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Full text of "La réforme sociale"

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LA  RÉFORME  SOCIALE 


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LA  RÉFORME  SOCIALE  parait  le  1'' et  le  16  de  chaque  mois 

Led  membres  de  la  Société  d'économie  sociale  reçoivent  la  Réforme 
sociale  et  les  Ouvriers  des  deux  mondes  en  retour  de  leur  cotisation 
annuelle  de   25  francs. 

Les  membres  des  Unions  de  la  paix  sociale  reçoivent  la  Réforme  sociale 
en  échange  de  leur  cotisation  annuelle  de  15  francs. 

Les  personnes  étrangères  aux  deux  Sociétés  peuvent  s'abonner  aux  condi- 
tions suivantes  : 

FRANCE:  UNAN,20fr.;6MOi8,llfr.  |  EUROPE  :  Un  an,  25  fr.;  6MOis,14fr. 
Hors  TEurope  :  le  port  en  sus. 

Les  abonnements  partent  du  1*"^  janvier  et  du  1«^' juillet. 
LE  NUMÉRO  :  1  Franc 

Toute  demande  d'abonnement  doit  être  accompagnée  d'un  mandat  sur  la 
poste  au  nom  de  M.  Pbévobt,  administrateur  de  la  Réforme  sociale. 

Les  communications  sont  adressées  au  Secrétariat,  54,  rue  de  Seine, 
à  Paris. 

Prix  de  lit  collection  : 

La  première  série  oomplète  (10  vol.)  :  80  fr.  —  Les  tomes  I,  III 
IV,  presque  épuisés,  ne  se  vendent  qu'avec  la  collection  complète.  Les 
autres  volumes  se  vendent  séparément  5  fr.  le  vol. 

La  denzième  série  complète  (10  vol.)  :  80  fr.  —  Les  tomes  IX  et  X, 
presque  épuisés,  ne  se  vendent  qu'avec  la  collection  complète.  Les  autres 
volumes  se  vendent  séparément  5  fr.  le  vol. 

La  troisième  série  :  I  à  V.  —  Chaque  volume,  7  fr. 


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LA 


REFORME  SOCIALE 


BULiEii.^  m  LA  m\m  dIiioiomig  sociale 


ET   DES 


UNIONS  DE  LA  PAIX   SOCIALE 

FONDÉES    PAU 

R-F.     LE     PLAY 


TROISIÈME  SERIE   —  TOME  VI 
(  Tome    XXVI    de    la   collection  ) 

TREIZIÈME   ANNÉE 

«iuii^L.E:'r-i>Éc:E:MiiitK    i  9»a 


PARIS 

SECRÉTARIAT  DE  LA  SOCIÉTÉ  DÉCONOMIK   SOCIALE 

54,     RUE     DE     SEINE,     54 

1893 


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COMPTE    RENDU    GÉNÉRAL 

DE 

LA  RÉUNION   ANNUELLE 

(29    MAI -4    juin) 


SEANCES     GÉNÉRALES 

Présidence   de   M.   E.  GLASSO^,  de  llnstilnt 

Professeur  à  la  Faculté  de  droit  de  Paris. 


SEANCE    DOUVERTURE 

Sommaire.  —  Discours  de  M.  E,  Glasson,  de  l'Institut  :  De  l'altéra tion  de  la 
notion  du  droit  et  de  la  justice  au  point  de  vue  de  l'économie  sociale.  —  Rap- 
port de  M.  Welche,  ancien  ministre,  président  de  la  Société  d'Économie 
sociale,  sur  les  prix  fondés  pour  honorer  les  vertus  de  famille  et  rattachement 
à  râtelier.  —  Remise  des  médailles  aux  lauréats.  —  Conférence  de  M.  le  vicomte 
de  Meaux,  ancien  ministre  ;  De  la  séparation  de  TÉglise  et  de  TÉtat  aux 
États-Unis  et  en  France. 

A  8  h.  1/2  précises  du  soir,  dans  la  grande  salle  de  THôtel  de  la  Sociëté 
de  géographie,  M.  E.  Glasson  prend  place  au  bureau  avec  M.  Welche, 
président  de  la  Société  d'Économie  sociale  ;  M.  le  vicomte  de  Meaux, 
ancien  ministre î  MM.  A.  Gigot,  L.  Lefébure,  J.  Mtchel,  vice-présidents; 
G.  Picot,  de  Tlnstilut;  A.  Delaire,  secrétaire  général;  J.-A,  des  Uotours, 
secrétaire. 

M,  E.  Glasson,  président,  prononce  le  discours  suivant  ; 

DE  L'ALTÉRATION  DE  LA  NOTIDN  DU  DROIT  ET  DE  LA  JUSTICE 

AU    POINT    DE    VUE    DE    l'ÉCONOMIE    SOCIALE 

Notre  époque  est  vraiment  celle  des  merveilles.  Les  sciences  ont 
dans  notre  siècle  réalisé  plus  de  progrès  qu'elles  n'en  avaient  fait 
depuis  deux  mille  ans  et  chaque  jour  encore  elles  enfantent  de 
nouveaux  prodiges.  Les  distances  sont  supprimées;  on  voyage  avec 


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6  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

plus  de  rapidité  et  de  facilité  dans  toute  TEurope  qu'on  ne  faisait 
autrefois  le  tour  de  sa  province;  nous  pouvons  converser  d'une 
extrémité  de  la  France  à  l'autre.  Les  nouvelles  voies  de  communi- 
cation mettent  à  notre  disposition  les  produits  de  toutes  les  con- 
trées. Le  bien-être  s'est  étendu  à  tous;  l'ouvrier  est  mieux  logé, 
mieux  nourri,  mieux  payé  qu'autrefois.  Partout  l'existence  est  plus 
facile;  elle  est  aussi  mieux  protégée.  D'admirables  expériences  ont 
atteint  jusqu'aux  confins  de  la  vie;  elles  onl  interrogé  la  nature 
avec  une  telle  précision  que  le  secret  du  mal  a  été  livré  et  des 
maladies  autrefois  mortelles  ont  cessé  d'être  un  sujet  d'effroi  pour 
rhumanité. 

Et  cependant  ces  dernières  années  du  xix*  siècle  sont  de  véri- 
tables années  de  fer. 

L'agriculture  subit  une  crise  redoutable;  le  commerce  et  l'indus- 
trie languissent;  les  charges  que  l'État  impose  aux  citoyens  sont 
accablantes.  Mais  ce  mal  matériel  n'est  encore  rien  si  on  le  compare 
au  désordre  moral.  L'existence  de  la  famille  est  compromise;  on 
menace,  on  attaque  même  la  propriété  ;  la  bonne  foi  disparaît  des 
contrats.  Le  but  suprême  de  la  vie  est  la  jouissance  matérielle  de 
la  richesse  et  on  ne  recule  devant  aucun  moyen  pour  l'atteindre. 
Trop  souvent  les  plus  hauts  problèmes  de  Tordre  politique  ou 
social  ne  sont  agités  que  dans  un  intérêt  personnel  et  égoïste,  sans 
la  moindre  connaissance  ni  préoccupation  de  l'intérêt  supérieur  de 
la  société,  sans  aucun  souci  du  respect  du  droit  et  de  la  liberté. 
Quelques-uns  s'imaginent  de  bonne  foi  qu'on  peut  sans  cesse 
remettre  tout  en  question  dans  Tordre  social  et  dans  Tordre  moral, 
et  leur  imagination  féconde  organise  des  États  qui  sont  de  véri- 
tables utopies.  On  cache  trop  souvent  son  ignorance  et  son  ambi- 
tion par  des  promesses  trompeuses  et  coupables  qui  corrompent 
les  masses  dans  un  temps  où  le  premier  devoir  serait  de  les  ins- 
truire et  de  les  moraliser.  On  leur  répète  à  Tenvi  que  les  lois  aux- 
quelles sont  soumis  Tordre  social,  l'État,  la  famille,  la  propriété, 
sont  purement  arbitraires  et  ont  été  imaginées  par  des  législateurs 
plus  ou  moins  ingénieux  pour  des  temps  qui  doivent  céder  la  place 
à  d'autres  temps.  On  proclame  tous  les  jours  que  les  plus  forts  ont 
fait  la  loi  pour  l'imposer  aux  faibles.  Que  les  travailleurs  se 
comptent,  ils  sont  les  plus  nombreux  ;  ils  ont  donc  la  force  qui 
permet  tout. 

En  face  de  ces  attaques  violentes,  que  font  ceux  à  qui  incombe 


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SÉANCES   GÉNÉRALES    :    DISCOURS   DE   M.    E.    GLASSOX.  7 

rimpérieux  devoir  de  combattre  ces  doctrines  destructives  de  tout 
ordre  social?  Les  uns  prennent  peur;  d'autres  s'abstiennent  pour 
ne  pas  compromettre  leur  intérêt  personnel  ;  d'autres  encore  se  ren- 
ferment dans  le  scepticisme,  incapables  qu'ils  sont  de  connaître  et 
de  pratiquer  les  vrais  principes  qui  président  à  la  destinée  des 
États  et  des  hommes.  Aussi  vivons-nous  entourés  d*une  brume 
épaisse.  Que  sommes-nous  aujourd'hui?  Que  deviendrons-nous 
demain  ?  On  n'ose  se  poser  ces  questions  et  cependant  on  ne  voit 
pas  devant  soi.  11  faut  pourtant  marcher,  car  le  progrès  est  la  loi 
de  l'humanité  :  mais  on  n'arrive  pas  à  la  réaliser;  le  plus  souvent 
ou  se  débat  dans  d'inutiles  efforts  et  si,  par  moments,  cette  brume 
épaisse  qui  nous  cache  le  jour  et  nous  obsède  se  dissipe  en  partie, 
c'est  pour  nous  laisser  entrevoir  à  l'horizon  l'orage  menaçant  du 
socialisme. 

Jamais  le  désordre  moral  et  social  n'a  été  plus  complet.  On 
accuse  parfois,  mais  bien  à  tort,  la  forme  du  gouvernement;  il 
serait  facile  de  citer  de  puissants  empires  qui  souffrent  plus  vive- 
ment que  nous  de  ce  mal,  et  des  États  à  forme  républicaine  ou  simi- 
laire qui  sont  beaucoup  moins  atteints. 

Il  en  est  qui  s'en  prennent  à  la  liberté  parce  qu  ils  ne  la  com- 
prennent pas  et  n'en  voient  que  les  abus  :  ils  en  feraient  volontiers 
le  sacrifice  pour  obtenir  la  sécurité.  On  s'attaque  aussi  à  la  Révolu- 
lion  qu'on  juge  très  diversement  aujourd'hui.  Il  n'est  pas  encore 
possible,  dit-on,  de  savoir  si  elle  a  été  un  bien  ou  un  mal;  on  ne 
répondra  sûrement  à  cette  question  que  plus  tard.  C'est  un  moyen 
commode  pour  les  descendants  de  renier  leurs  propres  fautes  et 
d'en  faire  retomber  la  responsabilité  sur  ceux  qui  les  ont  précédés. 
Certains  socialistes  ne  se  prétendent-ils  pas  les  vrais  et  seuls  repré- 
sentants de  la  Révolution,  oubliant  qu'elle  a  supprimé  les  corpora- 
tions, interdit  les  associations  sous  toutes  les  formes,  proclamé  le  , 
principe  du  travail  libre»  dégagé  la  propriété  des  entraves  de  la 
féodalité  en  lui  donnant  la  liberté  comme  aux  personnes. 

Certes  les  causes  du  mal  dont  nous  souffrons  sont  nombreuses  et 
graves  et  nous  n'avons  pas  l'intention  de  les  relever  toutes;  mais 
on  ne  saurait  affirmer  avec  trop  d'énergie  que  ces  causes  viennent 
moins  des  institutions  que  des  hommes.  Ce  qui.contribue  le  plus  à 
perpétuer  ce  malaise  qui  nous  accable,  à  rendre  obscur  l'avenir 
qui  .s'ouvre  devant  nous,  c'est  l'affaiblissement  du  sens  moral, 
rabaissement  des  caractères,  Tignorancc  ou  la  méconnaissance  des 


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o  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

principes  de  la  science  sociale,  du  droit  et  de  la  justice.  De  là  l'em- 
ploi de  tous  les  moyens  et  l'absence  de  tout  scrupule  pour  réussir; 
de  là  ces  fortunes  et  aussi  ces  ruines  scandaleuses.  De  tout  temps 
il  a  existé  des  financiers  peu  scrupuleux  sur  les  moyens  de  s'enri- 
chir aux  dépens  de  la  fortune  publique  ou  privée  et  les  Chambres 
ardentes  ou  autres  leur  ont  fait  maintes  fois  rendre  gorge;  mais  ils 
n'avaient  pas  alors  cette  force  d'attraction  irrésistible  qu'ils  pos- 
sèdent aujourd'hui  parce  que  le  sens  moral  n'était  pas  altéré  et  que 
le  frein  de  la  conscience  retenait  nobles  et  bourgeois.  De  cette 
anarchie  morale  sortent  aussi  ces  solutions  parfois  étranges  qu'on 
donne  aux  questions  de  l'ordre  social  le  plus  élevé,  souvent  sous 
l'influence  de  préoccupations  étrangères  aux  intérêts  supérieurs 
de  la  société  et  sans  respect  pour  le  droit  et  la  liberté.  Nos  réfor- 
mateurs sociaux  ont-ils  un  plan,  des  principes  basés  sur  l'expé- 
rience? Le  désir  de  donner  satisfaction  à  certaines  aspirations 
nécessairement  vagues  et  parfois  même  malsaines  des  masses 
qu'on  agite  imprudemment,  est  à  lui  seul  bien  insuffisant  et  fort 
dangereux.  Les  institutions  sociales  et  économiques  relèvent  de  la 
loi  du  juste  et  de  l'injuste,  en  tant  qu'elles  constatent  ce  qui  doit 
être  dans  tous  les  temps  et  dans  tous  les  lieux,  —  de  l'histoire  et  de 
l'économie  politique  et  sociale  dans  la  mesure  où  ces  institutions 
peuvent  varier  suivant  les  temps  et  les  lieux. 

.  Est-ce  à  dire  qu'on  puisse,  avec  la  seule  notion  de  la  loi  natu- 
relle et  de  l'équité,  gouverner  les  hommes  et  les  États?  Les  prin- 
cipes de  cette  loi  sont  nécessairement  très  simples  et  peu  nom- 
breux ;  ils  ne  sauraient  répondre  directement  à  tous  les  besoins 
qu'éprouve,  à  tous  les  problèmes  que  soulève  notre  état  social 
compliqué.  Il  est  temps  de  comprendre  enfin  que  la  méthode  d'ob- 
servation s'impose  aux  sciences  économiques  et  sociales  comme  aux 
autres,  au  droit,  à  l'histoire,  à  l'économie  politique.  L'étude  des  lé- 
gislations comparées  est  autre  chose  que  le  simple  rapprochement 
et  commentaire  de  textes  de  lois  ;  il  faut  lui  demander  davantage. 
En  retour,tels  sociologistes  nous  offrent  beaucoup  trop;  ils  ne  com- 
prennent pas  que  leur  science,  à  peine  née  d'hier,  doit  s'en  tenir 
pendant  longtemps  encore  à  l'observation  des  faits.  Certains  histo- 
riens ne  connaissept  encore  que  l'ancienne  méthode,  tandis  que 
d'autres  comprennent  mai  la  nouvelle  et  en  faussent  l'application 
par  leurs  exagérations.  Que  de  savants  usent  et  abusent  de  leur 
imagination  :  ils  ne  voient  pas  dans  les  textes  ce  qui  s'y  trouve, 


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.  SÉANCES  GÉNÉRALES    :    DISCOURS  DE  M.    E.    GLASSON.  9 

mais  ils  y  trouvent  ce  qui  ne  s'y  voit  pas.  Ils  sont  vigoureusement  et 
avec  succès  pourchassés  par  l'école  documentaire,  mais  celle-ci  ne 
poursuit-elle  pas  un  but  chimérique  lorsqu'elle  veut  dresser  l'in- 
ventaire complet  de  l'histoire?  Quelques  textes  bien  choisis,  nette- 
ment présentés,  donnent  une  idée*  plus  exacte  d'un  fait  historique 
ou  d'une  institution,  que  l'accumulation  indigeste  de  pièces  de 
tout  genre.  L'étude  des  documents  est  aussi  indispensable  en  éco- 
nomie sociale  qu'en  histoire  ;  mais  là  encore  elle  ne  constitue  pas 
à  elle  seule  toute  la  science.  C'est  un  de  vos  rares  mérites.  Mes- 
sieurs, d'avoir  les  premiers  compris  ces  vérités.  Vous  avez  fait  de 
la  monographie  une  véritable  méthode  scientifique.  Quelques-uns 
de  vos  travaux  et  des  plus  récents  sont  de  vrais  chefs-d'œuvre. 
Qui  ne  connaît  parmi  vous  ce  fermier  du  pays  d'Aiilène,  au  Texas, 
et  sa  famille  ?  Mais  vous  savez  aussi  voir,  vos  travaux  en  font  foi, 
dans  le  père  de  famille,  la  mère,  l'enfant,  le  patron,  l'ouvrier, 
autre  chose  que  des  documents  humains:  il  y  a  des  cœurs  qui 
aiment,  des  consciences  qui  donnent  la  satisfaction  du  devoir 
accompli  ;  il  y  a  aussi  de  grandes  figures  qui  se  détachent  des 
masses  confuses,  inspirent  le  respect  et  l'admiration.  Certes,  ainsi 
comprise,  la  science  sociale  embrasse  de  vastes  horizons  et  s'in- 
quiète des  plus  minutieux  détails  ;  mais  c'est  pour  avoir  méconnu 
ces  vérités  qu'on  a  trop  souvent  mal  compris  les  intérêts  généraux 
et  vécu  d'expédients  dignes  d'un  autre  âge. 

Pour  en  donner  quelques  exemples,  on  n'a  que  l'embarras  du 
choix.  Préférons-nous  le  libre  échange  à  la  protection  ou  la  protec- 
tion au  libre  échange  ?  Veut-on  obliger  les  consommateurs  à  des 
sacrifices  pour  relever  certaines  industries  ou  entend-on  leur  pro- 
curer les  marchandises  aux  prix  les  plus  avantageux?  On  a  essayé 
de  rassurer  les  consommateurs  et  de  leur  faire  accepter  quelques 
droits  nouveaux  en  leur  promettant  que  ces  taxes  de  douane  n'a- 
mèneraient aucune  augmentation  dans  les  prix  et  auraient  pour 
résultat  de  supprimer  ces  intermédiaires  ruineux  qui  s'interposent 
entre  les  producteurs  et  les  consommateurs.  Mais  alors  comment 
se  fait-il  qu'à  l'aide  d'autres  taxes  on  se  propose  d'arrêter  le  déve- 
loppement des  grands  magasins  en  faveur  de  ces  mêmes  intermé- 
diaires dont  on  déclarait  tout  à  l'heure  l'existence  contraire  à 
l'intérêt  général  ?  Sommes-nous  partisans  ou  adversaires  des  mo- 
nopoles? On  critique  celui  des  avoués  et  celui  des  avocats  qui  exis- 
tent cependant  presque  partout  dans  l'intérêt  d'une  bonne  admi- 


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10  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  «ENDU  GÉNÉRAL. 

nistration  de  la  justice  ;  mais  on  défend  celui  des  agents  de  change 
qui  a  disparu  ou  n'a  môme  jamais  existé  dans  d'autres  pays.  Dans 
ces  dernières  années,  par  l'effet  d'une  indulgence  peut-être  exa- 
gérée, on  a  non  seulement  toléré,  mais  même  reconnu  obligatoires 
en  droil,les  marchés  à  terme  fictifs,  bien  qu'ils  dissimulent  de 
véritables  jeux,  sous  prétexte  que  ces  opérations  sont  utiles  à  la 
fortune  publique  en  soutenant  les  cours  de  la  rente  sur  l'État  et 
ceux  des  autres  valeurs  cotées  à  la  Bourse  ;  puis  plus  récemment 
on  a  songé  à  supprimer  ce  qu*on  appelle  dans  le  monde  des 
affaires  la  coulisse,  sans  se  demander  si  cette  suppression  n'aurait 
pas  pour  effet  d'affaiblir  notre  marché,  de  compromettre  la  bonne 
tenue  des  rentes  et  de  mettre  en  question  le  succès  des  émissions 
qui  pourront  devenir  nécessaires  pour  faire  face  aux  besoins  sans 
cesse  croissants  de  l'État.  Sommes-nous  partisans  ou  adversaires 
du  droit  au  travail  ?  Sur  toutes  les  parties  du  territoire  on  a  com- 
mencé des  trçivaux  publics,  quelques-uns  nécessaires  ou  utiles,  la 
plupart  de  pur  luxe  et  qui  ont  écrasé  les  finances  de  l'État.  Il  nous 
faut  pour  ces  travaux  le  secours  des  ouvriers  étrangers  et  pourtant 
nous  voulons  leur  interdire  l'entrée  de  notre  territoire.  Nous  enten- 
dons fonder  un  vaste  empire  colonial  en  Asie.  Mais  alors  comment 
laissons-nous  d'autres  s'emparer  des  routes  et  passages  qui  y  con- 
duisent, de  sorte  que  cet  empire  forme  une  sorte  d'enclave  dans 
les  territoires  ou  à  l'intérieur  des  postes  anglais  ?  Nous  nous  préoc- 
cupons sagement  de  la  dépopulation  de  la  France  et,  en  effet,  si 
nous  n'y  prenons  garde,  notre  pays  perdra  son  rang  et  sa  force  en 
Europe.  Mais  alors  pourquoi  favorise-t-on  le  divorce  qui  compro- 
met le  mariage  ?  On  sait  que  le  nombre  des  divorces  augmente 
chaque  année  dans  des  proportions  vraiment  inquiétantes.  C'est 
qu'en  effet  les  lois  les  plus  dangereuses  ne  sont  pas  celles  qui  pro- 
duisent tout  à  coup  un  grand  mal.  Les  lois  violentes  causent  brus- 
quement un  trouble  social  et  provoquent  par  cela  même  une  salu- 
taire réaction.  Mais  il  est  des  lois  d'une  application  limitée, 
successive  et  lente  et  on  ne  découvre  leurs  ravages  qu'après  l'expi- 
ration d'un  temps  plus  ou  moins  long,  alors  qu'elles  ont  déjà 
modifié  ou  corrompu  les  mœurs. 

C'est  qu'en  effet  la  notion  vraie  du  droit  est  aussi  altérée  que 
celle  de  la  loi  morale.  Jamais  les  controverses  n'ont  été  plus  ar- 
dentes sur  l'étendue  et  les  limites  du  rôle  de  l'État.  On  ne  sait  plus 
distinguer  les  lois  d'ordre  public,  et  comme  telles  obligatoires  pour 


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SÉANCES   GÉNÉRALES    :    DISCOURS    DE   M.    E.    GLASSON.  Il 

tous,  des  lois  de  pur  intérêt  privé,  plutôt  offertes  qu'imposées  aux 
citoyens  et  auxquelles  le  principe  de  la  liberté  des  conventions 
permet  de  déroger.  On  a  admis  jusqu'à  ce  jour  que  l'es  contrats 
entre  particuliers  relatifs  à  leurs  intérêts  pécuniaires  dépendent 
avant  tout  de  leur  libre  consentement  et  rentrent  dans  le  droit 
privé.  On  n*a  jamais  songé  à  traiter  autrement  les  contrats  qui  por- 
tent même  sur  le  produit  de  Tintelligence  lapins  élevée.  Mais  s^agit- 
il  d'un  louage  de  services,  tout  change  :  ce  contrat  doit  relever  des 
lois  d'ordre  public  imposées  par  TÉlat  et  auxquelles  on  ne  saurait 
se  soustraire  même  d'un  commun  accord  ;  l'État  impose  sa  volonté 
à  tous,  fi\e  les  émoluments  et  les  charges.  Puis  ceux-là  mêmes  qui 
proposent  celte  altération  si  grave  des  rapports  que  créeTindustrie, 
abaissent  volontiers  le  mariage  au  point  de  le  considérer  comme 
un  simple  accord  de  pur  droit  privé  duquel  TÊlat  doit  se  désinté- 
resser complètement,  de  sorte  qu'il  pourra  désormais  ge  former  et 
se  dissoudre  avec  la  même  facilité  que  tout  contrat  quelconque 
entre  particuliers,  sauf  une  seule  exception  pour  le  louage  de 
services! 

Ce  n'est  pas  en  vain  qu'on  altère  ainsi  les  lois  fondamentales  de 
la  société,  qu'on  s'abaisse  à  les  propager  dans  le  peuple  pour 
flatter  ses  instincts  au  lieu  de  l'instruire  autant  que  possible  des 
vraies  notions  du  droit  et  de  la  justice.  On  ne  considère  plus  le 
patron  et  l'ouvrier  comme  membres  d'une  mèràe  et  grande  famille, 
la  famille  industrielle;  on  les  représente  comme  deux  ennemis  irré- 
conciliables entre  lesquels  la  force  doit  avoir  le  dernier  mol.  11  n'y 
a  plus  de  place  pour  la  justice.  S'il  est  une  institution  qui  devrait, au 
premier  chef,  assurer  la  paix  sociale  et  le  respect  du  droit  entre 
patrons  et  ouvriers,  n'est-ce  pas  la  juridiction  des  conseils  de 
prud'hommes?  Permettez-moi,  après  ce  coup  d'(r'il  rapide  sur  notre 
état  général,  de  m'arrêter  un  instant  à  cette  juridiction  et  de  vous 
montrer  en  peu  de  mots  à  quel  point  une  institution  sociale  peut 
être  dénaturée  par  ceux-là  mêmes  qui  devaient  en  être  les  gardiens 
vigilants,  lorsqu'au  lieu  de  veiller  à  son  fonctionnement  régulier  ils 
en  font  une  arme  de  combat. 

L'histoire  des  conseils  de  prud'hommes  nous  apprend  que  cette 
juridiction  a  été  fort  utile  à  l'industrie  jusque  dans  ces  dernières 
années.  Elle  a  surtout  fonctionné  comme  tribunal  de  famille,  chargé 
de  prévenir  les  différends  plutôt  que  de  les  juger,  et  les  statistiques 
constatent  qu'elle  a  longtemps  apaisé  la  plupart  des  conflits.  Mais 


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12  RÉUNION  ANNUELLE;   COBIPTE  RENDU   GÉNÉRAL. 

vers  l'année  1880  commencent  à  apparaître  avec  plus  de  hardiesse 
qu'auparavant  des  préoccupations  complètement  étrangères  aux 
véritables  intérêts  de  la  justice,  et  ce  sont  elles  pourtant  seules  qui 
souvent  détermineront  désormais  les  choix  de  certains  électeurs 
aux  conseils  de  prud'hommes.  Aussi  voit-on  siéger  de  nouveaux 
élus  qui,  profanant  leur  nom  même  de  prud'homme,  oublient  que 
la  justice  doit  être  égale  pour  tous,  patrons  et  ouvriers,  sans  dis- 
tinction d'opinions  politiques,  religieuses  ou  autres.  Comment  a-t- 
on pu  nier  l'existence  de  cette  triste  situation,  alors  qu'elle  est 
attestée  par  l'intervention  du  législateur?  Certains  candidats  ou- 
vriers ont  désormais  accepté,  sinon  ouvertement,  au  moins  en 
secret,  et  pour  le  cas  où  ils  seraient  élus,  un  mandat  impératif  ou 
ont  promis  de  se  soumettre  sans  restriction  aux  avis  des  cham- 
bres syndicales.  Dans  plusieurs  villes  de  premier  ordre,  notam- 
ment à  Lille,  les  prud'hommes  patrons  ont  répondu  par  des  démis- 
sions collectives  ou  par  le  refus  de  siéger  et,  dans  cette  grande  cité 
industrielle  où  la  juridiction  des  prud'hommes  s'étend  à  plus  de 
cent  métiers,  il  a  été  impossible  de  rendre  la  justice  entre  patrons 
et  ouvriers  de  1881  à  1884.  Ailleurs  d'autres  faits  non  moins  graves 
s  étaient  également  produits,  par  exemple  l'élection  de  candidats 
notoirement  inéligibles.  Une  loi  du  11  décembre  1884  est  inter- 
venue pour  remédier  au  mal  ;  elle  l'a,  sous  certains  rapports,  ag- 
gravé. On  a  fait  croire  à  certains  ouvriers  que  cette  loi  reconnais- 
sait leurs  pratiques.  Aussi,  loin  de  nier,  comme  ils  Tavaient  le  plus 
souvent  fait  jusqu'alors,  l'existence  d'un  mandat  impératif,  s'em- 
pressèrent-ils de  le  proclamer.  Aux  élections  qui  eurent  lieu  à 
Paris  en  1890,  plusieurs  candidats  prirent  avant  le  vote  l'engage- 
ment de  statuer  sur  les  différends  qui  leur  seraient  soumis,  dans  un 
sens  toujours  favorable  aux  ouvriers,  et  notamment  de  leur  ac- 
corder, dans  tous  les  cas,  les  prix  fixés  par  un  tarif  minimum  de 
salaire,  sans  avoir  égard  aux  conventions  contraires  des  parties. 
L'exécution  de  ces  engagements  fut  en  outre  garantie  au  moyen 
de  démissions  signées  à  l'avance  et  remises  entre  les  mains  d'un 
comité  dit  de  vigilance.  Le  Conseil  d'État  a  annulé  ces  élections, 
«  considérant  que  de  semblables  enga'gements  dont  l'accomplisse- 
ment ne  peut  se  concilier  ni  avec  le  caractère  ni  avec  les  devoirs 
de  la  fonction  ont  vicié  l'élection  dans  son  essence  même  ».  Il  n'est 
pas  en  effet  possible  de  tomber  plus  bas  :  les  prud'hommes 
cessent  d'être  des  juges  lorsqu'ils  prennent  l'engagement  de  ne  pas 


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SÉANCES   GÉNÉRALES   :   DISCOURS  DE  M.    E.    GLASSON.  13 

jnger.  Ils  n'ont  plus  ni  liberté  ni  indépendance  et  se  rendent  eux- 
mêmes  indignes  de  siéger.  Certains  patrons  ont  compris  que  leur 
dignité  leur  imposait  le  devoir  de  ne  plus  même  prendre  part  aux 
élections  et  des  abstentions  en  masse  se  sont  produites  dans  plu- 
sieurs villes.  Lorsqu'une  juridiction  en  est  arrivée  à  ce  degré  d'a- 
baissement, il  ne  reste  plus  qu'à  la  supprimer  ou  à  la  transformer 
complètement. 

Sur  les  bords  de  la  Méditerranée  existent  encore  aujourd'hui  des 
prud'hommes  d'une  tout  autre  nature  ;  ce  sont  de  véritables  com- 
munautés de  patrons  pécheurs  dont  on  a  souvent  fait  remonter 
l'institution  au  bon  roi  René,  comte  de  Provence;  mais  leur  origine 
est  en  réalité  beaucoup  plus  ancienne  et  date  de  l'époque  où  ces 
pêcheurs  de  la  Méditerranée  s'organisèrent  en  corporations.  Telles 
elles  existaient  autrefois,  telles  elles  subsistent  encore  aujourd'hui. 
C'est  un  vieux  débris  de  notre  ancienne  France  qu'ont  respecté 
toutes  les  révolutions.  Chacune  de  ces  communautés  jouit  encore 
aujourd'hui  d'une  juridiction  propre,  chargée  déjuger  les  diffé- 
rends qui  peuvent  naître  à  l'occasion  de  la  pèche,  entre  les  mem- 
bres de  l'association.  Un  vieux  jurisconsulte,  Valin,  nous  fait  con- 
naître comment  les  prud'hommes  de  ces  juridictions  rendaient  de 
son  temps  la  justice  :  c'était  le  dimanche  à  deux  heures  de  relevée, 
au  sortir  de  l'office,  en  public,  sans  frais,  ni  procédure,  ni  avocats, 
ni  procureurs,  ni  greffier.  Chaque  plaideur  versait,  à  titre  de 
rémunération  de  la  justice  qui  lui  était  rendue,  deux  sous  dans  une 
boîte.  Ce  sont  là,  nous  dit  Valin,  toutes  les  épices  des  juges  et 
encore  ces  deux  sous  servaient-ils  à  payer  les  gardes  de  la  commu- 
nauté. Rien  n'a  été  changé  à  ces  vieux  usages.  La  Révolution  a 
respecté  les  prud'homies  et  leurs  tribunaux,  probablement  parce 
que  ces  corporations,  au  lieu  d'être  fermées  comme  les  autres, 
étaient  restées  ouvertes  à  tous  et  que  leurs  juges,  en  même  temps 
administrateurs,  étaient  élus  chaque  année  au  suffrage  uni- 
versel. 

On  se  borna,  à  la  Révolution,  à  modifier  la  date  traditionnelle 
des  élections  qui  fut  fixée  au  mois  de  germinal,  alors  qu'autrefois 
elles  se  faisaient  au  jour  de  la  Saint-Etienne.  «  Mais,  écrivaient  les 
administrateurs  du  bureau  central  de  Marseille  à  la  prud'homie  de 
cette  ville,  nous  ne  permettrons  jamais  que  des  cérémonies  pareilles 
aient  lieu  à  une  date  qui  puisse  perpétuer  le  souvenir  de  certaines 
fêtes  que  la  loi  ne  reconnaît  pas  et  que  le  fanatisme  s'efforce  de  con- 


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14  RÉUNION   ANNUELLIi:  ;    COMPTE    RENDU    GÉNÉIIAL. 

server.  »  Plus  récemment  encore,  en  1859,  un  décret  à  de  nouveau 
confirmé  les  vieux  usages  des  prud'homies  de  la  Méditerranée. 
Rien  n'a  été  changé,  pas  même  la  boîte  où  chaque  plaideur  doit 
verser  ses  deux  sous,  seulement  le  contenu  du  tronc,  au  lieu  d'être 
attribué  aux  juges  et  aux  gardes  de  la  communauté,  est  distribué 
en  aumônes  aux  pêcheurs  nécessiteux.  Jusque  dans  ces  derniers 
envps,  les  juges  de  ces  prud'homies,  placés  sous  la  surveillance 
paternelle  de  Tadministration  de  la  marine,  ont  joui  de  la  con- 
fiance des  marins,  parce  que,  malgré  rinsuflisance  de  leur  instruc- 
tion générale,  ils  connaissent  mieux  que  personne  les  usages  de  la 
pêche  maritime.  Nous  aussi,  ils  nous  intéressent,  car  ils  sont,  pour 
nous  qui  assistons  k  tant  de  ruines,  im  dernier  lien  entre  le  présent 
et  lo  passé.  Mais  ce  dernier  lien  ne  sera-til  pas  bientôt  rompu?  De 
mauvaises  nouvelles  nous  parviennent  de  ces  pays.  Là  aussi 
les  luttes  sont  plus  ardentes  qu'autrefois  au  moment  des  élections 
et  on  commence  à  mettre  en  mouvement  les  intérêts  les  plus 
divers.  Les  rivalités  s'accusent  davantage  entre  les  prud'homies  et 
au  sein  de  chacune  d'elles  l'entente  n'est  pas  toujours  complète. 
En  ce  moment  même  elles  tiennent  un  congrès  à  Marseille  et 
Ton  peut  craindre  qu'elles  ne  soient  à  leur  tour  frappées  des 
maux  qui  rongent  notre  société  moderne. 

Messieurs,  j'ai  essayé  de  vous  montrer  à  quel  point  la  vérité  éco- 
nomique est  méconnue,  l'étude  des  sciences  sociales  mal  comprise, 
la  notion  du  droit  altérée,  la  justice  outragée.  Est-ce  à  dire  qu'il 
faille  abandonner  notre  intelligence  et  notre  cœur  au  décourage- 
ment? Dans  le  cas  où  telle  pourrait  être  votre  impression,  j'éprou- 
verais un  bien  amer  regret  d'avoir  prononcé  ce  discours.  Si  j'ai 
étalé  devant  vous  le  spectacle  de  nos  misères  morales,  c'est  parce 
que  nous  avons  aussi  la  force  et  que  nous  comprenons  le  devoir  de 
les  combattre.  Horace  disait  déjà  au  temps  d'Auguste  :  ^tas  paren- 
tum^  pefar  avis^  tuUl7i08  nequiores,  mox  daturosprogmiemvitiosiorem. 
Si  la  dégénérescence  ne  s'était  jamais  arrêtée  depuis  Horace,  il  y  a 
longtemps  que  la  société  n'existerait  plus.  Mais  à  toutes  les  époques 
il  y  a  eu  des  hommes  chez  qui  la  vertu  et  la  raison  ont  conservé 
leurs  droits  imprescriptibles  et  qui  ont  travaillé  pour  le  bien  de 
l'humanité.  Aussi  malgré  les  incertitudes  de  l'heure  présente, 
faut-il  se  garder  de  désespérer  de  l'avenir.  Ce  qui  importe,  avant 
tout,  c'est  d'être  toujours  prêt  à  remplir  son  devoir.  Vous  êtes 
Messieurs,  de  ceux  qui  comprennent  et  pratiquent  cette  vérité  ; 


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SÉANCES   GÉNÉRALES    :    DISCOURS   DE   M.    E.    (ÎLASSON.  i5 

VOS  travaux  et  vos  actes  en  font  foi.  Pas  un  des  graves  problèmes 
de  réconomie  sociale  ne  vous  est  étranger  ou  indift'érent  :  question 
ouvrière,  rapports  des  patrons  et  des  ouvriers,  création  de  sociétés 
de  secours  mutuels,  assurances  de  toutes  sortes,  caiss-es  de  retraite, 
habitations  à  bon  marché,  institutions  patronales,  sociétés  coopé- 
ratives, culture  de  la  terre,  métayage,  organisation  de  la  famille, 
régime  de  la  propriété.  Vous  avez  abordé  ces  questions  avec  une 
science  et  un  désintéressement  auxquels  tous  rendent  hommage. 
Aussi  les  encouragements  ne  vous  ont-ils  jamais  manqué.  Dès  1864, 
M.  de  Montalembert  écrivait  à  Cochin  :  «  Je  lis  le  livre  de  Le  Play, 
et  j'en  suis  émerveillé...  11  n'a  pas  paru  de  livre  plus  important  et 
plus  intéressant  depuis  le  grand  ouvrage  de  Tocqueville  sur  la 
démocratie;  et  Le  Play  aie  mérite  d'avoir  bien  plus  de  courage  que 
Tocqueville,  qui  n'a  jamais  osé  braver  un  préjugé  puissant...  Il 
faut  que  vous  lui  rendiez  pleine  justice,  et  que  nous  adoptions  son 
livre  comme  notre  programme,  sans  nous  arrêter  aux  dissentiments 
de  détail,  qui  pourront  être  assez  nombreux.»  Depuis  cette  époque, 
les  esprits  les  plus  éminents  de  notre  temps  ont  directement  parti- 
cipé à  votre  œuvre  ou  se  sont  intéressés  à  vos  travaux.  Tout  récem- 
ment un  don  princier  a  été  fait  à  la  Société  d'Économie  sociale,  en 
mémoire  d'une  femme  éminente  par  les  qualités  de  l'esprit  et  du 
cœur.  M.  le  comte  de  Chambrun  nous  a  offert,  en  souvenir  de  ^a 
femme,  Mme  la  comtesse  Marie-Jeanne  de  Chambrun,  lille  do 
M.  Godard  Desmarets,  principal  propriétaire  de  la  cristallerie  de 
Baccarat,  une  somme  de  50,000  francs,  pour  rendre  plus  féconde 
encore  votre  activité.  Je  serai  l'interprète  de  vos  sentiments  en 
adressant  en  votre  nom,  à  la  mémoire  de  cette  femme  supérieure, 
Fexpression  de  votre  respectueuse  reconnaissance. 

Permettez-moi  en  terminant,  de  vous  dire  combien  je  suis  sen- 
sibli  à  l'honneur  que  vous  m'avez  fait  en  m'appelant  à  ouvrir 
cette  session  qui,  voire  programme  en  est  la  preuve,  sera  aussi 
féconde  que  les  précédentes.  Je  voudrais  aussi  vous  remercier 
d'une  heureuse  innovation.  Vous  avez  créé  des  cours  qui  s'inspi- 
rent pour  l'enseignement  oral  de  la  méthode  monographique. 
C'est  une  innovation  qu'on  pourra  imiter,  mais  dont  vous  aurez 
toujours  le  droit  de  revendiquer  la  paternité.  Un  de  ces  cours  a 
été  ouvert  à  la  Faculté  de  droit  par  un  de  vos  membres  les  plus 
dévoués,  apôtre  passionné  de  la  doctrine  de  Le  Play.  C'est  tout 
particulièrement  un  devoir  pour  celui  qui  a  l'honneur    de  vous 


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18  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

parler,  de  proclamer  le  succès  de  cet  enseignement  nouveau  :  il 
n'instruit  pas  seulement  des  élèves  dont  vous  aurez  dans  une  pro- 
chaine séance  le  plaisir  de  couronner  les  premiers  efforts,  il  pré- 
pare aussi  des  disciples  pour  l'avenir.  Fiers  de  voire  passé  et  de 
votre  illustre  fondateur,  dans  le  présent  sûrs  de  votre  méthode, 
représentants  de  l'esprit  de  liberté  et  de  désintéressement,  vous 
transmettrez  ce  patrimoine  à  ces  jeunes  disciples.  Ils  auront  à  leur 
tour  l'honneur  et  le  devoir  de  le  conserver  intact  et  de  l'accroître 
pour  qu'on  puisse  dire  d'eux  comme  on  dit  de  vous  :  ils  ont  bien 
mérité  de  la  paix  sociale.  [Applaudissements  longs  et  répètes,) 

M.  Welche,  président  de  la  Société  d'Économie  sociale,  présente  le 
rapport  suivant  : 


RAPPORT   SUR    LES    PRIX   DESTINÉS 

A  HONORER  LES  VERTUS  DE  FAMILLE    ET  L'ATTACHEMENT  A  L'ATELIER 

Mesdames,  Messieurs, 

La  tâche  imposée  au  rapporteur  chargé  de  vous  présenter  les 
candidats  aux  prix  que  vous  avez  fondés  l'an  dernier  pour  honorer 
les  vertus  de  famille  et  la  fidélité  à  l'atelier,  et  à  la  commission  qui 
les  désigne,  esi  moins  simple  dans  sa  réalisation  et  moins  spéciale 
dans  ses  résultats  qu'elle  ne  le  peut  paraître  au  premier  abord.  Il 
faut,  en  effet,  justifier  les  doubles  titres  des  concurrents  et,  pour 
cela,  étudier  ceux-ci  non  seulement  dans  leur  vie  privée,  mais 
encore  dans  leurs  rapports  avec  leurs  patrons  et  leurs  camarades  : 
cette  étude  vous  conduit  du  foyer  de  la  famille  à  l'atelier  du  tra- 
vail, et  l'enquête  ouverte  sur  l'ouvrier,  sur  ses  antécédents,  la  durée 
de  ses  services  vous  amène  nécessairement  à  l'examen  de  l'atelier 
lui-même,  des  conditions  dans  lesquelles  les  ouvriers  y  sont  placés, 
des  efforts  qui,  en  dehors  des  salaires,  sont  faits  par  les  chefs  des 
usines,  les  directeurs  des  grandes  exploitations  pour  faciliter  à 
leurs  utiles  auxiliaires  les  moyens  d'existence  et  pour  leur  venir  en 
aide  dans  les  difi&cultés  que  chacun  rencontre  au  cours  de  la  vie. 

Cette  étude  n'est  pas  moins  intéressante  que  la  première  et  elle 


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SÉANCES  GÉNÉRALES  :  RAPPORT  SUR  LES  RÉCOMPENSES.      17 

est  aussi  féconde  en  précieux  enseignements.  Si  la  visite  à  la  mai- 
son ou  à  Tappartement  du  bon  ouvrier  vous  met  au  cœur  Témotion 
que  Ton  ressent  à  reconnaître  chez  ceux  qui  vivent  modestement 
et  quelquefois  péniblement  du  travail  de  leurs  mains,  rhonnèteté 
de  la  conduite,  la  modération  des  désirs,  la  mutuelle  confiance 
entre  les  époux,  Tamour  des  enfants  et  le  soin  constant  de  leur 
avenir,  la  visite  à  Talelier  vous  révèle  chez  les  patrons  un  souci 
réel  et  profond  du  bien-être  de  ceux  qu'ils  emploient,  une  sollici- 
tude extrême  à  les  soulager  dans  les  maladies,  un  empressement 
louable  à  créer  ou  à  encourager,en  y  prenant  la  part  que  comporte 
la  prospérité  de  Tindustrie,  toutes  les  institutions  destinées  à  ins- 
pirer la  prévoyance  et  à  favoriser  Tépargne.  Cette  constatation 
résultant  de  faits  vus  et  vérifiés,  confirmés  du  reste  par  la  déclara- 
tion des  ouvriers,  notre  excellent  confrère  M.  Jules  Michel  l'avait 
faite  Tan  dernier  ;  nous  avons  été  à  même  de  la  renouveler  cette 
année  et  je  m'empresse  de  la  signaler  avant  d'aborder  le  principal 
objet  de  mon  rapport,  pourvous  permettre  d*opposer  le  tableau 
rassurant  de  la  réalité  aux  réquisitoires  enflammés  des  hommes 
qui  chaque  jour  et  depuis  si  longtemps  s'appliquent  à  soulever  les 
colères  des  travailleurs  contre  l'âpreté  du  capital  et  la  dureté  des 
patrons. 

C'est  dans  des  ateliers  ou  au  milieu  d'institutions  que  vous  devez 
visiter  au  cours  de  cette  session  que  nous  avons  rencontré  les 
deux  familles  réunissant  des  titres  plus  que  suffisants  pour  être 
proposées  à  vos  suffrages. 

La  première  est  celle  d'un  ouvrier  devenu,  après  quarante-six  ans 
de  bons  et  loyaux  services,  contremaître  dans  la  maison  de  par- 
fumerie qui  porte  encore  le  nom  de  son  fondateur,  M.  Gellé. 

L*usine  est  établie  à  Levallois-Perret  au  n*'i49  delà  rue  du  Bois. 
Fondée  en  4826  par  M.  Gellé,  elle  est  encore  aujourd'hui  dirigée 
par  son  gendre  M.  Lecaron  et  par  les  deux  fils  de  celui-ci  :  elle 
compte  donc  67  années  d'existence  entre  les  mains  des  mêmes  pro- 
priétaires qui  l'exploitent  avec  leurs  seuls  capitaux.  La  prospérité 
de  la  maison  ne  cesse  de  s*accro!tre  ;  dans  la  période  qui  s'est 
écoulée  de  4876  ù  1892  le  chiffre  des  affaires  a  passé  de  2,190,500  fr. 
à  4,300,000  francs. 

L'industrie  française  delà  parfumerie  a  une  supériorité  incon- 
testée qui  lui  ouvre  de  grands  débouchés  à  l'étranger;  ses  produits 
donnent  lieu  à  une  exportation  considérable,  notamment  dans  les 

La  Réf.  Soc,  1"  juillet  1893.  3*  sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  coi.),  2. 


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18  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

pays  d'Orient;  les  ouvriers  employés  à  la  fabrication  sont  au 
nombre  de  trois  cents.  Les  hommes  sont  en  minorité  :  on  en  compte 
cinquante-huit  occupés  aux  travaux  de  la  distillerie,  de  la  menui- 
serie nécessaire  pour  les  grands  emballages,  du  laboratoire,  des 
magasins  de  provision.  La  trituration  et  le  mélange  des  matières 
nécessaires  à  la  confection  des  cosmétiques  solides  et  des  savons 
sont  opérés  par  des  machines  ingénieuses  dont  quelques-unes  sont 
de  rinvention  de  M.  Lecaron  fils  :  beaucoup  de  préparations  se  font 
donc  mécaniquement. 

Les  femmes,  au  nombre  de  243,  sont  employées  à  donner  la  der- 
nière main  aux  produits,  à  les  transvaser  dans  d'élégants  flacons, 
à  les  revêtir  de  coquettes  enveloppes  de  papiers  brillants  dont 
quelques-uns,remarquablespar  leur  finesse,sontfabriqués  au  Japon, 
à  les  placer  sous  de  séduisantes  étiquettes  et  à  les  classer  dans  de 
petites  caisses  pour  les  diverses  expéditions. 

Le  travail  n'est  rude  ou  épuisant  ni  pour  les  hommes,  ni  pour 
les  femmes  ;  il  demande  surtout  de  Thabileté  et  une  grande  netteté  : 
aussi  le  costume  d'atelier  des  ouvrières  est-il  d'une  remarquable 
propreté  et  d'une  élégance  relative  qui  donne  aux  chambrées  un 
grand  air  de  gaieté.  Le  nombre  des  ouvriers  et  ouvrières  qui  sont 
depuis  longtemps  dans  la  maison  est  considérable  ;  des   grand'- 
mères  et  des  petits-enfants  y  travaillent  cOle  à  côte  et  cette  durée 
des  services  entretient  entre  les  patrons  et  les  employés  une  cor- 
dialité de  rapports  qui  frappe  vivement  le  visiteur  :  on  sent  qu'il 
existe  entre  tous  ceux  qui  vivent  dans  ce  milieu  une  confiance 
mêlée  d'affection;  on  comprend  que  l'on  est  entouré  de  gens  ayant 
le  désir  de  se  rendre  les  uns  aux  autres  le  plus  de  services  qu'ils 
peuvent.  Aussi  l'atelier  de  la  maison  Gellé  présente-t-il  un  carac- 
tère tout  spécial  qui  doit  le  faire  ranger  parmi  les  institutions  fami- 
liales. Les  ouvriers  connaissent  trois  générations  de  patrons,  ceux- 
ci  occupent  les  enfants  et  petits-enfants  des  premiers  serviteurs  de 
l'usine,  et  nous  ne  devons  pas  nous  étonner  de  l'absence  de  forma- 
lisme du  Uen  qui  les  unit.  Pas  de  contrats,  aucun  engagement  écrit  ; 
l'admission  à  l'atelier  est  sollicitée  par  de  nombreux  demandeurs 
qui  attendent  impatiemment  leur  tour.  La  maison  n'a  fait  aucune 
fondation  de  caisses  de  secours  ou  de  retraite  :  la  nature  même  du 
travail,  qui  peut  se  continuer  jusqu'à  la  vieillesse, assure,  à  l'ouvrier 
la  durée  du  salaire,  son  augmentation  progressive;  il  fait  donc  lui- 
méme^et  comme  il  l'entendjSes  réserves  et  ses  épargnes  pour  l'ave- 


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SÉANCES  GÉNÉRALES  I  RAPPORT  SUR  LES  RÉCOMPENSES.      19 

niret  d'après  les  conseils  du  patron  qu'il  consulte  à  ce  sujet.  Mais 
après*  vingt  ans  de  services,  le^  patrons  ajoutent  à  ces  épargnes 
personnelles  un  secours  ou  une  pension  de  retraite  fixée  par  eux 
proportionnellement  à  Tâge  et  aux  besoins,  et  cette  allocation  sup- 
plémentaire est  toujours  jugée  équitable  et  acceptée  avec  recon- 
naissance. S'il  survient  une  maladie,  une  grossesse,  un  accident, 
sans  aucune  stipulation  préalable,  des  secours  en  nature  et  un 
salaire  suflisant  sont  accordés  pendant  ce  chômage  forcé  :  tout  se 
passe  comme  en  famille  et  la  paix  de  l'atelier  n'a  jamais  été  com- 
promise ni  troublée.  [Bravos,) 

La  tâche  de  votre  commission  n'était  pas  facile  au  milieu  de  tant 
d'anciens  serviteurs  animés  d'un  même  esprit,  et  son  embarras 
n'était  pas  de  trouver  un  candidat,  mais  de  le  choisir  sans  injustice 
et  sans  faire  grief  à  d'autres  aussi  méritants.  L'un  d'entre  eux 
cependant  a  enlevé  les  suffrages  à  cause  de  la  durée  exceptionnelle 
de  ses  services  et  du  témoignage  unanime  que  ses  compagnons  lui 
rendaient. 

Pierre-Hippolyte  Goussard,  né  le 20  novembre  1817,  se  maria  peu 
après  sa  libération  du  service  militaire  et  épousa  Françoise-Hen- 
riette Blondeau  :  tous  deux  entrèrent  dans  la  maison  Gelié  le 
4  novembre  1846,  l'un  comme  ouvrier,  l'autre  comme  lingère.  Ils  y 
sont  encore  aujourd'hui;  le  mari,  après  avoir  passé  successivement 
par  tous  les  emplois,  est  contremaître.  Il  a  eu  deux  enfants  :  un  fils 
qui  travaille  dans  une  usine  voisine,  une  fille  qui  partage  avec  sa 
mère  remploi  de  lingère  de  la  maison  Lecaron  ;  cette  fille  est  mariée 
et  a  elle-même  deux  enfants.  Les  époux  Goussard  sont  donc  depuis 
quarante-six  ans  au  service  de  leurs  patrons,  et  ceux-ci,  pour  recon- 
naître leur  fidélité  et  leur  honnêteté,  logent  toute  la  famille,  enfants 
et  petits-enfants,  dans  une  maison  qu'ils  possèdent.  Cet  exemple 
d'attachement  aux  maîtres  et  de  gratitude  envers  les  serviteurs 
fait  un  égal  honneur  aux  uns  et  aux  autres,  et  vous  ne  sauriez 
mieux  placer  l'une  de  vos  récompenses  qu'en  l'attribuant  à  la 
famille  Goussart.  Elle  recevra  avec  une  médaille  un  objet  de 
ménage  qui  perpétuera  dans  son  foyer  le  souvenir  de  l'hommage 
qui  lui  est  rendu  aujourd'hui.  [Applaudissements,] 

C'est  dans  un  quartier  tout  opposé  que  nous  devons  nous  trans- 
porter pour  suivre  nos  investigations  et  continuer  notre  enquête. 
Nous  voici  à  l'extrémité  du  faubourg  Saint-Antoine,  au  centre 
d'une  population  composée  surtout  par  des  ouvriers  de  l'industrie 


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20         RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

du  meuble  et  des  employés  des  divers  services  de  la  Compagnie  de 
Paris  à  Lyon  et  la  Méditerranée  ;  c'est  parmi  ces  derniers  que -nous 
rencontrerons  notre  second  lauréat. 

Dans  toute  cette  ville  nouvelle  qui,  depuis  à  peine  quarante  ans, 
s  est  construite  entre  le  faubourg  Saint-Antoine  et  l'entrepôt  de 
Bercy  et  la  Seine,  on  est  frappé  du  nombre  considérable  d'établis- 
sements religieux  ou  laïques  qui  se  sont  créés  pour  venir  en  aide  à 
la  population  laborieuse  et  pour  lui  permettre  de  bien  élever  ses 
enfants;  crèches,  salles  d'asile,  écoles,  ouvroirs,  orphelinats,  mai- 
sons de  refuge  et  de  secours,  hospices,  dispensaires,  il  semble  que 
l'esprit  de  charité  et  d'assistance  se  soit  ingénié  à  devancer  les 
besoins  et  à  les  satisfaire  dans  la  mesure  du  possible.  Nous  ne  pou- 
vons résister  au  désir  de  vous  faire  connaître  le  développement 
rapide  de  Tune  des. institutions  et  la  variété  des  ressources  qu'elle 
offre  aux  familles  qui  Tentourent. 

Après  la  redoutable  épidémie  cholérique  de  1848-1849,  une 
dame  de  Narbonne,  émue  du  nombre  d'orphelins  laissés  par  le 
fléau,  loua  dans  un  emplacement  occupé  aujourd'hui  pur  la  rue  de 
Reuilly  une  petite  et  modeste  maison  pour  y  recueillir  le  plusgrand 
nombre  possible  des  abandonnés,  et  elle  confia  la  direction  de  cet 
orphelinat  aux  sœurs  de  Saint-Vincent-de-Paul.  Peu  de  temps 
après,  cette  dame  charitable  acheta  l'immeuble,  lui  créa  quelques 
modiques  ressources,  laissant  à  la  Providence  et  aux  bonnes  sœurs 
le  soin  de  faire  fructifier  l'œuvre.  Successivement  et  dans  un  temps 
relativement  court,  l'orphelinat  s'annexa  un  asile,  une  école,  un 
dispensaire,  une  pharmacie,  un  patronage  de  jeunes  filles,  et 
acquit  les  terrains  suffisants  pour  y  édifier  les  constructions  né- 
cessaires à  toute  cette  population,  et  pour  ménager,  dans  l'enceinte 
des  bâtiments,  les  promenoirs,  jardins  et  préaux  indispensables 
aux  exercices  et  au  développement  physique  de  tout  ce  jeune 
monde. 

En  1870,  Mgr  Darboy  visitant  les  établissements  populaires  et 
charitables  d'un  quartier  si  voisin  de  celui  où  il .  devait  quelques 
semaines  plus  tard  trouver  le  martyre,  engagea  les  sœurs  à  com- 
pléter leur  organisation  d'instruction  pratique  par  un  ouvroir  pour 
les  premiers  frais  duquel  il  leur  remit  une  somme  de  six  mille 
francs.  Malgré  la  modicité  de  ces  premières  ressources,  les  dignes 
sœurs  se  mirent  à  l'œuvre,  et  Touvroir  possède  aujourd'hui  des 
locaux  permettant  d'admettre  près  de  deux  cents  jeunes  filles,  qui 


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SÉANCES  GÉNÉRALES  :  RAPPORT  SUR  LES  RÉCOMPENSES.      21 

font  là  Tapprentissage  complet  du  métier  qu'elles  désirent  choisir, 
et  sont  conservées  aussi  longtemps  qu'elles  n'ont  pas  trouvé  une 
place  qui,  le  plus  souvent,  leur  est  procurée  par  les  sœurs. 

Ce  n*était  pas  assez  de  s'occuper  des  jeunes  filles  :  la  population 
chrétienne  leur  demandait  de  s'intéresser  aussi  aux  jeunes  gar- 
çons et  de  faire  quelque  chose  pour  eux,  et,  comme  Tune  des  sœurs 
avait  un  remarquable  talent  de  dessinateur,  elles  créèrent,  pour  les 
enfants  des  ouvriers  du  meuble,  un  cours  de  dessin  d'ornementa- 
tion qui  était  ouvert  aux  heures  du  soir  et  qui  compta  plus  de  cent 
cinquante  élèves.  Lorsque  ces  jeunes  gens  entrèrent  en  appren- 
tissage, ils  ne  perdirent  pas  Thabitude  de  venir  chercher  les  conseils 
et  les  encouragements  de  celles  qui  leur  avaient  fourni  les  moyens 
de  devenir  d'habiles  artisans,  et  un  grand  nombre  d'entre  eux  font 
partie  d'un  patronage  qui  leur  ouvre  tous  les  dimanches  une  salle 
spacieuse  éclairée  et  chauffée,  contiguë  à  une  petite  chapelle  où  ils 
suivent  les  offices,  écoutent  une  conférence  faite  par  un  des  prêtres 
de  la  paroisse  et  terminent  leur  journée  dans  différents  jeux  dont 
les  instruments  sont  mis  à  leur  disposition  ou  apportés  par  eux  et 
laissés  à  la  maison. 

Bref  les  diverses  œuvres  qui  se  sont  juxtaposées  dans  l'orphe- 
linat de  la  Providence,  l'une  entralnant^ou  complétant  la  création 
de  l'autre,  réunissent  aujourd'hui  une  population  de  deux  mille 
enfants  ou  jeunes  personnes  de  six  à  vingt  ans,  dont  quatre  cents, 
appartenant  à  l'ouvroir  ou  à  l'orphelinat,  sont  logés,  nourris  et, 
pour  un  certain  nombre,  habillés  dans  la  maison,  sous  la  surveil- 
lance et  la  direction  de  trente-six  filles  de  la  Charité. 

Les  dépenses  considérables  entraînées  par  toutes  ces  institutions 
étaient  autrefois  assez  facilement  couvertes  malgré  leur  chiffre 
élevé  :  la  ville  de  Paris  prenait  à  sa  charge  la  location  des  salles 
d'asile  et  des  salles  d'école  et  les  traitements  des  sœurs  chargées 
de  leur  direction  ;  l'assistance  publique  faisait  les  frais  du  dispen- 
saire et  de  la  pharmacie,  et  les  budgets  s'équilibraient  sans  trop 
de  peine  jusqu'au  jour  où  la  malsaine  folie  de  la  laïcisation  s'em- 
para de  l'administration  municipale.  Les  traitements  furent  alors 
supprimés,  les  subventions  représentant  la  location  des  immeubles 
retirées,  les  recettes  de  la  maison  s'appauvrirent  en  quelques  jours 
d'une  somme  annuelle  de  30,000 francs.  Bien  plus,  l'école  do  dessin, 
qui  était  une  école  libre,  fut  fermée  sous  le  prétexte  que  les  sœurs 
ne  pouvaient  donner  à  de  jeunes  garçons  une   instruction  utile,  et 


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22  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

comme,  d'autre  part,  l'assistance  publique  retirait  aussi  ses  subsides, 
le  dispensaire  et  la  pharmacie  furent  interdits,  les  remèdes,  les 
plantes  médicinales  jetés  au  ruisseau,  et  les  pauvres  malades 
des  environs  restèrent  privés  des  secours  utiles,  prochains  et  gra- 
tuits auxquels  ils  étaient  habitués. 

Les  bonnes  sœurs  ne  se  laissèrent  pas  abattre  par  un  si  terrible 
coup,  elles  ne  diminuèrent  pas  d'une  seule  le  nombre  de  leurs 
élèves  et  de  leurs  apprenties;  avec  l'inaltérable  sérénité  de  leur  foi, 
elles  s'en  remirent  à  la  Providence  et,  aux  amis  désolés  qui  s'in- 
quiétaient de  leur  avenir,  elles  répondaient  :  «  Le  bon  Dieu  y  pour- 
voira »...  Et  le  bon  Dieu  y.  pourvoit  :  le  courant  quotidien 
des  charités  donne  à  peu  près  le  nécessaire,  et,  quand  Tarriéré 
s'accumule,  dans  une  proportion  menaçante,  une  libéralité  inat- 
tendue apporte  les  moyens  de  combler  la  différence.  D'où  vient- 
elle?  Souvent  d'une  source  absolument  inconnue.  Celui  qui  voit 
les  consciences  et  inspire  les  résolutions  pourrait  seul  le  dire,  et  le 
mystère  très  saisissant  qui  entoure  le  bienfait  justifie  et  confirme 
la  confiance  des  saintes  filles  qui  s'en  rapportent  à  la  bonté  de 
Dieu.  (Applaudissements  prolongés.) 

La  Compagnie  de  Paris  à  Lyon  et  à  la  Méditerrande  occupe,  dans 
sa  gare  principale,  une  population  nombreuse  dont  plusieurs  en- 
fants sont  recueillis  et  instruits  dans  la  maison  de  la  Providence  : 
pour  assurer  à  ces  enfants  le  bienfait  de  leur  admission,  elle  verse 
aux  sœurs  une  subvention  annuelle  ;  mais  les  places  vacantes  se 
trouvant  trop  rares  pour  les  postulants,  elle  a,  depuis  quelques 
années,  créé,  dans  un  local  loué  par  elle  à  cet  effet  rue  de  Charen- 
ton,  un  ouvroir  qui  semble  une  succursale  de  celui  de  la  Provi- 
dence, qui  est  dirigé  par  les  mêmes  sœurs  et  exclusivement  réservé 
aux  familles  de  ses  employés.  Dans  une  vaste  salle  bien  aérée, 
cinquante  jeunes  filles  apprennent  divers  métiers  de  couture,  bro- 
derie, lingerie,  confection  de  fleurs,  etc;  lorsque  l'apprentissage  est 
terminé,  ce  sont  les  sœurs  qui  leur  cherchent  une  situation,  discu- 
tant les  conditions  de  leur  entrée  dans  les  ateliers,  assurant  leur 
salaire,  leur  épargnant  des  démarches  si  pénibles,  parfois  si  péril- 
leuses, dans  une  grande  ville  où,  le  plus  souvent,  la  demande  de 
travail  est  supérieure  aux  besoins  et  où  le  respect  dû  à  la  jeunesse 
n'est  pas  toujours  gardé. 

Par  une  heureuse  innovation  l'ouvroir  n'accueille  pas  seule- 
ment les  jeunes  filles,  u  admet,  dans  un  atelier  spécial,  les  femmes 


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SÉANCES  GÉNÉRALES  :  RAPPORT  SUR  LES  RÉCOMPENSES.      23 

des  ouvriers  désireuses  de  réparer  les  lacunes  de  leur  éducation  de 
ménagères  et  d'apprendre  à  confectionner  et,  chose  plus  utile 
encore,  à  entretenir  et  réparer  les  vêtements  et  le  linge  de  la 
famille.  C'est  dans  la  salle  réservée  aux  apprenties  que  nous  ren- 
controns Anastasie  Moulin  dont  nous  vouions  vous  entretenir  plus 
particulièrement. 

Elle  est  la  fille  d'un  ancien  ouvrier  de  la  Compagnie  P-.L.-M.; 
son  père,  Louis-Nicolas  Moulin,  est  né  à  Paris  et  serrurier  de  son 
état.  Après  avoir  fait  son  service  militaire,  il  s'est  marié,  il  y  a 
trente  et  un  ans  environ,  et  a  été  admis  dans  les  ateliers  du  petit 
entretien  avec  un  salaire  de  3  fr.  80  par  jour.  Sa  femme,  Anna  Elie, 
était  blanchisseuse,  forte  ouvrière,  très  jalouse  d'aider  son  mari 
dans  les  charges  du  ménage  dont  les  ressources  étaient  exiguës  : 
lors  donc  qu'un  premier-né  leur  arriva,  pour  ne  pas  perdre  son  tra- 
vail, elle  se  décida  à  le  mettre  en  nourrice.  Le  pauvre  petit  garçon 
mourut,  la  mère  en  conçut  un  vif  chagrin,  elle  se  reprocha  d'avoir 
éloigné  d'elle  cet  enfant  et  elle  se  promit  de  nourrir  elle-même  ceux 
que  Dieu  lui  enverrait  encore.  Elle  a  largement  tenu  sa  parole  et  a 
élevé  dix  enfants  dont  six  sont  encore  vivants,  cinq  filles  et  un 
garçon.  La  tâche  fut  lourde,  elle  aurait  sans  doute  dépassé  ses 
forces  si  elle  n'avait  rencontré  dans  sa  fille  ainée  une  auxiliaire 
dévouée  qui,  de  très  bonne  heure,  prit  charge  de  ses  sœurs  et  frère 
et  devint  leur  seconde  mère.  Trois  des  sœurs  sont  blanchisseuses 
et  travaillent  avec  leur  mère,  la  quatrième  qui  a  quinze  ans  termine 
son  apprentissage  dsms  l'ouvroir  dont  l'aînée  est  sous-maîtresse  ; 
le  dernier-né  est  un  garçon  de  13  ans  qui,  après  avoir  fait  sa  pre- 
mière communion,  est  rentré  à  l'école  des  frères  pour  compléter  son 
instruction  et  obtenir  son  certificat  d'études. 

Les  premières  années  de  ménage  avaient  été  difficiles  aussi  long- 
temps que  le  travail  des  seuls  parents  devait  pourvoir  à  toutes  les 
dépenses,  puis  peu  à  peu  tous  ces  petits  bras  purent  être  employés. 
Moulin  avait  vu  son  traitement  s'élever  <le  3  fr.  80  à  5  fr.  80,  le 
salaire  des  enfants  grossissait  l'avoir  et  permettait  quelques 
épargnes;  la  sœur  ainée  se  prodiguait  et  il  semblait  que  les 
jours  prospères  étaient  assurés  pour  longtemps,  lorsque  Moulin, 
après  vingt-quatre  années  et  quatre  mois  de  services,  fut  atteint 
par  une  longue  et  cruelle  maladie  qui  le  laissa  infirme  et  l'obligea 
à  quitter  les  chantiers  de  la  Compagnie.  Ce  malheur  frappait  à  la 
porte  au  moment  où  Anastasie  Moulin,  pleine  de  sécurité  pour 


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24         RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

Tavenir  de  ses  parents,  avait  pris  la  résolution  de  suivre  une  voca- 
tion née  depuis  longtemps  et  d'entrer  dans  la  vie  religieuse.  Elle 
consulta  les  dignes  sœurs  ses  maîtresses,  leur  exposa  ses  désirs, 
ses  hésitations  et,  soutenue  par  leur  assentiment  et  leurs  conseils, 
elle  n'hésita  pas  à  mettre  ses  devoirs  de  fille  au-dessu9  de  sa 
volonté  et  à  conserver  sa  place  au  foyer  paternel  où  l'on  avait 
encore  besoin  d'elle.  Et  la  famille  continue  à  vivre  unie,  satis- 
faite, depuis  que  le  père  a  trouvé  dans  l'administration  de  l'octroi 
un  petit  emploi  qui  ajoute  un  supplément  bienvenu  à  la  pension 
qui  lui  est  servie  par  la  Compagnie. 

C'est  plaisir  de  voir  cet  intérieur  où  tout  respire  l'union,  l'hon- 
nêteté, l'amour  du  travail  :  l'appartement  s'ouvre,  rue  de  Watti- 
gnies,  sur  le  vallonnement  qui  sépare  Reuilly  de  la  Seine  ;  la  vue 
s'étend  sur  de  vastes  terrains  jadis  cultivés,  aujourd'hui  couverts 
en  grande  partie  par  des  constructions  nouvelles  :  à  côté  d'une 
salle  commune  se  trouve  la  chambre  des  parents,  puis  la  petite 
chambre  de  la  sœur  aînée,  blanche  et  nette  comme  une  cellule  de 
religieuse,  d'un  autre  côté  le  dortoir  où  sont  repliées  les  couchettes 
des  quatre  sœurs,  puis  un  cabinet  pour  le  jeune  garçon.  Tout  est 
étincelant  de  propreté.  La  mère  est  au  travail  et  s'occupe  de  repas- 
sage, trois  des  filles  sont  au  lavoir,  l'aînée  et  la  dernière  à  l'atelier; 
le  père  revenu  du  bureau  de  l'octroi  occupe  son  activité  en  épar- 
gnant à  sa  femme  toute  la  besogne  du  ménage  qu'il  peut  faire.  La 
famille  vit  ainsi  heureuse,  prenant  en  coitimun  ses  plaisirs  qui  se 
bornent  à  des  lectures  ou  des  promenades;  les  filles  ignorent  le 
bal  et  le  théâtre,  de  même  que  le  père  n'a  jamais  connu  le  cabaret; 
la  joie  de  la  maison  c'est  l'enfant  dernier-né,  l'élève  des  Frères,  sur 
lequel  se  reportent  toutes  les  espérances.  Dans  un  an,  deux  au 
plus,  il  sortira  de  l'école  ;  on  fait  pour  lui  des  rêves  de  brillant 
avenir  :  la  Compagnie  de  Lyon  accueille  et  favorise  les  enfants  de 
ses  ouvriers;  s'il  s'y  présente  il  sera  admis,  protégé;  mais,  d'autre 
part,  le  garçon  a  été  remarqué  déjà  par  des  employés  supérieurs 
de  l'octroi,  on  connaît  la  probité  du  père,  sa  tempérance,  son  acti- 
vité au  travail,  on  sait  qu'il  a  donné  à  son  fils  le  précepte  et 
l'exemple,  et  sans  doute  le  garçon  aura  le  choix  de  sa  carrière. 

Quelle  qu'elle  soit,  honnêtes  gens,  il  y  réussira,  soyez-en  cer- 
tains et,  en  attendant  que  cette  bonne  fortune  vous  arrive,  recevez 
le  témoignage  d'estime  que  cette  assemblée  vous  rend  avee 
i)onheur,  en  vous  accordant  une  récompense  bien  gagnée  :  la 


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SÉANCES  GÉNÉRALES  !  RAPPORT  SUR  LES  RÉCOMPENSES.      25 

médaille  destinée  à  conserver  le  souvenir  de  Thommage  qui  vous 
est  dû  portera  les  noms  de  votre  fille  aînée  dont  vous  parlez  avec 
une  affection  émue  et  presque  déférente  et  qui  a  su  élever  la  pra- 
tique du  devoir  filial  jusqu'au  sacrifice.    [Vifs  applaudissements.) 

Je  ne  croirais  pas  avoir  entièrement  accompli  ma  tâche  si,  comme 
je  Tai  fait  en  vous  exposant  les  conditions  dans  lesquelles  est  placé 
vis-à-vis  de  ses  patrons  l'ouvrier,  de  la  maison  Gellé,  je  ne  vous 
montrais  celles  dans  lesquelles  se  trouve  l'employé  de  la  Compaçpiie 
P.-L.-M.  Il  est  ulile  de  réfuter  le  préjugé  si  répandu  qui  dénie  aux 
sociétés  anonymes  et  aux  exploitations  par  actions  tout  sentiment 
d'intérêt  pour  leur  personnel  et  tout  souci  de  son  bien-être. 

Vos  visites  sociales  vous  feront  voir,  â  un  jour  prochain,  coioi- 
bien  ces  grandes  compagnies  sont  ingénieuses  à  multiplier  les  fon- 
dations qui  peuvent  faciliter  Texistence  de  leurs  ouvriers  et  leur 
assurer  l'assistance  par  le  nombre  et  la  variété  des  institutions 
patronales  :  écoles,  orphelinats,  ouvroirs  pour  les  enfants,  loge- 
ments à  bon  marché,  restaurants  économiques  pour  les  familles. 
En  dehors  des  salaires,  des  mesures  spéciales  ont  été  prises  pour 
venir  en  aide  au  personnel  dans  le  présent  et  dans  l'avenir.  Chacun 
connaît  l'organisation  des  caisses  de  retraite,  du  service  médical, 
des  secours  de  maladie  ;  je  veux  appeler  votre  attention  sur  une 
mesure  plus  récente  et  moins  connue  qui  fera  juger  l'esprit  qui 
anime  la  direction  :  c'est  Celle  qui,  tenant  compte  des  charges  de 
famille  qui  incombent  à  l'artisan,  lui  alloue  des  secours  proportion- 
nels au  nombre  des  enfants  excédant  le  chiffre  de  trois,  et  qui  assi- 
mile à  ces  enfants  le^  petits-enfants,  les  collatéraux  orphelins,  les 
parents  ou  alliés  au  même  degré  recueillis  par  lui  et  étant  entière- 
ment à  sa  charge.  C'est  là  une  disposition  véritablement  équitable 
et  morale;  elle  resserre  les  liens  de  la  famille,  elle  développe  ce 
sentiment  de  solidarité  que  l'on  rencontre  chez  les  plus  pauvres  et 
dont  la  pratique  se  trouve  ainsi  facilitée  et  récompensée. 

Toutes  ces  mesures  entraînent  des  sacrifices  considérables,  elles 
ne  soulèvent  néanmoins  ni  discussion,  ni  objections. 

Dans  le  rapport  présenté  pour  l'exercice  1891  à  l'assemblée  géné- 
rale de  la  Compagnie  de  Lyon,  le  directeur,  M.  Noblemaire,  frappé 
de  l'insuffisance  du  prélèvement  fait  jusqu'alors  pour  la  caisse  spé- 
ciale de  retraites  de  la  société,  à  raison  de  4  %  réservés  sur  le 
salaire  de  l'ouvrier  et  de  &  %  versés  par  la  Compagnie,  exposa  la 
nécessité,  pour  garantir  le  service  régulier  des  pensions,  de  porter 


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26  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

le  prélèvement  annuel  de  10  à  12  %  et  proposa  d'élever  à  8  %  le 
contingent  fourni  par  la  Compagnie  en  n'augmentant  en  rien  le 
versement  de  4  %  fait  par  Tagent  sur  son  salaire.  Celte  mesure, 
jointe  à  celle  du  versement  fait  pour  les  agents  non  classés  à  la 
Caisse  nationale  des  retraites,  et  quelques  autres  dispositions  prises 
en  faveur  des  employés  entraînaient  une  dépense  annuelle  de 
11  millions,  somme  représentant  le  quart  de  la  totalité  du  dividende 
et  un  cinquième  des  bénéfices  nets  de  Texploitation.  La  demande 
s'adressait  non  pas  à  la  direction,  c'est  elle  qui  la  proposait,  non 
pas  au  conseil  d'administration  dont  les  membres  ont  quelques  rap- 
ports avec  les  agents  et  employés,  et  sont  disposés  à  la  bienveil- 
lance, mais  à  l'actionnaire,  c'est-à-dire  au  rentier,  au  petit  capita- 
liste qu'on  accuse  volontiers  d'égoïsme  et  de  rapacité  :  eh  bien,  le 
capital,  l'infâme  capital,  reconnut  le  bien-fondé  de  la  proposition  et 
la  vota  à  l'unanimité  et  par  acclamation. 

Et  ce  n'est  pas  \k  un  incident  isolé  :  plus  vous  approfondirez 
l'enquête  que  vous  poursuivez  sur  les  rapports  des  ouvriers  et  des 
patrons,  plus  vous  aurez  à  enregistrer  de  faits  semblables  et  à 
constater  que  l'intérêt  de  l'industrie  aussi  bien  que  le  sentiment  de 
leurs  devoirs  envers  leurs  auxiliaires  conduisent  naturellement 
ceux  qui  possèdent  ou  dirigent  de  petites  manufactures  ou  de 
grandes  exploitations,  à  s'attacher  de  plus  en  plus  le  personnel 
qu'ils  employent  en  lui  procurant,  avec  le  salaire  suffisant,  tous  les 
secours,  toutes  les  assistances  que  comportent  les  bénéfices  réa- 
lisés. 

Voilà  ce  qu'il  importe  de  mettre  en  lumière  et  de  faire  connaître 
à  tous,  aux  intéressés  d'abord,  puis  aux  personnes,  si  nombreuses 
à  notre  époque,  qui  raisonnent  de  la  question  sociale  et  la  tranchent 
avec  leurs  seules  impressions. 

Les  esprits  subissent  toujours  l'influence  des  idées  ambiantes  ou 
des  préoccupations  du  temps;  chacun  sent  donc  s'éveiller  en  lui 
un  socialiste  instinctif;  il  en  est  de  toutes  sortes  et  Ton  en  ren- 
contre aujourd'hui  dans  toutes  les  classes;  le  plus  redoutable  de 
tous  est  à  coup  sûr  le  socialiste  d'État  qui  prépare  le  futur  ordre 
social  en  bouleversant  la  société  présente  et  en  obérant  l'avenir  de 
charges  qu'aucun  budget  n'est  capable  de  supporter.  Comment,  au 
milieu  de  ce  concert  de  voix  discordantes  et  d'opinions  irraisonnées, 
distinguer  et  entendre  la  voix  autorisée  et  compétente  des  hommes 
qui  vivent  au  milieu  des  ouvriers  et  qui  dirigent  leurs  travaux,  qui 


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SÉANCES  GÉNÉRALES  I  RAPPORT  SUR  LES  RÉCOMPENSES.      27 

connaissent  les  conditions  d'existence  de  leurs  spécialités  indus- 
trielles ? 

Il  semble  plus  commode  de  se  tourner  vers  l'Ëtat-Providence  et 
de  demander  aux  assemblées  législatives  de  régler  à  coups  de  lois 
la  question  du  travail,  de  sa  durée,  de  ses  salaires,  comme  si  une 
réglementation  générale  pouvait  s'appliquer  efficacement  à  des 
espèces  aussi  variées,  aussi  dissemblables  que  celles  des  diverses 
industries.  Les  hommes  rompus  au  métier  sont  seuls  à  même  de 
dire  ce  que  chaque  genre  de  production  peut  demander  au  bras  des 
travailleurs,  d'évaluer  la  juste  rémunération  qui  doit  leur  être  attri- 
buée,et  celte  proportion  n'est  pas  facile  à  déterminer.  Telle  industrie 
aujourd'hui  très  productive  fléchira  demain  sous  la  concurrence  ou 
devant  le  perfectionnement  des  procédés;  telle  autre  est  atteinte 
déjà  et  plie  sous  le  fardeau  :  faudra-t«il  les  supprimer  si  elles  ne 
donnent  plus  le  minimum  de  salaire  souhaité  par  les  empiriques? 
Ne  vaut-il  pas  mieux  bénéficier  des  gains  modiques  qu'elles  procu- 
rent encore,  si  diminués  qu'ils  soient?  Et  si  ces  gains  descendent 
auHiessous  du  nécessaire,  ce  n'est  pas  la  loi,  ce  n'est  pas  l'Ëtat  qui 
peuvent  suppléer  à  ce  qui  manque  ;  toutes  les  législations  humaines 
demeurent  en  ce  cas  impuissantes  et  c'est  dans  l'observation  de  la 
loi  de  Dieu  que  l'on  doit  trouver  le  remède.  Donnez  à  toutes  les 
bonnes  volontés,donnez  à  l'esprit  de  charité  chrétienne  la  liberté  de 
s^unir,  de  s'associer  sans  entraves  et  vous  serez  surpris  des  résul- 
tats qui  seront  ainsi  obtenus.  Opposez  aux  utopies  irréalisables, 
aux  excitations  révolutionnaires,  l'observation  exacte  et  impartiale 
des  faits,  et  parlez  aux  ouvriers  un  langage  digne  d'eux  et  digne 
de  vous  ;  ils  sauront  le  comprendre,  je  vais  en  donner  la  preuve. 

A  côté  des  institutions  d'aide  et  d'assistance  fondées  par  l'admi- 
nistration de  la  Compagnie  Paris-Lyon-Méditerranée,  les  ouvriers, 
les  employés  ont  sur  divers  points  où  leur  agglomération  est  suffi- 
sante, créé,  les  uns  des  sociétés  coopératives  de  consommation,  les 
autres  des  syndicats  qui,  à  raison  de  l'importance  et  de  la  solvabi- 
lité de  la  clientèle  qu'ils  procurent,  obtiennent  de  fournisseurs 
choisis  de  très  notables  réductions  sur  les  prix  de  tous  leurs 
achats.  La  plus  puissante  de  ces  associations,  qui  s'administrent 
par  elles-^némes,  est  l'Union  des  agents  de  Paris-Lyon-Méditer- 
ranée, qui  a  son  siège  à  Lyon  et  qui  compte  26.000  ouvriers. 

Au  mois  de  décembre  dernier,  cette  Société  donnait  une  fête  de 
bienfaisance  dont  les  organisateurs  avaient  ofTert  la  présidence  à 


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28  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

M.  Noblemaire,  directeur  de  la  Compagnie  :  en  réponse  aux  remer- 
ciements qui  lui  étaient  adressés  à  la  fin  du  banquet  obligé,  l'émi- 
nent  directeur,  après  avoir  félicité  TUnion  de  sa  prévoyance  et 
énuméré  les  bienfaits  de  l'épargne,  prononçait  ces  paroles,  cou- 
vertes d'applaudissements  par  cet  auditoire  d'ouvriers  et  d'em- 
ployés : 

«  L'économie,  l'épargne,  voilà  ce  qu'il  ne  faut  cesser  de  recom- 
mander, car  il  n'est  pas  de  budget,  si  modeste  qu'il  soit,  qui  ne 
fasse  une  part  à  des  dépenses  superflut^s. 

«  Une  grave  question  souvent  posée  est  de  savoir  lequel  vaut 
mieux,  de  ne  pas  avoir  de  besoins  ou  de  s'en  créer  de  plus  ou  moins 
artificiels,  sauf  à  forcer  son  travail  pour  trouver  le  moyen  de  les 
satisfaire.  Je  n'hésite  pas  pour  ma  part  à  préférer  le  premier  de  ces 
termes.  Sans  doute  il  est  agréable  pour  les  hommes  d'échanger  le 
dimanche  leurs  habits  de  travail  contre  une  redingote  en  beau  drap; 
sans  doute  il  est  agréable  pour  les  dames  de  porter  des  robes  de 
soie,  des  chapeaux  de  velours  ;  il  est  agréable  encore  de  pouvoir  à 
Lyon  aller  au  théâtre  à  demi-place  :  mais  enfin  est-ce  bien  néces 
saire  ?  Vos  pères,  dirai-je  à  vos  aînés,  vos  grands-pères,  dirai-je  aux 
plus  jeunes,  n'allaient  pas  au  théâtre;  vos  grand'mères.  Mes- 
dames, ne  portaient  pas  de  robes  de  soie,  même  à  Lyon  où  la  ten- 
tation est  la  plus  forte.  Elles  ne  s'en  portaient  pas  plus  mal.  C'est 
grâce  à  cette  vie  plus  simple,  faisant  une  moindre  part  aux  besoins 
artificiels,  que  vos  pères.  Messieurs,  avec  des  salaires  moindres 
que  les  viMres,  non  seulement  ont  vécu,  mais  ont  réalisé  l'ambition 
la  plus  noble  de  l'homme,  celle  d'élever  leurs  enfants  au-dessus  de 
la  position  qu  ils  occupaient  eux-mêmes.  C'est  par  là  que  dans  notre 
grande  famille  qui  compte  aujourd'hui  dans  ses  rangs  la  troisième 
génération  de  ses  premiers  serviteurs,  nous  voyons  les  fils  des 
hommes  d'équipe  de  l'origine  devenus  chefs  de  gare,  leurs  petits- 
fils  inspecteurs,  les  fils  des  inspecteurs  devenir  ingénieurs  des 
Ponts  et  Chaussées  et  prendre  place  dans  nos  rangs  que  nous 
sommes  heureux  de  leur  ouvrir.  C'est  à  ce  même  but  que  vous 
devez  tendre  en  y  consacrant  les  économies  que  vous  permettent 
de  réaliser  vos  sociétés  coopératives,  vos  unions,  au  lieu  de  les 
appliquer  exclusivement  à  augmenter  votre  bien-être  personnel.  » 

Voilà  le  langage  qu'il  faut  tenir  aux  travailleurs,  car  il  est  ins- 
piré par  leur  véritable  intérêt;  mais  il  faut  se  garder  des  apprécia- 
tions qui  pourraient  être  interprétées  comme  une  approbation  de 


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SÉANCES  GÉNÉRALES  :  RAPPORT  SUR  LES  RÉCOMPENSES.      29 

prétentions  outrées  ou  de  revendications  menaçantes.  J'admets, 
comme  Ta  dit  un  puissant  orateur,  que  la  grande  préoccupation  du 
moment,  c'est  le  socialisme,  mais  je  me  refuse  à  croire  que  la 
guerre  soit  inévitable  entre  le  travail  el  le  capital,  el  que  le  moment 
soit  venu  de  choisir  entre  les  partis  prêts  à  se  livrer  bataille  et  de 
se  porter  délibérément  du  côté  de  l'un  ou  de  l'autre.  Et  si,  ce  dont 
Dieu  nous  garde,  les  choses  en  étaient  là,  la  place  d'honneur  pour 
ceux  qui  désirent  la  paix  sociale  me  semble  être  celle  occupée  par 
le  vénérable  et  courageux  curé  de  Fourmies,  au  milieu  des  combat- 
tants, faisant  entendre  aux  uns  les  conseils  de  la  modération  et  de 
la  raison,  encourageant  les  autres  à  pousser  à  Textréme  l'esprit 
de  conciliation  et  de  sacrifice.   [Bravos  répétés,) 

Il  faut  savoir  se  défendre  des  illusions,  même  les  plus  généreu- 
ses, et  rechercher  avant  tout  la  réalité  des  choses;  il  faut  se  mettre 
en  garde  contre  les  entraînements  de  Féloquence  et  se  défier  de 
citation^  trop  concises  qui  pourraient  altérer  la  grave  autorité 
du  document  le  plus  magistral  qui  ait  éclairé  la  question  sociale. 
L'Encyclique  sur  la  condition  des  ouvriers  doit  être  étudiée  dans 
son  ensemble  et  non  par  extraits  choisis  pour  les  besoins  d'une 
thèse  ;  chacun  y  trouvera  sa  ligne  de  conduite,  à  condition  de.  ne 
pas  en  vouloir  déduire  la  confirmation  de  ses  droits  sans  y  cher- 
cher en  même  temps  la  règle  de  ses  devoirs.  La  voix  respectueuse- 
ment écoutée  du  Saint-Père  a  condamné  le  socialisme,  quelle  que 
soit  l'épithète  dont  il  se  décore  ;  elle  a  condamné  la  révolte  et  la 
violence,  elle  a  justifié  la  légitimité  de  la  propriété  ;  en  même 
temps,  avec  la  tendresse  de  sentiments  et  la  sévérité  de  langage 
qui  appartiennent  au  vicaire  de  Jésus-Christ,  elle  a  rappelé  à  celui 
qui  possède  ses  obligations  absolues  vis-à-vis  de  ses  frères  déshé- 
rités. Les  paroles  du  Chef  de  l'Ëglise  sont  des  paroles  d'amour,  de 
concorde  et  de  paix  ;  elles  sont  aussi  un  rappel  énergique  aux  de- 
voirs de  la  charité  ;  elles  n'enseignent  et  n'ordonnent  rien  que  ce 
qu'enseigne  l'Ëvangile  et  que  ce  qu'ordonne  le  Décalogue  ;  et  cet 
enseignement  et  ces  ordres  suffisent,  s'ils  sont  obéis,  pour  suppléer 
par  la  pratique  des  vertus  chrétiennes  à  l'inévitable  insuffisance 
des  lois  humaines  qui  ne  peuvent  avoir  prise  sur  les  consciences. 

Sans  nous  dissimuler  les  difficultés  du  présent,  ne  perdons  pas 
confiance  dans  l'avenir  ;  réunissons  tous  .nos  efforts  pour  assurer  la 
paix  sociale  et  pour  éviter  une  lutte  impie  et  fratricide  dans  laquelle 
périrait  Tindustrie  française  et  avec  elle  la  grandeur  de  la  patrie. 


