de représailles systématiques
en pafeille occasion, il serait difQcile de croire qu'en temps ordinaire
elles renvoient des hommes âgés pour le simple motif de faire l'écono-
mie de leur pension de retraite. La chose serait, du reste, tellement
criante, que si elle se produisait, il ne manquerait pas de journaux pour
se faire l'écho des légitimes réclamations qu'elle aurait provoquées.
L'enquête du Temps fait connaître encore quelques chiffres intéres-
sants : les renvois prononcés par les Compagnies comprennent :
23 Conseillers municipaux sur 140 ouvriers possédant ce. titr^.
100 Délégués du syndicat sur 219 — —
20 Délégués mineurs sur 50 — —
Le rédacteur du Temps raconte aussi avoir vu les ouvriers renvoyés vînir
recevoir, danslesbureaux de la Compagnie de Béthune, les sommes qu'ils
avaient versées à la caisse de secours pendant leurs années de service.
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LE C0TI6RÈS. MUTUALISTE EXTB A ORDINAIRE. î^3i
L'un d'eux recouvrait ainsi 475 francs. Ce chiffre élevé prouve que cet
homme avait travaillé' longtemps et devait être âgé. Or, cette somme,
qui était la garantie contre les risqnes de maladie, court grands risques
d'être gaspillée, et le malheureux se trouvera plus tard sans secours
dans les cas de maladie, et ne pourra même probablement pas se faire
admettre dans une Société de secours mutuels, vu son âgé et Timpossi-
bilité où il sera de payer un droit d'entrée. Les Compagnies de mines ne
pourraient-elles pas s'entendre pour maintenir aux vieillards cette
garantie contre la maladie, en faisant passer d'une caisse de secours
â une autre le montant des sommes qu'on restitue ainsi aux ouvriers
révoqués?
Le Congrès mutualiste extraordinaire. — Le succès de ce Congrès a été
complet : 321 sociétés mutuelles y avaient donné leur adhésion. Après
le Congrès de Paris, à Tépoque de l'Exposition, c'est celui qui a réuni le
plus grand nombre de Sociétés. Et cependant ce ne sont pas les opposi-
tions qui lui avaient fait défaut: en dehors de quelques mauvaises
volontés suscitées par le seul fait qu'il rompait la périodicité triennale
adoptée pour ces Congrès, il a eu ce sort étrange d'être l'objet de quelques
attaques directes, empruntant une certaine autorité aux titres officiels
de leurs auteurs; mais le bon sens des Sociétés ne s'est pas laissé
prendre à ces attaques qui semblent, au contraire, avoir réveillé le zèle
des indifférents ; les adversaires de la veille avaient, du reste, donné
leur pleine adhésion aux revendications des congressistes, dès que le
succès du Congrès s'était affirmé.
Les décisions prises dans cette grande manifeslntion de la mulualilô
concernent, tout d'abord, le droit de recevoir et de conserver les dons
et legs immobiliers, d'acquérir, posséder et vendre des immeubles. En
un mot, c'est le droit compléta fimmeuble que les sociétés mutuelles
réclament. C*est, en effet, une étrange chose que nos législateurs aient
toujours paru si préoccupés d'interdire Timmeuble aux sociétés popu-
laires. La plupart d'entre eux sont rependant d'accord sur la nécessité
sociale d'accroître et de consolider les intérêts matériels des ouvriers,
et, si cette nécessité a jamais existé, c*est bien par ces temps de so-
cialisme et d'anarchie : ce qui a fait que l'immeuble a toujours paru
suspect, c'est le spectre de la congrégation religieuse reconstituant ses
biens, sous l'apparence de société populaire. Mais, pour cette fois, nous
croyons avoir, sinon tout à fait rompu, du moins fortement ébranlé la
vieille légende. Un grand nombre de députés et de sénateurs se sont
décidés à voter l'immeuble et le Congrès la voté à l'unanimité. 11 en a
été de même pour l'intérêt du capital de retraite que l^s sociétés mu-
tuelles approuvées ont été contraintes et forcées de verser à la Caisse
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î*32 CffftONIQUE DU MOUVEMENT SOCIAL.
des Dépôu et Consignations, à fonds perdas, avant la loi nouTelle. On
finit par Atre d'accord, à peu près partout, que ce capital ne peut pas être
soumis à la conversion, tout au moins sans la clause de remboursement.
r.omme FÉtat ne remboursera certainement pas, c'est au maintien du
taux de Tintérêt qu'on aboutira et, de ce chef, nous aurons sauvé à peu
près 900.000 francs par an des ressources de la Mutualité.
D'antre part, le Congrès a tranché une vieille question qui faisait le
plus grand tort à la mutualité, la question de la routine aveugle et igno-
rante. Le Congrès a rigoureusement manifesté son intention de faire ap-
pel à la science et de pratiquer toutes les méthodes scientifiques devant
apporter plus de certitude et de précision dans ses opérations. C'est
croyons-nous, un grand pas de fait, et une sérieuse garantie de succès
pour l'avenir.
Enfin, le Congrès a sanctionné par son vote et fortement appuyé une
idée que nous avons émise : celle de faire servir la mutualité à la cons-
titution des retraites ouvrières dont le projet de loi a été déposé voilà
déjà trois ou quatre ans. Il* avait paru à plusieurs de nos députés qui
ont travaillé à ce projet de loi que la mutualité était au-dessous d'aune
pareille (ûche, qu'il serait donc imprudent de la lui confier et qu'il fal-
lait recourir à la constitution d'organismes nouveaux. Nous sommes loin
de cette idée ; sans nous illusionner en aucune façon sur l'état actuel de
la mutualité, sur ses faiblesses et ses lacunes, nous sommes convaincu
que ces sociétés, réformées en beaucoup de leurs points, peuvent très
utilement servir à cette importante besogne. Elles existent, c'est déjà
beaucoup, elles ont la confiance des ouvriers, elles sont populaires et
renferment une masse d'hommes imbus des idées de dévouement, de
désintéressement et de solidarité. Voilà bien des raisons pour les em-
ployer et les consolider par un nouveau service. Tout ce qu'on ferait
en dehors les amoindrirait et préparerait leur ruine. Enfin, ces so-
ciétés représentent l'initiative privée et la liberté, par conséquent le
contre-pied du collectivisme ou du simple socialisme d'État. Autant
de raisons pour les conserver. Toute la question est de les étendre, les
développer, les fortifier : sans doute, il y a bien à faire de ce côté,
mais quel concours la bourgeoisie leur a-telle donné jusqu'ici ? Bien
peu de chose : quelques cotisations et c'est tout. C'est bien loin du con-
cours qu'elle doit leur apporter. Il faut que chaque famille bourgeoise
et chaque membre d'une famille bourgeoise fasse partie d'une société
de secours mutuels, y joue non seulement un rôle généreux, mais en -
core un rôle actif, y apporte le mouvement, la lumière et le progrès ;
puis il faut que le courant des dons et legs, qui, aujourd'hui, ne connaît
d'autre direction que l'assistance privée ou publique, se détourne du côté
de la mutualité, de cet ordre d'institutions qui préviennent la misère
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LA COOPÉRATION UlUS^ MALTHAITBË PAR LE SÉNAT. 933
par l'effort personnel, la prévoyance et Tassociation. Dès que le droit
ci,ux immeublessera définitivement conquis il faut que dans nos grandes
voies, à c6té des immeubles des Compagnies d'assurances, on lise sur des
plaques de marbre : Propriété de la Société' de secours mutuels de tel ou
tel quartier. Voilà ce que la bourgeoisie doit innoverdans la mutualité,
et alors le problème des retraites de tous les travailleurs pourra être ré-
solu parles travailleurs eux-mêmes aidés des bourgeois, et la maison du
bourgeois sera garantie contre la bombe anarchiste par les propriétés
immobilières de la masse des travailleurs.
Le congrès extraordinaire mutualiste n*aura pas été, croyons-nous,
sans effet sur la réalisation de ces progrès futurs de la solidarité sociale.
La coopéi'ation bien maUrailèe par le Sénat. — La coopération n*a pas
lieu de se réjouir de sou dernier passage au Sénat. Elle y a été bien
maltraitée. Les avantages que lui avait accordés deux fois déjà la
haute assemblée, sans compter, viennent de lui être en partie retirés.
Ce réveil de la sévérité du Sénat a été motivé par une importante
pétition du commerce parisieu, revêtue de 78.000 signatures, lout ce qui
touche à Talinjentatiou, boulangers, bouchers, épiciers, marchands de
vin surtout, etc., a suivi le mouvement de protestation, et le Sénat s'est
ému. Les pétitionnaires demandaient de limiter à 800 francs par
sociétaire la faculté d'achat annuel; d'exiger rinscription de toutes les
factures sur le livret du sociétaire ; de déclarer déchue de toutes préro-
gatives la société qui vend au public ; d'augmenter l'amende contre les
sociétaires convaincus d'avoir opéré une revente des articles : 50 francs
pour la première infraction : 500 francs pour la récidive ; d'appliquer
l'impôt sur le revenu aux bonis ; d'interdire les unions de sociétés ; d'or-
donner la dissolution de toute coopérative formée par les salariés des
villes et de l'État; de supprimer enfin tous les économats de chemins de
fer et autres. Le commerce n'y allait pas de main morte, comme on voit.
Le Sénat a été très fortement sollicité par MM. Buffet et Marcel Barthe
d'introduire dans la loi une limitation des opérations des sociétés ou des
personnes admises à en faire partie. Cette préoccupation a même été la
plus forte et la plus générale, tout le monde étant absolument d'accord
sur l'utilité, la nécessité même des sociétés coopératives de consomma-
tion pour les petits ménages ; sur ce point, accord parfait ; par confre.
un désaccord très grand existait entre les partisans de la coopération
libre et les sénateurs qui voulaient en exclure, tout à la fois, les clients
riches et les articles de luxe ; si cette dernière opinion n'a pas Iriom
phé, ce n'est pas assurément qu'elle n'eût pas la majorité des sympa-
thies, mais c'est qu'elle se heurtait à une impossibilité absolue. Com-
ment, en effet, classerait-on les articles permis et les articles interdits,
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te'.".
934 CaiHUI»ilOUB du MOUVfiMfiJMT SOCIAL. >
les coiittoiumateurs autorisés à devenir coopëratears et ceux qui n*en
auraient pas le droit. La distinction est absolument impossible et, de
plus, 4:omment pourrait-on, à notre époque surtout, édioter des droits
spéciaux à telle ou telle classe. La migorité du Séo^at a uni» après un
loD^ débat, par repousser toute caté|{orisation d6s consommateui-s,
tonte limitatÎMi den articles Yeadables et même tout maximum du cbif-
fre des ventes. Sur ce point, les pétitioaiiaires du commerce ont été
battus.