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30  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

Les  sympathies  qui  nous  aident  se  manifestent  par  des  adhésions 
toujours  plus  nombreuses  ;  il  nous  parvient  des  encouragements 
qui  accroissent  puissamment  nos  moyens  d'action  et  dont  quel- 
ques-uns nous  arrivent  sous  la  forme  d'un  touchant  souvenir 
d'outre- tombe;  il  m'a  été  donné  de  connaître  la  femme  distinguée 
au  nom  et  sous  Fiii^iration  de  laquelle  le  comte  de  Chambrun 
nous  faisait  parvenir  la  gâiB^reuse  offrande  dont  vous  entretenait 
tout  à  ITienre  notre  président  ;  je  sais  donc  combien  le  cœur  de  la 
comtesse  Jeanne  de  Chambrun  était  largement  ouvert  à  toutes  les 
initiatives  qui  avaient  pour  objet  d' améliorer  le  sort  de  ceux  qui 
travaillent  et  quels  exemples  elle  donnait  dans  ce  magnifique  éta- 
blissement de  Baccarat  où  elle  faisait  le  bien  d^one  manière  si 
libérale  et  si  discrète.  Aussi  votre  reconnaissance  ^'adressera  à  sa 
mémoire  en  même  temps  que  vos  remerciements  iront  directement 
à  son  mari.  {Applaudissements.) 

Courage  donc  :  suivons  avec  persévérance  la  voie  tracée  par  no- 
tre fondateur  et  relevons  scrupuleusement  les  faits  sociaux  dont  il 
a  recommandé  l'observation  et  l'étude;  nous  n  avons  pas  le  droit  de 
renoncer  à  l'espérance  qui  l'animait  et  qui  nous  soutient,  aussi 
longtemps  que  nous  rencontrerons  d'une  part  des  patrons  comme 
MM.  Gellé-Lecaron,  des  institutions  populaires  comme  la  mai- 
son de  la  Providence,  des  sociétés  imprégnées  de  l'amour  des 
travailleurs  comme  celle  que  dirigent  M.  Noblemaire  et  ses  dignes 
collaborateurs  et,  d'autre  part,  des  familles  d'artisans  aussi  hono- 
rables, aussi  dignes  de  respect  que  celles  de  Goussard  et  de  Mou- 
lin, auxquelles  vous  décernerez  par  acclamation  les  récompenses 
que  leur  remettra  tout  à  l'heure  votre  président  et  qui  sont  si  bien 
justifiées  par  leur  honnêteté  professionnelle  et  par  leurs  vertus  de 
famille.   {Acclamations  répétées,) 

M.  LE  Président  s'associe  aux  applaudissements  unanimes  qui  accueil- 
lent les  dernières  paroles  deM.Welche.il  félicite  rorateurd*avoir,  dans  la 
première  partie  de  son  travail,  raconté  avec  tant  de  cœur  et  de  simplicitt^ 
Içt  vie  de  modestes  ouvriers  et,  dans  la  seconde  partie,  exhorté  tous  les 
citoyens  à  l'union  des  classes  avec  autant  d'élévation  que  de  fermeté. 

M.  LE  Président,  au  milieu  des  applaudissements  de  rassemblée 
appelle  successivement  au  bureau  : 

M.  Goussard,  de  l'usine  Gellé  Lecaron, 

et  M.  Moulin,  des  ateliers  de  la  Compagnie   P,-L.-M.,   pour 
Mademoiselle  Anastasie  Moulin. 


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SÉANCES  GÉNÉRALES.  31 

En  leur  remettant  les  médailles  qui  leur  ont  été  attribuées,  le  Prési- 
dent leur  eiquime  les  félicitaitions  de  la  Société  d'Économie  sociale. 
[AcciamalionB), 


M.  LE  Président  donne  ensuite  |la  parole  à  M.  le  vicomte  de  Meaux.  Je 
vous  rappelais  tout  à  l'heure,  dit-il,  qu'eu  tout  temps  les  hommes  les 
plus  éminents  de  notre  pays  ont  témoigné  la  plus  vive  sympathie  à 
notre  Société,  et  je  vous  citais  fexempJe  de  Montalembert  qui  fut  un  de 
ses  fondateurs;  je  vais  vous  en  donner  une  nouvelle  preuve.  Celui  qui 
continue  au  plus  juste  titre  la  tradition  de  Montalembert,  et  qui  repré- 
sente le  mieux  son  esprit  et  ses  vues,  M.  le  vicomte  de  Meaux,  a  bien 
voulu  nous  promettre  pour  ce  soir  une  conférence  sur  le  grave  pro- 
blème de  la  séparation  de  V Église  et  de  VÉtat  aux  États-Vnù  et  en  France. 
M.  le  vicomte  de  Meaux  est  plus  que  tout  autre,  comme  l'atteste  un  livre 
qu'il  vient  de  publier,  compétent  pour  aborder  cette  grave  question, 
d'abord  par  Texpérience  qu'il  a  acquise  en  France  dans  le  maniement 
des  affaires  de  TEtat,  ensuite  par  l'enquête  et  les  études  qu'il  a  faites 
directement  aux  États-Unis.  Je  n'en  dirai  pas  davantage  et  je  m'empresse 
de  me  retirer  à  moi-même  la  parole  pour  la  donner  à  M.  le  vicomte  de 
Meaux  et  pour  vous  procurer  le  plaisir  de  l'entendre. 

M.  LE  Vicomte  de  Meaux  est  allé  chercher  une  espérance  religieuse 
aux  États-Unis.  L'Église  catholique  y  grandit,  confiante  et  satisfaite  de 
son  sort,  sous  ce  régime  de  séparation  d'avec  l'État  qui  paraît  généra- 
lement en  France  une  dangereuse  menace  pour  l'avenir  de  la  religion. 
Pourquoi?  C'est  que  les  conditions  ne  sont  pas  les  mêmes  et  que  le  mot 
,  n*apas  le  même  sens  des  deux  côtés  de  l'Atlantique.  Aux  États-Unis,  il 
n'y  a  rien  qui  ressemble  à  un  divorce,  parce  qu'il  n'y  a  pas  eu  mariage, 
l'Église  catholique  n'ayant  jamais  été  unie  à  l'État.  Pas  de  spoliation  :  les 
Jésuites  sont  restés  maîtres  de  leurs' propriétés  au  Maryland,  même  au 
temps  où  l'ordre  était  supprimé.  Pais  au  Nouveau  Monde,  il  semble  na- 
turel que  le  culte,  œuvre  durable,  soit  entretenu  par  des  aumônes  quoti- 
diennes, parce  que  l'usage  général  est  de  vivre  sur  ce  qu'on  gagne,  non 
sur  un  patrimoine  acquis.  Enfin  la  liberté  d'association,  y  compris  la 
faculté  de  posséder,  est  complète.  L'autorité  judiciaire,  reconnaissant 
ouvertement  que  chaque  association  est  gouvernée  par  ses  lois  propres^ 
se  trouve  ainsi  amenée  à  prêter  maiu'forte  aux  lois  canoniques  dans  les 
contestations  religieuses  pouvant  s'élever  entre  catholiques.  Ainsi  l'É- 
glise, s'administrant  librement  et  pouvant  se  choisir  les  chefs  les  plus 
dignes,  n'est  pas  exposée  à  la  défiance  haineuse  des  pouvoirs  publics. 
L'esprit  général  du  gouvernement,  comme  de  la  nation,  est  profondé- 


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32  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RKNOU  GÉNÉRAL. 

ment  religieux.  Est-ce  un  régime  de  séparation  analogue  à  celui-là  qu'on 
nous  propose  en  France  ? 

M.  LE  Président  remercie  M.  le  vicomte  de  Meaux;  il  ne  s'étonne  pas  de 
la  sagesse  et  de  la  çcience  avec  lesquelles  l'orateur  a  traité  ce  difficile 
sujet,  mais  il  le  félicite  très  vivement  d'avoir  tenu  l'assemblée  sous  le 
charme  de  sa  parole  toujours  si  ferme,  si  claire  et  parfois  si  éloquente. 
Cette  conférence,  qui  met  admirablement  en  relief  les  contrastes  entre  la 
France  et  les  États-Unis,  ouvre  d'une  manière  magistrale  la  session  du 
Congrès. 

La  séance  est  levée  à  11  heures. 


DEUXIÈME  SÉANCE  GÉiNÉRALE   (31  mai) 

Sommaire.  —  Présentations  de  membres.  —  Publications  et  hommages.  —  Rap- 
port annuel  sur  les  travaux  de  la  Société  d'Éeonomie  sociale  et  dos  Unions 
par  M.  A.  Dblairb,  secrétaire  général.  —  Rapport  sur  le  concours  de  travaux 
monographiques  par  M.  E.  Chkysson.  —  Conférence  de  M.  Paul  Dbsjardins  : 
Ce  qui  unit  les  hommes, 

A  huit  heures  et  demie  du  soir  la  séance  est  ouverte  par  M.  Glasson, 
de  rinstitut,  auprès  duquel  prennent  place  MM.  VTelghe,  A.  Gigot, 
L.  Lefébure,  J.  Michel,  Delà  ire,  Cheysson  et  Paul  Desjardins. 

M.  LE  Secrétaire  général  propose  l'admission  des  membres  suivants 
dans  la  Société  d'Économie  sociale  : 

M.  le  Professeur  Léo  de  PUniversité  de  Gracovie,  présenté  par 
MM.  Welche  et  Brants  ; 

M.  André  Durand,  de  Carmaux,  juge  au  tribunal  de  Lombez,  présenté 
par  MM.  Gibon  et  Cheysson; 

M.  Edouard  Fuster,  publi ciste,  présenté  par  MM.  Delaire  et  du  Ma- 
roussem  ; 

M.  le  comte  Lanskoï,  attaché  au  Ministère  de  Tlnstruction  publique  de 
Russie,  présenté  par  MM.  Claudio  Jannet  et  Delaire  ; 

Mme  Hippolyte  Taine,  présentée  par  MM.  Boutmy  et  Delaire  ; 

M.  G.  Duriez  et  M.  Claude  Guillemaud,  ûlateurs,  présentés  par 
MM.  Louis  Guérin  et  A.  Béchaux  ; 

M.  Henri  Laborbe,  présenté  par  MM.  Barrât  et  Cazajeux. 

M.  LE  Président  prononce  l'admission  des  membres  présentés. 

Le  Secrétaire  général  donne  lecture  d'une  liste  de  membres  présentés 
pour  faire  partie  des  Unions  de.  la  paix  sociale  (V.  la  précédente 
livraison,  p.  964). 


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SÉANCES  GÉNÉRALES   ;   OUVRAGES   OFFERTS.  33 

Les  diverses  livraisons  des  Ouvriers  des  Deux  Mondes,  les  fascicules  de 
VEnquête  sur  VÈtat  des  familles  et  Papplicalion  des  lois  de  succession,  parus 
au  cours  de  Tannée  sont  déposés  sur  le  bui*eau,ainsi  qu'un  grand  nombre 
de  publications  adressées  récemment  à  la  Société  d'Économie  sociale  et 
aux  Unions  :  Cours  d'économie  politique,  par  M.  P.  Cauwès,   professeur  à 
la  Faculté  de  Paris,  3«  édit.,  t.  III  et  IV;  Paris,  Larose,  i893,  in-8«,  681- 
672  p.;   Histoire  du  cardinal  Richelieu,  par  Gabriel  Hanotaux;  La  jeu- 
nesse de  Richelieu  ;  la  France  en  1614  ;  Paris,  Firmin  Didot,  1893,  gr.  in- 
8%  Yni-356  p.  avec  port,  et  cart.;  VÉgypte  et  les  Égyptiens,  par  le  duc 
d^Harcourt,  Paris,  Pion,  1893  ;  in-18,  xi-305  p.  ;  Religion,  par  G.  de  Moli- 
nari,  correspondant  de  l'Institut;  2«  édit.  Paris  Guillaumin,  1893;  in-18, 
x-370  p.  ;  Les  Bourses  du  travail,  par  le  même,  in-18,  xit-335  p.  ;  Histoire 
de  la  population  française,  par  Lucien  Schône,  lauréat  de  l'Institut,  avec 
une  préface  de  M.  Levasseur;  Paris,  A.  Rousseau,  1893,  in-18,  xv-428p.; 
Le   minimum   de  salaire  dans  les    adjudications  publiques,   par  Arthur 
Yerhaegen,  membre  du  Conseil  supérieur  du  travail  en  Belgique;  Gand, 
«Het    Volk  »,  1893,  pet.   in-8';  40  p.;  L'Église  catholique  et   la  liberté j 
aux  États-Unis,  par  le  vicomte  de  Meaux;  Paris,  Lecofîre,   1893;   in-12/ 
n-427  p.  ;  Coup  d'œil  sur  les  œuvres  de  Vinitiativc  privée  à  Genève,  par  le 
capitaine  Paul  Marin;  Paris,  Guillaumin,  1893,  in-18,  viii-336  p.  ;  Sur  la 
terre  et  par  la  terre,  par  M.  Eugène  Simon;  Paris,   libr.  de  la  Nouvelle 
Revue,  1893,  inl8,  vii-316  p.  ;  Paul  Lamache  (1810-1892),  par  Paul  Allard  ; 
Paris,  LecofiFre,  1892,  in-12,  iv-27o  p.;  Les  défaillances  de  la  volonté  au 
temps  présent,  par  Raoul  Allier,  Paris,  Fischbacher,  1892,  in-18,  131  p.; 
La  guillotine  pendant  la  Révolution,  d'après  des  documents  inédits  tirés 
des   Archives  de  l'État,  par  M.  G.  Lenotre,  Paris,  Perrin,   1893,  in-8*- 
378  p.  ;  Questions  sociales  et  politiques,  par  Arthur  Desjardins,  de  Tlnsti- 
tnt;   (Les  conflits  internationaux,  le  droit  et  la  politique;   Questions 
ouvrières;    les    réformateurs);    Paris,    Pion,     1893,    in-8°,     491     p.; 
Étude  du  fermage  et  des  baux  à  ferme  dans  le  département  de  l* Indre, 
par  M.  Henri  Ratouis  de  Limay,  secrétaire  de  la  Société  d'agriculture  de 
llndre,  Chàteauroux,  Majesté,  1892,  in-8,  71  p.  ;  Thierry  d*Hireçon,  agri- 
culteur artésien  par  M.  J. -M.  Richard  ;  Paris,  1892  in-8°,  69  p.  ;  La  Révo- 
lution  dans  V ensemble  de  ses  phases,  par  A.  Chauffard,  ancien  magistrat; 
Avignon,  Aubanel,  1893,   in-12,  xxx-302  p.  ;  Appel  à  la  bourgeoisie  /i6^- 
roZe,  par  Edouard  Cohen;  Paris,  Guillaumin,  1893,  in-8^,  vi-125  p.;  Les 
Vitréens  et  le  commerce  international,  par  Frain  de  la  Gaulayrie;  Vannes, 
Lafolye,  1893,  gr.  in-8*,  103  p.  ;  Une  nouvelle  évaluation  du  capital  et  du 
revenu  des  valeurs  mobilières  en  France,  par  Alfred  Neymarck,  Paris,  Guil- 
litomin,  1893,  gr.  in-8*,  54  p.  ;  Les  anciennes  mesures  de  capacité  et  de 
superficie  dans  les  départements  du  Morbihan,  du  Finistère  et  des  Côtesdu 
Word,  par  le  D'  Bfauiicet,  correspondant  de  l'Académie  de  médecine, 

La  Réf.  Soc,  !•' jmllet  1893.  3«  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.^  3. 


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34  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

Vannes,  Galles,  1893,  in-i*»,  48  p.  ;  Fouillé  du  diocèse  de  Bordeaux  au 
xviii«  siècle,  dressé  d'après  les  documents  inédits  des  Archives  de  TAr- 
chevêché,  par  le  chanoine  E..  AUain,  archiviste  diocésain;  Bordeaux, 
Duverdier,  1893,  gr.  in-i»,  27  p. 

M.  A.  Delairb,  Secrétaire  général,  donne  lecture  du  rapport  suivant  : 


LA    SOCIÉTÉ    D'ÉCONOMIE    SOCIALE 

et  les   unions   en   1892-1893 

Mesdames,  Messieurs, 

La  tâche  qui  incombe  chaque  année  à  votre  secrétaire  général 
est  de  retracer,  au  moment  où  va  s'ouvrir  le  Congrès,  l'ensemble 
des  travaux  accomplis  dans  TÉcole  de  la  paix  sociale  pendant 
Tannée  écoulée.  Ce  n'est  pas,  à  vrai  dire,  le  tableau  complet  d'une 
année,  puisque  le  Congrès  lui-même  n'y  figure  jamais.  Ce  Congrès, 
en  efTet,  vous  l'avez  sous  les  yeux,  vous  le  faites,  vous  en  écrivez 
les  actes.  Ce  que  je  dois  faire  passer  devant  vous,  c'est  seulement 
le  rapide  ôxposé  de  ce  qui  s'est  fait  dans  l'intervalle  de  vos  réunions 
annuelles,  soit  dans  la  Société  d'Ëconomie  sociale,  soit  dans  les 
groupes  de  nos  Unions,  sous  les  différents  aspects  que  revêt  l'acti- 
vité de  l'œuvre  de  réforme  et  d'union  fondée  par  F.  Le  Play. 

C'est  ce  que  je  vais  essayer  de  faire  encore  une  fois,  en  réclamant 
le  concours  de  votre  bienveillante  indulgence. 

Mais  ce  serait  manquer  k  un  pieux  devoir,  à  une  tradition  fami- 
liale, que  de  ne  pas  rappeler  d'abord,  pour  rendre  hommage  à  leur 
mémoire,  ceux  que  nous  avons  perdus  dans  le  cours  de  cette  année. 
C'était,  il  y  a  bientôt  un  an,  un  collaborateur  dévoué,  notre  digne 
trésorier,  M.  Dupont,  dont  le  modeste  et  infatigable  dévouement 
s'est  chargé  de  tous  les  soins  que  réclamaient  nos  Unions  nais- 
santes et  a  seul  permis  le  développement  de  leurs  jeunes  années. 
Puis  ce  fut  le  tour  d'un  ami  cher  et  respecté,  longtemps  membre 
de  notre  Conseil,  M.  Antonin  Rondelet,  dont  personne  n'a  oublié  la 
•constante  aménité,  la  verve  spirituelle,  la  parole  imagée;  abattu 
tout  à  coup  par  les  infirmités,  après  une  vie  de  labeurs  féconds  que 
la  philosophie,  la  morale  et  l'économie  politique  s'étaient  partagée. 


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SÉANCES   GÉNÉRALES    :   L'ÉGOLE  DE  LA  PAIX  SOGIALE.  35 

C'était  hier  M.  Alfred  Maine,  le  grand  éditeur,  le  patron  modèle 
dont  les  jurys  de  1867  et  1889  ont  justement  couronné  les  mérites 
exceptionnels,  qui  naguère  célébrait  ses  noces  de  diamant  par  de 
généreuses  fondations  patronales,  et  qui  était  avant  tout  pour  nous 
le  collaborateur  dévoué,  l'éditeur  désintéressé,  dont  le  concours  a 
rendu  possible  l'énorme  diffusion  des  œuvres  de  Le  Play.  Saluons 
encore  M.  Paul  Lamache,  longtemps  professeur  aux  facultés  de 
droit  de  Strasbourg  et  de  Grenoble,  Tun  de  ceux  qui,  avec  Fré- 
déric Ozanam,  fondèrent  les  conférences  de  Saint-Vincent-de-Paul, 
vaillant  auxiliaire  du  P.  Lacordaire  et  de  M.  Charles  de  Monla- 
lembert,  éloquent  champion  de  la  liberté  d'enseignement;  il 
s'était  associé  aux  Unions  dès  la  première  heure  et,  malgré  les 
travaux,  allègrement  supportés  dans  son  grand  âge,  d'un  enseigne- 
ment toujours  remarqué,  il  excellait  à  aviver  dans  l'âme  des  jeunes 
gens  le  zèle  ardent  de  la  charité,  et  à  réconforter  les  pauvres  par  la 
bonté  de  son  cœur  et  les  espérances  de  la  foi  (1)  ;  M.  Gabriel  de 
Saint- Victor,  ancien  membre  de  l'Assemblée  nationale,  grand  pro- 
priétaire rural  et  forestier,  dont  le  patronage  traditionnel  s'exerçait 
avec  tant  de  sollicitude  sur  les  familles  de  paysans  et  sur  les  inté- 
rêts agricoles  de  sa  région;  M,  Arnould  Baltard,  dont  l'inalténible 
attachement  aux  idées  et  aux  efforts  de  la  réforme  sociale  trouvait 
encore  la  force,  presque  à  l'heure  suprême,  d'en  recommander  aux 
siens  la  pratique  généreuse  ;  M.  Boulenger  dont  les  ateliers  indus- 
triels étaient  justement  honorés  comme  des  modèles  à  l'Exposition 
de  1B89  et  dont  la  famille  continue  pieusement  les  coutumes  patro- 
nales; M.  Ernest  Desjardins,  ancien  magistrat,  que  les  événements, 
en  brisant  sa  carrière,  ont  ramené  vers  l'agriculture  dans  son  pays 
natal  qu'il  représentait  si  dignement  au  Parlement  quand  une  mort 
prématurée  nous  Ta  enlevé  ;  M.  Siméon  Luce,  le  savant  historien  de 
la  France  de  Duguesclin  et  de  Jeanne  d'Arc,  qui  nous  faisait  l'hon- 
neur de  présider  notre  Congrès  il  y  a  deux  ans,  que  nous  aimions  à 
entourer  d'un  affectueux  respect,  et  que  Dieu  a  soudainement  rap- 
pelé. 11  nous  semble  entendre  encore  ici  son  éloquent  discours  sur 
Le  Play  et  la  vieille  France,  la  Société  d'Économie  sociale  et  l'École 
des  Chartes,  où  vibrait  tout  émue  la  passion  de  son  âme  si  noble- 
ment éprise  de  l'amour  du  vrai  et  du  bienl  Enfin  l'illustre  penseur 

(1]  Notre  confrère,  M.  Paul  AUard,  avec  une  pieuse  émotion  cient  de  retracer 
Fadmirable  vie  de  ce  «  grand  chrétien  inconnu  »  dans  un  livre  où  il  Ta  fait 
revivre  tout  entier  (Paris,  Lecoffre). 


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36         RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

qui  a  si  puissamment  agi  sur  les  idées  des  générations  qui  montent, 
et  qui,  substituant  la  vérité  au  pamphlet,  les  réalités  de  l'histoire 
aux  utopies  du  Contrat  socialy  a  fait  écrouler  la  légende  et  les  faux 
dogmes  de  la  Révolution,  en  les  remplaçant  par  l'analyse  incompa- 
rable de  nos  modernes  origines,  par  la  psychologie  expérimentale 
de  la  France  contemporaine.  Irréparable  est  pour  la  science  sociale 
la  perte  de  M.  Taine,  car  sa  main  défaillante  n'a  pu  écrire  ce  que 
sa  pensée  seule  avait  élaboré,  ce  dernier  chapitre  consacré  à  la 
FamUe,  et  pour  lequel,  il  aimait  à  le  redire,  il  était  de  plus  en  plus 
d'accord  avec  F.  Le  Play  et  notre  Société.  Quels  lumineux  ensei- 
gnements auraient  pour  nous  rayonné  de  ce  couronnement  d'une 
œuvre  tout  entière  inspirée  par  la  recherche  courageuse  et  sincère 
du  vrail 

Au  moment  même  où  allaient  s'ouvrir  nos  séances,  nous  arrivait 
une  fatale  nouvelle  :  notre  excellent  confrère,  M.  Etienne  Récamier, 
dont  chacun  se  rappelle  l'aménité  et  le  dévouement,  a  succombé 
tout  à  coup  à  Jérusalem,  au  cours  de  ce  pèlerinage  de  Terre  Sainte 
qui  était  pour  sa  foi  vive  une  joie  si  haute  et  si  pure. 

Combien  d'autres,  hélas!  ne  faudrait-il  pas  nommer  encore  : 
le  grand  cardinal  Lavigerie,  qui  avait  daigné  être  le  président  de 
notre  réunion  annuelle  de  1889,  et  dont  M.  Georges  Picot  a  si 
éloquemment  raconté  ici  même  la  vie  et  les  œuvres  ;  Mgr  Marchai, 
archevêque  de  Bourges,  et  Mgr  Lecoq,  évêque  de  Nantes,  qui 
tous  deux  avaient  pris  à  cœur  le  développement  local  des  Unions  ; 
M.  de  Joly,  si  ardemment  dévoué  à  tout  effort  vers  le  bien; 
Mgr  Namèche,  le  recteur  émérite  de  l'Université  de  Louvain  et 
l'historien  national  de  la  Belgique;  l'intendant  militaire  Brisac, 
Léon  Donnât,  le  colonel  Pistouley  de  la  Coutarié,  etc..  Puissent 
du  moins  tant  de  pertes  douloureuses,  qui  laissent  dans  nos  rangs 
avec  d'irréparables  vides  des  souvenirs  chers  et  durables,  faire 
surgir  autour  de  nous  de  jeunes  talents  et  des  dévouements  actifs 
pour  suivre  l'exemple  de  leurs  devanciers  ! 

C'est  encore  rendre  un  pieux  hommage  aune  noble  mémoire,  et 
c'est  en  même  temps  ramener  maintenant  votre  pensée  vers  les 
intérêts  de  l'avenir,  que  de  parler  ici  devant  vos  souvenirs  recon- 
naissants du  don  princier  qui  nous  a  été  fait.  Voulant  remplir  les 
généreuses  intentions  de  la  comtesse  Marie-Jeanne  de  Chambrun, 
qui,  dans  son  culte  élevé  pour  la  poésie  et  la  musique,  savait  ré- 
server la  meilleure  part  d'elle-même  pour  la  divine  charité,  afin  de 


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SÉANCES  GÉNÉRALES  :    l'ÉCOLE   DE  LA   PALV   SOCULE.  3T 

soulager  la  souffrance  et  de  prévenir  la  misère,  M.  le  comle  de 
Chambran  nous  a  adressé,  de  loin,  un  don  manuel  de  50,000  francs. 
Aussitôt  nos  remerciements  ont  été,  sur  les  plages  méditerranéennes, 
vers  celui  dont  la  main  s'était  si  largement  ouverte  et  dont  la 
sympathie  hautement  manifestée  ajoutait  encore  plus  de  pi'ix  à  ce 
présent  inattendu.  Mais  c'est  ici,  dans  la  solennité  de  notre  congrès 
annuel,  que  le  témoignage  unanime  de  votre  reconnaissance  vou- 
dra se  manifester  pour  que  Thommage  en  soit  reporté  à  la  mémoire 
de  Mme  la  comtesse  de  Chambrun.  Une  inscription,  gravée  pour 
en  perpétuer  le  souvenir,  sera  remise  après  les  séances  du  Congrès, 
au  nom  de  la  Société  et  des  Unions,  entre  les  mains  de  celui  qui 
s* est  fait  si  libéralement  le  continuateur  des  généreuses  intentions 
de  la  donatrice.  (Applaudissements.) 

Depuis  notre  dernière  session,  un  fait  d'ordre  intérieur  s'est 
accompli  qui  doit  être  rappelé  ici.  Dans  des  conditions  toujours 
modestes  sans  doute,  mais  convenables,  nous  avons  pu,  en  chan- 
geant notre  siège  social,  avoir  chez  nous  une  salle  spacieuse  pour 
nos  séances,  nos  cours  et  nos  conférences,  et  une  bibliothèque  où 
peuvent  enfin  prendre  place  les  livres  et  les  revues  qui  s'entas- 
saient jadis  sans  classement  possible  dans  notre  étroite  demeure. 
En  même  temps  la  salle  du  Conseil,  le  cabinet  de  rédaction,  les 
services  divers  de  nos  bureaux  ont  pu  être  installés  dans  les  condi- 
tions nécessaires  à  un  bon  fonctionnement.  La  bibliothèque,  pour 
laquelle  je  réclame  toute  votre  sollicitude,  s'alimente  d'abord  par 
les  échanges  que  la  Réforme  sociale  entretient  avec  les  publications 
similaires  de  la  France  et  de  l'étranger,  notamment  avec  les  uni- 
versités et  les  sociétés  savantes  d'Amérique ,  d'Angleterre  et  d'Al- 
lemagne. Elle  s'enrichit  ensuite  par  les  envois  d'auteurs,  et  tous  nos 
membres,  nous  en  sommes  sûrs,  tiendront  à  ce  que  leurs  œuvres 
soient  au  complet  portées  sur  nos  catalogues.  Enfin  elle  sollicite  les 
dons  ou  legs  de  livres  et  de  recueils  se  rattachant  à  nos  études  :  his- 
toire sociale,  sciences  juridiques,  économie  politique,  législations 
étrangères,  géographie  économique...  Nous  remercions  ici  les  dona- 
teurs qui  nous  ont  déjà  fait  des  envois,  notamment  MM.  Léon  Lal- 
lemand,  Claudio  Jannet,  et  M.  Gibon  qui  a  disposé  en  notre  faveur 
d'un  grand  nombre  d'années  de  la  Revue  des  Deux  Motides,  Nous  es- 
pérons que  ces  exemples  seront  suivis  et  nous  prions  instamment 
nos  confrères  de  porter  leur  attention  sur  ce  point.  Au  surplus,  nous 


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38  RÉUNION  ANNUEUE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

pensons  que  vous  voudrez  bien  honorer  de  votre  présence  nos 
séances  ordinaires  et  visiter  notre  bibliothèque,  et  comme  la  mai- 
son est  hospitalière,  quand  vous  en  connaîtrez  le  chemin,  vous 
prendrez  peut-être  l'habitude  d'y  souvent  revenir. 

La  Société  d'Économie  sociale,  fondée  pour  procéder  à  l'examen 
des  problèmes  sociaux  par  l'étude  méthodique  des  familles,  con- 
tinue cette  part  scientifique  de  ses  travaux.  Elle  y  est  encouragée 
chaque  année  davantage  en  voyant  sa  méthode  de  plus  en  plus  en 
faveur  en  Allemagne,  en  Italie  et  en  Suisse,  cooime  en  Angleterre 
et  aux  États-Unis.  Diverses  monographies  de  familles,  parues  ou 
sous  presse,  enrichissent  notre  galerie  d'Ouvriers  des  deux  jnondes. 
C'est  d'abord  l'Ajusteur  du  Familistère  de  Guise,  étude  prise  sur  le 
vif  de  la  célèbre  organisation  créée  par  M.  Godin  :  d'une  part,  le 
familistère  qu  «  palais  social  »  pour  l'habitation  en  communauté  ; 
d'autre  part,  la  cession  progressive  de  la  propriété  de  l'usine  au 
personnel  ouvrier  par  le  fonctionnement  de  la  participation  aux 
bénéfices  ;  curieux  exemple  où  il  semble  qu'une  hiérarchie  d'as- 
sociés et  de  participants  a  fait  peu  à  peu,  avec  le  temps  et  par  la 
prévoyance,  l'éducation  économique  de  tous,  sous  la  direction 
énergique  d'un  gérant  élu  à  vie,  et  où  la  rare  continuité  du  succès 
permet  jusqu'ici  que  l'épargne  ouvrière  convertie  en  actions  ne  se 
perde  pas  dans  les  épreuves  commerciales  et  industrielles.  —  Avec 
les  Ébénistes  parisiens  de  haut  luxe,  M.  du  Maroussem  trace  un 
tableau  précis  et  vivant  de  l'industrie  du  meuble  au  faubourg 
Saint-Antome,  reflétant  les  idées  qui  animent  ces  ouvriers  aux  ten- 
dances artistiques,  visitant  les  grands  et  petits  ateliers,  pénétrant 
chez  les  patrons  des  métiers  annexes,  suivant  le  meuble  vendu 
dans  la  ru€  par  les  «  trôleurs  »,  ou  livré  aux  grands  magasins  dont 
la  puissante  intervention  a  profondément  modifié  les  conditions  du 
travail  au  faubourg.  —  M.  Claudio  Jannet,  qu'on  aime  toujours  à 
suivre  si  loin  qu'il  nous  entraîne,  dans  le  passé  lorsqu'il  écrit  l'his- 
toire du  travail,  dans  le  nouveau  monde  quand  il  le  parcourt  du 
Canada  au  Mexique,  M.  Claudio  Jannet  nous  conduit  cette  fois  au 
Texas  et  dépeint,  dans  une  monographie  d'un  intérêt  exceptionnel, 
la  vie  des  «  Farmers  »  sur  ces  fertiles  territoires  de  l'Ouest  que  le 
défrichement,  resserrant  les  ranchs^  commence  à  mettre  en  valeur. 
Richesse  de  documents,  sûreté  d'informations,  exactitude  des  dé- 
tails qui  ont  été  vus  et  vécus  par  l'auteur,  dans  la  vie  simple  et  rude 


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SÉANCES  GÉNÉRALES   :   l'ÉCOLE  DE  LA  PAIX  SOCIALE.  39 

qui  donne  de  rapides  profits  aux  travailleurs,  comme  dans  les 
camps -meetings  où  s'entretiennent  leurs  sentiments  religieux 
aperçus  généraux  qui  jettent  des  clartés  sur  les  conditions  écono- 
miques et  politiques  de  l'Union  américaine,  sur  le  rôle  de  la  «  Far- 
mer's  Alliance», etc.,  tout  est  réuni  pour  faire  de  ce  travail  un  mo- 
dèle que  M  Claudio  Jannet  (la  Société  Tespère)  ne  voudra  pas  laisser 
isolé.  —  Très  prochainement  vont  paraître  deux  autres  mono- 
graphies consacrées,  Tune  à  l'Ouvrière  mouleuse  en  cartonnage  qui 
fabrique  par  un  labeur  intensif  des  tètes  et  des  mains  de  poupées, 
industrie  de  luxe  et  d'art  toute  parisienne,  étudiée  par  H.  du  Ma- 
roussem  dans  ce  milieu  intellectuel  surexcité  de  la  grande  capitale; 
l'autre  à  un  Savetier  de  Bâle,  décrit  par  M.  Cari  Landolt  qui 
groupe  autour  de  cet  exemple  plusieurs  autres  familles  bâloises, 
plus  ou  moins  aisées  ou  misérables,  et  retrace  ainsi  avec  d'intéres- 
sants détails  la  vie  matérielle  des  petits  artisans  de  sa  patrie.  — 
Plus  tard  viendront  à  leur  tour  d'autres  travaux  déjà  presque  ache- 
vés :  le  Tanneur  de  Malmédy  par  M.  Ernest  Dubois;  le  Tisseur  en 
soie  de  l'Italie  méridionale  par  M.  Santangelo  Spoto;  l'Ouvrier  des 
papeteries  coopératives  d'Angoulême  par  M.  Urbain  Guérin,  autre 
exemple  d'un  atelier  dont  la  propriété  passe  aux  ouvriers  eux- 
mêmes;  puis  les  Pêcheurs  de  Fort-Mardyck  que  M.  Albert  Maron  a 
été  visiter  pour  nous  les  faire  connaître  tels  que  Louis  XIV  les  a 
constitués,  tels  qu'ils  persistent  à  vivre  avec  leur  patrimoine  collec- 
tif et  leur  organisation  corporative  que  nos  modernes  syndicats 
leur  envient;  l'Armurier  de  Liège,  qu'un  de  nos  confrères  bien 
connu  par  ses  savants  travaux  sur  les  salaires  des  ouvriers  belges  à 
diverses  époques,  M.  Armand  Julin,  a  suivi  dans  les  variétés  de 
cette  industrie  si  renommée;  les  Paysans  du  Forez  par  MM.  de 
Saint-Genest  et  du  Maroussem  qui  fourniront  un  chapitre  de  plus  à 
notre  enquête  sur  l'état  des  familles,  car  on  voit  chez  eux  la  lutte 
que  soutiennent  encore  nos  vieilles  maisons  souches  contre  les 
contraintes  destructives  du  Gode  civil. 

Ce  que  rappellent  toutes  ces  études  monographiques,  si  diverses 
par  les  auteurs  qui  les  rédigent,  par  les  pays  qu'elles  concernent, 
par  les  ouvriers  qu'elles  dépeignent,  c'est  qu'à  aucun  moment  de 
son  éphémère  existence,  l'homme  n'est  fait  pour  vivre  seul  : 
enfant,  homme  fait  ou  vieillard,  il  est  entouré  d'êtres  chers  qui  sou- 
tiennent sa  faiblesse  ou  que  sa  force  doit  protéger,  et  la  famille  est 
la  vraie*  unité  sociale.  C'est  d'elle  que  tout  vient,  à  elle  que  tout 


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40  RÉUmON  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

aboutit,  et  survivant  aux  générations  qui  passent  si  rapides,  elle 
seule  accomplira  dans  le  temps  Tœuvre  de  la  race.  Combien  plus 
saisissante  apparaît  cette  importance  du  foyer  domestique,  quand 
on  songe  que  les  petits  enfants  qui  y  grandissent  n*y  prennent  pas 
seulement  les  forces  de  leur  corps  ou  les  aptitudes  de  leur  esprit, 
qui  ne  seront  pour  eux  que  des  instruments  dont  ils  useront  bien 
ou  mal  dans  la  vie  !  Chose  bien  autrement  importante,  ils  y  reçoi- 
vent dans  leur  âme  et  dans  leur  cœur,  les  premières  impressions 
morales  qui  ne  s'effaceront  jamais.  Néglige-t-on  de  plier  leur 
nature  rebelle  à  la  pratique  de  la  loi  de  Dieu,  Tautorité  des  parents 
est-elle  défaillante,  alors  avec  le  respect  du  père  s'évanouit  Tamour 
des  aïeux  :  il  n'y  a  plus  de  tradition  nationale,  les  générations  suc- 
cessives au  lieu  de  se  continuer  se  détruisent  et  se  recommencent 
dans  leurs  perpétuelles  révolutions,  et  la  race,  viciée  dans  ses 
moelles,  est  vouée  à  l'instabilité  et  à  la  décadence.  Au  contraire, 
les  premiers  instincts  de  l'enfance  sont-ils  dirigés  et  corrigés,  la 
plus  sainte  des  autorités,  la  seule  que  le  Décalogue  ait  établie,  l'au- 
torité paternelle  est-elle  obéie,  alors  la  coutume  des  ancêtres  est 
honorée,  les  générations  se  transmettent  l'œuvre  commune  à 
poursuivre  ;  dressées  à  la  loi  morale,  elles  sont  capables  de  se  gou- 
verner, et  la  race,  stable  et  prospère,  grandit  dans  la  liberté.  Telle 
famille,  telle  race.  C'est  ce  qui  fait  l'intérêt  capital  des  recherches 
relatives  à  l'organisation  de  la  famille,  et  notre  Société  leur  a  tou- 
jours à  juste  titre  réservé  la  première  place  dans  ses  travaux. 
Beaucoup  des  rapports  et  des  enquêtes  qu'elle  a  suscités  étaient 
épars  dans  les  volumes  souvent  épuisés  de  notre  Bulletin.  En  en 
reclassant  les  livraisons,  il  nous  a  été  possible,  au  prix  de  quel- 
ques réimpressions  partielles,  de  reconstituer  —  non  pas  les 
volumes  entiers  —  mais  tout  ce  qui  concerne  spécialement  l'état 
des  familles  et  les  lois  de  succession.  J'ai  Thonneur  de  déposer 
ces  divers  fascicules  sur  le  bureau.  Le  premier,  sous  le  titre  : 
La  liberté  de  tester  et  h  régime  des  successions  en  France  et  à 
Titranger  (1),  comprend  l'importante  discussion  qui  sur  le  rapport 
de  M.  Batbie  a  occupé  notre  session  de  1867.  Pour  juger  du  chemin 
qu'ont  fait  dans  les  esprits  les  idées  de  réforme,  rien  n'est  décisif 
comme  de  rapprocher  de  l'argumentation  d'alors  les  lumineuses 
démonstrations  données  ici-même,  à  l'un  de  nos  récents 
congrès,  par  notre  éminent  président  dans  un  beau  rapport  sur 
(1)  Prix,  3  fr.  (pour  les  membres,  2  fr.  50). 


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SÉANCES    GÉNÉRALES   :    l'ÉCOLE  DE  LA  PAIX  SOCIALE.  41 

«  raulorité  paternelle  et  le  droit  de  succession  des  enfants  (i)  ». 
Les  autres  fascicules  contiennent  les  enquêtes  faites,  sous  les  aus- 
pices de  la  Société,  dans  le  Dauphiné  et  les  pays  basques,  par 
MM.  Claudio  Jannet,  Helme  et  don  Antonio  de  Trueba,  avec  le  rap- 
port de  M.  Augustin  Gochin,  qui  les  résume  ;  et  surtout  la  grande 
enquête  poursuivie  dans  tous  les  départements  de  l'ancienne  Pro- 
vence par  M.  Claudio  Jannet,  avec  la  discussion  qui  a  suivi  le  rap- 
port présenté  à  ce  sujet  par  M.  Albert  Gigot  (2).  Je  n'ai  pas  à  rap- 
peler que  ces  travaux  se  continuent  dans  les  groupes  de  nos 
Unions.  Ils  ont  repris  surtout  en  1884,  après  une  étude  magistrale 
de  notre  cher  maître  et  ami  M.  Focillon,  sur  «  le  domaine  du  paysan 
devant  la  coutume  et  la  loi  ».  Depuis  lors,  beaucoup  de  nos  con- 
frères ont  étudié  à  ce  point  de  vue  leur  province  ou  leur  commune  ; 
trois  fascicules  ont  paru  (3),  le  quatrième  est  sous  presse.  La 
Société  ne  saurait  trop  vivement  recommander  de  multiplier  ces 
enquêtes  locales  d'une  si  haute  importance  démonstrative,  qu*on 
envisage  les  idées  à  éclairer,  les  mœurs  à  redresser,  ou  les  institu- 
tions à  réformer  (4). 

La  Société  d'économie  sociale  ne  se  borne  pas  à  rédiger  des 
monographies  et  à  poursuivre  des  enquêtes  :  elle  en  discute  les 
résultats  et  elle  étudie  les  questions  actuelles  à  la  lumière  des 
laits,  dans  la  double  série  de  ses  réunions  mensuelles.  M.  René 
Lavollée  nous  a  fait  assister  au  dernier  Congrès  tenu  à  Glasgow 
par  les  Trade's  Unions  qui,  après  avoir  eu  pour  objet  l'organisation 
occulte  des  grèves,  sont  devenues  des  cadres  réguliers  et  en 
quelque  sorte  officiels  des  métiers,  et  veulent  aujourd'hui,  la 
liberté  ne  leur  suffisant  plus,  faire  appel  plun  largement  à  la  loi  et 
constituer  à  cet  effet  un  Labour  party  au  Parlement.  —  M.  Hubert 
Valleroux  a  rappelé,  avec  des  documents  oubliés  ou  inédits,  les 
origines  des  associations  ouvrières,  le  rôle  de  Técole  de  Bûchez, 
l'inspiration  morale,  et  même  le  sentiment  religieux  qui  animaient 
V Européen^  V Avenir  et  leurs  rédacteurs,  sentiments  qui  se  retrouvent 
chez  les  coopérateurs  anglais  et  se  sont  manifestés  encore  au  der- 


(i)  V.  Réf,  soc,  16  août  1889. 

(2)  lr«  série  ziefasdcales;  prix  de  chacun,  2fr.;  (pour  les  membres,  1,50). 

(3)  2«  série  :  3  fascicules;  prix  do  chacun,  2  fp.  (pour  les  membres,  1,50). 

(4)  Uq  index  bibliographique  rédigé  avec  soin  donne  l'indication  de  tout  ce 
que  contient  sur  ce  sujet  la  Bibliothèque  de  la  paix  sociale.  Ce  répertoire  indis- 
pensable à  quiconque  Teut  travailler  ces  matières,  est  envoyé  franco  à  tous  ceux 
qui  en  font  la  demande  au  secrétariat. 


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42  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

nier  Congrès  de  Rochdale.  -—  M.  Gibon,en  racontant  les  douloureux 
incidents  de  Garmaux,  a  montré  la  gravité  extrême  de  cet  efface- 
ment de  toute  autorité  devant  la  tyrannie  des  syndicats  et  l'omni- 
potence des  politiciens;  puis  il  a  cherché  à  ouvrir  quelques  pers- 
pectives rassurantes  en  montrant  à  Tœuvre  des  chambres  d'expli- 
cation, des  collèges  d'anciens,des  conseils  permanents  faisant, si  j'ose 
le  dire,  de  la  conciliation  préventive.  —  C'est  aussi  une  condition 
d'harmonie  dans  le  monde  des  ateliers,  qu'a  su  obtenir  par  la  liberté 
seule  cette  belle  caisse  syndicale  des  Forges  de  France  qui,  par 
l'union  de  tous  nos  grands  établissements  métallurgiques,  a  réalisé 
en  dehors  de  toute  ingérence  de  l'État  l'assurance  qui  répare  les  acci- 
dents du  travail  en  suscitant  puissamment  la  prévention  qui  les  évite, 
et  dont  M.  Albert  Gigot,  auquel  elle  doit  tant,  nous  racontait  récem- 
ment le  complet  succès  depuis  deux  ans  d'exercice.  — Signalons 
enfin  une  savante  étude  de  M.  des  Ëssars  qui,  s'inspirant  de  la 
pratique  des  banques  d'Ecosse,  a  montré  ce  que  pourrait  être  le 
crédit  rural,  question  si  souvent  mal  comprise  et  à  laquelle  nos 
voisins  d'Allemagne  et  d'Italie  ont  depuis  longtemps  donné  la 
meilleure  solution  par  la  solidarité  dévouée  et  le  crédit  personnel 
dans  de  petites  banques  locales. 

Sans  abandonner  l'histoire  des  institutions,  dont  M.  Babeau  a 
écrit  pour  nous  un  chapitre  instructif  et  documenté  sur  les  assem- 
blées des  pays  d'États  sous  l'ancien  régime,  nous  avons  pénétré 
dans  le  domaine  juridique,  avec  MM.  Henri  Joly  et  Félix  Voisin, 
pour  mesurer  l'action  prépondérante  qui  doit  rester  à  l'initiative 
privée  dans  l'éducation  correctionnelle;  avec  MM.  ie  conseiller 
Petit  et  le  sénateur  Bérenger,  pour  reconnaître  les  dangers  crois- 
sants de  la  récidive  et  la  nécessité  sociale  du  patronage  des  libérés; 
avec  MM.  Arthur  Desjardins  et  Frédéric  Passy,pour  suivre  dans  ses 
pix)grès  tnarqués  cette  question  de  l'arbitrage  international  que 
M.  Lacointa  avait  déjà  posée  devant  la  Société.  Nous  avons  fait 
aussi  plus  d'une  excursion  au  dehorsi,  en  Russie  à  l'occasion  du 
Congrès  des  chemins  de  fer  avec  MM.  Jules  Michel  et  Paul  Toulon; 
en  Chine  avec  M.  Imbault-Huart ,  qui  nous  a  raconté  les  curieuses 
particularités  du  journalisme  administratif;  en  Perse  avec 
M.  Diamanti,  pour  y  voir  aux  prises  les  rivalités  européennes  dans 
le  cadre  d'un  tableau  de  mœurs  orientales. 

Sans  nous  arrêter  plus  longtemps  aux  séances  périodiques  et 
aux  dîners  mensuels,  passons  aux  cours  et  conférences.  Dans  notre 


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SÉANCES   GÉNÉRALES  :    l'ÉCOLE  DE  LA   PAL\   SOCIALE.  43 

nouvelle  salle  les  auditeurs  sont  venus  plus  nombreux,  et  les  deux 
cours  de  cette  session  ont  été  très  suivis.  M.  Urbain  Guérin  a  dis- 
cuté les  réformes  nécessaires  du  gouvernement  local,  examinant 
les  meilleurs  exemples  de  l'étranger  et  insistant  surtout  sur  l'or- 
ganisation de  la  commune  et  sur  le  régime  provincial,  en  montrant 
comme  condition  indispensable  de  toute  réforme  le  dévouement 
actif  des  classes  aisées.  M.  Claudio  Jannet,  dans  une  série  trop 
courte  de  leçons  d'une  érudition  savante  et  d'uBC  inspiration 
généreuse,  a  traité  un  sujet  tout  palpitant  d'intérêt  cet  hiver  :  la 
fortune  mobilière  et  la  spéculation,  c'est-à-dire  le  développement 
des  valeurs  mobilières,  les  sociétés  anonymes,  la  concurrence  et 
la  loi  morale,  la  Bourse  et  l'agiotage,  les  emprunts  publics,  la 
haute  banque,  les  réformes  urgentes... 

Enfin,  non  plus  ici,  mais  tout  près  de  nous  et  en  quelque  sorte 
encore  sous  les  auspices  de  la  Société,  M.  du  Maroussem  a  continué 
son  cours  libre  à  la  Faculté  de  droit,  abordant  cette  fois,  toujours 
par  la  méthode  monographique  appliquée  aux  familles  et  aux  ate- 
liers, l'étude  des  métiers  de  l'alimentation  parisienne  groupés  aux 
Halles  centrales.  Une  conférence  pratique,  un  a  séminaire  »  comme 
on  dirait  en  Allemagne,  réunit  autour  du  professeur  les  plus  assi- 
dus de  ses  auditeurs,  qui  s'exercent  sous  sa  direction  à  l'observa- 
tion méthodique  des  faits  sociaux. 

Pour  donner  à  Tensemble  de  cet  enseignement  un  stimulant 
nouveau,  la  Société  a  créé  cette  année  un  concours  avec  prix.  11 
porte  cette  fois  sur  les  travaux  monographiques.  Notre  éminent 
président  y  a  fait  allusion  au  début  de  ce  congrès,et  tout  à  l'heure, 
un  rapport  spécial  va  vous  être  présenté  qui  vous  permettra  de 
juger  de  l'intérêt  des  mémoires  qui  se  sont  disputé  les  prix. 

Ainsi,  vous  le  voyez.  Messieurs,  qu'il  s'agisse  de  nos  publications 
les  Ouvriers  des  deux  mondes  ou  V Enquête  sur  Vitat  des  familles  ; 
que  vous  passiez  en  revue  les  rapports  ou  les  discussions  des 
séances,  les  cours  ou  les  conférences  ;  que  vous  comptiez  enfin  les 
prix  fondés,  soitpoiff  honorer  les  vertus  de  famille  et  l'attachement 
à  l'atelier,  soit  pour,  encourager  les  travaux  rédigés  selon  la  mé- 
thode d'observation  :  partout  vous  constatez  que  la  Société  d'éco- 
nomie sociale  a  développé  encore  son  action  pendant  la  session 
qui  s'achève  dans  les  séances  de  ce  congrès.  Puisse-t-elle  dans 
l'année  qui  vient  voir  croître  encore  ses  ressources  et  ses  moyens 
d'action,  le  nombre  et  le  dévouement  de  ses  membres! 


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44         RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

Entre  deux  jeunes  enfants  quelques  années  d'intervalle  mettent 
une  grande  séparation  ;  mais,quand  les  ans  écoulés  s'allongent  der- 
rière eux,  la  différence  s'alténue  ;  ils  en  viennent  à  partager  les 
mêmes  occupations  et  les  mêmes  sentiments.  Il  en  est  un  peu 
ainsi  des  deux  Sociétés  sœurs  que  Le  Play  a  fondées  :  l'aînée,  la 
Société  d'économie  sociale,  est  surtout  vouée  aux  recherches  scien- 
tifiques; la  plus  jeune,  l'Union  de  la  paix  sociale,  a  pour  tâche  prin- 
cipale la  propagande  et  l'application.  Mais  il  arrive  naturellement 
que  la  première  veut  faire  connaître  largement  les  résultats  nom- 
breux maintenant  de  ses  enquêtes  méthodiques,  et  en  même  temps 
que  la  seconde  emploie  comme  moyen  de  persuasion  les  démons- 
trations expérimentales  dont  son  aînée  lui  fournit  les  modèles. 
Ainsi,  de  plus  en  plus,  par  la  force  des  choses  ,leurs  travaux  se 
complètent,  leurs  efforts  s'unissent,  et  telles  de  nos  Unions  locales 
sont  en  quelque  sorte  des  sections  régionales  de  la  Société  d'éco- 
nomie sociale. 

En  passant  en  revue  les  manifestations  diverses  de  leur  activité, 
nous  y  retrouverions  et  les  séances  mensuelles  et  les  cours  ou  con- 
férences, voire  même  de  loin  en  loin  quelques  assemblées  générales. 
Je  me  bornerai,  faute  de  temps  et  d'espace,  à  mentionner  nos 
groupes  d'Angers  avec  M.  Baugas,  de  Bordeaux  avec  M.  Gaston 
David,  et  de  Besançon  avec  M.  Mairot,  qui  ont  continué  ou  repris 
leurs  travaux  ;  celui  de  Lyon  qui,  avec  un  zèle  particulier  dont 
nous  devons  remercier  nos  collègues,  et  surtout  celui  qui  assume 
la  plus  lourde  part,  M.  H.  Marion,  poursuit  et  étend  sans  cesse  les 
cours  et  conférences  dans  les  écoles  et  pensionnats,  en  faisant 
rayonner  son  action  non  seulement  à  Lyon,  à  Saint-Atienne,  à 
Roanne,  mais  jusqu'à  Dijon  ou  Annonay.  Mais  c'est  le  groupe  de 
Lille  qui  doit  nous  retenir  davantage.  Disposant,  grâce  à  une  hos- 
pitalité courtoise,  de  salles  spacieuses  dans  le  bel  hôtel  de  la 
Société  industrielle  du  Nord,  il  a  pu  instituer  une  série  de  neuf 
conférences,  hebdomadaires  et  publiques,  faites  par  des  orateurs 
différents  qui  ont  été  choisis,  avec  l'esprit  large  et  libéral  de  notre 
école,  parmi  les  plus  compétents.  M.  A.  Béchaux,  qui  a  été  l'âme 
de  tout  ce  mouvement,  a  su  d'ailleurs  éviter  l'écueil  ordinaire  dans 
cette  variété  d'orateurs  et  de  sujets,  et  faire  ressortir  l'inspiration 
générale  qui,  au  lieu  d'un  simple  délassement  de  l'esprit,  a  produit 
sur  les  volontés  et  les  cœurs  un  enseignement  véritable.  La  séance 
de  clôture  a  été  une  assemblée  régionale  à  laquelle  donnait  un 


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SÉANCES   GÉNÉRALES  :    l'ÉCOLE  DE  LA   PAIX   SOCIALE.  45 

grand  éclat  la  présidence  de  M.  Georges  Picot,  qui  a  rappelé,  avec 
une  rare  élévation,  la  nécessité  d'accomplir  «  le  devoir  social  »  et 
de  lutter  contre  «  la  liberté  corrompue  »  ;  puis,  avec  sa  merveil- 
leuse et  persuasive  lucidité,M.  E.  Rostand  a  soutenu  la  réforme  des 
caisses  d'épargne,  avec  une  intarissable  richesse  d'arguments.  Ce 
n'«st  pas  tout  :  une  généreuse  donation  avait  permis  de  créer  deux 
prix  de  300  et  de  200  francs  pour  ceux  des  auditeurs  qui  résume- 
raient le  mieux  la  série  des  conférences.  Ces  prix  auxquels  la  Société 
avait  ajouté  la  collection  des  œuvres  de  Le  Play,  ont  été  remis  dans 
la  séance  générale,  l'un  à  M.  Georges  Strée,  de  Lille,  employé  à  la 
Compagnie  du  chemin  de  fer  du  Nord,  l'autre  à  M.  Joseph  Du- 
quesne,  d'Arras,  étudiant  en  droit  aux  facultés  libres  de  Lille.  N'a- 
vais-je  pas  raison  de  dire.  Messieurs,  que  cette  initiative  était  des 
plus  heureuses,  et  que  le  groupe  de  Lille  peut  être  proposé  en 
exemple  aux  autres  Unions  ?  (Applaudissements,) 

Les  Unions  sont  surtout  une  œuvre  sociale  d'apostolat,  de  con- 
version, oserais-je  dire  ;  mais  elles  veulent  aussi  appliquer  les 
résultats  acquis  par  l'observation,  la  pratique  est  d'ailleurs  souvent 
le  plus  puissant  moyen  de  persuasion.  Aussi  faudrait-il  énumérer 
ici  les  fondations  diverses  et  les  créations  utiles  que  nos  Unions  ne 
sauraient  aborder  directement  en  général,  mais  qui,  s'inspirant  de 
leurs  idées,  ont  été  suscitées  ou  soutenues  par  les  plus  dévoués  de 
nos  confrères.  C'est  le  repos  du  dimanche,  Tune  des  réformes  fon- 
damentales inscrites  à  notre  programme, et  que  sert  si  vaillamment 
la  Ligue  populaire  avec  ses  comités  dont  nos  membres  aspirent  à 
former  partout  le  noyau  le  plus  solide,  et  qui  travaille  comme 
nous  à  unir  les  gens  de  bien  dans  une  action  commune  de  salut 
social  ;  —  ce  sont  les  sociétés  d'habitations  ouvrières  et  de  loge- 
ments économiques,  qui  sous  l'impulsion  de  la  parole  éloquente  de 
M.  Georges  Picot,  se  sont  établies  d'abord  à  Rouen,  à  Lyon,  à 
Passy-Auteuil,  à  Marseille,  etc.,  comme  il  s'en  fondera  partout  où 
les  enquêtes  comparées  de  nos  Unions  auront  à  la  fois  montré 
l'étendue  du  mal  et  les  moyens  de  guérison.  —  Ce  sont  enfin  les 
organisations  de  la  charité  et  l'assistance  par  le  travail,  œuvres  si 
pratiques,  si  utiles,  dont  nous  avons  ici  même,  il  y  a  quelques 
années,  acclamé  le  plus  ardent  promoteur,  M.  Léon  Lefébure; 
elles  se  sont  beaucoup  multipliées  soùs  diverses  formes)  à  Paris, 
par  l'Office  central  de  la  charité,  les  Maisons  de  travail  que  vous 
avez  admirées  hier,  et  aussi  par  les  Unions  d'assistance  ;  à  Mar- 


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46  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

seille,  par  une  Assistance  par  le  travail  qui  est  un  modèle,  sous 
Timpulsion  toujours  si  pratique  et  si  habile  de  M.  Eugène  Rostand; 
à  Bordeaux  aussi,  grâce  à  M.  Graston  David;  bientôt,  et  si  vous 
voulez  les  y  aider,  elles  s'établiront  à  Rouen,  à  Amiens,  à  Lille. 

Il  faudrait  aussi  mentionner  les  sociétés  coopératives  de  consom- 
mation, les  associations  de  secours  mutuels  et  les  petites  banques 
de  crédit  mutuel  qu'il  faut  considérer,  et  en  elles-mêmes  pour  le 
bien  qu'elles  font,  et  aussi  comme  un  des  moyens  de  réaliser  cette 
éducation  sociale  maintenant  indispensable  à  notre  société  démo- 
cratique. 

J'aurais  voulu  avoir  cette  année  à  vous  entretenir  longuement  de 
cette  lutte  contre  l'alcoolisme  dont  M.  Rostand  vous  parlait  si  élo- 
quemment  Tan  dernier,  et  qui  aurait  dû,  ce  semble,  susciter  par- 
tout des  efforts  immédiats  pour  enrayer  au  moins  la  marche 
rapide  de  ce  fléau  grandissant.  Malheureusement  j*aurais  bien  peu 
k  dire  sur  ce  qui  a  été  fait.  Il  faudrait  que  chacun  de  nos  membres 
eût  en  mains  l'excellent  petit  livre  de  M.  Cosie,  Alcoolisme  ou  épargne j 
et  que  dans  tous  nos  grands  centres,  peut-être  hélas,  dans  beau- 
coup de  nos  campagnes,  quelques-uns  de  nos  confrères  se  missent 
à  cette  double  tâche  :  d'abord,  par  une  enquête  locale,  décrire  le 
mal  qui  trop  souvent  a  fait  d'effrayants  progrès  ;  ensuite,  par  une 
action  éclairée  et  tenace,  lutter  contre  le  Qéau  par  les  moyens  les 
mieux  appropriés  suivant  les  cas  :  le  développement  de  l'épargne 
et  son  utile  emploi,  la  création  de  cafés  de  tempérance,  l'applica- 
tion des  lois  existantes,  la  réforme  des  habitudes  en  prenant  exem- 
ple sur  l'étranger.  Car  il  faut  bien  le  dire  hautement,  partout  on 
lutte,  en  Suisse,  en  Belgique,  en  Suède,  en  Norvège,  en  Angle- 
terre, en  Amérique...,  partout  excepté  en  France.  En  Angleterre, 
Montalembert  montre  au  cours  d'un  de  ses  plus  beaux  livres  qu'il 
y  a  une  liberté  qui  est  tenue  pour  le  palladium  de  toutes  les  autres, 
des  libertés  politiques  comme  des  libertés  civiles,  c'est  la  liberté 
de  tester.  Dads  notre  France  démocratique,  si  bouleversée  jusque 
dans  ses  fondations,  il  semble  qu'il  n'y  ait  aujourd'hui  qu'une  seule 
institution  intangible  pour  l'opinion  comme  pour  le  législateur, 
une  seule  liberté  qui  apparaisse  comme  le  palladium  des  autres,  et 
celle-là,ce  n'est  pas  la  liberté  du  père  de  famille,  c'est  la  liberté  de 
l'assommoir.  «  Une  ère  nouvelle  de  dégradation,  disait  Le  Play  il  y 
a  quinze  ans  —  que  dirait-il  aujourd'hui?  —  a  été  imposée  à  notre 
race  par  cette  honteuse  domination  :  le  cabaretier  commence  à  se 


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SÉANCES  GÉNÉRALES   :   l'ÉCOLE  DE  LA   PAIX   SOCULE.  47 

mettre  au-dessus  du  droit,  mais  c'est  pour  usurper  à  titre  de  pri- 
vilège le  gouvernement  local,  c'est  pour  fonder  sur  l'ivrognerie  une 
nouvelle  forme  de  féodalité.  »  Puissiez-vous,  Messieurs,  emporter 
la  résolution  de  secouer  enfin  ce  joug  dégradant,  et  puisse  le  rap- 
port de  Tan  prochain  constater  en  France  quelques-uns  des  résul- 
tats acquis  partout  ailleurs  par  Tinitiative  courageuse  des  bons 
citoyens.  (^Vive  approbation). 

11  faudrait  parler  ici  de  îa  Réforme  socùile,  des  progrès  qu'elle  a 
accomplis,  de  la  diffusion  qu'il  en  faudrait  faire.  Mais  vous  la  con- 
naissez et  votre  dévouement  lui  est  acquis.  Je  me  borne  à  rappeler 
la  part  croissante  que  le  talent  de  M.  Cazajeux  prend  à  sa  direction, 
et  à  souhaiter  que,gràce  à  vous,  elle  rencontre  un  bon  accueil  dans 
le  public  et  un  grand  nombre  d'abonnés  nouveaux. 

Que  n'ai -je  le  temps  de  vous  emmener  dans  un  rapide  voyage 
qui  nous  ferait  visiter  les  deux  sociétés  filles  de  la  nôtre  :  d'abord 
la  Société  belge  d'économie  sociale,  qui  a  toujours  pris  une  part 
vaillante  au  mouvement  de  réforme,  dans  le  gouvernement,  au 
Parlement,  dans  les  comités  de  patronage,  au  Conseil  du  travail, 
avec  M.  Morisseaux,  son  président,  et  M.  Brants,  son  secrétaire  per- 
pétuel ;  puis  la  Société  canadienne  d'économie  sociale,  dont  l'ho- 
norable juge  Jette  est  le  distingué  président  et  qui  groupe  chaque 
jour  de  nouveaux  membres  en  faisant  comprendre  à  la  Nouvelle 
France  la  nécessité  d'études  et  d'etforts,  non  pour  guérir  des  maux 
heureusement  à  peine  connus  encore,  mais  pour  prévenir  le  déve- 
loppement peut-être  prochain  de  souffrances  bien  difficiles  ensuite 
à  soulager. 

Nous  devrions  aussi  au  delà  de  nos  frontières  suivre  un  peu  par- 
tout le  rayonnement  de  nos  travaux  et  l'application  de  notre  mé- 
thode. C'est  ainsi  qu'en  Italie  Mme  la  comtesse  Maria  Pasolini,  con- 
tinuant des  études  antérieures,  a  fait  dans  la  campagne  de  Ravenne, 
sur  le  modèle  de  nos  Ouvriers  des  deux  mondes^  plusieurs  monogra- 
phies de  journaliers  agricoles,  pour  lesquelles  M.  Pantaleoni  a 
donné  dans  une  préface  de  judicieux  conseils  sur  le  choix  de  la 
famille-type  et  les  conditions  de  la  monographie.  En  Ecosse,  à 
Dundee,  à  Edimbourg,  à  Glascow,  M.  Patrick  Geddes  ne  manque 
aucune  occasion  de  répandre  la  connaissance  des  travaux  de  Le 
Play,  et  l'un  de  ses  collaborateurs,  M.  Herbertson,  va  faire  à  Chi- 
cago et  dans  d'autres  villes  américaines  une  série  de  conférences 
^ur  Le  Play  et  les  monographies  d'ouvriers.  Notre  collègue  M.  John 


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L 


48  RÉUNION  ANNUELLE   COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL*. 

Graham  Brooks  Ta  déjà  fait  à  la  grande  Université  Harvard 
(Massachusetts),  et  M.  Gould,  qui  Tan  dernier  résumait  devant  vous 
les  résultats  de  son  enquête  à  travers  l'Europe,  continuera  dans  son 
enseignement,  à  la  John  Hopkins  University,  de  provoquer  de  nou- 
velles applications  de  la  méthode  monographique.  En  Angleterre, 
M.  Henry  Hîggs  vient  encore  de  faire  ces  jours-ci  à  la  Société 
royale  de  statistique  une  importante  communication  sur  Le  Play 
et  les  monographies  de  familles  ouvrières;  il  a  choisi  ce  même 
sujet  pour  le  cours  qu'il  professe  à  l'Université  de  Londres;  d'ail- 
leurs plus  que  personne,  sous  les  auspices  du  savant  professeur 
Marshal,  il  a  engagé  V Economie  Club  dans  l'étude  des  monographies 
d'ouvriers,  et  il  en  a  tracé  lui-même  qui  sont  d'un  très  haut  intérêt. 
En  Belgique,  un  savant  qui  n'appartient  pas  à  notre  école,  M.  Hector 
Denis,  recteur  de  l'Université  de  Bruxelles,  réclamait  à  l'un  des 
récents  congrès  d'Anvers,  un  vote  d'encouragement  pour  la  Société 
d'Ëconomie  sociale  et  les  Ouvriers  des  deux  mondes. 

Tant  de  témoignages,  Messieurs,  et  je  pourrais  en  multiplier  les 
preuves  si  je  ne  voulais  me  borner  aux  principales,  —  hier  encore 
il  m'en  arrivait  d'imprévues  de  l'Université  de  Moscou  —  doivent 
nous  dédommager  de  la  quasi-indifférence  qui  a  trop  longtemps 
accueilli  en  France  les  travaux  de  notre  école.  L'histoire  des 
sciences  est  pleine  de  ces  exemples  :  une  découverte  considérable, 
une  méthode  féconde  sont  restées  méconnues  chez  nous,  mais 
elles  ont  fait  leur  chemin  au  dehors,  et  un  jour  elles  nous  sont  re- 
venues d'Allemagne  ou  d'ailleurs  avec  une  nouvelle  étiquette  qui  a 
empêché  pour  un  temps  de  reconnaître  leur  lieu  de  naissance.  Il 
snfiit  de  rappeler  à  ce  sujet  les  noms  de  Cauchy  et  de  Bravais.  H 
semble  qu'il  en  sera  quelque  jour  ainsi  de  notre  fondateur  et  de  la 
méthode  d'observation  :  leur  crédit  grandira  en  France  quand  on 
les  aura  vus  partout  honorés  à  rétrani|;er. 

L'autorité  grandissante  qui  s'attachera  ainsi  aux  travaux  de  Le 
Play  et  de  l'École  de  la  paix  sociale  fera  disparaître  les  objections 
qui  longtemps  ont  entravé  notre  marche  et  qui,  spécieuses  mais 
sans  force,  sont  encore  quelquefois  reproduites  par  des  adversaires 
attardés. 

N'a-t-on  pas  dit  souvent  —  pour  se  dispenser  d'étudier,  —  que 
Le  Play  s'est  épris  du  passé  et  qu'il  regarde  en  arrière  au  lieu  de 
se  tourner  versj'avenir.  Combien  de  fois  a-t-on  répété  —  pour  se 
dispenser  d'agir  —  que  c'est  tenter  Timpossible  que  de  vouloir 


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SÉANCES  GÉNÉRALES   :   l'ÉCOLE  DE  LA   PALK  SOCULE.  i9 

ainsi  remonter  le  courant.  Ceux  qui  parlent  de  la  sorte  prouvent 
seulement  qu*ils  n*ont  jamais  regardé  d*oii  nous  venons  et  où  nous 
marchons.  Si  l*écoie  de  la  paix  sociale  n'a  pas  été  dès  l'abord 
mieux  comprise,  c'est  à  bien  des  égards  parce  qu'elle  était  en 
avance  sur  les  idées  de  son  temps.  Sa  méthode,  ses  travaux,  ses 
efforts  sont  mieux  appréciés  à  mesure  que  les  événements,  en  jus- 
tifiant douloureusement  ses  avertissements  alarmés,  démontrent 
l'urgence  de  l'effort  individuel,  de  l'initiative  privée,  de  la  réforme 
sociale.  C'est  à  la  lumière  des  faits  qu'on  commence  à  reconnaître 
que  l'école  de  Le  Play  fait  œuvre  de  science    positive,  de  progrès 
légitime  et  de  liberté  vraie.  Comment,  en  effet,  dans  notre  siècle  si 
fier  de  ses  sciences,  tenir  pour  rétrogrades  ceux  qui  substituent 
l'observation  scientifique  à  l'esprit  de  système  et  aux  idées  pré- 
conçues? Autant  vaudrait  traiter  nos  savants  d'arriérés  parce  que 
dans  leurs  laboratoires  il  n'y  a  plus  de  place  pour  les  transmuta- 
tions des  alchimistes  et  les  horoscopes  des  astrologues.  N'est-ce 
point  avoir  le  sentiment  exact  du  progrès  légitime  que  d* écarter 
les  rêveries  des  inventeurs  révolutionnaires  pour  suivre  les  ensei- 
gnements de  Texpérience  qui  nous  montre  partout  la  continuité 
entre  les  phénomènes  de  la  nature  comme   entre  les  générations 
humaines  qui,  chacune  à  leur  tour,  sont  héritières  du  passé  et  res- 
ponsables de  l'avenir  ?  Et  la  liberté  !  J'ose  dire  que  personne  ne 
l'aime  plus  que  nous.  Non  pas,  il  est  vrai,  ce  faux  dogme  de  1789, 
ce  corollaire  de  la  croyance  naïve  de  nos  pères  en  la  bonté  instinc- 
tive de  nos  penchants,  cette  liberté  qui,  d'après  la  théorie,  devait 
fatalement  nous  conduire  tous  à  la  vertu  et  qui,  en  fait,  n'a  été 
qu'une  licence  frondeuse  prétendant  échapper  à  toute  autorité 
pour  s'affranchir  de  tout  devoir.  L'exemple  unanime  des  peuples 
libres  nous  apprend  au  contraire  que  la  liberté,  c'est  le  fier  souci 
d'accomplir  le  devoir  par  conscience  et  sans  contrainte.  Jamais 
peut-être  nous  n'en  avons  semblé  plus  éloignés,  car  la  conscience 
est  défaillante  quand  la  loi  de  Dieu  est  violée,  et  les  contraintes  de 
l'Ëtatse  multiplient  quand  on  descend  la  pente  du  socialisme.  Et 
pourtant  ces  énergies  viriles  de  la  vie  privée,  c'est  la  condition 
essentielle  de  l'existence  pour  notre  société  moderne  qui  exige  un 
actif  et  incessant  apostolat  du  vrai   et  du  bien.  Autour  de  nous, 
avec  la  diffusion  de  l'instruction,  l'appétit  de  lectures  captivantes, 
les  tentations  de  la  vie  urbaine,  les  excitations  de  la  presse,  les 
prédications  des  politiciens,  les  commentaires  du  cabaret,  la  sou- 
La  IUp.  Soc,  l«r  juiUet  1893.  3«  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.},    4 


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50  HÉUIflON  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

verainelé  du  suffrage,  il  semble  que  les  intelligences  et  les  cœurs 
sont  comme  une  terre  que  la  charrue  a  préparée  et  sur  laquelle 
chacun  à  pleines  mains  jette  l'ivraie,  le  chardon,  les  herbes  folles 
avant  même  que  le  semeur  lui  ait  confié  le  froment.  \vec  quel  soin 
vigilant  il  va  falloir  maintenant  arracher  brin  à  brin  les  plantes 
parasites  pour  qu'elles  n'étouffent  pas  le  bon  grain  I  Que  les  uns 
y  voient  un  progrès,  les  autres  une  épreuve,  peu  importe  une  que- 
relle de  mots:  le  fait  indéniable,  c'est  que  telle  est  la  situation  de 
nos  sociétés  modernes.  La  liberté  leur  impose  contre  l'ignorance 
et  l'erreur  une  lutte  de  tous  les  instants  :  en  la  désertant,  l'inertie 
coupable  des  honnêtes  gens  amènerait  rapidement  la  ruine  irrépa- 
rable ;  en  la  soutenant  vaillamment,  les  jeunes  générations,  plus 
éclairées  sur  leurs  obligations  et  leurs  intérêts,  sauront,  si  Dieu  les 
bénit,  obtenir  la  victoire. 

Qui  oserait  prétendre  que  celui  qui  disait  ces  choses  il  y  trente 
ans  se  tournait  vers  le  passé?  Il  pressentait  l'avenir,  et  ce  qu'il 
indiquait  inutilement  alors,  des  voix  éloquentes  le  redisent  aujour- 
d'hui, et  la  plus  sympathique  l'appelle  même  le  deimr  ijrésenf,  [Ap- 
vlaudksements,) 

Vous  le  voyez,  Messieurs,  comme  Sainte-Beuve  le  disait  de  son 
fondateur,  l'École  de  la  paix  sociale  appartient  à  une  génération 
toute  nouvelle,  elle  est  par  excellence  fille  de  la  société  moderne, 
nourrie  de  sa  vie,  élevée  dans  ses  progrès,  dans  ses  sciences  et 
leurs  applications,  et  les  réformes  qu'elle  propose,  elle  les  veut 
poursuivre  avec  toutes  les  forces  vives  de  la  civilisation  actuelle 
sans  prétendre  en  étouffer  ni  en  refouler  le  développement.  Ce 
n'est  donc  pas  avec  de  puérils  regrets  qu'elle  regarde  le  passé,  c'est 
pour  demander  à  l'expérience  la  lumière  qui  éclairera  sa  route  et 
guidera  ses  efforts  afin  de  préparer  à  notre  chère  patrie  l'avenir 
d'un  peuple  libre. 

Mais  j'ai  hâte  de  finir  et  de  laisser  la  parole  à  celui  que  vous  êtes 
pressés  d'entendre  et  d'applaudir.  Rapporteur  fidèle,  j'ai  cherché 
à  retracer  ce  que  nous  avons  fait  depuis  le  congrès  de  l'an  dernier. 
C'est  peu,  direz-vous  peut-être  en  songeant  à  tout  ce  qu'il  faudrait 
faire.  Eh  bien,  mettez-vous  à  l'œuvre  sans  tarder  ;  dès  demain, 
unissez  vos  efforts  aux  nôtres  ;  faites  mieux  que  nous,  —  nous 
n'en  serons  point  jaloux,  croyez-le  bien,  —  et,  s'il  plaît  à  Dieu,  l'an 
prochain  la  moisson  sera  plus  abondante  !  {Vifs  applaudmemmts.) 


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SÉANCES  GÉNÉRALES  :   CONCOURS  DE  TRAVAUX   MONOGRAPHIQUES.   51 

M.  LE  PBisiDBNT  en  quelques  mots  constate  le  haut  intérêt  que  présente 
aux  esprits  réfléchis  le  tableau  de  l'activité  féconde  de  la  Société  et  des 
Unions.  Il  remercie  le  secrétaire  général  de  Tavoir  déroulé  devant  ras- 
semblée et  exprime  le  vœu  que,  grâce  aux  efforts  de  tous,  anciens  mem- 
bres et  adhérents  nouveaux,  le  Congrès  de  Tannée  prochaine  puisse 
enregistrer  encore  de  nouveaux  et  fructueux  progrès. 

M.  Chbysson,  au  nom  du  jury  du  concours  de  travaux  monographiques, 
présente  le  rapport  suivant  : 


RAPPORT  DU  JURY(*) 

SUR     LE    CONCOURS    DE    TRAVAUX    MONOGRAPHIQUES 

Parmi  les  buts  que  nos  statuts  assignent  à  notre  activité  se 
place  au  premier  rang  celui  de  répandre  autour  de  nous  l'enseigne- 
ment de  Téconomie  sociale.  Quand  on  possède  des  convictions 
fortes,ou  plutôt  quand  on  est  possédé  par  elles,  quand  on  croit  qu*à 
leur  diffusion  et  à  leur  mise  en  œuvre  sont  liés,  non  seulement  la 
prospérité,  mais  encore  l'avenir  et  l'existence  môme  du  pays,  c'est 
obéir  à  un  devoir  impérieux  que  de  les  propager  au  dehors  par  des 
travaux  de  toute  nature  et  en  particulier  par  l'enseignement.  Toute 
vérité  dont  on  n'aurait  que  le  dépôt  viager  est  condamnée  à  des 
chances  périlleuses  d'éclipsé  plus  ou  moins  prolongée.  Si  au  con- 
traire on  a  organisé  des  relais  échelonnés,  il  se  trouvera  toujours 
quelque  coureur  vigoureux,  comme  ceux  dont  parle  Lucrèce,  pour 
prendre  le  flambeau  qu'une  main  défaillante  allait  laisser  tomber 
et  pour  le  faire  briller  toujours  plus  loin  et  toujours  plus  haut. 
Qu'importe  l'ouvrier,  pourvu  que  l'œuvre  s'achève  ? 

C'est  surtout  vers  les  jeunes  gens  qu'il  faut  diriger  ses  efforts  de 
propagande  :  d'abord,  parce  qu'ils  sont  l'avenir,  tandis  que  nous 
commençons  à  être  le  passé;  puis,parce  qu'ils  n'ont  pas  encore  été 
atteints  par  les  sophismes  et  les  calculs  égoïstes  de  la  vie. 
«  Amour  de  rétude,disait  Bastiat  dans  la  dédicace  de  ses  Harmonies 

(l)  La  commission  nommée  par  lo  Conseil  de  la  Société  était  composée  de 
MM.  Welcho,  Glasson,  Choysson,  Claudio  Jannet,  A.  Fontaine,  Urbain  Guérin, 
Hubert- Valleroux,  Pierre  du  Maroussem  et  A.  Delaire.  Après  avoir  arrêté  les 
condiUoos  générales  du  concours,  elle  a  délégué  ses  pouvoirs  à  un  jury  de  troi^ 
membres  :  MM.  Glasson,  Président;  A. Fontaine,  Cheysson,  rapporteur,  . 


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5â  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

économiques  à  la  jeunesse  française,  besoin  de  croyance,  esprit 
dégagé  des  préventions  invétérées,  cœur  libre  de  haine,  zèle  de 
prôpaganjie,  ardentes  sympathies,  désintéressement,  dévouement, 
bonne  foi,  enthousiasme  de  tout  ce  qui  est  bon,  beau,  simple, 
grand,  honnête,  religieux,  tels  sont  les  précieux  attributs  de  la 
jeunesse.  »  —  «  C'est  pourquoi,  ajoutait-il,  je  lui  dédie  mon  livre  ; 
c'est  une  semence  qui  n'a  pas  en  elle  le  principe  de  vie,  si  elle  ne 
germe  pas  sur  le  soi  généreux  auquel  je  la  confie.  » 

Nous  aussi,  comme  Basliat  et  pour  les  mêmes  motifs,  nous 
avons  voulu  semer  sur  ce  sol  généreux  de  la  jeunesse  et  c'est  pour- 
quoi, depuis  sa  fondation  et  notamment  depuis  vingt  ans,  la  Société 
n'a  cessé  d'offrir  aux  jeunes  gens  un  enseignement  social  de  plus 
en  plus  amplement  organisé.  Au  début  et  pendant  longtemps,  cet 
enseignement  a  reposé  sur  un  seul  d'entre  nous,  l'ami  toujours 
regretté,  «  ce  maître  formé,  comme  l'a  dit  Le  Play,  par  quarante 
années  de  travaux  »,  sur  Focillon,  dont  je  n'ai  qu'à  rappeler  ici  le 
nom  pour  évoquer  en  même  temps  le  souvenir  de  tous  les  services 
qu'il  nous  a  rendus,  notamment  en  professant  la  science  sociale 
avec  autant  d'autorité  que  d'éclat.  Autour  de  lui  s'étaient  groupés 
des  collègues,  des  élèves,  qui  ont  été  graduellement  associés  à  sa 
tâche  lorsque  la  maladie  ébranla  ses  forces,  puis  qui  en  ont  assumé 
toute  la  charge  lorsque  la  mort  nous  a  privés  de  son  précieux  con- 
cours. Qu'il  me  suffise  de  citer  les  noms  de  MM.  Claudio  Jannet, 
Urbain  Guérin,  Béchaux,  Hubert- Valleroux,  ces  maîtres  auxquels 
je  me  fais  un  devoir  de  payer  ici  en  votre  nom  un  juste  tribut 
d'hommage  et  de  reconnaissance. 

A  cet  enseignement  donné  dans  ses  propres  locaux,  la  Société  est 
heureuse  de  rattacher  le  cours  libre  professé  depuis  quatre  ans  à 
l'École  de  droit  de  Paris  par  notre  ami  M.  du  Maroussem,  docteur 
en  droit,  sur  la  question  ouvrière  cCaprhs  la  méthode  monographique. 

Chaque  année,le  cours  comprend,  d'abord,  l'exposé  de  la  méthode 
des  monographies  de  familles  et  d'ateliers  ;  puis,  l'application  de 
cette  méthode  à  l'étude  d'un  métier  parisien  :  les  charpentiers  en 
4890;  les  ébénistes  du  faubourg  Saint-Antoine  en  1891;  les  ou- 
vriers du  jouet  en  1892  ;  les  halles  centrales  de  Paris  en  1893.  Le 
professeur  a  déjà  fait  paraître  la  matière  de  ses  deux  premières 
années  de  cours  en  deux  volumes,  dont  vous  connaissez  tous  le 
succès  et  qui  font  souhaiter  vivement  la  continuation  de  cette 
remarquable  série. 


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SÉANCES   GÉNÉRALES   :   CONCOURS  DE  TRAVAUX  MONOGRAPHIQUES.    53 

Ce  qu'il  y  a  de  particulier  à  signaler  dans  cet  enseignement  libre 
de  la  faculté  de  droit,  ce  sont  les  exercices  pratiques  dont  il  est 
accompagné,  et  auxquels  notre  Société  attache  une  extrême 
importance. 

En  efifet,  l'enseignement,  même  le  plus  brillant  et  le  plus  sûr, 
ne  peut  suffire  à  faire  pénétrer  dans  les  esprits  ces  convictions 
dont  je  parlais  lout  à  Theure.  Quand  on  ne  fait  qu'écouter,  comme 
vous  écoutez  ce  soir  dans  celte  salle,  on  subit  une  impression  plus 
ou  moins  agréable  suivant  Torateur,  mais  aussi  plus  ou  moins  pas- 
sagère et  fugitive.  C'est  une  photographie  qui  apparaît  un  instant 
dans  l'esprit,  puis  qui  s'efface.   Pour  la  fixer,  pour  la  graver  en 
quelque  sorte,  il  faut  une  morsure  vigoureuse  comme  celle  de 
•  Teau-forle  ou  du  burin;  il  faut  le  contact  du  fait  lui-même.  Le  mot 
est  une  image  impuissante  du  fait,  il  l'estompe,  ou  l'altère.  Écoutez 
ce  qu'a  dit  sur  ce  point  Taine,  ce  maître  dont  la  littérature  fran- 
çaise pleure  la  perte  récente  :  «  Nous  perdons,  dit-il,  de  plus  en 
plus,  la  vue  pleine  et  directe  des  choses  ;  nous  étudions,  au  lieu 
des  objets,  leurs  signes;  au  lieu  des  animaux  qui  luttent  pour  vivre, 
des  nomenclatures,  des  classifications  ;  au  lieu  des  hommes  sen- 
tants et  agissants,  des  statistiques,  des  codes,  de  l'histoire,  de  la 
littérature,  de  la  philosophie,  bref,  des  mots  imprimés  et,  chose 
pire,   des  mots  abstraits,  partant  plus  éloignés  de  l'expérience, 
plus  difficiles  à  bien  comprendre,  moins  maniables  et  plus  déce- 
vants, surtout  en  matière  humaine  et  sociale...  L'objet  échappe  à 
nos  prises;  notre  idée,  vague,  incomplètes  inexacte,  y  correspond 
mal  ou  n'y  correspond  point  :  dans  neuf  esprits  sur  dix  et  peut-être 
dans  quatre-vingt-dix-neuf  esprits  sur  cent,  elle  n'est  guère  qu'un 
mot.  Aux  autres,  s'ils  veulent  se  représenter  effectivement  la  société 
vivante,  il  faut,  par  l'enseignement  des  livres,  dix  ans,  quinze  ans 
d'observation  et  de  réflexion,pour  repenser  les  phrases  dont  ils  ont 
repeuplé  leur  mémoire,  pour  se  les  traduire,  pour  en  préciser  et  en 
vérifier  le  sens,  pour  mettre  dans  le  mol  plus  ou  moins  indéterminé 
et  creux  la  plénitude  et  la  netteté  d'une  impression  personnelle  (i).  » 
Oui,  Taine  a  raison  :  pour  retrouver  les  vérités  enseignées,  pour 
«les  repenser»,  pour  arriver  à  l'impression  pei'sonnelle,  il  faut  sor- 
tir de  sa  passivité  plus  ou  moins  engourdie  d'auditeur  ou  de  lec- 
teur, et  se  décider  à  l'observation  directe.  C'est  le  moyen  de  saisir 

(i)  Revue  des  Deux-Mondes^  février  1887,  p.  73^. 


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54  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

fortement  les  faits,  d'en  avoir  le  sens,  le  relief  et  pour  ainsi  dire  la 
vie.  Par  exemple,  vous  aurez  beau  avoir  entendu  les  orateurs  les 
plus  émouvants  vous  parler  des  horreurs  de  certaines  habitations 
ouvrières  :  rien  ne  vaudra  une  visite  directe  du  bouge  et  du  taudis 
où  croupissent  tant  de  nos  semblables.  Il  est  de  ces  choses  que  la 
plume  ou  la  parole  ne  peuvent  rendre  sans  les  affaiblir  et  dont  la 
vue  directe  laisse  une  impression  ineffaçable.  Leur  souvenir  vous 
hante  désormais  et  vous  obsède,  jusqu'au  milieu  des  fêtes,  comme 
un  remords  ;  on  s'en  veut  de  son  bien-être,  en  songeant  à  ces  mi- 
sérables :  on  les  a  vus  une  fois,  on  ne  les  oubliera  plus.  «  Il  y  a, 
comme  le  dit  La  Bruyère,  une  espèce  de  honte  d'être  heureux  à  la 
vue  de  certaines  misères.  » 

Voilà  pourquoi  nous  tenons  tant  à  ces  exercices  pratiques,  orga- 
nisés parmi  ses  élèves  par  M.  du  Maroussem,  et  pourquoi  le  Conseil 
de  la  Société  a  voulu  les  encourager  en  établissant  un  concours 
pour  ces  travaux  monographiques. 

Le  jury  chargé  de  juger  ces  travaux  m'a  confié  le  soin  d'en 
rendre  compte  et  de  vous  faire  connaître  son  verdict.  Je  vais  rapi- 
ment  m'acquitter  de  cette  mission. 

Six  mémoires  nous  ont  été  soumis,  relatifs  :  à  l'industrie  de  la 
chocolaterie,  du  chasselas  de  Fontainebleau,  de  la  marqueterie,  de 
la  culture  de  la  fraise,  des  conserves  alimentaires,  du  chiffonnier. 

Le  professeur  avait  tracé  aux  concurrents  un  programme  à  gran- 
des lignes,  qui  leur  recommandait  d'établir,  d'abord,  les  généralités 
de  l'industrie  dont  il  s'agissait,  puis  de  descendre  à  la  monographie 
d'un  atelier  déterminé  et  de  terminer  par  la  monographie  d'une 
famille.  L'étude  minutieuse  d'un  atelier  et  d'une  famille  devait 
ainsi  se  trouver  éclairée  d'avance  par  ces  vues  d'ensemble.  On  fai- 
sait une  connaissance  préalable  du  terrain,  avant  de  s'installer 
solidement  sur  un  point  particulier  pour  le  soumettre  à  une  étude 
approfondie. 