Mais ils ont eu gain de cause, du moins partieUemeni, sur la question
des impôts. Un sénateur a rappelé qu'une loi récente, du 13 juillet 4893.
sur les sociétés, a établi que désormais la forme commerciale donne-
rait à toute société qui Taurait revêtue le caractère commercial ; il avait
été admis, au contraire, jusque-là que la nature des opérations l'empor-
terait sur la forme; quune société pourrait, par conséquent, rester
civile, quand bien même elle aurait pris la forme commerciale.
Or, Tarticle 2 de la loi coopérative était en contradiction flagrantt^
avec la nouvelle législation, tout au moins pour les sociétés par action>,
puisqu'il disait que « les sociétés coopératives sont civiles ou commet-
ciales suivant la nature de leurs opérations •. il a bien fallu s*incliuer
devant cette contradiction et ordonner le renvoi de Tarticle â à la com-
mission. Les articles 3 et 10 ont dû être renvoyés de même comme ren-
fermant des dispositions liées au caractère civil ou commercial des
sociétés. Voilà donc très probablement la patente imposée aux sociétés
coopératives de consommation par actions, même quand elles ne fout
aucun acte de commerce.
Une interminable discussion s'est élevée à propos de Texonération de
l'impôt sur le revenu mobilier pour les bonis des sociétés de consomma-
tion qui ne vendent pas au public. M. Marcel Bartbe voulait absolument
supprimer cette exonération. Malgré tout, le Sénat l'a cependant main-
tenue, et le contraire eût été une véritable injustice, car ce boni n'est en
réalité qu'une restitution.
M. Marcel Bartbe a pris sa revanche sur l'article 29, l'article qui auto-
rise les associations de sociétés. C'était un de ceux qui avaient jeté le
plus d'épouvante dans Tàme des pétitionnaires, et il faut bien recon-
naître que ces associations, bien dirigées, pourraient devenir la mort de
tout petit commerce. C'est ce que M. Marcel Bartbe a fait sonner bien
haut, si haut même qu'il est arrivé à conclure de ces unions à une révo-
lution sociale qu'il a complaisamment et longuement agitée sur la tête
du Sénat. L'effet a été complet, et pour une fois M. Marcel Bartbe Ta
emporté dans sa persistante campagne contre la coopération. Les unions
de sociétés ont été interdites.
Mais le succès est contagieux, et le même orateur a réussi à rendre
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LA COOPÊHATION BIEN MALTRAITÉE PAH LE SÉNAT. 935
beaucoup plus sévère la pénalité portée contre les coopérateurs qui
revendraient les objets achetés à la société : cette pénalité consistait en
une amende de 1 à 15 francs ; elle sera désormais de 25 À 100 francs sans
préjudice des dommages- intérêts qui pourront être prononcés au profit
des commerçants patentés de la localité où la revente aura eu lieu.
On a parlé ensuite de rétablir la licence de détail et de ^ros.
Mais alors que restera-t-il ? Uien ou à peu près, et alors les sociétés
coopératives n'auront plus qu*à se réclamer du droit commun. C'est peut-
être ce qu'elles auraient dû accepter depuis longtemps. Le plus à
plaindre dans ce cas, il est vrai, ne serait pas celui qu'on pense. Le phis
à plaindre serait le petit commerçant, car alors la société vendant à tout
le monde, ayant le droit de courir après la clientèle du dehors, le petit
commerçant succomberait. C'est alors que se produirait à coup sûr lu
révolution sociale qui effrayait si fort M. Marcel Barthe.
Ce qui précède était écrit avant le 9 décembre -, mais le monstrueux
attentat de ce jour a certainement fait la plus profonde impression sur
le Sénat, car dans la délibération du H la plupart des atteintes dont lu
coopération de consommation semblait menacée, ont disparu. Les adhé-
rents que M. Marcel Barthe voulait à toute force supprimer ont été main-
tenus, ainsi que l'exonération de la licence et des droits de détail. Quant
à la question de la patente, elle nous fait l'effet d'avoir été résolue de
façon un peu confuse. Le Sénat a, en effet, repoussé le paragraphe 2 de
l'article 2 établissant que les sociétés « sont civiles ou commerciales sui-
vant la nature de leurs opérations », et ce rejet nous paraît signifier <{ue
ces sociétés ne peuvent pas être civiles. Par contre, les articles 3, 10 et
32 où le caractère civil est affirmé, ont été adoptés. L'article 10 n'a été
niodilié que par Taddition des mots : « sauf stipulation contraire insérée
dans les statuts » au paragraphe premier portant que « la responsabilité
des associés vis-à-vis des tiers est limitée au montant de leur souscrip-
tion, même si la société est civile ». Cette addition a été faite pour
ouvrir aux sociétés de crédit le droit d'adopter la responsabilité plus ou
moins illimitée.
L'article 31 relatif aux adhérents a été voté, mais on a supprimé le
droit pour le conseil de ne pas admettre les adhérents à titre de socié-
taires, quand le montant de leur compte égale le montant de l'action.
. Cette suppression a eu pour but, évidemment, d'entraver la spéculation,
mais elle nous parait des plus dangereuses, car elle constitue la carte
forcée et pourra introduire dans la place les plus mortels ennemis de la
coopération. Celte suppression sera certainement repoussée par la
Chambre.
L'exonération de l'impôt sur le revenu en faveur des sociétés de pro-
duction a été modifiée, en ce qu'elle ne profitera plus qu'aux sociétaires
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936 GUROMOUIâ DU MOOVEMKNT SOCIAL.
dont le capital versé ne dépassera pas 2,000 francs, tandis que dans le
texte primitif elle profitait à. tous, ti^nt que lu moyenne de la part sociale
était inférieure à 2,000 francs.
Le Sénat a rétabli le caractère civil des économats de chemins de fer
qu'il avait complètement supprimé en rejetant Farticle introduit par la
Chambre au sujet de ces économats. Les articles relatifs aux sociétés de
crédit ont été réduits à tel point que la loi ne leur est presque plus
d'aucune utilité.
Les avantages accordés aux sociétés de production ont été également
réduits dans une no table, proportion : nous remarquons de plus ce fait
que ces sociétés ne doivent plus être composées que d'ouvriers associés.
Cette disposition chasse le capital étranger et par suite frappe la coopé-
ration ouvrière d'impuissance. Le droit commun nous parait de plus en
plus le meilleur régime que la coopération ouvrière devra rechercher.
La grève de Cimpôl. — Les viticulteurs du Roussillon sont frappés à un
tel point par la mévente du vin que, dans une assemblée générale tenue
à Perpignan, la résolution a été prise de ne plus payer 1 impôt si des
mesures radicales n'étaient pas prises contre les vins de raisins secs. De
plus tous les mandataires du suffrage universel donneraient leur démis-
sion. Le bruit circule que, dans FAude et dans THérault, cette grève
d'un nouveau genre ne manquerait ni de partisans ni d'imitateurs.
Voilà donc tout un pays eu émoi parce que les propriétaires de vigne^i
ont fait trop de vin cette année et n'arrivent pas à le vendre. Or, des
tifforts nombreux avaient été faits, il y a quelques mois, dans la même
région pour créer entre les propriétaires viticulteurs et les syndicats
un organisme commercial nouveau, à base coopérative, qui se charge-
rait de la vente des vins des associés. Ce moyen était le seul de résoudre
la crise actuelle. Les promoteurs ont absolument échoué : on n'a voulu
leur donner ni la confiance, ni le concours, ni surtout l'argent qui est
nécessaire à la création de toute société commerciale. Voilà donc mu*
masse de population qui souffre profondément, mais qui repousse un
petit sacrifice propre à la sauver. Elle aime mieux s'en prendre à TÉtaL
Les syndicats agiicoles et le congrès coopératif, — Les syndicats agri-
coles ont eu l'excellente idée de se faire représenter au congrès coo-
pératif de Grenoble et ils y ont été très brillamment représentes par
M. Kergall. De là est sorti un projet d'alliance entre les sociétés coopéra-
tives de consommation et syndicats agricoles qui se précipitent avec
ardeur sur cette voie nouvelle : ils ont raison, mais nous vouIods, néan-
moins, nous permettre de leur donner un petit avis. Voilà bien longtemps,
du reste, que nous Pavons déjà énoncé. C'est qu'il ne suffit pas aux syn
dicats d'avoir des acheteurs de premier ordre comme importance e(
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RECUEILS PÉRIODIQUES . 937
comme solidité. Il faut, encore et surtout, se placer dans les conditions
voulues pour plaire à ces acheteurs et les conserver au delà de la pre-
mière période d'enfçouement, toujours courte. Pour cela, il faut deux
choses : d*abord que le syndicat vende en son nom propre, sous sa ga-
rantie personnelle, et que Ja société n'ait pas à faire à tel ou tel membre
du syndicat ; secondement, il faut que le syndicat fournisse à la société
du vin de goût, de couleur et de degré absolument continus. Sans cela,
pas d'affaires. Le commerce procède par là et tient sa clientèle. Si le
syndicat n'arrive pas à présenter les mêmes avantages, la société de
consommation le quittera. Mais le syndicat ne peut satisfaire à ces con-
ditions que s'il s'est organisé en conséquence, s^il a fait tout le néces-
saire et même le superflu.
Les viticulteurs auraient donc tort de croire la partie gagnée et de
chanter victoire parce que,dans l'enthousiasme des grandes assemblées,
on a proclamé l'union des syndicats et des coopératives. La vérité est
qu'on n'a fait qu'entrer en contact et qu'il n'y aura rien de fait, si les
syndicats ne sont pas organisés eux-mêmes coopérativement, et s'ils
n'offrent pas toutes les conditions favorables que le commerçant offre à
sa clientèle. Que le succès de Grenoble n'illusionne donc pas les syn-
• dicats agricoles. Il n'aura d'effet que s'ils se décident à s'organiser
sérieusement pour la vente.
A, FOUGEROUSSE.