Les  concurrents  se  sont  conformés  à  ce  programme  tripartite; 
mais  le  peu  de  temps  dont  ils  disposaient  ne  leur  a  pas  permis 
d'en  remplir  également  les  trois  chapitres,  et  c'est  naturellement 
le  dernier,  le  plus  long  et  le  plus  difficile  de  tous,  celui  de  la 
monographie  de  famille  qui  a  le  plus  souffert  de  la  brièveté  du 
délai  imparti  au  concours. 

Malgré  l'étroitesse  très  excusable  de  cette  base  monographique, 


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SÉANCES  GÉNÉRALES    :    CONCOURS  DE  TRAVAUX  MONOGRAPHIQUES.    55 

quelques  mémoires  l'ont  donnée  pour  appui  à  des  conclusions 
absolues  et  générales.  Par  leur  rigueur  un  peu  dogmatique  ei 
même  par  leur  énoncé  préalable  dès  le  début  du  travail  il  semble 
que  ces  conclusions  aient  été  inspirées  plutôt  par  des  études 
antérieures  que  par  celle  même  dans  laquelle  l'auteur  avait  à  se 
renfermer.  Au  moment  où  il  les  formulait,  il  écrivait,  à  son  insu, 
sous  la  dictée  d'autres  faits  recueillis  ailleurs  et  qui,  s'ils  avaient 
été  produits,  auraient  apporté  à  ses  conclusions  un  complément 
nécessaire  de  justifications  et  les  auraient  ainsi  rendues  plus  expli- 
citement conformes  à  l'esprit  même  de  la  méthode  d'observation, 
dont  nos  concurrents  sont  les  tenants  convaincus. 

Le  jury  a  également  été  frappé  de  la  teinte  un  peu  sombre  que 
présentaient  la  plupart  de  ces  études.  Elles  voient  le  monde  au 
travail  avec  un  verre  fumé  et  insistent  un  peu  trop  complaisam- 
ment  peut-être  sur  le  côté  «  cruel  »  des  choses.  Certes,  les  choses 
ont  leur  cruauté,  comme  elles  ont  leurs  larmes  ;  mais  elles  ont 
aussi  leur  douceur  et  leur  sourire.  Rien  n'est,  absolu,  et  la  vie  n'est 
pas  monochrome.  La  plus  chétive  existence  a  ses  moments  lumi- 
neux, comme  la  plus  brillante  a  ses  heures  sombres.  Si  l'on  appli- 
que la  loupe  à  un  cas  particulier,  à  une  crise  de  la  famille  ou  de 
l'industrie,  on  pourra,  avec  du  talent,  en  tirer  des  tableaux  frap- 
pants de  relief  et  de  désespérance,mais  aussi  plus  tristes  que  nature, 
quelque  chose  comme  «  les  Tisserands  »,  ce  drame  socialiste  de 
Gérard  Hauptmann,  qui  apparaissait  hier  pour  la  première  fois  sur 
une  scène  française,  au  Théâtre-Libre,  et  dont  le  pessimisme  amer 
et  voulu  a  secoué  violemment  les  nerfs  pourtant  aguerris  des  fami- 
liers de  cette  salle.  Il  n'est  pas  de  milieu  qui  ne  se  prête  à  de 
pareils  effets  et  dont  on  ne  puisse  ainsi  extraire  du  noir,  comme 
Orfila  pouvait,  disait-il,  extraire  de  l'arsenic  du  fauteuil  sur  le- 
quel siégeait  le  président  de  la  Cour  d'assises.  Certes,  le  noir  existe 
dans  la  vie,  comme  l'arsenic  dans  le  fauteuil  du  tribunal.  Mais,  si  le 
noir  est  scientifique  dans  sa  réalité,  le  rose  ne  Test  pas  moins  dans 
la  sienne.  L'on  peut  être  vrai,  même  avec  une  palette  plus  claire, 
et  la  vérité  vivante  consiste  à  employer  tous  les  tons  pour  essayer 
de  saisir  et  définir  la  vie  dans  sa  fuyante  complexité,  au  lieu  de 
s'enfermer  comme  à  plaisir  dans  une  seule  couleur  et  dans  une  seule 
note. 

Même  les  maîtres  qui  ont  su  tirer  le  meilleur  parti  des  ombres, 
comme  un  Rembrandt,  ne  manquent  jamais  d'introduire  dans  leur 


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56  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

nuit  un  rayon  furtif  de  soleil,  une  lueur  de  lanterne,  qui  suflit  à 
animer  le  tableau,  à  fouiller  Tobscuri té,  à  caresser  et  à  faire  saillir 
les  contours.  Dans  plusieurs  de  nos  mémoires,  on  chercherait  en 
vain  ce  rayon  ou  cette  lueur  :  c'est  du  clair-obscur,  sans  clair. 

Ce  n*est  pas  seulement  au  point  de  vue  de  la  vérité  ou  de  Tart 
que  nous  aurions  voulu  voir  éclaircir  quelque  peu  les  paysages  de 
nos  concurrents;  ce  n'est  pas  non  plus  seulement  parce  que  ce  pes- 
simisme va  mal  à  la  jeunesse,  pour  laquelle  la  vie  est  pleine  de 
promesses  souriantes  et  surtout  à  la  jeunesse  française,  à  notre 
chère  alouette  gauloise  qui  boit  le  soleil  et  chante  gaiement  sur  les 
branches;  c'est  encore  parce  qu^il  conduit  au  découragement,  à 
l'abstention  et  à  l'impuissance.  À  quoi  bon  lutter  contre  la  fatalité, 
contre  «  ce  qui  est  écrit?  »  Il  n'y  a  qu'à  se  croiser  les  bras,  à  courber 
la  tète  pour  attendre  l'inévitable  destin.  J'en  veux  à  Pascal  d'avoir 
«  approuvé  ceux  qui  cherchent  en  gémissant  ».  Gémir  est  débili- 
tant et  stérile.  Surtout  quand  on  est  jeune,  on  doit  chercher  avec 
entrain  et  confiance.  On  a  besoin,  pour  agir,  de  croire  à  l'efficacité 
de  sor  ^.ction.  Or  l'action  réglée  vers  un  but  généreux  est  le  plus 
noble  emploi  qu'on  puisse  donner  à  ses  facultés.  Gardons-nous 
donc  de  l'énerver  par  la  désespérance,  qui  briserait  notre  ressort. 

Je  sais  bien  que  c'est  un  noble  sentiment  qui  pousse  la  jeunesse 
à  cette  sévérité  pour  les  tristesses  de  l'état  social.  On  s'est  tracé  à 
cet  âge  un  certain  idéal  de  justice  et  d'harmonie.  Aux  premiers  pas 
qu'on  fait  dans  la  voie  de  l'observation,  on  s'aperçoit  combien  peu 
cet  idéal  est  conforme  à  la  réalité.  Aussi,  s'afflige-t-on  et  s'in- 
difi:ne-t-on  contre  cette  sorte  de  fatalité,  qui  voue  à  la  souffrance 
d'innocentes  victimes  de  l'implacable  rigueur  des  transformations 
économiques.  Mais,  plus  tard,  à  force  de  regarder,  on  s'aperçoit 
que,  sauf  pour  quelques  petites  industries  mourantes  et  qui  s'obs- 
tinent en  vain  à  lutter  contre  la  machine,  l'ouvrier  plus  que  jamais 
aujourd'hui  avec  la  liberté  des  grèves,  des  syndicats,  et  le  suffrage 
universel,  est  maître  de  sa  destinée,  que  la  route  est  ouverte  devant 
lui,  et  qu'il  peut,  s'il  le  veut,  améliorer  sa  situation,  au  lieu  d'être 
rivé  à  l'inéluctable  fatalité  du  «  sisyphisme  »  et  de  a  la  loi  d'airain  ». 

J'en  ai  fini  avec  les  chicanes  amicales  et  les  petites  réserves 
qu'ont  inspirées  au  jury  quelques-uns  des  mémoires  soumis  à  son 
examen. 

Ceci  dit,  il  ne  me  reste  plus  que  l'agréable  devoir  de  rendre  en 
son  nom  justice  à  tous  ces  travaux  qui  font  autant  d'honneur  au 


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SÉANCES  GÉNÉRALES  :  CONCOURS  DE  TRAVAUX  MONOGRAPHIQUES.  57 

professeur  qu'aux  élèves.  Ils  sont  tous  d'une  lecture  très  attachante  : 
on  les  lit  avec  un  intérêt  égal  à  celui  que  les  auteurs  ont  pris  à 
les  faire.  On  sent  que  chacun  d'eux  s'est  passionné  pour  son  sujet; 
qu'armé  d'une  bonne  méthode,  il  en  a  fait  le  tour,  puis  Ta  scruté 
dans  ses  profondeurs,  en  y  découvrant  toutes  sortes  d'intéressants 
aspects.  Cette  méthode  est  puissante  à  ce  point  qu'elle  anime  les 
sujets  en  apparence  les  plus  ingrats  et  que  chacune  de  ces  mo- 
nographies est  un  tableau  plein  de  charme  et  de  vie. 

C'est  vraiment  un  signe  des  temps  que  cette  ardeur  de  la  jeu- 
nesse à  fouiller  de  tels  problèmes.  Les  générations  précédentes  ne 
l'ont  pas  connue.  Leur  attention  était  ailleurs.  Les  jeunes  gens  se 
passionnaient  pour  la  politique  ou  pour  l'art  et  se  jetaient,  par 
exemple,  dans  les  luttes  en  faveur  du  romantisme,  alors  à  son  Âge 
héroïque,  avec  son  panache,  son  bric-à-brac  et  son  clinquant.  Sauf 
de  rares  précurseurs,  isolés  et  méconnus,  qui  donc  se  serait  avisé 
d'aller  étudier  de  près  les  ouvriers,  les  humbles,  leur  vie  intime 
dans  l'atelier  ou  le  taudis?  La  science  elle-même  planait  alors  en 
pleine  abstraction  dans  une  optimiste  et  glaciale  sérénité. 

Mais,  comme  l'a  dit  M.  Gide(l),  la  science  a  subi  un  dégel.  «  C'est 
I3  vent  chaud  du  midi,  c'est  le  fôhn  qui  souffle  en  ce  moment  dans 
le  domaine  économique,  dans  ces  régions  inaccessibles  où  la  science 
trônait  bien  haut  au-dessus  des  pauvres  hommes,  à  l'altitude  des 
neiges  éternelles.  C'est  ce  souffle  nouveau  qui  fait  fondre  les  vieilles 
doctrines,  comme  les  vieilles  neiges,  les  emporte  au  torrent  et  les 
fait  descendre  enfin  des  hauteurs  en  bas,  très  bas,  pour  servir  à 
quelque  chose  de  bon,  pour  pénétrer  dans  la  vie  môme  des 
peuples  (2).  » 

Nous  assistons,  en  ce  moment,  à  un  étrange  spectacle  :  jamais  on 
ne  s'est  plus  haï  ;  jamais  aussi  on  ne  s'est  plus  aimé.  D'un  côté,  il 
n'est  bruit  que  d'antagonisme,  de  luttes  de  classes  où  l'ennemi 
commun,  le  bourgeois  de  tous  les  pays,  doit  être  exterminé  et  où 
ridée  même  de  patrie  semble  prête  à  sombrer;  de  l'autre,  il  n'est 
question  que  de  tendre  la  main  au  peuple  et  de  se  rapprocher  de 
lui  pour  lui  venir  en  aide.  Une  grande  pitié,  une  affection  sincère 
répondent  aux  revendications  les  plus  farouches  et  les  plus  injustes, 


(1)  Quatre  écoles  d'économie  sociale.  —  Vécole  nouvelle^  p.  138. 

(2)  Wolowski  avait  dit  de  même  :  €  Nous  voulons  qu'on  cesse  d'encenser  les 
principes  comme  des  idoles  et  qu'on  les  fasse  pénétrer  dans  la  vie  même  des 
natioDS.  »  {Préface  au  traité  cTéconomie  politique  de  Roscher») 


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58  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

comme  si  on  les  sentait  légitimes  et  si  Ton  avait  des  torts  séculaires 
à  réparer.  L'amour  grandit  en  même  temps  que  la  haine.  «  Les 
hommes  qui  ne  font  rien  avec  modération,  a  dit  M.  Alexandre 
Dumas,  vont  être  pris  de  la  folie,  de  la  fureur  de  s'aimer.  » 

Plus  encore  que  d'autres,  les  Jeunes  gens  commencent  à  être 
atteints  par  cette  généreuse  folie,  à  être  réchauffés  par  ce  nouveau 
souflle  dont  parle  M.  Gide.  Epris  à  la  fois  de  science  et  d'humanité, 
ils  cherchent  à  concilier  cette  double  aspiration,  et  ils  en  ont  trouvé 
le  moyen  dans  cette  méthode  d'observation  que  nous  devons  à 
Le  Play  et  qui  guide  l'esprit  tout  en  dilatant  le  cœur.  De  là  le 
succès  de  l'enseignement  de  M.  du  Marouss«m,  de  ses  exercices 
pratiques  et    du  concours,  dont  j'aborde  maintenant  le  détail. 

Le  Conseil  de  la  Société  avait  mis  à  notre  disposition  deux  prix. 
Nous  aurions  voulu  disposer  de  plus  de  récompenses  pour  encou- 
rager tous  ces  mérites,  mais  nous  avons  du  moins  obtenu  du  Con- 
seil qu'il  consentit  à  dédoubler  le  second  prix. 

Le  premier  prix  a  été  attribué  à  M.  Edouard  Fuster,  celui-là 
même  dont  vous  applaudirez  dans  notre  assemblée  générale  de 
demain  soir  la  communication  sur  la  vie  ouvrière  à  Berlin.  [Bravos.) 

Son  étude  est  consacrée  au  Chiffonnier  de  Paris,  et  le  jury  a  été 
très  frappé  des  qualités  éminentes  qu'elle  révèle.  Elle  émane  d'un 
esprit  distingué  et  d'un  cœur  chaud.  L'auteur  aime  les  humbles  :  il 
comprend  la  poésie  de  ces  misérables  existences,  qu'il  a  vues  de 
près;  il  a  recueilli  les  confidences  de  ces  pauvres  gens  ;  il  a  partagé 
leurs  courses,  il  les  a  suivis  dans  leur  grabat  ;  il  est  plein  d'une 
tendre  commisération  pour  eux  et  d'indulgence  pour  leurs  mœurs. 
Dn  souflle  de  bonté  et  de  charité  au  sens  le  plus  élevé  du  mot 
traverse  toutes  ces  pages  et  leur  donne  un  charme  poignant. 

Le  style  est  sobre  et  contenu,  quoiqu'il  se  hausse  parfois  à  une 
véritable  éloquence.  La  partie  économique  est  ferme  et  précise  ; 
très  solidement  documentée.  Le  sujet  était  jusqu'ici  peu  fouillé, 
malgré  quelques  coups  de  sonde  donnés  çà  et  là,  et  M.  Fuster  va 
s'établir  en  maître  sur  ce  terrain  encore  mal  exploré. 

Il  nous  annonce  en  effet  que  ce  mémoire  n'est  qu'une  sorte  de 
préface  à  un  livre  plus  complet,  dont  il  achève  de  réunir  les  maté- 
riaux et  auquel  nous  pouvons  prédire  un  grand  succès,  si,  comme 
nous  n'en  doutons  pas,  le  livre  tient  les  promesses  du  mémoire  qui 
en  est  comme  le  premier  jet. 


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SÉANCES   GÉNÉRALES    :    CONCOURS  DE  TRAVAUX  MONOGRAPHIQUES.    59 

En  résumé,  cette  œuvre  se  détache  du  reste  du  concours  et  a  for- 
tement appelé  l'attention  du  jury,  qui  lui  a,  sans  hésitation, 
décerné  le  premier  prix. 

Le  second  prix,  comme  il  a  été  dit  plus  haut,  a  été  partagé  en 
deux  prix  ex  sequo,  attribués  l'un  à  M.  Paul  Lagarde  pour  son 
mémoire  sur  les  Conserves  deliffumes^  et  l'autre  à  M.  Henri  Decugis 
pour  son  mémoire  sur  Us  Chasselas  de  Thomery.  [Applaudissements,) 

Ce  dernier  mémoire  nous  a  surtout  intéressés  par  ses  généra- 
lités techniques  et  économiques  sur  l'industrie  du  chasselas.  C'est 
une  étude  très  bien  faite,  très  précise,  et  qui  atteste  autant  de 
pénétration  que  de  solidité.  Malheureusement,  et  sans  doute  faute 
de  temps,  les  autres  parties  du  programme  ont  été  moins  achevées, 
notamment  en  ce  qui  concerne  la  monographie  de  famille.  Mais 
Tanteur  de  ce  mémoire  a  tout  ce  qu'il  faut  pour  réussir  dans  un 
travail  complet,  quand  il  disposera  du  délai  nécessaire  pour 
explorer  avec  le  même  soin  tout  le  champ  de  son  étude. 

Le  mémoire  de  M.  Paul  Lagarde,  relatif  aux  Conserves  alimen- 
taires, a  plus  insisté  que  le  précédent  sur  le  côté  social  du  sujet  et 
nous  initie  d'une  manière  intense  et  pittoresque  à  la  vie  même  de 
Tatelier.  Il  y  a  là  des  tableaux  très  animés  qui  nous  donnent  l'il- 
lusion de  la  réalité  et  qui  nous  font  assister  à  toutes  les  opérations 
successives  de  cette  curieuse  industrie.  C'est  encore  une  œuvre 
pleine  de  promesses  et  que  le  jury  a  été  heureux  de  récompenser. 

Sans  prolonger  davantage  ce  compte  rendu,  j'en  ai  assez  dit  pour 
prouver  jusqu'à  quel  point  a  réussi  l'essai  tenté  cette  année  par 
la  Société  d'Économie  sociale.  J'envoie  en  son  nom  nos  meilleures 
félicitations  au  professeur  qui  a  su  préparer  de  tels  élèves,  aux  lau- 
réats que  nous  avons  couronnés  et  à  ceux  qui,  sans  les  égaler,  ont 
fait  cependant  des  travaux  très  dignes  d'encouragement.  Nous  n'en 
resterons  pas  là  après  ce  premier  succès,  et  l'année  prochaine  votre 
Conseil  s'arrangera  pour  développer  ce  concours  en  l'étendant  à 
tontes  les  branches  d'enseignement  social  auxquelles  il  accorde  son 
patronage. 

Jeunes  gens  qui  m'écoutez,  on  vous  disait  naguère,  dans  une 
autre  enceinte,  que  le  travail  devait  être  la  ressource  et  la 
suprême  consolation  de  ceux  qui  ne  savent  que  faire  de  leur  vie. 
Oui,  certes,  cette  parole  est  vraie  en  partie  :  le  travail  est  la 
grande  loi  à  laquelle  nul  ne  doit  se  soustraire  ;  c'est,  en  même 
temps  que  la  condition  du  pain  quotidien,  celle  de  la  santé  physique 


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60  RÉUNION  ANNUELLE    ;   COMPTE  RENDU   GÉNÉRAL. 

et  de  la  force  morale.  Mais  il  ne  se  suffît  pas  à  lui-même;  nous  ne 
poavons  pas  être  les  adorateurs  de  ce  nouveau  culte  :  le  travail 
pour  le  travail.  Le  travail,  oui,  mais  le  travail  avec  une  fin,  le  travail 
dans  un  but.  Il  y  a  le  travail  de  Faust  dans  son  laboratoire  et  l'on 
sait  à  quel  grotesque  homunculus  il  a  abouti;  mais  il  y  a  aussi  le 
travail  qui  est  un  acte  de  dévouement,  d'abnégation,  de  sacrifice  et 
d*amour;  c'est  celui-là  qui  est  fortifiant  et  sain  ;  c*est  celui-là  quMl 
faut  recommander  (1). 

Vos  camarades  du  concours  l'ont  ainsi  compris.  Ils  ne  se  sont 
pas  penchés  sur  les  souffrances  humaines  en  dilettantes  curieux  ou 
en  savants  impassibles  qui  cherchent  dans  ces  vivisections  un 
spectacle  ou  un  enseignement;  ils  ont  voulu  a  aller  au  peuple  », 
pour  faire  battre  leur  cœur  à  l'unisson  du  sien,  pour  souffrir  avec 
lui,  pour  étudier  ses  maux  et,  s'il  se  peut,  pour  découvrir  et  appli- 
quer les  moyens  d'y  porter  remède. 

Voilà,  Messieurs,  le  travail  fécond  et  généreux  entre  tous.  Pra- 
.  tiqué  avec  suite  et  méthode,  dans  la  pensée  qui  a  inspiré  les  auteurs 
des  mémoires  présentés  au  concours»  le  travail  auquel  je  vous 
convie  doit  contribuer  à  dissiper  par  le  contact  les  préjugés  et  les 
malentendus,  à  faire  tomber  les  barrières  qui  nous  parquent  en 
divers  compartiments  sociaux  sans  communication  entre  eux,  à 
rapprocher  à  la  fois  les  esprits  et  les  cœurs.  Il  est  donc  l'un  des 
procédés  à  mettre  en  œuvre  pour  réaliser  ce  grand  bien  de  la  paix 
et  de  l'union  dont  va  nous  parler  avec  son  langage  élevé  et  péné- 
trant M.  Paul  Desjardins,  auquel  j'ai  hâte  de  céder  la  parole,  et  il 
rentre,  à  ce  titre,  dans  ce  beau  sujet  que  je  me  garderai  bien  d'ef- 
fleurer, puisqu'il  va  être  traité  dans  un  instant  par  un  maître  : 
u  Ce  qui  unit  les  hommes.  »  [Applaudissements,) 

M.  LE  Président,  en  remerciant  M.  Ghcysson  du  rapport  que  rassem- 
blée vient  d'applaudir,  se  félicite  de  la  bonne  fortune  qui  lui  est  échue 
d'avoir  à  complimenter  les  lauréats  du  premier  concours  que  la  Société 
ail  ouvert.  Il  ne  doute  pas  que  de  pareils  travaux,  si  bien  commencés, 
ne  portent  d*heureux  fruits  dans  l'avenir. 

La  parole  est  donnée  à  M.  Paul  Desjardins. 

(1)  Au  banquet  organisé  récemment  en  Thonneur  de  Victor  Hugo  et  de  Toute 
la  lyre^  M.  Adolphe  Rctté  a  porté  un  toast  en  vers,  qui  contient  le  passage  sui- 
vant : 

Et  comme  des  enfants  encor  mal  évoiUés 

Demandaient  :  «  Fait-il  jour?...  Où  donc  est  la  lumière?  » 

Ces  hommes  positifs  répondaient  :  «  Travaillez  I  » 


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SÉANCES  GÉNÉRALES.  61 

M.  Paul  Desjabdins,  ayant  à  parler  de  ce  qui  unit  les  hommes,  commence 
par  rendre  un  éloquent  hommage  à  ]a  mémoire  de  Frédéric  Le  Play,  chez 
qui  la  hauteur  morale  de  la  vie  a  égalé  la  valeur  scientifique,  et  qui  a 
écrit  cette  profonde  pensée,  digne  de  servir  de  programme  aux  âmes  de  . 
bonne  volonté  :  «  La  vérité  est  un  sommet  :  tout  chemin  qui  monte  y 
conduit.  »  Puis  l'orateur  fait  sentir  le  mal  général  de  l'isolement,  si  dou- 
loureux et  si  profond,  malgré  les  apparences  contraires.  Observez  ce 
qui  sépare  les  hommes,  depuis  la  différence  des  vêtements  et  des 
manières  jusqu'à  la  tyrannie  des  mots  rtout  cela  est  extérieur.  Par  suite 
le  vrai  chemin  qui  conduit  à  l'unanimité,  c'est  le  développement  de  la 
vie  Intérieure.  Sortir  de  Fégoïsme  et  vivre  un  peu  pour  autrui,  voilà  le 
moyen  de  rendre  douces  et  de  pénétrer  de  liberté  les  servitudes  qui 
semblent  nous  enserrer.  Voilà  ce  qu'on  tente  de  faire  comprendre  et 
pratiquer,  en  se  réunissant  pour  une  action  morale,  qui  n*est  ni  une 
religion  nouvelle,  ni  une  laïcisation  de  la  vertu.  Si  l'on  arrivait  à  élever 
si  peu  que  ce  soit  le  niveau  des  âmes,  on  n'aurait  pas  perdu  sa  vie  éphé- 
mère. Mais  une  sèche  analyse  ne  peut  rendre  le  charme  de  cette  causerie 
tour  à  tour  émouvante  et  spirituelle  dont  les  applaudissements  de  ras- 
semblée <yit  souligné  les  mots  heureux  et  acclamé  la  chaude  péroraison. 

M.  LE  Président  ofTre  à  l'orateur  les  remerciements  deTauditoire  dont 
les  applaudissements  disent  assez  combien  il  a  été  ému  et  charmé  par 
les  accents  d'une  parole  si  vibrante  qui  traduit  à  coup  sûr  les  aspirations 
et  les  émotions  d'une  foule  d'âmes  jeunes  et  généreuses.  {Applaudis- 
sements,) 

La  séance  est  levée  à  1 1  heures  et  quart. 


TROISIÈME  SÉANCE  GÉNÉRALE  {l''  juin) 

Sommaire.  —  Présentation  do  membres.  —  Ouvrages  offerts.  —  La  vie  ou- 
Triére  à  Beriin,  par  M.  Edouard  Fuster.  ~  Le  rôle  social  de  l'enseignement 
populaire  de  la  musique,  par  M.  Albert  Dupaione,  inspecteur  honoraire  de 
llnstruction  publique. 

A  8  h.  1/2  la  séance  est  ouverte  sous  la  présidence  de  M.  Welgub, 
président  de  la  Société  d'Économie  sociale,  auprès  duquel  prennent 
place  M.  le  vicomte  de  Meaux,  MM.  Jules  Michel,  Delaire,  A.  Ddpaignb  et 

E.  FCSTER. 

Le  Secrétaire  général  propose  au  nom  du  Conseil  l'admission  des 
membres  suivants  : 


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62  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

M.  le  D'Le  Sourd,  présenté  par  MM.  Glasson  et  Hudault  ; 
M.  Henri  Decugis,  présenté  par  MM.  du  Maroussem  et  Barrât; 
M.  Caignart  de  Mah-ly,  présenté  par  MM.  Barrai  et  Delaire  ; 
M.  Lecaron,  industriel,  présenté  par  MM.  Gh.  Ganiier  et  Welche  ; 
M.  Armand  Simonin,  avocat,  présenté  par  MM.  Jarriaud  et  Delaire. 

M.  LE  Président  prononce  l'admission  des  membres  présentés. 

Le  Secrétaire  général  donne  lecture  dMne  liste  de  présentation  aux 
Unions  de  la  paix  sociale  (v.  la  livraison  précédente,  p.  964). 

Le  Secrétaire  général  ofTre  au  Congrès,  de  la  part  de  leurs  auteurs, 
deux  études  qui  sont  chacune  la  réunion  d'articles  parus  dans  la 
Réfcn^me  sociale.  Dans  la  première  M.  Pyfferoen  étudie  Berlin  et  ses  insti- 
tutions admininistratives  (in-8<>,  65  p.)  ;  dans  la  seconde  M.  Gibon  raconte 
avec  détails  la  grève  de  Carmaux  (in-8«,  87  p.),  et,  avec  la  sagacité  de  sa 
haute  expérience,  met  en  regard  de  ces  douloureux  événements  les 
moyens  divers  d'en  conjurer  les  menactis  et  de  maintenir  l'harmonie 
dans  les  ateliers  de  travail. 

La  parole  est  à  M.  Edouard  Fuster. 

M.  Edouard  Fuster,  tout  en  se  défendant  de  vouloir  faire  un  tableau 
triste  de  la  vie  ouvrière  à  Berlin,  se  propose  de  montrer  comment  la  po- 
pulation berlinoise  ne  peut  être  que  socialiste  (1)  et  présente  à  la  Société 
les  principaux  résultats  de  voyage  et  mission  scientifique  qu'il  a  accom- 
pli Tan  dernier.  11  décrit  une  pittoresque  fête  de  banlieue,  afin  de  mon- 
trer l'élément  bourgeois  et  joyeux  du  socialisme  berlinois,  puis  le  séjour 
qu'il  a  fait  dans  un  hôpital  populaire,  où  lui  est  apparue  l'autre  partie  de 
la  population,  les  prolétaires  découragés  et  indifférents.  M.  Fuster  nous 
décrit  alors,  rapidement  l'histoire  industrielle  de  Berlin,  la  statistique  de 
sa  colossale  immigration ,  le  caractère  de  ses  nouveaux  habitants  inces- 
samment chassés  et  incessamment  repris,  l'exploitation  de  cette  main- 
d'œuvre  à  bas  prix  par  la  grande  industrie  d'exportation,  la  constitution 
d'une  véritable  armée  de  réserve  du  travail,  le  travail  des  femmes  et  des 
enfants  qui  ruine  la  famille  ,  le  chômage,  le  taux  nominal  des  salaires, 
puis  leur  taux  réel,  et  le  prix  élevé  des  vivres.,  etc.  L'analyse  succincte  de 
quelques  budgets  de  ses  voisins  permet  alors  au  conférencier  d'étudier 
plus  longuement  Taffreuse  crise  du  logement  ouvrier,  les  spéculations  de 
terrain,  les  défis  portés  à  l'hygiène,  etc.,  et  toutes  leurs  conséquences, 
les  maladies  épidémiques,  la  phtisie  du  pauvre,  la  promiscuité  désas- 
treuse des  alcôves  partagées  à  la  craie,  la  désagiégation  de  la  famille  et 
la  chute  dans  l'alcoolisme,  la  misère  ou  le  crime. 

(i)  Les  dernières  élections  au  Reichstag  ont  accusé,  pour  une  période  de  3  ans, 
une  augmentation  de  24,000  voix  I 


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SÉANCES   GÉNÉRALES.  6$ 

U  suffit  dès  lors  à  M.  Fuster  d'indiquer  les  caractères  les  plus  impor- 
tants et  les  plus  mal  connus  à  la  fois  des  promesses  et  de  l'organisation 
socialistes  qui  font  face  à  cette  dissociation.  Le  conférencier  indique  les- 
lacunes  des  œuvres  dues  à  Tinitiative  privée,  Tinsuccès  moral  du  socia- 
lisme d'État,  rinertie  ou  l'attitude  gouvernementale  de  TÉgiise,  et,  au 
contraire,  les  avantages  corporatifs,  politiques,  éducatifs  surtout,  du 
socialisme  berlinois.  Il  insiste  sur  ces  derniers,  et,  citant  des  souvenirs 
personnels  ou  des  extraits  de  brochures  du  parti,  reconnaît  que  le  so- 
cialisme a  toute  Fautorité  d'une  religion. 

M.  Fuster  conclut  par  un  appel  ému  à  tous  ceux  qui  n'épousent  aucune 
querelle,  mais  qui  sont  les  travailleurs  intellectuels  ;  il  les  conjure  non 
seulement  d'aller  prendre  chez  le  peuple  des  leçons  de  santé  morale  et 
de  solidarité  ou  des  exemples  de  vie  lamentable  causée  par  la  seule  mi- 
sère, mais  encore  de  comprendre  les  besoins  nouveaux  des  ouvriers,, 
politiques,  éducatifs,  religieux  surtout,  car  ce  n'est  plus  des  œuvres, 
c'est  un  esprit  nouveau  qu*il  faut  créer,  Tesprit  de  solidarité. 

M.  LE  Président  remercie  M.  E.  Fuster.  Le  tableau  qu'il  a  tracé  de  la 
vie  populaire  allemande  et  des  réunions  d'ouvriers  à  Berlin  est,  dit-il, 
très  mouvementé  et  très  fidèle.  M.  Fuster  a  déployé  un  courage  véritable 
en  poussant  les  observations  jusque  dans  les  salles  de  l'hôpital  où  il  a  vu 
tant  de  misères  bien  faites  pour  attrister.  11  reconnaît  lui-même  que  la 
nuance  dominante  de  son  tableau  est  un  peu  sombre.  Mais  ce  qu'il  nous  a 
dit  n'est  pas  à  coup  sûr  tout  ce  qu'il  a  observé,  et  nous  espérons  qu'une 
prochaine  étude  pourra  nous  montrer  des  aperçus  qui  prendront  sous 
sa  parole  ou  sa  plume  un  charme  plus  rassurant. 

M.  A.  DuPAiGNE  a  la  parole  sur  le  rôle  social  de  renseignement  populaire 
de  la  musique.  Il  y  a,  dit-il,  une  lacune  grave  dans  notre  éducation  fran- 
çaise (qui,  en  général,  n'attache  pas  assez  d'importance  aux  éléments, 
aux  bons  commencements)  :  c'est  celle  de  l'enseignement  de  la  musique 
vocale.  Proscrit  dans  l'enseignement  secondaire,  il  n'existe  qu'à  l'état  de 
rare  exception  dans  l'enseignement  primaire,  quoique  rendu  partout 
obligatoire  parla  loi  de  1886.  Le  «  clavier  »  et  le  u  piston  )>  ont  tué  la 
musique  en  France.  Nous  sommes  devenus  une  nation  qui  ne  chante  plus. 
Notre  amour  de  l'art  en  est  réduit  à  écouter  et  à  payer  (mieux  qu'ailleurs) 
les  «  musiciens  )»  de  profession.  Les  peuples  qui  nous  entourent  au 
N.  et  à  TE.,  au  contraire,  comprennent  l'importance  sociale  du  chant 
populaire.  Ils  nous  reprochent  la  «  grossièreté  »  des  manifestations 
publiques,  des  chants  populaires  dans  nos  églises,  dans  nos  ateliers,. 
dans  nos  casernes,  etc. 

Le  conférencier,dans  quelques  récits  anecdotiques,  a  montré  comment 
la  Suisse,  où  l'enseignement  primaire  est  si  prospère  depuis  un  demi- 
siècle,  nous  donne  l'exemple  à  cet  égard  :  familles  ouvrières  revenant 


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64  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

du  travail  le  soir;  enfants  en  promenade  (sans  maîtres);  soldats  au  repos 
ù  lu  caserne  ;  groupes  de  buveurs  à  la  brasserie,  s'unissent  pour  chanter 
en  chœur,  à  plusieurs  parties,  très  agréablement,  les  chants  que  tout  le 
monde  sait  par  cœur,  pour  les  avoir  appris  à  Técole;  et  ces  chants  sont 
1res  beaux,  très  artistiques,  signés  des  plus  illustres  noms,  tant  pour  les 
paroles  que  pour  la  musique.  Le  secret  est  celui-ci  :  tous  les  professeurs 
et  instituteurs  de  la  jeunesse,  sans  exception,  sont  «  musiciens  ».  C'est 
une  sévère  exigence  de  leur  profession.  Gomme  marque  de  bonne  et 
complète  éducation,  la  musique  et  le  chant  représentent,  chez  tous  ces 
peuples,  exactement  ce  qu'est  chez  nous  Torthographe,  autre  connais- 
sance a  de  luxe  »,  que  nous  avons  rendue  générale,  aussitôt  queTopinion 
publique  et  les  règlements  universitaires  y  ont  mis  de  la  sévérité.  Sans 
vouloir  faire  de  tort  à  l'orthographe,  le  conférencier  est  d'avis  que  sa 
rivale  la  musique  a  un  rôle  social  plus  important.  Elle  est  d'un  plus  fré- 
quent usage,  et  surtout  sa  culture  générale  a  des  conséquences  autre- 
ment sérieuses  auxpoints  de  vuemoral,  religieux, éducatif,  ouvrier,mili- 
taire  môme.  Elle  est  un  puissant  moyen  d'attrait,  d'affection  même,  dans 
récole  et  dans  la  famille,  un  élément  de  discipline,  d'entrain  ou  de 
solennité  dans  toute  association,  dans  toute  réunion,  enfin  partout  et 
mieux  que   tout,    elle  est   un  gage  d'union  sociale. 

En  France,  il  faut  avouer  que  les  bons  professeurs  manquent  encore... 
Or,  en  toute  éducation,  le  succès  final  dépend  avant  tout  des  commen- 
cements. Les  bonnes  méthodes  ne  manquent  pas.  Et  pour  preuve,  le  con- 
férencier cite  les  succès  rapides  et  évidents  de  la  méthode  Weber  en  Suisse, 
des  Sociétés  romc-so/-/Vien  Angleterre  et  en  Ecosse,  de  la  méthode  Galin  et 
Chevé  en  France,  en  Belgique  et  ailleurs.  Nos  «  artistes  »  professionnels 
sont  d'excellents  professeurs  de  rhétorique,  mais  non  d'alphabet.  Qu'ils 
laissent  celui-ci  aux  instituteurs,  habitués  aux  difficultés  de  tous  les 
débuts,  de  tous  les  «  éléments  »  eu  éducation.  Et  pour  ceux-ci  (et  pour 
les  mères  de  famille,  qui  sont  toutes  des  institutrices),  demandons  que 
l'opinion  publique,  qui  doit  précéder  les  règlements  universitaires, 
exige  d'eux  un  peu  moins  d'orthographe  (l'Académie  est  en  train  de  nous 
la  simplifier),  mais  beaucoup  plus  de  musique  (de  la  vraie,  pas  de  la 
mécanique),  de  la  bonne  musique  de  chant  choral  et  de  chant  populaire. 
Ainsi  disparaîtra  bien  vite  cette  «  grossièreté  »  cruellement  reprochée, 
ainsi  nous  mériterons  de  nouveau  le  renom  de  nation  «  bien  élevée  ». 

M.  LE  Présu)Ent  remercie  M.  Dupaigne  de  cette  conférence  pleine  de 
fins  aperçus  et  riche  de  conséquences  pratiques.  Tout  le  monde,  en  effet, 
après  l'avoir  entendue,  comprend  l'importance  de  l'enseignement  popu- 
laire de  la  musique  pour  occuper  les  récréations  de  la  jeunesse,  rap- 
procher et  distraire  les  hommes,  élever  les  cœurs  par  le  sentiment  au 
beau  et  servir  ainsi  ta  paix  sociale. 

La  séance  est  levée  à  11  heures. 

J.   A.   DES   ROTOURS   ET  PaLT.  DuBOST, 

Sect*étaires  de  la  Société  d'Economie  sociale. 


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"^•^ 


RÉUNIONS    DE    TRAVAIL 


(1) 


PREMIÈRE  RÉUNION  (30  mai)  ''K 


LES  ASSOCIATIONS  PROFESSIONNELLES  ET  LES  PHYSIOCRATES  AU  XVIII' SIÈCLE 
LA  GILOE  OES  MÉTIERS  ET   NÉGOCES  DE   LOUVAIN 

La  séance  est  ouverte  à  9  heures  du  matin  sous  la  présidence  de  M.  Hu- 
bert-Valleroux,  et  la  parole  est  donnée  à  M.  A.  des  Cilleuls,  chef  de 
division  à  la  préfecture  de  la  Seine. 

M.  A.  DES  Cilleuls  communique  un  mémoire  sur  les  associations  pro- 
fessionnelles et  les  physiocrates  au  xyiii»  siècle.  Colbert,  par  l'édit  de 
mars  i673,  avait  fait  en  sorte  que  tous  ceux  qui  voudraient  embrasser  Té- 
tât de  marchand  ou  artisan,  dans  les  villes,  dussent  former  des  groupes 
corporatifs  soumis  à  une  discipline  sévère,  par  la  réglementation  du 
pouvoir  et  TinspecUon  des  maîtres.  Mais  en  retour  des  prérogatives  à 
elles  accordées,  les  jurandes  étaient  obligées  d'obtenir  des  lettres 
patentes,  dont  la  remise  emportait  des  droits  élevéa  de  chancellerie  ; 
néanmoins  le  Parlement  de  Paris,  dont  la  compétence  territoriale 
embrassait  32  départements  actuels,  tint  avec  rigueur  la  main  à  celte 
formalité;  sa  jurisprudence  eut  ainsi  pour  effet  de  limiter  les  entraves 
qu'on   avait  voulu  introduire  dans  le  droit  d'embrasser  une  profession. 

En  même  temps  que  ce  résultat  inattendu  se  produisait,  le  conseil  des 
finances,  depuis  la  mort  de  Louis  XIV,  devenait  hostile  au  système  des 
agrégations  obligatoires  pour  Tindustrie  et  le  commerce  ;  ses  tendances 
s'accentuèrent  encore,  au  fur  et  à  mesure  que  IMcole  des  physiocrates 
prit  de  rinfluence  sur  les  esprits  éclairés.  Voulant  réagir  aveuglément 
contre  les  idées  de  tutelle  des  métiers,  Quesnay  et  ses  disciples  prê- 
chèrent la  ruine  de  toutes  les  associations,  qu'ils  jugeaient  inconciliables 
avec  la  liberté  individuelle  des  travailleurs  :  Bigot  de  Sainte-Croix  et 
Turgot,  notamment,  se  prononcèrent  avec  véhémence  dans  ce  sens;  on 
fut  conduit  à  l'abolition  des  jurandes  et  maîtrises,  aussitôt  rétablies  que 
supprimées,  mais  avec  des  tempéraments  sensibles. 

(1)  La  Réfonne  sociale  ne  publie  dans  le  compte  rendu  général  que  les  procôs- 
rerbanx  des  séances  ;  elle  donnera  in  extenso  dans  ses  livraisons  successives 
les  mémoires  et  les  principales  discussions  auxquelles  ils  ont  donné  lieu. 

(2)  Les  réunions  de  travail  se  tiennent  dans  les  salles  de  la  Bibliothèque  de  la 
Société  d'Économie  sociale. 

La  Rép.  Soc,  !•'  jttiUet  1893.  3«  sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.^,  5. 


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6t»  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

I.e  Parlement,  après  avoir,  sans  le  soupçonner,  aidé  à  la  ruine  des 
communautés  professionnelles  et  cherché  en  vain  à  éviter  leur  perte,  en 
demandant  qu'on  les  réformât,  s'en  prit  aux  associations  ouvrières  et  les 
bannit  sans  pitié.  Il  était  réservé  à  la  Constituante,qui  comptait  dans  ses 
rangs  de  nombreux  disciples  des  physiocrates  et  quelques-uns  des  dis- 
ciples immédiats  de  Quesnay,  comme  Dupont  de  Nemours,  de  sévir, 
tout  ensemble,  contre  les  corps  officiels  de  métiers  et  contre  les  sociétés 
de  fait  formées  entre  compagnons.  M.  Gabriel  Alix  a  soutenu  le  con- 
traire î  M.  des  Cilleuls  s'attache  à  réfuter  cette  opinion,  en  s'appuyant 
sur  des  textes  irréfragables;  il  montré  les  dangers  d'une  législation 
prohibitive  à  Tégard  du  groupement  d'inténHs  solidaires  et  déplore 
qu'on  ait  ainsi  engendré  Thabitude  des  pactes  secrets,  cimentés  par  la 
violence  et  qui  compromettent  l'avenir  avec  les  avantages  de  la  liberté 
d'association.  11  fait  appel,  en  terminant,  à  tous  les  gens  de  bien,  pour 
que  leur  initiative  empêcha  les  rêveurs  et  les  ambitieux  d'usurper  le 
me'rite  d'idées  fécondes,  susceptibles  d'être  compromises  par  de  nui- 
sibles exagérations. 

M,  LE  Président  remercie  le  rapporteur  et  ouvre  la  discussion.  M.  A. 
Baueai:,  correspondant  de  l'Institut,  fait  remarquer  que  la  corporation 
au  xviii*  siècle  est  devenue  exclusivement  patronale,  tandis  qu'au  moyen 
âge  et  jusqu'à  la  Renaissance  elle  avait  été  une  association  de  patrons  et 
d'ouvriers.  M.  des  Cilleuls  ajoute  qu'en  effet,  à  partir  de  François  I*'  les 
corporations  sont  devenues  patronales  ;  c'est  une  conséquence  de  la  véna- 
lité des  charges  qui  fut  étendue  aux  titres  de  maîtres,  aussi  bien  qu'aux 
ofOces  des  finances  et  de  la  magistrature.  En  outre,  comme  sur  les 
autres  offices,  la  royauté  percevait  des  droits  casuels  par  suite  de  leur 
confirmation  au  titulaire  à  chaque  nouvel  avènement,  ce  qui  eut  pour 
résultat  d'en  faire  augmenter  le  nombre  d'une  façon  disproportionnée. 
On  crée  même  de  nouveaux  brevets  de  maître  à  chaque  avènement  et 
ils  doivent  être  achetés  avant  ceux  des  corporations.  C'est  pour  mettre 
fin  à  ces  abus,  et  par  une  mesure  trop  radicale  que  la  Révolution  prohiba 
les  associations  ouvrières,  sans  avoir  égard  à  la  liberté  qui  doit  être  le 
fondement  de  toute  association.  Répondant  à  une  question  relative  à 
l'opportunité  du  rétablissement  des  corporations,  M,  des  Cilleuls  dit  que 
la  tendance  actuelle  se  porte  plutôt  vers  les  syndicats  professionnels,  et 
on  a  le  regret  de  constater  le  manque  de  conciliation  qui  pousse  les 
ouvriers  à  préférer  les  syndicats  ouvriers  aux  syndicats  mixtes  (patrons 
et  ouvriers).  C'est  là  un  terrain  sur  lequel  il  y  a  de  nombreux  efforts  à 
faire  pour  déterminer  entre  patrons  et  ouvriers  un  esprit  de  conciliation 
qui  ne  pe^  être  que  profîtable  aux  uns  et  aux  autres. 

M.  Brants,  professeur  à  l'Université  de  Louvain,  envoie  sur  li  Giidc 


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RÉrNIONS   DE  TRAVAIL    :    LA   GILDE   DES  MÉTIERS   DE  LOUVAIN.  67 

des  métiers  et  des  négoces  de  cette  ville,  un  rapport  qui  est  lu  par  M.  H. 
de  France.  Cette  Gilde  fut  organisée  en  1885,  dans  un  esprit  à  la  fois 
démocratique  et  chrétien,  pour  faciliter  les  rapports  entre  le  capital  et 
le  travail  ;  ce  fut  dans  des  conditions  d'autant  plus  favorables  qu'il  s'agis- 
sait de  petites  industries  où  la  dififérence  entre  patrons  et  ouvriers  est 
moins  sensible.  Elle  réunit  principalement  les  industries  du  bâtiment  : 
bois,  maçonnerie,  chacune  se  subdivisant  en  groupes  de  15  ou  20 
ouvriers.  L'assistance  aux  assemblées  est  obligatoire  et  les  maîtres  doi- 
vent à  la  fois  prêter  un  serment  très  étendu  et  faire  un  chef-d'œuvre;  il 
en  résulte  une  espèce  de  certificat  moral  qui  est  déjà  très  apprécié  par 
le  public.  1^  Gilde,  bien  que  n'ayant  pas  d'individualité  juridique,  se  dis- 
tingue par  le  groupement  aussi  multiple  que  varié  des  institutions  de 
bienfaisance  qui  lui  sont  annexées  :  1®  des  habitations  ouvrières,  qui 
restent  chacune  la  propriété  de  la  Société  jusqu'au  paiement  du  prix 
(2,500  fr.)  par  le  locataire  ;  2»  Caisse  d'épargne,  Société  d'épargne  pour 
achat  de  valeurs  à  lots  ;  3«  Banque  populaire  ;  actions  de  200  francs  par 
versements  de  5  francs;  facilités  de  paiement  par  chèque;  4*  Société  de 
secours  mutuels;  5*>  Section  de  boulangerie  par  les  boulangers  membres 
de  la  Gilde,  qui,  pour  éviter  la  création  d'une  boulangerie  coopérative, 
consentent  à  fournir  les  membres  à  des  prix  très  réduits;  &*  Enseigne*- 
ment  professionnel  gratuit,  cours  faits  par  des  étudiants;  7o  Bourse  de 
travail  ;  8<»  Bibliothèque;  9*  Bureau  de  consultation  et  d'arbitrage  ;  10*  1ns»- 
titutions  de  délassement  et  de  relèvement  moral. 

M.  A.  Del.\ire  fait  passer  sous  les  yeux  de  l'assemblée  une  photogra- 
phie jointe  au  mémoire  et  donnant  une  vue  pittoresque  du  bâtiment  où 
siègent  les  institutions  de  la  Gilde.  Il  ajoute  que  M.  Brants  a  tenu  à 
s'adjoindre,  pour  la  rédaction  du  mémoire  qui  vient  d'être  lu, 
deux  de  ses  élèves,  membres  de  la  conférence  d'économie  sociale  de 
l'Université,  MM.  Romain  Moyersoen  et  Edouard  Crahay.  —  M.  Poultel, 
professeur  à  l'École  des  sciences  politiques  et  sociales  de  Louvain,  ré- 
pondant à  diverses  questions,  notamment  sur  les  rapports  entre  les 
classes  aisées  et  les  ouvriers  de  la  corporation,  dit  qu'il  y  a  des  mem- 
bres protecteurs  qui  ont  une  part  dans  la  direction  de  la  Gilde,  parti- 
culièrement de  ses  diverses  institutions,  ou  bien  qui  s'intéressent,  non 
pas  officiellement  mais  en  fait  aux  ouvriers  en  s'adressant  à  eux  pour 
les  travaux  qu'ils  ont  à  faire  faire.  — M.  l'abbé  Lorrain  signale  une  insti- 
tution analogue  à  Rome  où,  à  la  tête  de  chaque  groupe,  se  trouve  une 
personne  notable  qui  en  prend  la  direction  effective;  de  même  à 
Bourges  il  y  a  une  association  de  patrons  et  ouvriers  et  différentes  insti- 
tutions de  bienfaisance,  mais  malheureusement  isolées  et  privées  de  la 
force  de  groupement  qui  est  le  principal  caractère  de  la  Gilde.  —  Quant 
à  Tattitude  du  reste  de  la  population,  M.  Poullet  reconnaît,  en  répoose 


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68         RÉUNION  ANNUELLE,  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

à  MM.  MiKLASGHEwsRi  et  Delbet,  quUl  y  a  platôt  une  opposition,  mais  qui 
résulte  des  divisions  politiques  et  religieuses  :  l'institution  est  traitée  de 
cléricale,  mais  au  moins  une  bonne  moitié  de  la  ville  de  Louvain  lui  est 
favorable.  Spécialement  la  section  de  la  boulangerie  a  été  faite  pour 
tenir  en  échec  la  boulangerie  socialiste  qui  a  de  nombreux  adhérents,  et 
les  patrons  ont  préféré  pour  ce  motif  se  rallier  à  la  Gilde  en  ne  conser- 
vant qu'un  très  petit  bénéfice.  Toutefois  ce  service  est  celui  qui  deman- 
derait le  plus  de  réformes.  En  somme  il  n'y  a  pas  de  polémique  dans 
la  presse  sociale  au  sujet  de  la  Gilde,  et  particulièrement,  dans  les  der- 
nières élections,  elle  est  restée  inactive  tout  en  demandant  la  représen- 
tation des  intérêts. 

M.  LE  Président  résume  Tétat  de  la  question  des  associations  en  ces 
termes  :  La  corporation  est  une  société  formée  au  moyen  âge,  assurant 
un  monopole  à  l'exercice  d'un  métier,  spéciale  à  une  ville,  ayant  cet 
avantage  de  conserver  une  clientèle  assurée.  Elle  a  disparu  soit  légale- 
ment en  France  en  1789,  soit  de  fait  en  Angleterre,  et  elle  est  devenue 
inconciliable  avec  Tétat  de  la  civilisation  actuelle.  Il  faudrait  pour  la 
faire  renaître  interrompre  les  communications,  fermer  le  marché  étran- 
ger et  diminuer  le  goût  et  les  habitudes  de  bien-être  répandues  dans 
toutes  les  classes.  En  Angleterre,  il  n'y  a  que  le  nom  qui  subsiste  grâce 
aux  habitudes  conservatrices,  car,  en  fait,  cette  institution  contraire  aux 
intérêts  économiques  a  disparu  d'elle-même.  Ce  qui  en  est  la  forme 
actuelle,  ce  sont  les  associations  professionnelles.  Elles  sont  utiles 
comme  contrepoids  à  la  situation  prépondérante  de  FÉtat  ;  il  doit  y 
avoir,  à  côté  des  individus  périssables,  des  groupes  perpétuant  Tesprit 
de  tradition,  ayant  des  ressources  et  une  vitalité  propres.  «  On  doit  pour 
y  arriver  réclamer  pour  elles  la  liberté  d'exister  et  déposséder  »,  c'est  ce 
qui  fait  leur  force  aux  États-Unis  et  en  Angleterre.  Et,  avant  tout,  il  faut 
bannir  l'esprit  d'oppression  venant  soit  des  monopoles,soitde8  individus, 
et  souhaiter  que  les  syndicats  ouvriers  s'inspirant  de  ces  principes  de 
liberté  deviennent,  comme  les  syndicats  agricoles,  une  œuvre  utile  et 
juste,  au  lieu  de  rester  ce  qu'ils  ont  été  trop  souvent  jusqu'ici,  un  ins- 
ment  d'oppression  vis-à-vis  de  la  liberté  du  travail. 

Le  secrétaire, 
Jules  Chorat. 


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RÉUNIONS  DE  TRAVAIL  :    LA  PHILOSOPHIE  MORALE.  69 


DEUXIÈME  REUNIOiN    (30  mai) 

LA  LI6UE  POUR  LE  RELCVEMENT  DE  LA  MORALITÉ  PUBLIQUE 
U  PHILOSOPHIE  MORALE  ET  LA  RÉFORME  SOCIALE 

A  8  h.  1/2  du  soir,  la  séance  est  ouverte  sous  la  présidence  de  M.  HENav 
JoLT,  doyen  honoraire  de  faculté. 

M.  Raoul  Allier,  professeur  à  la  Faculté  de  théologie  protestante  de 
Paris,  présente  en  termes  éloquents  une  communication  qui  peut  se 
résumer  ainsi  : 

La  Ligue  française  de  la  moralité  puhlique  a  été  fondée  en  1883.  Elle 
coidprend  des  hommes  de  tous  les  partis  politiques,  philosophiques  et 
religieux.  Primitivement,  elle  luttait  contre  le  régime  de  la  réglementa* 
tion  de  la  déhanche  et  bornait  ses  efforts  à  cette  lutte.  En  1887,  compre- 
nant que  le  système  attaqué  reposait  sur  certains  préjugés  consacrés  par 
les  mœurs  et  la  législation,  elle  élargit  son  programme  et  se  mit  à 
dénoncer  les  articles  du  Gode  qui  proclament  implicitement  l'infériorité 
de  la  femme  et  Tirresponsabilité  de  Thomme.  Elle  commença  aussi,  dès 
lors,  à  signaler  aux  pouvoirs  publics  les  dangers  causés  par  le  dévelop- 
pement de  la  pornographie.  Actuellement,  elle  attend  le  vote  par  la 
Chambre  des  députés  d'une  proposition  de  loi  tendant  à  assurer  à  la 
femme  mariée  la  possession  de  son  salaire  ou  l'entretien  'auquel  elle  a 
droit.  Elle  a  pour  organe  le  Relèvement  social  dont  les  bureaux  sont  à 
Saint-Étienne,  89,  rue  de' la  Richelandière.  Le  comité  de  Paris  est  pré- 
sidé par  M.  Gaufrés,  ancien  conseiller  municipal. 

M.  LE  Président  félicite  M.  Allier  et  fait  distribuer  aux  membres  pré- 
sents le  projet  de  loi  dont  il  vient  d'être  parlé.  M.  le  baron  Denys  Gochin, 
membre  du  conseil  municipal,  et  M.  Louis  Sautter  appuient  fortement 
de  leurs  observations  les  considérations  présentées  par  M.  Allier. 

La  parole  est  donnée  ensuite  à  M.  Gardair  sur  La  philosophie  morale  el 
la  réforme  sociale. 

M.  Gardair  développe  cette  pensée  :  les  bases  morales  de  la  réforme 
sociale  étant  aujourd'hui  ébranlées  par  le  scepticisme  philosophique,  une 
philosophie  morale,  solidement  établie,  est  nécessaire  pour  restaurer  ou 
fortifier  les  habitudes  d'esprit  qu'exige  la  réforme  pratique  de  la  société. 
U  montre  que  F.  Le  Play  a  jeté  dans  ses  ouvrages  quelques  aperçus  favo- 
rables à  l'étude  rationnelle  des  problèmes  intellectuels  et  moraux,  mais 
que  cependant  le  caractère  principal  de  sa  méthode  est  de  rechercher 
dans  l'histoire  et  dans  la  vie  actuelle  des  peuples  prospères  la  preuve 


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70  RÉUNION  ANNUELLE    ;   COMPTE  RENDU  GÉNÉRilL. 

expérimentale  de  la  nécessité  de  la  croyance  à  Dieu,  au  libre  arbitre,  à 
la  loi  morale  et  à  la  vie  future  pour  assurer  la  paix  sociale  et  le  bonheur 
des  peuples.  M.  Gardair  pense  que  cette  méthode  doit  être  complétée 
par  une  étude  directe  de  la  psychologie,  de  la  métaphysique  et  de  la 
morale  naturelle  :  à  son  avis  il  ne  suffit  pas  de  faire  voir  que  jusqu'à 
présent  les  nations  n'ont  été  prospères  qu'en  mettant  en  pratique  les 
préceptes  du  Décalogue  ;  il  faut,  pour  convaincre  et  moraliser  nos  con- 
temporains, démontrer  directement  que  ces  préceptes  sont  la  vérité 
môme  et  s'imposent  par  conséquent  à  l'obéissance  de  tous  les  hommes 
dans  Pavenir  comme  dans  le  passé  et  le  présent.  M.  Gardair  termine  en 
donnant  le  plan  sommaire  des  études  philosophiques  qu'il  propose  pour 
résoudre  les  questions  de  doctrine  posées  de  notre  temps  et  constituer 
une  psychologie,  une  métaphysique  et  une  morale  à  la  fois  tradition- 
nelles et  rationnelles  «  d'où  rayonnerait  une  lumière  directrice  sur  toute 
l'économie  sociale  et  politique.  » 

M.  LE  Présioent  résume  la  communication  de  M.  Gardair  qui,  dans  la 
première  partie,  critique  la  méthode  de  Le  Play  comme  insuffisante  en 
face  des  négations  qui  s'attaquent  aujourd'hui,  au  nom  de  la  science,  à 
ces  notions  morales  que  Le  Play  considérait  comme  hors  de  discus- 
sion, et  qui  dans  la  seconde  partie  propose  d'en  compléter  les  études  par 
les  recherches  de  la  métaphysique.  —  M.  le  baron  Denys  Cochin  pense 
qu'en  parlant  des  tendances  déterministes  de  la  science  il  faut  distin> 
guer  entre  ce  qui  était  il  y  a  trente  ans  et  ce  qui  est  aujourd'hui  ;  le 
déterminisme  appliqué  aux  phénomènes  moraux  n*est  plus  guère  en 
faveur,  sauf  peut-être  dans  des  assemblées  qui  ne  sont  pas  scientifiques. 
—  M.  Gardair  croit  que  le  renouveau  idéaliste  est  bien  faiDle  encore  et  il 
voudrait  le  fortifier  par  une  solide  métaphysique.  —  M.  Delaire  répond 
aux  critiques  adressées  par  l'orateur  â  la  méthode  expérimentale  qu'il 
considère  comme  incomplète.  Le  Play  n'a  pas  abordé  l'examen  des  pro- 
blèmes métaphysiques  que  les  hommes  agitent  depuis  Torigine  de  l'his- 
toire; son  but  était  tout  autre  :  il  voulait,  dans  le  domaine  des  faits 
sociaux,  ramener  à  des  opinions  communes  les  hommes  divisés  par  des 
idées  à  priori.  Pour  cela  il  a  fait  appel  à  l'expérience  et  à  l'observation,  à 
la  méthode  scientifique.  En  effet,  tandis  que  la  méthode  des  philosoplies, 
sans  doute  par  la  difficulté  de  Tobjet  de  leurs  études,  n'a  pas  encore 
réussi  depuis  le  commencement  du  monde  à  créer  entre  eux  le  plus  petit 
corps  de  doctrines  communes,  la  méthode  scientifique  accroît  sans  cesse 
le  trésor  des  vérités  indiscutées  et  de  leurs  prodigieuses  applications. 
C'est  donc  à  elle  qu'il  faut  recourir,  toutes  les  fois  que  cela  est  possible, 
pour  unir  les  esprits  par  des  démonstrations  décisives  et  accessibles  à 
tous.  —  M.  DoMBT  DE  VoRGEs,  ministre  plénipotentiaire,  rend  hommage 
k  la  puissance  démonstrative  des  écrits  de  Le  Play,  mais  il  pense  que  les 


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RÉUiXIONS   DE   TRAVAIL   :   LBS   CKUVRES   PRIVÉES   A   GENÈVE.  71 

conclusions  de  Texpérience  scientifique  seront  toujours  insuftisantes 
pour  dominer  les  passions  et  régler  la  conduite  de  chacun  ;  mais  elles 
sont  excellentes  pour  créer  un  mouvement  d'opinion  publique,  et  c'est  là 
ce  qu'a  cherché  Le  Play.  —  M-  Tabbé  Ackermann  montre  avec  netteté 
qu'il  n'y  a  pas  désaccord  de  méthode  mais  diversité  de  but.  Le  Play 
s'appuie  sur  l'observation  pour  démontrer  les  conséquences  de  la  pra- 
tique ou  de  la  violation  de  la  loi  morale,  non  pour  démontrer  la  loi  elle- 
même.  Ainsi  définie,  sa  méthode  est  la  meilleure,  et  d'autant  plus  utile 
que  de  tout  temps,  avec  Platon  comme  avec  Rousseau,  on  a  voulu  cons- 
truire la  science  sociale  à  priori.  Quant  au  devoir,  d'après  sa  nature 
absolue,  il  comporte  une  démonstration  métaphysique.  —  M.  le  Président 
se  rallie  aux  obser\'ations  de  M,  l'abbé  Ackermann  et  les  confirme  de  sa 
parole  autorisée. 

Le  secrt'taire^ 
Pierre  Lk  Play. 


TROISIÈME  REUNION  (31  mai) 

LES  ŒUVRES  DE  L'INITIATIVE  PRIVÉE  A  GENÈVE 
LES  RÉCENTS  PROGRÉS  OU  SOCIALISME  EN  ALLEMAGNE 

La  séance  est  ouverte  à  9  heures  du  matin  sous  la  présidence  de 
M.  Glasson,  de  l'Institut. 

M.  Marin  fait  sur  les  œuvres  de  l'initiative  privée  à  Genève  une  com- 
munication pleine  de  renseignements  pratiques  et  précis.  Genève,  a-t-il 
dit,  offre  une  preuve  remarquable  de  là  puissance  de  l'initiative  privée. 
Cette  ville  a  résolu  les  problèmes  les  plus  ingrats  de  l'assistance.  Elle 
procure  à  bon  marché  (avec  50  %  d'économie  sur  l'ordinaire)  et  confor- 
mément à  l'hygiène,  le  vêtement,  le  vivre,  le  rafraîchissement,  le  blan- 
chissage. 1^  consommateur  échappe  ainsi  à  la  misère,  car  ou  bien  il 
fait  des  économies  ou  bien  il  évite  de  souffrir  faute  du  nécessaire,  sui- 
vant l'abondance  des  ressources  dont  il  dispose.  Le  consommateur  lutte 
dans  des  conditions  particulièrement  favorables  pour  conquérir  une 
meilleure  place  au  soleil  ou  pour  conserver  la  place  qu'il  y  occupe. 
L'initiative  genevoise  imprime  à  ses  œuvres  un  caractère  original.  Le  mot 
d'aumône,  le  mot  d'ouvrier  lui  sont  étrangers.  Elle  ouvre  au  public, 
auberge,  restaurant,  café,  lavoir,  sans  reconnaître  pauvre  ni  riche.  Elle 
pourvoit  qui  veut  de  ce  qui  est  nécessaire,  en  se  contentant  du  bénéfice 
pécuniaire  le  plus  restreint,  en  estimant  au-dessus  des  gros   dividendes 


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72  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

l'ordre  qui  règne  dans  la  cité  quand  la  principale  cause  de  la 
misère,  Texploi talion  du  consommateur  par  l'intermédiaire,  est  évitée. 
En  terminant,  M.  Marin  insiste  avec  des  détails  très  intéressants  sur 
deux  exemples  caractéristiques  :  le  lavoir  public  et  l'auberge  de  famille. 
C'est  en  1854  qu'en  présence  des  graves  inconvénients  qu'entraîne  pour 
la  famille  ouvrière  le  lavage  du  linge  dans  la  chambre  même,  des  per- 
sonnes bienfaisantes  ont  fondé,  après  divers  tâtonnements,  le  lavoir 
public  avec  les  machines  et  les  installations  les  plus  perfectionnées,  ce 
qui  permet  un  blanchissage  plus  économique  et  plus  rapide  que  partout 
ailleurs.  Ce  n'est  pas  une  œuvre  de  pure  charité  :  on  paye  et  le  capital 
reçoit  un  revenu  de  4  %;  l'intervention  constante  des  bienfaiteurs  et  d'une 
diaconie  voisine  assure  une  direction  morale  et  religieuse.  Ce  sont  les 
mêmes  principes  (pas  d'aumône,  petit  paiement,  faible  revenu  du 
capital,  le  vrai  dividende  étant  moral)  qui  ont  présidé  à  l'organisa- 
tion de  Tauberge  de  famille  et  du  Home,  destiné  spécialement  aux 
jeunes  filles  (1). 

M.  Glasson  remercie  vivement  M.  Marin  pour  sa  communication  si 
pleine  d'enseignements  pratiques.  —  M.  Jules  Michel  demande  si  dans 
le  lavoir  public  genevois  les  blanchisseuses  ne  chasseront  pas  peu  à 
peu  les  particuliers.  A  Pari«,  les  blanchisseuses  professionnelles  ont 
chassé  des  lavoirs  publics  les  ménagères  en  occupant  la  presque  totalité 
des  places.  Elles  ont  d'ailleurs  transformé  ces  établissements  en  de  véri- 
tables centres  de  démoralisation.  —  M.  Marin.  A  Genève,  dans  la 
répartition  des  places,  les  ménagères  ont  toujours  la  préférence  ; 
d'ailleurs  les  personnes  charitables  qui  ont  créé  l'institution  exercent 
continuellement  une  surveillance  personnelle  très  active  et  rendent  de 
semblables  résultats  impossibles.  —  M.  Jules  Michel  remercie  M.  Marin 
d'avoir  fourni  d'aussi  précieux  renseignements  sur  ce  sujet.  C*«st  une 
très  sérieuse  question.  A  Paris,  les  lavoirs  publics  sont  un  vrai  danger 
moral,  et  une  œuvre  comme  celle  de  Genève  serait  fort  à  recommander 
au  dévouement  de  l'initiative  privée. 

M.  Blondel  a  voulu  montrer  quelle  était,  au  lendemain  de  la  dissolu- 
tion du  Reichstag,  la  force  du  parti  socialiste.  Après  avoir  brièvement 
rappelé  les  premiers  progrès  de  cette  doctrine  si  inquiétante,  il  insiste 
sur  les  théories  développées  dans  les  derniers  congrès  de  Berlin,  d'Er^ 
furt  et  de  Halle.  Comparé  à  l'ancien  programme  de  Gotha,  le  programme 
nouveau  est  bien  plus  radical  :  le  socialisme  mitigé  de  Lassalle  a  cédé 
devant  la  doctrine  nettement  collectiviste  de  K.  Marx  et  de  F.  Engels. 

(1)  Pour  plus  do  détails,  voir  1  ouvrage  que  M.  Marin  fait  paraître  sous  ce 
titre  :  Coup  cTceil  sur  les  œuvres  de  IHnitialive  privée  à  Genève;  Paris,  Ouil- 
laumin,  in-18. 


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RÉUTaONS  DE  TRAVAIL   :    LES  PROOliÉS  DU  SDCIAUSME  EN  ALLEMAGNE.  .73 

On  repousse  maintenant  le  socialisme  d'État,  qui  n'est,  dit-on,  qu'un 
Jeurre  ;  et  surtout  on  affirme  énergiquement  le  caractère  international 
du  socialisme  qui  prêche  la  guerre,  non  pas  entre  les  nations,  mais  entre 
les  classes,  et  qui  poursuit  une  véritable  unité  de  discipline  et  de  foi, 
M.  Blondel  indique  ensuite  les  divers  modes  de  propagande  de  la  doc- 
trine :  il  montre  d'abord  l'influence  de  la  presse  qu'on  cherche  à  faire 
pénétrer  dans  les  campagnes,  puis  ceJle  des  conférences  qu'on  multi- 
plie de  plus  en  plus.  L'attirail  pompeux  sous  lequel  on  présente  aux 
ouvriers  la  doctrine  socialiste  semble  la  rendre  irrésistible.  On  préconisé 
les  associations  professionnelles,  où  les  ouvriers,  suivant  le  mot  de  Be- 
bel,  doivent  être  formés  à  la  guerre  sociale  et  à  la  lutte  des  classes.  Le 
théâtre  et  le  roman  sont  devenus  aussi  des  instruments  de  propagande 
très  dangereux.  On  a  enfin  créé  à  Berlin  en  1891  une  école  de  hautes 
études  socialistes  qui  compte  de  nombreux  adeptes. 

Tout  en  repoussant  énergiquement  le  socialisme  en  tant  que  doctrine, 
M.  Blondel  estime  que  la  question  sociale  n'est  ni  une  question  d'esto- 
mac ni  une  maladie  passagère  qui  s'en  ira  comme  elle  est  venue.  Les 
scandales  financiers  ont,  en  Allemagne  comme  en  France,  troublé  pro- 
fondément les  esprits.  Certaines  fortunes  ont  été  trop  rapidement  ga- 
gnées, il  yasurtout  trop  de  gens  ayant,  grùce  à  la  richesse,  une  situation 
sociale  qui  n'est  en  rapport  ni  avec  leur  intelligence,  ni  avec  leur  travail, 
ni  avec  leur  mérite.  Mais  ce  n'est  pas  dans  le  socialisme  d'État,  cher  aux 
professeurs  des  Universités  allemandes,  qu'il  faut  chercher  un  remède« 
A  cette  conception  dangereuse  qui  menace  d'accroître  indéfiniment  le 
rôle  de  l'État,  sans  apaiser  la  haine  des  classes  les  unes  contre  les  autres, 
il  faut  préférer  les  efforts  désintéressés  de  l'initiative  privée,  qui  n'em- 
pêcheront peut-être  pas  toutes  les  violences,  mais  qui  serviront  beau* 
coup  mieux  la  cause  de  la  paix   sociale. 

M.  Hubert-Vallkroux  demande  quelles  sont  les  ressources  matérielles 
du  parti  socialiste  allemand  et  quelle  est  son  organisation.  —  M.  Blondel 
répond  que  les  ressources  sont  les  cotisations  volontaires  et  les  dons 
des  socialistes  riches.  Quant  à  l'organisation,  c'est  tous  les  ans  un  Con- 
grès où  l'on  élabore  un  programme  d'action  internationale.  Prochaine- 
ment il  y  aura  un  Congrès  des  étudiants  socialistes  et  internationalistes. 
—  M.  Hubert-Valleroux  voudrait  savoir  s'il  n'existe  pas  en  Allemagne 
quelque  chose  d'analogue  à  l'organisation  anglaise,  c'est-à-dire  des  grou- 
pes locaux  et  un  comité  central.  —  M.  Blondel  croit  difficile  de  donner 
une  réponse  très  précise.  Les  membres  des  comités  sont  élus  par  accla- 
mation. Le  socialisme  allemand  a  une  sorte  de  directeur  principal,  c'est 
aujourd'hui  M.  Liebknecht.  —  M.  Hubert- Valle roux  demande  si  le  co- 
mité central  donne  des  ordres  pour  les  élections.  —  M.  Blondel  ne  le 
croit  pas.  En  terminant,  il  signale  la  remarquable  brochure  deM.Richter 


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74  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

traduite  par  notre  confrère  M.  Villard  Où  mùne  le  socialisme.  C'est,  sous  la 
forme  d'une  touchante  histoire  d'ouvrier,  une  réfutation  pleine  de  bon 
sens  et  d'esprit  des  utopies  socialistes.  On  ne  saurait  assez  la  répandre,  il 
faudrait  qu'elle  fiH  entre  toutes  les  mains  (1).  —  M.  Duvergier  dk 
flAUUANNE  voudrait  (fu'un  membre  de  la  Société  d'économiejsociale  entre- 
prît de  faire  pour  la  France  une  brochure  analogue  dont  le  fond  et  les 
détails  se  rapporteraient  à  notre  pays.  —  M. le  D^'Delbet  fait  observer  que 
M.  iUoudel  parait  ne  pas  avoir  indiqué  les  conclusions  nécessaires,  c'est- 
à-dire  les  mesures  pratiques  à  prendre  contre  l'envahissement  du  so- 
cialisme. Il  semble  qu'en  face  de  l'immense  organisation  internationale 
socialiste,  il  n'y  ait  pas  une  organisation  efficace  opposée.  —  M.  Blondel 
dit  qu'il  y  aurait  là  toute  une  autre  conférence  à  faire.  Le  sujet  était 
déjà  bien  vaste  aujourd'hui,  et  le  conférencier  n'a  pu  qu'indiquer  d'un 
mot,  sinon  le  remède,  au  moins  le  sens  dans  lequel  il  faut  agir:  ne  pas 
recourir  à  l'État  et  développer  l'initiative  privée.  —  M.  Glasson 
exprime  le  désir  que  M.  Blondel  donne  une  semblable  conférence  dans 
la  session  prochaine.  Sa  haute  compétence  et  le  talent  dont  il  vient  de 
faire  preuve  le  désignent  mieux  que  personne  pour  accomplir  cette 
tâche,  qui  sera  le  complément  de  son  rapport  actuel. 

La  séance  est  levée  à  11  h.    i/2. 

Le  secrétaire, 

Paul  Lagarde. 


QUATRIÈME  RÉUNION  (1"  juin) 

UNE  FAMILLE  RURALE  SOUS  L'ANCIEN  RÉGIME  (1550-1840).  —  UNE  IMITATION 
ANGLAISE  DE  L'ORGANISATION  FAMILIALE  CHINOISE  :  LE  MAJOR  POORE  Et  LES 
VILLAGES  OU  WILTSHIRE. 

La  séance  est  ouverte  à  9  heures  du  matin,  sous  la  présidence  de 
M.  Jules  Michel,  vice-président  de  la  Société  d'Économie  sociale. 

M.  André  Tandoxnet  donne  lecture  de  son  mémoire  sur  une  famille 
rurale  du  Poitou  sous  Tancien  régime  (1550-1840).  Dans  cette  étude 
patiemment  et  richement  documentée,  l'orateur  s'attache  à  nous  mon- 
trer, par  rhistoire  d'une  famille  du  Poitou,  pendant  trois  siècles,  l'uti- 
lité dt^s  petites  juridictions  féodales  locales  et  de  la  propriété  foncière, 
pour  l'élévation  sociale  progressive  des  basses  classes.  Il  nous  montre 
comment  les  Mérigeau,  à  force  de  travail  et  d'économie,  de  petits  et 
humbles  cultivateurs  devinrent  peu  à  peu  notaires,  procureurs,  procu- 
reurs (iscaux  et  même  sénéchaux.  Leur  système  était  fort  simple  :  tra- 

(1)    Paris,  Lcsoudier,  1  fr.  50. 


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RÉI'NIONS    DE   TRAVAIJ-    .*    UN    BSSAI   d'oRGANISATION    FAMIUALE.  75 

vaiilerle  plus  possible,  cumuler  de  petites  fonctions  locales  et  placer  en 
terres  les  petites  économies  ainsi  réalisées.  Par  cet  exemple  choisi  entre 
mille,  il  est  facile  de  voir  combien  cet  ancien  régime  dont  on  a  tant 
médit,  fournissait  de  moyens  de  s'élever  dans  Téchelle  sociale  aux 
familles  laborieuses,  si  basse  que  fut  leur  origine.  Le  régime  successoral 
avant  1789  aidait  à  ce  résultat  en  favorisant  la  stabilité  des  familles  et  la 
conservation  de  leurs  patrimoines.  Au  contraire,  la  division  des  héritages 
prescrite  par  le  Code  civil  provoque  soit  la  stérilité  des  unions,  soit  la 
désertion  des  campagnes,  puisque  les  familles  nombreuses  ne  trouvent 
plus  une  base  V\xe  et  durable  dans  la  transmission  du  bien  paternel. 

M.  Babeau  demande  si  les  différentes  générations  de  la  famille  Méri- 
geau  ont  eu  de  nombreux  enfants.  —  M.  Tandonnet  répond  affirmative- 
ment et  montre  comment,  grâce  à  l'accroissement  continu  de  la  fortune, 
ils  se  fixaient  presque  tous  dans  le  pays.  Les  filles  étaient  en  majorité  : 
au  moment  de  leur  mariage,  elles  renonçaient  par  contrat  à  la  succes- 
sion paternelle.  Le  patrimoine  de  la  famille  passait  donc  de  génération 
en  génération  sans  subir  d'amoindrissement.  —  M.  Cheysson  fait  remar- 
quer que  les  capitaux  détournés  des  placements  mobiliers  par  la  baisse 
du  taux  de  l'intérêt,  et  éloignés  de  l'industrie  par  les  lois  ouvrières, 
rinstabilité  douanière  et  les  menaces  du  socialisme,  tendent  actuelle- 
ment à  refluer  vers  Fagriculture  qui  peut  et  doit  devenir  le  plus  fruc- 
tueux des  métiers,  du  jour  où  Ton  employé ra  les  procédés  nécessaires. 
—  M.  Ta>'do.\.\et  fait  remarquer  toutefois  que  le  mouvement  d'émigra- 
tion vers  la  ville  qui  se  produit  parmi  les  familles  des  petits  proprié- 
taires se  perpétuera,  car  elles  n'ont  point  d'argent  et  ne  peuvent  faire  de 
placements  dans  l'agriculture.  Les  capitaux  qui  se  placeront  ainsi  vien- 
dront des  villes.  —  M.  le  Président  fait  ressortir  la  similitude  du  régime 
familial  des  anciens  Poitevins,  des  Basques  et  des  Suisses.  Actuellement, 
dans  le  canton  de  Vaud,  les  filles  renoncent  par  contrat  de  mariage  à  la 
succession  paternelle.  D'autre  part,  le  nombre  des  fonctions  publiques 
est  beaucoup  plus  considérable  qu'en  France,  mais  ces  fonctions  sont 
exercées  et  cumulées  par  les  petits  propriétaires,  vivant  dans  leurs 
terres.  Il  en  résulte  une  grande  stabilité  de  la  famille. 

M.  Eugène  Simon,  ancien  consul  de  France,  dont  le  beau  livre  sur  la 
Cité  chinoise  est  connu  de  tous,  lit.  avec  l'aide  de  M.  Boyenval,  un  cu- 
rieux mémoire  sur  un  essai  de  restauration  familiale  en  Angleterre.  Il 
commence  par  rappeler  le  tableau  qu'il  a  fait  de  la  famille  dans  la 
Cité  chinoise.  11  en  décrit  la  constitution  et  les  diverses  fonctions.  Natu- 
rellement, dit-il,  rexpériencé  que  poursuit  le  major  Poore  dans  le 
comté  de  Wiltshire  est  encore  bien  loin  d'une  pareille  organisation. 
Commencée,  il  y  a  peine  trois  ans,  elle  ne  paraîtra  sans  doute  ni  convain- 


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76  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

cante,  ni  même  bien  avancée.  Mais  il  faut  considérer  les  difficultés 
auxquelles  on  se  heurte,  les  éléments  avec  lesquels  il  faut  agir.  La 
famille  an^^'laise,  dans  le  peuple,  est  en  poussière.  De  cette  poussière 
d'individus,  créer  des  familles,  réelles,  consanguines,  fortement  assises 
sur  la  terro,  autour  d*un  foyer  commun,  créer  des  entités  morales  et  des 
unités  sociales,  voilà  le  problème.  Nul  doute  qu'avec  la  méthode 
employée,  le  major  Poore,  aidé  de  ses  fils,  ne  le  mène  à  bonne  fin.  Déjà, 
grâce  à  quelques  circonstances  favorables,  les  habitants  de  Winterslow 
possèdent  un  champ  suffisant  à  édifier  leur  foyer,  et  quelques-uns  ont 
pu  acheter  un  terrain  assez  grand  pour  les  faire  vivre.  Des  groupes  com- 
posés de  dix  familles  simples  se  sont  formés,  se  réunissent  et  s*admi- 
nistrent  eux-mêmes,  sous  la  présidence  de  délégués  élus.  Enfin,  les 
résultats  de  cette  expérience,  si  incomplète  qu'elle  soit,  sont  déjà  telle- 
ment salisfaisants,  qu'elle  s'étend  à  Theure  quUl  est  à  onze  villages  du 
comlé,  soit  à  726  familles  d'un  chiffre  total  de  4,000  habitants. 

M.  CiiEYssoN  se  demande  si  une  parcelle  d'un  acre  acquise  par  une 
famille  suffit  à  la  faire  vivre  dans  le  Wiltshire.  —  M,  Simon  répond  que  les 
familles  ne  possédant  qu'un  acre  exercent  un  métier  dont  le  produit 
subvient  en  partie  aux  dépenses  du  ménage.  —  M.  Delbet  cite  dans  la 
Marne  une  commune  où  le  système*  du  major  Poore  a  été  vaguement 
mis  en  pratique.  Les  biens  communaux  avaient  été  répartis  entre  les 
habitants  et  livrés  à  leur  exploitation.  Ce  procédé  a  produit  d^excellents 
résultats  ati  point  de  vue  de  la  stcibilité.  Le  mouvement  d'émigration 
que  Ton  a  eu  à  constater  dans  la  Marne  ne  s'est  pas  fait  sentir  dans 
cette  commune.  —  M,  Boyenval  fait  remarquer  que,  dans  le  Nord  et  le 
Pas-de-Calais,  d'assez  grandes  étendues  couvertes  de  marais  avaient  été 
laissées  à  la  jouissance  des  familles  en  1777.  Plus  de  3,000  hectares  ont 
été  ainsi  assainis  et  mis  en  culture  ;  ces  terrains  ont  acquis  actuelle- 
ment une  très  grande  valeur.  —  M.  Hubert- Valleroux  montre  combien 
les  dispositions  du  Code  civil  sont  contraires  à  la  propriété  familiale. 
Elles  favorisent  en  effet  la  propriété  individuelle.  Il  n'en  est  pas  de 
même  aux  États-Unis,  en  Angleterre,  en  Allemagne.  —  M.  E.  Simon  de- 
mande s'il  ne  serait  pas  possible  d'étendre  en  France  les  communaux. 
—  M,  CuEvssoN  répond  qu'en  Angleterre  les  communes  peuvent  acheter 
des  biens  qu'elles  loueront  ensuite  à  des  familles  avec  faculté  pour  les 
locataires  de  se  rendre  propriétaire  de  ces  biens  par  le  payement  d'un 
certain  nombre  d'annuités.  Ceci  n'existe  pas  en  France.  —  M.  le  Pré- 
sident, après  réchange  de  quelques  observations,  résume  la  discussion 
et  remercie  les  rapporteurs. 

La  séance  est  levée  à  11  heures  un  quart. 

Le  secrétaire, 

A.   VOiLARO. 


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RÉUNIONS   DE   TRAVAIL   :    LES  SALAIRES   ET  LA   DURÉE   DU  TRAVAIL.      77 


CINQUIÈME  RÉUNION     (2  juin) 

LES  SALAIRES  ET  LA  DURÉE  DU  TRAVAIL  DANS  LES  INDUSTRIES  DU  DÉPARTEMENT 
DE  LA  SEINE,  D'APRÈS  L'ENQUÊTE  DE  L'OFFICE  DU  TRAVAIL. 

La  séance  est  ouverte  à  9  heures  du  matin,  sous  la  présidence  de 
M.  Glasson.  La  parole  est  donnée  à  M/ À.  Fontaine,  ingénieur  des  mines. 

M.  A.  Fontaine  débute  par  l'exposé  de  la  méthode  suivie  par  l'Office 
du  Travail  dans  son  enquête  générale  sur  les  salaires  et  la  durée  du  tra- 
vail dans  l'induslrie  française,  et  qui  peut  se  caractériser  ainsi  :  a  Lès 
chiffres  qui  doivent  figurer  dans  le  compte  rendu  sont  contrôlés  par  des 
sommes  globales,  relatives  à  une  période  d'une  année,  telles  qu'elles 
existent  sur  les  livres  de  l'industriel.  Les  délégués  de  l'Office  du  Travail 
ont  mission  de  présenter  eux-mêmes  et  d'expliquer  le  questionnaire  aux 
industriels  de  bonne  volonté  qui  consentent  à  fournir  les  indications 
demandées,  de  faire  directement  les  vérifications  nécessaires,  de  rem- 
placer par  des  établissements  similaires  ceux  de  la  liste  à  eux  remise  et 
arrêtée  d'après  un  plan  général  embrassant  l'ensemble  du  territoire, 
dans  lesquels  l'enquête  n'aurait  pu  avoir  lieu.  » 

Le  conférencier  montre  ensuite  que  des  établissements  contenant  le 
quart  au  moins  des  ouvriers  [de  grande  et  moyenne  industrie  de  la  Seine 
ont  fourni  de  véritables  monographies. 

En  ce  qui  concerne  la  durée  du  travail  journalier,  après  en  avoir 
décrit  la  variété  suivant  les  saisons  et  les  industries,  il  montre  qu'elle 
est  normalement  et  le  plus  habituellement  de  iO  heures.  En  passant,  il 
indique  que  le  repos  du  dimanche  est  très  général  dans  la  grande 
et  moyenne  industrie,  ;sauf  pour  les  ouvriers  du  bâtiment,  des  trans- 
ports, de  quelques  industries  chimiques,  et  le  personnel  des  usines  à  feu 
continu. 

La  stabilité  du  personnel  ouvrier  est  ensuite  [l'objet  d'une  analyse 
d'ensemble,  qui  met  en  lumière  ce  fait  que  la  misère  de  certains 
milieux  ouvriers  tient  généralement  moins  au  taux  même  des  salaires 
payés  qu'aux  chômages  que  comporte  l'excès  des  bras  disponibles,  et 
aux  variations  du  chiffre  de  l'effectif  d'une  même  usine  au  cours  d'une 
année. 

.  Après  un  rapide  exposé  du  travail  aux  pièces  et  du  travail  à  l'heure, 
et  des  salaires  payés  aux  principales  spécialités  d'ouvriers  employés 
dans  la  grande  et  la  moyenne  industrie,  le  conférencier  résume  la 
situation  au  point  de  vue  des  amendes,  des  gratifications,  de  la  partiel- 


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78  KÉINION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

pation  aux  bénéfices  et  enfin  des  institutions  de  prévoyance  créées  en 
faveur  du  personnel  ouvrier.  11  termine  en  constatant  que  l'assurance  se 
répand  de  plus  en  plus  dans  les  établissements  qui  comportent  «  un 
risque  professionnel  »  élevé. 

M.  LE  Président,  après  ce  remarquable  exposé,  ouvre  la  discussion 
générale.  M.  Hubert- Va lleroux  signale  quelques  exemples  de  grande 
industrie  émigrant  en  province  et  insiste  sur  la  nécessité  de  connaître 
non  seulement  les  salaires  mais  les  chômages.  M.  Ghëyssox  voudrait  que 
rOffice  du  Travail  étudiât  la  progression  historique  des  salaires,  le  budget 
<les  dépenses  de  l'ouvrier  et  enfin  la  statistique  des  professions.  M.  A. 
Fontaine  explique  que  les  renseignements  recueillis  par  TOffice  du  Tra- 
vail répondront  en  partie  à  ces  divers  désirs.  Quant  aux  professions  dont 
M.  Huhkrt-Valleroux  rappelle  la  diversité  et  la  mobilité,  mais  dont 
M.Cheys^on  réclame  la  statistique  comme  absolument  nécessaire,  M.  A. 
Fontaine  reconnaît  que  le  recensement  en  serait  désirable,  mais  il  ne  le 
croit  pas  indispensable,  même  pour  Tétude  des  assurances  en  cas  d'acci- 
dents, et  critique  quelques-unes  des  statistiques  professionnelles  faites  à 
l'étranger.  MM.  Jules  Muuiel  et  Gl.vsson  ajoutent  diverses  observations 
sur  le  déplacement  des  industries  de  Paris  en  province,  sur  les  avantages 
moraux  que  présente  cette  émigration,  sur  les  causes  matérielles  qui  la 
facilitent  ou  Tarrêtent,  sur  les  inconvénients  qu'elle  peut  entraîner  pour 
les  industries  accessoires  de  la  famille  ouvrière,  etc. 

M.  Delaire  résume  une  communication  que  M.  Henry  Higgs  vient  de 
faire  à  la  Société  royale  de  statistique  de  Londres  sur  les  monographies 
-de  familles  et  las  budgets  ouvriers.  L'auteur  rappelle  d'abord  ce  qui  s'est 
fait  autrefois  en  ce  genre  en  Angleterre  et  montre  que  rien  n*approcbe 
-comme  exactitude  et  précision  des  monographies  de  familles  de  Le  Play. 
Il  rend  à  notre  fondateur  un  hommage  auquel  Téminent  professeur 
Marshall  s'associe  chaleureusement.  Ensuite  M.  Higgs  analyse  les 
recherches  récentes  sur  les  budgets  ouvriers,  faites  soit  par  le  Board  of 
TradCy  soit  par  VEconomic  Club,  et  il  termine  en  montrant  la  nécessité  de 
multiplier  partout  ces  études  locales,  en  utilisant  le  concours  d'un  grand 
nombre  d'observateurs.  Un  appendice  joint  au  mémoire  reproduit  des 
budgets  d'ouvriers  anglais  de  1787  et  1797,  d'autres  empruntés  à  Le  Play, 
•et  quelques-uns  dressés  récemment  et  encore  inédits. 