BIBLIOGRAPHIE
I. — Recueils périodiques.
Séance» et travaux de Pil.cadéiiiie de» •clence» mo-
rale» et politique»; t. 139, (Paris, janvier-juin 4893). — Picot (G.),
Discours sur les prix décernés en 4892, p. 5-27. — Simon (Jules), Notice
sur la vie et les travaux de M. Edouard Charton, p. 28-67. — Glas-
son (E.), Les douze pairs du roi au moyen âge, p. 82-97 [origine assez
obscure de la pairie de France, sa composition ; ses fonctions ; ses pri-
vilèges. « Les pairs furent toujours une parure de la royauté dans les
pompes solennelles, et ne songèrent jamais à devenir une institution
politique du pays. »] — Aucoo (Léon), Une nouvelle école libre des
sciences sociales et politiques en Belgique, p. 98-406 [état actuel de cet
enseignement dans les divers pays, à propos de la fondation par l'Uni-
versité catholique de Louvain d'une série de cours sur ces sciences]. —
Depping (G.), La première exposition des produits de l'industrie fran-
çaise en l'an YI (1798), p. 407-32 [suite et fin de cette étude faite d'après
La Réf. Soo., 16 décembre 4893. 3« Sér., t. VI (t. XXVI coL), 60.
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938 BIBUOGRÀPHIE.
les documents inédits, et remplie d'intéressants détails sur Tétat de
Tindastrie française à la fin du siècle dernier, notamment sur les obs-
tacles mis à tout progrès technique par la tyrannie des corporations]. —
Defijardins (Arthur), Le congrès international de droit maritime de
Gènes, p. 169-91. — Baudrillart (Henri), Les populations agricoles de
TArdèche (Vivarais), p. 201-32, 334-70; de la Haute-Loire (Auver^'ne et
Velay), p. 490-539 [derniers chapitres de la magistrale enquête sur l'état
intellectuel, moral et matériel des populations agricoles, dans laquelle
notre regretté confrère M. Baudrillart a retracé avec tant de talent la vie
même de 40 de nos départements. Ces notices ont été réunies en un
volume (Paris, Guillaumin) qui sera prochainement étudié dans cette
revue], — Levasaeur, Le premier congrès italien de géographie tenu à
Gênes en septembre 1892, p. 233-41 [analyse des discussions qui ont eu
trait surtout à Témigration]. — Legrand (Louis), Les Universités fran-
çaises et Topinion, p. 242-86 [étude très complète qui résume avec beau-
coup de justesse les raisons en faveur de la constitution d'universités
autonomes ; causes qui ont empêché jusqu'ici la réforme d'aboutir, en
particulier lors de la brillante discussion au Sénat ; la principale de ces
causes, la résistance des villes qui n'auraient pas pu prétendre à une
Université, pourrait être vaincue, d'après l'auteur, en accordant libéra-
lement ce titre et les privilèges qu'il entraîne à tous les groupements
actuels de facultés, même aux plus minimes, ainsi qu'on fait à Tétran-
ger|. — Barthélémy Saint-Hilaire, De la méthode d'observation,p. 371-
88 [réponse à l'école positiviste qui prétend avoir inventé la méthode
d'observation : l'auteur démontre que les Anciens et en particulier le
plus grand de tous, Aristote, ont observé tout comme nous, si ce n'est
toujours aussi bien; qu'il n'y a pas eu solution de continuité entre eux
et nous, mais unité et progrès constant ; « l'esprit humain est resté tel
que Dieu l'a fait; il s'est développé dans le passé, dont nous sommes les
héritiers, comme il se développera dans Tavenir, où, tout en devenant
de plus en plus puissant, il ne sera pas autre »]. — Boutmy (E.), La
notion de l'État aux États-Unis, p. 389-435 [par une pénétrante analyse
portant sur la genèse de la notion de l'État, l'auteur montre que « dans
tout le cours de cette formation, l'Amérique s'est montrée procédant à
l'inverse de l'Europe. D'un côté, l'État historique, mystique, fatal, en
qui s'est concentrée et saisie une puissante conscience nationale, par-
dessus les têtes courbées des individus. De l'autre, presque point de
patrie, à peine une nation, un État sans passé et sans prestige, combi-
naison purement expédiente, œuvre volontaire et réfléchie d'hommes
égaux et libres. D'un côté, l'État soldat, justicier, créateur laborieux de
l'ordre, tardif ouvrier et dispensateur circonspect du droit commun ; de
l'autre, un État désœuvré pour ainsi dire, exempté, par la force ou la faci-
lité des choses, de toutes ces tâches, devancé et suppléé dans ses lois par
les mœurs, précédé dans le monde des faits par la liberté et l'égalité et ac-
ceptant sans effort ce qu'on pourrait appeler leur droit d'aînesse.D'un côté,
enfin, l'État selon le type antique, seule personnalité morale et juridi-
que complète, doué, en principe, de toutes les capacités, investi d'un
mandat indéfini de bien public, dotant peu à peu l'individu par des des-
saisissements volontaires et successifs. De l'autre, l'individu, seule per»
sonnalité morale et juridique complète, se donnant dans llËtat un pro*
cureur spécial et le dotant par commission expresse et délégations li-r
mitées.,. » Même contraste entre l'Europe et l'Amérique, si l'on compare
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REGUBILS PÉRIODIOUES. 939
leurs institutions politiques actuelles. Leurs diffërences capitales vien-
nent principalement de deux causes : « Tégalité est ici donnée et non
conquise, elle est le sujet d'une possession paisible, non d'une occupa-
tion contestée, elle est un fait naturel et non un principe de justice
sociale. Le gouvernement n*était donc pas requis de la protéger et il ne
pouvait pas tirer de cette mise en demeure les raisons d'ingérence qu'il
y trouve en Europe. L'esprit de jeu et de sport qui met sa marque sur
toute l'activité politique américaine a eu des effets encore plus positifs ;
il a agi comme un véritable dissolvant du gouvernement et de l'Etat; il a,
pour se donner pleine carrière, désorganisé le système, détendu les res-
sorts et rétréci le champ de la puissance publique. » Ces causes ainsi
définies, l'auteur les montre agissant d'abord dans l'organisation politi-
que. Il analyse aujourd'hui la structure du gouvernement et l'agence-
ment de ses parties intégrantes, soit dans l'État fédéral, soit dans
les États particuliers, avant d'arriver aux rapports de l'État avec
l'individu. Nous ne pouvons ici le suivre dans cette investigation;
mais il suffit d'en avoir montré l'originalité et la profondeur . ) —
La théorie du change et de la circulation, p. 436 47 [discussion par
MM. Léon Say, Germain, Buffet, Cuoheval-Olarigny, P. Leroy-
Beaulieu]. — Doniol (H.), A propos de l'idée de l'État, p. 448-60 [com-
mentaire d'un opuscule de M. Barckausen, Vidée de VÊtat], — Bérenger,
Notice sur la vie et les travaux de M. Charles Lucas, p. 540-76. — Buffet,
Notice sur la vie et les travaux de M. le Comte Napoléon Dam, p. 649-93.
— Barthélémy Saint-Hilaire, Le néo-boudhisme, p. 693-709 [combat
dans le néo-boudhisme l'engouement que quelques esprits ont conçu
pour le boudhisme indien, « sorte d'épidémie morale qui, sans être
aussi redoutable que les épidémies matérielles, n'en est pas moins
fâcheuse pour les intelligences qu'elle corrompt et qu'elle égare. » Après
avoir très clairement résumé la vie et la doctrine du Boudha, l'auteur
conclut que « le boudhisme tient une place très inférieure parmi les reli-
gions auxquelles l'esprit humain s'est donné... Quels que soient les
défauts qu'on puisse reprocher justement à nos sociétés, elles auraient
à descendre bien des degrés pour se réfugier dans le Nirvana boudhique.
Ce n'est donc pas une tentative sérieuse qu'une réhabilitation du bou-
dhisme; c'est tout au plus une fantaisie littéraire, qui elle-même n'est
pas sans inconvénient. Les âmes sont travaillées d'assez de maux, sans y
joindre un mal de plus... »]. — Maroé (V.), L'apurement des comptes
de l'État pendant la Révolution : les commissaires de la comptabilité,
p. 740-54. — Levasseur, Professions relatives à la subsistance du peu-
ple et aux services publics dans l'empire romain, p. 777-805 [« le» arma-
teurs et les artisans (boulangers, bouchers, etc.) dont l'industrie était
nécessaire à la subsistance du peuple formaient une classe à part que le
contact de l'esclavage et de la criminalité ne flétrissait pas autant que les
ouvriers emprisonnés dans les manufactures impériales, mais dont les
biens appartenaient à la communauté et dont les personnes étaient pour
ainsi dire héréditairement enchaînées à un service public. » Privilèges
accordés en échange de ces dures obligations. Curieux exemples de
transmission intégrale et obligatoire de l'atelier de famille à l'héritier
qui continue la profession.] — Goortois, Notice sur la vie et les travaux
économiques de Sismondi, p. 835-64 (biographie de ce célèbre écono-
miste et analyse de ses deux principaux ouvrages, La richesse commer-
ciale ou principes d'économie politique appliqués à la législation du corn-
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^40 BIBLIOGRAPHIE.
merce (1803) et Nouveaux principes d^économie politique ou de la richesse
dans ses rapports avec la population (1849). Le premier était d'accord avec
l'école d'Adam Smith et de J.-B. Say. Dans Je second, Tauteur, éclairé
par un voyage en Angleterre où il avait été témoin d'indicibles souf-
frances de la classe ouvrière, s'écarte de ses maîtres, leur reproche leur
insensibilité et réclame plus d'humanité dans les rapports entre patrons
et ouvriers. Il est donc sous ce rapport un des premiers précurseurs de
Le Play. Quelques erreurs se mêlent à ce généreux courant, au point
que son biographe accuse sa théorie d'avoir inspiré les lois d'assurance
ouvrière allemandes. Mais on peut demander Tamélioration du sort de
l'ouvrier tout en combattant le socialisme d'état, comme toute l'école de
Le Play en est la preuve vivante. Il ne résulte pas assez de la notice de
M. Courtois que Sismondi a été résolument un intervenlioniste],
J. C.
Bulletin «lu comité permanent du eong^rè» Interna-
tlonal de» accidenta du travail et des assurance»
sociales) t. III (Paris, janvier-décembre 1892). — I^artle fran-
çaise : Extraits du rapport de la commission supérieure des caisses
nationales d'assurances en cas de décès et en cas d'accidents pour l'exer-
cice 4890,p. 74-5. — Ricard (Louis), Rapport faitau nom de la commission
du travail sur les divers projets et propositions concernant la responsa-
bilité des accidents dont les ouvriers sont victimes dans leur travail et
Torganisation de l'assurance obligatoire (déposé le 25 février 1892),
p. 84-191 [Ce rapport très substantiel et très complet passe successive-
ment en revue les diverses législations européennes et rappelle les mul-
tiples propositions de lois qui en France même ont vu le jour depuis 4880.
Il est suivi de l'exposé de la proposition de loi élaborée par la commis-
sion qui en forme le commentaire anticipé et enfin du texte du projet
de loi. C'est ce projet qui a été discuté à la Chambre des députés de mai
à juin 1893 et a été adopté pour la plus grande partie. DifTérents tableaux
annexes contiennent des indications destinées à faire ressortir quelques-
unes des conséquences financières du projet de loi.] — Siegrfried (Jules),
Extraits de l'exposé des motifs et proposition de loi relative aux habita-
tions ouvrières, présentée le 5 mars 4892, p. 494-200. — Fuzier-
Hermann, La responsabilité des accidents du travail, sous le régime du
code civil, d'après la doctrine et la jurisprudence actuelle, p. 204-24.
[L'auteur se plaçant uniquement au point de vue de la législation
actuelle, expose d'une façon très intéressante l'évolution de la doctrine
sur cette question de la responsabilité patronale. Jusqu'en 4883, l'article
4382 est le seul fondement de toute la théorie ; mais depuis, nombre de
jurisconsultes considèrent que le lien de droit existant entre le patron
et l'ouvrier résultant du contrat de louage d'ouvrage oblige à subs-
tituer la théorie de la faute contractuelle à celle de la faute aquilienne.
Le patron serait d'après le contrat d'embauchage obligé soit à con-
server l'ouvrier sain et sauf, soit plutôt, suivant la majorité des auteurs
de cette nouvelle école, à prendre toutes les mesures de précaution
que comportent les usages et l'état de la science. Dès lors pour
s'exonérer, le patron devra prouver qu'il a bien en réalité exécuté ces
obligations. C'est un renversement de la preuve. La jurisprudence
des tribunaux et des cours d'appel s'est dans plusieurs décisions
inspirée de ces théories, mais la Cour de cassation ne s'est pas encore
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RECUEILS PÉRIODIQUES. 941
prononcée.] — Guieysse, Projet de loi sur les retraites ouvrières,
contre-projet rédigé au nom de la commission du travail, p. 284-93.
— Marestaing, A propos du projet de loi de la commission du travail
sur la responsabilité des accidents, p. 366-71 [analyse critique]. —
Projet de loi sur l'hygiène et la sécurité de travailleurs dans les établis-
sements industriels, p. 431-6 [texte voté par le Sénat le 4 juillet 4892]. —
Analyse et discussion approfondie du projet de loi sur la responsabilité
des accidents, d'après les comptes rendus des séances que le comité
permanent des accidents du travail a consacrées à ces questions d'avril à
juin 4892, p. 485-539. — Loi du 2 novembre 1892 sur le travail des enfants,
des filles mineures et des femmes, p. 555-7. = Partie étrang^ëre s
Allemagne : GrUner, Résultats statistiques approximatifs pour la 6« année
d'application des lois d'assurance obligatoire contre les accidents
en 1894, p. 34-6 [d'après le rapport officiel le nombre des accidents
pour lesquels il a été accordé des indemnités a augmenté de 9,400, et le
chiffre des indemnités a été d'environ 32 millions et demi de francs, en
augmentation de 7 millions de francs sur 1890] ; — , Coup d'œil sur le
fonctionnement administratif de l'Office Impérial des assurances, des
corporations et autres organismes créés en vue de l'exécution des lois
d'assurance contre les accidents, p. 36-7 [une décision sur six est suivie
d'appel devant les tribunaux arbitraux, l'Office Impérial a eu à juger
4,566 affaires] ; —, Résultats statistiques approximatifs pour la première
année d'application de la loi d'assurance obligatoire contre la vieillesse
et l'invalidité en 4894, p. 37-40 [presque toutes les pensions payées ont
été des pensions de vieillesse, 132,917 rentes entraîneront une dépense
totale de 46,625,000 marcks, soit une moyenne de 425 marcks par pen-
sion ou 456 francs. — Raffalovich (A.), Chronique sur le môme sujet,
p. 59 60 [analyse de trois séances consacrées par le Reichstag à la
question]. — Cinq années d'application de l'assurance contre les accidents
dans l'Industrie métallurgique, p. 40-55 [statistiques très complètes
d'après une publication du Comité des forges de France]. — Bellom (M.),
Étude sur la loi allemande de l'assurance contre la maladie, p. 294-355
[extrait de l'ouvrage si complet publié par M. Bellom sous le titre
Les lois d'assurance ouvrière à l'étranger, tome I, suivie de la traduction
du texte de la loi du 40 avril 4892 modifiant la loi du 45 juin 4883 sur
l'assurance des ouvriers contre la maladie). — Note sur les charges ré-
sultant pour l'industrie minière des lois sociales nouvelles, p. 356-8 [ces
charges montent déjà à 40 % des salaires, d'après un article du Kompass,
que traduit cette note; cf. Ré^. soc, t. XXIII, p. 792]. — Circulaire pu-
bliée par l'Office Impérial des assurances sur l'augmentation du nombre
des accidents déclarés et indemnisés en 1890, p. 358-62 [détails très
intéressants sur les causes de cette augmentation, les moyens d'y remé-
dier, etc.]. — Extraits d'un travail du D' Witzel, professeur de chirurgie
à l'Université de Bonn, sur les simulations ouvrières, p. 363-5. —
Keppen (A. de) et Jonkoflfeky (W. de), Étude sur les coefficients de ris-
ques dans l'industrie en général et en particulier dans l'industrie mi-
nière, p. 377-447 [d'après les statistiques des cinq premières années de
fonctionnement de la loi d'assurance contre les accidents,avec nombreux
diagrammes et graphiques intercalés]. — Giiiner, Extraits du 7* rap-
port annuel de la corporation minière d'assurance contre les accidents,
p. 476-83 [mise en lumière par une savante dissection de tous les
résultats intéressants de cette 7« année d'application de l'assurance en fait
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94^ BIBU06RAPHIE.
d*accidents]. — Bellom (M.), Étade sur les caisses de secours pour les
ouvriers mineurs, p. 557-95 [On sait que les lois de 1883 et de 1892 ont
laissé subsister les caisses de secours existantes, pourvu qu^elles se
conforment aux données générales de la loi et obtiennent une sorte de
consécration officielle ; c'est ce que firent les associations minières. Com-
mentaire et texte du statut-type adopté par elle]. == Autriche : Grttner, Les
résultats du fonctionnement de la loi d'assurance contre les accidents pen-
dant le premier exercice (1890), p. 22-31 [l'auteur y fait ressortir quelques-
unes des principales différences entre le système allemand et le système
autricbien]. — Les charges de l'assurance dans les entreprises agricoles
et forestières en 4890, p. 32-4 [extrait du rapport officiel autricbienj . =
Angleterre : Baetzmann (F.), La question des pensions pour la vieil-
lesse, p. 233-58 [L'auteur commence parfaire l'historique de la question,
rappelant Tact de 4861 sur le Post office saving s Bank, sorte d'office postal
qui offre au public diverses combinaisons de rentes viagères, la formation
de la National Provident Leaguey la nomination d'une commission parle-
mentaire chargée d'étudier les questions de prévoyance et d'assurance,
et enfin la propagande faite en 4894 par M. Jos. Chamberlain. L'opposi-
tion des sociétés de secours mutuels ôte jusqu'ici aux partisans du sys-
tème d'obligation toute chance d'aboutir à un changement de législa-
tion]. = Belgique : Extraits du rapport de l'Union des charbonnages,
mines et usines métallurgiques de la province de Liège sur la réparation
des accidents du travail, p. 259-78 [Compte rendu du fonctionnement des
six grandes caisses de prévoyance établies en Belgique, groupant
161 établissements qui occupent plus de 400,000 ouvriers. Analyse des
projets du gouvernement]. = Danemark : Loi du 9 avril 4894 sur les
pensions de retraite pour la vieillesse, p. 279-83 [traduction des onze ar-
ticles de cette loi qui met l'assistance obligatoire des vieillards indigents
à la charge des communes aidées par l'Etat]. = Itsdie : Grttner (E.),
Analyse et traduction du projet de loi d'assurance contre les accidents du
travail, adopté par l'Office central du Sénat en février 4892, p. 4-24 ;
même texte après les modifications que lui fit subir le Sénat par son vote
du 3 mars 1892, p. 223-32 [principe de l'assurance obligatoire, indem-
nités payées en capital et non en rentes, variété et liberté dans les voies
et moyens pour réaliser le but, avec appel à l'initiative privée]. =
Norvège : Loi du 27 juin 1892 sur l'inspection du travail dans les
fabriques, p. 293-4, 540-55 [traduction officielle]. = Russie : Igor (M.),
Les caisses de retraites et les caisses d'épargne et de secours sur les che-
mins de fer russes, p. 434-50 [imposées ou réorganisées par la loi du
30 mai 4888]. == Suisse : Sinner (Ch. de), L'assurance obligatoire en
Suisse, p. 448-32, 595-9 [État actuel de la question depuis le vote du
peuple du 26 octobre 1890 qui a admis le principe de l'assurance obliga-
toire contre les maladies et les accidents. Divers projets en présence] ; —
Projet de loi sur l'industrie et les métiers en Suisse, p. 432-4, 484, 600.
— Résultats généraux de la statistique des accidents en Suisse, p. 456-75
[reproduit d'après l* Annuaire statistique de la Suisse pour 4892; nombreux
tableaux], — Chronique, bibliographie.