Le  secrétaire^ 

Roger  Roux,  avocal. 


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RÉUNIONS   DE   TRAVAIL    l    LES   SYNDICATS   AGRICOLES. 


7î) 


SIXIÈME  RÉUNION  (3  juin) 

LES  SYNDICATS  AGRICOLES  ET  LEURS  SECTIONS  PAROISSIALES.  —  LES  RÉCENTS 
PROGRÈS  DE  LA  COOPÉRATION  DE  CONSOMMATION  ET  DE  PRODUCTION  DANS 
LES  INDUSTRIES  AGRICOLES. 

La  séance  est  ouverte  à  2  heures  et  demie  sous  la  présidence  de 
M.  W'elghe,  président  de  la  Société  d'Économie  sociale,  auprès  duquel 
prend  place  l'honorable  M.  Chapleau,  lieutenant-gouverneur  de  la  pro- 
nnce  de  Québec,  ainsi  que  M.  Henri  Joly,  doyen  honoraire  de  faculté. 

M.  LE  pRÉsu>ENT  souhaitc  la  bienvenue  à  M.  Chapleau  en  rappelant  la 
part  considérable  qu'il  prend  depuis  de  longues  années  déjà  à  la  haute 
direction  du  gouvernement  de  la  Puissance  du  Canada  et  de  la  province 
de  Québec. 

M.  Chaplbau  rappelle  en  termes  émus  les  liens  qui  encore  aujourd'hui 
unissent  le  Canada  à  la  mère  patrie.  Malgré  le  changement  de  régime  et 
la  séparation  politique,  le  souvenir  de  la  France  reste  vivace  chez  les 
Canadiens.  De  nombreuses  afUnitës  tenant  à  la  communauté  de  race,  de 
religion  et  de  langage  attachent  toujours  les  uns  aux  autres  Français  et 
Canadiens.  Il  y  a  au  Canada  une  branche  des  Unions  qui  peut  prendre 
les  développements  les  plus  grands,  car  le  terrain  est  fertile  et  bien  pré- 
paré pour  les  œuvres  de  paix  sociale.  L'orateur  regrette  que  sa  santé  un 
peu  éprouvée  ne  lui  permette  pas  de  prendre  part  aux  travaux  et  aux 
réunions  du  Congrès,  mais  il  forme  des  vœux  pour  la  prospérité  de 
l'œuvre  sociale  fondée  par  Le  Play  et  il  termine  en  remerciant  chaleu- 
reusement le  Congrès  de  son  accueil  bienveillant.  [Applaudissements.) 

M.  NicoLLE  a  la  parole  sur  les  syndicats  agricoles  et  leurs  sections 
paroissiales.  Il  constate  d'abord  que  dans  beaucoup  de  régions  il  y  a 
des  syndicats  officiels  ou  demi-officiels,  dirigés  par  le  professeur  dépar- 
temental ou  par  le  personnel  des  comices.  Ceux-là  ne  s'occupent  que  des 
intérêts  matériels  et  sont  en  somme  peu  prospères,  du  moins  dans 
rOuest.  Avec  le  syndicat  de  l'Anjou,  on  s'est  proposé  surtout  le  but  mo- 
ral et  social,  et  on  a  pris  comme  idée  directrice  l'idée  religieuse.  Comme 
la  paroisse  est  chez  nous  une  unité  bien  plus  vivante  que  la  commune, 
et  surtout  que  le  canton,  nous  nous  sommes  arrêtés  à  la  forme  de  syn- 
dicats départementaux,  avec  sections  paroissiales.  Pour  les  organiser, 
tantôt  e*est  un  propriétaire  qui  syndique  ses  fermiers,  tantôt  les  inté- 
ressés s'unissent  d'eux-mêmes,  tantôt  nous  iatervenons  pour  susciter 
un  noaveaa  groupe.  Les  presbytères  ayant  presque  tous  des  btens 
ruraux,,  le  c«ré  fait  en  géoéralàce  tilre  partie  du  syndicat  où   son 


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80  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

influence  morale  s'exerce  utilement.Après  avoir  rappelé  tous  les  services 
divers  des  syndicats,  et  notamment  les  renseignements  et  renseigne- 
ment, M.  Nicolle  montre  qu'il  a  fallu  d'abord  avoir  un  Bulletin  mensuel 
donnant  les  avis  généraux  et  en  outre  un  Bulletin  hebdomadaire  qui 
compte  maintenant  3,000  abonnés  sur  les  6,000  syndiqués.  Ceux-ci  se 
répartissent  entre  une  cinquantaine  de  sections  paroissiales,  et  dis- 
posent de  20  ou  25  dépôts  dans  lesquels  les  syndiqués  trouvent  immé- 
diatement ce  que  le  syndicat  peut  leur  fournir.  Pour  la  vente  des  pro- 
duits et  le  crédit  agricole,  les  syndicats  sont  moins  avancés  ;  cependant 
ils  commencent  à  fournir  engrais,  bétail  et  semences  à  crédit,  après 
renseignements  fournis  par  la  section  paroissiale  et  caution  donnée  par 
les  voisins.  C'est  là  la  difficulté  et  la  nécessité  du  crédit  mutuel,  qui  est 
le  seul  possible,  et  c'est  seulement  à  en  encourager  les  débuts,  toujours 
pénibles,q[ue  devraient  être  employés  les  2  millions  votés  par  la  Chambre 
pour  l'organisation  du  crédit  agricole. 

M.  LE  Président,  en  félicitant  M.  Nicolle,  est  heureux  de  constater  l'ac- 
cord entre  les  idées  qui  viennent  d'être  présentées  et  celles  que  lui- 
même  a  toujours  soutenues.  A  la  vérité  dans  l'Est  et  dans  bien  d'autres 
régions,  l'état  des  esprit  ne  permettrait  pas  de  mettre  en  avant  les  préoc- 
cupations morales  et  religieuses.  Ce  qui  a  fait  réussir  dans  l'Anjou  eût 
fait  échouer  là;  on  a  dû  partir  uniquement  des  considérations  d'intérêt: 
on  s'est  associé  en  vue  du  bon  marché  ;  mais,  à  mesure  que  la  confiance 
s'établit,  les  influences  morales  reprennent  leur  rôle.  Il  y  a  même  à  Paris 
un  syndicat  de  jardiniers  qui  ressemble  aux  anciennes  confréries.  Pour 
l'achat  le  progrès  a  été  rapide  ;  pour  la  vente  les  difficultés  sont  bien 
plus  grandes;  il  faut  faire  l'éducation  commerciale  des  syndiqués  et 
leur  persuader  que  la  production  doit  se  conformer  aux  exigences  de  la 
consommation.  Pour  le  crédit,  M.  Nicolle,  Fa  fort  bien  dit,  le  prix  de 
l'argent  ne  doit  pas  être  décrété  par  le  gouvernement  et  il  faut  se  garder 
de  créer  une  Banque  centrale,  coûteuse  et  compliquée.  Le  crédit  agricole 
doit  être  local  afin  qu'on  se  connaisse,  il  doit  être  mérité.  Il  ne  faut  pas 
oublier  les  illusions  inspirées  par  le  Crédit  foncier  qui  devait  mettre  fin 
à  l'usure  rurale  et  qui  n'a  presque  pas  servi  à  l'agriculture.  La  loi 
de  188i  a  ses  dangers  et  ses  avantages  :  il  faudrait  qu'elle  fût  appliquée 
dans  sa  lettre  et  son  esprit,  n'admettant  dans  le  syndicat  que  des  pro- 
fessionnels et  excluant  les  meneurs  ;  protégeant  la  liberté  de  tous,  syn- 
diqués ou  non-syndiqués.  C'est  en  agissant  ainsi  qu'on  avancera  sans 
recul  dans  la  voie  des  sages  libertés. 

M.  FouGEhoussE  a  la  parole  sur  les  progrès  de  l'association  agricole  de 
production.  L'association  de  production,  dit-il,  a  fait  dans  l'agriculture 
des  progrès  considérables  qui  sont,  en  général,  ignorés  malgré  leur 


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*UP"  1 


RÉCXIOXS  DE  TRAVAIL  ;  LES  RÉCENTS  PROGRÈS  DE  LA  COOPÉRATION*  8t 

importance.  Elle  se  manifeste  sous  trois  formes,  saivant  qu'elle  yise  le 
battage  de  grains,  la  fabrication  de  beurre  ou  la  distillerie.  Passant 
rapidement  sur  le  battage,  M.  Fougerousse  insiste  sur  les  beurreries  coo- 
pératives. Leur  centre  principal  est  aux  Jimites  communes  des  quatre 
départements  de  la  Charente,  de  la  Charente-Inférieure,  des  Deux- 
Sèvres  et  de  la  Vendée.  Elles  y  sont  au  nombre  de  58.  Ces  sociétés  ont 
été  constituées  chacune  par  un  emprunt  de  30  à  50,000  francs  que  les 
fondateurs  ont  souscrit  et  qui  est  remboursé  sur  les  bénéfices.  Elles  n'ont, 
en  réalité,  pas  de  capital  social.  Le  lait  fourni  par  tous  les  adhérents 
ressort  au  prix  moyen  de  12  centimes,  y  compris  la  valeur  du  petit  lait 
qui  est  rendu  à  chaque  sociétaire.  Le  beurre  est  transporté  à  Paris  et 
vendu  sur  le  carreau  des  Halles.  Le  département  de  l'Aisne  est  un  autre 
centre  de  beurreries  coopératives.  C'est  M.  le  comte  Caffarelli  qui  en  a  été 
le  promoteur.  Il  a  fondé  celle  de  Leschelle  qui  est  très  prospère.  Là  il  y  a 
un  capital  social  formé  par  des  actions  que  les  sociétaires  ont  souscrites. 
Ces  sociétés  joignent  à  la  fabrication  du  beurre  l'élevage  des  porcs.  Le. 
prix  du  lait  y  ressort  à  près  de  13  centimes  y  compris  le  bénéfice  résultant 
de  la  porcherie.  La  quantité  de  lait  nécessaire  pour  produire  un  kilo  de 
beurre  y  est  de  23  litres  70  ;  elle  ne  s'élève  qu'à  21  litres  50  dans  la  Sain- 
tonge.  Les  distilleries  coopératives  sont  constituées  principalement  par 
les  paysans  cultivant  la  betterave.  Elles  ont  payé  la  betterave  de  2  francs 
à  2  fr.  50  plus  cher  que  les  distilleries  agricoles  et  ont  fourni  un  divi- 
dende de  7  J!  etde  9%  depuis  1892.  Cette  catégorie  d'associations  est 
encore  peu  répandue,  mais  plusieurs  sociétés  de  ce  genre  sont  en  voie 
de  formation. 

(L'association  agricole  de  production  a  pour  effet  principal  d'améliorer 
la  situation  des  paysans  les  plus  pauvres,  de  ceux  qui  tiraient  le  moins 
bon  parti  de  leurs  produits.  D'autre  part,  ellfi  défend  la  production 
contre  les  fraudes  que  le  commerçant  continue  d'introduire  dans  les  pro- 
duits agricoles.  A  ce  titre,  elle  servira  à  relever  l'exportation  française 
que  les  falsifications  commerciales  ont  si  fortement  diminuée. 

M.  LE  Président,  après  quelques  observations  échangées  entre  les 
membres  présents,  fait  ressortir  en  peu  de  mots  tout  l'intérêt  pratique 
des  exemples  trop  peu  connus  de  coopération  de  production  que  M.  Fou- 
gerousse vient  de  signaler. 

M.  LE  Lieutenant-Gouverneur  Chapleau  félicite  rivement  les  deux 
rapporteurs,  en  signalant  le  grand  essor  que  prennent  au  Canada  les 
syndicats  et  les  coopérations  agricoles  sous  Timpulsion  du  gouverne- 
ment provincial. 

L'ordre  du  jour  étant  épuisé,  la  séance  est  levée  à  4  h.  1/2. 

Le  secrétaire, 
Henri  Degugis. 


W^^^^^^^^^^««W^^»»W<M<W»^%«VW»»W»*<»MM» 


L%  Rip.  Soc,  1«  juillet  1893.  3«  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.),  6. 


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♦442  RElNiON    A.NMKLLK    :    <:oMÏ»TK  HEMK    r.KNKBAL. 


SEPTIEME  REUNION  (i  jtin. 


UNE  NOOVELLE  CAUSE  DE  OESTRUCTIOli  DES  FAMILLES-SOUCHES  PYRÉNÉENNES. 
DE  LA  SUPPRESSION  DES  BUREAUX  DE  PLACEMEUT. 

La  séance  est  ourerte  à  9  heures  sons  la  pré^dence  de  M.  (iLvssoN,  dt* 
l'fnstitut,  auprès  duquel  prennent  place  M.  Henri  Dkkert,  inaire  du 
VI''  arrondissement,  et  MM.  W«i.<;he,  Jules  Mhîrel  et  A.  Delatre. 

M.  LotJis  Batcam;  s'occupe  d*nne  nouvelle  cause  de  destruction  poul- 
ies familles-souches  pyrénéennes.  Lorsqu'ini  cadet  «allait adventice  »daiis 
une  maison,  en  ffualîté  d'époux  de  l'héritière,  il  apportait  une  dot  infuse 
dans  le  patrimoine  et  qui  servait  à  désintéresser  les  cadets.  La  coutume 
avait  toutefois  prévu  les  caprices  probables  des  maris  que  leurs  femmes 
n'avantageaient  pas  et  statué  dans  sa  sagesse  qu'ils  ne  senûont  rem- 
boursés de  cette  dot  qu'au  bout  de  Tan  du  décès  de  rhérilière.  En 
allait-il  de  même  sous  le  Gode?  Les  tribunaux  le  pensèrent  et  refusèrent 
aux  gendres  adventices  le  droit  de  procéder  par  voie  d'exécution  en  les 
obligeant  à  suivre  la  voie  (Vaction,  Mais  il  intervint,  à  la  date  du  3  dé- 
cembre 1888,  un  jugement  du  tribunal  d'Orthez  qui,  renversant  Tordre  de 
choses  respecté  comme  usage,  décidait  par  des  motifs  juridiques  qu'en 
ce  cas  on  pouvait  procéder  par  voie  d'exécution.  Il  est  aisé  d'envisager 
la  perturbation  que  cette  pratique  nouvelle  allait  jeter  dans  les  familles 
des  Pyrénées,  Aussi  bien  des  praticiens  ont-ils  résisté  courageusement 
en  maintenant  qu'on  ne  peut  agir  que  par  voie  d'action.  Cependant  il  est 
à  craindre  que  leur  résistance  ne  se  heurte  contre  la  rigueur  du  €ode 
civil.  Dès  lors  les  notaires  devraient,  conformément  au  principe  de  liberté 
écrit  dans  l'article  1387  du  Code  civil,  insérer  en  leurs  contrats  de  mariage 
une  convention  par  laquelle  la  dot  ne  serait  restituable  que  dans  un 
délai  stipulé  entre  parties. 

M.  LE  Président  fait  ressortir  la  valeur  juridique  de  ce  travail,  qui 
complète  sur  un  point  le  mémoire  présenté  l'an  dernier  au  Congrès 
par  M.  Batcave.  11  félicite  en  même  temps  l'auteur  dont  les  belles  et 
savantes  études  ont  été  récemment  couronnées  par  TAcadémie  de  légis- 
lation de  Toulouse. 

L'ordr«  -du  jour  appelle  ensuite  la  question  de  la  suppression  des 
bureaux  de  placement. 


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RÉUNIONS   DE  TRAVAIL   :   LA  SCPPRESSIOIf  DES  BORE  AUX  D£  PLACEMENT.  83 

M.  Vanlaer,  après  avoir  rappelé  l'origine  et  le  passé  des  bureaux  de 
placement  —  le  Bureau  <radr€sse  et  de  rencontre,  fondé  par  Tbéo^raste 
Renaudot,  les  placeurs-fonctionnaires  du  premier  Empire,  le  (décret 
de  1852,  —expose  les  griefs  qu'on  met  à  leur  charge  :  une  multitude 
d*e»croi)uenes  et  d^abus  de  confiance,  qui  sont  plutôt  le  fait  des  agences 
clandestines  que  des  bureaux  autorisés;  des  manœuvres  déloyales  k 
l'effet  d*augmenter  les  déplacements  et  par  suite  de  ce  faire  aller  le  com- 
merce »,  qui  ont  le  tort  de  n'être  point  prouvées  ;  l'élévation  des  tarifs  et 
rimperfection  du  système,  contre  lesquelles  les  placeurs  ne  peuvent 
mais...  etc.  Les  successeurs  qu'on  propose  de  donner  aux  bureaux  de 
placement  seraient-ils  meilleurs?  Au  contraire,  répond  le  rapporteur  : 
au  placement  par  les  municipalités  que  propose  une  commission  parle- 
mentaire, il  manquera  l'aiguillon  de  l'intérêt  ;  monopolisé  par  les  syn- 
dicats, le  placement  deriendrait  entre  leurs  mains  une  arme  de  despo- 
tisme... Pour  préparer  l'avenir  qui  est  obscur,  le  plus  sage  serait  peut- 
être  de  rendre  la  liberté  à  l'industrie  du  placement,  en  même  temps  que, 
pour  sauvegarder  le  présent,  on  ferait  la  surveillance  plus  vigilante  et  la 
répression  plus  sévère. 

M.  Henry  Depert,  maire  du  Vl«  arrondissement,  prend  la  parole  après 
le  rapport  de  M.  Vai^laër  et  donne  de  très  intéressants  détails  sur  les 
bureaux  municipaux  de  placement  gratuit  et  sur  l'Union  d'assistance  par 
le  travail  du  Marché  Saint-Germain  (1).  Loin  de  prétendre  exercer  un 
monopole,  les  bureaux  municipaux  entendent  rester  en  concurrence 
avec  les  syndicats  professionnels  et  los  bureaux  prives,  afin  d'être  un 
frein  pour  tous  les  abus  possibles.  Celui  du  VI*  arrondissement  fonc- 
tionne depuis  janvier  1889,  d'abord  sous  la  même  forme  qne  les  bureaux 
privés  mais  à  titre  gratuit,  ensuite  depuis  deux  ans  sous  forme  de 
cadres-affiches  annonçant  partout  les  offres  d'emploi.  En  quatre  ans  il  a 
satisfait  par  le  placement  direct  à  40  %  des  demandes  et  à  92  %  des 
offres,  et  cela  sans  aucun  frais  pour  les  patrons  ou  les  ouvriers.  En 
comptant  en  outre  les  placements  résultant  des  cadres-affiches,  on 
atteint  un  total  d'environ  16,000  personnes.  D'autre  part,  l'Union  d'as- 
sistance par  le  travail  sur  1000  assistés  temporairement  en  a  placé  60  %. 
Une  entente  aisée  à  établir  entre  les  divers  arrondissements,  auxquels 
presque  toujours  correspond  une  spécialité  —  ici  les  gens  de  maison,  là 
les  mécaniciens,  ailleurs  les  relieurs,  etc..  —  pourrait  décupler  l'effet 
utile  des  institutions  qui  viennent  d'être  signalées. 

(i)  La  commomcation  de  M.  H.  Defert  sera  publiée  in  extenso  avec  le  rapport 
de  M.  Vanlaëp  dans  l'une  des  prochaines  livraisons  de  la  Réfoiine  sociale.  Sur 
rUnion  d'assistance  du  XVI«  arrondissement,  V.  la  Réf.  soc.  du  1"  juillet  189i, 
page  69. 


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84  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

M.  LE  Président  remercie  M.  Vanlaër  de  son  travail  si  précis  et  si  judi- 
cieux, et  offre  à  M.  H.  Defert  les  félicitations  de  la  Société  pour  ses  utiles 
créations.  Il  insiste  sur  les  heureux  effets  de  la  concurrence  pour  arrêter 
les  abus  et  sur  les  devoirs  des  municipalités  vis-à-vis  de  leurs  adminis- 
trés. —  M.  Vanlaer  fait  remarquer  que  les  résultats  obtenus  au  VI®  ar- 
rondissement par  le  bureau  de  placement  municipal  sont  tout  à  fait 
spéciaux;  c'est  d'ailleurs  une  organisation  qui  fonctionne  à  la  manière 
des  bureaux  privés,  sauf  la  gratuité  qui  lui  est  particulière.  On  ne  sau- 
rait en  faire  un  modèle  à  imposer  aux  autres  municipalités,  et  les  résul- 
tats obtenus  sont  surtout  dus  au  grand  dévouement  de  M.  Defert  qu'on 
ne  peut  se  flatter  de  rencontrer  partout  au  même  degré.  —  M.  Welche 
se  rallie  au  rapport  de  M .  Vanlaër  :  on  ne  peut  créer  administrativement 
des  bureaux  qui,  pour  fonctionner  ainsi,  ont  besoin  d'avoir  à  leur  tête  un 
homme  de  cœur,  au  dévouement  infatigable.  Quelles  que  soient  les  qua- 
lités des  conseillers  municipaux  et  des  maires,  on  ne  peut  compter  par- 
tout sur  un  semblable  dévouement.  —  M.  A.  Fontaine,  chef  de  section  à 
l'Office  du  travail,  dit  qu'en  effet  il  faudrait  trouver  un  régime  de  liberté 
sans  licence,  mais  là  est  la  difficulté.  Dans  l'industrie  du  placement,  cela 
suppose  une  réglementation,  c*est'à-dire  quelque  chose  d'analogue  au 
décret  de  1852. 11  faut  d'ailleurs  constater  que  ce  décret  ne  prévoit  pas 
le  monopole  de  fait  qui  s'est  établi  depuis  par  la  limitation  du  nombre 
des  autorisations  données.  —  M.  Welche  ajoute  que  la  pire  chose 
serait  le  monopole  aux  mains  des  syndicats  :  les  patrons  seraient  à  leur 
entière  merci  et  risqueraient  d'être  boycottés  ;  les  ouvriers  deviendraient 
de  leur  côté  de  véritables  esclaves,  ne  pouvant  plus  avoir  d'autre  volonté 
que  celle  du  syndicat  qui  pourrait  à  son  gré  leur  donner  ou  leur  retirer 
le  travail,  c'est-à-dire  le  pain. 

M.  Glasson,  président,  après  quelques  paroles  résumant  les  travaux  de 
la  session  et  exprimant  les  meilleurs  vœux  pour  l'année  prochaine,  pro- 
nonce la  clôture  du  Congrès  de  1893. 

Le  secrétairey 
Caignabtde  Mailly. 


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VISITES  INDUSTRIELLES  ET  SOCIALES 


I.  —  L'UNION  CHRÉTIENNE  DES  JEUNES  GENS  DE  PARIS. 


1 


(30  mai)  J 

.'•( 
\ 

M.  Alfred  André,  président  de  la  Société  immobilière  â  qui  appartient  .'-^ 

lebel  hôtel  où  se  trouve  TUnion  chrétienne  (rue  de  Trévise,  14),  reçoit  les  # 

visiteurs  et  leur  expose  l'historique  de  cette  œuvre.  L'institution  a  été  :': 

fondée  sur  le  modèle  de  celles  de  TAmérique,  qui  sont  très  prospères.  J- 

L'immeuble  a  coûté  800,000  fr.,  unmillionmême,   dont  la  moitié  a  été  c 

fournie  par  un  généreux  donateur  américain,  M.  James  Stokes,  en  Thon- 
neur  de  l'aide  apportée  à  sa  patrie  par  le  général  Lafayette.  Le  reste  a  été 
formé  par  des  dons  particuliers. 

M.  Buscarlef,  président  du  comité  de  TUnion,  explique  le  côté  moral 
de  l'œuvre  qui  a  voulu  éviter  aux  jeunes  gens  arrivant  à  Paris  et  s'y  * 

trouvant  sans  famille  les  fréquentations  dangereuses  qu'ils  ne  manque-  ^ 

raient  pas  d'avoir  ;  c'est  une  œuvre   non  de  relèvement,  mais  de  préser- 
vation sociale;  tout  nouveau  venu  est  accueilli  par  des  membres  spécia-  ^ 
lement  désignés  à  cet  efTet  qui  le  présentent  aux  autres,  de  sorte  que 
jamais  un  arrivant  ne  reste  isolé.  L'œuvre  est  surtout  composée  de  pro- 
testants, mais  il  s'y  trouxe  des  catholiques.   Les   réceptions  vont  en 
augmentant  ;  il  y  en  a  eu  40  en  un  mois  et  l'immeuble  est  suffisant  pour 
1000  jeunes  gens,  qui  y  trouvent  réuni  tout  le  confort  désirable  :  au 
soos-sol,  piscine,  douches,  jeux  de  boule  ;  au  rez-de-chaussée,  salle  de  ; 
gymnastique,  grande  salle  de  conférences,  vestiaire;  au  premier,  salle  de  I 
lecture,  de  concert,  à  côté  du  secrétariat  ;  plus  haut,  des  salles  de  confé-                                i 
rences,  de  cours  de  langues  vivantes,  chant,  etc.  ;  tout  en  haut,  quelques                                ! 
chambres  où  on  loge  des  jeunes  gens,  avec  une  très  grande  salle  de  res- 
taurant. La  dépense  d'entretien  par  an  est  de  55  à  60,000  francs.  La  coti- 
sation est  de  i 2  ou  de  24  francs  par  an,  suivant  la  participation  plus  ou 
moins  complète  aux  avantages  de  l'Union. 

Le  but  que  l'on  s'était  proposé  était  de  réunir  des  jeunes  gens  de 
conditions  sociales  différentes,  et  d'arriver  en  les  groupant  à  les  faire 
se  connaître  et  s'estimer;  par  suite  de  la  situation  même  de  l'immeuble 
dans  un  quartier  commerçant,  ce  sont  surtout  les  jeunes  employés  qui 
sont  venus,  et  des  employés  des  professions  et  des  nations  les  plus 
diverses,  l'Union  chrétienne  étant  ouverte  à  tous  pourvu  qu'ils  aient  des 
sentiments  moraux  ;  et  on  peut  reconnaître  que,  sur  ce  point  de  leur 


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86  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

programme,  les  directeurs  de  rUnion  ont  parfaitement  réussi.  Des  con- 
férences, soit  spéciales  à  quelque  corps  de  métier,  soit  générales  sur  les 
questions  d'actualité,  sont  faites  plusieurs  fois  par  mois  et,  en  voyant  le 
nombre  et  Tattention  des  auditeurs,on  peut  se  rendre  compte  de  Fintérêt 
que  tous  y  prennent.  Les  exercices  en  plein  air  ne  sont  pas  négligés  : 
tous  les  dimanches  des  excursions  sont  organisées  aux  environs  de  Paris, 
et  les  divers  sports  y  sont  fort  à  la  mode,  car  on  tient  beaucoup  à  forti- 
fier le  corps  en  même  temps  que  Tesprit.  A  tous  ces  avantages  matériels 
et  moraux  fournis  par  TUnion  aux  jeunes  gens  qu'elle  patronne,  s'ajoute 
enûn  la  recherche  du  travail  pour  ceux  qui  se  trouvent  sans  place. 

Tout  semble  promettre,  on  le  voit,  à  cette  intéressante  institution  de 
bienfaisants  résultats.  On  ne  peut  que  souhaiter  quVAle  se  développe, 
soit  par  le  nombre  croissant  de  ses  membres,  soit  par  des  imitations 
nombreuses  dans  nos  grandes  villes,  et  que  par  une  généreuse  émulation 
avec  les  cercles  et  les  patronages  catholiques  elle  produise  dans  le 
milieu  où  elle  opère   les  heureux  fruits  qu'on  est  en  droit  d'en  attendre. 


II.  —   L'OFFICE  CENTRAL  DES  INSTITUTIONS  CHARITABLES. 
L'HOSPITALITÉ  DU  TRAVAIL  ET  LA  MAISON  DE  TRAVAIL. 

(Fondation  Laubespin) 

(30  mai) 

Comme  le  Congrès  Tavaitjait  l'année  précédente,  il  s'est  rendu,  après 
sa  visite  à  l'Union  chrétienne,  à  l'avenue  de  Versailles  pour  assister  à 
rA&semblée  générale  de  l'Office  central  des  institutions  charitables,  et 
s'assurer  4es  progrès  faits  par  ces  oeuvres  annexes,  l'Hospitalité  du  tra- 
vail, la  Maison  de  travail,  la  première  pour  femmes,  et  la  seconde  pour 
hommes  inoccupés.  Nous  n'analyserons  pas  ici  les  rapports  ou  discours 
de  MM.  le  marquis  de  Vogué,  Léon  Lefébure,  Georges  Picot  :  on  les  trou- 
vera plus  loin,  à  la  suite  du  compte  rendu  du  Congrès,  dans  les  Annales 
de  la  charité  et  de  la  prévoyance. 

Quant  aux  ateliers,  nous  avons  pu  nous  rendre  compte  que  l'œuvre  est 
bien  en  pleine  prospérité;  i20  à  130  femmes  y  sont  continuellement 
ooe!:q>ées  dans  la  blanchisserie  de  l'avenue  de  Versailles,  52,  sous  la 
surveillance  des  Sœurs  de  Notre-Dame  du  Calvaire  dont  le  zèle  est  au- 
dessttft  de  tout  éloge. 

Dans  la  Maison,  de  travail,  rue  Félicien -David,  33,  les  hommes,  occupés 
à  des  travaux  de  menuiserie,   confection  de  tables,  bancs,  armoires  en 


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VISITES   SOCIALES   :    ÉTABUSSBMEIVTS  PHILANTHROPIQUES.  87 

bets  blanc  et  autres  objets,  sous  la  direction  de  quelques  ouvriers  habiles, 
gagnent  2  francs  par  jour;  ils  ont  un  jour  de  sortie  pour  aller  chercher 
de  TouTrage  et  Toeuvre  s'emploie  par  tous  les  moyens  à  leur  procurer 
ùBe  situation. 

EïïOn,  au  54,  avenue  de  Versailles,  une  œuvre  a  été  fondée  pour  les 
mères  de  famille  :  dans  un  atelier  on  les  prépare  à  des  travaux  faciles  de 
confection  ;  elles  emportent  ensuite  la  matière  première  chez  elles  et 
rapportent  le  produit  fabriqué,  recevant  en  retour  un  salaire  de  0  fr .  75 
à  I  fr.  50  pour  un  travail  fait  au  foyer  domestique. 


m.  —  ÉTABLISSEMENTS  DE  LA  SOCIÉTÉ  PHILANTHRWIQUE  t  DIS-^ 
PENSAIRE  POUR  ENFANTS  DE  LA  RUE  JEAN- MARIE  JÉGO  ;  ASILE 
DE  NUIT  POUR  FEMMES  ET  ENFANTS  DE  LA  RUE  SAINT -JACQUES; 
FOURNEAU  ÉCONOMIQUE. 

(31   mai) 

Le  dispensaire  pour  enfants  de  la  rue  Jean-Marie  Jégo,  4  (maison 
Edouard  André),  a  été  fondé  avec  400,000  francs,  produits  de  la  vente  de 
bijoux  de  famille  légués  à  M.  Edouard  André  avec  aiïectatîon  à  la  mort 
do  légataire  à  une  œuvre  charitable.  M..  Edouard  André  préféra  réaliser 
de  son  vivant  le  vœu  du  testateur  et  le  dispensaire  fut  fondé  :  il  est 
aujourd'hui  en  pleine  prospérité,  et  malheureusement  c'est  à  peine  sTî 
peut  suffire  aux  demandes.  L'installation  se  compose  d'un  rez-de^ 
chaussée  divisé-  en  salles  d'attente,  chambre  de  consultation  où  ua 
médecin  vient  trois  fois  par  semaine  donner  ses  soins  aux  enfants  du 
quartier,  deux  sœurs  de  chanté  dans  une  salle  voisine  ^font  tes  panse- 
ments prescrits.  Le  reste  du  bâtiment  est  affecté  à  une  salle  de  bains  oJ2( 
tous  les  jours  trente  enfants  au  moins  viennent  suivre  le  traitement 
hydrothérapique  prescrit  par  le  docteur,  et  où,  ce  qui  est  aussi  très  pré^ 
cieux,  les  mères  de  famille  viennent  pratiquement  apprendre  à  soigner 
leurs  enfants.  Nous  emportons  la  meilleure  impression  de  cette  visite  où 
nous  avons  pu  remarquer  qu'avec  un  petit  établissement,  des  crédits 
bien  employés,  on  peut  faire  le  plus  grand  bien  aux  malheureux. 

Au  253  de  la  rue  Saint-Jacques  (maison  Emile  Thomas),  nous  visitons 
Tasile  de  nuit  pour  femmes.  M.  le  prince  d'Arenberg,  président  de  la 
Société  philanthropique,  aidé  de  M.  G.  Nast,  vice-président,  et  de 
Mme  Homy,  la  directrice  de  Tasile,  nous  fait  les  honneurs  de  cette 
hiaison  qui  a  été  établie  d*abord   dans  un  local  loué   à  VAssistance 


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88  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

publique,  puis  devenu  propriété  de  la  Société  philanthropique  qui  Ta 
aujourd'hui  absolument  transformé  en  l^agrandissant.  M.  le  prince 
d'Arenberg,  que  l'on  a  pu  à  bon  droit  appeler  prince  de  la  charité  tant 
son  zèle  pour  toutes  ces  œuvres  est  infatigable,  nous  fait  l'historique  de 
la  maison  ;  longtemps  on  avait  hésité  à  fonder  un  asile  de  nuit  pour 
femmes,  par  crainte  de  le  voir  envahir  par  des  femmes  qui  n'y  auraient 
eu  aucun  droit;  mais,  après  Pessai  loyal  qui  en  avait  été  fait,  on  avait 
vite  reconnu  que  si  on  voulait  bien  laisser  considérer  Tasile  comme  une 
sorte  de  garni  à  la  nuit,  la  police  qui  surveille  les  logis  meublés  suffirait 
à  écarter  les  gens  sans  aveu  que  l'on  voulait  éviter. 

L'asile  de  nuit  s^est  complété  en  admettant  aussi  les  enfants;  un  dis- 
pensaire pour  adultes  a  été  adjoint,  et  les  résultats  dépassent  toute  espé- 
rance, car  le  bien  qui  est  fait  dans  le  quartier  ne  saurait  s'apprécier. 
Péniblement  émue  des  souffrances  des  femmes  enceintes  sans  travail, 
sans  asile  et  ne  pouvant  encore  être  admises  à  la  Maternité,  la  Société  a 
ouvert  pour  elles  un  asile-dortoir,  elles  restent  à  l'asile  jusqu^à  leur 
admission  à  l'hôpital,  et  pendant  ce  laps  de  temps,  elles  peuvent  rétablir 
leur  santé  ébranlée  ;  le  jour,  elles  sont  occupées  au  raccommodage  des 
vieux  effets  qui  sont  donnés  à  la  Société  philanthropique  et  qui,  une  fois 
réparés,  peuvent  être  distribués  avec  plus  de  proût  aux  malheureux. 
C'est  ainsi  que,  l'an  dernier,  cet  asile  a  permis  à  175  femmes  d'attendre 
leur  admission  à  la  Maternité  et  elles  ont  ainsi  occupé  4,512  journées. 

Un  fourneau  économique  est  joint  à  l'établissement,  et  il  ne  manque 
pas  <ie  clients.  Les  ouvriers  au  matin,  en  se  rendant  à  leur  ouvrage, 
aiment  à  s'y  arrêter,  les  uns  pour  prendre  une  soupe,  les  autres  un  bol 
de  café  ;  à  midi,  et  d'ailleurs  à  toutes  les  heures  où  le  guichet  est  ouvert, 
quantité  d'ouvriers  viennent  acheter  des  portions  de  légumes,  viandes, 
pain,  boisson  :  ils  y  trouvent  à  la  fois  qualité  et  bon  marché  et  ils 
reviennent  volontiers. 

La  directrice  de  l'asile  de  nuit,  Mme  Horny,  pour  laquelle  nous  ne 
pouvons  que  relater  les  félicitations  que  lui  adressait  M.  le  prince  d'Aren- 
berg,  a  eu  l'heureuse  idée  de  chercher  à  placer  les  nombreuses  femmes 
qui  venaient  demander  un  abri  temporaire  rue  Saint- Jacques.  Ce  bureau 
de  placement  d'un  genre  spécial  jouit  de  la  plus  grande  faveur  dans  le 
quartier,  et  Mme  Horny  nous  disait  qu'elle  pouvait  à  peine  suffire  aux 
demandes  parce  qu'elle  avait  à  cœur  de  ne  placer  que  des  personnes  dont 
elle  pouvait  répondre  et  qu'elle  ne  pouvait  que  difficilement  avoir  des 
renseignements  exacts.  Nous  visitons  ensuite  l'établissement,  nous  sommes 
émerveillés  de  la  propreté  et  de  l'ordre  qui  régnent  partout;  pendant  les 
dernières  épidémies  qui  ont  sévi  dans  Paris,  on  n'a  jamais  eu  à  eu 
signaler  un  cas  à  la  rue  Saint-Jacques  :  c'est  un  exemple  des  plus  pro^ 
bants  de  l'hygiène  qui  est  observée,  non  seulement  dans  l'habitation 


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VISITES  SOCIALES   :   l'uSINE  DE  PARFUMERIE   GELLÉ.  89 

mais  aussi  chez  les  personnes  qui  sont  les  hôtes  des  refuges  ;  avant  de 
prendre  possession  du  lit  qui  leur  est  attribué,  elles  doivent  se  soumettre 
à  une  douche,  faire  désinfecter  leurs  vêtements,  de  façon  à  éviter  toute 
contamination  (une  salie  spéciale  est  réservée  aux  femmes  dont  on  peut 
redouter  la  malpropreté).  L'établissement  de  ce  refuge  répondait  à  un 
véritable  besoin  :  permettre  à  des  malheureuses  de  trouver  un  refuge 
pendant  trois  nuits  et  quelquefois  une  dizaine  de  jour^,  était  une  œuvre 
que  la  charité  bien  comprise  devait  entreprendre. 


IV.  —  L'USINE  DE  PARFUMERIE  GELLÉ  ET  LECARON,  A  LEVALLOIS 

(l"*'  juin) 

M.  Lecaron  et  ses  deux  (lis  nous  font  très  aimablement  les  honneurs 
de  leur  usine,  et  ils  nous  la  montrent  dans  tous  ses  détails  :  les  ateliers 
de  fabrication  de  la  pâte  à  savon,  la  même  pour  tous,  quel  que  soit  le 
prix,  l'essence  seule  augmentant  les  frais  et  nécessitant  un  prix  plus  ou 
moins  élevé  ;  nous  voyons  ensuite  Tatelier  du  malaxage,  de  mise  en  cou- 
leur, d'estampage,  d*empaquetage  des  savons.  Beaucoup  s'arrêtent  pour 
examiner  la  méthode  d'insufflation  de  Tair  qui  permet  de  fabriquer  les 
savons  légers  pour  bains,  et  le  pilonage  des  pâtes  de  savon  qui  leur 
donne  des  tons  nacrés. 

Nous  passons  ensuite  aux  ateliers  de  parfumerie.  La  maison  occupe  un 
nombreux  personnel  féminin,  pour  la  mise  en  flacon  des  odeurs,  la 
décoration,  l'empaquetage  de  ces  petits  objets  de  toilette,  odeurs 
diverses,  pommades,  cosmétiques,  poudres  de  toutes  sortes  :  elle  rafflne 
ou  distille  une  partie  de  ses  parfums  et  ce  n'est  pas  une  des  moindres 
curiosités  que  ces  grands  alambics  où  se  fabriquent  ces  essences  déli- 
cates qui  font  la  renommée  d'une  maison. 

Mais  ce  que  nous  remarquons,  c'est  non  seulement  Tordre  et  la  pro- 
preté qui  régnent  dans  tous  ces  ateliers,  c'est  surtout  le  calme  et  le  con- 
tentement des  ouvriers.  Rien  de  cet  air  affairé  du  travailleur  aux  pièces, 
qui  n'espère  obtenir  un  salaire  convenable  que  s'il  a  pu  produire  beau- 
coup, et  qui  cherche  toujours  à  augmenter  son  gain,  même  aux  dépens 
de  sa  santé  :  c'est  que  MM.  Gellé  et  Lecaron  n'ont  que  des  ouvriers  et 
ouvrières  à  la  journée  ;  les  ouvrières  commencent  à  2  francs,  2  fr.  75  et 
arrivent  bientôt  à  3  francs,  3  fr.  75  par  jour,  quelques-unes  à  4  francs, 
4  fr.  50;  les  ouvriers  gagnent  de  5  francs  à  7  francs  par  jour  ;  le  travail  a 
lieu  toute  Tannée  sans  interruption,  sans  surmenage  ;  les  ouvriers  sont 


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W  RÉLNIOK   ANNUELLE    ;   COMPTE  TlENDU   (itlNÉRAL. 

sûrs  de  leurs  patrons  camme  les  patrons  sont  certains  d^avoir  autewr 
d'eux  un  persoimei  dévoué;  les  pJaces  dans  les  ateliers  de  la  mai  ses 
(îelLé  sont  très  recherchées  et  il  se  produit  rarement  dés  vacances^  car 
ceux  qui  sont  occupés  dans  la  maison  y  restent  depuis  leur  jeunesse 
jusqu'à  leur  vieillesse  :  les  ouvriers  ayant  12.  et  iy  ans  de  présefi«et  à 
l'usine  sont  très  nombreux  et  Jteaucoup  en  oQt  davantage.  C'est  le  vrai  et 
fécond  patronage  qui,  sans  institutions  spéciales^  maintient  des  rapports 
traditionnels  de  confiance  et  d'affection  entre  les  générations  d'ouvriers 
et  les  ^vénérations  de  patrons.  (V.  ci-dessus  le  rapport  de  M.  A\'elche). 

M,  Welche  a  tenu  à  présenter  aux  membres  du  congrès  un  ouvrier 
qui  travaille  dans  la  maison  depuis  40  ans;  nous  apprenons  qu'il 
avait  été  proposé  pour  le  prix  que  décerne  tous  les  ans  la  Société  d'Écor- 
nomie  sociale,  il  n'a  été  écarté  que  par  suite  de  l'ancienneté  plus 
grande  encore  de  son  concurrent  ;  mais  les  bravos  et  les  poignées  de 
mains  que  lui  donnent  les  membres  du  congrès  témoignent  à  ce  brave 
homme  que  nous  partageons  tous  l'estime  que  ses  patrons  ont  pour  lui. 


v.  —  visite  de  l'usine  éleva toire  de  la  ville  de  paris  pour 
i;épuuation  des  eaux  des  égouts  par  leur  filtration 
a  th avers  le  sol 

(1**  juin) 

M.  Launay,  ingénieur,  explique  comment  le  réseau  des  égouts  qui  des- 
sert Paris  amène  à  Clichy  les  eaux  provenant  de  toutes  les  pentes  de  la 
vallée  de  la  Seine,  sur  lesquelles  Paris  est  bâti;  ces  eaux  sont  élevées  dans 
une  usine  disposant  de  machines  puissantes  :  deux  de  ces  machines 
développent  à  elles  seules  une  force  de  750  chevaux  ;  par  des  conduites 
énormes  une  partie  seulement  de  ces  eaux  est  envoyée  sur  les  terrains 
de  la  plaine  de  (iennevilliers  ;  cette  plaine  n'étant  pas  assez  vaste  pour 
les  absorber  toutes,  cette  méthode  avait  rencontré  au  début  une  grande 
résistance  ;  les  heureux  résultats  qui  ont  déjà  été  obtenus  encouragent  la 
Ville  À  continuer,  et  les  terrains  d'Achères  permettront  bientôt  d'utiliser 
une  plus  grande  quantité  d'eaux;  mais  il  faut  espérer  que  les  négocia- 
tions entreprises  amèneront  l'installation  de  nouvelles  irrigations  dans 
d'autres  domaines,  ce  qui  évitera  les  pertes  considérables  d'engrais  qui 
se  produisent  par  leur  entraînement  dans  les  eaux,  tandis  qu'elles  ne 
peuvent  que  souiller  et  corrompre  le  fleuve  où  elles  arrivent.  La  filtra 
tîon  et  TutilisatioD  des  eaux  d'égout,  qui  n^avait  lieu  que  sur  1/4  de  la 
masse  à  traiter,   pourront  alors    être    étendues  à  la  totalité.  Pour  nous 


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visnss  socuLES  :  la  maison  de  la  proviobnck.  9i 

rendre  au  bord  de  la  Seine,  nous  suivons  sar  le  marchepied  qui  esl 
établi  dans  rintérieur  de  Tégout  l'eau  vaseuse  et  vraiment  répugnante 
qui  passe  sous  nos  yeux  avec  une  rapidité  considérable.  Au  bord  de  la 
Seine,  on  a  étendu  pour  sécher  une  grande  quantité  de  débris  les  plus 
divers, qu'une  grille  placée  dans  Tégout  a  permis  de  recueillir;  ces  débris 
séchés  serviront  à  chauffer  un  de  ces  immenses  générateurs  qui  four* 
nissent  la  vapeur  aux  quatre  machines  de  Tusine. 

On  visite  ensuite  le  jardin  modèle  d'Asnières,  et  nous  comprenons 
alors  comment  cette  plaine  de  sable  a  pu  se  changer  en  un  terrain  des 
plus  fertiles.  Les  fruits,  les  fleurs,  les  légumes,  les  arbres,  les  essences 
les  plus  diverses  poussent  avec  une  vigueur  surprenante,  grâce  à  Peu 
grais  que  leur  apportent  continuellement  les  eaux  que  Ton  aurait  grand 
tort  de  laisser  perdre.  Une  curieuse  expéirience  a  été  faite  avec  un 
caisson  étanche,  avec  garnitures  en  ciment,  rempli  d'une  couche  de 
2  m.  50  de  sable  de  Gennevilliers  ;  depuis  18  ans,  cette  masse  sert  de 
filtre  et  elle  produit  des  légumes  remarquables  ;  Teau  que  recueillent 
le9. drains  est  limpide  comme  de  Teau  de  roche,  elle  sert  aune  cresson  > 
nière  modèle.  Au  fond  du  jardin  un  ruisseau  ramène  à  la  Seine  Teau  pro- 
venant des  Ûltrations,  eau  si  limpide  et  si  tentante  que  beaucoup  veulent 
y  goûter,  on  n'y  trouve  aucun  goût  désagréable  et  les  analyses  qui  en 
ont  déjà  été  faites  la  déclarent  très  saine.  En  quittant  cette  belle  instal- 
lation, nous  ne  saurions  préjuger  la  difflcile  question  du  «  tout  à  ré- 
sout »  et  de  l'assainissement  de  Paris,  nous  ne  pouvons  qu'admirer 
eemment  la  nature  a  mis  toujours  un  remède  à  côté  du  mal. 


VI.  —  LA  MAISON  DE  LA  PROVIDENCE  (77,  rue  de  reuilly). 
L'OUVROIR  DE  LA  COMPAGNIE  P.-L.-M. 

(2  juin) 

La  maison  de  la  Providence  fut  fondée  en  1850  pour  recueillir  les  en- 
fants des  victimes  du  choléra  qui  avait  fait  tant  de  ravages  dans  ce 
quartier  :  Mme  de  Narbonne  avait  loué  une  petite  maison  qui,  depuis, 
avec  son  importance  grandissante,  a  dû  s'accroître  considérablement  : 
aujourd'hui  la  maison  est  dirigée  par  33  sœurs  de  Saint- Vincent-de-Paul 
qui  jouissent  dans  ce  quartier  de  la  plus  haute  estime,  tant  pour  les 
bienfaits  qu'elles  répandent  autour  d'elles  que  pour  le  but  moral  qu'elles 
poursuivent. 

Un  asile  est  destiné  aux  petits  enfants  du  quartier,  et  notre  visite  esl 
accueillie   par  de  jolies  chansons  qui  nous  montrent   que  Ton  sait 


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92  HKUMON  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

mêler  l'utile  et  Fagréable.  Après  Tasile  vient  l'école  où  les  élèves,  enfautâ 
du  quartier,  apprennent  tout  ce  qui  est  exigé  aujourd'hui  pour  les  exa- 
mens des  jeunes  filles. 

Un  orphelinat.qui  date  d'ailleurs  de  la  fondation  de  la  maison,  permet 
de  recueillir  les  jeunes  filles  qui  sans  ce  refuge  assuré  seraient  exposées 
à  mille  dangers;  elles  peuvent  y  rester  jusqu'à  leur  majorité.  Un  ouvroir 
apprend  aux  jeunes  filles  un  état  (1)  tout  en  les  préservant  des  dangers 
de  Tapprentissage  dans  une  maison  étrangère  où  les  mauvaises  fréquen- 
tations peuvent  si  facilement  les  perdre  malgré  toute  la  surveillance  des 
parents. 

Des  patronages  suivent  ces  jeunes  filles  après  leur  sortie  de  la  maison, 
on  leur  procure  de  l'ouvrage  ;  de  même  on  a  réussi  à  organiser  une 
assistance  par  le  travail  en  procurant  à  des  mères  de  famille  une  partie 
du  travail  qui  était  confié  à  la  maison  de  la  Providence. 

On  avait  utilisé  autrefois  le  talent  d'une  des  sœurs,  excellente  dessina- 
trice, pour  faire  des  cours  de  dessin  fort  utiles  dans  ce  quartier  du  meu- 
ble ;  des  difficultés  d'ordre  spécial  ont  forcé  les  religieuses  à  fermer  le 
cours  fréquenté  par  150  jeunes  gens,  qui  élait  en  pleine  prospérité,  mais 
les  élèves  ont  continué  à  se  grouper  autour  de  sœur  Louise  et  tous  les 
dimanches  quantité  déjeunes  gens  sont  heureux  de  retrouver  le  chemin 
de  la  maison  de  la  rue  de  Reuilly.  En  passant  nous  avons  constaté  un 
exemple  de  celte  utilisation  du  travail  des  aveugles  dont  notre  Société 
s'est  occupée  en  s'associant  aux  généreux  efforts  de  M.  Maurice  de  la 
Sizeranne  :  c'est  un  aveugle  qui  depuis  de  longues  années  dirige  avec 
succès  la  partie  musicale  de  ce  patronage.  Grâce  à  ces  différentes  fon- 
dations de  patronages  de  garçons  et  de  filles,  d'asiles  de  garçons  et  de 
filles,  d'écoles,  d'orphelinats  et  d'ouvroirs,  l'action  des  sœurs  de  la  Pro-. 
vidence-Sainte-Marie  s'étend  sur  deux  mille  enfants  de  l'un  et  de  l'autre 
sexe. 

Nous  aurons  terminé  ce  qui  concerne  cette  maison  en  ajoutant  que 
les  religieuses  sont  encore  chargées  de  l'administration  d'une  maison  de 
retraite  pour  le  personnel  attaché  autrefois  aux  princes  de  la  maison 
d'Orléans,  et  qu'ayant  eu  autrefois  la  gestion  du  bureau  de  secours  du 
quartier  pour  le  compte  de  l'assistance  publique,  elles  continuent  depuis 
la  laïcisation  à  visiter  les  malades  comme  elles  le  faisaient  jadis.  Seule- 
ment leur  pharmacie  est  fermée  et  les  locaux  vides  protestent  contre  la 
situation  qui  leur  est  faite.  Les  ouvriers  et  ouvrières  du  quartier  qui 
étaient  des  clients  de  la  pharmacie  et  du  dispensaire  aiment  encore  à 
venir  trouver  leur  «  petite  mère»,  c'est  ainsi  qu'ils  appelaient  la  sœur 
chargée  de  ce  service,  pour  lui  demander  quelques  conseils;  ils  savent 
bien  d'ailleurs  que  jamais  leurs  demandes  ne  restent  vaines. 

(1)  Couturière,  fleuriste,  lingère,  ctc 


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VISITES   SOCULËS    :    LA   MAISON   DE   LA   PROVIDENCE.  93 

Au  63  de  la  rae  des  Meuniers  nous  visitons  un  autre  groupe  dirigé  par 
df^s  sœurs  et  nous  ne  pouvons  encore  que  répéter  nos  éloges  et  aussi  nos 
remerciements  pour  le  charmant  accueil  que  nous  y  trouvons  :  un  orphe- 
linat, une  crèche,  un  asile,  des  écoles  où  un  grand  nombre  de  jeunes 
(Hles  reçoivent  l'instruction  à  tous  les  degrés  nous  prouvent  que  le  zèle 
et  le  dévouement  des  sœurs  sont  fort  appréciés  dans  ce  quartier  ouvrier. 
Cette  maison  est  située  en  plein  quartier  de  Bercy  où  habitent  un 
grand  nombre  d'agents  de  la  Compagnie  Paris-Lyon- Méditerranée. 
Lorsque  la  Compagnie  voulut  organiser  un  ouvroir  où  les  filles  de  ses 
employés  pussent  faire  leur  apprentissage  et  trouver  du  travail  sans 
être  obligées  d'aller  le  chercher  au  dehors  et  sans  être  exposées  aux 
dangers  que  tout  le  monde  sait,  elle  s'adressa  aux  sœurs  de  la  rue  des 
Meuniers.  On  trouva  sur  la  rue  de  Charenton,  265,  un  local  spacieux  qui 
dépendait  de  leur  établissement.  C'est  là  que  nous  trouvons  Touvroir 
installé  au  premier  étage. 

Cinquante  jeunes  filles  y  sont  rassemblées  et  y  sont  occupées  de  travaux 
de  confection  et  de  lingerie.  Plusieurs  machines  à  coudre  sont  mises  à 
leur  disposition  pour  les  travaux  spéciaux.  Une  fois  par  semaine  elles 
sont  exercées  aux  travaux  de  raccommodage  du  linge  de  la  famille. 

Au  rez-de-chaussée  nous  trouvons  une  autre  organisation  à  laquelle 
la  Compagnie  P.-L.-M.  attache  une  grande  importance.  C'est  la  distri- 
bution et  la  réception  d'ouvrage  fait  à  domicile  par  les  mères  de  famille» 
Les  sœurs  leur  servent  d'intermédiaires  et  de  monitrices,  leur  évitent  la 
perte  de  temps  pour  aller  chercher  de  l'ouvrage  et  défendent  leurs  inté- 
rêts mieux  qu'elles  ne  sauraient  le  faire.  Une  trentaine  de  femmes  pro- 
fitent en  ce  moment  de  cette  institution  à  laquelle  nous  souhaitons  le 
plus  grand  développement. 

C'est  dans  cette  salle  du  rez-de-chaussée  qu'a  lieu  la  cérémonie  de  la 
remise  de  la  récompense  décernée  par  la  Société  d'Économie  sociale  à 
une  des  jeunes  filles  de  Touvroir,  Anastasie  Moulin,  distinguée  par  sa 
conduite,  et  ses  sentiments  de  piété  filiale.  Cette  récompense  avait  été 
annoncée  dans  la  première  séance  générale  de  la  Société  et  une  médaille 
avait  été  remise  à  M.  Moulin  père,  dont  les  longs  et  loyaux  services  aux 
ateliers  de  la  Compagnie  P.-L.-M.  avaient  été  justement  appréciés.  Mais 
la  Société  avait  voulu  profiter  de  sa  visite  à.  Touvroir  pour  remettre  à 
Mlle  Moulin,  en  présence  de  ses  compagnes,  la  récompense  qui  lui  était 
attribuée. 

Après  quelques  chants  exécutés  par  les  jeunes  filles,  M,  le  président 
Welche,  dans  une  allocution  émouvante,  leur  a  rappelé  leurs  devoirs  dans 
la  famille,  a  signalé  le  dévouement  dont  a  fait  preuve  Mlle  Anastasie 
Moulin,  n  a  montré  en  termes  élevés  le  but  de  la  Société  d'Économie 
sociale  lorsqu'elle  a  fondé  des  récompenses  pour  honorer  les  vertus  de 


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94  RÉU.MOiN  ANNUELLE    ;   COMPTE  RENDU   GÉNÉRAL. 

famille  et  rattachement  à  l'atelier,  et  il  a  engagé  les  jeunes  filles  à  se 
pénétrer  des  bons  exemples  qu'elles  recevaient-  et  de  leurs  maitres»es  ^t 
de  leurs  compagnes.  Un  des  vicaires,  rçprésentant  M.  le  curé  de  Bercy, 
a  remercié  M.  Welche  au  nom  des  sœurs  et  au  nom  de  la  paroisse  tout 
entière. 


VII.  —  LE  RÉFECTOIRE  DE  LA  COMPAGNIE  P.-L-M.  —  UNE  MAISON 
DE  LA  SOCIÉTÉ  DES  HABITATIONS  ÉCONOMIQUES. 

(2  juin) 

On  se  rend  ensuite,  il,  rue  Coriolis,  où  la  Société  philanthropique,  sur 
la  demande  de  la  Compagnie  P.-L.-M.,  a  organisé  sur  le  modèle  de  ses 
fourneaux  économiques,  un  grand  réfectoire  dont  la  construction  a  été 
faite  aux  frais  de  la  Compagnie  P.-L.-M.  Les  employés  delà  Compagnie 
y  sont  seuls  admis  ;  et  pour  un  prix  minime  de  0  fr.  10,  0  fr.  15, 0  fr.  20 
par  portion,  les  plats  les  plus  variés  et  d^excellente  qualité  y  sont  mis  à 
leur  disposition.  Pour  0  fr.  80,  Ofr.  90,  on  peut  y  faire  un  bon  repas  :  on 
est  parvenu  ainsi  à  éviter  aux  ouvriers  et  employés  les  dettes  criardes 
qu'ils  ne  manquaient  pas  d'avoir  par  suite  de  leur  fréquentation  dans 
des  cabarets  mal  tenus,  où,  de  plus,  ils  ne  trouvaient  souvent  que  des 
denrées  de  qualité  insuffisante.  La  vogue  dont  jouit  ce  restaurant  popu- 
laire indique  assez  que  ses  avantages  ont  été  appréciés  de  ceux  pour  qui 
on  l'avait  créé,  et  on  ne  peut  que  louer  la  Société  philanthropique  et  la 
Compagnie  du  P.-L.-M. de  s^ètré  entendues  pourune  oeuvre  si  pratiqu^^  qui 
soustrait  effica<5eroent  le  personnel  aux  périls  du  cabaret.  Quatre  cents  à 
cinq  cents  repas  y  sont  donnés  tous  les  jours.  De  plus  les  femmes  d'a- 
gents que  leurs  occupations  au  dehors  empêchent  de  préparer  le  repas 
de  la  famille  sont  autorisées  à  venir  acheter  les  aliments  de  toute  espèce, 
sauf  le  vin. 

En  outre,  la  Compagnie  du  P.-L.-<M.,  comme  la  Compagnie  de  TOrléans, 
a  voulu  donner  aussi  un  type  d'habitation  confortable  et  salubre,  pour  les 
membres  de  son  personnel  que  leurs  occupations  retiennent  dans  ce 
quartier  :  c'est  au  54  de  la  rue  Coriolis  que  la  Société  immobilière  des 
habitations  économique*,  grâce  à  un  pr#i>de  200,000  francs  fait  par  la 
CorapagieduP.-L.-Mi  a  pu  construire  une  grande  maison  admirablement 
distribuée,  où,  pour  un  loyer  annuel  de  2^  à  335  francs,  les  employés  peu- 
vent trouve^  dts  logements  composés  de  ifeuxâ. trois  pièces,  plus  une 
enttiée  et  un  eabinet  de  propreté.  En  visitant  cetiinuà^euble  boqs  n'avons 
pias  le  fientiment  triste  qae  Poil  ressent  à  Id^vifetle  ces  grandes  ^^ités 
ouvrières,' véritables  easérnes  oà  lés  gens  s'enlasseùt;  ici  ail  Contraire 
«n  a  réussi  à  é^ter  itoni  ce  qui  pourrait  y  faire  penser  :  nvcune  cotaûBu^ 


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RÉUNÏON  »ES   CORRESPONDANTS   DES   UNTOMS.  95 

oanté  autre  que  celle  que  ron  trouve  dans  toutes  les  maisons  parisiennes. 
Cest  une  maison  dont  le  goût  et  la  distribution  font  honneur  à  Tarchi- 
iecte  ;  la  modicité  du  prix  et  les  avantages  que  Ton  y  trouve  iont  que 
lies  logements  ne  sont  jamais  vacants.  La  Compagnie  P.-L.-M.  a  atteint 
90»  but  et  ne  peut  que  regretter  de  ne  point  trouver  dans  le  voisinage 
des  terrains  disponibles  où  elle  continuerait,  d'accord  avec  la  Société 
des  babiialions  économiques,  Topération  si  bien  commencée. 

On  nous  fait  remarquer  l'esprit  qui  a  présidé  à  ces  deux  organisations 
4e  logements  et  de  réfectoire.  La  Compagnie  P.4i,-M.  aurait  pu  construire 
elle-même  et  administrer  elle-même  le  réfectoire,  mais  elle  a  préféré 
avoir  un  intermédiaire  entre  elle  et  son  personnel.  Il  a  semblé  désirable 
qu*an  locataire,  pour  discuter  son  loyer  ou  réclamer  des  réparations,  ne 
fût  pas  en  présence  d'un  supérieur  hiérarchique;  d'ailleurs  il  faut  qu'on 
puisse,  à  défaut  de  locataires  appartenant  au  personnel  de  la  Compagnie 
s^adresser  à  des  étrangers.  Gomment  eût  pu  le  faire  la  Compagnie,  si 
elle  avait  construit  des  logements  pour  son  personnel  ? 

Même  obsenation  en  ce  qui  concerne  le  réfectoire  :  il  ne  faut  pas  que 
les  plaintes,  s'il  y  en  a,  puissent  être  dirigées  contre  la  Compagnie  elle- 
même.  D'autre  part,  les  susceptibilités  des  débitants  du  voisinage 
auraient  été  autrement  vives  contre  ce  qu^n  appelle  volontiers  d  la  puis- 
sante Compagnie  ».  De  fait  les  réclamations  qui  ont  pu  se  produire 
n'ont  pas  trouvé  d'écho,  d'autant  que  la  Société  philanthropique  a  annexé 
au  réfectoire,  dans  un  local  séparé,  un  fourneau  économique  vivement 
apprécié  par  les  habitants  pauvres  du  quartier. 

Ch.  Barrât. 


RÉUNION     DES      CORRESPONDANTS 

ET   DES  ©ÉLÉGUÉS  DES   UNIONS   DE   LA    PAIX   SOCIALE   (3    JUIN). 


La  réunion  des  principaux  membres  de  nos  différents  groupes  avait 
lieu,  comme  d'habitude,  dans  les  salons  hospitaliers  de  M.  Delaire.  Nous 
oiteroiis  parmi  les  membres  présents,  MM.  Ardant  Auburtin,  Barrât, 
Batcaiire,  de  Belleville,  Blondel,  Boyenval,  Delbet,  Cazajeux,  Cheysson, 
BiiiH>st,  Ferrand,  Albert  (iigot,  Louis  (iuérin,  Urbain  Guérin,  Guillibert, 
Gutsc,  Claudk)  Jansiet,  larriand,  Kosafciewicz,  Lecour-Grand maison, 
a.  Lavollée,  E.  Menu,  1.  Michel,  G.  Michel,  Nicolle,  G.  Picot,  A.  Le  Play, 
«erre  Le  «ay,  Prévost,  Bostawig,  ôes  Uotours,  Stourm,  Siméon,  Thoyer, 
©e  V«Hx,  Vahlaer,  Wélcfee,  ^tc. 

M.  Welche,  préside  la  séance. 


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96  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

M.  Ferrand  appelle  d'abord  Tatteution  sur  la  lamentable  situation 
dans  laquelle  une  longue  s  érie  de  grèves  vient  de  mettre  la  ville 
d'Amiens.  Le  trait  le  plus  caractéristique  de  cette  crise,  provoquée  et 
entretenue  par  les  chefs  du  parti  socialiste,  est  rachamement  déployé 
contre  une  des  principales  maisons  de  la  ville,  celle-là  même  dont  la 
réputation  a  été  portée  au  loin  par  le  caractère  excellent  et  en  même 
temps  très  moderne  de  ses  institutions  patronales  (1).  Cette  situation  mé- 
rite au  plus  haut  degré  l'examen  des  membres  des  Unions,  et  notre  con« 
frère  propose  qu'une  délégation  aille  l'étudier  sur  place  dans  ses  causes 
et  dans  ses  effets. 

M.  Welche  appuie  la  proposition  de  M.  Ferrand.  Aucune  enquête  ne 
sera  jamais  plus  justifiée  que  celle-là,  car  aucune  ne  rentrera  mieux 
dans  notre  mission  d'étude  et  de  pacification.  Tel  est  aussi  l'avis  de 
toute  la  réunion  qui  décide  que  le  bureau  de  la  Société  d'Économie 
sociale  se  réunira  à  bref  délai  pour  s'occuper  de  cette  affaire  et  prendre 
les  décisions  qu'elle  comporte. 

M.  Welche  communique  un  fait  qui  tend  à  prouver  que  de  plus  en 
plus  les  yeux  se  tournent  vers  l'École  de  la  paix  sociale  dès  qu'il  s'agit 
d'une  étude  importante  à  faire,  d'une  enquête  délicate  à  conduire,  d'un 
bien  à  réaliser  dans  Tordre  social.  C'est  ainsi  que  la  grande  Société  des 
agriculteurs  de  France,  frappée  de  la  dépopulation  croissante  des  campa- 
gnes, a  été  saisie  par  un  de  ses  membres  qui  est  en  même  temps  un  de  nos 
confrères,  M.  Duvergier  de  Hauranne,  d'une  proposition  d'enquête  sur  la 
condition  des  ouvriers  agricoles.  Dans  la  pensée  de  ses  auteurs  comme 
dans  le  texte  de  la  décision  prise  le  9  février  dernier  au  cours  de  sa  ses- 
sion générale  par  la  Société  des  agriculteurs,  il  a  été  spécifié  que  cette 
enquête  devrait  se  faire  avec  le  concours  de  la  Société  d'Économie  so- 
ciale. En  conséquence,  une  commission  mixte  a  été  nommée  par  les 
deux  Sociétés  et  elle  s'est  déjà  réunie  plusieurs  fois.  Son  bureau  est  dnsi 
composé  :  M.   Duvergier  de  Hauranne,  président;   MM.  Welche  et  Le 

(l)  Rappelons  ici  que,  précisément  dans  la  réunion  des  correspondants  tenue 
l'année  dernière  à  la  même  .époque,  M.  G.  Picot  parlait  en  ces  termes  de  la  mai- 
son qui  vient  d'être  si  cruellement  éprouvée  :  «  M.  Picot  a  été  très  frappé  do 
trouver  à  Amiens,  où  il  avait  été  faire  avec  M.  Claudio  Jannet  et  plusieurs  de  ses 
confrères  de  PInstitut  quelques  conférences,  tout  un  conmiencement  d'action 
sociale.  11  y  a  des  germes  très  précieux  qui  ne  demandent  qu'à  être  développés. 
Il  cite  notamment  l'usine  Cosserat,  où  les  fils  du  patron  ont  créé  et  perfection- 
nent chaque  jour  des  institutions  admirablement  conçues.  Ces  institutions  lais- 
sent une  grande  part  à  l'initiative  de  l'ouvrier  ;  elles  font  son  éducation  avec 
tact,  aussi  ont-elles  eu  un  grand  succès.  La  meilleure  preuve  qu'on  en  puisse 
donner,  c'est  que  cette  maison  est  cordialement  détestée  par  le  socialisme  d'A- 
miens, et  d'autre  part  les  autres  patrons  de  la  ville  se  montrent  trôs  frappés  de 
la  stabilité  et  de  l'harmonie  qui  régnent  dans  cette  oasis  sociale.  »  Cf.  Réf.  soc.^ 
du  ler  juillet  1892,  p.  79. 


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RÉUNION  DES  CORRESPONDANTS  DES   UNIONS.  97 

Trésor  de  Larocque,  vice-présidents,  M.  René  Lavollée,  secrétaire; 
MM.  J.  A.  des  Rotours  et  Salmon-Legagneur,  secrétaires  adjoints.  Un 
questionnaire  a  été  dressé  et  une  circulaire  rédigée.  Ces  documents  vont 
être  envoyés  aux  sociétés  agricoles,  aux  groupes  de  nos  unions  et  à  toutes 
les  personnes  jugées  capables  de  répondre.  Cette  enquête  doit  porter 
spécialement  sur  la  situation  des  populations  ouvrières  rurales,  en 
particulier  pendant  Thiver,  et  sur  les  industries  qui  pourraient  les 
occuper.  Toutes  les  questions  qui  intéressent  l'état  social  des  campagnes 
rentrent  dans  le  cadre  de  Tenquéte.  C'est  dire  que  les  membres  des 
unions  sont  plus  que  personne  désignés  pour  collaborer  activement  à  ce 
travail,  lisent  une  méthode  et  des  habitudes  d'esprit  qui  leur  rendront  la 
tâche  facile  et  fructueuse.  On  recommande  en  particulier  à  leur  attention 
la  deuxième  partie  du  questionnaire  qui  traite  des  remèdes  possibles 
aux  misères  rurales  (1).  La  période  d'été  et  de  villégiature  dans  laquelle 
nous  entrons  est  très  favorable  à  ce  travail.  Nul  doute  qu'un  grand  nom- 
bre de  confrères  prennent  à  cœur  d'y  participer,  de  demander  le  qnes 
tionnaire,  de  le  répandre  autour  d'eux,  de  faire  ou  de  provoquer  de 
nombreuses  réponses. 

Il  avait  été  question  dans  les  séances  de  la  commission  mixte,  sur  la 
proposition  de  M.  Cheysson,  d'agrandir  le  cadre  de  cette  enquête  de 
manière  à  obtenir  un  certain  nombre  de  monographies  complètes  de 
communes  rurales,  analogues  aux  monographies  d'ateliers  dont  s'oc- 
cupent d'autres  sociétés.  Mais  ce  genre  d'études  étant  plus  complexe  et 
plus  difficile  que  les  simples  réponses  au  questionnaire  d'abord  arrêté, 
n'aurait  pas  répondu  à  Timpatiejfice  actuelle.  La  commission  l'a  donc 
écarté  en  ce  qui  la  concerne,  mais  plusieurs  de  ses  membres  ont  promis 
de  proposer  cette  idée  féconde  au  conseil  de  la  Société  des  agriculteurs 
de  France,  qui  pourrait  instituer  un  concours  avec  prix  pour  ces  mono- 
graphies de  communes. 

M.  Delairb  exprime  les  regrets  d'un  trop  grand  nombre  de  nos  meil- 
leurs confrères  empêchés  par  des  raisons  de  famille  d'assister  à  cette 
réunion  où  l'expérience  de  leur  zèle  eût  été  précieuse. 

Au  sujet  de  la  propagande  des  Unions,  M.  Delaire  insiste  sur  l'excel- 
lent exemple  donné  par  le  groupe  de  Lille,  sur  le  grand  succès  obtenu 
par  les  conférences  instituées  cet  hiver  au  siège  de  la  Société  indus- 
trielle du  Nord,  sur  le  mouvement  de  recrutement  qui  les  a  suivies.  Ce 
recrutement  a  été  obtenu  par  Tenvoi  d'une  brochure  contenant  le  dis- 
cours de  M.  Picot,  la  conférence  de  M.  Rostand  et  le  rapport  sur  les  prix 
décernés,  le  tout  appuyé  par  des  lettres  personnelles,  en  particulier  de 
MM.  Thoyer  et  Masurel.  Il  y  a  là  un  exemple  pratique  excellent  à  suivre, 

(1)  La  Réforme  sociale  publiera  dans  un  de  ses  prochains  numéros  les  docu- 
ments relatifs  à  cette  enquête. 

La  Rbf.  Soc,  l^r  juiUet  1893.  3*  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.),  7. 


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98  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

car  si  les  discours  ont  leur  incontestable  utilité,  ils  ne  suffisent  pas  à 
eux  seuls,  et  il  faut  savoir  mener  à  bien  par  des  efforts  personnels 
nombreux  et  réitérés  les  velléités  d'adhésion  qu'ils  ont  pu  faire  naître. 
C'est  ainsi  qu'à  Lille  nous  comptons  un  assez  bon  nombre  de  nouvelles 
recrues,  on  nous  en  fait  espérer  d'autres  à  bref  délai,  et  ce  mouvement 
s'accentuera  encore  si,  comme  nos  amis  l'espèrent,  ils  peuvent  prochai- 
nement organiser  une  réunion  à  Roubaix. 

Un  de  nos  confrères  du  Nord  les  plus  zélés,  M.  Albert  Marôn,  a  demandé 
qu'en  vue  de  la  propagande  on  puisse  distribuer  la  liste  des  membres 
des  Unions,  rien,  selon  lui,  n'étant  plus  efficace  pour  entraîner  des  adhé- 
sions. Juge-t-on  que  cette  distribution,  naturellement  assez  coûteuse, 
soit  vraiment  utile?  —  M.  Louis  Guérin,  quiestaussi  de  Lille,  répond 
affirmativement,  et  son  avis  est  appuyé  par  plusieurs  autres  membres. 
—  Dans  ce  cas,  on  avisera  aux  moyens  pratiques  de  réaliser  cette  idée, 
peut-être  en  se  bornant  à  dresser  certaines  listes  locales  qu'on  pourrait 
joindre  à  une  publication  du  groupe  telle  que  la  brochure  dont  il  a  été 
parlé  plus  haut. 

Au  sujet  des  enquêtes  en  général,  et  en  parliculier  de  celle  dont 
M.  Welche  a  plus  haut  exposé  le  but,  M.  Delaire  rappelle  combien  ce 
genre  de  travaux  pourrait  utilement  alimenter  la  vie  intellectuelle  de  nos 
groupes  locaux,  de  préférence  aux  études  générales  qui  trop  souvent  se 
répètent  en  répandant,  il  est  vrai,  des  notions  justes,  mais  cependant 
sans  grande  utilité  pratique  ni  scientifique.  Au  contraire,  les  recherches 
locales,  en  môme  temps  qu'elles  étudient  sur  des  exemples  précis  les 
questions  générales,  ont  une  portée  documentaire  toujours  précieuse. 
Dans  la  communication  qui  a  été  analysée  dans  la  séance  d'hier,  M.  H. 
Higgs  insistait  récemment  devant  la  Société  royale  de  statistique  de 
Londres  sur  la  nécessité  de  dresser  des  monographies  de  familles  sur  un 
grand  nombre  de  points.  C'est  un  service,  disait-il  très  justement,  qui 
devrait  être  organisé  comme  l'a  été  en  tout  pays  celui  de  la  Carte  géo- 
logique :  une  commission  centrale  et  de  nombreux  collaborateurs  décri- 
vant chacun  ce  qu'ils  ont  sous  les  yeux  dans  leur  localité.  Nos  Unions 
sont  précisément  organisées  pour  susciter  et  utiliser  ainsi  le  concours  de 
leurs  membres  pour  des  monographies  et  des  enquêtes  locales. 

Un  de  nos  plus  zélés  confrères  du  Centre,  M.  Sevin-Reybert,  a  organisé 
des  sortes  de  feuilles  données  comme  supplément  aux  journaux  locaux, 
et  qui  reproduisent  de  temps  à  autre  ceux  des  articles  de  la  Revue  qu'il 
juge  susceptibles  d'influencer  les  idées  de  ses  concitoyens.  Cet  exemple 
pourrait  être  imité  ailleurs  et  produire  de  bons  effets  pour  la  propagande 
de  nos  idées.  En  vue  d'efforts  analogues,  M.  Delaire  vient  de  faire  tirer 
à  grand  nombre,  sous  forme  de  petite  brochure,  l'article  qu'il  a  publié 
en  janvier  dernier  sous  le  titre  de  la  Con'uption,  Il  met  cette  brochure 


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RÊUHIOïf  DES  CORRESPONDANTS  DBS  UNIONS.  99 

gratuitement  à  la  disposition  de  tons  cenx  de  nos  confrères  qui  la  lai 
demanderont  et  en  anssi  grand  nombre  qu'ils  voudront.  —  Il  cite  enfin, 
comme  autre  instrument  de  propagande,  une  notice  sur  les  institutions 
et  les  publications  de  l^cole  de  la  paix  sociale,  tirage  à  part  de  l'appen- 
dice de  la  Constitution  essentielle  de  rkumanité^  dont  une  nouvelle  édition 
rient  d'être  réimprimée. 

Un  de  nos  confrères  vient  de  nous  proposer  par  lettre,  avec  un  plan 
d*exëcution  très  détaillé,  une  idée  intéressante  à  réaliser  pour  la  pro- 
pagande. Bien  qu'elle  exige  évidemment  une  étude  approfondie,  il  est 
fort  utile  de  pressentir  déjà  l'opinion  de  nos  correspondants.  Il  s'agirait 
de  la  formation  de  bibliothèques  circulantes  où  figureraient  presque 
exclusivement  les  œuvres  de  Le  Play,  comme  étant  plas  capables  que 
d'autres  d'entraîner  les  convictions  et  de  susciter  le  zèle  réformateur.  11 
est  indubitable,  en  effet,  qu'elles  ont  une  puissance  de  persuasion  à  la- 
quelle n'échappe  presque  aucun  de  leurs  lecteurs;  la  difficulté  est  préci- 
sément de  les  faire  lire  ;  y  arrivera-t-on  par  les  bibliothèques  circu- 
Jantes? —  Plusieurs  membres,  habitués  à  l'organisation  de  semblables 
bibliothèques,  craignent  qu'il  soit  fort  malaisé  d'atteindre  le  lecteur  : 
les  ouvrages  de  Le  Play  sont  en  effet  peu  nombreux  et  k  très  bas  prix, 
les  travailleurs  sérieux  les  peuvent  acheter.  Quant  à  la  clientèle  ordi- 
naire des  bibliothèques  populaires,  il  n'y  faut  point  songer,  car  l'expé- 
rience prouve  qu'il  n'y  a  guère  que  les  romans  et  certains  livres  de 
Toyages  qui  soient  lus.  —  M.  de  Toytot  pense  que  le  clergé,  qui  se 
porte  beaucoup  vers  les  études  sociales  et  dont  les  ressources  sont  fort 
exiguës,  pourrait  tirer  profit  d'une  bibliothèque  circulante.  Il  ajoute  que 
certainement  aujourd'hui  une  action  directe  auprès  des  évêques  obtien- 
drait la  diffusion  des  livres  de  Le  Play  et  des  publications  de  notre 
école  dans  les  grands  séminaires.  —  Après  échange  d'observations  l'as- 
semblée décide  :  1<»  en  ce  qui  concerne  les  bibliothèques  circulantes,  que 
des  remerciements  seront  adressés  à  l'auteur  de  la  proposition  et  que 
la  question  sera  étudiée  par  le  secrétaire  général  de  concert  avec  M.  de 
Bizemont,  secrétaire  général  de  la  Société  bibliographique  ;  2^  en  ce 
qui  touche  les  grands  séminaires  et  généralement  les  établissements 
d'instruction  de  tout  ordre,  que  ceux  de  nos  confrères  qui  peuvent  y 
exercer  quelque  influence  sont  priés  de  l'employer  soit  à  faire  placer 
nos  livres  dans  ces  bibliothèques,  soit  à  les  faire  distribuer  en  prix.  La 
Société  et  les  Unions  sont  prêtes  à  disposer  à  cet  égard  d'un  grand 
nombre  de  volumes  en  don  gratuit. 

M.  Delaire,  comme  contre-partie  de  cette  diffusion  d'idées  et  d'œuvres 
allant  du  centre  à  la  périphérie,  fait  ensuite  un  pressant  appel  à  tous 
nos  confrères  en  faveur  de  la  Bibliothèque  récemment  installée  au  siè^e 
de  la  Société,  et  dont  il  serait  très  utile  de  voir  les  collections  s'accroîlre 


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100         RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

pour  le  plus  grand  profit  de  la  science  sociale  et  des  idées  qui  nous  sont 
chères.  Combien  de  confrères,  par  exemple,  dont  les  œuvres  sont  esti- 
mées, n'ont  jamais  pensé  à  nous  les  envoyer,  ou  ne  les  ont  envoyées 
que  pour  un  compte  rendu,  lequel  dépossédait  le  secrétariat  de  l'ou- 
vrage^ surtout  à  une  e'poque  où  nous  ne  pouvions  collectionner  toutes 
nos  richesses.  Combien  de  recueils  périodiques  sont  encore  incomplets 
sur  nos  rayons,  alors  que  cependant  leurs  livraisons  embarrassent  peut- 
être  des  collections   privées   forcément  peu  extensibles.  Combien   de 
documents,  rapports  officiels,  brochures  traitant  de  quelque  détail  de 
réconomie  sociale  dans  le  présent  ou  dans  le  passé,  prendraient  subite- 
ment une  valeur  infiniment  plus  grande,  s'ils  étaient  rapprochés  dans 
une  collection  bien  fournie,  des  documents  analogues   soigneusement 
conservés  et  classés.  Pour  ne  citer  que  deux  exemples,  on  désirerait  beau- 
coup avoir  au  siège  de  notre  Société  deux  collections  qui  sans  doute  ne 
se  trouveraient  réunies  que  là  ;  d'une  part  les  500  ou  600  textes  de  livres 
de  raison  (ouïes  notices  sur  ceux  de  ces  livres  que  Ton  connaît  et  qui 
sont  encore  restés  manuscrits),  qui  à  la  suite  des  beaux  travaux  de 
M.  de  Ribbe  ont  été  en  France  tirés  de  l'oubli  et  en  partie  publiés.  D'autre 
part,  une  foule  de  grandes  maisons  industrielles  possèdent  ou  ont  eu 
pour  une  période  de  leur  existence,  soit  des  notices  d'ensemble  sur 
leurs  institutions  patronales,  soit  des  statuts  ou  comptes  rendus  de  telle 
ou  telle  institution  particulière;  ces  brochures  n'ont  jamais  été  en  vente 
et  beaucoup  sont  sans  doute   épuisées.  Il   serait  éminemment  utile  de 
nous  envoyer  toutes  celles  qu'on  pourrait  encore  retrouver,  car  c'est 
seulement  quand  les  travailleurs  pourront  consulter  une  collection  suffi- 
sante  do  ces  documents,   qu'on   pourra   songer  à  écrire   l'histoire  du 
patronage  industriel,  ou  à  en  édifier  la  théorie,  si  toutefois  celle  de  Le 
Play  n'est  plus  jugée  suffisante. 

Avant  de  lever  la  séance,  M.  Welche  rappelle  encore  que,  pour  com- 
battre les  erreurs  qui  nous  égarent  et  accomplir  les  réformes  desquelles 
dépendent  selon  nous  le  salut  et  la  prospérité  de  notre  pays,  il  faut  agir 
et  démontrer  par  l'exemple,  mais  il  faut  aussi  convaincre  par  la  parole 
et  Faction  individuelle.  Aussi  recommande -t-il  de  ne  négliger  aucun 
mode  de  propagande  efficace  des  idées  de  réforme  sociale  et  d'appli- 
quer d'incessants  efl*orts  à  grossir  de  jour  en  jour  le  nombre  de  nos 
adhérents. 

La  séance  est  levée  à  11  h.  1/2. 

J.  Cazajeux. 


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BANQUET   DE  CLOTURE 


L'assistance  aussi  brillante  que  nombreuse  qu*on  remarquait  au  ban- 
quet de  clôture  du  Congrès  de  1893,  offrait  l'irrécusable  témoignage  de  la 
vitalité  et  des  progrès  croissants  de  l'école  Leplaysienne.  MM.  Glasson  et 
Welcbe  présidaient  la  réunion.  Autour  d'eux,  parmi  les  invités  du  bureau 
ou  nos  principaux  confrères,  nous  citerons  :  MM.  le  prince  d'Arenberg, 
député  ;  le  vicomte  de  Meaux,  ancien  ministre  ;  le  conseiller  Petit,  de  la 
Ck>ur  de  cassation  ;  Artbur  Desjardins,  Anatole  Leroy-Beaulieu,  Clément 
Juglar,  Georges  Picot,  de  l'Institut;  Albert  Le  Play,  sénateur;  Henri /oly, 
Lecaron,  Raoul  Allier,  de  Beaucourt,  A.  Delaire,  Albert  Babeau  ,  A.  Gi- 

fot.  J.  Micbel,  E.  Cbeysson,  A.  Silvy,.Ch.  Garnier,  de  Richement,  de 
elleville,  A.  Dupaigne,  Blondel,  Cazajeux,  Auburtin,  A.  Fontaine,  Ed- 
mond Delaire,  A.  de  Claye,  Taunajr,  de  Chamberet^  Frantz  Funck-Bren- 
tano,  Thoyer,  Batcave,  Kosakiewicz,  Prévost,  Edouard  Fuster,  P.  La- 
garde^  H.  Decugis,  etc.,  etc. 

M.  Glasson,  président  du  Congrès,  a  pris  le  premier  la  parole. 

M.  Glasson.  —  Je  vous  ai  dit,Messieurs,  au  début  de  cette  session,  que 
le  Congrès  de  1893  serait  particulièrement  fécond  ;  aujourd'hui  la 
preuve  est  faite.  Vos  réunions  de  travail  ont  abordé  un  grand  nombre 
d'importants  sujets,  mais  la  plupart  touchaient  naturellement  aux  rap* 
ports  que  crée  Tindustrie  entre  patrons  et  ouvriers.  Dans  les  séances  du 
soir,  vous  avez  entendu  des  orateurs  qui  ont  abordé  les  plus  hauts  pro- 
blèmes politiques  ou  philosophiques  de  la  vie  sociale  et  qui  ont  tenu 
rassemblée  sous  le  charme  par  l'élégance  de  leur  parole,  parfois  même 
par ,  leur  éloquence.  Les  après-midi  ont  été  consacrés  à  visiter  des 
œuvres  de  patronage  et  vous  avez  pu  constater  comment  un  prince, 
qu'on  appellera  plus  tard  le  prince  de  la  charité,  sait  répondre  aux 
attaques  dirigées  contre  la  société  moderne.  J'ai  eu  le  plaisir  de  prendre 
part  au  jugement  d'un  concours  ouvert  entre  quelques-uns  de  vos  jeunes 
disciples  et  j'ai  éprouvé  une  joie  bien  vive  en  courohnant  des  noms  qui 
m'étaient  déjà  connus  par  une  autre  école.  Ceux  qui  portent  ces  noms 
peuvent  être  certains  qu'ils  sont  deux  fois  dans  mon  cœur. 

Mais  une  joie  plus  délicate  et  plus  pure  encore  était  réservée  à  celui 
qui  a  l'honneur  de  parler  en  ce  moment.  Il  s'est  retrouvé  en  face  de 
notre  président  annuel,  qu'il  avait  eu  le  bonheur  de  connaître  et  d'es- 
timer, il  y  a  près  de  trente  ans,  à  Nancy  dans  des  temps  bien  différents. 
Que  d'événements  tragiques  se  sont  succédé  depuis  cette  époque; 
quelle  brillante  carrière  vous  avez  parcourue,  mon  cher  Président  :  avo- 
cat à  la  cour  d'appel  de  Nancy,  adjoint  au  maire  de  cette  ville  sous  le 
second  empire,  vous  avez  été  appelé  au  grand  et  douloureux  honneur  de 
prendre  en  main,  pendant  l'année  terrible,  l'administration  de  la  capi- 
tale de  la  Lorraine.  Maire  de  Nancy,  c'est  vous  qui  avez  jusqu'au  der- 
nier jour,  supporté  le  poids  des  baïonnettes  prussiennes  et  qui  le  pre- 


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102         RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

mier  avez  reçu  plus  de  dix  mille  Alsaciens  foyant  leur  terre  natale 
devenue  terre  étrangère.  Vous  avez  fait  £ace  à  tous  les  besoins,  prodi- 
guant les  secours  matériels  et  les  consolations  morales.  Un  pareil  dé- 
vouement ne  pouvait  rester  ignoré  du  chef  de  TÉtat  et,  lorsque  M.  Thiers 
en  eut  connaissance,  il  s'empressa  de  vous  confier  radministration  d'us 
de  nos  départements  les  plus  importants.  C'est  alors  que  vous  avez  été 
successivement  préfet  à  Agea,  à  Toulouse,  à  Lille,  conseiller  d^tat, 
ministre.  Ce  cfui  vous  honore  le  plus,  c'est  que  dans  ces  hautes  et  diffi- 
ciles fonctions  vous  avez  su  être  à  la  fois  le  fidèle  représentant  de  l'État 
et  le  représentant  non  moins  dévoué  de  l'esprit  de  liberté.  Aussi  sous 
votre  administration,  tous  les  hommes  les  plus  éminents,  sans  distinc- 
tion de  parti,  venaient  rendre  un  éclatant  hommage  à  ceux  qui  avaient 
tiré  la  France  du  plus  grand  péril  et,  poor  la  première  fois,  on  vit  dans 
vos  salons  officiels  des  familles  qui  n'y  avaient  pas  paru  depuis  1830.  En 
un  mot,  vous  avez  été  l'homme  de  cœur  qui  unit  les  autres  hommes. 
Puis,  après  avoir  bien  mérité  de  la  patrie  par  vos  éminents  services, 
vous  avez  présenté  votre  candidature  aux  élections  législatives  à  Nancy 
même,  là  où  vous  aviez  pratiqué  le  bien  avec  un  désintéressement  sans 
bornes,  et  ceux  qui  sont  deux  fois  vos  compatriotes  ne  vous  ont  pas  élu! 
Perraellez-moi  de  vous  le  dire  dans  toute  la  sincérité  de  mon  âme  :  je 
vous  félicite  encore  plus  de  cet  échec  que  de  vos  succès,  car  ils  prouvent 
que  vous  êtes  de  ceux  qui  ne  sauraient  tolérer  que  les  principes  de  leur 
vie  fléchissent  devant  le  caprice  des  électeurs.  {Bravos  répétés.) 