E. J.
Journal of the royal •tatletlcal soclety, t. LVI, l*** partie
(Londres, mars-juin 1893). — Baines (A.), Répartition et mouvement de
la population dans l'Inde, p. 1-32 [Relief du sol. et climat, régime des
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RECUEILS PÉRIODIQUES. 943
pluies. La densité moyenne de la population est de 71 habitants par
kilomètre carré; mais les nombres qui concourent à la former sont
extrêmement variables d'une extrémité à Tautre du territoire. La popu-
lation est surtout rurale ; la population urbaine représente seulement
0,5 % de la population totale ; Taccroissement moyen de la population de
4881 à 1801 est de 44 %, soit 9,75 % dans les provinces anglaises et 45 4/2
% dans les États vassaux. Mariages très nombreux et très précoces ; la
famine et les épidémies sont souvent meurtrières; l'émigration. Indi-
cations sur le développement industriel et commercial; « Taccrois-
sement de la population dans la dernière décade a été accompagné par
un développement proportionnel dans d'autres directions. »] — Sohloss
(David F.), La réorganisation de notre Département du travail, p. 44-65
[1. Organisation et but : statistiques économiques et sociales, nationales
et étrangères ; 2. Travaux : liste des documents publiés par le dépar-
tement; 3. Insuffisance des ressources et défauts qui en découlent; 4. Né-
cessité des investigations sur place : les questionnaires imprimés et les
moyens d*en tirer parti ; 5. Nécessité d'une rapide publication des docu-
ments recueillis : délais actuels de publication, qui atteignent quelque-
fois plusieurs années, et qu'il importe de réduire ; 6. Établissement
proposé de correspondants locaux du département dans les principales
villes du Royaume-Uni; genres de services qu'ils doivent rendre; 7. Leurs
fonctions en ce qui concerne Tutilisation des travailleurs ; recensement
de Toffie et de la demande du travail communiqué aux intéressés et per-
mettant à rouvrier sans travail de se rendre là où la main-d'œuvre
manque ; 8. Nécessité de développer l'état-major du département ; 9.
Création éventuelle d'un conseil national du travail et de conseils locaux;
10. Nécessité d'augmenter les crédits alloués : « aucune objection sé-
rieuse ne sera faite à se charger de cette dépense » ; 44. UOfflce du Tra-
vail en France]. — Warner (Francis), Résultats d'une enquête sur la
condition mentale et physique de cinquante mille enfants vus dans cent
six écoles, p. 74-95 [Celte enquête, faite par une commission mixte
nommée par la British Médical Association et la Charity Organization
Society, a porté sur 50,027 enfants dont 26,884 garçons et 23,143 filles.
Elle était inspirée par le désir de se rendre compte, d'abord de Tétat de
développement des enfants examinés, au point de vue de leur crois-
sance, de leur taille, et de l'état de leurs organes, ensuite de leur état
nerveux extérieur, considéré comme l'indice de l'activité de leurs cen-
tres nerveux. Les enfants présentant des anomalies sont au nombre de
9,486, représentant 20 % des garçons et 45 % des filles, répartis en
groupes présentant des défauts de développement, d*état nerveux, de
nutrition, d'intelligence. C'est là une proportion relativement considé-
rable, qui devra être contrôlée par des enquêtes plus étendues.] —
Bourne (Stephen), Progrès du commerce extérieur du Royaume-Uni
pendant les dernières années, p. 485-207 [Valeur des exportations et des
importations ; la première est toujours inférieure à la seconde d'environ
2 milliards 500 millions de francs par an en moyenne depuis vingt ans.
Mais cette différence se trouve réduite par les corrections à faire au
chifl're des exportations et des importations ; volume et valeur des difiFé-
rents produits. Distinction du commerce avec les possessions et les colo-
nies britanniques et du commerce avec l'étranger ; le premier représente
environ le quart du commerce total. Marchandises transbordées et
réexpédiées, provenances des [importations et destinations des exporta.-
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944 BIBUOORAPHIB.
tiens. En résumé, la quantité des marchandises employées au trafic s*est
beaucoup accrue, mais les prix ont en même temps baissé. Ce dévelop-
pement de la consommation est dû en partie à l'accroissement de la
population, mais « il est évident que les consommateurs consomment
plus et que les producteurs produisent plus qu'ils ne le faisaient aupara-
vant. »■ — Sauerbeok (Augustus), Prix des marchandises pendant les
sept dernières années, p. 215-47 [Les prix en 1892; moyennes des prix
pendant les périodes déterminées par les années 4848, 4857, 4866, 4877,
4887, 4892; mouvement des prix par périodes trimestrielleSj revue des
sept dernières années ; la question monétaire]. — Higgs (Henry), Bud-
gets ouvriers, p. 255-85 [Deux méthodes se présentent pour faire les
enquêtes sociales. Tune extensive, qui envisage certains détails sur
quelques milliers de familles et produit des résultats susceptibles de
moyennes, l'autre intensité, qui est celle de Le Play et à laquelle l'auteur
accorde une préférence incontestée : il n'y a rien en Angleterre k< qui
puisse être comparé pour la perfection et la précision scientifique à un
budget de famille tel que le conçoit Le Play. » Expériences faites de la
méthode extensive par le gouvernement dans un district de Londres et
par le département du travail de l'Union américaine pour son enquête
sur le coût de production du charbon, du fer et de Tacier : cette dernière
enquête a porté sur 3,260 familles contenant 46,584 personnes. Diffé-
rences de dépenses entre l'ouvrier américain et l'ouvrier anglsds. La
méthode de Le Play consiste à décrire minutieusement une famille-type
d'ouvriers, choisie de telle sorte qu'il y en ait le plus grand nombre
possible qui soient semblables à elle : le meilleur exemple en est l'étude
récente de notre savant confrère, M. Urbain Guérin, sur la famille d'un
tanneur de Nottingham. Une étude faite à l'aide de cette méthode interi'
sive est la meilleure préparation à employer l'autre méthode ; elle permet
d'ailleurs d'entrer plus avant dans la vie intime de la famille et d'obtenir
des détails impossibles à mettre en évidence avec l'autre méthode, tels
que la variation du pouvoir d'achat des salaires ; difficultés qu'on ren
contre à faire ce genre d'enquêtes, méfiance, quelquefois insurmontable,
des intéressés; il faut cependant passer outre : « l'étude de la famille
comme facteur de la société n'est pas moins importante » pour les études
sociales « que la connaissance de la résistance des matériaux pour l'ingé*
nieur. »]
Pierre Bidoirb.
IVorth A^merlcan Itevlevr,t.CLVI (Ne w-Vork, janvier-juin 4893).
— Ohandler(Hon. W. E.), Faut-il suspendre l'immigration? p. 4-8 [Oui;
et profiter, comme prétexte, de l'exposition de Chicago. Il existe déjà,
grâce au choléra de 1892, une suspension virtuelle que l'on peut pro-
longer en invoquant habilement la crainte du fléau, dans l'intérêt
de l'exposition. Cela permettra de gagner un an pour prendre des
mesures définitives. Il faudra, par la suite , exiger des immigrants une
certaine instruction et quelque bien personnel, garantis par certificats
des consuls américains. On pourrait exiger aussi que les immigrants
eussent satisfait aux lois militaires de leur pays : inutile de recevoir
des gens que leur patrie ne veut pas laisser partir. Les États-Unis doi-
vent rester un pays de salaires élevés pour la classe ouvrière et admet-
tre le moins de concurrence possible].— Leighton Ooleman (L'Évêque),
Les limites de la controverse religieuse, p. 9-47 [Le peuple des Élats-
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RECUEILS PÉRIODIQUES. 945
Unis étant ouvertement, sinon constitutionnellement, chrétien, il ne doit
pas être permis de saper les bases du sentiment général, et de nier, par
exemple, la divinité de Jésus-Christ ou de faire l'éloge de Renan] . — Ham-
mond (D' W.). L'insomnie et les nouveaux hypnotiques, p. 18-26, [Théorie
du sommeil, sa nécessité pour le corps. « L'état d*excitation où Ton vit de
nos jours, la course à la richesse et à la considération, plus vive que
jamais, tendent à mettre le cerveau dans une fébrilité qui, trop prolongée,
lui rend impossible un sommeil profond et salutaire. »! — Haoé (Jean),
Le suffrage universel en France, p. 27-33. [La France sous Louis-Phi-
lippe était une vraie république de censitaires. Aujourd'hui, le peuple
en bloc n'est républicain que parce qu'il tient aux bénéfices de la 'Révo-
lution. Mais il n'a pas l'esprit de la République : le goût de la citoyen-
neté, l'intelligence des affaires générales et l'envie de les traiter ou sur-
veiller comme siennes, enfin le sentiment de la solidarité politique.
Jusqu'ici la France reste césarienne). — Tateno (Gozo), Le Japon à
l'exposition de Chicago, p. 34-43. — Boum (Augustus), L'Italie à la même
exposition, p. 43-47. — Field (David Dudley) et Taft (Oren B.), Solutions
du problème ouvrier, p. 61-68. [M. Field voudrait que, dans chaque indus-
trie nouvelle, on réservât des parts aux ouvriers, comme à Paris on en
réserve aux commis du Bon Marché, Par exemple, une fabrique au capi-
tal d'un million de dollars comporterait 200,000 parts à 5 dollars, dont
les 2/5 reviendraient aux ouvriers qui pourraient les acquérir, à raison
de 400 par tête. Et si l'ouvrier habile gagne 4 dollars par jour, tandis
que l'ouvrier à tout faire gagne 2 dollars ; si, de plus, l'intérêt du capital-
actions monte à 6 X, on peut estimer que l'ouvrier habile, à qui 500 dol-
lars par an suffisent pour son entretien, aura dès la première année une
réserve de 820 dollars, qui lui permettra de rembourser 164 actions
et en s'augmentant le rendra propriétaire du reste avant trois ans. —
M. Taft observe que, si le capital est privilégié devant la loi, cela vient
de ce que celle ci a prise sur lui, tandis qu'elle ne peut rien sur le travail-
leur infidèle ou défaillant. Il faut donc, pour mettre le capital et le
travail sur un pied d'égalité, que le travailleur ne puisse jamais agir en
justice qu'associé à quelques camarades répondant solidairement les
uns des autres, et qu'on puisse au besoin le soumettre à la contrainte
par corps.] — Barr (Mrs. Amelia), Les épouses qui flirtent, p. 69-74
[Autrefois, le flirt était réservé aux jeunes filles en Amérique. Aujour-
d'hui, les femmes mariées accaparent ce genre de sport, et les jeunes
gens trouvent moins dangereux de s'attacher à elles. Pertes de la mo-
ralité et de la dignité ; la flirteusc accepte des cadeaux et des fêtes ou des
spectacles gratis comme si elle était indigente]. — Kellar(Prof. H.) La
magie de haute caste, p. 75-86. [Les fakirs indiens, qui ne se montrent
qu'en de rares occasions, doivent avoir connaissance de secrets de la
nature qui nous échappent]. — Parkhurst (Rév. C.) La ligue de sur-
veillance à New- York, p. 97-104 [A pour but d'obliger la police à remplir
son devoir, puisqu'elle s'y refuse, quoiqu'elle soit payée pour cela]. —
Bryce (James), Les organisations politiques aux États-Unis et en 'Angle-
terre, p. 405-118. [Les organisations de parti sont moins utiles en An-
gleterre, d'abord parce que les élections y sont plus rares et que l'é-
lecteur, n'attendant point de place du gouvernement, y prend moins d'in-
térêt personnel; ensuite parce que les liens sociaux et religieux déjà
classent et retiennent chacun à son rang politique. Il n'est pas à sou-
haiter que l'enrégimentement des partis devienne trop rigide ; et mieux
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046 BIBUOGRAPHIE.