Certes  si  tous  vos  titres  étaient  nécessaires  pour  entrer  à  la  Société 
d'Économie  sociale,  bien  limité  serait  le  nombre  des  élus.  Mais  la 
Société  est  moins  exigeante  ;  elle  ne  demande  à  ses  adhérents  que  la 
bonne  volonté  et  un  peu  de  dévouement;  c'est  tout  ce  que  j'ai  pu  vous 
offrir,  Messieurs,  depuis  que  je  vous  appartiens.  Cette  année  vous  m'avez 
accordé  un  insigne  honneur.  Je  ne  puis  me  l'expliquer  que  par  votre 
intention  de  consacrer  à  cette  occasion  l'union  de  la  Société  d'Économie 
sociale  avec  l'École  de  droit,  j^alme  mieux  dire  avec  l'enseignement  du 
droit,  car  cette  expression  plu»  large  réunit,  comme  elles  le  sont  dans 
ma  pensée,  les  deux  écoles  sœurs,  l'école  de  l'État  et  l'école  libre,  et  j'ai 
le  devoir  et  le  plaisir  de  les  rapprocher  puisque  je  compte  de  fidèles 
amis  dans  l'une  et  dans  l'autre. 

Comment  s'est  définitivement  opérée  cette  union  entre  le  droit,  l'éco- 
nomie politique  et  les  autres  sciences  sociales?  C'est  là  toute  une  his- 
toire qu'il  serait  trop  long  de  vous  raconter  en  entier;  mais  je  voudrais 
vous  en  dire  le  commencement  et  la  fin.  Déjà  sous  le  ministère  libéral 
du  duc  Decazes,  il  avait  été  question  de  créer,  à  la  Faculté  de  droit 
de  Paris,  une  chaire  d'économie  politique  ;  mais  après  le  triomphe  de  la 
réaction,  ce  projet  fut  abandonné.  Une  nouvelle  tentative  faite  dans  le 


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BANQUET  DE   CLOTURE    :   DISCOURS   DE  H.    GLASSON.  403 

même  sens,  sous  la  monarchie  de  Juillet,  par  M.  de  Salvandy,  n'obtint 
pas  plus  de  succès.  Cependant  quelques  professeurs  de  droit  et  d'autres 
savants  comprenaient  de  plus  en  plus  la  nécessité  d'introduire  rensei- 
gnement de  l'économie  politique  dans  nos  Facultés.  Dès  1850,  le  profes- 
seur de  droit  commercial  de  la  Faculté  de  droit  de  Strasbourg  consacrait 
quelques  leçons  à  l'économie  politique  au  début  de  chaque  année  sco- 
laire. A  Nancy  des  cours  d'économie  politique  furent  ouverts  par  MM.  de 
Metz-Noblat  et  Liégeois  à  l'époque  où  Ton  créa  une  faculté  de  droit  dans 
celte  ville.  A  la  même  époque,  en  1865,  une  chaire  d'économie  politique 
était  instituée  à  la  Faculté  de  droit  de  Paris.  Mais  ce  n'était  encore  là 
qu'un  essai  et  non  une  mesure  générale.  Il  fallut  beaucoup  de  tjmps 
pour  arriver  aune  union  complète  entre  les  deux  sciences.  Le  mariage  et 
ses  préliminaires  furent  pénibles  et  difficiles  et  les  deux  futurs  époux 
n'échangeaient  pas  entre  eux  les  aménités  habituelles.  L'Économie  poli- 
tique disait  volontiers  au  Droit  :  «  Vous  êtes  un  peu  âgé  et  même  vieillot, 
vous  avez  les  habitudes  minutieuses  et  étroites  d'un  vieux  célibataire  et 
on  ne  saurait  les  tolérer  plus  longtemps.  Tout  votre  aménagement  inté- 
rieur remonte  au  xvi*  siècle,  au  temps  de  Cujas,  à  la  méthode  exégétique 
et  demande  à  être  rajeuni.  »  Le  Droit  répondait  sur  le  même  ton  à  l'Éco- 
nomie politique  :  «  Mais  vous,  lui  disait-il,  n'étes-vous  pas  bien  jeune, 
trop  jeune  même,  vous  manquez  d'expérience,  vous  vous  plaisez  dans  un 
état  perpétuel  d'équilibre  instable  et  vous  agitez  les  problêmes  les  plus 
graves  avec  une  imprudence  qui  nous  effraie.  N'affirmez-vous  pas  que  la 
population  crott  dans  une  proportion  géométrique,  sans  rechercher  s'il 
s'agit  là  d'un  fait  local  et  passager  ou  général  et  continu,  sans  vous 
demander  si  d'autres  ne  s'empareront  pas  de  cette  affirmation  pour  en 
faire  sortir  la  loi  d'airain.  Vous  imaginez  la  théorie  de  la  rente  de  la 
terre,  bien  qu'on  n'en  voie  guère  de  traces  dans  notre  société,  et  vous 
permettez  ainsi  à  des  esprits  malveillants  d'affirmer  qu'il  y  a  des  pro- 
priétaires qui  s'enrichissent  autrement  que  par  le  travail.  » 

A  dire  vrai  le  Droit  et  l'Economie  politique  avaient  un  peu  peur  l'un  de 
l'autre.  Celle-ci  se  demandait  ce  qu'elle  deviendrait  si  elle  était  assi:yettie 
à  la  méthode  précise  et  rigoureuse  des  jurisconsultes.  Le  droit  redoutait 
un  envahissement  complet.  Après  l'économie  politique,  viendra  la 
science  financière;  après  la  science  financière,  la  statistique  ;  après  la 
statistique,  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  la  science  d'État  et  peut-être 
bien  d'autres  choses  encore  sous  le  nom  de  législation  comparée.  Or,  le 
Droit  estimait  qu'il  était  cependant  nécessaire  de  laisser,  dans  les  Facul- 
tés de  droit,  une  toute  petite  place  au  droit,  si  minime  qu'elle  fut,  pour 
former  des  magistrats  et  des  avocats.  Mais  ces  craintes  réciproques 
étaient  heureusement  atténuées  par  certaines  sympathies.  L'Économie 
politique  reconnaissait  volontiers  que  le  Droit,  malgré  son  âge  avancé. 


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104       .  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

avait  des  mœurs  austères  et  surtout  qu'il  était  puissamment  riciie,  car  il 
comptait  dans  son  patrimoine  presque  toute  la  jeunesse  de  la  bour- 
geoisie; et  la  jeunesse  est  la  plus  belle  des  richesses.  Le  Droit  de  son 
côté  avouait  que  l'Economie  politique,  comme  une  jeune  fiancée,  avait 
des  charmes  inconnus  ;  elle  lui  ouvrait  des  horizons  nouveaux  du  plus 
haut  intérêt.  (Rires  et  applaudissements,) 

Aussi  le  mariage  finit  par  s'accomplir  ;  ce  fut  plutôt  un  mariage  de 
raison  ;  on  ne  commença  pas  par  la  lune  de  miel,  mais  par  l'autre,  et 
quelques  paroles  aigres  furent  parfois  échangées.  Puis  en  se  fréquentant 
on  apprit  à  se  connaître,  à  profiter  l'un  de  l'autre,  à  s'estimer.  Alors  est 
venue  la  lune  de  miel,  une  longue  lune  de  miel,  qui,  il  faut  l'espérer,  ne 
prendra  jamais  fin.  Aussi  voit-on  aujourd'hui  les  économistes  les  plus 
éminents  de  l'Institut  réserver  leurs  plus  belles  couronnes  pour  les  pro- 
fesseurs des  Facultés  de  droit  qui  enseignent  l'Economie  politique. 

D'autres  sciences  sociales  ont  encore  été  mises  à  la  portée  de  la  jeu- 
nesse. Qu'elle  s'instruise  donc  avant  de  prendre  parti  dans  les  luttes 
scientifiques  ou  autres.  J'ai  été,  il  y  a  quelques  jours,  profondément  attristé 
en  apprenant  l'ouverture  d'un  congrès  d'étudiants  socialistes.  Ces  deux 
mots,  étudiant  et  socialiste,  jurent  de  se  trouver  ensemble.  Celui  qui 
étudie  n'a  pas  en  effet  le  droit  d'avoir  déjà  fait  un  choix.  Je  ne  connais 
qu'une  seule  espèce  d'étudiants  qui  soit  frappée  d'une  bonne  marque, 
c'est  celle  de  l'étudiant  qui  travaille.  Instruisez-vous,  réfléchissez,  discu- 
tez les  doctrines  de  vos  professeurs  et  ensuite  seulement  vous  pourrez 
choisir  en  connaissance  de  cause.  Peut-être  vous  arrivera-t-il  encore  de 
vous  tromper,  mais  au  moins  n'aurez-vous  pas  commencé  par  là.  Ceux 
qui  oublient  ces  vérités  peuvent  éprouver  plus  tard  un  regret  de  les  avoir 
méconnues.  En  1848  un  jeune  étudiant  en  droit,  président  du  comité 
républicain  de  son  quartier,  s'écriait  dans  l'ardeur  de  sa  jeunesse  :«I1 
faut  livrer  la  bourgeoisie  riche  à  la  fureur  du  lion  populaire  ».  Celui  qui 
avait  prononcé  ces  paroles  imprudentes  devint  successivement  maître 
des  requêtes  au  Conseil  d'État,  professeur  d'économie  politique  à  la 
Faculté  de  droit  de  Paris,  député  du  centre  droit,  sénateur,  ministre  de 
rinstruction  publique  et,  dans  la  suite,  son  «  lion  populaire  »  le  gênait 
un  peu  lorsqu'on  lui  en  parlait  dans  l'intimité  (1).  Il  s'excusait  en  invo- 
quant sa  jeunesse,  car  il  savait  bien  qu'on  est  toujours  plein  d'indul- 
gence pour  elle  et  il  ajoutait  qu'on  ne  lui  avait  pas  enseigné  l'économie 
politique  ni  les  sciences  sociales.  Nos  jeunes  disciples  qui  m'écoutent  en 

(1)  M.  Casimir  Pericr  ayant  rappelé  ces  paroles  de  jeunesse  à  celui  qui 
les  avait  prononcées  et  qui  avait  été  nommé  rapporteur  de  la  commission  de 
Kerdrel,  M.  Batbie  lit  une  tout  autre  réponse  et  se  tira  d'affaire  par  une  cita- 
tion do  Burko  :  «  Celui  qui  n'est  pas  républicain  à  vingt  ans  fait  douter  de  la 
générosité  de  son  âme,  mais  celui  qui,  après  trente  ans,  persévère  encore  fait 
douter  do  la  rectitude  de  son  esprit  ». 


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BANQUET  DE   CLOTURE    :   DISCOURS  DE  M.    WELCHE.  105 

ce  moment  ne  sauraient  plus  tard  donner  cette  excuse.  On  commence  à 
donner  cet  enseignement  nouveau  et  la  Société  d'Écunoraie  sociale  a  elle 
aussi  organisé  des  cours.  C'est  pour  consacrer  une  fois  de  plus  cette 
union,  qu'elle  m'a  fait  le  grand  honneur  de  m'appeler  à  la  présidence 
de  ce  Congrès.  Permettez- moi,  Messieurs,  de  vous  exprimer  toute  ma 
gratitude.  Je  vous  avais  promis  jusqu'à  ce  jour  mon  dévouement  ;  désor- 
mais je  vous  devrai  aussi  la  reconnaissance.  Soyez  certains  que  je  ne 
manquerai  pas  à  ce  devoir  et  que  le  congrès  de  1893  restera  un  des 
souvenirs  les  plus  agréables  de  ma  vie  de  jurisconsulte.  {Vifs  applaudis- 
sements,) 

M.  Wklche,  président  de  la  Société   d'économie  sociale  ; 
Monsieur  le  Président, 

Je  dois,  au  nom  de  la  Société  d'Économie  sociale,  vous  exprimer  toute 
sa  gratitude  pour  l'impulsion  si  vive  que  votre  présidence  a  donnée  à 
son  douzième  congrès  ;  aucune  mission  ne  pouvait  m'être  plus  agréable. 
Une  collaboration,  trop  courte  pour  moi,  a  resserré  entre  nous  des  liens 
d'amitié  qui  remontent  à  de  longues  années  ;  je  désire  vous  rappeler 
dans  quelles  circonstances  nous  avons  été  déjà  associés  à  une  même 
œuvre,  parce  que  cette  œuvre  s'inspirait  de  sentiments  et  d'idées  qui 
sont  en  honneur  ici,  le  sentiment  de  la  puissance  de  l'initiative  privée, 
ridée  sainement  entendue  de  la  décentralisation  intellectuelle. 

ISancy,  dont  vous  devez  vous  souvenir  et  où  vous  n'êtes  pas  oublié, 
poursuivait  depuis  longtemps  la  pensée  de  restaurer  toutes  les  institu- 
tions utiles  qui  avaient  honoré  son  ancienne  existence  de  capitale,  et 
son  désir  le  plus  obstiné  était  de  relever  chez  elle  la  gloire  de  l'Univer* 
site  lorraine.  Le  gouvernement  impérial,  frappé  par  l'énergie  de  la 
revendication,  par  l'unanimité  de  la  demande  formulée  par  une  popula- 
tion tout  entière,  avait,  il  y  a  quelque  trente  ans,  consenti  à  la  création 
de  deux  facultés,  la  Faculté  de  droit  et  la  Faculté  des  lettres,  sous  la 
condition  que  la  ville  prendrait  à  son  compte  toutes  les  dépenses  de 
constructions  et  d'installation  et  s'engagerait  à  garantir  l'insufflsance 
des  recettes  au  cas  où  les  droits  d'inscriptions  ou  d'examens  ne  couvri- 
raient pas  les  frais  de  l'enseignement. 

Mais  en  imposant  cette  charge  à  la  ville  le  ministre  en  atténuait  les 
périls  en  nous  envoyant  pour  inaugurer  les  cours  une  pléiade  de  jeunes 
et  brillants  professeurs  que  je  retrouve  aujourd'hui  à  la  tête  du  grand 
enseignement  et  parmi  lesquels  vous  étiez  au  premier  rang.  Quel 
enthousiasme  autour  de  vous  et  quelle  chaleureuse  sympathie  dans  ces 
auditeurs  de  tous  âges  qui  se  pressaient  pour  vous  entendre  sur  les 
amphithéâtres  provisoirement  aménagés  dans  l'ancienne  Université.  Le 
succès  nous  avait  rendus  audacieux  et  la  municipalité  avait  obtenu  de 


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106         RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

créer  à  ses  risques  une  chaire  d'économie  politique,  la  première  qui  fut 
installée  dans  une  Faculté  de  TËtat  et  qui  était  confiée  à  mon  compa  • 
triote  M.  Alexandre  de  Metz-Noblat,qui  a  eu  l'honneur  d'ouvrir  chez  nous, 
comme  privat-docent,  ce  cours  qu'il  appelait  modestement  Programme 
d'un  cours  d'Économie  politique. 

Vous  n'étiez  pas  de  ceux  qui  restent  longtemps  en  province,  Paris  vous 
réclamait  et  l'éclat  de  votre  enseignement  aussi  bien  que  vos  travaux 
sur  le  mariage  civil  et  le  divorce,  sur  l'histoire  du  droit  et  des  institu- 
tions judiciaires  en  Angleterre  et  en  FraEce  [marquaient  votre  place  à 
l'Institut. 

En  nous  apportant  votre  concours  et  la  sûreté  de  votre  direction  vous 
avez  dû  ressentir  la  satisfaction  intime  d'entendre,  dans  une  de  nos 
séances  de  travail,  l'un  de  vos  élèves,  M.  le  professeur  Blondel,  recueil- 
lir un  éclatant  succès  en  nous  traçant  le  tableau  des  progrès  du  socia- 
lisme en  Allemagne.  Vous  aviez  inauguré  nos  séances  par  un  discours 
imprégné  de  votre  saine  raison,  semé  d'aperçus  d'une  finesse  d'obser- 
vation délicate,  dans  lequel  j'ai  reconnu  tout  le  charme  et  l'autorité  de 
votre  parole,  et  je  me  suis  félicité  de  nous  retrouver  après  un  si  long 
temps,  fidèles  à  nos  traditions,  ayant  la  même  foi  dans  la  liberté,  con- 
servant le  même  respect  pour  les  opinions  des  autres,  professant  le 
même  amour  pour  cette  justice  que  nos  vieux  maîtres  nous  ont  définie  : 
Constans  et  perpétua  volontas  jus  suum  cuique  tribuendû  (Très  bien.) 

Au  nom  de  la  Société  d'Économie  sociale,  je  vous  remercie  de  ce  que 
vous  avez  fait  pour  elle  :  nous  serons  heureux  si  nous  pouvons  vous  rat- 
tacher plus  étroitement  à  nos  travaux  annuels  par  les  liens  de  notre 
reconnaissance. 

Messieurs,  cette  séance  d'ouverture  nous  ménageait  plus  d'une  bonne 
fortune  ;  à  peine  avions-nous  cessé  d'écouter  M.  Glasson  que  nous 
entendions  M.  le  vicomte  de  Meaux  nous  exposer,  avec  une  grande  élé- 
vation de  pensée  et  de  langage,  les  réflexions  qu'un  récent  voyage  lui  a 
suggérées  sur  les  rapports  de  l'Église  et  de  l'État  aux  États-Unis  d'Amé- 
rique. Aux  États-Unis  l'Église  et  l'État  vivent  côte  à  côte,  sans  être 
séparés  parce  qu'ils  n'ont  jamais  été  attachés  l'un  à  l'autre,  sans  se 
nuire  parce  que  la  liberté  d'association  qui  garantit  le  patrimoine  de 
l'Église  est  protégée  par  l'autorité  judiciaire,  sans  se  craindre  parce  que 
l'esprit  de  la  nation  et  celui  du  gouvernement  sont  religieux  et  qu'aucun 
acte  de  la  vie  publique,  aucune  cérémonie,  aucune  fête  ne  s'accomplis- 
sent sans  que  celui  qui  préside  à  la  réunion  n'ait  appelé  sur  l'assem- 
blée et  sur  le  pays,  la  bénédiction  de  Dieu.  L'Église  s'administre  par 
elle-même,  elle  choisit  ses  chefs  parmi  ceux  qu'elle  juge  les  plus  dignes. 
Une  telle  situation  est-elle  possible  en  France?  Gela  est  difficile  à 
penser,  car  toute  idée  de  séparation  de  l'Église  et  de  l'État  se  traduit 


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BANQUET  DE  CLOTURE    :   DISCOURS  DE  M.    WELCHE.  107 

chez  nous  par  une  menace  pour  Tavenir  de  la  religion  et  la  séparation 
serait  un  déchirement  dont  l'Église  souffrirait  sans  doute,  mais  auquel 
elle  survivrait  ;  en  serait-il  de  même  pour  l'État  quand  l'enseignement 
de  l'école  sans  Dieu  se  serait  substitué  à  l'autorité  et  à  l'enseignement 
de  la  morale  religieuse  ?  Pendant  que  M.  le  vicomte  de  Meaux  nous 
développait  un  tableau  qui  nous  entraînait  à  un  triste  retour  de  pensée 
sur  ce  qui  se  passe  au  milieu  de  nous,  il  nous  semblait  entendre  passer 
à  travers  ses  paroles  le  souffle  inspiré  du  grand  orateur  chrétien  qui  a 
attaché  son  nom  à  la  défense  de  la  liberté  d'enseignement  et  des  droits 
les  plus  sacrés  du  père  de  famille. 

La  seconde  séance  publique  a  été  ouverte  par  le  rapport  toujours  si 
intéressant  et  si  nourri  de  notre  secrétaire  général  sur  les  travaux  qui 
ont  occupé  nos  séances;  puis  M.  Gheysson  a  rendu  compte,  comme  il 
sait  le  faire,  du  concours  de  travaux  monographiques  ouvert  pour  la 
première  fois.  Trois  des  travaux  présentés  ont  été  analysés  par  M.  Gheys- 
son et  ont  mérité  les  éloges  des  juges  du  concours.  L'épreuve  est  déci- 
sire  et  l'an  prochain,  alors  que  les  concurrents  auront  eu  plus  de  temps 
pour  préparer  leur  travail,  nous  constaterons  que  l'exemple  donné  aura 
été  largement  suivi. 

M.  Paul  Desjardins  a  pris  ensuite  la  parole  et,  dans  une  conférence 
brillante,  élégante  et  très  applaudie,  il  nous  a  parlé  de  ce  qui  unit  les 
hommes,  mais  après  nous  avoir  montré  ce  qui  les  divise  :  l'égoïsme,  l'in- 
différence vis-à-vis  des  souffrances  d'autrui.  Le  mai  cependant  n'est  pas 
aussi  général  qu'il  le  paraît,  la  compassion  est  à  l'ordre  du  jour  et 
l'isolé  dont  M.  Desjardins  nous  a  retracé  le  sombre  portrait  doit  être  une 
jrare  exception.  Ge  qui  peut  nous  unir,  c'est  Pamour  ;  on  aurait  pu  dire 
le  dévouement,  car  chacun  entend  sa  dette  d'amour  à  sa  manière.  Le 
remède  est  bon  et  M.  Desjardins  en  le  recommandant  s'est  justement  et 
très  spirituellement  défendu  de  vouloir  créer  une  religion.  11  avait  raison  : 
la  religion  qui  proclame  la  loi  d'amour  n'est  pas  à  créer,  la  maxime 
«  Aimes-vous  les  uns  les  autres  »  n'est  pas  nouvelle,  il  y  a  dix-huit  cents 
ans  que  du  haut  d'une  croix  elle  est  tombée  de  la  bouche  de  Dieu.  Mais 
il  faut  la  mettre  en  pratique  et  nous  n'en  prenons  pas  le  chemin. 
Pour  ma  part,  laissez-moi  vous  l'avouer,  à  défaut  d'un  amour  qui 
est  encore  bien  enfoui  au  fond  des  cœurs,  je  me  contenterais  d'équité  et 
de  tolérance  ;  j'irais  même  jusqu'à  transiger  pour  le  sincère  exercice  de 
cette  dernière  vertu,et  je  sentirais  quelque  soulagement  à  voir  pratiquer 
ce  précepte  plus  facile  :  Supportons-nous  les  uns  les  autres. 

Dans  notre  dernière  séance  publique  M.  Dupaigne,  inspecteur  hono- 
raire de  Pinstruction  publique,  nous  a  parlé  du  rôle  social  de  la  musique 
ei  de  la  nécessité  de  substituer  l'enseignement  du  solfège  à  la  méca- 
da  piano  et  de  donner  le  pas  aux  sociétés  chorales  sur  les  fan- 


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■TR^' 


108         RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

fares.  Il  nous  a  montré  les  populations  voisines  de  la  Suisse,  de  la 
Norvège,  de  TAllema^Tie,  chantant  dans  toutes  leurs  réunions  d'une  voix 
juste  et  claire  des  mélodies  populaires  ou  des  airs  nationaux,  connus  de 
tous,  repris  en  chœur  et  en  parties  par  toute  une  assistance,  l'entraînant 
dans  un  sentiment  commun  par  les  souvenirs  de  l'enfance  ou  du  pays 
natal,  et  il  a  regretté  de  voir  ces  habitudes  harmonieuses  délaissées 
aujourd'hui  chexnous,  M.  Dupaigne  avait  raison,  on  trouve  dans  ces  dif- 
férences d'habitudes  Tindication  d'une  prédisposition  sociale  et  il  y  a 
une  grande  différence  entre  l'état  moral  d'un  peuple  qui  chante  et  celui 
d'un  peuple  qui  ne  chante  pas  ou  qui  ne  chante  plus. 

M.  Fuster,  que  nous  avons  entendu  le  même  soir,  nous  a  entretenus  de 
la  vie  ouvrière  à  Berlin  :  son  étude  de  mœurs  faite  avec  un  grand  talent 
d'observation  a  été  tracée  d'une  façon  saisissante.  M,  Fuster  a  eu  le  cou- 
rage'de  poursuivre  son  enquête  dans  les  bouges  où  certains  ouvriers 
berlinois  vivent  et  s'agitent  et  dans  l'hôpital  où  ils  sont  soignés  ;  il  a  été 
le  confident  de  leurs  plaintes,  de  leurs  revendications,  il  nous  les  a 
montrés  aigris,  irrités,  entraînés  fatalement  vers  le  socialisme  comme 
vers  une  foi  nouvelle.  M.  Fuster,  qui  est  le  premier  lauréat  de  notre  con- 
cours de  monographies,  n'en  est  plus  à  faire  ses  preuves,  c'est  un  talent 
confirmé  et  l'estime  même  que  ce  talent  commande  oblige  à  lui  parler  en 
toute  franchise.  Je  lui  demanderai,  comme  l'a  fait  M.  Cheysson,  si  les 
tableaux  qu'il  nous  a  brillamment  tracés  peuvent  être  généralisés  :  ne 
s'est-il  pas  laissé  subjuguer  par  l'immense  pitié  que  doivent  inspirer  les 
misères  qu'il  a  touchées  du  doigt,  au  point  d'être  absorbé  par  elle  ? 

M.  Fuster  est  un  explorateur,  et  dans  ses  voyages  ayant  pour  objet 
l'observation  sociale  il  n'a  pas  dû  négliger  les  excursions  pittoresques. 
Ne  lui  est-il  pas  arrivé  parfois,  dans  quelques  contrées  montagneuses 
de  la  Suisse  ou  du  Tyrol,  de  se  trouver,  au  sortir  d'un  col  couronné 
de  frais  ombragés,  tout  à  coup  au  bord  d'un  ejffrayant  précipice?  Il 
s'est  senti  attiré  vers  l'abîme  comme  par  une  force  invincible  jusqu'au 
moment  où,  se  reprenant  lui-môme,  il  a  reporté  ses  regards  vers  le  ciel 
bleu,  les  grands  arbres,  leur  verdoyant  feuillage  ;  cette  vue  a  reposé  ses 
yeux  qui  ont  pu  alors  sonder  sans  efTroi  les  profondeurs  du  gouffre.  La 
misère  morale  et  physique  exerce  aussi  cette  pénible  fascination,  le 
cœur  est  serré,  l'esprit  obsédé  et  comme  envahi  jusqu'au  moment  où 
Ton  s'arrache  à  l'obsession  en  cherchant  plus  haut  des  points  de  compa- 
raison, et  il  arrive  toujours  qu'on  en  rencontre  de  plus  rassurants. 

Il  ne  m'est  pas  possible  d'admettre  que,  dans  ce  pays  où  le  zèle  évan- 
gélique  rivalise  avec  la  charité  chrétienne,  le  malheureux  soit  irrémissi- 
blement  abandonné  à  lui-même;  peut-être  M.  Fuster  aurait-il  trouvé 
dans  leurs  œuvres  quelque  réconfort,  quelques  couleurs  moins  sombres 
pour  en  charger  sa  palette,  et  son  tableau  en  aurait  été  illuminé  sans  rien 


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BANQUET  DE  CLOTURE   :    DISCOURS  DE  M.    WELCUE.  109 

perdre  de  sa  fidélité.  Il  faut  chercher  à  voir  les  faits  très  exactement  ; 
mais  il  faut  se  défendre  d'un  parti  pris  inconscient;  il  faut  étudier  les 
mœurs  et  les  littératures  étrangères^  mais  sans  subir  leur  empreinte.  Il 
faut  craindre  Schopenhaûer,  il  faut  même  se  méfier  de  Tolstoï.  (Très 
bien!  très  bien!)  Le  pessimisme,  le  mysticisme  non  plus^  ne  sont  pas 
dan»  le  caractère  de  notre  race  ;  ne  nous  laissons  pas  envahir  par  eux. 
Notre  génie  national,  qui  vaut  bien  les  autres,  croyez-le,  ne  nous  porte 
pas  à  la  mélancolie,  encore  moins  à  la  désespérance.  Désespérés  à 
votre  âge,  ah  !  jeunes  gens  I  Que  ferez-vous  donc  au  nôtre  et  quand  vous 
aurez,  comme  nous,  épuisé  les  déceptions  de  la  vie?  (Applaudissements.) 

Nous  avons  eu  aussi  nos  illusions  et  nos  espoirs,  nous  avons  goûté 
les  satisfactions  des  projets  réussis,  parfois  les  joies  du  triomphe;  puis 
les  mauvais  jours  sont  venus;  nos  rêves  ont  été  brisés,  nos  œuvres  dé- 
truites ;  ce  que  nous  honorions  a  été  insulté,  honni  ;  nous  avons  vu  les 
ruines  s'amonceler,  nous  avons  connu  la  trahison  des  événements,  la 
défection  des  amis;  nous  avons  subi  Tisolement,  presque  l'ostracisme; 
nous  avons  pu  en  être  attristés,  nous  n'avons  pas  été  abattus.  Notre  voix 
est  tombée,  notre  ardeur  ne  s'est  pas  éteinte  ;  notre  bras  3st  devenu  dé- 
bile, nos  âmes  sont  restées  vaillantes  ;  nous  luttons  encore,  sans  fai- 
blesses, parce  que  nous  avons  confiance  en  Dieu  et  que  nous  avons  es- 
poir en  vous.  C'est  pour  vous  que  nous  entretenons,  comme  au  fond  d'un 
sanctuaire,  la  pure  flamme  où  vous  allumerez  les  flambeaux  que  vos 
mains  plus  heureuses  porteront  partout  où  l'on  appelle  la  lumière. 
Courage  donc,  écartez  la  tristesse,  laissez  chanter  dans  vos  poitrines 
Toiseau  de  la  jeunesse,  lespérance  !  Travaillez,  suivez  la  sûre  méthode 
de  l'observation  des  faits  dans  leur  réalité,  mais  variez  la  direction  de 
votre  objectif  et  multipliez  vos  sujets  d'étude,  avant  d'arriver  à  des 
conclusions.  Surtout  ne  proscrivez  pas  l'idéal  :  c'est  lui  qui  vous  aidera 
à  franchir  les  étapes  souvent  douloureuses  du  rude  chemin  qui  mène  à 
la  vérité.  (Tnple  salve  cTapplaudissements!) 

Je  ne  veux,  Messieurs,  ni  abuser  de  votre  bienveillance,  ni  anticiper 
sur  le  rapport  général  que  Tan  prochain  M.  Delaire  vous  fera  ;  j'adresse 
donc  nos  remerciements  collectifs  à  tous  ceux  qui,  de  près  ou  de  loin,  ont 
pendant  cette  année  prêté  leurs  concours  à  nos  travaux. 

Je  dois  cependant  vous  dire  un  mot  encore  des  intéressantes  visites 
que  nous  avons  faites  dans  divers  établissements  créés  par  la  Société  phi- 
lanthrophique  et  dont  M.  le  prince  d'Arenberg,  à  qui  j'en  exprime 
toute  notre  gratitude,  a  bien  voulu  nous  faire  les  honneurs  avec  toute 
sa  bonne  grâce,  dont  il  nous  a  exposé  le  fonctionnement  avec  un  sen- 
timent si  profond  des  devoirs  et  une  connaissance  si  complète  des  res- 
sources de  la  charité. 

Notre  confrère  aimé  M.  Lefébure  nous  amis  aucouiant  des  progrès  de 


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110         RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE-RENDU  GÉNÉRAL. 

l'Office  central  de  la  charité  dont  le  programme,  nous  ne  Toublions  pas, 
a  été  développé  par  lui  dans  une  de  nos  sessions. 

L'usine  de  parfumerie  Gellé-Lecaron  nous  a  donné  le  consolant  spec- 
tacle d'un  atelier  où  patrons  et  ouvriers  vivent  dans  la  paix,  la  concorde 
et  Taffection;  et  nous  avons  ensuite  visité  la  maison  de  la  Providence 
dirigée,  rue  de  Reuilly,  par  les  «œurs  de  Saint- Vincent-de-Paul,  et  les 
ouvroirs,  réfectoires,  habitations  économiques,  créés  ou  patronnés  et 
subventionnés  par  la  Compagnie  de  Paris  à  Lyon  et  à  la  Méditerranée. 

Nous  espérions  compter  parmi  nos  convives  M.  Noblemaire,  directeur 
de  cette  Compagnie;  il  a  été  empêché,  j'aurais  voulu  lui  adresser  direc- 
tement vos  félicitations,  notre  confrère  M.  Jules  Michel  voudra  bien  les 
lui  transmettre. 

Mais  avant  que  le  bouquet  de  vos  sentiments  très  sympathiques  lui  soit 
présenté,  je  vous  demande  d'en  détacher  une  fleur  pour  la  remettre 
directement  à  M.  Jules  Michel,  son  collaborateur,  qui  a  une  si  large  part 
dans  toutes  ces  œuvres  patronales,  qui  les  comprend  et  les  exécute  avec 
tant  de  dévouement  et  qui  porte  un  cœur  à  la  hauteur  de  son  mérite. 

Un  mot  encore  :  la  Société  d'Economie  sociale  a  eu  cette  année  la 
satisfaction  de  voir  la  Société  des  agriculteurs  de  France  la  convier  à 
ouvrir  une  enquête  commune  sur  la  condition  actuelle  des  ouvriers 
ruraux,  sur  la  dépopulation  des  campagnes  et  sur  les  moyens  d'y  remé- 
dier. Cette  invitation  flatteuse,  qui  est  un  hommage  rendu  à  la  méthode 
d'observation  mise  en  honneur  par  notre  maître,  a  été  acceptée  avec 
empressement.  Une  commission  mixte  dresse  en  ce  moment  le  question- 
naire h  soumettre  à  nos  correspondants  et  prépare  la  circulaire  expli- 
cative qui  doit  l'accompagner.  Je  demande  à  tous  nos  adhérents,  et 
spécialement  à  nos  confrères  des  Unions,  de  nous  apporter  pour  ce  tra- 
vail leur  concours  le  plus  actif. 

Il  me  reste  une  dette  personnelle  à  payer  tout  en  acquittant  la  vôtre.  Il 
faut  avoir  été  président  de  la  Société  d'Économie  sociale  pour  connaître 
tous  les  services  qui  lui  sont  rendus  par  son  secrétaire  général.  M.  Dé- 
faire est  rdme  de  la  Société,  le  lien  sympathique  et  agissant  des  Unions, 
le  correspondant  laborieux  et  estimé  de  tous  nos  amis  étrangers  dont  il 
sait  accroître  le  nombre.  Il  est  encore  le  guide  expérimenté,  obligeant  et 
discret  de  ceux  que  vous  appelez  à  présider  vos  travaux  annuels.  Je  le 
remercie  eu  votre  nom,  je  le  remercie  encore  pour  moi  et  du  fond  du 
cœur.  Grâce  à  lui  surtout,  et  aussi  grâce  avons.  Messieurs,  l'honneur  que 
vous  m'avez  fait  et  que  je  redoutais  ne  me  laissera  que  des  souvenirs 
charjTKints  et  précieux.  {Applaudissements  répétés.) 

M.  JcLEs  Michel.  —  Messieurs, fidèle  aux  traditions,  votre  bureau  vous  a 
proposé,  comme  les  années  précédentes,  de  visiter  les  établissements 
qui,  entre  beaucoup  d'autres,  lui  ont  paru  de  nature  à  vous  donner  une 


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BANQUET  DE   CLOTURE   :   ALLOCUTION  DET  M.   JULES   laCIlBL.         111 

idée  des  eCTorts  qui  se  font  à  Paris  pour  assurer  le  rè^ne  de  la  paix 
sociale. 

Partout  vous  avez  été  reçus  avec  la  satisfaction  que  cause  aux  âmes 
généreuses  la  certitude  de  voir  leurs  efforts  appréciés  par  des  hommes 
aussi  compétents  que  vous  Têtes,  et  vous  avez  pu  leur  décerner  des  éloges 
d'autant  plus  précieux  qu'ils  n'étaient  ni  ambitionnés,  ni  recherchés. 

Aujourd'hui  mon  rôle  est  plus  modeste  :  je  viens  les  remercier  en  votre 
nom  pour  Taccueil  qui  vous  a  été  fait,  pour  le  sentiment  de  confiance 
dans  l'avenir  que  vous  a  inspiré  ce  faisceau  de  bonnes  volontés,  à  qui  la 
paix  est  promise  comme  récompense  sur  la  terre. 

Vous  avez  salué  le  Cercle  des  jeunes  gens  de  l'Union  chrétienne  qui  ne 
manquera  pas  de  contribuer  à  accroître  ce  faisceau  de  bonnes  volontés 
si  précieuses. 

Vous  avez  renouvelé  connaissance  avec  l'Office  de  la  charité  et  avec 
l'Hospitalité  du  travail  d'Auteuil,  si  intimement  unis  dans  leur  désir  de 
venir  en  aide  à  tous  ceux  qui  soufTrent. 

Vous  avez  dans  l'usine  Gellé  constaté  une  fois  de  plus  quelle  est  la 
puissance  d'un  patronage  bienveillant  pour  assurer  l'harmonie  sociale. 
M.  Le  Play  disait  volontiers  que  les  institutions  ouvrières  les  plus 
savamment  organisées  sont  des  expédients  qui  ne  valent  pas  les  bonnes 
coutumes  de  l'atelier  bien  comprises  et  sérieusement  mises  en  pratique 
par  un  patron  dévoué.  Aujourd'hui  l'expédient  tend  à  devenir  la  règle. 
Est-ce  un  bien?  est-ce  un  mal?  l'avenir  nous  le  dira.  En  attendant  féli- 
citons-nous de  rencontrer  sur  notre  chemin  des  patrons  comme  MM.  Le- 
carron,  et  des  familles  d'ouvriers  comme  celle  de  Goussard  que  vous 
avez  récompensé  solennellement  dans  votre  première  séance.   • 

Des  parfums  de  l'usine  Gellé  vous  avez  passé  aux  odeurs  de  la  ville  de 
Paris  ;  et  vous  avez  pu  constater  combien  la  science  et  les  soins  assidus 
des  ingénieurs  les  rendent  inoffensives  pour  notre  odorat,  en  même  temps 
que  profitables  pour  les  légumes  dont  nous  faisons  notre  nourriture. 
La  Société  d'Économie  sociale  s'évertue  à  rechercher  les  moyens  d'ac- 
croître les  familles.  Si  elle  ne  veut  se  heurter  un  jour  aux  désolantes 
thèses  de  Malthus  qu'on  vous  signalait  il  n'y  a  qu'un  instant,  il  faut 
qu'elle  ne  dédaigne  aucun  moyen  d'accroître  aussi  les  produits  de  la 
terre.  La  Ville  de  Paris  nous  a  montré  comment  on  y  peut  arriver. 
Puisse  cet  exemple  nous  profiter,  sans  nuire  à  personne? 

Vous  avez  terminé  vos  études  sociales  par  la  visite  de  deux  établis- 
sements dus  à  l'initiative  privée.  Vous  avez  vu  deux  grandes  maisons 
d'éducation  dirigées  par  des  sœurs  de  Saint- Vincent-de-Paul,  qui,  sans 
subvention  de  la  Ville  ni  de  TÉtat,  exercent  leur  action  bienfaisante  ici 
sur  2000  enfants,  jeunes  gens  ou  jeunes  filles,  là  sur  un  millier  de  per- 
sonnes. Et  dans  ce  nombre  vous  avez  distingué  50  jeunes  filles  et  une 


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ilî         RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉRAL. 

trentaine  de  mères  de  famille,  appartenant  au  personnel  employé  par  la 
Compagnie  Paris-Lyon-Méditerranée,  sur  lesquelles  la  Compagnie  exerce 
un  patronage  tout  spécial. 

En  son  nom,  Messieurs,  je  vous  remercie  d'être  venus  leur  apporter 
le  puissant  encouragement  de  votre  présence,  et  d'avoir  décerné  une 
de  vos  récompenses  à  Tune  de  ces  jeunes  fllles  dont  vous  avez  apprécié 
le  dévouement  dans  la  famille  ;  vous  avez  en  même  temps  applaudi  les 
rares  qualités  d'énergie  et  de  vaillance  de  son  père,  ancien  ouvrier  de  la 
Compagnie  P.-L.-M.,  qui  a  su  élever  une  famille  de  dix  enfants  avec 
Taidc  d'une  compagne  digne  de  lui,  et  avec  Taide  de  sa  fille  aînée  qui 
est  comme  la  seconde  mère  de  ses  sœurs  et  de  son  frère.  Je  remercie  en 
particulier  notre  président  M.  Welche.  (les  paroles  si  touchantes,  si 
élevées  par  lesquelles  il  a  commenté  devant  les  jeunes  filles  de  Touvroir 
les  intentions  de  la  Société  d'Économie  sociale  dans  l'attribution  de 
ses   récompenses  annuelles. 

Après  cette  émouvante  cérémonie,  vous  vous  êtes  trouvés  en  présence 
de  cre'ations  dues  au  patronage  ou  à  Tintervention  directe  de  la  Société 
philanthropique.  Je  veux  parler  de  la  maison  construite  par  la  Société 
des  habitations  économiques  et  du  réfectoire  destiné  aux  ouvriers  de  la 
Compagnie  P.-L.-M. 

Vous  aviez  déjà  vu  les  jours  précédents  les  dispensaires  et  asile  de 
nuit  de  la  Société  philanthropique,  c'est-à-dire  les  institutions  destinées 
à  soulager  et  à  prévenir,  si  possible,  les  misères  matérielles.  Vous  avez 
fait  un  pas  de  plus  et  vous  avez  vu  comment  elle  s'y  prenait  pour  pré- 
venir les  défaillances  morales. 

Car  le  personnel  de  la  Compagnie  auquel  s'adressent  ces  nouvelles 
institutions,  ce  ne  sont  pas  des  pauvres,  ce  sont  des  hommes  vivant  de 
leur  travail,  que  nous  cherchons  à  préserver  d'entraînements  fâcheux, 
ou  de  contacts  dangereux.  C'est  à  cette  tâche  qu'est  venue  nous  aider 
la  Société  philanthropique  ;  et  c'est  d'avoir  si  bien  compris,  [et  d'une 
manit^re  si  large,  sa  mission  charitable  que  je  voudrais  la  remercier 
ainsi  que  son  digue  président,  le  prince  d'Arenberg. 

Depuis  que  j'ai  eu  l'honneur  d'approcher  les  membres  de  la  Société 
philanthropique,  j'ai  pu  apprécier  le  concours  actif  et  dévoué  donné 
à  tant  d'œuvres  de  haute  utilité  sociale  par  les  hommes  distingués  qui 
la  composent.  Il  y  a  quelques  jours  un  de  nos  confrères  exposait  de- 
vant vous  les  œuvres  d'assistance  de  la  ville  de  Genève  et  faisait 
ressortir  avec  complaisance  la  part  active  que  prenaient  à  leur  surveil- 
lance les  hommes  les  plus  haut  placés  dans  l'estime  de  leurs  conci- 
toyens. Il  paraissait  croire  que  les  Parisiens  étaient  incapables  de  se 
donner  avec  la  même  générosité  persévérante.  Eh  bien,  Messieurs,  j'ai  pu 
lui  répondre,  non  sans  quelque  fierté  :  Que  n'avez-vous  vu  à  l'œuvre  les 


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BANQUET  DE  CLOTURE    :   TOAST  DE  M.   DELAIRE.  113 

membres  de  la  Société  philanthropique?  Les  personnes  charitables  à 
Paris  ne  s'y  trompent  pas,  et  cette  Société,  vieille  de  plus  d'un  siècle, 
fidèle  à  l'esprit  de  charité  large  qui  a  présidé  à  ses  débuts,  est  choisie 
de  préférence  comme  dispensatrice  de  leurs  libéralités,  par  nombre 
de  personnes  qui  veulent,  soit  de  leur  vivant,  soit  après  leur  mort, 
faire  le  bien  à  coup  sûr. 

J'adresse  donc  mes  remerciements  à  la  Société  philanthropique  et 
comme  membre  de  la  Société  d'Économie  sociale,  et  comme  ingénieur 
de  la  Compagnie  P.-L.-M.  A  ce  dernier  titre  aussi,  j'éprouve  le  besoin 
de  rapporter  à  la  Société  d'Économie  sociale  le  mérite  d'avoir  provoqué 
les  institutions  auxquelles  vou»  vous  êtes  intéressés  hier  en  faveur  du 
personnel  de  la  Compagnie.  C'est  du  sein  de  votre  Société  que  l'idée 
en  est  sortie.  Vous  n'avez  pas  oublié  qu'il  y  a  trois  ans  vous  aviez  choisi 
pour  président  de  votre  congrès  annuel  l'éminent  directeur  de  la  Compa- 
gnie P.-L.-M.,  M.  Noblemaire.  Il  vous  avait  vus  à  l'œuvre,  et,  quelques 
mois  après,  sachant  les  relations  que  j'avais  avec  vous,  comptant  sur 
les  enseignements  que  j'avais  puisés  au  milieu  de  vous,  il  me  confia  le 
soin  de  proposer  à  notre  conseil  d'administration  les  améliorations  que 
je  jugerais  réalisables.  Vous  en  avez  vu  quelques-unes  ;  à  vous  en  re- 
vient l'honneur.   ' 

Aussi,  Messieurs,  vous  me  permettrez  d'associer  dans  un  même  toast, 
la  Société  philanthropique  et  le  Conseil  d'administration  de  la  Compa- 
gnie P.-L.-M.,  et  d'y  joindre  toutes  les  personnes  qui  ont  bien  voulu  nous 
accueillir  dans  le  cours  de  nos  visites,  {Applaudissements.) 


M.Delaire,  secrétaire  général. — J'aurais  bien  quelque  droit,  Messieurs, 
de  prendre  la  parole  pour  un  fait  personnel;  je  me  borne  à  reporter  les 
remerciements  et  les  éloges  de  M.  le  Président  à  qui  de  droit,  c'est-à- 
dire  aux  collaborateurs  nombreux  de  notre  Congrès,  orateurs,  rappor- 
teurs, secrétaires,  sans  oublier  la  presse  dont  le  concours  nous  est  si 
précieux.  Mais  j'ai  le  devoir  de  vous  exprimer  ici  les  regrets  de  ceux  que 
divers  motifs  ont  empêchés  au  dernier  moment  d'être  des  nôtres  : 
M.  Charles  Morisseaux,  Téminentidirecleur  de  l'industrie  au  Ministère  de 
l'agriculture,  de  l'industrie  et  des  travaux  publics  de  Belgique,  président 
de  la  Société  belge  d'Économie  sociale;  M.  Noblemaire,  directeur  de  la 
Compagnie  P.-L.-M.  que  nous  espérions  féliciter  ce  soir  des  belles  insti- 
tutions que  nous  avons  visitées  hier  ;  M.  Alfred  André  et  M.  Buscarlet,de 
rUnion  chrétienne  des  jeunes  gens,  retenus  par  un  conseil  spécial  de 
cette  belle  institution;  M.  Claudio  Jannet,  dont  la  santé  est  malheureu- 
sement éprouvée;  MM.  Lefébure,  Gibon  et  Béchaux  empêchés,  comme 
MM.  Dejace,  de  Liège,  et  Dubois,  de  Tours,  par  des  inquiétudes  ou  des 

La  Rkp.  Soc,  1"  juillet  1893.  3e  série,  t.  VI  (t.  XXVI  col.  ),    8. 


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114  RÉUNION  ANNUELLE  ;  COMPTE  RENDU  GÉNÉPAL. 

devoirs  de  famille  ;  enfin  M.  Paul  Desjardins,que  vous  auriez  eu  plaisir  à 
féliciter  encore  et  dont  je  reçois  à  Tinslant  une  dépêche  que  je  dois  vous 
lire  ': 

«  Cher  monsieur, 

«  Je  suis  dans  la  pe'nible  nécessité  de  m'excuser  auprès  de  vous  pour 
ce  soir.  J'ai  attendu  jusqu'au  dernier  moment  un  retour  de  force  ;  mais 
me  voici  alité  avec  la  fièvre,  et  je  me  ferai  porter  directement  à  la  cam- 
pagne si  je  me  relève.  Ma  fatigue  est  extrême. 

«  Est-il  besoin  de  vous  dire  mes  regrets?  Vous  m'avez  accueilli  avec  une 
bienveillance  telle,  que  j'ai  pu  oublier  mon  insuffisance  et  prendre, 
comme  confrère,  une  modeste  part  à  vos  travaux.  L'esprit  dans  lequel 
vous  agissez  est  précisément  celui  que  je  voudrais  répandre,  et  dont  j'at- 
tends le  salut  social. 

«  Me  sentant  vôtre  à  ce  point,  je  suis  tout  à  fait  affligé  de  ne  pouvoir 
rompre  ce  soir  le  pain  avec  vous,  ce  qui  m'eût  rendu  tout  à  fait  votre 
compagnon,  au  sens  étymologique  et  matériel.  Je  ne  cesserai  toutefois  pas 
de  l'être  en  pensée  et  on  volonté.  Au  contraire,  il  faut  compter  sur  moi. 

«  Athénée  raconte  quelque  part  que  les  anciens  Rhodiens  avaient  un 
charmant  usage.  Au  retour  de  la  première  hirondelle,  quelques  gamins 
de  rile  la  capturaient,  et,  la  tenaùt  délicatement  sans  lui  faire  mal,  ils 
s'en  allaient  la  montrer  de  porte  en  porte,  tout  en  implorant  quelque 
aumône.  On  peut  lire  dans  Athénée  la  chanson  dont  ils  accompagnaient 
cette  pratique  :  elle  est  t  harmante.Toutle  monde  alors,  informé  par  eux, 
criait  :  «  Voici  le  printemps!  »  —  Je  viens  à  votre  porte  comme  un  de  ces 
enfants  de  Rhodes,  isolé,  sans  titre  et  sans  mandat.  Votre  seuil  m'a  été 
hospitalier,  et  vous  m'avez  demandé  si  c'était  le  printemps  que  j'annon- 
çais.—le  vrai  printemps  de  la  société  régénérée  par  l'amour  et  le  mutuel 
sacrifice. Qui  sait?  ai-Je  dansles  mains  la  première  hirondelle  ? — Je  puis 
vous  dire  'du  moins  que  Fidéalisme,  qui  était  dans  les  imaginations  seules,  il 
y  a  deux  ans,  est  à  présent  dans  les  bonnes  volontés.  Beaucoup  de  jeunes 
gens  brûlent  de  s'utiliser.  Accueillez-les,  comme  vous  m'avez  accueilli. 

«  Agréez,  cher  monsieur,  pour  vous  et  pour  vos  confrères,  l'hommage 
de  la  profonde  gratitude  et  du  ferme  attachement  de  votre  nouvel  ami.  » 

«  Paul  Desjardins.  » 

Il  n'est  pas  besoin  de'  dire  par  quels  applaudissements  a  été  accueilli 
ce  ravissant  bijou  littéraire.  M.  Paul  Desjardins,  dans  son  charmant  mes- 
sage, avait  su  exprimer  les  vœux  de  tous  les  assistants,  en  leur  disant 
avec  autorité  que  tant  d'efforts  entrepris  par  Le  Play  et  par  ses  disciples 
n'avaient  pas  été  vains,  puisque  les  générations  montantes  s'annoncent 
meilleures,  au  moins  dans  quelques  milieux  intellectuels.  11  les  encou- 
rageait à  redoubler  de  zèle  dans  l'action,  et  de  tact  dans  le  zèle,  pour 
que  ces  bonnes  volontés  naissantes  trouvent  dans  notre  école  un  aliment 
et  surtout  un  ralliement.  Qu'ils  viennent  donc  à  nous,  tous  ces  bons  com- 
pagnons de  la  vie  nouvelle.  Ils  seront  les  bienvenus,  de  quelque  point 
de  l'horizon  qu'ils  arrivent.  Ce  congrès  même,  par  les  orateurs  qu'il  a 
entendus,  par  les  idées  qu'il  a  propagées,  parles  œuvres  qu'il  a  visitées, 
n'est- il  pas  la  meilleure  preuve  de  notre  largeur  d'esprit?  Elle  a  été 
remarquée  cette  année  par  quelques-uns  presque  comme  une  nouveauté, 
alors  cependant  qu'elle  a  toujours  été  une  de  nos  traditions  les  plus 
suivies,  H.  Dubreuil. 


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ANNALES  DE  LA  CHARITÉ 

ET  DE  LA  PRÉVOYANCE 


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OFFICE  CENTRAL  DES  INSTITUTIONS  CHARITABLES 


DEUXIÈME  ASSEMBLÉE  GÉNÉRALE 

Hospltiftllté  du  travail  (remines) 
Fondation    ]>iul>eapln    (  tiomniea  ) 


LWfice  central  des  institutions  charitables  a  tenu  le  mardi  30  mai,  à 
quatre  heures,  sa  seconde  assemblée  générale  dans  une  salle  de  THospi- 
taliié  du  travail,  avenue  de  Versailles,  52. 

La  séance  a  été  présidée  par  M.  le  marquis  de  Vogué,  membre  de  l'Ins- 
titut, président  de  l'œuvre.  Une  très  nombreuse  assistance  remplissait  le 
vaste  local  choisi  et  décoré  pour  la  réunion,  et  témoignait  ainsi  de  la 
sympathie  croissante  qu'inspire  l'Office  central  de  la  charité. 

M.  LE  MARQUIS  DE  VoGûÉ  a  ouvcrt  la  séance  par  Tallocution  suivante  : 


Mesdames,  Messieurs, 

L'Office  central  des  Institutions  charitables  tient  aujourd'hui  sa 
deuxième  assemblée  générale;  la  première  a  eu  lieu  ici-môme,  Tan  der- 
nier :  l'œuvre  naissait  alors,  je  crois  pouvoir  dire  qu'elle  vit  maintenant 
et  que  son  existence,  quoique  bien  courte,  est  déjà  bien  remplie.  Nous 
avons  tenu  à  nous  réunir  de  nouveau  dans  cette  salle,  qui  a  vu  nos 
débuts,  sous  les  auspices  de  l'œuvre  admirable  qui  se  poursuit  dans  ces 
murs  :  par  reconnaissance  d'abord  ;  car  nous  avons  profité  de  la  sympa- 
thie excitée  par  la  généreuse  initiative  qui  l'a  rendue  possible,  par  le 
dévouement  sans  bornes  et  l'intelligence  hors  ligne  de  la  supérieure 
et  de  la  conununauté  qui  la  dirigent  ;  par  sympathie,  à  notre  tour,  pour 
une  œuvre  que  nous  avons  '  contribué  à  faire  connaître,  qui  grandit 
à    côté   de  nous,  qui   nous  doit  une  partie  de  ses  succès,  que  nous 


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.fr^ 


ilB  ANNALES  DE  LA  CHARITÉ   ET  DE  LA  PRÉVOYANCE. 

désirons  encore  plus  grande,  à  laquelle  nous  sommes  heureux  d'ap- 
porter l'encouragement  de  votre  présence.  Nous  lui  avons  donc  de- 
mande l'hospitalité  pour  ce  soir,  nous  étions  sûrs  d'être  bien  accueillis 
dans  une  maison  dont  l'hospitalité  est  la  devise;  mais  ici,  le  travail  est 
la  condition  de  l'hospitalité  :  c'est  une  règle  absolue  à  laquelle  nous 
devons  nous  soumettre  comme  tout  le  monde.  C'est  donc  à  une  réunion 
de  travail  que  vous  êtes  convoqués  :  vous  êtes  conviés  à  étudier  avec 
nous  des  faits,  des  chiffres,  des  documents  ;  l'étude  est  peut-être  aride, 
mais  vous  n'êtes  pas  venus  si  nombreux  uniquement  pour  une  fête  lit- 
téraire :  vous  êtes  venus  vous  associer  à  une  œuvre  active,  et  ce  qu'il 
vous  importe  de  savoir,  c'est  comment  cette  action  s'est  exercée,  quels 
sont  les  résultats  qu'elle  a  obtenus,  quel  est  le  bien  qu'elle  a  fait. 

Cet  exposé  vous  sera  fait  par  celui  qui  a  vraiment  qualité  pour  le  faire, 
à  cause  de  la  part  qui  lui  revient  dans  la  création  et  le  fonctionnement 
lie  Pneuvre,  par  notre  très  dévoué  et  très  aimé  secrétaire  général, 
M.  Lefébure,  Les  détails,  les  faits  qu'il  vous  exposera  vous  feront  com- 
prendre, mieux  que  toute  définition,  quelle  est  la  nature  de  notre  œuvre. 
Nature  toute  spéciale,  qui  la  distingue  de  toutes  les  œuvres  existantes  : 
elle  ne  cherche  pas  à  les  remplacer,  mais  à  provoquer  leur  action, 
à  les  aider,  à  les  faire  connaître,  non  seulement  de  ceux  qui  ont  besoin 
d'elles,  mais  de  ceux  qui  cherchent  une  application  de  leur  charité  ; 
notre  but  est  de  multiplier  les  effets  de  la  charité  en  coordonnant  ses 
efforts,  en  tâchant  de  supprimer  l'effort  inutile  ou  mal  dirigé.  Notre  vue 
s'étend  non  seulement  autour  de  nous,  mais  au  loin,  dans  la  France 
entière,  jusqu'à  l'étranger.  Nous  voulons  montrer  le  bien  qui  se  fait, 
celui  qui  reste  à  faire,  multiplier  le  bien  par  l'exemple  même  du  bien. 
Exemple  salutaire,  nécessaire,  surtout  aujourd'hui.  Le  dernier  siècle  a 
fmî  dans  des  convulsions  dont  une  des  causes  principales  a  été  la  dis- 
proportion entre  les  privilèges  politiques  et  les  services  politiques  des 
privilégiés.  Prenons  garde  que  la  disproportion  entre  les  avantages  et  les 
services  sociaux  n'expose  notre  siècle  qui  finit  à  des  crises  autrement 
redoutables,  car  ce  sont  les  bases  mêmes  de  Tordre  social  qu'elles 
détruiraient.  {Vive  approbation.)  Le  péril  social  existe,  il  serait  puéril  de 
le  méconnaître  ;  le  meilleur  moyen  de  le  conjurer  est  la  pratique  du 
devoir  social,  tel  qu'il  a  été  si  bien  défini  par  l'un  des  nôtres,  et  qui 
n'est  que  lapplication  du  devoir  chrétien  aux  besoins  des  temps 
modernes.  (Now^elle  approbation.) 

Des  études  auxquelles  nous  nous  livrons  nous  sommes  convaincus 
qu'il  sortira  la  preuve  que  ce  devoir  social  est  beaucoup  mieux  rempli 
que  ne  le  prétendent  les  détracteurs  de  l'ordre  ;  mais  nous  voulons  qu'il 
en  ressorte  aussi  un  encouragement,  une  attraction  pour  les  bonnes 
volontés,  pour  les  intentions  généreuses  qui  restent  trop  souvent  à  Tétat 


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RAPPORT  DE  M.  LÉON  LEFÉBURE.  117 

d*intentions  faute  d^ane  direction,  faute  d'un  centre  où  se  ratacher.  Ce 
sont  les  jeunes  gens  surtout  que  nous  voudrions  attirer  et  entraîner  en 
I^us  grand  nombre.  Nous  les  appelons  à  nous,  nous  leur  demandons  de 
se  préparer  à  nous  remplacer,  quand  Theure  prochaine  de  la  retraite 
aura  sonné.  Votre  voix,  Mesdames,  sera  peut-être  mieux  entendue  que 
la  nôtre  :  nous  vous  convions  à  cette  propagande.  Notre  ambition  est 
haute,  mais  elle  ne  sera  pas  déçue,  si  vous  voulez  bien  nous  prêter  le 
concours  de  votre  dévouement  et  de  votre  charité. 

Le  conseil  d'administration,  quoique  né  d'hier,  a  déjà  été  frappé.  Il  a 
perdu  cette  année  un  de  ses  membres  les  plus  sympathiques  ;  M.  le  mar- 
quis de  Mortemart  représentait  dans  son  sein  des  œuvres  considérables, 
et  surtout  cette  admirable  œuvre  des  enfants  incurables  de  la  rue  Le- 
courbe,  la  plus  méritoire  peut-être  de  toutes  les  œuvres  qui  soulagent 
les  misères  humaines.  C'était  un  homme  de  bien,  un  chrétien  solide,  qui 
avait  demandé  à  ses  convictions  religieuses  la  règle  de  toute  sa  vie,  et 
qui  trouva  en  elles  la  force  de  mourir  avec  une  rare  fermeté.  Vous  vous 
associerez  aux  regrets  que  nous  cause  sa  mort  prématurée.  (Vive  et  una- 
nime adhésion,) 

Avant  de  donner  la  parole  à  notre  Secrétaire  général,  j'ai  encore  un 
devoir  à  remplir  :  c'est  de  remercier  publiquement,  au  nom  de  l'Office 
central,  IL  l'architecte  Gouny  qui  a  dressé  tous  les. plans  de  la  Maison 
de  travail,  a  fait  exécuter  tous  les  travaux,  sans  accepter  aucun  hono- 
raire et  sans  même  consentir  à  être  remboursé  de  ses  frais  personnels. 
11  a  tenu,  sous  cette  forme  désintéressée,  à  être  un  des  bienfaiteurs  de 
l'œuvre  et  il  a  droit  à  sa  reconnaissance.  Mais^nous  ne  saurions  oublier 
que  c'est  à  la  Compagnie  des  chemins  de  fer  de  l'Est,  dont  M.  Gouny  est 
l'architecte,  que  nous  devons  son  concours.  Nos  remerciements  s'adres- 
sent donc  au  Conseil  et  au  directeur  de  la  Compagnie  qui  n'ont  pas  hésité 
à  venir  en  aide  aune  œuvre  dont  ils  ont  compris  la  portée  charitable  et 
sociale.  Enfin  je  ne  saurais  négliger  de  remercier  de  son  concours  aussi 
utile  que  désintéressé  pour  la  nouvelle  installation  de  l'Office  central 
M.  l'architecte  André,  qui  porte  un  nom  si  justement  honoré  et  qui  con- 
tinue avec  tant  de  distinction  les  traditions  paternelles.  {Applaudisse- 
ments.) 

M.  LÉON  LefMbure,  secrétaire  général,  présente  le  rapport  suivant  que 
les  applaudissements  émus  de  l'assemblée  interrompent  à  plusieurs 
reprises  : 

Mesdames  et  Messieurs, 

C'est  à  la  fin  de  juillet  1890  que  l'Office  central  des  œuvres  charitables 
s'est  installé  dans  le  modeste  appartement  de  la  rue  de  Champagny,  qu'il 


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Ii8        ANNALES  DE  lA  CHARITÉ  ET  DE  LA  PRÉVOYANCE 

vient  de  quitter  pour  occuper  un  local  plus  vaste,  plus  en  rapport  avec 
son  développement  actuel.  Il  a  commencé  h  fonctionner  régulièrement 
au  mois  de  novembre  suivant,  et  son  conseil  s'est  définitivement  cons- 
titué à  cette  date. 

iXe  convient- il  pas,  avant  d'exposer  les  résultats  obtenus  pendant 
Texercice  écoulé  et  avant  d'entrer  dans  la  période  nouvelle  qui  semble 
s'ouvrir  aujourd'hui  devant  l'œuvre,  de  jeter  un  regard  sur  ses  débuts  et 
de  revenir  sur  la  pensée  première  qui  en  a  inspiré  la  fondation? 

Elle  est  née,  vous  ne  l'avez  pas  oublié,  et  j'ai  insisté  déjà  sur  cette 
observation,  de  la  constatation  de  ce  fait  frappant  :  le  contraste  qui  existe 
entre  l'immensité  de  l'effort  tenté  par  la  charité  publique  et  privée  pour 
secourir  la  misère  et  le  résultat  de  cet  effort.  Vous  connaissez  le  chiffre 
énorme  du  budget  de  l'Assistance  publique,  près  de  50  millions  ;  les 
œuvres  privées  se  sont  multipliées  à  l'envi  ;  les  dévouements  sont  infati- 
gables, les  libéralités  nombreuses,  et  cependant  les  pauvres,  les  malheu- 
reux nous  assiègent  de  toutes  parts.  Il  faut  choisir  entre  les  deux  con- 
clusions que  comporte  ce  fait  :  ou  la  misère  a  augmenté  dans  des 
proportions  extraordinaires,  ou  il  y  a  un  vice  considérable  dans 
l'organisation  de  la  charité.  Or  il  résulte  des  recherches,  des  témoignages 
les  plus  autorisés,  que,  si  la  misère  a  pu  progresser  un  peu,  elle  est 
plutôt  dans  un  état  stationnaire.  C'est  donc  à  l'organisation  de  la  charité 
qu'il  faut  s'en  prendre. 

Cette  organisation,  cependant,  n'est  pas  seule  enjeu,  disons-le  tout  de 
suite.  Certaines  causes  sociales  concourent  à  en  aggraver  les  défauts  et 
amoindrissent  singulièrement  l'influence  que  des  libéralités  croissantes 
devraient  exercer  sur  l'état  de  la  misère.  Dans  nos  cités  modernes,  la 
distance  s'agrandit  chaque  jour  entre  le  riche  et  le  pauvre.  Les  habita- 
tions des  différentes  classes  de  la  société  sont  plus  séparées.  Le  devoir 
d'assistance  réciproque  a  moins  d'occasions  de  s'exercer  directement  et 
opportunément.  Ce  n'est  que  dans  la  rue  ou  sur  la  grande  route  que  Ja 
pauvreté  se  montre  aux  heureux. 

Quant  aux  défauts  que  présente  l'organisation  de  la  charité,  ils  frap- 
pent l'observateur  le  plus  superficiel  :  l'absence  d'unité,  de  concert,  la 
dispersion  des  forces  et  des  ressources.  Le  particularisme  poussé  à  l'ex- 
trême. Je  crois  qu'une  étude  attentive  les  ramènerait  à  cinq  chefs  prin- 
cipaux qui  renferment  et  résument  tous  les  autres  et  que  l'on  peut 
formuler  ainsi  : 

1*»  L'imparfaite  utilisation  des  ressources  charitables.  On  ne  connaît 
pas  les  œuvres.  Il  y  en  a  d'innombrables  en  France  et  pour  tous  les 
masîx.  Trop  souvent  on  ne  sait  ni  comment  s'adresser  à  elles,  ni  com- 
ment les  mettre  en  mouvement,  ni  comment  leur  faire  produire  ce 
qu'elles  promettent. 


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BAPPORT  DE  M.  LÉON  LEFÉBURE.  119 

2«  L'absence  de  discernement  vis-à-vis  des  pauvres.  On  ne  sait  et  on 
ne  cherche  pas  à  savoir  si  celui  à  qui  Ton  donne  est  digne  ou  non  de 
sollicitude,  s'il  est  déjà  soutenu  ou  non  par  d'autres;  on  ignore  les  cau- 
ses de  sa  misère  et  les  moyens  les  plus  efficaces,  soit  de  la  soulager 
momentanément,  soit  d'y  substituer  un  état  normal  d'activité  et  de 
travail. 

3«  La  lenteur  et  l'insuffisance  du  secours  et  sa  mauvaise  appropriation 
aux  cas  auxquels  il  doit  remédier.  Il  arrive  trop  fréquemment  que  lé 
secours  n'est  pas  apporté  en  temps  opportun.  Il  vient  quand  la  situation 
du  malheureux  est  devenue  inextricable  et  qu'il  est  trop  tard.  D'une 
part,  on  n'est  pas  informé  avec  assez  de  rapidité  des  cas  où  il  y  a 
urgence  à  intervenir,  et  d'autre  part  cette  intervention  est  retardée  par 
des  formalités  ou  des  complications  de  diverses  natures.  En  outre,  le 
secours  est  insuffisant,  parce  qu'il  consiste  d'ordinaire  en  un  don  en 
nature  ou  en  argent  qui  n'est  qu'un  palliatif,  et  parce  qu'on  ne  se  préoc- 
cupe pas  de  chercher,  de  trouver  une  solution. 

4*  La  forme  vicieuse  du  secours.  On  donne  l'aumône  à  des  pauvres 
valides,  au  lieu  de  s'en  tenir  à  cette  ^règle  qu'un  secours  ne  doit  être 
donné  à  un  homme  bien  portant  qu'en  échange  d'un  travail  quelconque. 
On  entretient  ainsi  une  armée  de  fainéants  et  de  malfaiteurs.  On  oublie 
que  la  charité  n'est  pas  seulement  l'aumône. 

5«  Le  maintien  dans  la  capitale  d'un  trop  grand  nombre  de  malheu- 
reux qui  n'ont  pas  de  raison  d'y  demeurer,  qui  pourraient  trouver  du 
travail  ailleurs,  s'ils  sont  valides,  ou  être  admis  dans  les  œuvres  de  pro- 
vince. Ce  dernier  cas  est  en  particulier  celui  des  vieillards  qu'il  n'y  a 
aucun  motif  de  conserver  dans  des  institutions  parisiennes. 

Tels  sont  les  défauts  auxquels,  dans  la  mesure  de  ses  forces,  l'Office 
central  a  cru  utile  de  porter  remède. 

Comment  ses  promoteurs  ont-ils  mis  leur  programme  en  pratique? 
D'abord,  comme  nous  l'avons  dit,  en  organisant  une  enquête  permar 
nente  sur  toutes  les  œuvres  charitables  qui  existent,  non  seulement  à 
Paris,  mais  en  France.  Ce  service  fonctionne  ;  il  s'adresse  à  tous  les 
directeurs  d'œuvres,  à  toutes  les  personnes  compétentes.  Il  s'efforce  de 
multiplier  le  nombre  de  ses  correspondants  :  plus  de  800  demandes  de 
renseignements  ont  été  faites  par  lettres. 

L'Office  central  expose  en  ce  moment  à  Chicago,  en  même  temps  que 
les  résultats  qu'il  a  déjà  obtenus,  le  formulaire  d'après  lequel  se  pour- 
suit son  enquête.  Cette  statistique  des  œuvres  de  la  charité  libre  en 
France  était  à  faire,  l'expérience  nous  le  démontre  de  plus  en  plus. 
Nous  n'en  rendons  pas  moins  la  justice  qu'il  mérite  au  Manuel  des 
œuvres  publié  depuis  quelques  années,  et  dont  l'auteur  est  bien  au 
courant  des  choses  de  la  charité  et  les  comprend  d'un  cœur  si  délicat. 


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120         ANNALES  DE  LA  CHARITÉ  ET  DE  LA  PRÉVOYANCE. 

Il  a  frayé  la  voie  et  a  rendu  de  nombreux  services.  Le  nom  de  Mme  de 
Sery  demeurera  attaché  à  cette  utile  initiative.  Mais  c'est  une  entreprise 
circonscrite  et  nécessairement  insuffisante  auprès  de  la  tâche  immense 
qu'il  s'agit  d'accomplir.  Nous  ne  voudrions  pas  qu'il  restât  en  France 
une  œuvre  charitable,  si  minime  soitrclle,  que  l'Office  central  ignorât, 
dont  il  ne  pût  suivre  le  fonctionnement  et  tirer  profit  à  l'occasion. 

Déjà  aujourd'hui,  avec  des  éléments  statistiques  bien  incomplets, 
nous  avons  obtenu  d'importants  résultats.  L'Office  reçoit  par  mois  plus 
de  1,000  visites,  et  les  demandes  de  renseignements  par  lettres  sont  de 
plus  en  plus  nombreuses.  Plusieurs  départements  et  de  grandes  cités 
s'occupent  de  faire  le  dénombrement  de  leurs  œuvres  charitables .  Nos 
appels,  notre  exemple,  n'ont  pas  été  sans  action  sur  ce  mouvement  dont 
nous  profitons. 

Le  plus  souvent,  quand  on  s^adresse  à  noas  pour  connaître  l'œuvre 
appropriée  au  cas  de  tel  ou  tel  malheureux,  on  nous  demande  en  même 
temps  si  le  postulant  est  vraiment  digne  de  l'intérêt  dont  il  est  l'objet, 
s'il  mérite  d'être  recommandé.  Notre  service  d'investigation  est  organisé 
de  façon  à  répondre  à  ces  démarches.  Il  se  fait  avec  une  scrupuleuse 
conscience. 

En  ce  qui  touche  la  rapidité  du  secours,  l'Office  a  un  service  de  visi- 
teurs qui  examinent  d'urgence  et  sur  les  lieux  tout  cas  de  détresse  qui 
lui  est  siiçnalé.  Il  a,  je  l'ai  dit  l'an  dernier,  l'ambition  de  faire  pour  la 
misère  ce  que  l'on  fait  pour  parer  aux  dangers  du  feu.  Voici,  à  ce  pro- 
pos, un  fait  qui  est  d'hier.  Un  malheureux  se  mourait,  seul  au  monde, 
abandonné  dans  une  chambre.  Le  sieur  Pierre  L.,  de  nationalité  étran- 
gère, qui  avait  servi  la  France,  en  <870,  et  reçu  plusieurs  blessures  pen- 
dant la  guerre,  touchait  un  petit  secours  insuffisant  pour  le  faire  vivre. 
Tombé  malade,  incapable  de  tout  travail,  il  ne  peut  sortir  de  chez  lui  ;  ses 
protecteurs  sont  morts  ou  ont  quitté  Paris.  Il  doit  plusieurs  termes,  les 
menaces  du  propriétaire  se  succèdent.  Un  jour  le  propriétaire  lui-même 
pénètre  chez  le  malade,  le  prend  sur  ses  épaules  et  le  porte  hors  de  sa 
maison,  dans  la  rue.  Une  pauvre  vieille  femme,une  voisine  qui  vivait  d'un 
misérable  travail,  est  témoin  de  là  scène.  La  piété  la  saisit,  elle  n'hésite 
pas.  Aidée  d'une  autre  personne,  elle  emporte  le  malheureux  Pierre, 
l'installe  dans  une  chambre  de  la  maison  la  plus  proche,  qui  était  à 
louer,  et  va  déposer  au  Mont-de  Piété  les  quelques  objets  de  valeur 
qu'elle  possédait  encore  pour  faire  face  â  ces  dépenses.  Elle  se  constitue 
la  garde-malade  du  pauvre  Pierre.  Mais  la  généreuse  femme  avait  trop 
présumé  de  ses  forces  comme  de  ses  ressources.  Elle  tombe  malade 
elle-même,  est  portée  à  l'hôpital.  Pendant  deux  jours  les  gémissements 
de  Pierre  l'appelaient  en  vain.  Il  ne  comprenait  pas  la  disparition  de 
celle  qu'il  nommait  son  sauveur.  Il  parlait  à  peine  quand  le  représen- 


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RAPPORT  DE  M.  LÉON  LEFÉBURE.  121 

tant  de  TOffice  central  se  présenta  chez  lui.  L'Office  s'occupe  en  ce  mo- 
ment d'assurer  le  sort  delà  bienfaitrice  etdu protégé.  {Applaudissements.) 

Mais  j'insiste  encore  sur  ce  point,  que  TOffice  n'est  pas  un  bureau  de 
secours.  Il  ne  soulage  que  les  besoins  urgents,  et  son  rôle  propre,  en 
face  de  la  misère,  est  de  mettre  en  mouvement  les  œuvres  appropriées 
ou  les  personnes  charitables  dont  le  dévouement  lui  est  acquis.  Toutes 
les  œuvres,  je  dois  le  dire,  répondent  à  notre  appel,  et  notamment  les 
conférences  de  Saint- Vincent  de  Paul,  dont  vous  connaissez  le  zèle  admi- 
rable. 

Quelques  hommes  du  monde  veulent  bien  nous  aider  dans  ce  service 
des  visites,  mais  leur  nombre  est  encore  trop  restreint. 

Chaque  cas  est  examiné  avec  soin  par  l'administrateur  de  l'œuvre,  qui 
se  préoccupe  de  rechercher  la  cause  originelle  de  la  pauvreté,  dirige  le 
malade  sur  l'hôpital  et  Tincurable  vers  des  maisons  spéciales,  envoie  le 
valide  au  travail,  les  enfants  à  Torphelinat,  les  vieillards  à  l'asile  ou  à 
l'hospice,  et  fait  partir  pour  la  province  ceux  qui  peuvent  y  trouver  des 
ressources. 

Nos  visiteurs  se  heurtent,  hélas  I  à  l'une  des  causes  les  plus  fréquentes 
de  la  misère  noire  :  la  maladie  du  chef  de  la  famille  ou  de  la  mère  et  le 
grand  nombre  d*enfants.  Quand  le  salaire  sur  lequel  repose  le  sort  de  la 
famille  vient  à  disparaître,  le  désarroi  est  grand.  Il  est  absolu  si  la 
situation  se  prolonge,  si  le  secours  tarde,  si  le  terme  n'est  pas  payé.  Le 
remède  alors  devient  de  plus  en  plus  difficile  à  trouver.  De  même,  la 
position  de  la  veuve  chargée  d*enfants  est  trop  souvent  inextricable. 

Quelques  exemples  au  hasard  de  nos  dossiers  : 

Le  sieur  B.,  ancien  entrepreneur,  49  ans,  malade,  7  enfants,  dont 
2  morts,  la  femme  enceinte  du  8«,  une  petite  fille  atteinte  de  tuberculose. 

Le  sieur  G.,  menuisier,  57  ans,  malade,  6  enfants,  santés  déplorables  : 
rainée  anémiée,  une  autre  atteinte  d'une  hernie  double,  un  garçon  de 
17  ans  atteint  d^ophtalmie.  Ce  ménage  a  encore  à  sa  charge  un  enfant 
de  2  ans  abandonné  par  une  des  filles,  non  mariée,  qui  a  disparu  :  9  per- 
sonnes. 

Le  sieur  H.,  homme  de  peine,  alité  à. la  suite  d'un  refroidissement, 
crache  le  sang,  6  enfants,  la  femme  accouchée,  il  y  a  deux  mois,  du  der- 
nier enfant. 

Le  sieur  P.,  journalier,  36  ans,  malade,  7  enfants.  Sa  femme  a  fait  sa 
dernière  couche  à  la  Maternité  et,  pendant  qu'elle  s'y  trouvait,  un  de  ses 
enfants  de  5  ans  est  devenu  aveugle. 

Le  sieur  F.,  6  enfants.  La  femme  accouchée  il  y  a  dix-neuf  mois  est 
morte  ayant  à  côté  d'elle  sa  petite  fille  agonisante,  elle  aussi. 

Et  les  veuves  ou  femmes  abandonnées  : 

La  femme  D.  abandonnée  de  son  mari  ivrogne,  8  enfants. 


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122       ANNALES  DE  LA  CHARITÉ  ET  DE  LA  PRÉVOYANCE. 

La  femme  A.  vient  d'accoucher,  depuis  la  mort  de  son  mari,  de  son 
V  enfant,  il  lui  reste  6  filles,  dont  une  scrofnleuse... 

Ah  !  Messieurs,  on  vous  signale  et  avec  raison  les  exploiteurs  de  la 
charité.  Mais  si  vous  saviez  combien  est  grand  le  nombre  des  misères 
réelles,  sincères,  et  combien  ces  misères  sont  poignantes,  votre  pitié  ne 
se  refroidirait  pas,  votre  bourse  ne  se  fermerait  pas  aux  décourageants 
récits  qui  vous  sont  faits.  Vous  vous  préoccuperiez  d'arriver  aux  vrais 
malheureux,  vous  feriez  l'impossible  pour  relever,  pour  régénérer  ces 
familles  de  misérables  au  sang  vicié  d'où  sortent  des  générations  de  mal- 
faiteurs, pour  empêcher  la  dislocation  de  la  famille  dont  les  enfants 
vont  peupler  les  maisons  de  TAssistance  publique  ou  les  orphelinats 
privés.  Parmi  eux  combien  ne  se  rencontre-t-il  pas  de  futurs  ennemis 
de  la  société  qui  les  élève,  mais  qui  n*a  pu  leur  rendre  un  père  et  une 
mère  ?  Ah  !  certes,  il  est  particulièrement  douloureux,  en  présence  de 
cette  pléthore  d'enfants  misérables,  de  penser  que  la  France  gémit  sur 
sa  dépopulation.  (Mouvement,) 

Pour  résumer  tout  ce  que  je  viens  de  dire,  l'objectif  poursuivi  par 
rOfflce  central,  «  c'est  d'assister  au  moment  voulu,  sous  la  forme  voulue 
et  avec  l'énergie  voulue  ». 

Pour  procurer  du  travail  aux  valides,  l'Office  s'est  assuré  le  concours 
des  grandes  œuvres  que  vous  connaissez  :  la  Maison  de  travail  pour  les 
hommes  (fondation  de  Laubespin),  l'œuvre  de  l'Hospitalité  du  travail 
pour  les  femmes,  établis  à  Auteuil.  J'en  parlerai  d'une  manière  spéciale 
dans  un  instant.  Le  séjour  dans  ces  maisons  donne  le  temps  à  l'Office 
de  tenter  les  démarches  nécessaires,  soit  pour  faire  admettre  par  cer- 
taines œuvres  les  malheureux  qui  ne  peuvent  se  livrer  à  un  travail  sou- 
tenu, soit  pour  en  envoyer  en  province  d'autres  qui  trouveront  à  y  occuper 
leurs  bras.  Dans  le  but  d'assurer  un  gagne-pain  immédiat  à  un  certain 
nombre  de  ses  protégés,  l'Office  fait  aussi  ce  qu'il  appelle  des  avances  du 
travail,  11  rend  possible,  par  l'allocation  d'une  petite  somme,  l'achat 
d'instruments,  d'outils,  de  denrées  à  vendre. 

Bien  qu'elle  ne  soit  pas  un  bureau  de  placement,  l'œuvre  s'efforce  très 
activement  d'aider  les  malheureux  à  trouver  des  emplois,  de  faciliter 
surtout  le  placement  des  hommes  qui  sortent  de  la  Maison  de  travail.  Un 
agent  de  l'Office  s'occupe  tout  particulièrement  de  ce  service.  Il  se  rend 
chaque  jour  avenue  de  Versailles,  y  recueille  les  renseignements  sur  les 
hospitalisés  et  avise,  dès  son  retour  à  l'Office,  du  meilleur  mode  de  con- 
cours qui  peut  leur  être  donné.  Des  rapports  sont  établis  déjà  avec  les 
œuvres  spéciales  et  en  outre  avec  des  entrepreneurs,  des  patrpns,  et  le 
temps  permettra  sans  doute  d'organiser  d'une  façon  toujours  plus  effi- 
cace ce  mode  d'assistance  si  important.  Il  implique  malheureusement  des 
difficultés  de  toute  nature.  Ceux  qui  s'en  occupent  le  savent  par  expé- 


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RAPPORT  DE  H.   LÉON  LEFÉBURE.  123 

rience, surtout  en  ce  moment  où  les  patrons  diminuent  plus  qu'ils  n'aug- 
mentent le  nombre  de  leurs  employés. 

Enfin,  pour  obvier  au  maintien  dans  la  capitale  d'un  si  grand  nombre 
de  pauvres,  TOfûce  a  établi  un  service  de  rapatriement  qui  fonctionne 
activement;  les  Compagnies  de  cbemins  de  fer  lui  font  une  concession. 
Les  ressources  de  l'Office  ou  des  libéralités  particulières  complètent  le 
chiffre  nécessaire  pour  faire  face  à  la  dépense.  Toutes  les  mesures  sont 
prises  pour  assurer  effectivement  le  départ. 

Si  V Office  du  travail  récemment  institué  au  Ministère  du  commerce,  qui 
concentre  les  informations  et  qui  a  tous  les  moyens  d'action  dans  les 
mains,  sur  toute  l'étendue  du  pays,  si  cet  Office,  dis*je,  voulait,  comme 
nous  l'espérons,  nous  transmettre  les  renseignements  qu'il  lui  est  si  aisé 
de  recueillir  sur  les  régions  où  le  manque  de  bras  est  signalé,  sur 
Tabondance  et  la  nature  de  la  demande,  nous  pourrions  en  tirer  un 
grand  profit,  pour  donner  à  notre  service  des  placements  une  marche 
plus  sûre  et  partant  plus  fructueuse. 

Telle  est.  Messieurs,  dans  son  ensemble,  l'organisation  que  nous  nous 
attachons  chaque  jour  à  perfectionner  afin  de  remédier  aux  lacunes  et 
aux  défauts  signalés  plus  haut  et  qui  stérilisent  en  partie  les  sacrifices 
de  l'assistance  tant  privée  que  publique.  Cette  organisation  constitue 
tout  un  outillage  de  la  charité.  Bien  pratiquée,  elle  doit,  ce  semble, 
arriver  à  mieux  coordonner,  à  rendre  plus  harmonieux  les  efforts,  elle 
doit  faire  concourir  toutes  les  œuvres  charitables  au  but  commun,  qui 
est,  comme  le  disait  le  secrétaire  général  de  la  Société  de  charité  de 
Londres,  M.  Loch,  d'amener  le  bienfaiteur  au  summum  de  l'efifort  géné- 
reux, et  d'assurer  à  celui  qui  est  dans  le  besoin  le  summum  d'une  assis- 
tance efficace.  Ce  n'est  qu'à  ce  prix  que  l'on  parviendra  à  une  répression 
sérieuse  de  la  mendicité,  à  l'économie  des  ressources  de  la  bienfai- 
sance, par-dessus  tout  au  relèvement  moral  et  social  de  l'indigent. 

Mais  la  mise  en  pratique  de  cette  organisation  elle-même  dépend  de 
la  formation  d'un  personnel  spécial.  Grâce  à  Dieu,  et  malgré  son  origine 
récente,  l'Office  central  a  pu  s'assurer  les  concours  nécessaires.  Il  est 
servi  par  des  hommes  dont  je  ne  saurais  assez  louer  le  dévouement  et 
l'activité  infatigables. 

Quels  ont  été,  traduits  en  chiffres,  les  résultats  obtenus,  depuis  notre 
dernière  réunion,  par  ces  différents  services  et  par  ce  personnel,  il  est 
temps  cpe  je  le  dise.  , 

L'Office  a  reçu,  depuis  notre  dernière  assemblée  générale,  c'est-à-dire 
depuis  le  mois  de  mai  1892,  plus  de  douze  mille  visites  de  personnes 
qui  venaient  se  renseigner.  Elles  ont  fait  de  nos  informations  Tusage 
qu'elles  ont  jugé  à  propos. 

Les  personnes  qui  font  admettre,  sur  nos  indications  ou  recommanda- 


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124  ANNALES  DE  LA  CHARITÉ    ET  DE  LA  PRÉVOYANCE. 

lions,  leurs  protégés  dans  des  œuvres,  les  malheureux  qui  y  sont  reçus 
eux-mêmes  ou  y  trouvent  des  emplois,  ne  nous  font  pas  tous  savoir  ces 
résultats.  Souvent,  nous  ne  les  apprenons  que  par  hasard.  D  y  a  là  tout 
un  c6té  de  l'activité  de  TOffice  qui  échappe  à  cet  exposé  annuel,  mais 
dont  vous  ne  sauriez  ne  pas  tenir  compte. 

Si  nous  envisageons  le  nombre  de  cas  où  nous  avons  eu  à  intervenir 
directement,  il  s'élève  à  7,431.  Le  dernier  compte  rendu  constatait  que, 
depuis  le  mois  de  novembre  1890  jusqu'au  mois  de  mai  1892,  ce  chiffre 
était  de  4,521.  Vous  pouvez  juger  de  la  marche  progressive  de  l'œuvre, 
puisque  ce  chiffre  a  presque  doublé  pour  cette  seule  année. 

Le  nombre  des  cas  où  l'Office  a  fait  secourir  des  pauvres  par  l'Assis- 
tance publique  ou  par  des  œuvres  privées  s'est  élevé  à  3,050. 

Nous  ne  saurions  chiffrer  les  sommes  que  représentent  ces  secours. 
Nous  savons  que  le  secours  est  acquis,  mais  nous  en  ignorons  la  quo- 
tité. Ce  chiffre  doit  être  considérable,  puisque  bien  des  secours  indivi- 
duels sont  eux-mêmes  importants. 

510  personnes  ont  reçu  des  secours,  sous  forme  d'avance  au  travail  ; 
787  ont  été  assistées,  par  nous,  au  nom  de  bienfaiteurs  qui  nous  confient 
leurs  libéralisés  ;  312  emplois  ont  été  procurés  ou  indiqués  ;  des  travaux 
d'écriture  ont  été  fournis  à  312  personnes;  209  enfants  ont  été  placés 
dans  des  orphelinats  et  178  vieillards  dans  des  asiles  ;  les  rapatriements 
ou  secours  de  voyage  donnés  à  des  orphelins  ou  vieillards  placés  en  pro- 
vince s'élèvent  à  336;  enfin  1,005  personnes  ont  été  recommandées  à  des 
œuvres  diverses. 

Notre  exposé  financier  vous  fera  connaître  quelle  a  été  la  dépense  de 
l'œuvre  pour  tout  l'ensemble  de  ses  services,  en  y  comprenant  les 
charges  exceptionnelles  de  son  déménagement  et  de  l'Exposition  de 
Chicago. 

Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  se  rendre  compte  de  ce  que  coûtent  à 
l'étranger  les  Sociétés  d'organisation  de  la  charité  qui  y  ont  été  établies 
et  y  fonctionnent  depuis  quelques  années,  et  dont  l'exemple  nous  avait 
frappé.  Je  trouve  quelques  indications  intéressantes  à  ce  sujet  dans  un 
remarquable  rapport  de  M.  Tessier  du  Cros. 

Ainsi  les  frais  nécessités  par  la  mise  en  œuvre  du  système  (traitements, 
publicité,  voyages,  etc.)  sont  annuellement  de  375,000  francs  à  Londres, 
de  25,000  à  Glasgow,  de  91,700  à  New-York,  de  14,000  à  Buffalo.  Mais  en 
revanche  on  constate  que  les  dépenses  d*as^stancç,  qui,  à  Philadelphie, 
s'étaient  élevées,  pour  la  période  quinquennale  de  1872  à  1878,  à 
19,000,000  de  francs,  se  réduisent  à  14,000,000  de  francs  pour  l'ensemble 
des  cinq  années  qui  suivent  la  création  de  la  Société.  A  Buffalo,  Téco- 
nomie  réalisée  dès  la  première  année  par  la  coopération  des  forces  jus- 
que-là isolées  et  par  des  investigations  minutieuses,  ne  s'élève  pas  à 


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RAPPORT  DE  M.  LÉON  LEFÉBURE.  i^ 

moins  de  240,000  francs.  A  Elberfeld,  où  un  système  d'enquête  sévère 
fut  établi  en  1853,  la  taxe  à  lover  sur  les  contribuables  tomba,  par  tête, 
de  4  fr.  25  qu'elle  ëtait  en  1852,  à  2  fr.  25.  En  4876,  elle  ne  fut  plus  que 
de  2  francs,  soit  une  diminution  de  53  %.  Ce  résultat,  ajoute  M.  Tessier 
du  Gros,  constaté  partout  dans  des  proportions  diverses,  s'impose  à  l'at- 
tention. 

Les  avantages  procurés  par  la  création  de  l'Office  central  peuvent  encore 
être  envisagés  à  un  autre  point  de  vue  :  l'économie,  la  simplification, 
qui  en  résultent  pour  les  œuvres  qui  lui  empruntent  ses  services  admi- 
nistratifs. Ces  œuvres  trouvent  une  installation  et  un  personnel  ;  elles 
profitent  de  toutes  les  branches  de  son  activité. 

La  grande  œuvre  de  la  Miséricorde,  présidée  par  Mme  la  maréchale  de 
Mac-Hahon,  a  établi  avec  nous  ce  genre  de  relations;  son  dernier  compte 
rendu  s*en  félicitait  dans  des  termes  infiniment  fiatteurs  pour  nous  et 
dont  nous  avons  à  cœur  de  remercier  à  la  fois  l'œuvre  et  le  rapporteur. 

Le  rapport  constate  «  les  résultats  pratiques  du  concours  de  TOffice,  la 
rapidité,  la  sûreté  des  enquêtes,  son  efficace  intervention  dans  la 
recherche  des  positions  ».  Il  se  plaît  à  reconnaître  «  que  les  œuvres  se 
rencontrent  à  l'Office  sans  se  fusionner  et  en  gardant  intacts  leur  auto 
nomie,  leurs  traditions,  leur  esprit.  »  Il  rend  à  notre  administrateur, 
M.  Béchard,  un  hommage  auquel  vous  tiendrez  tous  à  vous  associer, 
je  n'en  doute  pas,  Mesdames  et  Messieurs.  (Vifs  applaudissements,) 

Vous  n'avez  pas  oublié  que  nous  représentons  à  Paris  la  maison  pater- 
nelle de  Mettray.  Pour  ne  pas  prolonger  le  rapport,  je  n'insisterai  point 
sur  les  services  que  nous  rendons  à  ce  point  de  vue. 

A  l'étranger,  certains  Offices  ont  étendu  la  sphère  de  leur  action. 
L'Office  de  Londres  ne  se  borne  pas  à  Texamen  des  misères  indivi- 
duelles :  il  porte  son  attention  et  sa  surveillance  sur  les  manifestations 
les  plus  diverses  du  paupérisme  ;  il  signale  les  exploitations  dont  la 
chaiité  est  victime;  il  mène  à  bonne  fin  une  enquête  sur  la  mendicité  ; 
il  réussit  à  établir  une  entente  entre  les  divers  refuges  de  nuit  de  la  capi- 
tale, organise  un  service  de  pension  pour  les  vieillards,  encourage  le 
système  des  prêts  et  constate  qu'une  avance  faite  avec  discernement  est 
très  souvent  remboursée.  A  Buffalo,  l'Office  préside  à  la  création  de 
sociétés  spéciales  pour  l'ouverture  de  chantiers,  l'établissement  d'ou- 
vroirs,  etc. 

Nous  n'en  sommes  pas  là,  Messieurs.  Nous  devons  plutêt  nous  res- 
treindre. L'Office  a  pris  des  développements  inattendus  et  qui  dépassent 
nos  prévisions.  Nous  ne  voulons  pas  entreprendre  au  delà  de  nos  forces 
et  nous  passer  du  concours  du  temps. 

Mais  il  ne  nous  est  pas  interdit  de  nous  inspirer  de  ces  belles  œuvres 
qui  fonctionnent  dans  divers  pays  sous  le  nom  de  Sociétés  d'organisation 


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426 


ANNALES  DE  LA  CHARITÉ  ET  DE  LA  PRÉVOYANCE. 


de  la  charité.  Ces  organismes  perfectionnés  facilitent  singulièrement  les 
rapports  charitables  entre  les  différentes  nations.  Nous  échangeons 
constamment  des  services  avec  les  œuvres  de  la  Grande-Bretagne  ou 
avec  celles  des  États-Unis  par  Tintermédiaire  de  leurs  grandes  so- 
ciétés. C'est  la  réalisation  du  vœu  qu'exprimait  en  1845,  Messieurs,  un 
homme  dont  il  faut  prononcer  le  nom  dans  toute  grande  assemblée  cha- 
ritable, celui  du  vicomte  de  Melun.  (Applaudissements.)  U  souhaitait  dès 
lors  cette  centralisation  de  la  bienfaisance  dans  les  conditions  où  elle 
s'accomplit  maintenant,  ces  liens  établis  dans  le  monde  entier  entre  les 
œuvres  et  les  hommes  de  charité.  Cette  idée  a  eu  le  sort  de  beaucoup 
d'autres  qui  naissent  dans  notre  pays  et  qui  trouvent  leur  application  au 
dehors. 

Les  sociétés  d'organisation  de  la  charité  ne  sont  pas  de  date  an- 
cienne; parmi  les  plus  importantes,  celle  de  Londres  est  de  1868,  et 
encore  n'a-t-elle  été  réellement  établie  qu'en  1870,  celle  de  Buffalo  est 
de  1877,  celle  de  New- York  de  1881.  Serons-nous  assez  heureux  pour  en 
assurer  la  réalisation  durable  et  pour  en  acclimater  les  procédés  dans 
nos  pays?  Nous  le  désirons.  Il  faudrait  pour  cela  faire  revivre  les  tradi- 
tions charitables  des  hommes  qui  restent  nos  maîtres  dans  l'art  de  faire 
le  bien,  comme  le  vicomte  de  Melun,  comme  Benjamin  Delessert. 

Nous  venons  de  dire  ce  que  fait  l'Office  central.  Avec  quelles  res- 
sources le  fait-il? 

Avec  ses  souscriptions  de  10  francs  et  de  25  francs,  avec  celles  de 
300  francs  que  versent  les  membres  fondateurs,  avec  les  dons  excep- 
tionnels qu'il  lui  arrive  de  recevoir.  Parmi  les  nouveaux  bienfaits  du 
comte  et  de  la  comtesse  de  Laubespin,  nous  avons  à  signaler  une  sous- 
cription de  7,500  francs  par  an  pendant  quatre  ans.  C'est  un  nom  que 
nous  ne  cessons  de  bénir.  Notre  ambition  serait  de  réunir  un  nombre  suf- 
fisant de  petites  souscriptions  à  10  francs  pour  asseoir  le  budget  normal 
de  l'œuvre.  Est-ce  une  ambition  démesurée? 

Le  concours  si  dévoué  des  Dames  patronesses  présidées  par  Mme  la 
marquise  Costa  de  Beauregard,  qui  a  été  un  apôtre  pour  notre  œuvre, 
nous  a  été  plus  précieux  que  nous  ne  saurions  le  dire,  et  son  sou- 
venir, celui  des  dames  qui  l'ont  secondée,  demeureront  inséparables  de 
la  fondation  de  l'Office  central. 

Les  résultats  de  la  vente  faite  par  les  Dames  patronesses,  les  sympa- 
thies croissantes  que  le  public  manifeste  envers  notre  œuvre  nous  sont 
autant  de  gages  de  succès. 

La  presse,  tenant  compte  de  nos  efforts,  nous  a  été  constamment 
favorable.  Récemment  encore,  un  homme  politique  et  un  académicien 
éminent,  M.  Mézières,  faisait  l'éloge  de  l'Office  central  dans  la  réunion 
de  TAssociation  des  journalistes  parisiens. 


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RAPPORT  DE  M.  LÉON  LEFÉBURE.  1^7 

Des  associations  charitables,  des  revues,  des  journaux  nous  ont 
apporté  de  l'étranger  des  témoignages  également  précieux.  Enfin,  j*ai 
hâte  de  constater  les  dispositions  bienveillantes  que  les  pouvoirs  pu- 
blics n'ont  cessé  de  nous  témoigner.  M.  le  Ministre  de  Tagriculture  a 
bien  voulu  nous  allouer  sur  les  fonds  du  pari  mutuel  une  subvention  de 
30,000  francs  destinée  à  faire  face  aux  dépenses  nécessitées  par  la  créa- 
tion de  Touti liage  industriel  et  des  travaux  d'appropriation  de  la  Mai- 
son de  travail  de  la  rue  Félicien-David.  Qu'il  reçoive  ici  publiquement 
l'expression  de  notre  reconnaissance. 

Je  vous  ai  dit  l'an  dernier  quels  étaient  nos  rapports  avec  TAssistance 
publique.  Nous  ne  pouvons  que  nous  féliciter  de  l'accueil  que  nous  ren- 
controns auprès  d'elle,  et  lui  renouveler  la  manifestation  de  notre  gra- 
titude. Elle  sait  que,  dans  nos  efforts  pour  combattre  la  misère,  il  n'entre 
aucune  préoccupation  étrangère  à  la  charité,  que  nous  sommes  tout  en- 
tiers et  exclusivement  à  notre  mission. 

De  son  c6té,  M.  le  Directeur  de  l'Assistance  et  de  THygiène  publiques 
au  Ministère  de  l'intérieur  a  donné,  à  la  grande  enquête  que  nous  pour- 
suivons, des  encouragements  et  des  facilités  que  nous  apprécions  et  dont 
nous  lui  sommes  reconnaissants.  La  rencontre  de  l'assistance  publique 
et  de  l'assistance  privée  dans  le  domaine  de  la  charité  est  conforme  aux 
traditions,  à  Tesprit,  aux  habitudes  de  notre  nation;  et  ces  deux  grands 
facteurs  ont  chacun  leur  rôle.  Ce  dont  il  faut  se  préoccuper,  c'est  de 
coordonner  leur  action,  de  faire  qu'ils  se  complètent  l'un  l'autre  et  ar- 
rivent à  lutter  efficacement  contre  le  paupérisme. 

II  y  a  une  sphère  d'action  où  la  charité  libre  seule  est  vraiment  effi- 
cace. L'administration  le  reconnaît,  je  crois.  Pour  être  efficace,  ainsi 
que  le  disait  une  voix  autorisée,  celle  du  secrétaire  de  la  Société  de 
charité  de  Buffalo,  M.  Rosenau,  la  charité  doit  donner  quelque  chose  de 
plus  que  le  secours.  L'individu  peut  seul,  par  un  contact  permanent 
avec  le  pauvre,  trouver  le  secret  de  ses  peines  et  le  meilleur  moyen  de 
les  faire  disparaître.  Aux  mesures  qu'il  juge  nécessaires,  il  peut  seul 
ajouter  la  vigilance,  le  tact  indispensable  pour  relever  un  être  déchu  et 
lui  rendre  l'énergie  morale  sans  laquelle  aucune  réhabilitation  n*est 
possible.  En  parlant  d'une  femme  dont  le  dévouement  est  célèbre  en 
Angleterre,  miss  Octavia  Hill,  M.  Rosenau  ajoutait  :  «  Tous  les  gouver- 
nements du  monde,  avec  tous  leurs  moyens  d'action,  avec  leurs  dépenses 
énormes,  n'ont  pas  fait  ce  que  cette  femme  seule  a  accompli,  parce  que 
son  cœur,  sa  sympathie,  son  âme  entière,  étaient  dans  son  œuvre.  » 
{Applaudissements.) 

Qu'on  ne  marchande  donc  pas  la  liberté  aux  efforts  de  la  charité  privée. 

Il  semble  en  ce  moment  que  l'initiative  se  réveille,  les  unions  d'assis- 
lance  se  multiplient  et  des  œuvres  nouvelles  d'assistance  par  le  travail 


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i28        ANNALES  DE  LA  CHARITÉ  ET  DE  LA  PRÉVOYANCE. 

se  fondent  à  Paris  et  en  province.  Saluons,  Messieurs,  ce  généreux  mou- 
vement qui  est  d'un  si  bon  augure  pour  l'avenir,  et  rappelons  le  vœu 
que  formait  à  Paris  même  Téminent  secrétaire  général  de  la  Société  de 
charité  de  Londres,  M.  Loch  :  «  Que  l'alliance  se  fasse  entre  toutes  ces 
forces,  qu'elle  se  fasse  entre  ceux  qu'anime  l'esprit  religieux  et  ceux  qui 
sont  pénétrés  du  sentiment  du  devoir  social  ;  qu'État,  sociétés  privées, 
individus,  s'unissent  ;  qu'ils  combinent  un  effort  commun  contre  le  pau- 
périsme; et  la  lutte  sera  menée  avec  une  ardeur,  une  unité  d'impulsion 
qui  devront  rendre  cet  effort  invincible.  ». 

Rappelons  enfin,  avec  M.  Loch,  «  que  c'est  dans  l'esprit  religieux  que 
les  individus  puisent  l'amour  du  prochain,  la  patience  et  la  persévé- 
rance nécessaires  pour  lui  venir  en  aide.  »  {Vive  approbation.) 

Je  viens  de  décrire  l'organisation  de  l'Office  central  et  les  moyens 
qu'il  met  en  œuvre  pour  que  les  ressources  de  la  charité  soient  distri- 
buées sans  déperditions  fâcheuses  et  soulagent  efficacement  les  maux 
auxquels  elles   s'adressent. 

Est-ce  à  dire  que  nous  avons  la  prétention  d'avoir  réalisé  une  œuvre 
parfaite,  complète  dès  à  présent,  à  l'abri  de  la  critique?  Ah!  certes, non! 
Nous  appelons  au  contraire  les  observations  utiles,  les  conseils  judicieux. 

Nous  constaterons  seulement  avec  un  sage  esprit,  qu'il  est  impossible 
de  jouir  d'un  édifice  tant  qu'on  est  train  de  le  bâtir.  Les  critiques  qui 
s'adressent  à  des  choses  inachevées  ou  incomplètes  ne  comportent 
qu'une  réponse  :  achever  et  compléter  l'œuvre. 

Je  ne  puis  pas  terminer  cet  exposé,  qui  résume  avant  tout  les  travaux 
de  l'Office  central,  sans  vous  entretenir  des  œuvres  du  travail  qui  excitent 
si  justement  votre  intérêt  et  qui  nous  donnent  aujourd'hui  l'hospitalité. 

Ce  sont  des  œuvres  distinctes  de  l'Office,  mais  qui  concourent  à  son 
fonctionnement,  qui' complètent  son  action;  et  vous  n'avez  pas  oublié 
que  c'est  l'Office  qui  a  pris  l'initiative  de  la  création  de  la  Maison  de 
travail,  aujourd'hui  dirigée  parla  sœur  Saint -Antoine,  et  inaugurée  par 
vous  Tannée  dernière  à  pareille  époque,  grâce  à  la  générosité  de  M.  le 
comte  et  de  Mme  la  comtesse  de  Laubespin. 

Les  hommes  sans  ouvrage  ni  ressources  devaient  y  trouver  du  travail, 
être  employés  au  pliage  du  linge  de  boucherie,  au  cardage  des  matelas, 
à  des  travaux  de  menuiserie,  et  recevoir  un  salaire  de  2  francs  par  jour. 
Ces  promesses  ont  été  tenues. 

C'était  une  entreprise  délicate  et  toute  nouvelle  que  d'employer  à  des 
travaux  de  menuiserie  des  hommes  de  toutes  professions,  n'ayant  jamais 
manié  un  rabot.  Cette  industrie  a  été  choisie,  parce  qu'elle  est  plus 
rémunératrice  et  parce  qu'elle  a  quelque  chose  de  plus  digne  qui 
relève  mieux  l'homme  déchu  que  les  travaux  de  qualité  inférieure  et  de 


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RAPPORT  DE  M.  LÉON  LEFÉBURE.  129 

natare  banale.  Il  faut  une  expérience  plus  longue  que  celle  qui  vient 
d'être  faite  pour  se  prononcer  définitivement  sur  cet  essai;  car  il  y  a  des 
difficultés  et  des  tâtonnements  inséparables  d'un  début.  SUl  réussit,  il 
pourra  servir  d'exemple  et  aura  à  ce  point  de  vue  encore  beaucoup  d'im- 
portance La  direction  de  la  maison  a  plus  que  jamais  foi  entière  dans  le 
succès.  Il  est  certain  que  la  main-d'œuvre  employée  n'est  pas  celle  que 
rechercherait  cette  industrie,  et  que  le  travail  des  hommes  ne  peut 
payer  complètement  ce  qu'ils  coûtent.  Parmi  eux,  il  y  a  des  non-valeurs 
absolues,  il  y  a  des  convalescents,  des  incapables.  L'objectif  est  de 
ramener  cet  écart  à  des  proportions  telles  que  Tœuvre  n'ait  plus  à 
demander  à  la  charité  qu'un  complément  de  ressources  aussi  peu  élevé 
que  possible,  afin  d'être  assurée  de  l'obtenir  annuellement. 

Il  doit  en  être  ainsi,  juais  on  ne  peut  se  défendre  de  reconnaître  qu'un 
effort  extraordinaire  a  été  fait  cette  année.  En  effet,  si  des  sommes  con-^ 
sidérables  ont  été  données  pour  établir  l'œuvre,  construire,  aménager 
les  locaux,  acheter  l'outillage  industriel,  il  a  fallu  faire  encore  bien  des 
dépenses  de  premier  établissement,  acheter  la  matière  première, 
avancer  les  sommes  représentant  les  salaires.  On  a  fait  face  à  toutes  ces 
charges.  Et  si  nous  n'avons  pas  à  présenter  ici  le  budget  d'une  adminis- 
tration qui  n'est  pas  celle  de  l'Office  central,  nous  croyons  pouvoir  vous 
dire,  d'après  des  avis  compétents  que  la  comptabilité  de  la  Maison  de 
travail  est  tenue  avec  beaucoup  d'ordre  et  de  conscience,  avec  un  soin 
intelligent  et  minutieux.  Mille  sept  hommes  ont  trouvé  du  travail  peu 
dant  l'année,  ce  qui  représente  144,169  heures  de  travail,  soit  une  mo- 
yenne de  14  journées  par  homme. 

Vous  ne  serez  pas  peu  surpris  d'apprendre  que  cette  agglomération 
de  malheureux  n'a  pas  donné  lieu  à  un  désordre  ;  que,  même  au  milieu 
des  difficultés  de  l'organisation  première,  il  ne  s'est  pas  produit  un  seul 
incident  fâcheux.  La  réglé  a  été  immédiatement  établie  et  respectée  ;  la 
discipline  parfaite.  Tous  ceux  qui  ont  visité  les  ateliers  ont  été  frappés  de 
la  bonne  tenue  des  hommes  et  de  leur  respect  pour  la  Direction .  Dans 
tout  le  cours  de  l'année,  il  n'y  a  eu  en  tout  que  cinq  cas  de  renvoi.  (Ap- 
plaudissements,) 

Les  renseignements  statistiques  n'ont  pas  encore  pu  acquérir  le  carac- 
tère de  précision  qu'ils  auront  dans  l'avenir.  Ce  service  a  été  organisé 
récemment;  il  ressort  des  données  qu'il  nous  a  fournies  que,  sur  nos 
1,007  hommes,  554,  ou  55  X,  auraient  repris  leur  ancienne  profession, 
soit  moyennant  leurs  propres  démarches,  soit  aidés  par  la  Direction  et 
par  l'Office  central  ; 

2'X  dnt  quitté  Paris,  rapatriés  par  l'Office  central; 

20  %  peuvent  être  considérés  comme  des  clients  habituels  des  œuvres 
de  charité; 

La  Réf.  Soc,  1"  juillet  1593.  3«  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.),  9. 


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130        ANNALES  DE  LA  CUAUTrÉ  ET  DE  LA  PRÉVOYANCE. 

•Z'è  %  tombent  dans  une  catégorie  inférieure  de  travailleurs  ou  dispa- 
raissent sans  que  Ton  sache  ce  qn^ils  sont  devenus. 

Les  hospitalises  de  vingt  à  trente  ans  sont  au  nombre  de  215;  de 
trente  à  cinquante  ans,  de  600  environ. 

On  a  compté  498  célibataires,  283  mariés  avec  enfants ,  79  mariés  sans 
enfants,  84  veufs  sans  enfants,  59  avec  enfants.  Les  ouvriers  appartenant 
à  des  industries  diverses,  fer,  cuir,  vêtements,  alimentation,  sont  au 
nombre  de  45 6  ;  les  honmes  de  peine  ou  journaliers,  au  nombre  de 
246;  les  employés,  de  li7;  les  professions  libérales,  de  50.  Il  n'y  a  eu 
que  108  hospitalisés  appartenant  à  Tindustrie  du  bois. 

Les  hommes  sont  envoyés  à  la  Maison  de  travail  par  l'Offlce  central, 
par  les  diverses  maisons  de  THos-pitaiité  de  nuit  et  par  l'Union  d'assis- 
tance du  Wl»  arrondissement.  Un  certain  nombre  se  présentent  d'eux- 
mAmes  à  la  direction. 

Parmi  les  malheureux  que  l'Hospitalité  du  travail  a  sauvés,  qu'elle  a 
rendus  à  une  existence  normale,  paisible,  assurée,  je  pourrais  citer 
beaucoup  d'exemples  :  je  n'en  citerai  qu'un.  A  la  suite  de  maladie  et  de 
suppression  d'emploi,  les  époux  M.,  très  honnêtes  et  se  suffisant  pleine- 
ment jusqu'alors,  étaient  tombés  dans  une  misère  profonde.  Tout  ce 
dont  il  avait  été  possible  de  faire  argent  dans  le  ménage  avait  pris  le 
chemin  du  mont-de-piété.  Il  ne  restait  plus  un  sou  pour  manger,  et 
mendier  faisait  horreur.  Deux  termes  étaient  dus  au  propriétaire  ;  on 
ne  voulait  pas  être  expulsé.  On  avait  la  fierté  que  d'honnêtes  travail- 
leurs ont  le  droit  d'avoir.  Il  fallait  faire  croire  au  concierge  gérant  que 
M.  avait  encore  sa  place  dans  l'atelier  où  il  était  jadis.  11  partait  donc 
chaque  matin  et,  après  quelques  démarches',  vaines,  hélas  !  pour  se 
replace!',  il  errait  à  travers  Paris  et  rentrait  le  soir  au  logis,  le  cœur 
désolé  et  l'estomac  creux.  Il  y  trouvait  un  foyer  glacé  et  sa  pauvre 
femme  qui  l'attendait  avec  angoisse.  Tous  deux  étaient  affolés,  ne 
voyaient  plus  d'issue  à  leur  situation,  et  les  résolutions  sinistres  com- 
mençaient à  poindre. 

Le  nom  de  l'Hospitalité  du  travail  avait  été  prononcé  devant  la  femme. 
Elle  a  l'inspiration  de  frapper  à  la  porte  de  la  maison.  La  sœur  Saint- 
Antoine  la  reçoit.  Elle  accueille  l'homme  et  la  femme,  met  l'homme  à  la 
menuiserie,  la  femme  à  la  couture.  Un  court  séjour  dans  l'Asile,  quel- 
ques bonnes  paroles  chaque  jour  de  la  sœur  Saint- Antoine  ont  suffl 
pour  rendre  des  forces,  du  courage,  de  la  confiance  à  M.  Des  protecteurs 
hont  trouvés.  M.  est  placé  dans  une  importante  imprimerie.  Mais  il  faut 
attendre  quinze  jours  pour  toucher  le  premier  salaire.  La  Maison^  de 
travail  avance  40  francs  en  deux  fois.  Il  y  a  encore  une  période  un  peu 
difficile.  Mais  bientôt  le  ménage  réconforté  et  transformé  se  représente 
il  TAsile  pour  restituer  l'avance  faite,  et  M.  peut  dire  à  la  sœur  Saint- 


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RAPPORT  DE  ir.  LâON  LEPÉBURE.  131 

Aatoine  en  toute  simplicité  :  «  Ma  mère,  vous  ne  nous  avez  pas  seule- 
ment tirés  d'une  misère  noire,  c'est  à  vous,  à  vous  seule  que  nous  de- 
vons, ma  femme  et  moi,  de  n'être  pas  en  ce  moment  au  fond  de  la 
Seine.  »  {Applaudissements.) 

Si  je  dis  on  mot  de  l'Hospitalité  du  travail  pour  les  femmes,  c'est 
parce  qu'elle  donne  aussi  son  concours  à  l'Office  central  et  que  nous 
sommes  souvent  interrogés  sur  la  nature  de  nos  rapports  avec  elle  et 
sur  l'origine  de  cette  œuvre.  Elle  n'est  pas  de  date  récente  comme  la 
Maison  de  travail.  La  première  tentative  faite  en  vue  de  créer  cette 
œuvre  remonte  à  l'année  1878. 

C'était  le  moment  où  l'on  agitait  le  projet  de  fonder  à  Paris  l'œuvre 
de  PHospitalité  de  nuit  qui  fonctionnait  déjà  à  Marseille.  Deux  courants 
se  manifestèrent  alors  parmi  les  personnes  qui  s'occupaient  de  ce  pro- 
jet. Les  uns  estimaient  que  l'hospitalité,  si  brève  qu'elle  fût,  ne  devait 
être  donnée  aux  valides  qu'en  échange  d'un  travail  quelconque  ;  les 
autres  étaient  d'avis  qu'il  fallait  se  borner  à  offrir  un  abri  momentané 
aux  malheureux,  sans  se  préoccuper  d'organiser  un  travail  difÛcile  à 
établir.  L'œuvre  de  l'Hospitalité  de  nuit  fut  fondée  sur  ce  dernier  prin- 
cipe. Les  partisans  de  l'autre  système  —  et  celui  qui  a  l'honneur  de  vous 
parler  était  du  nombre  —  allèrent  fonder,  rue  d'Abbeville,  une  maison 
de  travail  qui  fonctionna  dix-huit  mois.  L'idée  fut  reprise  et  l'œuvre 
installée  en  décembre  1880  rue  d'Auteuil,  à  Auteuil,  sous  la  direction  de 
la  sœur  Saint-Antoine  qui  lui  apporta  la  vie.  Nous  venons  de  voir  com- 
ment les  deux  systèmes  se  rencontrent  aujourd'hui  et  se  prêtent  un 
appui  mutuel,  l'Hospitaliié  de  nuit  contribuant  au  recrutement  de  l'Hos- 
pitalité du  travail. 

Transportée  en  1882  avenue  de  Versailles,  celle-ci  fut  installée  dans 
des  locaux  transformés,  agrandis.  C'est  là  qu'une  blanchisserie  a  pu  être 
construite,  qui  est  devenue  l'instrument  de  salut  de  l'œuvre.  La  maison 
n'a  pas  cessé  de  se  développer  depuis  lors.  Institution  vraiment  mater- 
nelle»  comme  l'a  dit  M.  Maxime  Du  Camp,  elle  ne  se  contente  pas  de 
s'ouvrir  devant  ces  Bialheureuses,  de  les  hospitaliser,  de  les  nourrir  et 
de  les  vêtir,  de  leur  offrir  un  repos  suffisant  ;  elle  ne  s'en  sépare  qu'en 
leur  donnant  une  condition  où  leur  vie  est  assurée. 

Les  immeubles  des  deux  œuvres  appartiennent  à  une  société  anonyme 
immobilière  qui  a  dû  être  créée  à  l'époque  où  a  été  achetée  la  maison 
où  nous  sommes;  et  cette  société  a  loué  pour  20  ans  les  deux  immeubles 
à  la  Congrégation  de  Notre-Dame  du  Calvaire,  à  charge  d'y  établir  une 
maison  de  travail  pour  les  femmes  et  une  institution  analogue  pour  les 
hommes.  Un  comité,composé  de  délégués  du  conseil  de  la  Société  immb- 
Inlière  et  dans  lequel  se  trouvent  également  des  représentants  de  l'Of- 
fice «entrai,  est  chargé  de  veiller  à  l'exécution  des  engagements  du  bail. 


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13^        ANNALES  DK  LA  CHARITÉ  "ET  DE  LA  PRÉVOYANCE. 

Le  nombre  des  femmes  hospitalisées  a  été  de  plus  de  27.000  depuis  sa 
fondation,  et  de  2,194  pour  Tannée  écoulée,  du  1"  mai  1892  au 
l«'  mai  1893. 

Sur  ce  dernier  nombre,  les  femmes  dgées  de  21  à  30  ans  sont  au 
nombre  de  500  environ,  et  les  femmes  de  30  à  50  ans  au  nombre  de  1000. 

Los  professions  qui  se  rattachent  à  la  couture  comprennent  300  per- 
sonnes; les  (louristes  sont  au  nombre  de  257  ;  les  femmes  de  service  de 
H34;  les  irisli tutrices,  gouvernantes,  comptables,  de  107. 

Parmi  ces  femmes,  71  pour  100  n'ont  quitté  la  maison  qui  les  avait 
secourues  qu'après  avoir  été  placées  par  son  entremise  ;  8  pour  100  sont 
des  habituées  de  tontes  les  œuvres  de  charité,  3  pour  100  sont  rentrées 
dans  leur  famille,  soit  pour  cause  de  maladie,  soit  par  suite  de  Timpos- 
sibililé  de  trouver  à  Paris  des  moyens  d'existence;  4  pour  100  ont  quitté 
la  maison  pour  entrer  à  l'hôpital  ;  1  pour  100  a  été  renvoyée;  13  pour  10© 
ont  quitté  la  maison  sans  que  l'œuvre  ait  su  ce  qu'elles  étalent  devenues. 
La  durée  moyenne  du  séjour  des  femmes  est  de  27  jours. 

Outre  ces  deux  œuvres,  il  vient  d'en  être  créé  une  dont  l'Office  central 
encourage  vivement  le  développement  :  l'œuvre  du  travail  à  domicile 
pour  les  mères  de  famille.  Son  importance  nous  a  paru  telle  qu'un  mem- 
bre éminent  de  notre  conseil  a  été  chargé  de  vous  en  entretenir  tout 
spécialement. 

Enfin,  Messieurs,  grâce  à  l'intervention  du  chef  d'une  importante 
maison  d'imprimerie  établie  à  Paris  et  à  Bordeaux,  M.  Bellier,que  sédui- 
sent volontiers  les  idées  charitables,  un  atelier  professionnel  typogra- 
phique déjeunes  filles  a  pu  être  installé  dans  un  local  indépendant  des 
œuvres. 

J'ai  terminé,  Messieurs,  ce  trop  long  exposé.  Puissé-je,  en  le  faisant, 
avoir  trouvé  le  secret  de  toucher  le  cœur  de  ceux  qui  m'entendent  et  de 
ceux  qui  me  liront! 

Ah  I  Mesdames,  Messieurs,  donnez  de  plus  en  plus  votre  concours  à  la 
grande  œuvre  à  laquelle  nous  vous  convions.  Elle  est  nécessaire,  elle  est 
urgente,  elle  est  sainte.  Amenez-nous  des  adhérents.  Visitez  souvent  et 
faites  visiter  cette  maison.  Aucun  appel  ne  saurait  être  plus  éloquent 
qu'un  tel  spectacle.  Ces  visites  ne  tourneront  pas  seulement  au  profit 
des  pauvres;  elles  tourneront  au  profit  de  ceux  qui  les  feront.  Qui  n'a  ses  • 
tristesses,  soit  à  son  foyer,  soit  dans  la  vie  publique?  Les  événements 
contemporains  ne  nous  les  épargnent  guère.  Les  heures  de  décourage- 
ment ne  sont  pas  rares  et  surprennent  jusqu'aux  vaillants. 

Quand  vous  vous  trouverez  au  milieu  des  malheureux  réunis  ici, 
quand  vous  penserez  que  la  plupart  d'entre  eux  cachent  dans  leur  vie 
quelque  drame  poignant,  quand  vous  soufrerez  aux  heures  de  désespoir 
qui  ont  précédé  le  moment  où  ils  ont  frappé  à  cette  porte,  et  quand 


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RAPPORT   DE   M.    LÉON   LEFÉBURE.  133 

VOUS  constaterez  Tordre,  le  calme,  qui  régnent  partout,  l'air  de  satisfac- 
tion qui  s'épanouit  sur  ces  visages,  la  douceur  avec  laquelle  tant  d'infor- 
tunés s'abandonnent  à  la  paix  de  cette  halte  dans  une  vie  angoissée, 
quand  vous  sentirez  les  sollicitudes  infinies  qui  les  enveloppent,  le 
rayonnement  de  bonté,  de  dévouement  qui  les  pénètre,  si  vous  avez  vous- 
mêmes  quelque  trouble  et  quelque  amertume  dans  l'esprit,  vous  serez 
réconfortés.  Et  ne  croyez- vous  pas  que  quelques-uns  parmi  ces  pauvres 
pourront,  comme  le  disait  une  femme  admirable,  nous  donner  des 
leçons  de  patience,  de  force,  de  caractère,  de  contentement  d'esprit,  qui 
nous  seront  précieuses  quelque  jour? 

Pour  ma  part,  j>n  ai  fait  plus  d'une  fois  rexpérience.  Je  suis  venu  ici 
avec  des  visiteurs,  de  situations,  d'humeurs  très  opposées,  appartenant 
à  des  nationalités,  à  des  religions,  à  des  partis  politiques  différents. 
Quelques-uns  étaient  illustres.  Il  y  en  avait  d'opinions  très  radicales, 
presque  révolutionnaires.  Il  ne  s'en  est  pas  rencontré  un  seul  qui  n'ait 
éprouvé  la  même  impression  que  moi.  Nous  parlions  la  même  langue; 
nos  cœurs  battaient  de  même.  Jamais  je  n'ai  mieux  senti  la  parenté  des 
âmes,  l'unité  de  la  grande  famille  humaine.  J'ai  compris  que  la  charité 
est  vraiment,  comme  le  porte  la  devise  de  l'Office  central,  le  lien  de  la 
paix,  vinculum  pacis.  (Applaudissements,) 

J'ai  compris  qu'il  n'y  a  pas  sur  terre  de  plus  grande  force  pour  le  bien. 
.  Vous  avez  aperçu,  Messieurs,  à  quelques  pas  d'ici,  dominant  le  fleuve, 
une  statue  qui  porte  un  flambeau.  Reproduite  dans  des  proportions 
colossales,  elle  frappe  le  regard  à  l'entrée  du  port  de  New- York.  C'est  la 
liberté  éclairant  le  monde.  N'est-ce  pas  plutôt  et  mieux  encore  la  cha- 
rité? la  charité  échauffant,  animant  l'univers,  rapprochant  tous  les  êtres, 
faisant  tomber  les  barrières,  saluant,  au  nom  de  la  fraternité  humaine, 
les  opprimés,  les  faibles,  les  déshérités  de  toutes  les  races,  relevant  les 
déchus  et  inclinant  les  puissants  jusqu'à  eux  :  ah!  oui,  voilà  la  grande 
libératrice  I  {Applaudissements.) 

N'ayez  pas  de  crainte  pour  une  nation  qui  s'inspire  d'un  tel  génie,  qui 
est  prodigue  de  dévouements  héroïques  et  d'abnégations  sublimes,  qui 
se  montre  jalouse  d'accourir  partout  où  l'on  souffre  pour  consoler  les 
douleurs,  pour  panser  et  guérir  les  plaies  de  l'humanité.  C'est  la  rançon 
de  toutes  les  fautes  et  le  gage  des  résurrections  glorieuses.  De  cette 
nation,  fût-elle  atteinte  elle-même  des  maux  les  plus  redoutables,  on 
peut  dire,  avec  l'Évangile,  qu'elle  se  relèvera  et  qu'elle  vivra.  {Applau^ 
dissements  prolongés.) 

Sur  l'invitation  de  M.  le  Président,  M.  Béchard,  administrateur  de 
rOfOce  central  donne  le  compte  financier  de  l'exercice  1892-93.  Il  cons- 
tate que  rOffice  a  toujours  scrupuleusement  proportionné  ses  dépenses 
à  ses  recettes.  Mais  que  ses  divers  services  pourraient  être  très  utile- 


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134  ANNALES   DE   LA   CHARITÉ   ET   DE  LA  PRÉVOYANCE. 

ment  développas,  au  grand  profit  des  malheureux  qu'il  doit  assister,  si 
de  plus  amples  ressources  étaient  mises  à  sa  disposition. 

M.  LE  Président  donne  la  parole  à  M.  Georges  Picot,  membre  de  Tlns- 
titut,  vice-président  de  TCEuvre. 

Mesdames  et  Messieurs,  ne  craignez  pas  un  discours  ;  après  ce  que 
vous  venez  d'entendre,  il  n'y  a  rien  à  ajouter.  Vous  avez  vu  le  fonction- 
nement de  rœuvre,  vous  savez  ce  qu'elle  peut  accomplir.  L'Office  cen- 
tral, rilospitalité  du  travail  vous  sont  connus;  mais  il  y  a  dans  les 
œuvres,  comme  dansle  monde  de  la  science,  des  découvertes  ;  le  cœur  ne 
se  repose  jamais,  moins  dans  cette  maison  que  partout  ailleurs.  Le  Con- 
seil a  jugé  que  vous  apprendriez  avec  intérêt  un  nouvel  effort.  Je  me  suis 
engagé  à  vous  le  signaler  en  très  peu  de  mots. 

Une  maison  comme  celle-ci  devient  rapidement  le  centre  où  aboutis- 
sent toutes  les  souffran«îes.  La  porte  n'est  jamais  fermée  et  celle  qui 
anime  tout  de  son  admirable  besoin  de  soulager  passe  chaque  jour 
d'interminables  revues  de  la  misère.  On  sait  qu'elle  donne  du  travail  et 
de  toute  part  on  vient  lui  en  demander. 

Parmi  la  foule  des  désespérés  qui  la  sollicitent,  quel  n'a  pas  été  son 
cruel  embarras  de  n'être  pas  en  mesure  de  venir  en  aide  aux  mères  de 
famille  qui  ne  peuvent  quitter  leur  foyer. 

Elle  se  trouvait  en  présence  de  plusieurs  catégories  de  femmes:  les  unes 
ayant  perdu  le  goût  et  l'habitude  du  travail  ;  les  autres  ayant  été  forcées 
par  les  circonstances  de  renoncer  au  métier  qu'elles  exerçaient;  les  autres 
n'ayant  pas  appris  à  gagner  leur  vie,  moyennant  un  métier  déterminé. 

Parmi  ces  femmes  offrant  leur  bonne  volonté,  suppliant  qu'on  leur 
donne  du  travail,  était-il  juste  de  secourir  celle  qui  est  sans  famille, 
sans  charge,  et  de  ne  rien  faire  pour  celle  qui  plie  sous  le  faix,  qui  a  des 
enfants  à  nourrir,  un  loyer  à  payer,  qui,  si  elle  n'y  parvient  pas,  sera 
jetée  avee  ses  enfants  dans  la  rue?  Enigme  terrible! 

De  la  mère  de  famille  qui  demandait  du  travail  et  de  la  supérieure 
qui  n'en  avait  pas  à  donner  au  dehors,  quelle  était  celle  qui  souffrait  le 
plus?  L'une  maudissait  son  sort, l'autre  offrait  ses  gémissements  à  Dieu 
et,  dans  ses  prières,  elle  le  suppliait  de  lui  envoyer  une  inspiration. 

De  cette  inspiration,Mesdames,est  sortie  l'œuvre  des  Mères  de  famille. 

On  a  introduit  la  mère  dans  l'ouvroir;  elle  a  reçu  du  travail  pendant 
une  heure  ou  deux,  et,  lorsqu'elle  a  montré  qu'elle  pouvait  faire 
une  besogne  sérieuse,  elle  a  emporté  chez  elle  de  la  toile  découpée. 
L'ouvroir  n'a  pas  été  pour  elle  un  atelier,  mais  une  école  où  tout  en 
étant  payée  dès  le  premier  jour,  elle  n'a  eu  qu'à  faire  ees  preuves.  Elle 
n'en  rapporte  pas  seulement  du  travail,  mais  ce  qui  vaut  bien  mieux  : 
du  courage.  Elle  est  entrée  abattue,  sûUicitaut  timidement,  craintive^ 


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DISCOURS    DE  M.    GEORGES   PICOT.  135 

presque  mendiante  ;  elle  en  sort  ranimée,  relevée  à  ses  propres  jexa, 
ayant  reça  des  conseils  et,  ce  qui  est  le  pins  rare  parmi  ceux  qui  souf- 
frent, cette  étincene  bénie  qne  le  cœur  seul  allume  au  coeur  de  Thomme, 
l'espérance.  (Vifs  applaudissements,) 

Voilà  donc  l'ouvrière  qui  rentre  avec  du  travail  chez  elle. 

Entendez-vous  bien,  Mesdames,  toute  la  portée  de  ce  mot  :  du  travail 
chez  elle!  Cest-à-dire  ses  enfants  soignés,  aucun  d'eux  abandonné  à  des 
indifférents,  l'écolier  ne  traînant  pas  dans  la  rue  parce  qu'il  est  sûr  de 
rencontrer  après  la  classe  sa  mère  à  la  maison,  le  père  trouvant  au 
sortir  de  l'atelier  sa  soupe  chaude,  la  chambre  en  ordre,  le  foyer  qui 
attire  et  non  ce  désordre  qui  le  repousse  vers  le  cabaret.  La  mère  tra- 
vaillant chez  elle,  qui  Ta  dit  plus  éloquemment  que  Fauteur  de  l'Ouvrière? 
c  est  la  famille  reconstituée  !  (Nouveaux  applaudissements.) 

Allons  au  fond  des  âmes.  C'esFt  la  dignité  de  la  femme  reconquise,  c'est 
la  paresse  qui  fait  des  progrès  parmi  les  femmes  combattue  !  Le  travail 
de  la  mère  n'est  pas  seulement  moral,  il  montre  au  mari  par  un  résultat 
visible  les  efforts  fructueux  de  celle  qui  supporte  avec  lui  les  souffrances 
et  les  fardeaux  de  la  vie.  En  la  voyant  lutter,  soigner  le  ménage,  tra- 
vailler,  il  la  respecte  davantage.  {Applaudissements.)  Il  est  bon  pour 
Tanion  da  ménage  qu'elle  gagne  quelque  argent. 

Mais  que  peut-elle  gagner? 

Quelle  est  celle  d'entre  vous,  Mesdames,  qui  ne  se  soit  lamentée  sur 
la  médiocrité  des  gains  de  l'ouvrière?  Une  journée  entière  de  couture 
produisant  80,  quelquefois  60  centimes,  et  sur  ce  chiffre  brut  la  nécessité 
de  défalquer  le  prix  du  fil  et  la  fourniture   des  aiguilles!  Voilà  les  j 

chiffres  odieux  que  vous  ne  pouvez  entendre  sans  frémir.  Et  vous  vous  j 

dites  avec  douleur  :  C'est  la  loi  de  la  concurrence  !  il  n'y  a*  rien  à  faire  ! 
il  faut  se  courber  et  gémir. 

Celle  qui  dirige  cette  maison  n'a  pas  cru  le  problème  insoluble.  Elle 
s'y  est  attaquée  avec  la  volonté  de  trouver  une  solution.  Elle  est  partie 
de  ce  tarif  de  35  centimes  brut  donné  à  l'ouvrière  pour  l'ourlage  de 
12  torchons,  lui  laissant  environ  28  centimes  nets.  Étudiant  les  faits 
comme  nu  économiste,  elle  a  décomposé  les  prix  de  revient.  Elle  a 
suivi,  depuis  l'achat  de  la  toile,  les  détails  les  plus  minutieux,  elle  en  a 
fait  le  compte  ;  elle  a  calculé  ce  que  valait  la  toile  à  torchons,  ce  qu'é- 
tait vendue  la  douzaine  ourlée.  Elle  a  trouvé,  entre  le  prix  de  la 
matière  et  le  prix  de  vente,  un  écart  de  1  fr.  6f>. 

Cet  écart  est  aujourd'hui  divisé  entre  les  divers  intermédiaires. 
Retenu  par  notre  œuvre,  il  pourrait  subvenir  à  nos  frais  généraux  et 
mettre  dans  les  mains  de  l'ouvrière,  non  plus  35  centimes,  mais 
75  centimes  par  douzaine  ourlée. 

Ce  n'est  pas  là  une  hypothèse.  Messieurs,  c'est  une  réalité.  Depuis  le 


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ANNALES  DE  LA  CHARITÉ  ET  DE  LA  PKÉVOYANCE. 


mois  de  juillet  dernier,  un  grand  nombre  de  mères  de  familles  ont  reçu 
dans  cette  maison  du  travail;  elles  ont  touché  un  véritable  salaire. 

Développez  cette  œuvre,  direz- vous.  Ce  n'est  pas  le  zèle  de  celle  qui  Ta 
conçue  qui  peut  la  développer.  Ce  ne  sont  ni  ses  efforts,  ni  Taumône, 
quelque  abondante  qu'elle  soit,  qui  peuvent  produire  un  tel  bienfait. 

Dans  les  œuvres  qui  ont  le  travail  pour  base,  et  le  salaire  pour  résultat, 
il  y  a  une  loi  commerciale  qu'on  ne  peut  ni  violer,  ni  tourner.  Vous 
venez  de  voir  les  calculs  qui  permettent  de  donner  un  salaire  élevé.  Ils 
sont  tous  vrais,  si  les  débouchés  existent,  si  la  douzaine  de  torchons  est 
prise  ici  par  Tacheteur,  de  même  que  les  tabliers  d'hiver,  chemises  de 
femmes,  etc.,  si,  en  un  mot,  il  ne  faut  pas  ajouter  aux  frais  généraux  de 
confection,  lès  frais  généraux  de  magasin  et  de  vente.  Tout  le  secret  de 
l'opération  repose,  d'une  part,  sur  l'économie  des  frais  généraux,  d'autre 
part,  sur  Tabandon  de  tout  prélèvement  ou  bénéfice  qui  permet  d'ac- 
croître le  salaire  de  l'ouvrirre  sans  augmenter  le  prix  courant  de  la  mar- 
chandise confectionnée. 

Tout  dépend  donc  de  vous,  Mesdames.  L'œuvre  s'étendra,  elle  prospé- 
rera dans  la  mesure  où  il  vous  conviendra  de  vous  approvisionner  auprès 
de  la  sœur  Saint-Antoine.  En  achetant  ici  au  prix  courant  des  magasins 
de  Paris,  vous  aurez  la  conscience  d*avoir  ramené  au  travail  des  femmes 
qui  en  avaient  perdu  le  goût,  d'avoir  relevé  les  cœurs  découragés, 
ramené  l'ordre  dans  le  ménage,  reconstitué  la  famille. 

A  l'heure  où  nous  sommes,  y  a-t-il  une  plus  belle  œuvre?  et  n^éprouvez- 
vous  pas  le  besoin  d'en  remercier  avec  moi  celle  qui,  non  contente 
d'animer  de  son  cœur  ces  deux  fécondes  maisons,  ressent  au  fond  de  son 
àme  une  telle  ardeur  pour  le  bien,  une  telle  pitié  pour  les  souffrances 
dont  le  spectacle  yïeniionmeWementVMTÏsiev'^ {Applaudissements répétés.) 

C'est  au  milieu  des  applaudissements  de  l'assemblée  que  M.  le  Prési- 
dent lève  la  séance,  afin  de  permettre  aux  nombreux  visiteurs  de  par- 
courir les  divers  ateliers  des  deux  maisons.  C'est  particulièrement  la 
fondation  Laubespin  qui  retient  l'attention  :  l'assemblée  générale  de 
1892  en  avait  fêté  l'inauguration;  cette  année  on  la  peut  voir  en  plein 
fonctionnement.  Rien  n'est  intéressant  et  consolant  à  la  fois,  comme  la 
vue  de  ces  ateliers  pleins  d'activité  où  tant  d'hommes  viennent  tempo- 
rairement gagner  honorablement  un  salaire,  au  lieu  de  subir  les  souf- 
frances du  dénuement  ou  de  s'abaisser  dans  la  paresse  et  la  mendicité. 
C'est  la  On  de  la  journée,  et  de  toutes  les  salles  sortent  en  quantité  les 
meubles  de  bois  blanc,  armoires,  tables,  buffets,  ou  les  caisses  de  tout 
;:enre,  les  jardinières,  les  emballages  variés...  Le  placement  en  est  assuré 
(l'avance,  et  demain  il  en  sera  de  même.  L'utilité  de  l'œuvre  est  ainsi 
démontrée  à  tous  les  yeux  ;  aussi  chacun,  en  partant,  forme  le  projet  de 
revenir  souvent  à  l'Hospitalité  du  travail,  pour  lui  apporter  le  concours 
de  sa  clientèle,  de  sa  sympathie  et  de  son  dévouement. 

Le  Gérant  :  C.  Treiche. 

Paris.  —  Imprimerie  F.  Levé,  rue  Cassette,  41. 


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DE  LA  SÉPARATION  DE  L'ÉGLISE  ET  DE  UÉTAT 

AUX  ÉTATS-ÏÏNIS  ET  M  PEAHCE 


COMML'NICVTIOX  FAITE  A  LA  RÉUNION   ANNL'ELLE   DANS    LA    SKANCE  DU  29  MAI  1893 

Messieurs,  rillustre  fondateur  de  votre  Sociélé  écrivait,  en  1864  : 
a  C'est  dans  la  conversation  et  les  écrits  des  catholiques  de  TAmé- 
rique  du  Nord  que  j'ai  surtout  puisé  Tespoir  de  voir  accomplir  pro- 
chainement, sous  l'influence  de  la  religion,  la  réforme  sociale  des 
peuples  latins  du  sud-ouest  de  l'Europe.  » 

La  même  pensée  m'a  poussé  à  mon  tour,  vingt-cinq  ans  plus  tard, 
aux  États-Unis.  Après  un  quart  de  siècle  rempli  de  mécomptes  et 
de  catastrophes,  je  suis  allé  chercher  au  delà  de  TAtlantique  une 
espérance,  non  pas  une  espérance  politique,  mais  une  espérance 
religieuse,  non  pas  une  indication  sur  la  forme  de  gouvernement 
qui  peut  convenir  à  notre  pays,  mais  une  lumière  et  un  présage  sur 
l'avenir  de  notre  religion  ici-bas.  {Applaiulissements .) 

Or,  aux  États-Unis,  non  seulement  l'Église  catholique  est  libre 
au  milieu  d'un  peuple  libre,  libre  en  face  d'autres  Églises  libres 
comme  elle,  et  livrée  sans  restriction  et  sans  privilège  à  la  conf ra- 
diction  des  doctrines,  mais,  de  plus,  cette  Église  vit,  prospère, 
grandit,  séparée  de  l'État,  et  ce  régime  nouveau,  inauguré  dans  le 
monde  par  les  États-Unis,  les  évéques  américains  le  déclarent  favo- 
rable au  développement  delà  religion  ;  ils  n'en  souhaitent  point  un 
autre  pour  assurer  ses  progrès. 

Pendant  ce  temps,  la  sépars^tion  de  l'Église  et  de  l'État  en  \ 
Europe,  en  France,  est  réclamée  par  les  hommes  qui  veulent 
détruire  la  religion,  ou  du  moins  la  renfermer  au  fond  de  quelques 
consciences  solitaires,  et  lui  refusent  place  dans  la  société.  En  face 
d'eux,  les  chrétiens  fidèles  la  redoutent,  les  pasteurs  de  l'Église  la 
repoussent,  et  le  Chef  même  de  l'Église,  alors  qu'il  tendait  à  la 
démocratie  républicaine  une  main  assurément  hardie  et  généreuse, 
a  réprouvé  cette  mesure  comme  un  attentat  sacrilège.  Toutefois,  à 
sa  réprobation  il  a  pris  soin  d'ajouter  des  réserves  manifestement 
destinées  à  mettre  à  l'abri  les  États-Unis.  H  semble  donc  qu'aux 
États-Unis  ces  mots  :  séparation  de  l'Église  et  de  l'État  signifient  : 
indépendance  de  l'Église  ;  en  France  :  destruction  de  l'Église.  Pour- 
La  Rér.  Soc,  16  juillet  18W.  3«  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.),  10. 


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138  RÉUNION   ANNUELLE. 

quoi  cela?  Est-ce  le  même  mol  qui  n'a  pas  des  deux  côtés  de 
rAtlanlique  le  même  sens?  Est-ce  la  même  mesure  qui  pourrait 
produire  des  résultats  opposés,  le  même  régime  qui  serait  capable, 
là-bas,  d'entretenir  et  de  développer  la  vie,  ici  d'amener  la  mort? 
Pour  résoudre  cette  redoutable  question,  pour  essayer,  du  moins, 
de  l'éclaircir  avec  vous,  je  voudrais  examiner  en  quoi  consiste,  en 
effet,  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État  dans  l'Amérique  du  Nord, 
jusqu'à  quel  point  ce  régime  diffère  de  celui  que  l'on  se  propose 
d'établir  parmi  nous  sous  la  même  dénomination.  Par  là,  on  arrive- 
rait peut-être  à  expliquer  pourquoi  la  séparation  est  repoussée  ici 
au  nom  des  mêmes  intérêts  qui  s'en  accommodent  là-bas,  et  peut- 
être,  si  elle  devient  jamais  chez  nou$  inévitable,  apercevrait-on  à 
quelles  conditions  elle  pourrait  devenir  acceptable,  à  quelles  condi- 
tions elle  s'opérererait  sans  être  ni  une  spoliation»  ni  une  oppres- 
sion. {Applaudissements.) 

D'abord  il  y  a  une  différence  qui  saute  aux  yeux  :  c'est  qu'en 
Amérique  l'Église  catholique  n'a  jamais  été  unie  à  l'Étal  :  à  pro- 
prement parler,  il  n*y  a  donc  pas  eu  lieu  de  les  séparer;  il  n'y  à  pas 
eu  de  rupture,  il  ne  s'est  pas  produit  les  déchirements,  les  bles- 
sures, les  plaies  qu'amènent  inévitablement  une  rupture,  les  litiges 
.  et  les  querelles  qui  la  précèdent  ou  qui  l'accompagnent.  Il  n'y  a  pas 
eu  divorce  parce  qu'il  n'y  avait  pas  mariage.  Deux  puissances  voi- 
sines peuvent  vivre  en  paix  à  côté  l'une  de  l'autre,  sans  être  alliées 
ensemble,  mais  deux  puissances  alliées  ne  peuvent  guère  cesser  de 
l'être  sans  devenir  ennemies.  C'est,  en  toutes  choses,  l'heureuse  for- 
tune de  la  démocratie  américaine  de  n'avoir  pas  rencontré  sur  sa 
route  d'institutions  à  détruire,  de  traditions  à  abolir  :  elle  a  pu 
ainsi,  comme  l'a  remarqué  Tocqueville,  inaugurer  dans  le  monde 
un  régime  nouveau  sans  recourir  à  des  procédés  révolutionnaires. 
Mais,  après  tout,  cette  observation,  sans  être  dépourvue  d'im- 
portance, n'est  pas  aussi  décisive  qu'elle  le  paraît  au  premier 
aspect.  D'abord  elle  ne  s'applique  qu'à  l'Église  catholique.  Les 
autres  Églises  protestantes  anciennement  établies  aux  États-Unis 
ont  été  étroitement  liées  avec  l'État.  Dans  les  colonies  puritaines, 
il  n'y  avait  pas  seulement  union,  il  y  avait  confusion  des  deux  puis- 
sances; les  plus  pieux  fidèles  se  recrutant  et  s'épurant  entre  eux,  les 
c(  saints,  »  comme  ils  s'appelaient  eux-mêmes,  gouvernaient  seuls 
la  cité;  la  Bible  en  était  Tunique  loi;  toutes  ses  prescriptions,  de 
quelque  ordre  qu'elles  fussent,   étaient   munies  d'une  sanction 


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DE  LA  SÉPARATION   DE  L'ÉGLISE  ET  DE  l'ÉTAT.  139  J 

pénale,  et  si  jamais  la  théocratie  a  existé  dans  le  monde  moderne,  J 

dans  le  monde  chrétien,  c'est  à  la  Nouvelle- Angle  terre.  Dans  les 
colonies  établies  par  la  Couronne  britannique,  en  Virginie,   en  J 

Caroline,  l'Ëglise  anglicane  avait  été  transportée  avec  tous  ses  pri- 
vilèges et  toutes  ses  prérogatives,  c'était  le  régime  anglais  :  church  ^ 
andstate^  qui  prévalait,  et  même  cette  Ëglise  anglicane  avait  gardé                        , 
une  intolérance  et  des  privilèges  dont  elle  commençait  à  se  relâ-                        '^ 
cher  dans  la  métropole.  Parmi  les  anciennes  Églises  protestantes 
de  ce  pays,  je  ne  vois  guère  que  les  presbytériens  qui  n'aient 
jamais  ni  exercé,  ni  réclamé  les  prérogatives  d'une  religion  d'Étal, 
et  pourtant  les  autres  communions  ont  pu  perdre  ces  prérogatives 
et  elles  n'ont  pas  péri.  Elles  se  sont  accommodées  du  nouveau 
régime,  elles  ne  s'en  plaignent  pas  aujourd'hui.  Ce  serait  calom- 
nier l'Église  catholique  que  de  la  supposer  moins  vivace  en  France. 
D'ailleurs,  c'est  la  condition  des  peuples  dont  la  vie  a  été  longue  ei'\ 
pleine,  de  durer  en  se  transformant.  Que  ces  transformations  s'ac-  '; 
complissent  sans  violence  et  sans  heurt,  que  dans  la  vie  de  ces  I 
^ieax  peuples,  ce  qui  est  accidentel  et  contingent  disparaisse  et 
s'efface,  et  que  ce  qui  est  nécessaire  se  dégage  et  se  perpétue,  voilà 
ce  qu'il  faut  souhaiter  pour  eux.  Hais  imaginer  qu'ils  resteront 
immobiles  et,  parce  qu'ils  sont  anciens,  les  obliger  à  ne  rien  accepter 
qui  soit  nouveau,  les  en  déclarer  incapables,  ce  serait  les  condamner 
à  déchoir  et  à  périr.  {Applaudissements.) 

Ce  qui  est  indispensable  en  tout  temps  et  en  tout  pays  aux 
sociétés  humaines,  c'est  que  la  religion  y  tienne  une  place.  Mais 
les  conditions,  les  procédés  par  lesquels  la  religion  occupe  cette 
place,  voilà  ce  qui  peut  changer,  changement  qu'il  est  toujours 
téméraire  et  presque  toujours  coiipable  de  provoquer,  car  sait-on 
comment  on  remplacera  ce  qu'on  supprime?  mais  auquel  il  faut 
parfois  s^attendre  et  se  préparer. 

Pourquoi  donc  la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État  a-t-elle  pu 
s'accomplir  sans  dommage  et  même  avec  profit  pour  l'Église  et 
pour  l'État  en  Amérique?  C'est  d'abord  parce  qu'elle  s'est  accomplie 
sans  spoliation.  L'Église  anglicane,  l'Église  épiscopale  des  États- 
Unis  avait  été  dotée  par  la  Couronne  d'Angleterre  qui  la  tenait 
dans  une  étroite  dépendance.  Eh  bien,  lorsque  les  colonies  britan- 
niques se  sont  détachées  de  la  Couronne,  elles  n'ont  pas  porté  la 
main  sur  cette  dotation  royale,  elle  l'ont  scrupuleusement  respec- 
tée. Cette  dotation  a  participé  à  l'accroissement  prodigieux  de  la 


I 


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Wr^' 


140  RÉUNION   ANNUELLE. 

valeur  des  terres  en  Amérique,  au  progrès  de  la  richesse  générale, 
et  de  là  vient,  par  exemple,  que  la  principale  paroisse  épiscopale 
de  New- York,  Trinity  Church,  possède  aujourd'hui  une  fortune 
évaluée  à  100  millions  de  francs,  fortune  dont  elle  a  fait,  d'ail- 
leurs, un  noble  usage  :  la  meilleure  part  en  est  consacrée  à  des 
missions,  à  des  écoles,  soit  à  Tintérieur  du  vaste  territoire  amé- 
ricain, soit  au  delà,  soit  même  jusque  chez  les  sauvages. 

Chose  plus  singulière,  les  Jésuites  ont  gardé  des  propriétés  sur 
ce  territoire  anglo-saxon  dans  le  moment  oCi  ils  étaient  dépouillés 
dans  le  reste  du  monde.  L'ordre  venait  d'être  détruit,  les  puis- 
sances catholiques  s'étaient  emparées  de  ses  biens  en  Europe  et 
ailleurs,  mais  dans  le  Maryland,  les  Jésuites  avaient  reçu  des  pro- 
priétés à  litre  de  colons.  Ils  purent  s'organiser  en  corporation,  en 
société  civile,  et  conserver  à  ce  titre  un  débris  de  leur  patrimoine, 
et  c'est  ce  débris  de  patrimoine  de  la  Compagnie  détruite  qui  de- 
vait, 25  ans  plus  tard,  fournir  les  premières  ressources  à  la  fois 
à  la  Compagnie  restaurée  et  à  la  hiérarchie  catholique  établie 
au  commencement  de  notre  siècle. 

Vous  savez,  en  France,  ce  qu'est  devenu  le  patrimoine  ecclésias- 
tique. Les  magnifiques  édifices  et  les  modestes  abris  consacrés  au 
culte  sur  toute  la  surface  du  territoire  sont  le  legs  des  générations 
fidèles;  les  traitements  du  clergé  représentent  l'indemnité  des 
biens  d'Église  confisqués  à  la  Révolution  française,  indemnité  qui 
a  été  stipulée  dans  l'acte  même  par  lequel  l'Assemblée  constituante 
a  mis  ces  biens  à  la  disposition  de  la  nation,  et  qui  a  été  ensuite 
stipulée  de  nouveau,  et  par  un  engagement  synallagmatique, 
dans  le  Concordat.  Ainsi  le  traitement  du  clergé  se  trouve  garanti  à 
la  fois  et  dans  l'acte  de  confiscation  et  dans  l'acte  de  réparation. 
On  ne  peut  le  supprimer  sans  le  remplacer  ;  le  jour  où,  par  la 
rupture  des  relations  entre  l'Église  et  l'État,  il  n'y  aurait  plus  de 
budget  des  cultes,  l'État  aurait  à  liquider  une  dette  qu'il  ne  pour- 
rait dénier  sans  se  démentir  formellement.  [AppluudissemmU,] 

Il  faut  de  plus  le  reconnaître,  des  ressources  fixes  et  permanentes 
sont  beaucoup  plus  nécessaires  à  l'Église  de  France  qu'elles  ne  le 
sont  à  l'heure  actuelle  à  l'Église  des  États-Unis,  et  voici  pourquoi  : 
aux  États-Unis,  les  propriétés  ecclésiastiques  dont  je  viens  de  vous 
parler  sont  une  exception,  exception  importante  surtout  parce 
qu'elle  atteste  l'esprit  de  justice  et  de  modération  qui  a  présidé  à  la 
conquête  de  l'indépendance  américaine  ;  mais  la  plupart  des  cultes 


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DE   LA   SÉPARATION   DE   l'ÉGLISE   ET   DE    l'ÉTAT.  141 

et  des  ministres  de  ces  cultes  sont  entretenus  au  moyen  d'offrandes 
quotidiennement  recueillies  et  quotidiennement  épuisées;  il  n'y  a 
pas  de  revenus  assurés  d'avance,  et  cependant  ces  cultes  ni  n'en  souf- 
frent ni  ne  s'en  plaignent.  Pourquoi  cela?  C'est  parce  qu'ils  parti- 
cipent à  la  condition  commune  du  peuple  entier;  c'est  parce  que, 
dans  cette  nation  neuve,  les  familles,  pour  vivre,  comptent  sur  ce 
qu'elles  gagnent  et  ce  qu'elles  acquièrent,  et  non  pas  sur  l'héritage. 
L'Église  se  trouve  donc  réduite  au  même  sort  que  la  société  civile 
elle-même.  Mais,  au  contraire,  dans  un  pays  où  les  fortunes  sont 
plus  rigoureusement  limitées,  plus  exactement  proportionnées  aux 
besoins  et  aux  habitudes,  où  chaque  génération  doit  épargner  en 
vue  de  la  génération  future,  des  ressources  qui  ne  seraient  pas  per- 
manentes, des  dons  précaires  seraient  manifestement  insuffisants 
et  rendraient  l'Église  incapable  de  toute  œuvre  durable.  D'ailleurs 
ces  ressources  permanentes  existent  et  sont  garanties  :  on  ne  pour- 
rait les  enlever  sans  violer  l'équité  ;  ce  serait,  comme  l'a  dit  Toc- 
queville,  mettre  l'âme  du  peuple  dans  une  mauvaise  assiette;  ce 
serait  fonder  un  nouveau  régime  sur  la  base  ruineuse  de  la  confis- 
cation, mille  voix  autour  de  nous  et  dans  l'histoire  répéteraient  la 
fameuse  parole  de  Sieyès  :  a  Vous  voulez  être  libres  et  vous  ne 
savez  pas  être  justes!  »  (Applaudissements,) 

La  seconde  condition  qui  a  permis  impunément  aux  États-Unis 
la  séparation  de  l'Église  et  de  l'État,  c'est  la  liberté  d'association  ; 
je  ne  dis  pas  assez  :  la  faveur  accordée  par  les  États-Unis  aux 
associations  volontaires.  Il  y  a,  à  cet  égard,  une  différence  radi- 
cale entre  l'Europe  latine  et  les  États-Unis  d'Amérique.  Ici,  le 
législateur,  dans  tous  les  temps  et  dans  tous  les  pays,  s'est  défié 
des  associations  volontaires,  de  leur  puissance  et  de  leur  efficacité; 
il  les  a  considérées  comme  une  atteinte  à  Tunité  nationale;  il  a 
regardé  leur  indépendance  comme  un  péril  pour  la  puissance 
publique,  et  il  n'a  rien  épargné  pour  empêcher  de  naître  ou  pour 
étouffer  ce  qu'il  a  appelé  un  État  dans  l'État.  Le  législateur  améri- 
cain a  eu  une  pensée  toute  contraire.  Il  lui  a  paru  que  ces  associa- 
tions volontaires  étaient  le  seul  moyen  de  donner  aux  membres 
égaux  d'une  démocratie,  de  la  consistance  et  de  la  vigueur:  que, 
sans  elles,  la  société  ne  deviendrait  plus  qu'une  poussière  humaine, 
et  alors  la  législation  américaine  tout  entière  a  excellé  à  créer,  ou, 
pour  mieux  parler,  à  laisser  pousser  spontanément,  par  une  sorte  de 
génération  spontanée,  ces  personnes  morales  qui  prennent  place 


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142  RÉUNION  ANNUELLE. 

entre  le  citoyen  et  la  commune  ou  TÉtat,  et  accomplissent  des  œu- 
vres que  l'individu  ne  suffirait  pas  à  faire  et  pour  lesquelles  la  puis- 
sance publique  ne  doit  pas  être  mise  en  action.  [Applaudissements.) 

Jusqu'à  ces  derniers  temps,  pour  créer  ces  êtres  nouveaux,  ces 
personnes  morales,  pour  leur  donner  place  dans  la  cité,  un  acte 
de  la  puissance  publique  avait  paru  nécessaire,  aux  Ëtats-Unis 
comme  ailleurs.  Seulement,  dans  les  pays  anglo-saxons,  cet  acte 
de  la  puissance  publique  avait  été  plus  fréquemment  obtenu  et 
plus  efficacement  sollicité  qu*il  ne  Tavait  été  partout  ailleurs.  De 
nos  jours,  dans  l'État  de  New-York  et  bientôt  après  dans  les 
autres  États  de  TUnion  américaine,  on  est  allé  plus  loin  :  le  légis- 
lateur a  déterminé  d'avance  à  quelles  conditions  une  société  pour- 
rait devenir  une  personne  morale.  Qu'une  association  quelconque 
entre  dans  le  moule  que  le  législateur  a  d'avance  fabriqué  pour 
elles,  et  elle  en  sort,  comme  on  dit  dans  ce  pays,  incorporée,  elle 
en  sort  personne  morale,  sans  avoir  d'autorisation  à  demander  à 
qui  que  ce  soit. 

11  était  naturel  que  TÉglise  catholique  profitât  mieux  que  toute 
autre  société  de  cette  liberté  d'association,  puisqu'elle  est  elle- 
même  la  plus  vaste  et  la  plus  puissante  association  qui  soit  au 
monde,  celle  qui  a  le  plus  besoin  de  la  liberté,  à  qui  la  liberté 
suffit  davantage.  Elle  en  a  donc  retiré  deux  facultés  :  d'abord  la 
faculté  d'acquérir  et  de  posséder.  Ainsi  que  je  l'ai  dit  tout  à  l'heure 
cette  faculté  d'acquérir  ne  lui  a  pas  encore  créé  des  revenus  per- 
manents, mais,  depuis  un  demi-siècle,  elle  a  pu  bâtir  des  églises, 
construire  des  écoles  et  des  établissements  scolaires  et  charitables 
de  toutes  sortes.  Ce  n'est  pas  que  le  législateur  américain  ait  été 
étranger  à  une  crainte  qu'ont  eue  tous  les  législateurs  en  tout 
pays  :  la  crainte  de  voir  s'accroître  indéfiniment  les  biens  de  main- 
morte. Mais  ici  se  reconnaît  la  différence  que  j'indiquais  tout  à 
l'heure  entre  les  deux  régimes,  entre  le  régime  de  l'autorisation  et 
du  privilège  et  le  régime  du  droit  commun.  La  loi  fixe  d'avance 
jusqu'à  quel  maximum  une  corporatioa  peut  acquérir,  et,  tant  que 
ce  maximum  n'est  pas  atteint,' elle  acquiert  librement  sans  avoir 
d'autorisation  à  demander  à  qui  que  ce  soit  ;  dans  ce  maximum  ne 
sont  pas  compris  les  biens  qui  ne  peuvent  rendre  aucun  revenu.  Il 
est,  d'ailleurs,  largement  calculé  pour  que  l'association  puisse 
remplir  l'office  auquel  elle  se  destine. 
Maintenant,  Messieurs,  on  peut  rechercher   comment  l'Église 


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DE  LA  SÉPARATION  DE  l'ÉGLISK   ET  DE  L'ÉTAT.  143 

catholique  s'est  servie  de  cette  liberté  d'acquérir,  quel  profit  en  est 
résulté  pour  elle.  Dans  le  dernier  recensement,  celui  de  1890,  on  a 
cherché  à  estimer  les  biens  d'Église  avec  précision,  on  a  évalué  les 
églises,  les  édifices  consacrés  au  culte.  Quant  aux  établissements 
charitables  ou  scolaires  qui  peuvent  dépendre  du  clergé,  il  n'y 
avait  aucun  moyen  de  les  grouper  ensemble  et  d'arriver  à  une 
appréciation  totale.  Les  églises  sont  au  nombre  de  plus  de  8,000, 
et  elles  ont  été  construites,  pour  la  plupart,  depuis  un  demi-siècle, 
leur  valeur  est  portée  dans  le  dernier  recensement,  à  120  millions 
de  dollars,  et  quant  aux  établissements  scolaires  et  charitables, 
qu'il  est,  comme  je  vous  le  disais  à  l'instant,  difficile  soit  de 
dénombrer,  soit  d'évaluer  avec  quelque  précision,  on  calcule  qu'au 
centre  des  pays  catholiques,  dans  le  diocèse  de  New-York  par 
exemple,  ils  s'accroissent  dans  la  proportion  de  10  pqur  cent  tous 
les  10  ans,  et  aux  deux  extrémités  de  l'Union,  dans  le  diocèse  de 
Baltimore,  le  plus  ancien,  dans  le  diocèse  de  San-Francisco,  l'un 
des  plus  nouveaux,  dans  la  proportion  de  100  pour  cent  par  décade. 

Jusqu'ici,  nous  n'avons  parlé  que  des  ressources  pécuniaires  de 
l'Église,  des  conditions  matérielles  de  sa  subsistance,  non  pas 
assurément  que  ce  soit  là  ce  qui  a  pour  elle  le  plus  d'imporfance, 
et  à  quoi  il  faille  s'attacher  davantage,  mais  parce  que  c'est  par 
là  qu'elle  louche  de  plus  près  aux  lois  et  aux  institutions  hu- 
maines, c'est  par  là  que  les  pouvoirs  publics  ont  surtout  prise 
sur  elle.  Toutefois,  à  ce  droit  commun  des  associations  aux  États- 
Unis  elle  doit  un  autre  et  plus  important  bienfait  que  j'ai  déjà 
indiqué  et  qu'il  faut  encore  expliquer  en  peu  de  mots  :  c'est  la 
liberté  de  se  gouverner  elle-même  selon  les  lois  qui  lui  sont 
propres  et  selon  les  institutions  qui  lui  conviennent.  Il  est,  en  effet, 
reconnu  par  la  législation  des  États-Unis  que  les  membres  d'une 
association,  aussi  longtemps  qu'ils  en  font  partie,  et  par  cela  seul 
qu'ils  lui  appartiennent,  acceptent  toutes  les  lois  qui  lui  sont 
propres,  toutes  lés  règles  en  vertu  desquelles  elle  est  instituée,  vit 
et  prospère.  Et  c'est  ainsi  que  les  canons  de  l'Église  catholique 
sont  peut-être  là  plus  respectés,  mieux  observés  que  dans  aucune 
autre  Église  du  monde. 

Enfin  l'Église  catholique  doit  aussi  à  ce  régime  la  faculté  de 
choisir  elle-même  selon  les  règles  canoniques,  selon  les  lois  qui 
lui  sont  propres  et  qu'elle  a  adaptées  comme  il  lui  a  plu  à  son 
usage,  les  chefs  qui  la  dirigent.  [Applaudissements.) 


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14i  KÉUNION   ANNUELLE. 

En  France,  au  xvi*  siècle,  lorsque  les  élections  ecclésiastiques 
furent  supprimées,  lorsque  le  choix  des  évêques  fut  confié  à  la 
Couronne,  une  longue  plainte  s'éleva  dans  TÉglise,  et,  cent  ans 
plus  tard,après  que  ce  régime  était  consacré  par  Tusage,  qu'il  s'é- 
tait étendu  k  l'Europe  entière,  Bossuet  disait  encore  que  ceux  qui 
Pavaient  institué  avaient  chargé  d'un  poids  énorme  la  conscience 
des  rois  de  France.  Cependant  il  y  avait  alors  de  bonnes  raisons  à 
donner  pour  celle  intervention  du  pouvoir  civil,  sous  la  suprême 
sanction  du  Saint-Siège,  dans  le  choix  des  évêques  :  sans  par- 
ler des  abus  qui  avaient  discrédité  les  élections  ecclésiastiques  et 
du  rôle  politique  des  évêques,  après  tout,  il  était  assez  naturel  que 
le  pouvoir,  qui  représentait  la  société  laïque,  eût  quelque  part  au 
choix  des  pasteurs,  car  ces  pasteurs  étaient  faits  pour  elle,  ils  de- 
vaient être  appropriés  à  ses  besoins.  Mais  ces  bonnes  raisons  ris- 
quent fort  de  disparaître  le  jour  où  le  pouvoir  devient  indifférent 
et  surtout  hostile.  Et  alors  comment  les  peuples  chrétiens  ne 
regarderaient-ils  pas  avec  envie  cet  épiscopat  américain,  jeune, 
ardent,  confiant,  trop  mêlé  à  la  société  laïque  qui  l'entoure  pour 
se  détacher,  dans  tout  ce  qui  est  humain,  de  ses  goûts  et  de  ses 
tendances,  mais  en  même  temps  voué,  par  son  ministère  sacré,  à 
un  labeur  trop  pressant  et  trop  fécond  pour  que  rien  puisse  l'en 
détourner,  et  poursuivant  ce  labeur  sans  lassitude,  sans  décourage- 
ment et  sans  peur  •'  [Àpplavdùssements.] 

Voilà  donc,  Messieurs,  les  conditions  de  la  séparation  de  TÉ- 
glise  et  de  l'Élat  en  Amérique;  voilà  comment  ce  régime  a  pu 
devenir  non  seulement  inoffensif,  mais  paraître  même  avantageux 
soit  à  l'Église,  soit  à  l'État.  Je  doute  que  ceux  qui  le  proposent  en 
France  soient  disposés  à  accepter  ces  conditions.  Et  pourtant,  s'ils 
ne  les  acceptent  pas,  il  doit  être  repoussé  au  nom  de  la  justice  et 
au  nom  de  la  liberté  :  il  devient  une  spoliation  et  une  oppression. 

C'est  qu'en  effet  l'État  ne  peut  être  vis-à-vis  de  l'Église,  vis-à-vis 
de  la  religion,  indifférent  et  neutre:  il  sera  ou  favorable  ou  hos- 
tile. Sans  doute,  il  ne  lui  appartient  ni  d'imposer,  ni  de  régler  la 
religion,  mais  il  lui  est  impossible  de  n'en  pas  tenir  compte.  Il 
aura,  vis-à-vis  d'elle,  ce  que  le  champion  autorisé,  le  défenseur 
vaillant  et  habile  de  la  cause  religieuse  dans  notre  Chambre  des 
députés  (1)  appelait  récemment  «  un  libéralisme  bienveillant  »  ou 

(I)  Mgr  crUulat. 


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DE  LA   SÉPARATION   DE   L'ÉGLISE   ET   DE   L*ÉtXt.  145 

bien  une  méfiance  taquine,  jalouse  et  haineuse.  Il  faut  choisir 
entre  l'un  ou  l'autre.  Qu'on  ne  s'y  trompe  pas:  aux  Etats-Unis,  si 
la  puissance  civile  se  tient  à  l'écart  de  la  religion,  ce  n'est  pas  par 
dédain,  ce  n'est  pas  par  aversion,  c'est  par  respect.  Placée  au  mi- 
lieu de  différents  cultes,  elle  ne  se  reconnaît  pas  qualité  pour 
choisir  entre  eux.  Mais,  dans  ses  lois  et  ses  actes,  elle  reconnaît 
hautement  la  nécessité  d'un  hommage  public  à  Dieu  ;  elle  souhaite 
qu'il  lui  soit  rendu,  et  elle  s'en  remet  à  ceux  qui  peuvent  le  lui 
rendre  avec  le  plus  de  compétence,  le  plus  d'autorité  et  le  plus  de 
conviction.  (Applaudissements.) 

C'est  la  tendance  de  la  démocratie  américaine  de  confier  à  des 
associations  volontaires,  des  services  publics,  des  fonctions  qui 
paraissent  ailleurs  relever  de  la  puissance  publique,  et  c'est  à  ce 
litre  que  la  religion  peut,  tout  en  gardant  un  caractère  asocial, 
être  confiée  aux  Églises  libres,  sans  aucune  intervention  de  la 
puissance  civile.  Celte  tendance  est  peut-être,  Messieurs,  la 
vraie  décentralisation,  la  décentralisation  de  l'avenir.  Découper  le 
territoire  risque  d'être  stérile  et  peut,  à  certains  égards,  paraître 
dangereux,  mais  distinguer  les  attributions,  créer  des  organes 
différents  pour  des  besoins  sociaux  différents,  décharger  les  pou- 
voirs  publics  de  tous  les  fardeaux  dont  il  est  possible  de  les 
décharger,  n'est-ce  pas  mettre  à  l'abri  des  compétitions  et  des  fluc- 
tuations électorales  certains  intérêts  permanents  de  la  société?  Ne 
serait-ce  pas  à  l'avenir  la  condition  du  progrès  et  de  la  stabilité 
dans  une  démocratie?  [Applaudmements.) 

Il  est  permis  de  le  penser;  il  est  permis  de  le  tenter  ailleurs 
même  qu'aux  États-Unis.  Voici,  par  exemple,  le  repos  du  diman- 
che. Toutes  les  communions  chrétiennes  s'accordent  à  l'ordonner. 
Aux  États-Unis,  il  est  prescrit  par  la  loi  et  par  les  mœurs.  En  France, 
il  est  effacé  de  nos  lois  et  il  tend  à  disparaître  de  nos  mœurs.  Que 
faut-ildonc?...  Réformer  les  lois,  oui,  sans  doute,  à  certains  égards, 
pour  rendre  l'observation  de  ce  repos  possible  à  tous,  mais  non  pas 
assurément  pour  l'imposer;  et  ce  qui  importe  bien  autrement,  c'est 
de  réformer  les  mœurs.  Or  une.  société  libre  vient  précisément  de 
se  former  dans  ce  but;  une  ligue  populaire  pour  l'observation  du 
dimanche  s'est  établie.  Je  n'ai  pas  à  en  parler  ici,  car  elle  se  com- 
pose, pour  la  plus  grande  part,  des  membres  des  Unions  de  la  paix 
sociale.  Ce  sont  eux  qui  y  figurent  en  plus  grand  nombre.  Des 
hommes  appartenant  aux  croyances  et  aux  opinions  les  plusdiffé- 


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146  RÉUNION  ANNUELLE. 

rentes  s'y  rencontrent;  MM.  Jules  Simon  et  Léon  Say  la  dirigent,et, 
si  elle  réussit,  ce  sera  un  désordre  public  réprimé  et  détruit  par  une 
œuvre  d'initiative  privée  ;  ce  sera  un  service  public  accompli  par  des 
hommes  qui  n'auront  pas  agi  en  cette  circonstance  en  qualité  de 
ministres  ou  de  fonctionnaires,  mais  en  qualité  de  citoyens  indé- 
pendants et  libres.  [Applaudissements,] 

Pour  revenir  aux  États-Unis,  ce  repos  du  dimanche,  si  rigoureu- 
sement observé,  si  religieusement  gardé,  est,  à  lui  seul,  une  per- 
manente et  continuelle  profession  de  foi;  à  cette  profession  de  foi 
bien  d'autres  viennent  s'ajouter.  A  chaque  période  de  sa  vie,  ce 
peuple  éprouve  le  besoin  de  rendre  à  Dieu  un  public  et  solennel 
hommage.  Sans  remonter  plus  haut  que  le  moment  où  il  est  arrivé 
à  la  vie  nationale,  dans  sa  déclaration  d^indépendance  il  c  prenait 
le  Juge  suprême  à  témoin  de  la  droiture  de  ses  intentions,  et, 
pour  le  succès  de  son  entreprise,  il  se  plaçait  avec  confiance 
sous  la  protection  de  la  providence  divine  ».  Depuis  lors,  le 
temps  s'est  écoulé,  les  bons  et  les  mauvais  jours  se  sont  suc- 
cédé. Si  occupé  qu'il  fût  des  intérêts  et  des  besoins  terrestres,  il 
a  constamment  marché  en  la  présence  de  Dieu.  A  l'époque  oîi  la 
guerre  civile  le  déchirait,  où,  dans  ce  déchirement  sanglant,  il 
était  menacé  de  périr,  son  chef  élu  prononçait  en  son  nom  ces 
paroles  mémorables  :  «  Avec  ardeur  nous  espérons,  avec  ferveur 
nous  demandons  que  cette  effroyable  calamité  s'éloigne  de  nous. 
Pourtant,  s'il  plaît  à  Dieu  qu'elle  continue,  il  faudra  dire  encore, 
comme  il  a  été  dit  il  y  a  3000  ans  :  Justes  et  vrais  sont  les  juge- 
ments du  Seigneur.  » 

Lorsque  Lincoln  tenait  ce  langage,  il  était  lui-même  tout  près  de 
succomber  comme  une  sorte  de  victime  expiatoire,  et  la  calamité 
dont  il  parlait  allait  finir;  la  lutte  touchait  à  son  terme,  le  calme  et 
la  prospérité  devaient  bientôt  revenir  et,  désormais,  chaque  année, 
le  Président  des  États-Unis  ordonne  qu'une  journée  soit  consacrée 
ti  des  actions  de  grâces  solennelles,  il  invite  tous  les  citoyens  à 
remercier  Dieu  (ce  sont  les  termes  du  plus  récent  message  publié  à 
cesujel)  «  pour  les  bienfaits  de  sa  providence,  pour  la  paix  dans 
laquelle  il  leur  a  permis  de  les  goûter,  pour  la  conservation  des 
libertés  civiles  et  religieuses  que  sa  sagesse  a  inspiré  à  leurs  pères 
d'établir  et  qu'il  leur  a  donné  la  force  de  conserver.  »  {Applaudis^' 
sements.) 

Enfin  un  nouveau  parti  parvient-il  au  pouvoir,  un  nouveau  pré- 


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DE  LA    SÉPARATION  DE  l'ÉGUSE  ET  DE  L*ÉTAT.  147 

sideni  monte-t-il  au  Capitole  pour  prendre  possession  du  gouver- 
nement, il  ne  manquera  pas,  lui  aussi,  de  s'incliner  devant  la 
puissance  invisible  et  suprême.  Voici  par  quelles  paroles  se  ter- 
mine le  discours  d'inauguration  qu'a  prononcé,  le  4  mars  der- 
nier, le  président  Gleveland  :  <r  Lorsque  je  considère  combien  la 
tâche  que  je  dois  remplir  dépasse  mes  propres  forces,  ce  qui  m'em- 
pêche d'être  découragé  c'est,  par-dessus  tout,  la  certitude  qu'il  est 
un  être  suprême  qui  dirige  les  affaires  des  hommes  et  dont  la 
bonté  et  la  miséricorde  ont  toujours  accompagné  le  peuple  améri- 
cain. Il  ne  se  détournera  pas  de  nous  maintenant,  je  le  sais,  si  nous 
recherchons  humblement  et  respectueusement  sa  puissante  assis- 
tance, n  [Applaudissements.) 

Voilà,  Messieurs,  comment  parle  le  chef  élu  d'un  peuple  libre.  Il 
faut  plaindre  une  nation  qu'on  a  désaccoutumée  d'un  tel  langage  ; 
il  faut  plaindre  une  nation  dont  les  chefs  ne  savent  plus  regarder 
en  haut.  En  parlant  ainsi,  le  président  des  Ëtats-Unis  n'entend 
po.ieretne  porte  en  effet  aucune  atteinte  à  la  liberté  d'aucune 
coii  cience  et  à  Tindépendance  d'aucun  culte.  Les  doctrines  (on  ne 
le  \oit  que  trop  en  ce  pays)  peuvent  se  multiplier,se  diviser  et  chan- 
ger à  l'infini  ;  chacun  est  libre  de  croire  ce  qu'il  veut,  de  professer 
ce  qu'il  croit,  et  même  de  ne  rien  croire.  Les  incroyants,  les  infi- 
dèles, les  agnostiques,  comme  on  dit  en  ce  pays,  ne  sentent  peser 
sur  eux  aucune  contrainte,  aucune,  si  ce  n'est  celle  de  l'opinion 
publique  qui  les  rejette  et  qui  les  exclut.  (Ajpplaudissements.) 

Mais,  jusque  dans  ses  plus  étranges  écarts,  la  liberté  indivi- 
duelle est  respectée,  et,  en  même  temps,  un  hommage  public  est 
rendu  à  Dieu  au  nom  du  peuple.  {Applaudissements.) 

Voici  donc,  ce  me  semble,  comment  on  peut  apprécier  le 
régime  des  États-Unis  ;  voici  comment,  si  je  ne  me  trompe,  il 
pourrait  se  résumer  :  Si  l'Église  est  séparée  de  l'Etat,  c'est-à-dire 
indépendante  du  pouvoir  civil,  la  nation  reste  intimement  unie  à 
la  religion  ;  elle  professe  sa  foi  dans  ses  paroles  et  dans  ses  actes, 
et  l'on  ne  pourrait  pas  plus  l'en  séparer  qu'on  ne  peut  séparer 
l'âme  du  corps.  (Longue  salve  d'applaudissements,) 

Vicomte  de  Meaux. 


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LES  RÉCENTS  PROGRÈS  DU  SOCIALISME 


EN    ALLEMAGNE 


COMMUNICATION  A  LA  RÉUNION  ANNUELLE  I)A^'S  LA  SÉANCE    DU  31  MAI  1893. 