vaat que les esprits libres ne se détournent pas des affaires, et puissent
jeter le poids de leur influence alternativement dans un sens on dans
l'autre.} — Sprlnger (Hon. William), Gomment reviser le tarif Mac-Kinley,
p. 129-135. — Amman (Amiral), Souvenirs du congrès pour le percement
de Panama, p. 136-148 [Attitude et rôle des Américains lors de la réunion de
1879J. — G-regory (Robert), Changements survenus dans TÉglise anglicme,
p. 149-59 [Effets curieux du mouvement tractarien, inauguré à Oxford,
en 1833, par le futur cardinal Newman, et qui a réveillé la piété jusque
dans le sein de l'anglicanisme. Jusqu'en 1819 on ne pouvait construire un
édifice religieux nouveau sans l'autorisation, difficilement obtenue, du
Parlement. La foule, avant 1830, insultait le clergé, au point qu'un jour le
populaire s'amusa à déchaîner un taureau au milieu d'une cérémonie
présidée par Tévêque pour poser la première pierre d'une église. A l'of-
fice, dans les paroisses rurales, le squire s'installait comme chez lui, avec
table, fauteuils, cheminée, et quelquefois des rideaux pour l'isoler du
commun des fidèles. Même à la cathédrale de Londres, le bedeau venait
prier les personnes désireuses de communier de ne pas insister pour
faire venir un clergyman et le déranger pour si peu de chose] . — Bland
(Hon.) et Roades (John), La frappe libre de l'argent, p. 171-85. — Com-
tesse de Halmesbory, La chasse au cerf dans les comtés de Devon et de
Somerset, p. 186-94. [Le vrai terrain de chasse est aujourd'hui circonscrit
par un triangle qui rejoindrait Bridgewater, Ilfracombe et Exeter. Malgré
les ravages des animaux, les paysans voisins acceptent volontiers la
situation; et, sans leur concours, ce sport deviendrait impossible]. —
Morgan (Sénateur), Le canal du Nicaragua et l'appui du gouvernement,
p. 195-203. — Oondert (Frederick), Fautil codifier les lois? p. 204-U.
[Pour et contre; il n'y a, du reste, point lieu de se presser]. — Gibson
(Général), Réformes nécessaires dans l'armée américaine, p. 212-19
[Obliger les officiers à passer le commandement à un autre quand ils
s^absentent, surtout pour venir en Europe; et diminuer la centralisation
paperassière] . — Hansbroagh (Sénateur), Pourquoi il ne faut pas inter-
dire l'émigration, p. 220-37. [Il y a place aux États-Unis pour 500 mil-
lions d'âmes et les immigrants exercent des métiers dont l'Américain ne
veut pas]. — Wiman (Erastus), L'espoir d'un chez soi, p. 228-36 [R61e
des sociétés pour les constructions ouvrières. Constitueraient un excel-
lent placement pour les capitaux. L'ouvrier acquéreur, en s'a^surant
sur la vie, pourrait garantir le remboursement de la dépense]. —
Wood (Sir H.) et Stanton (Théodore), L'Angleterre et la France à l'expow-
tion de Chicago, p. 237-46. — Rnsk (Hon. J. M.), Le fermage américain
dans cent ans, p. 257-64. [Les fermes seront, en général, beaucoup plus
petites qu'aujourd'hui, et dirigées par des bourgeois instruits, ayant des
ouvriers agricoles sous leurs ordres]. — Thnrston (Lorrin), Onrtis
(Georges T.), Davies (Theophilus), L'annexion des îles Sandwich,,
p. 265-85, 605-10. ~ Edson (D' Cyrus), Les médecines à la mode, p.286-
92. — Adam (Mme Edm.), Souvenirs sur Georges Sand, p. 293-302. —
Ho. Ourdy (Richard), G-reene (Jacob), Homan (Sheppard), Kelsey Cla-
rence), Litchfleld ((leorge), Harper (Edward), L'assurance sur la vie et
son rôle actuel, p. 303-22, 594-604 [Discussion entre les principaux direc-
teurs de compagnies d'assurance américaines. L'assurance doit-elle être
une simple garantie, ou devenir un placement de banque?] — Farrar
(Archidiacre), Conceptions de la vie future, p. 323-31 . — Dapny de Lôme
(Enrique), Andrews (Clarence), Stewart (George), L'Espagne, la Perse,
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RECUEILS PéRIODIQUES. 947
le Canada, à rexposition de Chicago^ p. 332-37, 611-i7. — Shaler (prof.
M.), Les maisons élevées et les tremblements de terre, p. 338-45 [L'archi-
tecture des Romains valait à cet égard mieux que la nôtre. Supprimer les [ '
saillies des étages supérieurs. Employer de meilleurs éléments de cohé- *:>
sion] . — Vambéry (Prof.), L'Angleterre en Orient, p. 359-64 [Éloge du gou- .*J
yerneraent de TAngleterre dans l'Inde]. — Hepbnrn (Hoq. A.), La Banque ^
etles Clearing-House, p. 365-76 [Mécanisme et règlement du C/earingfl.
— Hiohborn, La construction navale aux États-Unis et à rétranger,
p. 398-407 [La construction coûte de 20 à 40 ît plus cher aux États-Unis
qu'en Angleterre; l'équipage coûte plus cher aussi à nourrir. La marine
marchande devient impossible, si le gouvernement n'y prête pas atten-
tion].—Barr (Mrs. Anielia), Bonnes et mauvaises mères, p. 408-15. — Wil-
son(R.P.),Burdett(général),01inroh(colonel),WeelookVeazey (général)
O'Neil, Enloe, La réforme de la liste des pensions militaires, p. 416-31,618-
30. — Penn (George M.), L'artdu mystère dans le roman, p.432-38. — Groy
Egerton (Lady) et Sykes (Lady), Deux Anglaises en Amérique, p. 449-60.—
Adams (Bon. Robert), Les insuffisances du service consulaire, p. 461 -466.
— Lowry (Hon. Robert), Le nègre ouvrier, p. 472-477. — San-Oarlos
(Marquise de), La classe moyenne en France, p. 478-485. [Critique amu-
sante et curieuse de notre bourgeoisie par une Sud-Américaine. Se moque de
notre étroitesse de vie, de notre thésaurisation sou par sou, de notre esprit
absorbé dans « Tinfiniment petit » et dont la mesquinerie se transmet ou
revient par atavisme jusque chez les gens riches ou les parvenus
anoblis. N'estime dans notre bourgeoisie que sa cuisine bourgeoise, et
surtout son pot-au-feu, son ragoût de mouton et ses gibelottes. Espère
que nobles et bourgeois disparaîtront un jour pour être remplacés par
des gentlemen.] — Traoy (Hon. B. F.), La question de Behring, p. 513-
542. [Important.) — Robinson (Harry), Le perti des chemins de fer en
politique, p. 552-560 [Défend les compagnies contre l'opinion publique,
hostile surtout dans l'Ouest où leurs actions sont moins répandues, ce
qui rend la politique plus « féroce « à leur égard.] — Sargent (Frank),
La grève d'Ann Arbor, p. 561-567 [Proteste contre un jugement du tri-
bunal de Toledo, qui enjoint aux chauffeurs de locomotives de pour-
suivre leur métier dans l'intérêt général.] — Phelps (Elizabeth) et Bur-
roughs (John), Immortalité et agnosticisme ; Décadence de la théologie,
p. 567-585. — Rainsford (Rev.), La réforme des cabarets, p. 586-593, 728-
738. [Ou doit laisser au peuple des lieux de réunion et de distraction ;
mais on peut trouver le moyen de lui en offrir d'inoffensifs ; et bien des
cabaretiers se rallieraient au mouvement s'ils y trouvaient honnêtement
leur compte.! — Herbert (Hilary A.), Les leçons de la grande revue
navale, p. 641-647 [Le 28 avril dernier, on a vu défiler en bon ordre
dans les rues de New-York, côte à côte, les marins anglais et les
russes, français et allemands, italiens et autrichiens. Malgré le rap-
prochement pacifique, qui d'abord avait inspiré quelques craintes et n'a
donné lieu à aucun trouble, les États-Unis ont pu voir la nécessité de
maintenir une flotte puissante s*ils veulent jouer un rôle dans le monde].
— Hallook (W. H.), Quels sont les grands producteurs de la richesse ?
p. 648-660. [Pense que la capacité patronale ou intellectuelle doit venir
au premier ran^. A quoi serviraient les ouvriers imprimeurs et les
librairies sans l'écrivain ? G^est le petit nombre qui fournit au grand
nombre l'occasion de travailler. Et la richesse n'est que le produit du
travail social multiplié par la capacité de quelques individus.] —
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948 BIBUOGRAPHIE.
Ransom (Rastus), Du moyen de diminuer les procès de succession,
p. 661-669 [Voudrait que le magistrat (le Surrogat de New- York, par
exemple) auquel sont soumis d'office tous les testaments, qui sont le
mode habituel de transmission aux États-Unis, expliquât d'avance à
chacun ses droits et devoirs pour arrêter les discussions.] — Dickens
(Charles), Disparition du « Pays de Dickens » (Dickensland), p. 670-
684 ^Transformation de Londres et des endroits où se passent les
scènes des romans du célèbre écrivain]. — Oamegie (Andrew), Un
regard sur l'avenir, p. 685-710 [rêve une fusion de l'Angleterre républi-
canisée avec les États-Unis ] — BII7 (Prof. J. H.), Trente milles à
l'heure sur l'Océan, p. 717-727 [Possibilité de traverser l'Atlantique en
quatre jours et demi, avec des navires de mille pieds de long, de cent
pieds de large, chauffés à l'huile et perfectionnés suivant des données
parfaitement acquises.] S. D.