L'attention  publique  vient  d*êlre  vivement  frappée  par  la  brusque 
dissolution  du  Reichslag  allemand.  Les  circonstances  qui  ont  amené 
Guillaume  II  à  prendre  cette  grave  mesure  nous  ont  montré  qu'il  y 
avait  aujourd'hui  un  désaccord  profond  entre  Tempereur  et  une 
partie  des  habitants  de  TEmpire.  Elles  nous  ont  surtout  laissé 
entrevoir  l'existence  d'une  hostilité  sourde  des  divers  États  de 
TAllemagne  envers  la  Prusse,  qui,  depuis  la  guerre,  cherche  à 
imposer  sa  tutelle  à  tous  les  Allemands.  Ceux-ci  commencent  à 
trouver  que  le  joug  prussien  est  un  peu  lourd  à  porter  :  quelques 
jours  avant  la  dissolution  du  Reichstag,  M.  Daller,  président  du 
groupe  bavarois  des  députés  du  centre,  déclarait  que  lui  et  ses  col- 
lègues voteraient  résolument  contre  le  projet  de  loi  militaire,  en 
ajoutant  ces  paroles  significatives  ;  «  Si  les  députés  prussiens  réus- 
sissent à  faire  passer  ce  projet  (ce  que  je  crois  impossible),  il  faut 
que  le  centre  bavarois  se  sépare  de  la  Prusse.  »  Et  il  terminait  par 
ces  mots  :  «  N'avions-nous  pas  raison  de  nous  défendre  en  1866  et 
en  1871  ?  La  Prusse  est  un  État  militaire,  et  n'a  pas  d'égards  pour 
ses  sujets,  encore  moins  pour  nous  Bavarois  !»  —  On  faisait  cir- 
culer dernièrement  (mai  1893)  dans  les  villages  de  la  Bavière  et  du 
Palatinat  un  manifeste  séparatiste  invitant  les  électeurs  à  s'op- 
poser au  projet  de  réforme  militaire.  «  Une  nouvelle  guerre, 
disait  ce  manifeste,  rendrait  la  Prusse  toute  puissante,  et  voilà 
pourquoi  on  nous  invite,  nous  autres  Bavarois,  à  verser  des  mil- 
lions et  le  sang  de  nos  enfants.  Ce  serait  la  fin  de  notre  existence 
comme  nation  libre.  Nous  vous  invitons  donc,  frères  bavarois,  à 
vous  opposer  de  toutes  vos  forces  aux  projets  prussiens.  » 

Je  ne  crois  pas  cependant,  messieurs,  que  l'Empire  allemand  soit 


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LES  PROGRÈS   DU   SOCIAUSME   EN  ALLEMAGNE.  149 

près  de  se  disloquer.  A  supposer  que  le  nouveau  Reichstag  soit  aussi 
peu  disposé  que  l'ancien  à  voter  les  crédits  demandés,  je  suis  con- 
vaincu qu'on  finira  par  trouver  un  terrain  de  conciliation.  L'empe- 
reur probablement  ne  cédera  pas  complètement,  son  amour-propre 
est  engagé,  et  les  Hohenzollern  sont  d'ailleurs  connus  pour  leur 
obstination.  Mais  il  tient  aussi  à  sa  popularité,  et  les  nouveaux  élus 
ayant  cinq  ans  de  législature  devant  eux,  consentiront  vraisembla- 
blement à  traiter  avec  le  gouvernement  qui  fera  voter  un  com- 
promis (1).  J'ai  peine  à  croire  que  cette  agitation  séparatiste,  dont 
nous  aimons  à  relever  les  divers  indices,  soit  aussi  profonde  que 
certains  journaux  se  plaisent  à  le  répéter.  11  est  pour  l'Empire  un 
autre  danger  bien  plus  grave  que  ces  velléités  particularistes,  je 
veux  parler  de  la  poussée  formidable  de  cette  démocratie  sociale 
avec  laquelle  le  gouvernement  cherchera  en  vain  à  transiger. 

Les  progrès  du  socialisme  dans  l'Europe  entière  sont  connus  de 
tous.  Nulle  part  ces  progrès  n'ont  été  plus  rapides  qu'en  Allema- 
gne :  ce  pays  est  devenu  depuis  quelques  années  le  quartier  général 
du  socialisme  parce  qu'il  a  été  historiquement  le  mieux  préparé 
pour  enétrele  berceau.  C'est  là  que  cette  doctrine,  suivant  l'expres- 
sion du  député  Joerg,  fait  son  éducation  philosophique  et  scienti- 
fique. 

Il  n'y  avait  encore  dans  le  Reichstag  qui  vient  d'être  dissous  que 
.36  députés  socialistes  ;  mais  nous  devons  constater  qu'aux  der- 
nières élections  (celles  de  1890)  1,427,000  voix  se  sont  portées  dans 
tout  l'Empire  sur  des  candidats  socialistes  :  c'est  le  chiffre  le  plus 
élevé  qu'un  parti  ait  obtenu.  Les  106  députés  du  centre  ont  été  élus 
par  un  nombre  de  suffrages  moindre;  et  si  les  députés  socialistes 
ne  sont  pas  plus  nombreux,  cela  tient  à  ce  que  les  circonscriptions 
électorales  sont  adroitement  découpées  au  profit  des  libéraux  et  des 
conservateurs.  Mais  le  socialisme  ne  peut  manquer  de  faire  de  nou- 
veaux progrès,  et  je  suis  persuadé  qu'aux  prochaines  élections  les 
candidats  socialistes  vont  recueillir  plus  de  2  millions  de  suf- 
frages (2).  Bebel  prétend  que  lorsque  l'Allemagne  aura  soixante  mil- 

(1)  La  discussion  Tient  do  s'ongager  au  Reichstag  sur  ce  terrain  et  M.  de  Ca- 
privi  a  repris  au  nom  du  gouvernement  une  partie  des  propositions  antérieures 
du  député  Huene. 

(2)  Mes  prévisions  à  cet  égard  se  sont  réalisées.  Et  si  dans  le  nouveau  Reichstag 
les  députés  socialistes  no  sont  encore  que  4o,  cela  tient  toujouos  à  la  manière 
dont  les  circonscriptions  électorales  sont  établies.  Pour  que  la  proportion  fût 
équitable,  il  devrait  y  avoir  une  centaine  de  députés  socialistes  au  moins  sur  397, 
soit  un  quart  du  Reichstag. 


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'ïr' 


150  RÉUNION  ANNUELLE. 

lions  d'habitants  (ce  qui  arrivera  dans  douze  ans),  par  le  simple 
effet  du  suffrage  universel,  le  gouvernement  passera  aux  mains  des 
ouvriers.  Engels  va  plus  loin  :  dans  une  lettre  adressée  au  député 
Lafargue,  il  fixe  à  Tannée  1898  le  moment  où  le  parti  socialiste 
sera  assez  fort  en  Allemagne  pour  s'emparer  du  pouvoir.  Le  socia- 
lisme est  donc  un  facteur  important  dans  Thistoire  contemporaine 
de  TAUemagne;  quels  que  soient  nos  sentiments  à  l'égard  de  cette 
doctrine,  nous  devons  l'envisager  impartialement  et  nous  rendre 
compte  des  causes  de  ses  progrès. 


Je  ne  veux  pas  entreprendre  ici  une  étude  complète  du  socialisme 
allemand.  Il  suffira  de  vous  rappeler  que  ses  origines  sont  plus 
lointaines  qu'on  ne  se  Tiroagine  habituellement.  Dès  1835  Henri 
Heine  écrivait  ces  paroles  mémorables  :  «  Le  tonnerre  allemand 
n'est  pas  très  leste,  il  roule  un  peu  lentement...  mais  il  viendra  et 
vous  entendrez  un  craquement  comme  jamais  craquement  ne  s'est 
fait  entendre  dans  l'histoire  du  monde...  11  se  passera  alors  en  Alle- 
magne un  drame  auprès  duquel  la  Révolution  française  paraîtra 
une  innocente  idylle.  »  Neuf  ans  plus  tard,  en  1844,  parurent  les 
Annales  françaises-allemandes,  et  en  1847,  Marx  lança  ce  fameux 
manifeste  contre  la  bourgeoisie  où  l'on  trouve  déjà  exposés  les 
principes  qui  guident  encore  aujourd'hui  le  socialisme  contempo- 
rain. Mais  les  idées  socialistes  eurent  alors  peu  de  succès  ;  la 
grande  industrie  n'était  pas  assez  développée,  les  prolétaires  alle- 
mands n'étaient  pas  pénétrés  comme  nos  ouvriers  français  des 
idées  égalitaires  de  la  Révolution,  ils  étaient  encore  emprisonnés 
dans  une  organisation  corporative,  et  notre  révolution  de  1848  les 
laissa  en  somme  assez  indifférents. 

C'est  en  1862  qu'un  émule  de  Marx,  plus  orateur  que  lui,  Ferdi- 
nand Lassalle,  commença  par  toute  l'Allemagne  une  propagande 
enflammée  qui  en  deux  ans  remua  tout  le  pays.  Il  ne  sera  pas  inu- 
tile de  remarquer  en  passant  que  Lassalle  employa  surtout  son 
éloquence  à  allumer  les  convoitises.  Assez  viveur  lui-même,  il  re- 


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'  LES  PROGRÈS  DU  SOCIALISME  EN  ALLEMAGNE.  151 


1 


prochait  aux  ouvriers  leur  «  maudite  frugalité  »  et  fulminait  contre 
ceux  qui  leur  recommandaient  l'épargne.  C'est  à  cette  époque  que 
Hnternationale  fut  fondée,  et  en  1867  Marx  fit  paraître  son  grand 
ouvrage  a  Le  Capital  »  qui  est  devenu  comme  la  Bible  du  parti,  La 
conclusion  du  livre  est  la  suivante  :  le  capital  résulte  de  la  plus- 
value  arbitraire  que  l'employeur  retire  du  travail  de  l'ouvrier;  en 
d'autres  termes  le  capital  est  une  part  volée  du  salaire  de  l'ouvrier. 
C'est  à  peu  près  la  théorie  de  Proudhon. 

Ces  doctrines  eurent  beaucoup  de  succès.  Le  prolétariat  avait 
grandi  d'autant  plus  vite  que  la  classe  bourgeoise  était  peu  nom- 
breuse en  Allemagne,  n'ayant  pu  se  développer  comme  en  France  à 
cause  des  résistances  de  l'aristocratie.  Le  tiers  état  étant  peu  im- 
portant, le  quatrième  état  parvint  très  vite  à  prendre  une  place 
considérable.  La  guerre  de  1870  ne  lui  fut  nullement  avanta- 
geuse: nos  cinq  milliards,  accrus  encore  par  le  crédit  que  procure 
la  victoire,  mirent  aux  mains  du  gouvernement  le  capital  qui  lui 
avait  manqué  :  il  remboursa  une  partie  de  sa  dette.  Ce  rembourse- 
ment jeta  dans  la  circulation  des  sommes*  considérables  qui  furent 
témérairement  engagées  dans  toutes  sortes  de  spéculations.  Beau- 
coup ne  réussirent  pas  :  un  krach  se  produisit  en  i873,  et  la  crise 
atteignit  naturellement  les  ouvriers  qui  avaient  déserté  en  masse 
les  campagnes,  attirés  dans  les  villes  par  l'appât  du  gain.  Le  poids 
des  impôts  (nécessaires  pour  entretenir  une  armée  formidable),  la 
cherté  croissante  des  vivres,  l'insuffisance  des  salaires  amenèrent 
au  parti  des  recrues  de  plus  en  plus  nombreuses.  Un  grand  congrès 
se  réunit  à  Gotha  en  1875,  un  programme  commun  fut  adopté,  et  la 
démocratie  forma  dès  lors  une  sorte  d'Ëtat  dans  l'État.  Le  fruit 
immédiat  de  cette  union  fat  le  succès  aux  élections  de  1877  :  les 
candidats  socialistes  recueillirent  près  de  500,000  suffrages.  Depuis 
celte  époque,  en  dépit  de  lois  de  répression  terribles,  le  parti 
n'a  cessé  de  grandir  et  il  est  d'autant  plus  redoutable  que  ses 
<;hefs  exercent  sur  les  masses  une  très  grande  influence  et  sont  fort 
habiles  à  manier  le  suffrage  universel. 

Ce  qui  me  frappe  d'abord,  c'est  une  différence  entre  le  socialisme 
allemand  et  le  socialisme  français.  Il  me  semble  que  chez  nous  le 
socialisme  attire  non  seulement  ceux  que  Tordre  capitaliste  a 
déçus,  mais  peut-être  surtout  ceux  que  séduisent  les  formules 
simples  :  «  La  mine  aux  mineurs,  l'usine  aux  ouvriers,  la  terre  aux 
laboureurs,  les  trois  huit,  etc..  »  Le  socialisme  allemand  se  pré- 


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r- 


152  RÉUNION   ANNUELLE. 

sente  au  contraire  comme  une  doctrine  raisonnée  et  savante.  Ses 
partisans  ne  se  contentent  pas  de  déclamations  retentissantes  contre 
les  pouvoirs  publics,  les  bourgeois,  et  les  jouisseurs;  ils  s'efforcent 
de  procéder  scientifiquement,  leurs  théories  ont  des  racines  pro- 
fondes dans  la  philosophie  de  l'histoire  et  la  philosophie  du  droit. 
Marx  et  Lassalle  ont  été  des  hégéliens,  et  le  «  Capital»  est  hérissé 
d*un  appareil  dialectique  qui  le  rend  presque  inabordable.  Les  dis- 
ciples de  ces  deux  hommes  se  présentent  aussi  à  nous  comme  des  re- 
mueurs  d'idées  et  des  chercheurs  de  principes  :  on  retrouve  chez 
eux  cette  manie  de  théoriser  que  les  Allemands  ont  dans  le  sang, 
cherchant  toujours  le  côté  universel  des  choses,  et  essayant  de  con- 
cevoir toutes  les  questions  au  point  de  vue  d'un  système  du  monde 
{dnêr  Wêltanschauung).  C'est  au  fond  une  habileté  de  présenter 
ainsi  la  doctrine  sous  une  forme  abstraite  :  on  la  fait  profiter  du 
re&pect  qu'inspire  à  notre  siècle  tout  ce  qui  porte  la  livrée  de  la 
science. 

L'idée  d'une  construction  savante,  telle  est  donc  la  première  im- 
pression qui  se  dégage  d'une  étude  rapide  du  socialisme  allemand. 

Les  socialistes  allemands  n'ont  pas  tous  la  même  doctrine.  Jus- 
qu'à, ces  dernières  années  il  y  avait  deux  courants  distincts  qui  ap- 
paraissent clairement  lorsqu'on  compare  l'ancien  programme  de 
Gotha  avec  ceux  des  congrès  récents  de  Halle  (1890),  d'Erfurt  (1891) 
et  de  Berlin  (1892). 

Le  congrès  de  (lOlha  avait  accepté  un  socialisme  mitigé  :  la 
doctrine  collectiviste  de  Marx  avait  été  corrigée  par  les  idées  de 
Lassalle,  qui  s'était  rapproché  de  Bismarck,  et  qui,  contrairement 
à  Marx,  aux  yeux  duquel  l'État  était  radicalement  incapable  de 
combattre  le  paupérisme,  demandait  à  l'État  d'assurer  le  bien-être 
des  masses  (1).  Lassalle  maintenait  la  propriété  privée.  Ce  qu'il 
rêvait  au  fond,  c'était  une  sorte  de  socialisme  d'État  national;  ce 
qu'il  demandait,  c'était  une  société  coopérative  de  production  avec 
la  subvention  de  l'État. 

Quelques-uns  des  théoriciens  et  des  chefs  les  plus  marquants  du 
parti  parurent  assez  disposés  à  accepter  ce  tempérament.  Dans  un 
discours  prononcé  le  31  mai   1881,  Liebkhecht  déclarait  qu'il  ne 


(1)  Voir  le  journal  si  curieux  de  F. Lassalle  publié  par  Paul  Lindau  dans  la  Rerue 
Nord  M/idSad, avrU-juin  i^9\.CLQ.Aà\eT.GeschicMederersten  sçzialpolitischen 
Arbeiterbewegung  in  Deulschland  ;  1885,  et  Entwickelung  des  sozialistischen  Pro- 
gramms.  {Jahrbûcher  filr  Nationalœkonomie.».  février  1891). 


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LES  PROGRÈS  DU   SOCIALISME  EN   ALLEMAGNE.  153 

demandait  pas  mieux  que  de  fortifier  PËtat,  toutes  les  fois  que 
celui-ci  cherchait  à  diminuer  la  distance  qui  séparait  les  pauvres  et 
les  riches*  Encore  en  1884,  lorsqu'on  discutait  la  prolongation 
de  la  loi  contre  les  socialistes,  il  flattait  TËlat,  tout  en  re- 
connaissant que  TËtat  actuel  ne  répondait  pas  à  son  idéal.  Et 
quelques  mois  plus  tard,  lorsqu'on  discuta  la  loi  sur  les  accidents 
du  travail,  il  déclara  qu'il  voterait  pour  elle  en  ajoutant  ces  paroles  * 
significatives  :  «  C'est  pour  nous  le  coin  que  la  main  du  chancelier 
enfonce  dans  la  vieille  organisation  sociale,  et  dont  le  «gros  bout 
finira  par  faire  éclater  le  reste.  » 

Mais  les  derniers  congrès  nous  mettent  en  présence  d'une  doc- 
trine bien  plus  radicale  et  bien  plus  précise.  Le  socialisme  mitigé 
de  Lassalle  a  définitivement  cédé  devant  la  doctrine  plus  scientifi- 
que et  nettement  collectiviste  de  K.  Marx  et  de  Frédéric  Engels. 
Aussi  le  professeur  Adolphe  Wagner  a'-t-il  déclaré  au  dernier  con- 
grès évangélique  que  le  nouveau  programme  était  bien  plus  dan- 
gereux que  l'ancien  (1). 

Ce  retour  vers  le  collectivisme  et  ce  refus  de  toute  entente  avec 
TËlat  s'expliquent  par  des  raisons  diverses.  Les  disciples  fidèles  de 
Marx  constataient  depuis  quelques  années  que  le  parti  socialiste 
était  menacé  de  ne  pas  rester  assez  franchement  prolétaire  et 
ouvrier.  Depuis  quelques  années  il  avait  recruté  bon  nombre  de 
petits  marchands,  de  petits  commerçants,  de  petits  propriétaires. 
Souvent  dans  les  réunions  socialistes  la  majorité  n'était  pas  com- 
posée d'ouvriers  proprement  dits.  On  faisait  même  remarquer  que 
parmi  les  36  députés  socialistes  qui  siégeaient  au  Reichstag,  il  y 
en  avait  plus  de  la  moitié  qui  n'étaient  pas  des  ouvriers  (2).  On 
craignait  dans  ces  conditions  que  le  parti  socialiste  ne  penchât  un 
peu  trop  vers  l'opportunisme,  et  ne  «  s'emmarécageât»  dans  le  pos- 
sibilisme.  Bebel  (qui  est  un  ancien  ouvrier  tourneur)  et  plusieurs  au- 
tres parmi  les  meneurs  les  plus  écoutés  dénoncèrent  l'intrusion  du 
petit  bourgeoisisme  {Kleinburgerthum)  dans  la  démocratie  sociale. 
Ils  prétendirent  que  si  un  parti  composé  exclusivement  d'ouvriers 
était  naturellement  enclin  au  socialisme,  un  parti  qui  serait  com- 

(i)  Adolphe  Wagner.  Dos  neue  sozialdemokratisc/ie  Programm.  Vortrag...  ge- 
iudtcn  am  21  april  1892. 

(2)  Ban»  MtQlor  {Der  Klassenkampf  in  der  deutschen  Sozialdemocratie^ 
Ziiricht  1^92,  p.  20)  compte  i  avocat  (Stadthagen),  2  rentiers  (Singer  et  Vollmarj, 
é  liôteliers,!  fabricants  ou  marchands  de  cigares,  3  imprimeurs  ou  éditeurs, 
et  3  marchands. 

L>   RÉF.  Soc,  16  juillet  189:<.  3«  Sér.,  t.  VI  ^t.  XXVI  col.'!  11 


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154  RÉUNION   ANNUELLE. 

posé  de  petits  propriétaires  et  de  petits  bourgeois  serait  forcément 
réfractaire  à  quelques-unes  des  applications  de  la  doctrine.  En  tout 
cas  de  petits  bourgeois  n'ont  pas  à  leurs  yeux  l'esprit  suffisam- 
ment révolutionnaire.  Ils  doivent  être  d'autant  plus  suspects  que  le 
peuple  allemand  n'est  pas  révolutionnaire  par  tempérament  :  il  a 
depuis  longtemps  contracté  des  habitudes  de  respect,  de  soumis- 
sion, de  docilité,  dont  nous  autres  Français  n'avons  pas  idée.  Et 
'  Bebel  ajoutait  :  «  Celui  qui  perd  le  contact  avec  les  masses,  celui 
dont  la  situation  sociale  grandit,  et  qui  s'élève  peu  à  peu  à  un  rang 
plus  élevé  dans  la  hiérarchie  des  classes,  modifie  d'une  façon 
inconsciente  ses  propres  sentiments.  L'orientation  de  son  esprit 
change,  il  dévie  peu  à  peu  de  la  vraie  doctrine  socialiste!  » 

Les  nouveaux  programmes  (notamment  le  programme  d'Erfurt 
élaboré  au  mois  d'octobre  1891)  sont  donc  plus  radicaux  que  l'an- 
cien programme  de  Gotha.  Les  Girondins  du  parti  ont  vainement 
essayé  de  lutter  contre  les  Jacobins.  Ce  sont  les  Jacobins  qui  ont, 
comme  en  France  il  y  a  cent  ans,  remporté  la  victoire  (1). 

Le  nouveau  programme  est  au  surplus^ très  savant.  C'est  une  véri- 
table construction  scientifique,  dont  une  partie  seulement  peut  être 
comprise  des  ouvriers.  J'y  relève  deux  traits  importants.  D'abord 
la  façon  non  équivoque  dont  on  repousse  le  socialisme  d'Ëtat. 
On  laisse  sans  doute  à  la  charge  de  TEmpire  l'assurance  ouvrière  ; 
mais  on  déclare  n'attacher  qu'une  valeur  éphémère  à  cette  protec- 
tion du  travail.  Bebel  la  compare  à  une  musique  d'entr'acte  entre 
le  vieux  monde  de  la  bourgeoisie  qui  disparait  et  le  nouveau  monde 
du  prolétariat  encore  à  l'état  de  devenir.  Si  on  demande  provisoi- 
rement une  protection  pratique  du  travail,  c'est  parce  qu'on  sait 
bien  que  les  ouvriers  n'attachent  qu'une  médiocre  importance  aux 
pures  théories,  et  tiennent  avant  tout  aux  réformes  effectives. 
Mais  on  prend  soin  dfe  répéter  que  le  socialisme  d'État  n'est  qu'un 
leurre  ;  et,  dans  les  discours  prononcés  depuis,  on  s'efforce  de  dé- 
montrer —  avec  statistiques  à  Tappui,  —  que,  dans  la  famille,  dans 
l'atelier,  dans  la  grande  industrie,  dans  la  mine,  dans  les  associa- 
tions corporatives,  l'intervention  de  l'État  (qui  tend  en  Allemagne 
encore  bien  plus  qu'en  France  à  se  charger  de  ce  que  l'initiative 
privée  pourrait  faire)  est  contraire  à  la  justice  et  aux  intérêts  dont 
les  socialistes  se  disent  les  seuls  bons  défenseurs. 

(1)  Kaatsky.  Das  Erfurter  Programm,  3"  édition  1892;  V.  aussi  le  récent  ou 
vrage  Volksdienst  von  einem  Socialarislokraten^  1893. 


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LES   PROGRÈS  DU   SOCULISME  EN   ALLEMAGNE.  155 

On  repousse  également  les  propositions  relatives  à  la  conciliation 
et  à  l'arbitrage.  Les  ouvriers  allemands  paraissent  avoir  très  peu 
de  confiance  dans  l'arbitrage.  Les  meneurs  affectent  de  parti  pris 
de  se  désintéresser  de  ces  questions  (qui  pourraient  amener  la  paix 
sociale  si  on  s'appliquait  loyalement  à  les  résoudre).  Liebknecht,  au 
congrès  de  Marseille,  s'est  borné  à  répondre  dédaigneusement 
qu'il  y  avait  là  en  effet  une  agréable  matière  pour  des  conférences 
ou  des  articles  de  revue. 

Le  second  trait  caractéristique  du  nouveau  programme,  c'est 
l'afGrmation  très  nette  du  caractère  international  du  socialisme.  Il 
faut  mettre  dans  l'esprit  des  ouvriers  qu'il  s'agit  pour  eux  bien 
moins  de  nationalités  hostiles  que  de  classes  rivales  ;  que  les  entre- 
preneurs et  les  exploiteurs  sont  leurs  seuls  ennemis  ;  que  Tidéal 
socialiste,  pour  briller  de  tout  son  éclat,  doit  embrasser  le  monde 
entier.  11  faut,  leur  dit-on,  que  les  différences  de  mœurs  et  de  ca- 
ractères s'effacent  pour  faire  place  à  une  fraternité  universelle. 
Comme  l'Église  catholique,  les  socialistes  poursuivent  une  véritable 
unité  de  foi  et  de  discipline,  et  comptent  sur  la  lente  évolution  de 
l'avenir,  sur  l'atténuation  de  l'esprit  de  conquête  et  le  développe- 
ment de  l'industrie  moderne  pour  étouffer  les  instincts  belliqueux. 
Ils  déclarent  pompeusement  que  le  rapprochement  entre  les  na- 
tions et  les  races  sera  l'œuvre  de  la  classe  ouvrière  (1). 

Cet  internationalisme  absolu  n'a  pas  été  accepté  sans  réserve 
par  tous  les  socialistes.  La  lutte  des  nationalités  est  si  ardente  au- 
jourd'hui qu'il  est  bien  difficile  de  n'en  pas  tenir  compte.  Lieb- 
knecht a  déclaré  que  les  buts  internationaux  ne  faisaient  pas  oublier 
aux  socialistes  allemands  leurs  devoirs  d'Allemands.  Et  vous  savez 
que  la  situation  du  parti  vis-à-vis  de  la  Russie  aussi  bien  que  vis- 
à-vis  de  la  France  est  fort  ambiguë.  A  ce  point  de  vue  (et  c'est 
là  un  point  de  vue  très  délicat  et  très  important)  il  s'est  formé 
trois  groupes  dans  le  parti  :  un  premier  groupe  qu'on  peut  appeler 
nationaliste,  et  dont  l'un  des  principaux  chefs  est  le  député  bava- 
rois Vollmar,  croit,  sans  repousser  le  programme  d'Erfurt,  que 
l'internationalisme  n'est  qu'un  rêve;  un  second  groupe,  dont  le 
meneur  le  plus  connu  est  le  typographe  Werner,  est  franchement 
internationaliste  ^â);  le  troisième  groupe  (le  plus  nombreux)  est  dirigé 

(1)  V.  le  petit  livre  si  instructif  du  chanoine  Winterer,  Le  socialisme  interna'» 
tional,  1890. 

(2)  Les  membres  de  ce  groupe  s'appellent  les  «  Jeunes  »  ou  les  «  Indépen* 


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156  RÉUNION  ANNUELLE. 

par  Bebel,  Liebknecht,  Singer,  etc.,  c'est-à-dire  par  des  hommes 
qui  sont  à  la  fois  nationalistes  et  internationalistes.  Pénétrés  de  la 
doctrine  hégélienne,  ils  comptent  sur  Vavenir  pour  assurer  ce  con- 
cours des  forces  internationales  qui,  selon  eux^  est  indispensable 
au  progrès  de  la  civilisation.  Mais  s'ils  votent  contre  l'accroissemeul 
des  crédits  militaires,  ils  sont  résolus,  en  cas  de  guerre  défensive, 
à  se  battre  courageusement,  et  leurs  invocations  en  faveur  du  dé- 
sarmement sont,  de  leur  aveu  même,  purement  platoniques. 

Est-ce  à  dire  que  la  formation  de  plusieurs  groupes  et  même  les 
gros  mots  qui  ont  été  échangés  indiquent  des  scissions  profondes 
dans  le  parti?  En  aucune  façon  :  il  ne  faut  pas  nous  faire  d'illusions 
à  cet  égard.  Au  récent  Congrès  de  Berlin,  en  novembre  dernier, 
Vollmar,  qui  penche  vers  le  socialisme  d'État,  et  Liebknecht  ont 
fini  par  s'entendre,  et  tous  se  mettent  très  vite  d'accord  dès  qu'il 
s'agit  de  marcher  à  l'assaut  du  capitalisme.  On  ne  se  demande 
même  pas  s'il  est  entre  les  mains  de  juifs  ou  de  chrétiens,  et  les 
socialistes  allemands  ne  sont  pas  antisémites  dans  le  sens  habituel 

du  mot. 

Mais  il  ne  suffit  pas  de  lire  les  programmes  et  d'en  dégager  les 
traits  principaux  :  il  est  surtout  nécessaire  pour  comprendre  la 
cause  des  progrès  récents  du  socialisme,  de  connaître  la  manière 
dont  la  doctrine  se  propage  et  se  répand. 


11 


Les  questions  relatifs  à  la  propagande  ont  tenu  une  place  consi- 
dérable dans  les  discours  prononcés  aux  derniers  Congrès.  Je  suis 
même  porté  à  croire  qu'il  ne  faut  pas  attacher  trop  d'importance 
au  programme  lui-même  :  un  programme  ne  vaut^l  pas  surtout 
par  l'emploi  qu'on  en  fait? 

dants  »  Une  Ki'ande  réunion  fut  organisée  par  eux  à  Berlin,  le  20  octobre  1891. 
diLna  la'lcrande  salle  delà  Ressource  (Kommandantcnstrasse)  ;  on  nomma  une 
Commission  de  1  membres  qui  fut  chargée  de  s'opposer  à  rinvasion  du  bour- 
^eoisisme  et  de  fonder  un  nouveau  journal  Der  Soziatst.  Cette  opposition  na 
«M  formulé  de  nouveau  programme.  EUe  veut  simplement  ebmmer  du  parti 
HociaUste  les  éléments  possibiUstes,  opportunistes,  etc.  Pour  regénérer  la  démo- 
«ratie  il  faut  que  le  parU  sociaUste  reste  le  parU  des  prolétaires  ! 


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LES   PROGRÉS   DU   SOCIALISME  EN   ALLEMAGNE.  157 

Liebknecht,  dans  un  de  ses  principaux  discours,  a  vivement 
insisté  sur  la  nécessité  de  donner  aux  ouvriers  et  aux  recrues  du 
socialisme  une.  instruction  sérieuse  (dans  le  sens  que  vous  suppo- 
sez, bien  entendu).  Il  recommande  pour  cette  propagation  de  la 
doctrine  des  moyens  divers  :  articles  de  journaux  et  de  revues,  bro- 
chures et  commentaires  à  Tusage  des  ouvriers,  conférences,  pièces 
de  théâtre,  romans,  et  même  écoles  spéciales. 

Au  premier  rang  des  moyens  de  propagande  on  peut  d'abord 
placer  la  presse.  11  y  a  environ  140  journaux  socialistes  dont 
32  sont  quotidiens.  Le  Vorwàrts,  dont  Liebknecht  est  rédacteur,  est 
devenu  le  journal  officiel  du  parti.  Son  tirage  depuis  quelques 
années  a  considérablement  augmenté.  J'en  dirai  autant  de  la  Voîks^ 
tribune^  et  de  l'importante  revue  éUs  Neus  Zeit  fondée  il  y  a  quelques 
années  et  dont  le  rédacteur  en  chef,  M.  Kautsky,  est  un  écrivain  de 
talent  (1). 

On  cherche  aussi  maintenant  à  faire  pénétrer  le  socialisme 
parmi  les  paysans,  en  créant  des  feuilles  rédigées  spécialement  en 
vue  des  habitants  de  la  campagne.  Cette  préoccupation  s'est  mani- 
festée au  Congrès  réuni  à  Marseille  au  mois  de  septembre  dernier, 
et  on  a  étudié  les  procédés  à  employer  pour  recruter  des  adeptes 
parmi  les  paysans.  Mais  on  ne  sert  à  ces  braves  gens,pour  lesquels 
Tamour  de  la  terre  et  de  la  propriété  individuelle  est  un  préserva- 
tif puissant,  qu'un  socialisme  édulcoré,  accommodé  à  leur  usage. 
Les  écrivains  les  plus  intelligents  du  parti  déclarent  qu'il  ne  pourra 
être  question  de  collectivisme  agraire  aussi  longtemps  que  la  féo- 
dalité capitaliste  n'aura  pas  avancé  son  œuvre  de  concentration  de 
la  petite  propriété  (2). 

Après  la  presse,  les  conférences:  c'est  là  un  mode  de  propagande 
très  important.  On  a  constaté  que  la  parole  vivante  d'un  orateur 


(1)  Les  plas  importants  parmi  los  journaux  socialistes  sont  indiqués  dans  un 
appendice  de  YAlmanacfi  de  la  question  sociale  d*Argyriadès,  pour  1893,  p.  218. 
Je  citerai  parmi  les  plus  lus,  dans  le  Nord  de  l'Allemagne,  le  Hamburger  Echoy 
la,  Rheiniêch'Westfdlische  Arbeiterzeitung,  la  Freie  Pre^e  d'Elberfeld,  la  Volks^ 
stimme  de  Francfort,  la  Sâchsische  Arbeiterzeitung^  etc,;  ààns  TAllemagne  du 
Sud  la  Volkszeitung  d'Augsbourg,  la  MUnchener  Post,  la  Frdnkische  Tagesposl 
do  Nuremberg,  la  Schwdbische  Tagwacht  de  Stuttgart,  VUnler frdnkische  Volks^ 
tribune,  etc..  Plusieurs  de  ces  journaux  tirent  à  30  et  40,000  exemplaires. 

(2J  Cf.  dans  la  Revue  La  question  sociale,  n»  du  15  mai  1893,  p.  114,  le  remar- 
quable discours  do  M.  Hector  Denis,  recteur  de  PUniyersité  libre  de  Bruxelles, 
dont  les  tendances  socialistes  sont  bien  connues.  Y.  aussi  le  remarquable  article 
de  M.  le  comte  de  Rocquigny  sur  la  Propagande  socialiste  dans  les  campagnes. 
Correspondant  du  25  février  1893. 


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158  RÉUNION  ANNUELLE. 

un  peu  éloquent  (et  il  s'en  rencontre  souvent  dans  le  peuple)  pro- 
duit beaucoup  plus  d'effet  sur  les  ouvriers  que  les  articles  de 
journaux  ou  de  revues.  Plusieurs  des  chefs  du  parti,  Bebel,  Lieb- 
knecht,Vollmar,sont  des  orateurs  de  grand  talent. 

Aussi  organise-t-on  beaucoup  de  réunions,  surtout  dans  les  villes 
ouvrières,  et  spécialement  dans  les  faubourgs  de  Berlin.  On  trouve 
facilement  une  grande  salle  de  brasserie,  ou  (si  le  temps  le  permet) 
on  s'installe  tout  simplement  dans  le  jardin.  J'ai  pénétré  dans  quel- 
ques-unes de  ces  réunions,  et  j'ai  été  frappé  de  la  bonne  tenue  et  du 
calme  relatif  des  assistants.  Il  ne  faut  pas  croire  non  plus  qu'on  y 
entende  des  discours  incendiaires  :  on  ne  craint  pas  d'aborder  de- 
vant les  ouvriers  berlinois  (bien  différents  de  nos  ouvriers  français 
qui  font  immédiatement  du  tapage  ou  se  livrent  à  leurs  réflexions 
particulières)  les  questions  économiques  les  plus  ardues ,  les 
théories  les  plus  délicates  sur  la  valeur,  le  salariat,  la  participation 
aux  bénéfices,  les  assurances,  etc.  Si  l'Allemand,  naturellement 
flegmatique,  se  laisse  difllcilement  entraîner  à  l'action,  il  est  rai- 
sonneur et  ne  redoute  pas  les  démonstrations  compliquées.  Nos 
ouvriers  français  ont  été  souvent  préservés  de  la  contagion  de 
certaines  doctrines  par  un  fond  de  bon  sens  national  (qui  malheu- 
reusement parait  aujourd'hui  diminuer)  et  surtout  par  leur  amour 
de  la  clarté.  C'est  ainsi  que  les  prédications  amphigouriques  de 
Pierre  Leroux  n'ont  jamais  eu  sur  eux  beaucoup  d'influence.  Les  Alle- 
mands au  contraire  s'éprennent  d'autant  plus  volontiers  d'un  sys- 
tème qu'il  est  plus  savant.  Une  doctrine  qui  convie  à  la  spoliation 
des  riches  a  forcément  pour  les  déshérités  de  ce  monde  un  certain 
attrait.  Mais  c'est  la  façon  savante  dont  on  fait  miroiter  aux  yeux 
des  ouvriers  la  possibilité  de  celte  spoliation  qui  contribue  à  lui 
donner  plus  d'attrait.  L'attirail  pompeux  sous  lequel  on  leur  pré- 
sente la  doctrine  socialiste  selnble  la  rendre  irrésistible. 

Je  ne  puis  vous  parler  longuement  de  ces  conférences.  Il  me 
suffira  de  vous  dire  que  l'un  des  thèmes  favoris  des  orateurs  popu- 
laires, c'est  de  montrer  aux  ouvriers  qu'il  y  a  trois  facteurs  dans  la 
production  :  le  capital,  la  direction,  et  le  travail  ;  d'ajouter  que  ce 
dernier  facteur  est  le  plus  important,  et  de  montrer  qu'il  est  le 
moins  rémunéré.  Ils  affectent  d'oublier  (et  j'ai  peine  à  croire  qu'il 
n'y  ait  pas  un  peu  de  mauvaise  foi  de  leur  part)  que  c'est  en 
somme  le  capital  qui  court  à  peu  près  seul  les  risques  en  cas  de 
perte —  et  dans  l'industrie  les  pertes,  les  désastres  même,  sont, 


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LES   PROGRÈS   DU   SOCIALISME  EN   ALLEMAGNE.  159 

hélas  I  fréquents  ;  —  et  que  c'est  la  direction  qui  est  à  peu  près 
seule  la  cause  de  ces  bénéfices  exceptionnels  qui  les  offusquent 
tant.  Par  travail  ils  veulent  de  parti  pris  n'entendre  que  le  travail 
manuel,  Tefifort  corporel;  il  relèguent  à  Tarrière-plan  cet  esprit 
d'invention,  de  direction,  d'initiative, qui  a  transformé  le  monde,  et 
qui  le  modifie  chaque  jour.  C'est  surtout  de  ce  troisième  facteur 
si  important  qu'ils  ne  tiennent  pas  assez  de  compte  :  ils  savent 
pourtant  combien  il  est  nécessaire  pour  organiser  le  travail  et 
n'ignorent  pas  que,  si  l'intelligence  se  trouve  souvent  du  côté  du 
capital,  c'est  que  la  eulture  intellectuelle  nécessite  beaucoup  de 
ressources  et  exige  une  certaine  aisance. 

Un  autre  sujet  fréquemment  abordé  dans  les  conférences  popu- 
laires est  celui  des  associations  professionnelles.  On  cherche  à  les 
multiplier  le  plus  possible,  car  on  y  voit  un  instrument  puissant 
pour  la  propagande  socialiste.  C'est  en  parlant  de  l'organisation 
des  associations  professionnelles  que  Bebel,  au  Congrès  d'Ërfurl,  a 
prononcé  cette  phrase  :  «  C'est  dans  ces  associations  que  les  ouvriers 
doivent  être  formés  à  la  guerre  sociale  et  à  la  lutte  des  classes.  » 
J*ai  remarqué  aussi  l'attention  avec  laquelle  ils  s'intéressent  à  un 
phénomène  économique  auquel  ils  attribuent,  non  sans  raison,  une 
grande  importance.  Je  veux  parler  de  ces  associations  de  capitaux 
formées  soit  en  vue  d'une  spéculation  temporaire  (il  sufQt  de  rap- 
peler le  riyig  du  cuivre),  soit  sous  la  forme  permanente  de  syndi- 
cats, de  trusts,  de  cartels  (i).  Il  s'agit  en  ce  cas  de  coalitions  de 
producteurs  qui  parviennent  en  somme  à  régler  la  production  selon 
les  besoins  du  marché,  et  à  déterminer  les  prix.  Cette  organisation 
des  cartels  a  en  effet  beaucoup  d'affinité  avec  le  règlement  de  la 
production  réclamé  par  les  socialistes.  Le  Vorwàrts  espère  qu'on 
pourra  arriver  par  là  au  «  grand  cartel  »,  c'est-à-dire  à  la  commu- 
nauté de  production  socialiste. 

Voilà  quelques-unes  des  questions  qui  sont  le  plus  fréquemment 
agitées  dans  les  réunions  ouvrières.  Les  conférences  sont  ensuite 
imprimées,  elles  se  transforment  en  brochures  populaires  qui  son  t 


(1)  V.  à  co  sujet  l'un  des  meUleurs  chapitres  du  beau  livre  de  M.  Claudio 
Jannet  sur  le  Capital,  la  spéculation  et  la  finance^  p.  284.  Y.  aussi  Raffaloyich, 
Les  coalitions  de  producteurs  et  le  protectionnisme fi%^9.  Cf.  sur  les  Kartelle  en 
général  les  articles  de  Orossmann  et  de  Steinmann  Bûcher  dans  le  Jahrbuch  de 
Schmolier,  années  1891  et  1892  ;  et  celui  de  Bruno  Schoenlank  dans  la  Revue 
socialiste  Die  Neue  Zeif,,  année  1891,  I,  p.  326. 


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160  RÉUNION  ANNUELLE. 

vendues  à  bas  prix,  ou  même  distribuées  gratuitement  à  la  porte 
des  salles  de  réunion. 

Les  chefs  du  parti  ne  s'occupent  pas  seulement  de  questions 
sociales  :  Torganisation  devient  de  plus  en  plus  politique.  Ainsi 
pour  chacun  des  Wahlkreism  ou  cercles  électoraux  de  Berlin,  les 
socialistes  ont  un  conaité  électoral  permanent. 

Un  mode  de  propagande  qui  acquiertune  certaine  importance  et 
qu'on  ne  doit  point  passer  sous  silence,  c'est  le  théâtre.  Le  théâtre 
a  une  influence  considérable  au  point  de  vue  social.  C'est  un  puis- 
sant moyen  d'éducation  populaire.  Les  pièces,  très  réalistes,  de  plu- 
sieurs écrivains  à  la  mode,  comme  Sudermann,  Max  Halbe,  Erich 
lïartleben,  Gerhart  Hauptmann,  sont  parsemées  de  thèses  socia- 
listes (1).  Etmeme,  dans  un  ordreplus  élevé,  les  drames  de  Tolstoï  et 
dlbsen,  qui  ont  beaucoup  de  succès,  sont  fortement  imprégnés 
d'un  pessimisme  très  favorable  au  développement  des  tendances 
socialistes.  L*un  des  drames  les  plus  connus  d'Ibsen,  «  Hedda 
Gabier  )>,  qui  a  été  joué  cet  hiver  à  Berlin,  est  empreint  d'un  pessi- 
misme outré.  Un  autre  de  ses  drames,  «  l'Ennemi  du  peuple  »,  est 
une  violenle  attaque  contre  la  bourgeoisie.  Et  dans  son  dernier 
ouvrage,  «  l'Architecte  Solness»,  Ibsen  supposant  que  la  jouissance 
sensible  est  le  dernier  mot  des  choses,  se  place  pour  juger  le 
monde  au  point  de  vue  si  étroit  du  plaisir  individuel.  Le  remuant 
socialiste  Bruno  Wille  a  même  eu  l'idée  d'organiser  à  l'usage  des 
ouvriers  une  série  de  représentations  populaires.  Dans  Ja  freiê 
Volksbuhne  les  places  ne  sont  pas  louées,  mais  tirées  au  sort  :  c'est 
un  exemplaire  du  théâtre  de  l'avenir,  tel  qu'il  fonctionnera,  dit-on, 
quand  Berlin  sera  socialisé  (2). 

A  côté  des  pièces  de  théâtre,  il  convient  de  mentionner  aussi  les 
poésies  —  il  y  a  tout  un  Liederbtich  ouvrier  —  et  surtout  les  romans. 
Les  Allemands  lisent  beaucoup,  et  il  y  a  aujourd'hui  une  foule  de 
romanciers  socialistes  dont  les  ouvrages  n'ont  que  trop  de  succès. 
Je  citerai  ceux  de  Mackay,  de  Bruno  Wille,  de  Max  Stirner,  de 

(1)  On  sait  de  quel  souffle  de  haine  est  animé  le  drame  des  Tisserands  dont 
il  a  fallu  interdire  la  représentation  sur  la  scène  du  Théâtre  libre. 

(2)  A  la  suite  de  difficultés  personnelles  une  scission  s*est  produite,  et  il  y  a 
deux  théâtres  au  lieu  d'un.  La  direction  du  premier  appartient  au  parti  des 
«  Indépendants  »  ou  des  «  Jeunes».  L'autre  est  patronné  par  les  socialistes  ortho- 
doxes, et  on  y  joue  même  des  pièces  classiques.  Cf.  l'intéressante  brochure  de 
Kurt  Baecker  Die  Volksunterhaltung  vom  sozialpolitischen  Standpunkte,  4893; 
G.  Adler,  Soztalreform  und  ThecUer,  1892;  Bekelheim,  Die  Zukunft  ttnseres 
Volksthealer,  1892. 


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LES   PROGRÈS  DU   SOCIALISME   EN  ALLEMAGNE.  16i 

Frédéric  Nietzsche,  de  Minna  Kautsky,  de  Robert  Schweichel,  de 
Félix  HoUânder,  etc.  Il  y  a  aussi  une  série  d^ouvrages  traduits  du 
russe,  dont  la  lecture  ne  peut  être  sans  danger  (Turgeniew, 
Uspenski,  Sonja  Kowalewski,  etc.]-  Le  romande  Théodor  Hertzka, 
FreUand  (terre  libre),  n'a  pas  eu  moins  de  succès  que  celui  d'Ed- 
ward Bellamy,  Looking  Baekwàrd,  plus  connu  en  France  car  il  a  été 
traduit  sous  le  titre  :  Seul  de  son  siècle  en  Van  2000. 

Toute  cette  littérature,  si  superficielle  qu'elle  soit,  affecte  du 
moins  d'avoir  une  base  scientifique.  La  science  y  est  accommodée 
au  service  et  aux  intérêts  de  la  démocratie  socialiste.  Elle  donne 
au  peuple  des  formules  et  des  raisonnements  qui  sont  un  peu  au- 
dessus  de  sa  compréhension,  mais  c'est  ce  qu'il  aime.  Il  trouve 
là  une  sorte  de  compensation  à  la  monotonie  de  sa  vie  quoti- 
dienne. Et  on  doit  reconnaître  loyalement  les  connaissances 
acquises  par  certains  hommes  sortis  des  couches  les  plus  basses  de 
la  population  et  qui  ont  dû  consacrer  la  plus  grande  partie  de  leur 
vie  au  travail  manuel.  (]ette  demi-culture  sans  discernement  et 
sans  critique  contribue  malheureusement  beaucoup  à  éveiller  les 
sentiments  d'orgueil  et  Tesprit  de  révolte  ou  de  négation. 

A  ces  divers  modes  de  propagande  on  en  ajoute  un  nouveau,  on 
essaye  d'organiser  des  écoles  donnant  un  véritable  enseignement 
socialiste  professionnel.  Ainsi  au  mois  de  janvier  1891,  on  a  fondé 
à  Berlin  une  Arbeiterbiîdungsschule  qui  est  une  sorte  d'école  des 
hautes  étu<3les  socialistes  organisée  par  des  ouvriers  pour  des 
ouvriers,  et  qui  compta  bientôt  des  milliers  d'adeptes.  Les  princi- 
paux cours  portent  sur  l'histoire,  l'économie  politique  et  les 
sciences  naturelles.  C'est  la  question  pécuniaire  qui  est  la  pierre 
d*achoppement,  et  je  sais  de  bonne  source  que  cette  école  est  peu 
prospère  en  ce  moment  (1). 

II  va  sans  dire  que  les  socialistes  sont  absolument  hostiles  à 
toute  école  confessionnelle.  Si,  en  tant  que  doctrine  économique,  le 
socialisme  peut  s'accommoder  avec  des  opinions  diverses,  en  tant 
que  doctrine  philosophique  il  est  absolument  inconciliable  avec  le 
christianisme.  Il  se  donne  d'ailleurs  lui-même  comme  une  religion, 

(1)  L*ArbeiterbHdungs8chule  s'est  dédoublée  en  quatre  pour  être  mieux  à 
portée  des  divers  quartiers  de  Berlin.  Il  y  a  maintenant  les  Ecoles  du  Nord,  du 
Sad,  de  l'Est  et  de  l'Ouest.  On  y  enseigne  (semestre  d'été  i893)  l'allemand,  l'his- 
toire, la  physiologie,  les  mathématiques,  la  comptabilité,  la  tenue  des  livres, 
Féconomie  politique  et  un  peu  de  droit.  Los  cours  sont  à  peu  près  gratuits,  car 
CD  se  contente  d'une  redevance  de  50  pfennigs  par  mois. 


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162  RÉUNION  ANNUELLE. 

et  on  trouve  de  pauvres  artisans  qui,  sous  la  poussière  de  Tatelier 
ou  au  fond  de  leur  mansarde,  rêvent  d'un  âge  d'or  qui  doit  luire 
un  jour  sur  les  foules  misérables  et  faire  disparaître  la  pauvreté  de 
la  surface  delà  terre.  Ils  prétendent  que  le  socialisme  n'est  pas  un 
parti,  mais  une  conception  du  monde  destinée  à  remplacer  Dieu, 
la  famille  et  TËtat  par  la  solidarité  de  tous  en  vue  du  bien-être 
de  chacun.  Les  socialistes  n'admettent  pas  la  Providence  :  l'u- 
nivers est  régi,  disent-ils,  par  des  forces  physiques  et  des  lois 
économiques.  Ils  en  veulent  à  ceux  qui  leur  parlent  d'une  autre 
vie,  et  c'est  même  là  ce  qui  rend  difficile  toute  conciliation  de  leur 
doctrine  avec  le  christianisme  :  le  christianisme  se  préoccupe 
avant  tout  du  salut  et  du  bonheur  dans  un  autre  monde,  le  socia- 
lisme poursuit  avant  tout  la  jouissance  sur  cette  terre*  C'est  d'ail- 
leurs une  opinion  générale  parmi  les  ouvriers  que  les  religions 
sont  des  institutions  créées  par  la  classe  qui  possède  pour  dominer 
et  asservir  les  classes  inférieures  (1). 

Ces  divers  modes  de  propagande  concourent  à  former  un  courant 
puissant  qui  deviendra  bientôt  pour  l'ordre  social  un  très  grand 
péril.  Vous  avez  tous  remarqué  qu'il  se  fait  un  grand  changement 
dans  les  conceptions  du  peuple.  Autrefois  ce  qui  était  menacé  dans 
les  mouvements  d'efiTervescence  populaire,  c'était  le  gouvernement 
existant  :  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  l'ordre  social  n'était  pas 
touché.  Aujourd'hui  ce  qu'il  s'agit  de  modifier  c'est  bien  moins  la 
forme  du  gouvernement  que  l'organisation  de  la  société.  On  a  déjà 
fait  entrer  dans  l'esprit  de  beaucoup  d'ouvriers  que  Tordre  social 
actuel  est  détestable,  qu'il  ne  se  maintient  que  par  la  corruption  et 
l'exploitation  du  faible  par  le  fort.  C'est  là  le  thème  favori  des 
meneurs  qui  opèrent  habilement  et  n'essayent  même  pas  de 
réfuter  les  arguments  qu'on  leur  oppose.  Ils  ramènent  systémati- 
({uement  la  question  ouvrière  à  la  question  de  l'intérêt  de  l'ouvrier. 
Ceux  d'entre  vous  qui  ont  étudié  les  délibérations  du  congrès 
socialiste  réuni  à  Paris  en  1889  ont  pu  constater  que  les  socialistes 
allemands  qui  y  assistèrent  se  placèrent  sur  ce  terrain  :  ils  ne  l'ont 
pas  abandonné  depuis.  Au  congrès  de  Halle,  Liebknecht  écartait 
dédaigneusement  les  rêves  chimériques  et  ce  socialisme  utopique 

(1)  V.  Cléments.  Dîe  chrisUich-mittelalterliche  Weltanschauung  und  der 
wissenschaftlicheSozialismusunserer  Zeit.  (NeueZeit,  1891,1,  p.  804),  et  J.  Stern, 
Die  Religion  der  Zukunft^  brochure  qui  a  déjà  eu  cinq  ou  six  éditions.  —  Cf. 
Leixner,  Soziale  Briefe  aus  Berlin,  1891,  Lettres  32  à  34,  p.  347  et  suiv. 


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LES   PROGRES  DV   SOCIAUSME  EN   ALLEMAGNE. 


163 


qui  oublie  le  présent  pour  songer  à  l'avenir.  Et  Bebel,  dans  la  der- 
nière édition  de  son  livre  snr  la  Femme^  a  corrigé  plusieurs  passages 
qui  pouvaient  être  regardés  comme  des  utopies  irréalisables. 


m 


Si  peu  enclin  que  je  sois  à  partager  les  idées  des  socialistes,  je 
crois  cependant  qu'il  faut,  avant  de  repousser  dédaigneusement 
leurs  doctrines,  se  montrer  juste  à  leur  égard.  J'ai  connu  des  socia- 
listes généreux,  serviables,  et  animés  d'un  désir  très  élevé  et  très- 
sincère  d'une  répartition  meilleure  des  biens  de  ce  monde.  C'est 
donc  loyalement  et  sans  idée  préconçue  que  j'ai  cherché  à  me^ 
rendre  compte  de  l'état  d'esprit  de  ces  masses  ouvrières  qui 
offrent  au  surplus  ce  singulier  contraste  d'avoir  des  idées  fixes  et 
en  même  temps  de  n'avoir  aucun  dessein  bien  arrêté,  on  dirait 
même  aucune  hâte  d'arriver  immédiatement  à  la  réalisation  de 
leur  rêve. 

Ce  qu'il  faut  reconnaître  d'abord  c'est  que  la  question  sociale 
n'est  ni  une  question  d'estomac  (Fine  Uagenfrage),  comme  on  s'est 
plu  à  le  répéter,  ni  une  maladie  passagère  qui  disparaîtra  comme 
elle  est  venue.  L'ouvrier  voit  nettement  aujourd'hui  que  les  inven- 
tions modernes  procurent  des  gains  considérables,  il  constate  que 
beaucoup  de  fortunes  ont  été  trop  rapidement  acquises,  il  trouve 
surtout  qu'il  y  a  trop  de  gens  ayant,  grâce  à  leur  richesse,  une 
situation  sociale  qui  n'est  en  rapport  ni  avec  leur  intelligence,  ni 
avec  leur  travail,  ni  avec  leur  mérite.  Aussi  est-il  vrai  de  dire 
que  ce  n'est  pas  la  misère  qui  est  la  cause  principale  du  socia- 
lisme; ce  sont  les  convoitises  provoquées  par  cet  état  de  choses. 
Le  mécontentement  croissant  chez  l'ouvrier  est  le  résultat  non  pas 
de  son  dénuement  mais  de  l'amélioration  de  son  sort,  dont  la 
médiocrité  l'irrite  d'autant  plus  que  ses  espérances  ont  été  plus 
aiguisées.  Et  c'est  là  précisément  ce  qui  rend  plus  difficile  cette 
pacification  sociale  que  nous  appelons  de  tous  nos  vœux  (1). 

(1)  V.  Wolff  (Julius)  Sozialismus  und  kapitalistische  Gesellschaftsordnung. 
Stuttgart,  1892.  Cf.  Tarlicle  de  Lujo  Brentano.  Revue  d'Économie  politique^ 
arrU  189H,p.  273. 


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i64  RÉUNION  ANNUELLE. 

Je  dois  ajouter  que  de  gros  scandales  financiers  ont,  en  Alle- 
magne non  moins  qu'en  France,  contribué  à  favoriser  le  dévelop- 
pement du  socialisme.  De  grands  personnages  ont,  là-bas  aussi, 
vendu  leur  conscience  contre  argent  comptant;  ces  scandales  ont 
accru  le  désordre  dans  les  idées,  ont  accentué  l'antagonisme  entre 
lès  capitalistes  et  ,les  travailleurs,  ont  propagé  dans  les  masses 
populaires  la  haine  de  Tétat  social  actuel,  en  mettant  à  nu  Tun  des 
côtés  les  moins  honorables  de  notre  organisation  économique 
moderne. 

Pour  lutter  contre  ces  progrès  du  socialisme  que  tant  de  circons- 
tances favorisent,  des  esprits  distingués  demandent  une  ingérence 
plus  grande  de  TËtat  dans  les  relations  entre  producteurs  et  con- 
sommateurs, ingérence  qui  aurait  pour  but  de  corriger  les  inégalités 
sociales,  de  modifier  le  cours  naturel  des  choses,  d'empêcher,  par 
exemple,  le  contractant  réputé  fort  de  tirer  tout  le  parti  possible 
de  ses  avantages  économiques.  C'est  par  cette  tendance  (que  vous 
connaissez  bien)  que  se  laissent  entraîner  tous  ces  hommes  qu'on 
appelle  socialistes  d'Ëtat,  socialistes  de  la  chaire,  socialistes  con- 
servateurs, socialistes  évangéliques,  ou  socialistes  catholiques.  La 
plupart  des  professeurs  d'économie  politique  des  Universités 
allemandes  (j'en  ai  recueilli  la  preuve  dans  mes  voyages)  sont  des 
socialistes  de  la  chaire.  «  Votre  école  libérale  française,  me  disait 
l'un  d'eux,  a  eu  grand  tort  de  dire  que  l'Ëtat  était  un  mal  nices^ 
saire  dont  il  fallait  réduire  l'intervention  le  plus  possible.  L'État, 
c^est  au  contraire  cette  puissance  bienfaisante  qui  au  milieu  des 
luttes  de  la  civilisation  moderne,  doit  se  placer  au-dessus  des 
intérêts  particuliers  des  classes,  et  protéger  les  faibles...  L'une  des 
causes  principales,  ajoutait-il,  de  cette  inégalité  qui  existe  entre 
l'enrichissement  de  l'employeur  et  celui  de  l'ouvrier,  c'est  que  le 
patron,  à  chaque  transformation  nouvelle  de  l'industrie,  se  demande 
uniquement  comment  il  augmentera  la  production,  sans  se  deman- 
der en  même  temps  quelle  réaction  cela  pourra  avoir  sur  les 
hommes  qu'il  emploie,  et  sur  leur  dignité,  leur  bien-être,  leur 
moralité.  Il  est  certain  que  les  ouvriers  sont  en  général  mieux 
logés  et  mieux  nourris  qu'autrefois;  mais  la  condition  des  travail- 
leurs contraste  cependant  de  plus  en  plus  avec  celle  des  classes 
cultivées  et  riches,  et  à  la  différence  de  situation  matérielle  s'ajoute 
la  différence  bien  plus  dangereuse  encore  des  goûts  et  de 
l'éducation.  » 


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LES   PROGRÈS  DU   SOCIALfSME   EN  ALLEMAGNE.  165 

Je  ne  veux  pas  nier  qu'il  existe,  chez  ceux  qui  font  aujourd'hui 
du  socialisme  d*Ëtat,  un  sentiment  de  commisération  sincère  à 
regard  des  ouvriers.  Mais  je  tiens  à  dire,  parce  que  c'est  ma  con- 
viction profonde,  que  cette  doctrine  me  semble  extrêmement  dan- 
gereuse pour  Tavenir. 

Je  vous  prie  d'abord  de  remarquer  que,  loin  d'enrayer  les  progrès 
du  socialisme  proprement  dit,  elle  a  contribué  à  faire  son  succès. 
Les  belles  promesses  de  Guillaume  P""  et  de  Bismarck  d'abord,  de 
Guillaume  II  ensuite,  loin  de  calmer  les  ouvriers,  leur  ont  montré 
aa  contraire  la  justice  de  leurs  réclamations,  en  même  temps  que 
la  crainte  qu'ils  inspiraient.  <c  Je  vous  l'avoue,  disait  un  jour  Bebel 
au  Reichstag,  si  quelque  chose  a  favorisé  l'agitation  socialiste,  c'est 
le  fait  que  le  prince  de  Bismarck  s'est  jusqu'à  un  certain  point 
déclaré  pour  le  socialisme  ;  seulement  nous  sommes,  dans  ce  cas. 
le  maître,  et  lui  est  l'écolier.  »  Et  vous  savez  que,  depuis  un  an  ou 
deux,  l'empereur  a  pu  se  convaincre  qu'en  se  lançant  dans 
le  socialisme  d*Ëtat,  il  avait  fait  fausse  route.  Ses  pompeuses 
déclaralions  n'ont  guère  trouvé  d'écho  dans  le  peuple,  qui  pense 
que  la  régénération  de  la  société  ne  peut  être  que  l'œuvre  du  peu- 
ple lui-même.  L'ouvrier  ne  veut  plus  être  protégé  :  il  veut  formuler 
lui-même  son  programme  et  ses  prétentions,  il  ne  croit  pas  plusau 
désintéressement  des  socialistes  en  chambre  qu'aux  promesses 
impériales  qui  le  détourneraient,  dit-il,  des  vraies  solutions.  Qu'il 
me  suffise  de  vous  dire  ici  qu'au  dernier  Congrès  des  socialistes 
allemands,  tenu  à  Berlin  du  14  au  ^  novembre  189â,  on  a  voté  les 
résolutions  suivantes  :  c  Le  Congrès  déclare  que  le  socialisme  n'a 
rien  de  commun  avec  le  socialisme  d'Ëtat.  Le  socialisme  d'État, 
lorsqu'il  s'occupe  d'améliorer  le  sort  du  prolétariat,  propose  des 
demi-mesures  nées  de  la  peur  du  socialisme.  C'est  un  palliatif  afin 
de  détourner  les  classes  ouvrières  du  véritable  socialisme.  Le  socia- 
lisme n'a  jamais  dédaigné  les  mesures  pour  améliorer  la  situation 
des  ouvriers;  il  les  a  approuvées  même  lorsqu'elles  provenaient  de 
ses  adversaires;  mais  il  considère  ces  mesures  comme  de  petits 
acomptes  ne  devant  pas  faire  perdre  de  vue  le  but  définitif  de  la 
transformation  de  l'État  et  de  la  Société  par  le  socialisme  révolu- 
tionnaire. Le  socialisme  est,  par  sa  nature,  révolutionnaire.  Le 
socialisme  d'État  au  contraire  est  conservateur.  Ce  sont  donc  des 
antinomies  absolument  inconciliables.  » 

J'ajoute  maintenant,  en  remontant  plus  haut,  que  cette  tendance 


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RÉUNION  ANNUELLE. 

àu  socialisme  d'Ëtat,  qui  s'est  surtout  développée  dans  renseigne- 
ment des  universités  allemandes,est  le  contrecoup  d'une  exaltation 
exagérée»  de  la  part  de  beaucoup  de  jurisconsultes  et  de  philo- 
sophes, de  la  notion  de  TËtat  qu'on  appelle  à  jouer  le  rôle  de 
Providence  ici-bas.  On  enseigne  couramment  aujourd'hui  que 
TËtat  ne  doit  pas  être  seulement  une  organisation  politique,  qu'il 
doit  étendre  sa  souveraineté  au  domaine  social  tout  entier,  régler 
tous  les  rapports  entre  les  patrons  et  les  travailleurs,  avoir  la  haute 
direction  de  la  production  industrielle  (I). 

C'est  là  une  conception  dangereuse  que  nous  devons  repousser 
de  toutes  nos  forces,  et  je  regrette  de  voir  qu'elle  a  trouvé  des 
appuis  parmi  ceux  que  leur  situation  semblait  destiner  à  être  les  dé- 
fenseurs énergiques  d'une  tout  autre  doctrine.  Il  est  bien  dangereux 
de  dire  qu'il  faut  faire  de  la  concentration  «  non  pas  avec  les  capi- 
talistes mais  avec  le  peuple  >,  plus  dangereux  encore  d'ajouter  : 
tt  Ce  qu'il  faut  protéger  ce  n'est  pas  le  capital,  mais  le  travail  (â).  » 
Lesconservateurç  allemands  ont  dit  cela  avant  qu'on  ne  l'ait  répété 
en  France,  mais  ils  n'ont  fait  que  donner  un  aliment  aux  socia- 
listes. Ils  n'ont  certes  pas  eu  l'intention  de  pousser  à  la  haine  des 
classes  les  unes  contre  les  autres,  et  tel  est  pourtant  le  résultat 
qu'ils  ont  obtenu.  Parler  de  se  concentrer  avec  le  peuple  contre  les 
capitalistes,  prendre  parti  systématiquement  pour  le  travail,  pour 
les  ouvriers,  contre  les  patrons,  ce  n'est  pas  travailler  à  la  pacifica- 
tion sociale,  c'est  prolonger  cette  guerre  entre  le  travail  et  le 
capital  qui  est  aussi  absurde  qu'impie. 


Mais  j'en  ai  dit  assez,  Messieurs,  pour  vous  montrer  qu'à  côté  de 
cette  armée  formidable  qu'il  s'agit  encore  d'augmenter,  il  est  une 
autre  armée  qui  s'accroit  d'elle-même,  qui  est  bien  plus  nombreuse 
et  bien  plus  formidable  que  la  première  et  qui  me  parait  le  grand 
péril  de  l'heure  présente. 

Les  forces  du  socialisme  allemand  sont  d'autant  plus  redoutables 
qu'une  volonté,  un  peu  confuse  dans  sa  formule,  mais  en  somme 

(1)  Je  citerai  notamment  le  récent  ouvrage  d'un  des  philosophes  contempo> 
rains  les  plus  influents,  W.  Wundt,t[ui,  dans  son  Ethik,  p.  394,  exprime  le  désir 
que  «  le  domaine  de  l'État  s'étende  de  plus  en  plus  ».  Cf.  un  intéressant  article 
de  F.  Rauh.  Revue  d'économie  politique,  1891,  p.  240. 

(2)  Allusion  au  discours  prononcé  par  M.  de  M  un  à  Toulouse  au  mois  d'arril 
dernier. 


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LES   PROGRÈS  DU   SOGIAUSME   EN  ALLEMAGNE.  16Ï 

bien  arrêtée,  les  relie  entre  elles.  Bientôt  peut-être  un  mot  d*ordre, 
un  événement  imprévu^  la  main  d*un  organisateur  de  génie  pour- 
ront coordonner  brusquement  ces  éléments  el  les  rendre  irrésis- 
tibles. Et  puis  le  socialisme  a  maintenant  conscience  de  sa  force 
et  se  voit  maître  de  l'avenir.  Et  c'est  pour  cela  qu'il  renonce  aux 
moyens  violents  pour  se  poser  en  parti  légal.  Il  espère  bien  s'em- 
parer un  jour  de  la  direction  de  la  société  par  le  simple  jeu  du  suf- 
frage universel.  Au  lieu  de  donner  l'assaut  à  la  citadelle,  il  aspire 
à  s'en  faire  livrer  pacifiquement  les  clefs  :  stratégie  plus  adroite 
qu'une  attaque  violente,  parce  que  la  société  ne  voyant  pas  le 
péril  s'endort  dans  une  fausse  sécurité.  «  Le  monde  est  à  nous,  di- 
sait naguère  Bebel,  quoi  qu'on  fasse  ». 

Pour  le  moment,  ce  qui  doit  surtout  préoccuper  les  hommes 
d'ordre,  ce  n'est  pas  le  côté  positif  des  théories  socialistes  et  l'avè- 
nement du  collectivisme,  car  je  crois  la  démocratie  actuelle  in- 
capable d'une  telle  réforme.  Ce  qui  doit  les  inquiéter,  c'est  le  côté 
négatif,  c'est  la  guerre  des  classes  prêchée  à  outrance,  c'est  cette 
tactique  de  ne  montrer  partout  dans  l'organisation  économique 
actuelle  qu'iniquité  et  exploitation,  c'est  cette  haine  sociale  qu'on 
attise  au  sein  de  ces  masses  ouvrières  à  peine  dégrossies  mais  te- 
naces, el  qui,  longtemps  repliées  sur  elles-mêmes  veulent  mainte- 
nant s'épanouir  dans  la  lumière. La  lecture  des  journaux,  des  livres, 
des  brochures  populaires  auxquels  je  faisais  allusion  tout  à  l'heure 
provoque  en  définitive  un  sentiment  de  profonde  tristesse  ;  on  se 
trouve  comme  dans  une  atmosphère  d'athéisme  et  de  haine  sociale 
qui  n'est  en  réalité  que  la  Révolution  sous  sa  forme  la  plus  abso- 
lue. Taine  nous  a  montré  que  la  Révolution  française  était  au  fond 
tout  imprégnée  de  socialisme  ;  il  nous  a  montré  d'une  façon  irré- 
futable comment  les  Jacobins  rêvaient  de  transformer  l'État  souve* 
rain  en  distributeur  des  vivres,  c'est-à-dire  en  organisateur  de  la 
misère.  Ce  courant  de  socialisme  qui  passe  aujourd'hui  sur  l'Eu- 
rope entière,c'est  le  jacobinisme  sur  lequel  la  question  ouvrière  est 
venue  se  greffer!  Écoutez  par  exemple  ce  fragment  d'un  récent  dis- 
cours inspiré  par  celui  que  Bebel  prononçait  à  Ludwigshafen  au 
mois  de  septembre  1892  :  «  Ce  que  nous  voulons,  c'est  non  point  le 
partage,  mais  la  suppression  absolue,  irrévocable,  du  capital  tel 
quMl  est  aujourd'hui  constitué.  Nul  expédient  intermédiaire  ne 
saurait  être  admis.  Entre  les  possédants  et  les  non-possédants,  il 
n'y  a  point  de  pont  à  établir  comme  on  l'essaie  par  des  lois  qui  ne 


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168  RÉUNION   ANNUELLE. 

nous  trompent  point,  parce  que  nous  en  sommes  toujours  vic- 
times. 11  y  a  un  abîme  dans  lequel  une  des  deux  classes  doit 
rester...  Il  faut  qu'une  haine  farouche  sépare  la  classe  ouvrière  de 
la  classe  qui  possède  et  que  nous  combattions  jusqu'à  l'écrasement 
complet  de  Tune  ou  de  l'autre  (i).  » 

A  cette  haine  farouche,  les  disciples  de  Le  Play  ne  répondront 
point  par  la  haine.  Ils  ne  sont  les  ennemis  de  personne,  ils  sont 
simplement  les  adversaires  de  Terreur  socialiste.  A  toutes 
les  misères  sociales,  de  l'usine,  de  l'atelier  ou  des  champs,  ils 
opposeront  les  efforts  plus  éclairés  chaque  jour  de  l'initiative 
privée.  Sans  doute  elle  ne  supprimera  pas  tous  les  vices  de  Torga- 
nisatîon  économique,  elle  n'empêchera  même  pas  toutes  les  vio- 
lences ;  mais  elle  apaisera  les  haines,  et  servira  beaucoup  mieux 
que  ces  remèdes  si  dangereux  des  socialistes  d'Ëtat  la  cause  de  la 
paix  sociale  dont  nous  serons  toujours  ici  les  fidèles  amis  et  les 
fermes  défenseurs. 

G.  Blondel. 


(1)  Voici  quelques  passages  du  discours  d^  Bebel  :  «  Le  prolétariat  saura 
bien  forcer  la  bourgeoisie  â  lui  rendre  ces  biens  ;  nous  les  aurons  coûte  que 
coûte.  Regarder  Us  capitalistes  :  ils  ont  tellement  d'argent  qu'ils  ne  savent  plus 
où  le  placer  et  que  le  taux  do  l'argent  devient  dérisoire.  Mais  le  corps  social 
bourgeois  disparaîtra  car  nous  formons  le  microbe  qui  doit  le  décomposer.  Plus 
les  riches  gagnent  d'argent  moins  ils  travaillent  :  ils  ne  bêchent  pas  la  terre, 
ils  ne  sèment  pas,  ils  no  moissonnent  pas,  et  la  récolte  est  pour  eux.  Vous  qui 
travaillez  vous  ne  possédez  rien  et  vous  n'obtenez  rien.  Les  discours  des  cléri- 
caux et  des  conservateurs  sur  la  question  sociale  ne  sont  que  des  phrases 
creuses...  Je  prédis  que  la  prochaine  guerre  européenne  sera  immédiatement 
accompagnée  do  l'explosion  de  la  révolution  sociale...  Il  se  pourrait  même  que 
rexplosion  ait  lieu  sans  guerre,  car  la  catastrophe  peut  venir  d'en  bas  et  être 
provoquée  par  le  prolétariat.  C'est  sous  le  règne  du  socialisme  international  que 
les  vrais  principes  de  Jésus-Christ  finiront  par  devenir  une  vérité.  » 


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UNE  BELLE  VIE 


Rien  n'est  plus  attachant  que  de  contempler  une  noble  existence, 
de  se  consoler,  par  elle,  de  la  tristesse  des  temps.  Mais  les  âmes 
les  plus  dignes  d'admiration  sont  fréquemment  les  plus  cachées  ; 
leur  pleine  beauté  a  Dieu  seul  pour  témoin.  Ce  sont  les  vertus,  les 
actions  des  humbles  et  grandes  iVmes  qui  l'emportent,  dans  les 
balances  de  Téternelle  justice,  sur  le  poids  de  l'iniquité.  Le  mal 
éclate  de  toutes  parts  ;  on  en  arrive  à  ne  voir  guère  que  ses  méfaits  ; 
le  bien  ne  poursuit  pas  moins  son  œuvre  bénie,  et,  sans  bruit,  sans 
vaine  ostentation,  accroît  le  patrimoine  d'honneur  de  l'humanité, 
en  perpétuant  les  plus  salutaires  traditions. 

S'il  est  une  vie  qui  mérite  un  sincère  et  respectueux  hommage 
c'est  bien  celle  de  l'homme  vénéré  qui  est  mort,  à  Paris,  rue  de 
Miroraesnil,  le  25  avril  dernier. 

Chez  notre  illustre  et  cher  F.  Le  Play,  M.  Désiré  Nisard  nous 
disait,  il  y  a  quatorze  ans  :  «  Si  vous  nous  donniez  quelques  pages 
sur  M.  Evelart,  celui  de  nous  qui  ferait,  à  l'Académie,  le  rapport 
sur  les  prix  Montyon,  n'aurait  guère  jamais  eu  une  plus  heureuse 
fortune...  »  Parole  profondément  vraie;  toutefois  il  ne  nous  était 
pas  permis  de  satisfaire  ce  souhait,  durant  l'existence  de  l'homme 
modeste  entre  tous  qui  était  l'objet  d'un  tel  témoignage.  Sa  mort, 
en  brisant  notre  cœur,  délie  notre  langue,  sans  nous  autoriser 
cependant  à  dire  toute  la  vérité,  qui,  si  nous  l'exposions  entière- 
ment, en  même  temps  qu'elle  paraîtrait  par  trop  invraisemblable, 
pourrait,  de  quelque  manière,  dévoiler  des  secrets,  touchants  au 
plus  haut  degré,  mais  inviolables. 


Jules  Evelart  était  né,  à  Paris,  le  12  avril  1817.  H  se  distingua 
dès  ses  premières  études,  au  collège  Charlemagne,  dont  il  fut  l'uu 
des  brillants  lauréats.  11  se  sentit  attiré  vers  la  carrière  de  l'en 

X-A  RÉF.  Soc,  16  juillet  1893.  3«  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.),  Ï2 


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170  UNE  BELLE  VIE. 

seignement  et  sut  prouver  à  quel  point  sa  vocation  était  justifiée. 
Secrétaire  de  M.  A.  de  Wailly,  alors  proviseur  du  collège 
Henri  IV,  il  gagna  bien  vite  la  confiance  de  ce  chef  tant  aimé,  dont 
il  se  plaisait  à  rappeler  les  mérites  et  la  bonté  ;  il  fut  pour  M.  de 
Wailly  un  précieux  collaborateur,  autant  dans  la  préparation  de 
ses  ouvrages  que  pour  Tadministration  scolaire. 

Licencié  es  lettres,  agrégé,  Jules  Évelart  fut  quelque  temps  pro- 
fesseur au  collège  Stanislas;  il  fut  ensuite  appelé  au  lycée  de  Tou- 
louse. 

Son  séjour  dans  cette  ville  devait  laisser  en  lui  d'ineffaçables 
souvenirs.  Il  s'y  rendit  néanmoins  sous  l'impression  d'un  vif 
mécontentement  que  le  Parisien,  transplanté  en  province,  ne  pou- 
vait dissimuler.  Aussi,  à  peine  descendu  de  la  malle-poste,  le 
31  octobre  1840,  écrivait-il  deux  lettres,  destinées  à  expliqu^er  à 
ses  supérieurs  un  brusque  départ,  au  cas  o(i  il  n'aurait  pu  résister 
au  désir  de  rentrer  à  Paris.  Tout  lui  apparaissait,  en  effet,  sous  un 
jour  disgracieux.  Mais  voilà  que  se  produisit  une  rapide  métamor- 
phose. Le  climat  lui  plut;  de  sympathiques  relations  s  établirent 
promptement  et  le  réconcilièrent  avec  Toulouse,  au  point  de  ne 
plus  lui  permettre  d'apercevoir  l'étroitesse  des  voies  publiques  et 
de  se  plaindre  du  pavé  des  rues. 

Il  avait  eu  la  satisfaction  d'y  retrouver  Tun  des  universitaires 
([u'il  affectionnait  le  plus,  parmi  ses  aînés,  M.  Roger,  ancien  cen- 
seur des  collèges  Louis-le-Grand  et  Saint-Louis,  homme  d'une  rare 
valeur,  helléniste  consommé,  victime  d'une  inexplicable  disgrâce  et 
qui  remplissait  à  Toulouse,  depuis  1844,  les  fonctions  d'inspecteur 
d'Académie.  Ils  vécurent  dans  les  termes  de  la  plus  étroite  inti- 
mité; la  bonté,  caractère  dominant  de  leurs  âmes,  les  attachait  for- 
tement l'un  à  l'autre,  et,  lorsque  M.  Roger  fut  prématurément  ravi 
par  la  mort,  en  1857,  dans  son  bourg  natal,  voisin  de  Langres,  Jules 
Évelart  lui  consacra  une  notice  où  il  déposa  le  témoignage  de  sa 
douleur. 

Ses  impressions  de  la  première  heure  sur  Toulouse  furent  si 
complètement  effacées  qu'en  1852,  au  moment  où  il  fut  transféré 
au  lycée  Saint-Louis,  il  s'éloigna  du  Midi  avec  un  sincère  regret  ;  ce 
départ  lui  arracha  des  larmes.  Aussi  ne  cessa-t-il  de  parler  de 
Toulouse  comme  «  d'une  patrie  adoptive,  d'une  seconde  patrie  ». 
C'est  qu'il  y  avait  rencontré  des  cœurs  dévoués  qui  lui  apparte- 
naient pour  jamais.  A  Paris,  les  souvenirs  de  Toulouse  revenaient 


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J.   ÉTBLART.  171 

constamme&t  dans  ses  entretiens;  il  aimait  à  rappeler  les  moindres 
détails,  les  pins  petits  incidents,  à  se  réconforter  dans  ce  rajeunis 
sèment.  Il  nous  priait,  en  1857,  de  le  faire  inscrire  comme  membre 
bienfaiteur  des  conférences  de  Saint- Vincent-de-Paul,  à  Toulouse, 
pour  être,  en  quelque  sorte,  plus  directement  rattaché  à  cette  ville. 

Nous  avions  eu  le  bonheur  d*étre  compris,  dès  son  arrivée,  au 
nombre  'de  ses  élèves  et  de  le  voir,  l'année  suivante,  promu  à  la 
chaire  de  la  nouvelle  classe  où  nous  entrâmes.  C'est  ainsi  qu'au 
lieu  d'une  seule  session  scolaire,  nous  vécûmes  deux  .années  sous 
sa  direction.  Ses  disciples  pouvaient  être  tout  d'abord  un  peu  sur- 
pris d'une  allure  empreinte  de  quelque  originalité,  de  même  que 
dans  sa  ferme  défense  des  prérogatives  du  corps  professoral,  de 
l'ensemble  des  prescriptions  réglementaires,  il  lui  arrivait  parfois 
d'étonner  ses  chefs.  Ce  n'était  là  que  Texpression,  qu'il  ne  pouvait 
contenir,  de  son  indépendance  et  de  sa  droiture,  de  son  attache- 
ment inné  à  la  règle. 

Sa  capacité,  son  rare  talent  d'enseigner,  le  firent  pi*omptement 
classer  hors  pair.  Possédant,  d'une  manière  exquise,  les  trésors  des 
littératures  grecque,  latine  et  française,  il  posait  d'une  main  sûre 
et  affermissait  les  fortes  assises  sur  lesquelles  devaient  reposer 
toutes  les  études  uUéneures.  Il  gravait  ses  préceptes,  en  termes  si 
clairs,  si  nets;  il  oairigeait  les  travaux  avec  une  si  scrupuleuse 
exactitude  que  ceux  qui  furent  considérés  par  Jules  Ëvelart  comme 
ses  bons  élèves  lui  durent,  non  seulement  les  succès  contempo- 
rains de  ses  leçons,  mais  en  grande  partie  les  palmes  des  années 
suivantes;  maître  d'élite,  de  la  valeur  duquel  témoignent  de  nom- 
breuses générations  de  disciples. 

Appelé  au  lycée  Saint-Louis,  il  y  continua  son  enseignement  sans 
interruption,  jusqu'en  1879.  Le  Midi  n'était  pas  oublié.  Presque 
chaque  année  avant  1870,  il  y  revenait  au  temps  des  vacances, 
visitant  tour  à  tour  Toulouse,  Martres* Tolosane,  Luchon,  Sorèze, 
les  bassins  creusés  par  le  génie  de  Riquet,  les  sites  ravissants  de  la 
montagne  Noire.  Le  plan  d'études  de  l'antique  Ëcole  Bénédictine, 
avec  ses  cours  de  géographie,  de  langues  vivantes  dès  le  dernier 
siècle,  ses  exercices  physiques,  ses  manœuvres  militaires,  le  pro- 
gramme sorézien  qui  devançait  de  cent  ans  les  récentes  innova- 
tions, comptait  en  Ëvelart  un  admirateur;  c'est  pour  répondre  à 
son  souhait  pressant  que  ce  remarquable  plan  d'études  futr 
en  1880,  exposé  dans  h  Correspandant. 


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172  UNE  BELLE   VIE. 

Il  venait,  le  bon  maître,  se  retremper  au  contact  des  chères  ami- 
tiés qu'il  avait  laissées  dans  ces  contrées;  fidèle  à  une  incessante 
sollicitude,  il  ne  manquait  point  de  se  tenir  informé  de  chacun  et 
de  toutes  choses,  ne  pouvant  consentir  à  demeurer  étranger  à  rien 
de  ce  qui  intéressait  ses  amis  et  leurs  familles. 

Paris  ne  Tavait  pas  moins  et  à  juste  titre  ressaisi,  Paris  où  il 
était  né,  où  il  retrouvait  les  compagnons  de  sa  jeunesse,  où  l'atti- 
raient par-dessus  tout  deux  femmes  tendrement  aimées,  sa  bonne 
mère  et  sa  tante,  auxquelles  il  prodiguait  les  témoignages  de  sa 
filiale  affection.  Il  avait  à  peine  dix  ans,  lorsque  sa  mère  s'était 
installée  rue  de  la  Cerisaie,  près  de  la  Bastille;  et  elle  y  est  restée 
jusqu'^  sa  mort,  sans  que  son  fils  ait  voulu,  si  préférable,  néces- 
saire même  qu'eût  été  pour  lui  une  habitation  voisine  de  Saint- 
Louis,  que  ces  chères  dames  eussent  le  déplaisir  de  transférer 
ailleurs  leur  demeure. 

Sa  mère  s'éteignit,  le  7  août  1872,  à  l'âge  de  82  ans;  une  heure 
après  ce   déchirement,  il  épanchait  sa  douleur  dans   une  lettre 

écrite  sous  la  dictée  de  son  cœur  :  « Je  suis  tellement  atterré, 

nous  disait-il,  que  je  ne  sens  pas,  que  je  ne  comprends  pas,  en  ce 
moment,  mon  malheur;  c'est  comme  un  rêve,  un  cauchemar  dont 
il  me  semble  que  je  serai  bientôt  réveillé...  Quel  vide  et  quelle 
immense  tristesse,  quand  viendra  le  réveil!...  Ma  mère  s'est 
, éteinte  doucement  dans  la  mort,  comme  elle  avait  doucement  vécu. 
Quel  cœur  parfait  que  le  sien  !  Elle  n'a  jamais  eu  un  mot  amer  pour 
personne...  Elle  trouvait  toujours  le  moyen  d'excuser  les  autres, 
lors  même  que  les  circonstances  semblaient  les  accuser.  Elle  était 
bien  aimée  de  tous » 

Les  relations  de  Jules  Évelart  avec  la  famille  de  l'un  de  ses 
élèves  lui  avaient  fait  connaître  Tune  des  sœurs  de  celui-ci,  per- 
sonne de  grand  mérite.  Ils  s'étaient  promis  d'unir  leurs  existences  ; 
mais,  pour  ne  pas  éloigner  le  cher  maître  de  sa  vieille  mère,  la 
réalisation  de  ce  projet  avait  été  ajournée.  Deux  mois  après  le 
malheur  qui  l'avait  frappé,  il  épousa  MlleDeleury;  elle  dirigeait, 
dans  le  faubourg  Saint-Honoré,  une  importante  maison  d'enseigne- 
ment, signalée  par  ses  brillants  succès.  Six  années  de  vie  com- 
mune leur  étaient  seulement  réservées.  Mme  Evelart  mourut  subi- 
tement, le  20  janvier  1879 «  Si,  disait  sur  sa  tombe,  M.  E. 

Dupré,  professeur  de  rhétorique  au  lycée  Fontanes,  son  souvenir 
est  un  éternel  sujet  de  regrets,  il  est,  en  même  temps,  un  légitime 


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J.    ÉVELAKÏ.  173 

sujet  d'orgueil.  »  11  ajoutait  :  a  On  peut  regarder  comme  un  hon- 
neur d'avoir  été  de  ses  amis  ;  on  peut  se  glorifier  de  l'avoir  eue  pour 
fille  ou  pour  sœur,  et  l'homme  excellent  que  nous  avons  voulu 
accompagner  jusqu'ici,  qui  a  passé,  lui  aussi,  toute  sa  vie  à  faire  le 
bien,  qui  était  si  digne  de  la  comprendre,  ne  se  consolera  jamais 
de  l'avoir  perdue,  sera  justement  fier  d'avoir  pu  associer,  pour  un 
temps,  cette  belle  âme  à  la  sienne  î  w 

Au  lendemain  de  ce  nouveau  deuil,  Jules  Évelart  annonça  le 
grave  dessein  d'assumer  la  direction  de  l'œuvre  fondée  par  la 
regrettée  défunte.  Entouré  du  personnel  choisi  par  elle,  il  continua 
cette  lourde  tâche,  sans  consulter  sa  propre  nature,  son  éloigne- 
ment  absolu  des  intérêts  matériels  le  concernant,  la  singulière 
timidité  qui  l'empêcha  d'assister  jamais  aux  leçons,  de  se  mettre 
en  rapport  avec  les  familles;  entre  ies  nombreuses  élèves  qui  fré- 
quentaient la  maison,  il  ne  connut  guère  que  le  très  petit  groupe 
qu'il  initiait  personnellement  à  la  littérature  latine,  de  telle  sorte 
qu'il  se  tint  à  l'écart  du  mouvement  général;  il  n'intervint  guère 
que  pour  se  prononcer  sur  des  questions  de  programme,  pour 
obliger  ceux  qui  l'entouraient  et  améliorer  telle  ou  telle  situation, 
sans  souci  aucun  des  possibilités  pécuniaires. 

Il  n'avait  pas  moins  accompli,  pour  suivre  cette  voie,  un  grand 
sacriOce?  il  était  descendu,  avant  le  temps,  de  sa  chaire  bien- 
aimée  du  lycée  Saint-Louis,  de  ce  lycée  dont  le  nom  ne  cessa 
de  faire  vibrer  en  lui  les  plus  intimes  sentiments  du  cœur  et  0(1, 
jusqu'à  sa  mort,  il  se  plaisait  à  revenir,  saisissant,  faisant  naître 
toutes  les  occasions  dans  ce  but  ;  s'y  retrouver  était  pour  lui  comme 
une  fête.  11  demeurera,  dans  cet  établissement  scolaire,  un  ancêtre 
et  un  ancêtre  des  plus  vénérés  ;  s'il  existe,  au  lycée  Sainf-Louis, 
un  marbre,  une  pierre,  où  soient  gravés  les  noms  de  ceux  qui  l'ont 
honoré,  le  souvenir  du  digne  maître  mérite  d'y  être  inscrit  en  lettres 
d'or.  Ces  murs  n'ont-ils  pas  été  les  témoins  de  sa  noble  et  féconde 
carrière  ? 

Son  suffrage  était  des  plus  appréciés.  Le  savant  historien  au- 
quel fut  confié,  il  y  a  vingt-sept  ans,  le  ministère  de  l'Instruction 
publique  et  dont  le  renom  a  grandi  avec  les  années,  pourrait  dire 
avec  quelle  faveur  il  accueillait  les  modestes  communications  de 
Jules  Évelart,  le  prix  qu'il  attachait  à  l'expérience,  aux  remar- 
ques, à  la  loyauté  absolue  de  celui  qui  ne  flatta  jamais  personne, 
mais  qui  possédait,  en  revanche,  le  secret  des  plus  touchantes  dé- 


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174  UNE  BELLE  VIE. 

licatesses.  Qu*il  fut  heureux,  le  bon  maître,  de  pouvoir,  en  octobre 
dernier,  dire  avant  tout  autre  à  son  ministre  de  prédilection  quel 
était  le  nom  qui  figurait  le  premier  sur  la  liste  d'admission  à 
rËcole  de  Saint-Cyr;  d'apprendre,  en  avril,  quelques  jours  avant 
de  mourir,  de  la  bouche  du  respectable  père,  que  le  classement  se- 
mestriel confirmait  ce  beau  succès  ! 