II. — Publications nouvelle».
Gour« d'économie politique, par Paul Gauwès, professeur à la
Faculté de droit de Paris, 3« édition, Paris, 1893, Larose et Forcel, édit.,
in-8», tome III, 681 pages et tome IV, 672 pages. — La Réforme sociale a
signalé la publication de la 3" édition du Cours d'économie politique de
M. Gauwès ; les deux volumes qui paraissent aujourd'hui, et qui corres-
Eondent au tome II de la précédente édition, complètent cet ouvrage,
'auteur y aborde la répartition des richesses. Il se préoccupe d'abord
de la théorie des salaires, qu'il fait suivre très justement d*un examen
de la condition des ouvriers, commentaire pratique de la distinction
théorique entre le salaire nominal et le salaire réel. Il passe ensuite à
la question si importante de l'intervention de l'État dans la réclemeuta-
tion du travail, et expose assez longuement l'organisation des forces
industrielles: syndicats, fédérations, etc.; un chapitre sur les coalitions
et les grèves complète cette étude. Puis vient la théorie de l'intérêt, celle
de la coopération, et une discussion très approfondie des objections
adressées par les divers réformateurs au régime de la propriété indivi-
duelle. Le volume se termine par l'étude des institutions de prévoyance,
et de l'assistance. — Le tome IV traite des travaux publics. On y trouvera
un fort bon exposé de la législation et de l'histoire des chemins de fer,
avec une étude approfondie des questions qui s'y rapportent : garantie
d'intérêts, subventions de l'État, conventions de 1883 et tarifs. M. Gauwès
s'occupe ensuite de la fortune de l'Etat, et consacre à la théorie de l'im-
pôt et à celle de la dette publique d'assez longs développements. Un
appendice sur l'histoire des doctrines économiques termine l'ouvrage.
Une part considérable a été faite dans le Cours d'économie politique à
l'étude des faits. Si le plan et le titre même de son livre ont onligé
M. Gauwès à ne pas nérfiger la discussion des questions classiques —
fonds des salaires, loi d'airain, rente du sol, etc.. — il semble ne s'être
prêté qu'à regret à cette nécessité. Il se borne le plus souvent à une
analyse impartiale des diverses opinions et se hâte de demander à la
méthode expérimentale la confirmation ou la réfutation des théories.
G'est par là surtout que son livre est intéressant. L'auteur se montre en
général bien renseigné, son éclectisme lui permet de s'adresser de divers
c6tés et d'interroçer tour à tour les écoles les plus opposées. Enfin il se
préoccupe du côté historique des questions économiques, trop souvent
négligé, et connaît bien les législations étrangères. A ces divers titres
son ouvrage pourra être une source précieuse de renseignements.
Le Gérant : C. Treiche.
Paris. — Imprimerie F. Levé, rue Cassette, 17.
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TABLE DES MATIÈRES
DU TOME VINGT-SIXIÈME DE LA COLLECTION
(troisième série. — TOME Vl)
Juillet - Décembre 1893.
livraison du !•' JUILLET 1893.
Compu rendn de la réunion annuelle.
Séances ôiNÉRALBS :
I. — De l'altération de la notion du droit et de la justice au point de vue de
l'économie sociale, discours de M. GlmssoB. de riostitut, président de la
réunion annuelle 5
II. — Rapport sur les prix destinés a honorer lbs vertus de famille et l'at-
tachement a l'atelier, par M. Welehe, président de la Société d*ÉcoDomie
sociale 16
III. — La Société d'économie soqale et les l-nions en 1892-1893» par M. A. De-
lalre, secrétaire général 34
IV. — Rapport sur le concours de travaux monographiques» par H. Cheyn-
SOB 51
V. — Mémoires et conférences, compte rendu sommaire, par HM. des
Rotonra et Dobost, secrétaires de la Société *. 31 et 61
Réunions de travad. :
I. — Les associations professionnelles et les phvsiocrates au xviii* siècle. —
La oilde des métiers et négoces de louvain, compte rendu sommaire par
H. Jules Choral 65
II — La lutte pour le relèvement de la moralité publique. — La philosophie
morale et la réforme sociale, compte rendu par M. Pierre Le Pimj. 69
III. — Les oeuvres de l'initutive privée a Genève. — Les récents progrès du
soQALisMB EN ALLEMAGNE, compte reudu par H. Paul Lmi^arde. . . 71
IV. — Une famille rurale sous l'ancien régime (1550-1840). — Une imitation
ANGLAISE DR L'ORGANISATION FAMILIALE CHINOISE *. LE MAJOR POORE ET LES VIL-
LAGES DU WiLTSHiRE, compte rendu par M. X VUlard 74
V. — Les SALAIRES et la durée du travail DANS LES LNDUSTRIES DU DÉPARTEMENT DE
LA SEINE, d'après l'enquête DE l'ofkicr DU TRAVAIL, compte rendu par
M. Boiser Roox 77
VI. — Les SYNDICATS agricoles ET LEURS SECTIONS PAROISSULBS. — LES RÉCENTS
PROGRÈS DE LA COOPÉRATION DANS l'agriculture, compte reudu Par M. Hearl
Deepcls 79
VII. — . Une nouvelle cause de destruction des familles-souches pyrénéennes. —
De là suppression des bureaux de placement, compte rendu par M.Calgnart
deXalUy 82
VisrrEs industrielles et sociales, compte rendu par X. Louis Barrai :
I. — L'union chrétienne des jeunes oins de Paris 85
II. — L'office central des institutions charitables. — L^HOSPrrALrrÉ du travail
ET LA MAISON DE TRAVAIL 86
III. — ÉTABUSSEMENT8 DE LA SOCIÉTÉ PHILANTHROPIQUE : DISPENSAIRE POUR ENFANTS
ET ASILES DE NUrT POUR FEMMES ET ENFANTS 87
V. — L*CSINE DE PARFUMERIE GfiLLÉ ET LkCARON 89
V. — L'usine élévatoire de la ville de Paris pour l'épuration des eaux d*égout.
VI. — La maison de la providence a Reualy — L'ouvroir de la C^^ p.-l-m. 91
VII. « Le réfectoire de la C'« p.-l.-m. — Une maison de la société des habita-
tions économiques. . . • 94
Réunion des correspondants et des délégués des Unions de la paix sociale,
compte rendu par M. Cazajeox . • • • 95
Banquet de clôture, discours et toasts de MM. Glasson, l^elche, De-
lalre, Jales Mlehel el P|inl Desjardlafi. .....•••. 100
Annales de la charité et de la prévoyance. — Deuxième assemblée générale
DE l'office central DES INSTITUTIONS CHARrTABLEs. Dlscoups et rapport de
MM. le marqnifl de VosUé, LéoB Leffébore el Geori^es Pieol. 115
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950 TA&LB DES MATIÈRES.
UVRAISON DU 16 JUILLET ET DU l" AOUT 1893.
Db la séparation dk i.'éûusb et de l*état aux Etats-Unis et en FiiA!iCB,par M. le
vieenle de Xe»yx 137
Les RÉczNTf proorès du socialisme en Allsmaonb, par M Georges BleBdel. 14S
Une belle v». — J. Evblart, par M. J. LmcolntA 169
A PROPOS DE DEUX LIVRES SUR LES Bassbb-Pyrénées, par H. L. Bateave. . 200
M. Tamizby de Larroqub et les livres de raison, par h. Albert Babean. 207
L*EN8BiQNBMENT ÉCONOMIQUE EN Allemaoe, d'après des livi^es rèC6Dts, par MM. Er-
nest Doboia et Etleane Perrean âll
Programme de l'enquête sur la condition des ouvriers agricoles ouverte par la
Saeiété dea acrlealteara de Fraaee et la Société d'éceaeaiie aa-
claie 223
Mélanges et notices. — Une entreprise héroïque (J. Aa^at des Rotaara). —
Les conséquences de la législation industrielle en Allemagne (A. Raffalo
▼leh). — Les écoles ménagères en Belgique 231
Unions de la pau sociale. — Présentations et correspondance, par ■. A. De>
lalre 238
Chronique du mouvement social, par X. A. Foageroasse 243
Le mouvement social a l'étranger. — Le r^os du diSiaKche en Itaue et en Bel-
gique. — Le patronage en Allemagne et en Belgique. — Les émeutes de Saltt-
Imibr ET DE Berne, par H. J. Casajenz 2;>0
BiBLlOGRAPHIB DES périodiques ET DES PUBUCATIONS NOUVELLES 257
Revuê du quutiont hùtoriquitf t. LUI. — Zeitsehrift fUr Volksti>irtiehaft,Soe%mlpùlU\k
nnd Verwalsung, t. II. — The quarterlg journal of Bconomies, i. YIL — Arehnto
çinridieo, U XLVIII 4t XLIX.
Codé manuel du droit industriel, par M. Dupodrmamtblle. — De la dtfnsUm du travail
social, par S. Durciiim.
LIVRAISON DU 16 AOUT ET 1*' SEPTEMBRE 1893.
Les GRÈVES d*Amiens, par H. Hubert Valleraax 265
Une IMITATION ANGLAISE DE LA FAMILLE CHINOISE. — Le MAJOR POORE ET LES VILLAGES
DU Wiltshire, par H. Eoi^ae Simon, ancien consul de France. . . 304
Les salaires et la durée du travail dans la grande et la moyenne industrds du
département de la seine, d'après l*enquétb de L'opncE DU TRAVAIL, couinitmica-
tion faite à la réunion annuelle, par H. Arthar Fontalae, ingénieur au corps
des mines, et discussion à laquelle ont pris part MM. Habert-Valleraax,
CbeysasB et Jales Mlehel 322
Un devoir SOCIAL. — Les caisses Raipfeisen et le CRÉDrr agricole, par ■. Laal«
Daraad 345
La POLrriQUE sociale en Autriche, par H, Em. Dabola 361
Chronique du mouvement social, par H. A. Fcai^eroasse 366
Unions de la paix sociale. — Présentations et correspondance, par M. A.
Défaire. • . . . 373
BmUOGRAPHIB des PÉRIODIQUES ET DES PUBUCATIONS nouvelles 380
Revue des Deux-Mondes, L CXVII. ~ Revue de Lille, t. VII. — Politieal seitnee quar-
terly,\. TlII. -^Raisegna di seierige soctali e pàlittehe, X* année, t. I. ->- The Monik,
t. LÏXVH.
LEaypte et les Egyptiens, psLr le duc d'HARCOunT. — Les Devoirs, usai sur la moralt de
Ctcéron, par Akthur Dbsjàrdins. — Le Cardinal Manning et son aetùm sociale,
par l'abbé J. Lemirm. — Justice, par HKaasaT Spbncbr. ^ Le inoyen âge fut-il urne
époque de ténèbres et de servitude, par Gborobs Romain.— L'émigration et rùtunigra-
gration pendant les dernière» années, par F. J. de Santa Anna Nbrt. — Base* «sm-
tielles.d^une l^i sur Us sociétés coopératives, par J. Duz db Rabago. -> L'Apostolat de
la presse, par le t*. 11. Fatollat. — Recueil de notes sur les institutions publiques et
particulières de bienfaisance à Qothembourç, par P.*E. CabatbujO. — Le Référendum
communal, par Robert db la Sizsrannb.
LIVRAISON DU 16 SEPTEMBRE 1893.
La philosophie MORALE ET LA AÉFORMB SOCIALE, étude présentée à la réunion
annuelle, par M. J. Gardalr, et discussion à laquelle ont pris part
HH. Henry Joly, Deaya €oehln, Domet de Vorgea, A. Delalre et
l'abbé Aekermanii 393
L'Allemagne au moyen aoe, d'après un livre récent, par M. dé aient Jaglar,
de rinsUtut. •....-.- . » . 420
Société belge d'économie sogale. ^ Excursion annuelle et séance extraordinaire
du 28 juin. — Visites a quelques institutions sociales. — La tradhion do
PATR^ONAGE, discoups prouoncé par M. A. Delalre. — Compte rendu par
M. Henry Delvaaz 426
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TABLE DES MATIÈRES. dSi.
Statistique de la phopriétê foncière; enregistrée en Gàlicie, par M. Ernest
DnboU 448
Un mscotJRS de distribution de prix, par M. I^éon Ollé-Laprane. . . 452
Chronique Dr houyemep^t social, par M. A. Fongerousse 455
BlBLlOORAPHIB DBS PÉRIODIQUES ET DES PUBLICATIONS NOUVELLES 462
Revue catholique des institutions et ef du droit, 2* lèrie, t. X. — Revue scientifique^ t. L.
— Revue des questions scientifiques ^ t. XXXIIl. — Annales des minesyt. 111. — North
American Review^ t. CLV.
Les défaillances de la volonté au temps pré$ent, par Kaodl Allier. — Questions sociales
et poUtiqùei^^r Aktuck Dësjardins. — Le divorce et l'adultèrCf par Uekri Coulon, —
D%fendiamo la famiglia, par L. M. A. Billia.
. . ' LIVRAISON DU 1" OCTOBBE 1893.
La gilde des métiers et négoces de Louvain (Belgique), communication à la
réuDion aonaelle, par H. Victor Bmntf^, uvec la coIlaboratîoD de MM. Ro-
main Moyersoeu et Edouard Crahay 473
SopiiisaiB* ANCIENS et nouveaux, par m. Sydney Deaii 489
Les Etats-Unis contemporains, par M. W'alterKaenipfe 517
La littérature socialiste allemande, par 31. Georges^ Blondel. . . . 536
Bibliographie dbs périodiques et des publications nouvelles 540
ikvue internationale de sociologie, t. 1. — Revue des Deux ^ondes^ t. CXVIII. —
Johns Hofkins Dniversity studies in political Science^ t. XI. — Tah Revietv^ t. I.
Blimenti denquite sur le râle de la femme dans Vindustrie^ les œuvres^ les arts et la
science en Belgique. — Livre de raison de la famille Dudrot de Capdebosc, publié par
P. Tamizbt i^b Larroque. — La diminution du revenu, par Padl Bureac.
LIVRAISON DU 16 OCTOBRE 1893.
Les Pi^OGRAiiiUBS radicaux de reeormes d'impôts, par m. René Stourni. . 553
Lbs OEUVRES DE L*iNfTiATiVB PRIVÉE A GENÈVE, par \q oipltaÎDe Paul Marin. 562
La répression légale de l'usure en Allemagne, pur R. Ernest Dubois. . 592
Un mot sur le crédit agricole a propos d'un livre RÉCENT, par M. Benoit
Lévy 602
La réorganisation DB l'enseignement des sciences dans les UNIVERSITES DE i/état
bn Bbloique/ ... ■ 613
Chroniqu'k DU MOUVEMENT social, par M. il. Fongerousse 616
Nécrologie 623
Bibliographie des périodiques et des publications nouvelles. .... 624
Etudes Ytligieuser, philosophiques, historiques et littéraires, t. LVl, LVII et LVUI. —
The Economie Review, t. III, 1^« parue. — Die Nation, t. X,l" partie.
Paul Lamache,TMLt Paol Allaro. — Ktude du fermage et des baux à ferme dans le
département de Tindre, par Henri Ratocis db Liuat.
LIVRAISON DU 1" NOVEMBRE 1893.
La coNSTrroTioN de la famille et du patrimoine sous le por, en Béarn. Persistance
DBS IDÉES anciennes SOUS LE CODE. — L La FAMILLE, par H. Batrave. . 633
Le SYNDICAT AGRICOLE DE l'AnJOU ET SES SKCTIONS PAROISSIALES, par M. E.
NlcM»lle.- .' . . 652
Lbs ASSOCIATIONS professionnelles ET LES PHYsiocRATEs. par U. Alfred des
CtUeuls ; i ... 669
Courrier d'Italie. — Les grèves d'aprks une siatistique récente, par M. le pro-
fesseur SanCangelo Spoto 681
Mélanges et notices. — Un disciple américain de proudhon (J. A. des R). —
L'industrie ET les moeurs sociales (A. F.) 691
Un cours pratiqua d'économie politique a l'université de Liège (A. 0.). . 694
Cours et conférences d'économie sociale de 1893-1894. — Programme du cours
de M. A. Béchaux : Les revendications ouvrières en France d'après la science
sociale 699
Bibliographie des périodiques ET des publications NOUVELLES. , .... 700
Annales de l'Ecole libre des sciences politiqques, t. VIU. — Revue des Veux-Mondes^
X. CXIX. — Quar(er/y Rtvitw, t. CLXXVl. - Revue d'Edimbourg, t. CLXXVII.
Zeitschrift fUr Social und Wirthschaftsgeschichte, U I.
Les Assemolies générales des communautés d'habitants en France du un* siècle à la
Révolution, par Henrt Babeau, — Sur la terre et par la Urrcpar Eugène Simon. —
Le vote obligatoire en Suisse ^ par Simon Deploiqe.
LIVRAISON DU 16 NOVEMBRE 1893.
La suppression dbs bureaux de placement, par H. Maurice Vanlaer. . 743
L'UmoN d'assistance par le travail du VI' arrondissement et LES bureaux MUNia-
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9o2 TABLE DES MATIÈRES.
PAux DE PLACEMENT, par M. Henri Defert 138
La coNSTmxroN de la famille et dl* partrimoine sols le for, en Béarn. — 11. La
CONSTITLTION Di' PATRL"ttOiisE, par M. Loai» Batcave 742
Courrier d'Autriche, par M. Walter Kaempfe 755
Le congrès de Graz et les tendances de la petite industrie. — L'absence de Teaprit cor-
fomiif. — Le parti social-chrétien et ses dangereuses propagandes. — Les excès de
antisémitisme. — Un mot sur la petite propriété rurale.
L'initiative POPULAIRE et le droit au tratail ebî Suisse, par M. Jules d'Ane-
than 767
Unions de la paix sociale. — Prése?(tatiox3 et correspondance, par M. A.
Delaire 770
Chronique du mouvement social, par M. A. Fongerousse 774
Bibliographie des périodiques et des publications nouvelles 781
Bulletin dû statistique et de législation comparée^ i. XXXIII. — The Economie Journal^
t. m. — Jahrbuch fUr Gesetegebuna Verwaltung und Volkswirthschaft im Deuts-
$chtn Reick^ de Scbmoller, t. X\II. — Hassegna di scienxe iociali e politiche,
X' année, t. IL
Libre échange et protection, par Léon Poinsard. — L'assistance par le travail de Mar^
seilîey par le D' Bot Te'ssier. — Le billet de banque productif (^intérêt s et à lots,
par GïUPPDis DE Maubon. — Le grand problème^ par DELirsT,
LIVRAISON DU 1" DÉCEMBRE 1893.
Histoire électorale de 1893, par M. Henri Joly 793
La constitution de la famille et du patrimoine sous le for en Béarn, — lil.
Inkuknce des lois récentes, par M. Louif<i Batcave . 823
Une famille rurale sous l'ancien régime en Poitou (1350-1840), par M. André
Tandonuet 837
Un nouvel historien de Richelieu, par M. J. An|pot des Botoars. . , 850
La socikté belge d'économie sociale. Rapport sommaire sur les travaux de sa
12* session {1892-1893), par M. Victor Brants 8r.2
Cours et conférences d'économie sociale de 1893-1894. — Programme du cours
de M. Urbain Gnérin : L'organisation du pouvoir central : Les mi-
nistres 856
Le mouvement socul a l'étranger, par H. J. Cazajenx S5S
Le Dimanche à l'exposition de Chicago. — La recherche de la paternité en Belgique. —
La grande grève des mineurs anglais.
Bibliographie des périodiques et des publications nouvelles 864
Journal des Economistes , 5' sér., t. XIII et XIV. — Revue scientifique, t. LI. — Annals
of American academy for political and social science, t. II L
Les angines de la France contemporaine ; le régime moderne, t. II, par H. Tainb. —
Coup d'œil sur les œuvres dé l'initiative privée a Genève, par Fadl Maris. — La Guil-
lotine pendant la Révolution ^ par G. Lenôtre. — La coopération agricole, par le
GOMTK DE ROCQUÏGNY,
LIVRAISON DU i6 DECEMBRE 1893.
La question des octrois, par M. Edouard Cohen 873
Les sociétés de famille dams le droit civil portugais, par M. F. Lepelle-
tier 890
L'industrie lainière de verviers. — Les effets de la réglementation du travail.
— Le patronage. — Les grèves de 1893, par P 893
Un nouvel appel pour l'enquête sur la condition des ouvriers agricoles, . 894
Une famille heureuse, par M. Le Brunient 919
Unions de la paix sociale, par M. A. Delaire 923
Chronique du mouvement social, par H. A. Foageronsse 930
Bibliographie DES périodiques ET des publications nouvelles 937
Séances et Xravausf de V Académie des sciences morales, t. CXXXIX, — BuUetin des acci-
dents du travail, t. III. — Journal of the royal statistical sœtety, t. LVI. — Sorth Ame-
rican r et ie h; , t. CL V I .
Cour* d'Economie politique, t. III et IV, par Pacl Cacwés.
Table des matières du tome XXVI de là réforme sociale 949
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