Jules  Ëvelart  se  rendit  compte  bien  vite  de  l'imprudence  qu*il 
avait  commise  en  assumant,  en  1879,  une  administration  à  la- 
quelle ses  aptitudes  ne  le  disposaient  nullement.  Absorbé  par 
mille  autres  soins,  il  ne  s'apercevait  des  pénibles  résultats  que 
lorsqu'il  fallait  pourvoir  à  de  pressantes  nécessités.  Les  plus  vives 
instances  pour  qu'il  ne  persévérât  pas  dans  son  dessein  se  heur- 
taient cependant  chez  lui  à  l'espoir  d'un  relèvement.  Mais,  vaincu, 
en  1888,  par  la  plus  douloureuse  réalité,  il  dut  abdiquer  la  direc- 
tion de  sa  maison.  Sans  vouloir  former  contre  personne  aucune 
revendication,  n'acceptant  d'autre  guide  que  son  inaltérable  man- 
suétude, il  subit  en  silence  ce  profond  chagrin. 

Nul  n'aurait  pu  deviner,  en  dehors  du  plus  intime  épanchement, 
une  souffrance  si  courageusement  acceptée.  Sa  conversation  douce, 
aimable,  témoignait  de  ses  constantes  préoccupations  au  sujet  des 
autres,  sans  jamais  trahir  aucune  sollicitude  le  concernant.  Cau- 
seur accompli,  d'un  charme  pénétrant,  aux  récits  émaillés  de  traits 
pleins  de  grâce  et  de  finesse,  d'une  rare  distinction  qui  empêchait 
qu'en  aucune  occurrence  un  mot  trivial  ou  de  mauvais  goût  ne 
sortit  de  sa  bouche,  il  ne  cessait  d'être  serein,  même  enjoué.  Une 
impression  douloureuse  n'apparaissait  que  lorsqu'il  parlait  du 
malheur  des  temps  ou  qu'il  était  question  de  chagrins  qui  l'attris- 
taient, sans  le  toucher  personnellement. 

Dès  qu'il  eut  quitté  sa  chaire  de  Saint-Louis,  il  fut  chaque 
année  désigné  comme  l'un  des  juges  du  concours  général  des 
lycées  de  Paris.  Ses  collègues  pourraient  dire  avec  quel  scrupule, 
quelle  application,  quelle  sûreté  il  s'acquittait  de  sa  tâche.  —  La 
modification  des  programmes  scolaires  suscitait  ses  critiques;il  s'a- 
pitoyait fréquemment  sur  l'abaissement  continu  du  niveau  général 
des  études. 


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J.   ÉVELART.  175 


II 


Ses  mérites  littéraires  et  professionnels  sont  dignes  des  meil- 
leurs éloges,  que  corroboreront,  sans  aucun  doute,  des  apprécia- 
teurs très  autorisés.  Néanmoins,  la  pensée  ne  nous  serait  pas 
venue  d'exprimer  à  cet  égard  notre  suffrage,  et  nous  aurions  même 
résisté  aux  pressantes  instances  qui  nous  ont  déterminé  à  écrire 
ces  quelques  pages,  si,  en  même  temps  quMl  possédait  un  esprit 
particulièrement  orné,  Jules  Ëvelart  n'avait  été,  dans  la  plus  large 
acception  de  ce  mot,  un  grand  cœur. 

On  ne  saurait  trop  mettre  en  relief  cet  aspect  de  son  éminente 
personnalité.  Nous  pourrons  être  taxé  d'exagération  par  ceux  qui 
ont  ignoré  les  vertus  du  regretté  défunt  :  nous  ne  nous  inquiétons 
nullement  de  l'éventualité  de  ce  reproche  ;  car  —  contraste  saisis- 
sant—  nous  savons  que  l'expression  de  notre  pensée  sera  jugée 
insuffisante  par  ceux  qui  l'ont  bien  connu. 

Dans  ses  visites  à  Senlis,  à  Soîssons,  à  Luynes,  en  Bretagne, 
dans  le  Midi,  il  aimait  à  se  rendre  compte  de  tout  ce  qui  consti- 
tuait une  création,  une  œuvre  bienfaisante.  Dans  cette  résidence 
tant  aimée  de  Luynes,  entouré  de  parents  excellents,  au  milieu  de 
Tatmosphère  religieuse  qui  répondait  à  ses  secrètes  aspirations,  il 
se  plaisait  à  entendre  raconter  la  vie,  les  travaux  d'un  patron  mo- 
dèle. d'Alfred  Marne,  qu'il  mentionnait  souvent  et  que,  peu  de 
jours  avant  de  s'éteindre,  il  accompagnait  du  plus  sincère  hom- 
mage d'admiration  et  de  regret. 

n  n'est  pas  une  seule  des  localités  où  il  se  rendait  qui  ne  lui 
fournît  l'occasion  de  prêter  son  appui  à  des  situations  dignes  d'in- 
térêt. Aucun  de  ceux  qui  provoquaient  son  infatigable  zèle  n'a  été 
repoussé.  Bien  plus,  l'occasion,  il  ne  l'attendait  pas,  il  la  recher- 
chait. Si  une  personne  quelconque  parlait  devant  lui  d'une  situa- 
tion malheureuse,  d'un  service  à  rendre,  —  ce  qui  advenait  parfois 
dans  une  maison  tierce,  —  le  bon  mattre  sortait  de  sa  discrète 
attitude  pour  demander  un  renseignement  plus  précis  ;  il  lui  arri- 
vait de  suivre  la  personne  qui  avait  parlé  et  de  la  prier  de  lui 
adresser  une  note.  A  partir  de  ce  moment,  le  malheureux,  inconnu 


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Hf»  UNK   BELLE   VIE. 

(ie  Jules  Évelart  quelques  instants  avant,  devenait  l'objet  d'une 
sollicitude  que  nul  obstacle  ne  lassait.  —  Si,  dans  un  salon,  un 
ami,  sans  s'adresser  à  son  obligeance,  exprimait  le  regret  que  telle 
situation  ne  pût  être  améliorée,  notre  vénéré  défunt,  constam- 
ment à  Faffût  du  bien  à  faire,  se  mêlait  à  l'entretien  :  a:  Mais  je 
suis  là,  disait-il,  tout  à  votre  disposition;  vous  n'avez  qu'à  me 
donner  un  petit  mot;  demain,  je  trouverai  le  temps  d'agir;  il  n'y 
aura  pas  de  retard...»  Il  fallait,  dans  la  conversation,  veiller  à  sa 
présence,  toute  parole  de  pitié  d'un  interlocuteur  étant,  pour  cette 
î\me  généreuse,  une  involontaire  excitation.  Serait-il  possible  de 
dénombrer  ceux  qui  lui  doivent  leur  position  ou  dont  il  est  parvenu 
î\  améliorer  le  sort? 

L'occasion,  il  avait  un  don  spécial  pour  la  faire  naître...  Un  jour 
il  sort,  une  valise  à  la  main,  de  la  gare  d'un  modeste  bourg;  la 
température  est  brûlante  ;  la  charge  est  incommode;  une  femme 
passe,  conduisant  un  âne,  s'enquierl  de  la  direction  qu'il  compte 
Miivre  et  lui  offre  de  porter  le  paquet.  Jules  Évelart  l'interroge, 
iq)prend  les  épreuves  qu'elle  traverse,  donne  à  cette  personne  plus 
que  ne  le  peut  d'ordinaire  un  voyageur  auquel  ses  menues  res- 
sources sont  nécessaires,  prend  note  de  la  situation  du  fils  aîné, 
des  divers  membres  de  la  famille  et,  depuis  ce  jour,  en  devient  le 
prolecteur  attitré,  s'ingéniant  à  obtenir,  pour  lui  venir  en  aide,  les 
plus  favorables  solutions. 

Ailleurs,  il  apprend  qu'un  vieillard  est  malade,  isolé,  privé  de 
soins.  Il  s'éloigne,  prétexte  un  motif  d'absence,  se  prive  de  son 
repas  et  va  consacrer  sa  soirée  à  cet  inconnu,  ému  jusqu'aux 
larmes  de  cette  charité. 

J.  Évelart  était  muet  sur  toutes  ses  belles  actions;  il  fallait  le 
bien  connaître  pour  deviner  quelque  chose,  à  telle  ou  telle  réti- 
cence; la  respectueuse  familiarité  d'une  étroite  amitié  pouvait 
seule  l'amènera  être  moins  énigmatique;  mais,  quand  on  vivait 
dans  son  milieu,  de  beaucoup  de  côtés  surgissaient  les  informa- 
tions. Quel  long  récit,  si  nous  racontions  tout  ce  que  nous  avons 
appris,  rarement  et  à  mots  voilés  de  sa  bouche,  mais  indirecte- 
ment et  malgré  lui!  Que  seraient,  du  reste,  les  actes  multiples  dont 
nous  présenterions  l'exposé,  eu  égard  aux  faits  sans  nombre. 
connus  de  Dieu  seul! 

Si  un  ami  devenait  directeur  des  affaires  criminelles  et  des  grâces, 
par  l'intermédiaire  de  J.  Évelart  et  avec  une  promptitude  inouïe,  ar- 


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J.    EVKLAHT.  1  i  i 

rivaient  bien  vile  beaucoup  de  requêtes, que  l'ami,  se  sentant  suspect 
à  lui-même,  à  raison  de  son  attachement,  ne  se  trouvait  guère  en 
situation  d'accueillir.  —  Si  Tun  de  ses  intimes  était  avocat,  c'était 
dans  son  cabinet  une  succession  de  visiteurs  mandés  par  l'excel- 
lent maître,  chacun  muni  d'une  lettre,  d'une  note  explicative.  Il 
était  le  serviteur-né  de  tous;  la  plupart  en  étaient  convaincus  au 
point  de  s'abstenir  envers  lui  de  tout  remerciement;  pouvaient-ils 
se  comporter  autrement  envers  le  jurisconsulte  désigné  par  leur 
bienfaiteur  et  qu'ils  honoraient  ainsi  du  plus  explicite  témoignage 
d'affectueuse  solidarité  avec  le  bon  maître  ?  Le  nom  seul  d'Évelart 
n'impliquait-il  pas  l'idée  d'assistance  assurée  entièrement,  sans 
réserve,  d'assistance  due,  en  quelque  sorte? 

C'est  dire  qu'il  était  bon  au  delà  de  toute  mesure.  De  nom- 
breuses personnes  connues  de  lui,  des  amis  arrivaient  à  Paris  ;  il 
les  secondait  pour  toutes  leurs  affaires  et,  avant  son  malheur, 
leur  offrait  l'hospitalité.  Si  des  jeunes  gens  appartenant  à  des  fa- 
milles qui  s'étaient  trouvées  en  relations  avec  lui  venaient  dans  la 
capitale  terminer  leur  éducation  ou  faire  partie  d'une  école  du 
gouvernement,  il  se  multipliait  pour  leur  être  utile  et  les  recevait, 
plusieurs  années,  périodiquement  à  sa  table.  Il  lui  arnvait,  soit  de 
ne  point  s'absenter  de  sa  demeure  pour  ne  pas  s'éloigner  d'eux, 
soit  de  veiller  à  ce  qu'ils  fussent  on  ne  peut  mieux  reçus  malgré 
son  absence.  De  sa  propre  initiative,  il  exagérait,  en  toutes  choses. 
autant  les  bienséances  que  les  devoirs  de  l'amitié.  Il  faisait  de  ses 
bontés  des  règles  telles  qu'il  n'apercevait  même  pas  la  possibilité 
d'y  déroger. 

11  accourait  au  loin,  même  à  de  grandes  dislances,  pour  saluer 
d'un  dernier  adieu  la  dépouille  de  ceux  qu'il  regrettait.  Les  plus 
laborieuses  journées  étaient  maintes  fois  marquées  par  l'accom- 
plissement de  semblables  et  pieuses  tâches.  Il  ne  manquait  pas 
d'assister,  la  nuit  entière,  à  la  funèbre  veillée  auprès  de  ceux  qu'il 
avait  aimés  ;  s'il  y  avait  lieu,  il  y  demeurait  deux  nuits  consécu- 
tives, et  cela  sans  que  les  travaux  professionnels  qui  l'appelaient, 
dès  la  matinée,  fussent  interrompus.  Il  quittait  la  chambre  mor- 
tuaire pour  monter,  par  exemple,  dans  sa  chaire  de  Saint-Louis, 
sans  faire  aucune  allusion  au  douloureux  hommage  qu'il  venait  de 
rendre.  Ses  intime»  pouvaient  s'en  rendre  compte;  mais  ils  ne 
l'apprenaient  qu'indirectement  ou  sur  une  pressante  question,  qui 
ne  lui  permettait  pas  de  se  dérober. 


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178  UNE  BELLE   VIE. 

Si,  dans  un  instant  d'affolement,  une  personne  estimable  et 
chère  se  donnait  la  mort  et  encourait  ainsi  l'exclusion  des  céré- 
monies religieuses,  il  intervenait  lui-même,  adressait  au  clergé 
une  de  ces  lettres  touchantes,  comme  il  savait  les  écrire,  et  en  attes- 
tant les  mérites,  les  vertus  du  défunt  surpris  par  un  subit  égare- 
ment, il  obtenait  pour  sa  dépouille  mortelle  la  suprême  bénédiction. 

S'il  se  trouvait  dans  une  niaison  atteinte  de  dénuement  ou  de 
gêne,  il  s'offrait  avec  une  cordiale  simplicité  pour  concourir  aux 
frais  de  sépulture  ;  il  revenait  après  le  malheur,  et  consacrait  aux 
survivants  ses  meilleurs  efforts.  On  lo  chargeait  de  mille  soins, 
auxquels  s'ajoutaient  tous  ceux  qu'il  s'imposait. 

Quand  la  mort  du  chef  d'une  famille  plongeait  celle-ci  dans  la 
détresse,  il  ne  s'accordait  point  de  repos  tant  qu'il  n'était  point 
parvenu  à  la  soutenir  de  quelque  manière. 

De  combien  d'enfants  n'a-t-il  pas  été  tuteur  ou  subrogé-tuteur! 
De  combien  de  conseils  de  famille  ne  faisait-il  point  partie  ! 

Si  l'un  de  ses  patronnés  devenait  malade  dans  une  école,  dans  un 
hôpital,  sur  un  point  quelconque  du  vaste  rayon  de  Paris,  il  s'y 
transportait  et  tenait  lieu  bien  des  fois  de  la  famille  absente.  Quoi- 
qu'il eiU  à  triompher,  dans  ce  but,  de  beaucoup  de  difficultés,  il  le 
faisait  sans  hésitation;  son  œuvre  de  bienfaisance  était  une  tâche, 
incessamment  renouvelée,  mais  obligée,  à  laquelle  l'idée  ne  lui 
était  môme  jamais  venue  qu'il  pût  se  soustraire.  La  reconnaissance 
est  un  poids  trop  lourd  pour  lés  âmes  médiocres;  ceux-là  surtout 
qui  ont  été  mêlés  activement  aux  choses  de  la  vie  ont  pu  mesurer 
ce  que  l'ingratitude  a  de  vil;  J.  Évelart,  par  la  multitude  de  ses 
bienfaits,  en  aurait  trouvé  l'occasion  plus  que  personne.  Mais,  à  la 
différence  de  tant  d'autres,  il  ne  se  sentait  nullement  blessé  ;  on 
peut  dire  qu'il  n'était  même  pas  atteint  ;  à  la  hauteur  où  se  mainte- 
nait  son  âme,  il  çn  arrivait  à  ne  pas  apercevoir  la  petitesse.  Lors- 
que la  reconnaissance  advenait,  nous  ne  disons  pas  qu'il  y  fût 
indifférent;  il  en  savait  le  prix  et  s'en  réjouissait;  ce  n'était  pas 
moins,  à  son  égard,  comme  une  surérogation.  Il  avait  rendu  le  ser- 
vice souhaité;  il  s'était  empressé  vers  le  malheur,  il  n'attendait 
rien,  pour  lui-même,  de  sa  noble  action.  Quelque  nombreux,  du 
reste,  qu'aient  été  envers  J.  Ëvelart  les  ingrats,  tous  les  torts  tom- 
beraient en  oubli,  s'il  nous  était  permis  de  divulguer  un  témoignage 
de  reconnaissance  qui,  en  défiant  la  louange,  a  montré  ce  dont  est 
capable  un  grand  cœur,  bien  digne  du  sien. 


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J.    ÉVELART.  179 

Les  ressources  pécuniaires  lui  manquaient  trop  souvent,  hélas  I 
ou  bien,  depuis  ses  propres  épreuyes,avaient  une  destination  sacrée 
à  ses  yeux;  il  fallait  alors  se  déclarer  hors  d'état  de  rien  donner;  il 
se  dédommageait  en  se  dépensant  lui-même  davantage  s'il  était 
possible.  Le  digne  ami,  empêché  de  remettre  un  secours,  s'ex- 
cusait, non  du  bout  des  lèvres,  mais  du  fond  du  cœur.  Cependant  il 
ne  trouvait  pas  toujours  grâce.  A  une  heure  d'absolu  dénuement, 
Tune  des  suppliantes  qui  ne  lui  laissaient  pas  de  repos,  dit  en  se 
retirant  :  «  Ah!  par  exemple,  ne  me  rien  donner,  c'est  trop  fort; 
pour  le  coup,  je  m'en  souviendrai  !  d  Avait-il,  en  effet,  le  bon  maî- 
tre, le  droit  de  répondre  ainsi?  Qu'il  endurât  des  privations,  peu 
importait...  Mais  ne  pas  distribuer  la  manne  habituelle  à  la  tribu 
des  solliciteurs,  c'était,  convenons-en,  inadmissible  ! 

L'inévitable  refus  s'adressait-il  à  une  personne  longtemps  com- 
blée, pour  laquelle  il  avait  accompli  les  plus  grands  sacrifices,  on 
ne  le  lui  pardonnait  pas  toujours;  que  valaient  les  bienfaits 
passés! 

Il  lui  arrivait  de  manquer  d'objets  indispensables,  et  cela  parce 
que,  disait-il,  la  somme  à  dépenser  était  plus  nécessaire  à  d'autres 
qu*à  lui-même.  Sa  domestique  lui  fit,  dans  une  circonstance, 
observer  qu'il  ne  pouvait  plus  absolument  se  servir  des  affreuses 
chaussures  dont  il  faisait  usage.  «  Je  le  reconnais,  répondit-il  ;  mais 
je  ne  puis  oublier  un  malheureux,  qui  doit  certes  passer  avant  moi.  » 
De  guerre  lasse,  il  fallut  faire  disparaître,  malgré  lui,  les  souliers 
éculés  et  les  remplacer  par  de  nouveaux.  11  éprouva,  en  dépit  de  sa 
bonté  native,  un  vif  mouvement  d'irritation...  Et  ce  n'est  point  là 
un  fait  accidentel,  isolé  ! 

Dans  diverses  phases  de  sa  vie,  les  personnes  qui  le  servaient 
s'étaient  vues  obligées  de  défendre  sa  porte  contre  l'affluence  des 
importuns  ;  ne  fallait-il  pas  amoindrir  quelque  peu  la  servitude 
volontaire  qu'il  s^imposait? 

Providence  vivante,  que  de  souffrances  n*a-t-il  pas  adoucies?  Dès 
sa  jeunesse,  n'employa-t-il  pas  la  meilleure  part  des  premiers  et 
modiques  revenus  de  sa  carrière  aux  frais  d'éducation  d'écoliers 
qui  lui  étaient  chers? 

Son  attitude,  son  langage,  dans  ses  rapports  avec  les  personnes 
attachées  à  son  service,  révélaient  aussitôt  sa  distinction  morale. 
Ce  sujet  pourrait  donner  lieu  à  des  développements  pleins  d'inté- 
rêt. L'avoir  servi,  à  une  époque  quelconque,  c'était  avoir  acquis 


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180  UNE   BELLE    VIE. 

des  droit  sà  son  dévouement;  il  y  voyait  l'acquittement  d'une  dette 
envers  ceux  dont  il  se  considérait  comme  l'obligé. 

L'un  des  traits  caractéristiques  de  cette  âme  généreuse  était  de 
penser  fréquemment  à  des  personnes  qui,  l'ayant  à  peine  connu, 
l'avaient  oublié;  s'il  avait  des  raisons  de  présumer  qu'elles  n'étaient 
pas  heureuses,  leur  souvenir  ne  s'effaçait  pas  de  sa  mémoire;  il 
s'enquérait  de  leur  sort;  plusieurs  ont  ainsi  reçu  de  lui  les  marques 
les  plus  inattendues  de  sympathique  intérêt.  C'est  que,  chez  le 
vénéré  maître,  la  noblesse  des  sentiments  éclatait  de  toutes  parts. 


m 


Si  Tinfortune,  oîi  qu'elle  se  produisît,  exerçait  sur  J.  Évelart  un 
irrésistible  attrait,  avec  quelle  ardeur  n'y  compatissait-il  pas  lors- 
qu'elle atteignait  un  membre  du  corps  enseignant,  lorsque  notam- 
ment une  disgrAce  lui  paraissait  imméritée! 

En  1858,  le  baron  Taylor  fonda,  pour  leur  venir  en  aide  sous  des 
formes  diverses  et  avec  la  perspective  de  pensions  à  obtenir,  V Asso- 
ciation des  membres  de  V enseignement.  Les  peintres,  les  inventeurs,  les 
artistes  dramatiques,  les  artistes  musiciens  bénéficient,  on  le  saiit,  de 
fondations  seml)lables,  dues  à  la  même  initiative.  S'il  est  une  mé- 
moire honorée  et  qui  au  plus  haut  degré  mérite  de  l'être,  c'est  bien 
celle  du  baron  Taylor. 

J.  Évelart  adhéra,  l'un  des  premiers,  à  ce  bienfaisant  effort.  11  y 
trouva  l'un  des  principaux  éléments  de  sa  dévorante  activité.  Quand, 
il  y  a  sept  ans,  il  devint  Président  de  V Association  des  membres  de  Tm- 
seignement^  elle  comptait  déjà  plus  de  dix  mille  membres;  l'alloca- 
tion annuelle  de  nombreux  secours  était  assurée;  des  pensions 
étaient  régulièrement  servies  ;  d'importantes  ressources  se  trou- 
vaient amassées.  Ses  persévérants  labeurs  ont  contribué  pour 
une  large  part  à  celte  prospérité  qui  va  croissant. 

Par  un  respeclacle  scrupule,  le  digne  maître  se  démit  de  ses 
fonctions  sous  le  coup  de  ses  douloureuses  épreuves;  le  titre  de 
Président  honoraire  lui  fut  conféré;  mais  ce  qu'il  entendit  retenir,  ce 
fut  sa  part  de  collaboration,  part  qu'il  élargissait  sans  cesse.  L'as- 


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J.    ÉVELART.  181 

sociatioa  dira  elle-même,  d'une  manière  complète,  de  quels  ser- 
vices elle  lui  est  redevable.  Donateur,  sociétaire  perpétuel,  il  Taima 
avec  passion»  se  multiplia  pour  elle,  lui  fit  large  mesure  dans  ses 
libéralités,  dans  remploi  de  son  temps,  dans  Taction  incessante  de 
sa  correspondance  et  de  ses  démarches;  depuis  plus  de  dix  ans; 
titulaire  d'une  pension,  il  n'en  jouit  peut-être  à  aucun  moment, 
n'eût-il  pas  été  singulier,  en  effet,  que  J.  Évelart,  tel  que  nous  le 
connaissons,  en  eût  retiré,  si  légitime  qu'il  fût,  un  avantage 
personnel  ? 

Nul  ne  fut  plus  assidu  aux  séances  bimensuelles  du  Comité;  ses 
collègues  témoigneront  du  dévouement,  des  rares  qualités  dont  il  y 
fit  preuve;  lui,  si  oublieux  de  ses  propres  intérêts,  si  enclin  à  les 
compromeltre  de  toutes  façons,  il  était  prudent,  économe,  réfléchi, 
éminemment  sage  dans  l'administration  de  l'œuvre  commune  ;  sans 
comprimer  l'élan  de  son  cœur,  il  savait  calculer,  vrai  prodige  de  sa 
part.  Aucun  motif  ne  pouvait  le  déterminer  à  manquer  à  une  seule 
séance;  il  subordonnait  tout  à  cette  ponctualité.  Le  vendredi, 
7  octobre  dernier,  il  se  trouvait  à  Sorèze  ;  le  matin,  de  bonne  heure, 
il  vint  nous  dire  timidement  :  «  Je  partirai  à  midi.  »  —  «  Ce  n'est 
pas  possible,  »  répondimes-nous,  «  où  allez-vous  donc?  »  —  a  \ 
Paris  ;  hier,  je  n'ai  pas  osé  vous  ei)  prévenir;  c'est  indispensable; 
demain  soir,  séance  du  Comité;  on  débattra  une  question  impor- 
tante; ma  présence  est  absolument  nécessaire...  »  Toutes  les  ins- 
tances furent  vaines...  Il  devait,  hélas!  réparer  cette  année  ce 
départ  précipité  ! 

Soit  en  son  nom  personnel,  soit  au  nom  de  V Association,  c*est  par 
centaines  que  se  compteraient  les  requêtes  dont  il  s'occupait. 
Toutes  les  administrations  le  connaissaient  ;  les  bureaux  du  Minis- 
tère de  l'Instruction  publique  étaient  surtout  visités  par  ce  vénérable 
vieillard  qui  n'admettait  pas  d^obstacle  dans  l'accomplissement  de 
Tœuvre  généreuse  à  laquelle  il  avait  consacré  sa  vie.  Avec  quels 
égards  n'était-il  pas  accueilli  !  11  aurait  eu  horreur, —  on  le  savait, 
—  d'une  démarche  quelconque  dans  son  propre  intérêt;  niais, pour 
les  autres,  il  ne  reculait  devant  aucune  fatigue.  Son  intervention 
n'était  jamais  banale  ;  entièrement  fixé  sur  les  griefs  qu'il  venait 
combattre,  sur  les  demandes  qu'il  soutenait,  il  s'identifiait  avec 
ceux  dont  il  se  constituait  le  défenseur.  II  fallait  l'entendre  plaider 
leur  cause. 

Il  s'irritait  contre  les  mesm*es  qui  lui  paraissaient  iniques  ;  d'une 


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i. 


18i        '  UNE   BELLE  VIE. 

indépendance  absolue,  il  ne  contenait  pas  ses  critiques.  Il  n*hési- 
tait  pas  à  blâmer  des  actes  qui  dénotaient  un  manque  de  jugement, 
ce  qui  est  plus  grave,  un  défaut  de  justice  ou  de  cœur,  chez  tel  ou 
tel  fonctionnaire  de  Tinstruction  publique  ;  lorsque  des  victimes  de 
ces  acles  s'adressaient  à  lui,  il  éprouvait  une  telle  pitié  que,  s'il 
échouait  dans  leur  défense,  il  ressentait  une  vraie  douleur,  que 
trahissait  l'expression  de  son  visage;  aussi,  quand  nous  le  voyions 
revenir  triste  de  Tune  de  ses  charitables  courses,lui  disions-nous  ; 
t(  Noverca...  »  —  «  Oh  oui,  »  afflrmait-il,  en  répétant  cette  expression, 
qu'il  formulait  fréquemment,  au  souvenir  d'un  ami  exceptionnel- 
lement cher! 

Rien  ne  pouvait. mieux  donner  l'idée  de  la  vivacité  de  son  mécon- 
tentement. Car,  en  dépit  de  ses  déceptions  presque  inévitables  en 
certains  cas,  dans  son  rôle  touchant  de  patron,  qu'il  l'aimait  cette 
Université,  à  laquelle  il  s'était  donné  toiit  jeune  pour  ne  plus  se 
reprendre!  Qu'il  l'aimait!  S'il  s'attristait  des  erreurs,  des  défail- 
lances, il  vivait  de  sa  vie,  s'enorgueillissait  de  ses  succès,  rappe- 
lait à  tout  instant  des  traits  de  son  histoire...  Elle  restait  dans  ses 
'  entretiens,  dans  ses  souvenirs,  au  fond  de  son  âme,  —  au  moment 
S  même  où  il  la  blâmait, —  VAlma  ifafor.  C'eût  été  le  méconnaître  que 

-—— —  de  ne  pas  discerner,  jusque  daqs  ses  critiques,  le  filial,  l'inviolable 

attachement  dont  il  était  animé  pour  elle.  Ce  qu'il  souhaitait  sur- 
1^  tout,  —  et  il  y  insistait  constamment, —  c'était  de  la  part  des  chefs, 

iVs  les  Termes,  les  ménagements,  les.  égards  en  toute  occurrence.  Peu 

1?.,  de  jours  avant  sa  mort,  il  le  répétait  encore,  en  nous  tendant  une 

lettre,  la  dernière  qu'il  ait  reçue  de  l'infatigable  et  bienveillant 
vice-recteur  de  l'Académie  de  Paris  :  «  Voyez  en  quels  termes, 
avec  quelle  courtoise  délicatesse  m'est  exprimé  un  refus  ;  de  bon- 
nes dispositions  sont  conservées  pour  mon  protégé  ;  que  je  voudrais 
communiquer  cette  urbanité,  dans  leurs  relations  quotidiennes,  à 
tous  les  dignitaires  de  l'Université...  » 

La  bonté  de  J.  Évelart  était  inépuisable.  Lorsqu'il  fut  appelé  au 
lycée  Saint  Louis,  sa  demeure,  rue  de  la  Cerisaie,  était  si  éloignée 
qu'il  ne  pouvait  s'y  rendre  au  milieu  du  jour;  un  petit  apparte- 
ment lui  parut  nécessaire  pour  goûter  un  peu  de  repos  et  recevoir 
ses  visiteurs;  il  le  trouva  boulevard  Saint-Michel.  Si  utile  que  dût 
lui  être  ce  pied-à-terre,  il  n'en  profita  guère  :  que  parlait-il  de  repos, 
le  bon  maître  !  Les  membres  malheureux,  en  disgrâce,  du  corps 
professoral  ne  manquent  pas  dans  Paris.  Il  commença  par  installer 


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J.    ÉVELART.  183 

dans  son  logement  une  famille  digne  d'intérêt  qui,  après  un  long 
séjour,  fit  place  à  une  autre;  il  en  fut  ainsi  pendant  des  années... 
S'il  avait  loué  un  second  pied-à-terre  pour  atteindre  son  but  pri- 
mitif, il  n'en  eût  pas  profité  davantage  ;  il  l'eût  bien  vite  trans- 
formé en  succursale  du  premier.  Il  en  était  venu  à  pénétrer  timide- 
ment dans  le  logement  du  boulevard  Saint-Michel,  se  bornant  à  y 
déposer  quelques  papiers  et  à  y  écrire  à  la  hâte  une  lettre  urgente. 

Son  traitement  lui  servait  à  payer  de  petites  rentes  mensuelles 
à  un  certain  nombre  de  personnes,  d'une  immanquable  exactitude 
à  chaque  échéance.  Un  père  de  famille,  présent  un  jour  dans  la 
salle  d'attente  du  Lycée,  vit  des  gens  rangés  le  long  des  murs  ;  un 
professeur  vint  bientôt;  après  avoir  conféré  successivement  avec 
chacun  de  ceux  qui  l'attendaient,  il  s'avança  vers  le  père  de 
famille  :  a  Et  vous,  Monsieur?  »  Celui-ci  s'excusa,  sans  comprendre 
même  la  question,  et  alla  se  renseigner  auprès  du  concierge, 
tt  Comment,  lui  fut-il  répondu,  vous  ne  connaissez  pas  ce  professeur? 
C'est  M .  Évelart  ;  il  a  reçu  tout  à  l'heure  son  traitement,  et  comme 
d'habitude,  il  Ta  aussitôt  distribué.  » 

Lorsque  le  regretté  défunt  avait  pris  la  défense  d'une  situation 
qui  lui  paraissait  digne  d'intérêt,  aucune  difficulté  ne  pouvait 
l'amener  h  s'en  détacher.  Au  nombre  des  obligés  qu'il  maintint 
longtemps  dans  le  pied-à-terre  du  boulevard  Saint-Michel,  se  ren- 
contra un  professeur,  éprouvé  par  de  fréquents  échecs  et  auquel 
J.  Ëvolartvint  largement  en  aide;  une  position  n'ayant  pu  être 
obtenue  en  France  pour  son  protégé,  le  persévérant  bienfaiteur 
lui  en  procura  une  dans  l'une  de  nos  colonies;  cette  position  ayant 
été  aussi  perdue,  J.  Évelart  ne  continuapas  moins,  jusqu'à  sa  mort, 
à  veiller  sur  l'infortuné  professeur  revenu  à  Paris.  Quelles  fatigues, 
quelle  correspondance  occasionna  cette  odyssée  ! 

Ils  s'appellent  «  légion  »,  les  membres  du  corps  enseignant  qu'il 
combla  de  ses  bontés. 

Avoir  été  son  élève,  quel  titre  privilégié  à  ses  yeuxl  a  Notre 
incomparable  ami,  —  nous  écrivait  au  lendemain  de  la  mort  de 
J.  Ëvelart,  l'un  de  ses  disciplesles  plus  distingués,  —  était  le  cœur 
le  plus  chaud,  le  plus  dévoué,  le  plus  sincère,  le  plus  loyal  que  j'aie 
jamais  connu.  Dans  les  relations  rencontrées  au  cours  de  ce  pèle- 
rinage de  la  vie,  si  obscur,  si  tourmenté,  si  incertain,  notre  bon 
maître  était  une  figure  tout  à  fait  exceptionnelle...  J'ai  dans  ma 
bibliothèque  quelques  livres  magnifiques,  judicieusement  choisis 


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184  UNE   BELLE   VIE. 

el  d'une  belle  reliure,  qui  étaient  des  prix  particuliers  de  son 
invention,  des  largesses  de  sa  cassette  de  professeur,  où  j'ai  collé, 
en  leur  temps,  de  petites  notes,  devenues  maintenant  de  bien  pré- 
cieux autographes,  où  il  exprimait,  dans  les  termes  les  plus  déli- 
cats, la  satisfaction  que  lui  avait  donnée  l'application  de  l'écolier. 
Je  n^ose  pas  en  citer  la  date,  tant  elle  est  lointaine,  tant  elle  nous 
vieillit.  Eh  bien  !  depuis  cette  aurore  de  sympathie,  malgré  tant  de 
changements,  tant  d'afifaires,  tant  d'inquiétudes,  tant  de  figures 
entrevues,  tant  de  superpositions  d'amitiés  et  de  bons  offices,  les 
sentiments  du  maître  et  de  l'ami  n'avaient  jamais  varié.  Tel 
j'avais  vu  le  bon  Évelart,  à  la  distribution  des  prix,  au  lycée,  tel  je  le 
retrouvais  à  Paris,  aussi  bon,  aussi  expansif ,  aussi  indulgent,  aussi 
porté  à  tout  comprendre,  à  tout  encourager,  à  tout  espérer  ;  tel  je 
me  figurais  devoir  le  retrouver  encore...  »  Comment  mieux  exprimer 
nos  fidèles  et  vivants  souvenirs  ? 

Ses  élèves,  J.  Évelart  les  suivait  dans  toutes  les  vicissitudes  de 
leur  carrière  ;  il  cherchait  à  se  renseigner  sur  tout  ce  qui  les  inté- 
ressait, eux  et  leurs  familles. 

Il  y  a  trente-cinq  ans  l'un  de  ses  anciens  disciples  encourut, 
devant  une  cour  d'assises  du  Midi,  une  peine  grave.  La  douleur  du 
bon  maitre  fut  indicible.  Il  ne  l'oubliera  pas  l'élève  qui,  entré 
peu  de  temps  après  dans  la  magistrature,  reçut  de  J.  Évelart  des 
communications  suppliantes  pour  qu'une  mesure  gracieuse  tem- 
pérât lé  châtiment.  Pensant  que  la  réparation  du  dommage 
pourrait  être  prise  en  considération,  il  offrait  de  concourir,  par 
annuités,  au  paiement  de  la  somme  nécessaire.  Le  malheureux  con- 
damné ne  s'était  nullement  distingué  dans  ses  classes;  mais  il 
avait  été  l'élève  du  vénéré  ami  :  l'élève,  n'était-ce  pas  assez  dire? 

Quelques  autres  se  sont  aussi  écartés  de  la  droite  voie.  Il  accou- 
rait aussitôt,  quelquefois  môme  sans  être  devancé  par  la  famille; 
il  allait  apporter  à  celui  qui  était  tombé,  comme  aux  siens,  les 
plus  affectueuses  consolations  et  se  multipliait  dans  l'intérêt  de  sa 
défense.  Et  il  n'en  parlait  jamais  ;  il  fallait  être  admis  à  l'étroite 
intimité  de  cette  âme  supérieure  ou  être  recherché  en  vue,  soit 
d'un  conseil,  soil  d'une  utile  assistance,  pour  connaître  ses  sollici- 
tudes, ses  préoccupations;  ses  prodiges  incessants  de  charité 
étaient  autant  de  secrets  déposés  dans  son  cœur. 

Lorsqu'une  famille  recourait  à  lui  pour  triompher  des  fâcheuses 
dispositions  d'un  enfant,  la  tendresse  du  maître  obtenait  parfois 


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J.   ÉVELART.  185 

plus  de  succès  que  Tamour  même  d'une  mère  ;  quand  tous  ses 
efforts  étaient  vains^  il  permettait  que  Tenfant  lui  fût  confié  pour 
le  conduire  dans  une  maison  ^ûre,  où  Taction  réformatrice  devait  se 
continuer,  par  exemple  dans  cet  établissement  de  Mettray,  dont  il 
admirait  Tœuvre  bienfaisante. 

Ces  derniers   faits  furent,  il  est  à  peine  besoin    de  le  dire, 
absolument    exceptionnels.    —    Que  d'hommes    distingués   ont 
été  ses  disciples  I  II  en  est  qui  lui  doivent  la  direction  môme  de 
leur  destinée.  Écoutons  un  homme  entouré  de  la  plus  haute  consi- 
dération et  dont  rUniversité  est,  à  Paris,  justement  fière  ;  que  nous 
dira-t-il?  Voici  sa  réponse  :  «  Aucun  de  mes  maîtres  ne  m'a  été  aussi 
secourable.  J.  Ëvelart  m'a  pris,  à  treize  ans,  comme  élève  particu- 
lier fort  mal  préparé.  Il  a  refait  en  moi  tout  ce  qui  me  manquait;  il 
m'a  appris  à  travailler  et  m'a  donné  le  goût  de  l'étude.  Il  m'a  per- 
suadé que  je  pouvais  prétendre  à  la  licence,  puis  à  l'agrégation  et 
au  doctorat...  Au  sortir  de  la  soutenance  de  mes  thèses,  j'ai  couru 
de  la  Sorbonne  au  lycée  Saint-Louis  ;  je  suis  entré  dans  la  classe 
démon  bon  maître;  je  me  suis  permis  d'interrompre  la  leçon  pour 
lui  apporter,  à  lui  le  premier,  la  bonne  nouvelle  et  lui  en  attribuer 
Thonneur...  »  Témoignage   d'une  reconnaissance  qui  devait  s'ex- 
primer, plus  tard,  en  un  trait  admirable,  dont  nous  ne  nous  expo- 
;seroDS  à  altérer,  par  aucune  parole,  l'idéale  beauté. 

Si  l'un  de  ses  élèves,  anciens  ou  nouveaux,  devenait  malade,  ses 
courses  presque  quotidiennes,  ou,  si  la  résidence  de  celui-ci  était 
éloignée  de  Paris,  son  incessante  correspondance  montraient  sa 
sollicitude.  Il  lui  fallait  des  communications  orales  ou  de  fréquentes 
lettres  ;  au  moindre  retard,  des  télégrammes  réclamaient  des  infor- 
mations. Ne  semble-t-il  pas  avoir  eu  pour  règle  de  se  porter  tou- 
jours au  delà  du  devoir  ? 

Ce  n'est  pas  seulement  à  la  personne  de  ses  élèves  qu'il  ne  cessait 
de  s'intéresser,  mais  encore  à  la  situation,  au  sort  de  leur 
famille. 

Un  homme  particulièrement  digne  de  respect  fut,  il  y  a  quarante 
ans,  frappé  du  désastre  à  la  fois  le  plus  irréparaole  et  le  plus 
immérité, pendant  que  deax  de  ses  fils  étaient  les  élèves  de  J.  Ëve- 
lart. Ce  malheur  fit  éclore  et  cimenta  l'une  des  plus  fermes  ami- 
tiés de  sa  carrière.  Son  àme  attira  k  elle,  dan.s  un  étroit  embras* 
sèment,  l'âme  vraiment  noble  dont  les  cruelles  épreuves  ne  purent 
altérer  la  sérénité. 

La  Réf.  Soc,  16  juillet  1893.  3*  sér.,  t.  VI  (U  XXVI  col.),i3 


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186  UNE  BELLE  VIE. 

Le  père  de  Tun  de  ses  bons  disciples,  magistrat  des  plus  élevés, 
dont  nous  ne  saurions  oublier  le  cordial  accueil  à  la  Chambre  cri- 
minelle de  la  Cour  de  cassation,  noua  avec  le  professeur  de  son  fils 
la  plus  étroite  intimité.  J.  Évelart  s'assit,  à  ce  cher  foyer,  chaque 
semaine,  pendant  près  de  trente  ans  ;  aux  mois  de  vacances,  il 
allait  se  reposer  quelque  temps,  sur  les  bords  de  l'Océan,  dans 
un  coin  écarté  du  Finistère,  à  Ros-Bras,]  dont  le  nom  surgissait 
si  souvent  dans  ses  entretiens  que  nous  ne  pouvons  ne  pas  le 
mentionner  aussi,  en  saluant  la  mémoire  du  vénéré  maître. 

Ils  sont  nombreux  les  élèves  auxquels,  eu  égard  à  la  situation  de 
leurs  parents,  il  prodigua  ses  leçons  à  titre  de  purs  bienfaits,  parfois 
même  sans  que  cette  généreuse  condescendance  fût  justifiée  ;  à  vrai 
<Iire,  son  désintéressement  lui  faisait  accueillir,  sans  vérification, 
tout  souhait  exprimé  dans  ce  sens. 

Dans  une  circonstance,  il  apprit  que  le  père  de  l'un  de  ses  élèves 
(Hait  très  malade,  en  l'absence  des  siens  ;  il  quitta  Paris  et  franchit 
une  assez  grande  distance  ;  lorsqu'il  arriva,  le  malade  touchait  à 
sa  fin;  c'est  le  professeur  du  fils,  le  maître  excellent,  qui  recueillit 
le  dernier  soupir  du  père.  Quel  obstacle  eût  pu  l'empêcher  de  repré- 
senter la  famille  absente  ? 

Il  y  a  une  dizaine  d'années,  l'un  de  ses  anciens  élèves,  établi  dans 
Tune  des  villes  de  la  péninsule  des  Balkans,  lui  confia  l'un  de  ses 
enfants.  J.  Évelart  devint,  à  tous  les  points  de  vue,  le  second  père 
de  ce  fils,  digne    d'une   telle   affection.  Au    cours    des  études 
du  jeune  homme  à  l'Ëcole  de  Saint-Cyr,  en  toutes  circonstances, 
en  un  mot,  il  fut  son  protecteur,  son  répondant;  la  maison  de 
J.  Évelart  devint  celle  de  son  patronné.   Du  Tonkin,  en  1890,  par- 
vint au  cher  maître  le  meilleur  témoignage   de  reconnaissance  ; 
trois  semaines  après  son  arrivée  en  ce  pays,  le  jeune  officier   se 
couvrait  d'honneur,  en  écrasant  une  bande  de  pirates  ;  sa  vaillante 
action  fut  mise  àl'ordre  du  jour  de  l'armée.  Qu'il  était  fier  le  digne 
ami  du  succès  de  son  fils  adoptif  !  Pas  un  courrier  n'a  quitté  la 
France  vers  le  Tonkin, pas  un  n'est  parti  du  Tonkin  vers  Marseille, 
sans  porter  une  correspondance  de  l'un  ou  de  l'autre  :  échange 
exquis  des  sentiments  les  plus  élevés  et  dont  on  ne  pourrait 
prendre  connaissance  sans  une  profonde  émotion.  Il  revient    en 
France  le  lieutenant  qui  était  si  impatiemment  attendu  ;  il  débarque 
peut-être,  au  moment  où  nous  écrivons  ces  lignes  ;  c'est  en  mettant 
le  pied  sur  noire  sol  qu'il  apprendra  son  grand  deuil. 


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J.    ÉVELART.  187 

Ce  serait  une  téméraire  et  bien  difficile  entreprise  que  d'essayer 
d'exposer  rien  qu'une  part  des  belles  actions  accomplies  par 
J.  Ëvelart  pour  ses  élèves  ou  pour  leurs  familles.  Nous  ne  pouvons 
cependant  résister  au  désir  de  raconter  le  trait  suivant,  dont  nous 
avons  recueilli,de  la  bouche  de  M.  D.  Nisard,  la  première  indication. 

J.  Ëvelart  avait  Thabitude  de  signaler  ses  élèves  méritants  à 
celui  de  ses  collègues  dans  la  classe  duquel  ils  entraient,  en  quit- 
tant la  sienne  ;  il  tenait  à  être  informé  des  notes  qu'ils  obtenaient. 
Il  avait  particulièrement  recommandé  Tun  d'eux,  lorsque  deux 
ou  trois  semaines  après  le  commencement  de  Tannée  scolaire, 
il  apprit  que  l'élève  signalé  n'était  pas  revenu  à  Saint-Louis.  Un 
malentendu  au  3ujet  delà  bourse  dont  celui-ci  avait  joui  jusqu'à 
Tannée  précédente  motivait  son  absence.  Les  actives  démarches 
du  bon  maître  régularisèrent  toutes  choses  :  l'élève  reprit  le  cours 
de  ses  études. 

Ces  circonstances  permirent  à  J.  Évelart  de  se  renseigner  sur  la 
situation  de  la  famille.  Le  père  était  un  modeste  tailleur  d'habits, 
qui  subvenait  par  son  travail  à  l'entretien  des  siens;  son  fils  avait 
fréquemment  manqué  des  livres  nécessaires  ;  à  une  époque,  il  ne 
possédait  même  pas  de  dictionnaire;  lorsqu'il  sortait  du  lycée, 
après  la  classe,  on  l'eût  pris  pour  un  collégien  faisant  Técole  buis- 
sonnière  ;  il  suivait  les  étalages  de.  libraires,  sur  les  quais,  et  de  ci, 
de  là,  se  procurait  la  traduction  des  mots  difficiles  dans  la  version 
ou  le  thème  qu'il  avait  à  composer;  sa  promenade  apparente 
cessait,  dès  qu'il  avait  amassé  le  petit  bagage  nécessaire.  Il  arri- 
vait au  logis,  très  éloigné  du  lycée,  se  mettait  au  travail,  et  lorsque, 
vers  neuf  heures  du  soir,  il  avait  achevé  sa  tâche  scolaire,  il 
offlrait  à  son  père  de  l'aider  dans  son  labeur  ;  assis  à  ses  côtés,  il 
faisait  des  coutures  jusqu'à  onze  heures,  minuit;  dans  de  telles 
conditions,  il  ne  tenait  pas  moins  la  tète  de  ses  classes.  Inutile  de 
dire  à  quel  point  s'accrut  l'affectueux  intérêt  du  maître  pour  ce  dis- 
ciple d'élite. 

Les  succès  continuèrent  :  le  jeune  homme  fut  admis  des  premiers 
à  Técole  normale  supérieure,  dont  M.  Désiré  Nisard  était  alors 
directeur.  J.  Ëvelart  accompagna  son  lauréat  du  plus  excellent 
suffrage...  Hélas  I  le  soir  d'un  jour  de  congé,  celui-ci  s'attarda  in- 
volontairement; il  précipita  sa  marche  pour  regagner  le  temps 
perdu  et  se  hâta  tellement  qu'il  rentra  couvert  de  sueur;  un  refroi- 
dissement le  saisit  ;  en  peu  de  jours,  il  fut  enlevé  à  l'affection  de  sa 


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188  UNE  BELLE  VIE. 

famille  et  de  ses  maîtres!  Deuil  poignant  que  J.  Evelart  ne  cessa 
de  porter  dans  son  cœur  I II  resserra  ses  relations  avec  le  malheu- 
reux père;  jamais  le  bon  maître  ne  fut  aussi  convenablement  ha- 
billé ;  on  eiH  pu  croire  qu'il  prenait  goût  à  la  toilette;  un  nouveau 
vêtement,  même  inutile,  était  toujours  bien  venu.  Quelques  années 
après,  la  digne  sœur  du  regretté  jeune  homme  se  maria.  En  voyant, 
dans  un  faubourg  de  Paris,  MM,  Désiré  Nisard  et  Évelart  lui  servir 
de  témoins,  on  ne  pouvait  deviner  la  cnielle  douleur  qu'attestait 
leur  présence  et  dont  le  souvenir  troublait  la  joie  de  ce  jour. 

Il  manquait,  le  cher  absent,  à  la  réunion  d'élite  où  quelques  an- 
nées avant  la  mort  du  digne  maître,  un  groupe  de  ses  anciens  dis- 
ciples le  fêla.  On  était  allé  chercher  J.  Évelart,  en  ne  lui  laissant 
prévoir  que  la  présence  de  trois  ou  quatre  amis;  aussi  fut-elle 
bien  vive  son  émotion,  quand  il  se  trouva  au  milieu  de  trente  à 
quarante  de  ses  meilleurs  élèves  de  Saint-Louis,  quand  il  entendit 
Tun  d'eux,  son  cher  François  Coppée,  leur  servir  d'organe  et  lui 
offrir,  avec  les  vers  les  plus  délicats,  un  beau  bronze,  en  témoi- 
gnage de  leur  fidèle  gratitude. 


IV 


Les  calamités  qui  accablèrent  la  France,  du  mois  d'août  1870  à 
la  fin  du  mois  de  mai  1871,  furent  pour  J.  Ëvelart  un  exceptionnel 
aliment  d'abnégation  et  de  zèle. 

Le  13  septembre  1870,  le  médecin  de  ses  chères  octogénaires 
ayant  exigé  leur  départ  de  Paris,  J.  Évelart,  qui  s'était  promis  de 
ne  pas  s'éloigner,  dut  les  accompagner  vers  Brest,  jusqu'à  Tours, 
d'où  elles  gagnèrent  Nantes  ;  l'un  de  ses  cousins  y  était  attendu 
pour  l'achèvement  du  voyage.  Mais  ce  parent  malade  ne  put  ré- 
pondre à  l'invitation  qu'il  lui  avait  adressée.  Une  vive  inquiétude 
s'empara  de  J.  Ëvelart,  au  sujet  de  sa  mère  et  de  sa  tante.  Il  était 
revenu  à  Paris,  pour  obéir  à  ce  qu'il  considérait  comme  un  devoir; 
il  ne  pouvait  cependant  laisser  sans  assistance  aucuite  les  chères 
voyageuses.  Déjà,  au  moment  de  son  retour,  l'armée  prussienne 
avait  attaqué  la  gare  de  Juvisy  ;  sans  se  préoccuper  des  périls,  il 


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J.    ÉVELART. 


189 


repartit  par  la  ligne  derOuest;les  ennemis  occupaient  une  partie  du 
bois  de  Clamart.  Après  bien  des  détours  et  des  temps  d'arrêt,  le 
service  des  \oies  ferrées  étant  désorganisé,  il  parvint  à  Nantes.  Les 
pauvres  malades  étaient  dans  l'hôtel  qu'il  leur  avait  indiqué, 
«  seules,  dans  une  inquiétude  extrême,  horiblement  fatiguées, 
nous  écrivit-il  aussitôt,  ne  sachant  que  devenir  ».  11  les  conduisit  à 
Brest  et  les  installa,  à  proximité  d'une  branche  de  sa  famille;  puis  il 
▼oulul  tenter  l'impossible  et  rentrer  encore  dans  Paris,  son  devoir 
filial  complètement  rempli.  Vains  efforts  I  II  dut  revenir  à  Brest  et  y 
passer  le  terrible  hiver,  sous  le  coup  des  patriotiques  douleurs  que 
Bul  ne  ressentit  plus  profondément. 

Deux  de  ses  collègues  de  Saint-Louis  étaient  sortis  de  Paris  en 
ballon,  MM.  Lissajous  et  d'Almeïda:  l'aérostat  du  premier  atterrit  à 
Dinan;  J.  Ëvelarty  accourut;  il  alla  se  retremper  dans  de  longs 
entretiens  avec  l'ami,  plein  d'espoir,  qui  lui  apportait  des  nou- 
velles de  la  grande  cité  assiégée.  Le  cher  maître  croyait  aussi  au 
succès  final...  Son  incessante  correspondance,  que  nous  relisons, 
en  ce  moment,  était  on  ne  peut  plus  réconfortante.  La  déception 
de  J.  Ëvelart  ne  fut  que  plus  amère. 

Dès  la  levée  du  siège  par  les  Allemands,  il  rentra  dans  Paris,rue 
de  la  Cerisaie,  avec  ses  chères  dames.  L'insurrection  du  18  mars  lui 
réservait  des  tristesses  plus  navrantes  encore.  Le  31  mai,  il  nous 
écrivait  :  «  ...  Mes  pauvres  malades  sont  saines  et  sauves;  les  ter- 
ribles émotions  qu'elles  ont  subies  n'ont  pas  sensiblement  aggravé 
leur  état  physique.  Nous  avons  passé  une  épouvantable  semaine, 
#emés  à  la  fois  par  l'incendie  et  par  l'insurrection  ;  lorsque  l'in- 
cendie a  menacé  de  nous  atteindre,  j'ai  dû  faire  passer  mes  chères 
octogénaires  entre  les  combattants  {ei  le  combat  dans  notre  rue  a  duré 
plus  de  24  heures)  pour  les  mettre  un  peu  à  l'abri  dans  les  souterrains 
(c'est  le  mot  propre)  d'une  vieille  maison  du  voisinage,  où  nous 
courions  risque  encore  d'être  envahis...  Nous  ne  sommes  pas 
encore  quittes  du  feu  ;  cette  nuit,  j'ai  dû  faire  la  chaîne  et  pomper, 
tant  les  b&timents  de  rArsenal,avec  lesquels  nous  sommes  mitoyens, 
ont  la  vie  dure  et  résistent  au  feu  qui  les  mine,  les  dévore  depuis 
huit  jours.  Il  y  a  dans  les  décombres  des  cartouches  et  des  cap- 
sules, qui  font  fréquemment  explosion  et  gênent  beaucoup  les  tra- 
vailleurs... » 

Durant  la  domination  de  la  Commune,  J.  Ëvelart  a  révélé  sa  gé- 
nérosité plus  que  dans  aucune  autre  circonstance  de  sa  vie.  Il  avait 


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i90  UNE  BELLE  VIE. 

été,  àToulouse,  le  collègue  du  père  de  l'un  des  hommes  que  l'insur-" 
rectîoD  avait  mis  à  sa  tête.  Il  recourut,  pour  rendre  d'immenses  ser- 
vices, à  rintervention  de  ce  collègue  qui  lui  était  très  attaché.  Il 
était  amplement  muni  de  laisser-passer  et  en  usait  suivant  les 
meilleures  inspirations  de  son  cœur.  Lorsqu'il  les  avait  épuisés  ou 
qu'il  n'en  possédait  pas  même  pour  lui,  il  allait,  sans  souci  du 
péril,  au-devant  de  la  mort,  étonnant  les  insurgés  eux-mêmes.  Le 
récit  détaillé  de  ses  actes,  de  mars  à  juin  1874,  dépasserait  tout  ce 
qui  pourrait  être  dit  pour  honorer  sa  mémoire.  Son  calme  étant 
inaltérable,  aucun  danger  ne  pouvait  le  jeter  dans  le  trouble.  Un 
jour,  sans  laisser-passer,  il  pénètre  au  Ministère  de  l'instruction 
publique  ;  la  porte  se  referme,  et  l'on  refuse  de  le  laisser  sortir,  en 
le  déclarant  suspect  ;  il  demande  à  parler  au  délégué;  celui-ci 
jouait  une  partie  de  billard.  J.  Ëvelart  est  conduit,  pour  l'attendre, 
dans  une  salle  voisine;  Tune  de  ses  poches  était  pleine  de  compo- 
sitions de  ses  élèves  ;  il  se  met  tranquillement  à  les  corriger,  comme 
s'il  se  fût  trouvé  dans  son  propre  cabinet.  Le  délégué  arrive  et  l'in- 
terpelle brusquement,  «  Que  voulez-vous,  »  dit-il? —  «  Mais  sim- 
plement, répond  le  bon  maître,  l'autorisation  de  sortir;  je  suis 
venu  imprudemment  ici  pour  me  procurer  un  renseignement  intéres- 
sant un  de  mes  collègues  de  l'Université;  je  n'ai  pu  l'obtenir;  j'ai 
à  peine  le  temps  de  me  rendre  à  Saint-Louis  pour  faire  ma  classe; 
ne  me  retenez  pas  plus  longtemps...  »  —  «  Et  tous  ces  papiers, 
qu'est-ce  donc?  »  repartit  le  délégué.  —  «  Oh  I  rien  de  compromet- 
tant, »  réplique  le  cher  maître,  «  des  compositions  de  mes  élèves...  » 
—  «  Vous  les  corrigez  icil  —  a  Mais  oui,  l'attente  était  si  longue...» 
Cette  sérénité  apaisa  le  délégué;  J.  Évelart  reprit  ses  copies  et  se 
dirigea  vers  son  lycée.. .Le  calme,  le  sang-froid  ont  toujours  été  l'un 
des  traits  saillants  de  son  caractère. 

L'accomplissement  du  bien,  dans  ces  jours  de  deuil,  avait  sus- 
cité contre  lui  des  déflances  du  côté  des  hommes  d'ordre  ;  il  n'y 
avait  point  pris  garde.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  ce  péril  lui 
eût-il  apparu,  il  eût  passé  outre;  rien  ne  l'eût  retenu,  pas  plus  la 
perspective  de  ces  délations  que  la  crainte  des  insurgés  pendant 
qu'ils  étaient  maîtres  de  Paris.  Au  rétablissement  de  Tordre,  sa 
révocation  fut  sur  le  point  d'être  décidée.  Comment,  se  disait- 
on,  sans  complicité  avec  les  révoltés  eût-il  pu  intervenir  dans 
de  si  nombreuses  circonstances  ?  On  ignorait  la  cause  fortuite 
qui  lui  avait  procuré  tant  de  crédit.  Dans  ses  conversations,  dans 


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J.    ÉVELART.  191 

ses  lettres,  J.  Ëvelart  se  taisait  sur  lui-même;  mais,  cette  fois, 
il  tinta  parler,  beaucoup  plus  pour  exprimer  sa  gratitude  envers 
le  suffrage  qui  l'avait  défendu  que  pour  réfuter  des  accusations 
qui  ne  pouvaient  Tatteindre.  «  Les  démarches  que  j'ai  faites,  nous 
écrivait-il  le  24  juin  1871,  pour  sauver  durant  la  Commune  beau- 
coup de  personnes  emprisonnées  déjà,  ou  sur  le  point  de  l'être, 
ayant  été  mal  interprétées,  j'ai  failli  être  révoqué,  et,  sans  la  cou- 
rageuse intervention  de  Taillandier,  qui  a  pris  ma  défense  et  a  dé- 
claré qu'il  donnerait  sa  démission^  si  l'on  prenait  la  moindre  mesure 
contre  moi,  j'étais  condamné  et  exclu  de  PUniversité,  sans  être 
entendu.  —  Il  m'a  sauvé  avec  tant  de  décision  et  d'énergie  que  j€ 
n'ai  connu  le  péril  qu'après  y  avoir  échappé.  Je  dois  dire  que  cette 
disgrâce  d'un  moment  m'a  valu  bien  des  témoignages  de  sympa- 
thie et,  entre  autres,  une  lettre  exquise  de  Taillandier.  Il  est  cer- 
tain que,  grâce  à  l'ancien  censeur  de  Toulouse,  qui  a  employé  tout 
son  temps,  durant  la  Commune,  à  essayer  de  réparer,  de  prévenir 
une  petite  part  du  mal,  j'ai  pu  faire  élargir  quatre  prisonniers  très 
menacés  (1),  —  donner  k  quinze  personnes  en  grand  danger  les 
moyens  de  sortir  de  Paris,  faire  restituer  à  d'autres  ce  qui  leur 
avait  été  pris,  enfin  en  garantir  un  très  grand  nombre  de  la  peur ^ 
en  leur  promettant,  à  l'occasion,  un  secours  efficace.  C'est  dans  ce 
but  que,  pouvant  être  utile,  je  n'ai  pas  quitté  Paris  un  seul  jour  du- 
rant cette  triste  et  effroyable  époque,  me  tenant  toujours  prêt  â 
répondre  à  l'appel  de  mes  amis  ou  des  amis  de  ceux-ci.  J'ai  donc 
conscience  d'avoir  pu  faire  quelque  bien,  et  la  mesure  qui  m'eût 
frappé  eût  été  doublement  mt^t^;  car,  en  même  temps  que  j'usais 
d'une  intervention  active  et  dévouée  pour  le  bien,  j'avais  plusieurs 
fois  hautement  protesté  contre  les  actes  odieux  qui  se  commettaient, 
entre  autres,  les  arrestations  des  prêtres,  des  otages  et  les  perqui- 
sitions. Pourtant,  sans  le  courage  de  Taillandier,  j'étais  perdu...  » 
Qui  connaissait  mieux,  en  effet,  le  digne  maître,  qui  l'estimait 
davantage  que  M.  Saint-René  Taillandier,  alors  secrétaire  général  du 
Ministère  de  Tinstruction  publique  ?  En  s'identifiant  avec  J.  Ëvelart 
dans  cette  grave  occurrence,  en  s'honorant  ainsi  lui-même  au  plus 
haut  degré,  ce  noble  cœur  donna  au  vénéré  défunt  un  témoignage 
qui  mit  le  sceau  à  leur  mutuelle  et  inaltérable  affection. 


(1)  Notamment  Tun  de  ses  anciens  collaborateurs  du  lycée   de  Toulouse,  au- 
jourd'hui inspecteur  général  honoraire  dé  PUniyersité. 


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492  UNE  BELLE  VIE. 

J.  Ëvelart  condamnait  certes,  et  sans  voiler  sa  pensée,  les  crimes 
commis  ;  il  eût  adhéré  à  Tinscription  qu*on  lit  rue  Haxo  :  Impie 
necati  twniin  odiumjtms,  réligionis  et  paeis.  Mais  toute  atteinte  à  la 
notion  de  justice  le  blessant  profondément,  il  lutta  contre  ime 
poursuite  qu'il  considérait  comme  erronée  :  le  collègue  sans  le 
concours  duquel  ses  généreuses  entreprises  n'eussent  pu  réussir 
était  arrêté.  Il  ne  pouvait  l'admettre  :  «  Comment,  nous  écrivait-il, 
lui  qui  était  toujours  prêt  à  accourir  là  où  il  y  avait  quelque  bien  à 
faire,  qui  a  refusé  tout  emploi  delà  Commune,  qui  a  gémi  sur  tous 
ses  actes,  qui  a  été  la  providence  de  toutes  les  personnes  arrivées 
jusqu'à  lui,  est  au  secret  depuis  troie  semaines,  sans  avoir  reçu  d'autres 
consolations  que  les  paroles  de  sympathie,  d'encouragement  que  je 
vs^s  souvent  déposer,  pour  qu'il  puisse  les  lire,  chez  le  directeur  de 
la  prison  I  Que  de  lâchetés!  ...  Que  de  gens  sauvés  par  lui,  ne  veulent 
aujourd'hui  ne  lui  rien  devoir!...  C'est  révoltant  !  »  Au  moment 
même  où  il  était  injustement  suspecté,  où  sa  carrière  paraissait 
compromise,  le  digne  maître  préférait  aggraver  par  ces  démarches 
les  suspicions  plutôt  que  de  sembler  oublier  l'homme  délaissé" 
dont  il  tenait  à  proclamer  l'innocence.  Ce  qu'il  n'eût  pas  fait  pour 
lui-même,  il  le  fit  pour  le  prisonnier  qu'il  défendait;  il  mit  en 
mouvement  toutes  les  influences  utiles,  intéressa  à  cette  cause  les 
membres  les  plus  considérables  de  l'Université  et,  jugeant  n'avoir 
pas  fait  assez  pour  acquitter  envers  l'infortuné  détenu  la  dette  de 
ceux  dont  il  avait  facilité  le  salut,  il  devint  le  patron  de  ses  filles,  qui 
l'entouraient  de  leur  vénération.  Il  agissait  imprudemment,  d'après 
l'étroitesse  des  voies  humaines;  mais  les  grandes  Âmes  trouvent 
plus  haut  leur  inspiration,  de  même  que  leur  récompense. 

Quel  honneur  pour  l'Université  d'avoir  possédé  un  tel  homme 
dans  ses  rangs!  Elle  compte  des  membres  ou  des  amis  éminents 
dont  le  suffrage  au  sujet  de  J.  Ëvelart  serait  bien  préférable  au 
nôtre.  La  voix  de  MM.  D.  Nisard  et  Saint-René  Taillandier  ne  peut 
se  faire  entendre;  mais,  si  nous  les  en  eussions  priés,  MM.  Duruy, 
Maxime  Du  Camp,  Gréard,  Mézières,  Ch.  Lévêque,  Croiset,  Fr.  Cop- 
pée,  auraient,  nous  en  sommes  sûr,éioquemment  exprimé  leur  pen- 
sée sur  les  mérites  de  celuiqui  n'est  plus  ;  de  son  côté,  V Association 
des  membres  de  Venseignement  s'acquittera  excellemment  de  cette 
tâche. 

Dans  un  temps  où  TégoYsme  occupe  une  si  grande  place,  où 
Tintérêt  personnel  est  le  guide  exclusif  de  tant  de  gens,  où  il  n'est 


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J.   ÉVELART,  193 

guère  de  milieux  qui  ne  se  soient,  de  quelque  manière,  laissé  amoin- 
drir, il  est  consolant  d'admirer  une  âme  dont  la  générosité  fut 
l'essence,  qui  ne  connut  qu'une  passion,  celle  de  donner  son 
temps,  ses  ressources,  de  se  donner  lui-même  sans  réserve.  Hors 
de  sa  présence,  nous  aimions  à  l'appeler  le  Vincent  de  Paul  de  Vemeir 
gnemmt  Cette  appellation  devrait  être  inséparable  de  son  nom; on 
se  sent,  en  effet,  amené  à  lui  appliquer  les  paroles  que  le  héros  de 
la  charité  inspire  à  TËglise  :  impendit  sua  et  seipsum  eupêrimpendit. 
Ces  mots  résument  aussi  la  vie  de  notre  vénéré  maître. 

En  présence  de  l'émulation  d'abaissement  qui  tend  à  voiler  les 
sommets  et  à  tout  assombrir,  de  la  recherche  fiévreuse,  trop  souvent 
humiliante,  de  la  fortune,  de  prétendues  dignités  ou  distinctions, 
c*était  vraiment  une  enviable  jouissance  que  de  voir  un  homme  ne 
viTant  que  pour  les  autres,  ne  comprenant  pas  d'effort  ou  de  fatigue 
qui  n'eût  pas  pour  objet  la  cause  d'autrui.  Il  en  était  arrivé  à  ne 
pas  saisir  ce  qu'était,  ce  que  pouvait  être  l'intérêt  personnel.  Si, 
par  exemple,  on  l'eût  prié,  lui  plus  que  septuagénaire,  de  se 
rendre  à  pied  à  Senlis  pour  rendre  un  service,  il  n'eût  pas  délibéré 
un  instant;  il  fût  parti  sur  l'heure;  mais  s'il  avait  été  pressé 
d'aller  rue  de  Rivoli,  pour  une  démarche  indispensable  au  point  de 
vue  de  sa  situation  personnelle,  on  n'eût  pu  l'obtenir  ;  il  n'opposait 
pas  de  refus  :  «  Je  ferai  cette  course,  disait-il,  dès  qu'il  me  sera  pos- 
sible »  ;  mais,  si  importante  qu'elle  pût  être,  il  ne  la  faisait  jamais. 
Nous  ne  pouvons  citer,  entre  toutes  les  circonstances  où  nous 
l'avons  supplié  d*agir  pour  des  affaires  le  concernant,  qu'une  seule 
dans  laquelle  il  ait  suivi  notre  conseil.  La  démarche  à  faire  était  des 
plus  urgentes;  sentant  que  nous  n'obtiendrions  rien,  nous  ne 
pûmes  contenir  la  vive  expression  du  chagrin  qu'il  nous  causait 
par  son  inaction.  Le  soir  même,  il  vint  nous  dire  qu'il  avait  fait  ce 
que  nous  souhaitions  ;  s'étant  aperçu  de  notre  très  agréable  sur- 
prise, il  ajouta  quelques  mots  qui  nous  expliquèrent  tout  :  pour  lui, 
certes,  il  n'y  serait  pas  allé  ;  mais  il  nous  avait  vu  si  peiné  qu'il 
s'était  résigné  à  la  démarche,  uniquement  pour  calmer  notre 
anxiété.  Aucune  circonstance  ne  permet  de  mieux  apprécier  à  la 
fois  son  abnégation,  son  complet  oubli  de  lui-même,  et  sa  tendre 
bonté  pour  ses  amis. 


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194  UNE  BELLE  VIE. 


Après  son  malheur,  il  s'était  assujetti  à  un  labeur  opiniâtre  pour 
s'acquitter  d'engagements  dont  il  eût  pu  se  libérer  d'une  autre 
manière,  s'il  n*a\ait  été  retenu  par  son  excessive  mansuétude.  Sa 
vie  était  des  plus  sobres;  il  lui  arrivait  d'accomplir  sa  tâche  jusqu'à 
sept  heures  du  soir,  sans  avoir  été  soutenu  par  aucun  aliment  subs- 
tantiel. Sa  constitution  physique  était,  du  reste,  non  moins  excep- 
tionnelle que  ses  qualités  morales.  Il  ne  se  sentait  jamais  pressé 
soit  par  la  faim,  soit  par  la  soif,  jamais  atteint  par  la  chaleur  ou  le 
froid.  On  pouvait  le  voir,  partant,  fin  novembre,  un  paletot  d'été  : 
c'est  que,  disait-il,  il  n'avait  pas  encore  eu  le  temps  de  dépouiller 
les  volumineuses  requêtes,  maintes  fois  reçues  hors  de  son  domi- 
cile, et  dont  ses  poches  étaient  remplies.  Le  plus  souvent,  il  ne 
rentrait  au  logis,  à  pied,  qu'après  onze  heures  du  soir;  nous  lui 
disions  :  «  Vous  êtes  exposé  à  être  attaqué  par  quelque  rôdeur;  vous 
ne  manquerez  pas,  je  le  sais,  de  plaider  sa  cause,  et  vous  aurez 
chance  de  réussir  ;  si  un  revolver  est  déchargé  sur  votre  poitrine, 
vous  ferez  observer  que  le  crime  n'aurait  pu  être  consommé,  pré- 
servé comme  vous  l'êtes  toujours,  par  la  triple,  quadruple  cui- 
rasse de  vos  charitables  dossiers  ;  je  compte  sur  eux  pour  vous 
sauvegarder.  » 

Quand,  ses  leçons  terminées  (il  les  continuait  fréquemment  très 
tard),  il  se  retrouvait  dans  son  cabinet,  ce  n'est  pas  le  repos  qu'il 
venait  chercher;  une  seconde  journée,  en  quelque  sorte,  s'ouvrait 
pour  lui.  Même  en  hiver,  àans  feu,  il  se  mettait  au  travail  pour  ses 
protégés,  pour  la  correspondance  de  VAsaociatim  des  membres  de 
renseignement^  pour  tous  ses  eflforts  de  bienfaisance.  Son  pas,  d'ordi- 
naire pesant,  devenait  léger  lorsqu'il  rentrait;  nos  chambres  étant 
voisines,  à  vrai  dire,  sans  séparation,  il  était  constamment  préoc- 
cupé, le  bon  maître,  du  dérangement  qu'au  milieu  de  la  nuit  il 
eût  pu  nous  causer.  Il  ne  se  couchait  guère  qu'à  quatre  heures  du 
matin;  à  75,  76  ans,  il  était  resté  à  ce  point  maître  de  lui,  ne  man- 
quant pas  de  se  plaindre  de  la  brièveté  de  la  nuit,  brièveté  qui 
Tempêchait  d'achever  sa   charitable  correspondance;  aussi   lui 


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J.    ÉVELART.  195 

anivait-il,  en  été,  au  soleil  levant,  de  croire  aux  dernières  clartés 
de  la  lune,  de  ne  pas  même  se  coucher.  Nos  observations 
étaient  impuissantes  à  obtenir  qu'il  se  ménageât;  quand  il  ne  se 
couchait  pas,  il  nous  répondait  que  sa  tâche  avait  été  trop  consi*, 
dérable,  qu'elle  était  urgente,  que  la  nuit  d'après  il  dormirait 
mieux  ;  cependant  la  nuit  suivante  il  ne  prenait  pas  son  repos  avant 
quatre  heures  du  matin,  comme  d'habitude,  et  il  était  toujours  levé 
avant  sept  heures.  Nous  ne  cessions  de  nous  étonner  des  ressources 
d'un  tempérament  si  robuste,  d'un  genre  de  vie  si  extraordinaire  à 
tout  âge,  surtout  au  sien,  et  d'une  manière  continue;  car  il  n'était 
jamais  malade.  Il  avait  reçu  les  dons  physiques  qu'exigeaient  la 
diversité,  le  poids  de  ses  labeurs,  qui  lui  permettaient  d'être 
rebelle,  tant  était  inflexible  sa  fierté  native,  à  tout  concours,  à 
toute  assistance  vraiment  efficace. 

S'il  rentrait  à  une  heure  moins  avancée  que  d'ordinaire,  notre 
porte  s'ouvrait  :  il  venait,  le  cher  maître,  nous  reposer  et  se  reposer 
lui-même  dans  de  mutuels  épanchements.  Nous  évoquions  les  chefs- 
d*Œuvre  de  cette  antiquité  classique,  aux  beautés  de  laquelle  il  nous 
avait  initié  ;  l'élève  continuait  à  se  délecter,  en  interrogeant  une 
mémoire  si  sûre,  en  consultant  un  goût  exquis,  une  science  con- 
sommée. Echappant  au  présent,  nous  faisions  revivre  les  amis  dis- 
parus, les  années  écoulées;  nous  nous  retrempions,  l'un  et  l'autre, 
dans  ce  que  le  passé  nous  ofirait  de  plus  attachant.  Les  heures  se 
succédant  comme  à  notre  insu,  plus  d'une  fois  nous  ne  nous 
aperçûmes  de  l'avancement  de  la  nuit  qu'en  étant,  par  l'extinction 
de  notre  lampe,  plongés  dans  l'obscurité...  Il  se  retirait  en  s'excu- 
sant  bien  à  tort,  et,  de  notre  côté,  nous  nous  reprochions  d'avoir 
ainsi  retardé  le  commencement  du  labeur  qui  l'attendait...  Il  ne 
Tiendra  plus  nous  réconforter  de  la  sorte,  le  digne  ami  I  II  nous  est 
ravi,  le  maître,  dont  il  nous  eût  été  si  doux  de  demeurer  l'élève,  non 
jusqu'à  sa  mort,  mais  jusqu'à,  la  nôtre...  Ne  lui  avons-nous  pas  dû, 
pendant  47  ans,  une  large  part  des  joies  les  plus  pures  que  nous 
ayons  éprouvées? 

Celui  qui  a  vécu  dans  une  telle  atmosphère,  qui  a  goûté  le 
charme  de  cette  tendresse,  de  cette  grandeur  morale,  se  sentait 
bien  petit  en  sa  présence;  mais  du  moins  ce  vivant  exemple 
d*honneur,  de  vertu,  contribuait  à  élever  l'âme  au-dessus  des 
misères  d'icî-bas,  à  faire  peser  à  leur  valeur  les  efforts  accomplis 
pour  paraître,  pour  briller,  le  néant  humain  de  l'ostentation,  de  lA 


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196  UNE  BELLE  VIE. 

Tanité.  On  le  voyait  poursuivre  dans  l'ombre  sa  lâche  ininter- 
rompue de  dévouement,  de  charité,  ce  don  perpétuel  de  lui-même, 
sans  attendre  un  remerciement,  avec  autant  d'horreur  envers 
réclat  extérieur  que  d'autres  montrent  d'avidité  pour  en  obtenir 
une  parcelle.  Les  distinctions  qui  lui  ont  été  décernées,  sans  qu'il 
ait  eu  même  à  les  pressentir,  nous  ne  les  mentionnerons  pas, 
qu'elles  soient,  de  leur  nature,  prodiguées  ou  moins  facilement  dis- 
tribuées, les  eût-on  portées  au  centuple  ;  quels  faits  secondaires  nous 
relaterions  en  regard  d'une  telle  richesse  morale!  J.  Ëvelart  comblé 
d'œuvres,  de  mérites,  vivait  toujours  effacé,  alors  que  tant  de  gens, 
même  estimables,  ne  trouvent  jamais  assez  de  place  pour  leur 
personnalité,  que  bien  des  personnes  font  acte  de  charité  par 
convenance  ou  par  accident.  Aucune  convoitise,  aucune  aspiration 
humaine,  ne  se  mêlait  à  la  trame  d'une  vie  consumée  dans  la  passion 
du  bien,  se  suffisant  à  elle-même  dans  la  joie  des  larmes  taries,  des 
douleurs  consolées,  des  intimes  satisfactions.  Il  vivait  dans  un  état 
de  constante  élévation,  habitué  à  ne  respirer  que  l'air  des  sommets» 
à  ne  trouver  de  repos,  de  paix,  de  bonheur,  en  dépit  de  ses 
propres  épreuves,  que  dans  le  bonheur  des  autres. 

Il  existe,  certes,  à  Paris  et  en  toutes  contrées,  de  vénérés  émules 
de  J.  Ëvelart,  un  grand  nombre  hautement  signalés  au  respect 
public,  beaucoup  d'autres  dans  la  pénombre  ou  absolument  incon- 
nus; il  appartenait  à  cette  race  de  nobles  Âmes,  auxquelles 
incombe  l'impérissable  mission  de  nous  venger  de  la  médiocrité 
morale,  do  la  vulgarité  des  temps  et  des  hontes  qui  en  sont  l'inévi- 
table cortège. 

Le  7  avril  dernier,  il  partit  pour  le  Havre,  et  reçut  au  lycée  de 
cette  ville,  en  compagnie  de  l'un  de  ses  chers  parents  deLuynes, 
le  plus  aimable  accueil.  Ce  voyage  suffirait  à  révéler  l'excellent 
maître,  si  nous  ne  l'avions  déjà  fait  connaître  ;  il  allait,  non  seule- 
ment visiter  de  dignes  membres  de  l'Université,  mais  encore  saluer 
une  grande  infortune,  dont  il  s'appliquait  depuis  longtemps  à 
atténuer  les  amertumes  :  ce  qu'il  avait  fait  notamment  dans  ces 
deux  dernières  années,  les  fatigues  qu'il  avait  subies,  le  prodige 
réalisé  par  son  dévouement  dans  des  circonstances  aussi  étranges 
que  dilficiles,  le  concours  qu'il  avait  rencontré,  dans  une  ville  de 
l'Ouest,  pour  couronner  son  œuvre,  chez  un  officier  général  d'un 
cœur  qu'il  ne  cessait  de  louer,  tout  serait  à  raconter,  si  nous  ne 
devions  nous  taire  sur  ce  trait,  non  le  moins  admirable  de  sa  belle 


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I 


J.   ÉVELART.  i97 

vie...  Ce  voyage  du  Havre  l'avait  réjoui;  il  rentra,  dans  la  nuit  du 
11  avril,  sans  paraître  atteint  d'aucun  malaise. 

Le  lendemain,  anniversaire  de  sa  naissance  et  jour  de  sa  fête,  il 
se  multiplia  tellement  que»  manquant  à  une  affectueuse  tradition, 
il  ne  put  nous  donner  la  soirée.  Rien  ne  décelait  une  indisposition  ; 
ceux  qui  le  virent,  comme  nous,  les  jours  suivants,  ne  conçurent 
aucune  alarme.  S'étant  refusé,  en  toutes  circonstances,  à  s'avouer 
malade;  habitué,  comme  naguère  encore,  à  soigner  ses  refroidis- 
sements en  tramway,  dans  la  rue,  en  ne  rentrant  chez  lui  qu'à  une 
heure  avancée;  se  croyant,  hélas!  invulnérable,  il  pensa,  sous  le 
coup  d'une  atteinte  de  l'épidémie  alors  régnante,  qu'il  pourrait  à 
la  fois  la  dissimuler  et  se  remettre  I  Intraitable  pour  lui-même,  il 
s'obstinait  à  ne  pas  réclamer  de  soins.  C'est  ainsi  qu'il  lutta  secrè- 
tement jusqu'au  20,  mais  le  21  il  dut  s'aliter.  Les  meilleurs 
efforts  furent  accomplis  pour  contenir  les  progrès  du  mal  ;  il  était 
trop  tard!...  Dès  le  lendemain,  la  situation  fut  jugée  désespérée 
-Bans  qu'il  éprouvât  lui-même  d'appréhensions.  Il  s'enquérait  de  la 
santé  de  l'un  de  nos  meilleurs  amis  et  de  ses  enfants. 

Dès  1891,  il  nous  annonçait  qu'à  la  Pâques  de  1893  il  comptait 
■arriver  au  terme  de  la  lourde  tâche,  bénévolement  assumée  par 
lui,  en  vue  de  sa  pleine  libération  ;  il  ne  s'était  pas  trompé  :  il  par- 
venait au  but,  si  bien  qu'exagérant,  suivant  sa  coutume,  le  devoir, 
se  gratifiant  du  luxe  des  nobles  âmes,  il  n'avait  guère  plus  qu'à 
s'acquitter  envers  d'opulents  et  généreux  créanciers  qui,  dès  1888, 
sans  qu'il  l'eût  demandé,  lui  avaient  fait  remise  définitive  de  toute 
dette  :  le  vaillant  septuagénaire  appréciait  très  haut  cette  marque 
d'estime,  mais  ne  pouvait  se  résigner  à  une  telle  concession.  Au 
point  de  vue  de  ses  affaires,  il  n'emportait  d'autre  regret  que 
celui  de  n'avoir  pu  réaliser  sans  réserve  son  programme. 

La  vie  de  J.  Évelart  ne  s'est  pas  écoulée  sous  l'impulsion  reli- 
gieuse :  mais  il  en  ressentit  fréquemment  l'action  latente.  Il  ne 
manquait  pas  d'élever  quotidiennement  son  âme  vers  Dieu,  lui 
rendant  grâces,tout  particulièrement  dans  les  derniers  temps,  nous 
écrivait-il,  de  l'excellente  santé  dont  il  avait  continué  à  jouir.  Si 
une  réserve,  inhérente  à  son  caractère,  le  tenait  éloigné  des  mar- 
ches de  l'autel,  il  ne  manquait  pas  d'aller  régulièrement  dans  les 
sanctuaires  catholiques  rendre  hommage  au  Dieu  vivant.  Son 
attitude  recueillie,  aux  fêtes  religieuses  de  ses  parents  ou  de  ses 
amis,  révélait  ses  sentiments  intimes.  Un  jour,  ayant  sous  son  toit,  /^ 


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198  UNE  BELLE    VIE. 

le  !•'  janvier,  le  fils  de  Tun  de  ses  anciens  élèves,  il  dit  à  l'enfant  : 
«  Viens  avec  moi  à  Téglise,  pour  bien  commencer  Tannée.  »  —  La 
générosité  de  son  cœur  lui  faisait  admirer  dans  la  religion  le  prîn« 
cipe  supérieur,  l'inextinguible  foyer  du  dévouement  ;  il  était  frappé 
de  ce  fait  certain  qu'à  défaut  de  l'élément  religieux,  l'action  de  la 
bienfaisance  serait  singulièrement  réduite;  il  souffrait  de  voir  ravir 
aux  enfants  des  écoles  primaires  ce  puissant  facteur  de  force  et  de 
dignité  morales.  Nous  aimions  à  lui  citer  de  beaux  traits  d'héroïsme 
chrétien,  à  le  réjouir  en  rappelant  de  sublimes  épisodes  de  la  vie 
des  saints  ;  il  savourait  ces  récils,  l'œil  humide  ;  n'était-ce  pas  l'in- 
troduire dans  son  vrai  milieu  que  de  le  convier  à  remonter  vers  la 
source,  par  excellence,  de  la  charité  dont  il  était  embrasé? 

Peu  de  jours  avant  sa  fin^  nous  trouvant  dans  sa  chambre,  nous 
avions  mis  la  main  sur  le  Oriian^  pendant  qu'il  poursuivait  son 
interminable  correspondance.  «  Avez-vons  remarqué,  lui  dîmes- 
nous,  les  derniers  mots  du  Oritonf  —  Permettez-moi  de  les 
relire,  »  répondit-il.  Il  les  lut  lentement,  à  haute  voix,  et  les  tra- 
duisit avec  sa  rare  précision,  a  C'est  bien,  reprimes-nous,  le  fiât 
voluntas  tua.  Quel  parfait  accord  entre  l'une  des  œuvres  les  plus 
achevées  de  l'antiquité  païenne  et  la  plus  belle  prière  du  christia- 
nisme! »  il  en  fut  frappé,  trouvant  en  effet  consolant  au  plus 
haut  degré  cet  élan,  ce  filial  abandon  de  l'homme  entre  les  mains 
de  Dieu,  surnaturelle  disposition  de  son  cœur,  —  nous  le  savions* 


11  fut  pleinement  exaucé.  Dans  la  matinée  du  24  avril,  sous  l'ac- 
tion visible  de  la  Providence,  il  reçut  en  pleine  connaissance  et 
dans  les  meilleurs  sentiments,  avec  les  derniers  sacrements,  tous 
les  secours  de  la  religion.  La  couronne  immortelle  promise  à  celui 
qui,  sous  l'impulsion  de  la  divine  charité,  fait  le  don  d'un  verre 
d'eau,  n'était-elle  point  réservée  à  cette  longue  carrière  d'inépui- 
sable dévouement  ? 

Le  délire  commença  au  milieu  du  jour  ;  malgré  l'embarras  de  sa 
parole,  il  dictait  des  fragments  grecs  ou  latins,  les  textes  familiers 
que  murmurèrent  ses  lèvres,  jusqu'aux  approches  de  l'heure 
suprême.  Il  s'interrompait  parfois  pour  demander  d'où  provenaient 


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J.   ÉVELART.  199 

les  superbes  chants  qui,  disait-il,  se  faisaient  entendre...  Ces 
cHants,  que  -son  oreille  seule  percevait,  n'étaient-ils  pas  le  prélude 
des  célestes  harmonies  ?  ' 

Au  cours  de  la  nuit  suivante,  son  âme  s'envola  vers  sa  vraie  pa- 
trie! 

Pour  que  l'oubli  de  lui-même  s'alïlrmât  jusqu'à  la  fin,  on  dut 
constater  qu'il  avait  même  disposé,  à  l'intention  de  l'un  de  ses  pa- 
rents, de  la  seule  place  qui  lui  restât  dans  son  propre  tombeau.  Il 
fallut  y  pourvoir. 

Après  les  prières  de  l'Ëglise,  V Association  des  membres  de  VEnsei* 
ffnement,  par  l'organe  de  son  distingué  Président,  et  l'un  de  ses 
plus  dévoués  disciples  se  firent  les  interprètes  émus  de  la  douleur 
de  tous. 

.  En  nous  inclinant  devant  cette  vénérée  mémoire,  rétractons 
les  respectueuses  remontrances  si  fréquemment  suscitées  par 
l'excès  de  sa  charité  ;  on  ne  peut  nier  qu'elles  ne  fussent  fondées  ; 
mais  elles  l'étaient  à  la  lumière  des  terrestres  sollicitudes.  Aujour- 
d'hui que  le  parfait  ami  est  entré  dans  la  grande  assemblée  des 
&mes,  qu'il  habite  les  régions  étemelles,  les  considérations  d'ici- 
bas,  même  les  plus  justes,  s'effacent,  pour  ne  laisser  apparaître 
que  les  aspirations  incessantes  d'un  noble  cœur,  la  soif  ardente  qui 
le  consumait  dans  la  poursuite  du  bien,  l'amour  de  l'idéale  beauté 
dont  la  contemplation  est  devenue  sa  récompense. 

Après  avoir  mêlé  si  étroitement  notre  vie  à  la  sienne,  nous  gar- 
derons au  plus  intime  de  nous-même  le  parfum  de  sa  tendresse  et 
de  ses  vertus.  Sa  mort,  comme  celle  d'autres  êtres  tant  aimés, 
aura,  du  moins,  le  privilège  d'adoucir  pour  nous  la  poignante  sépa- 
ration de  la  dernière  heure,  en  nous  le  montrant,  dans  le  radieux 
au-delà,  avec  le  groupe  béni  vers  lequel  montent,  chaque  jour,  nos 
regrets  et  nos  espérances. 

Jules  Lacointa«  ' 

Sorèze  (Tarn),  le  30  juin  1893. 


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k  PROPOS  DE  DEUX  LIVRES  SUR  LES  BASSES-PYRENEES 


Voici  deux  livres  d'esprit  différent  qui  cependant,  par  certaines  de 
leurs  conclusions  sociologiques,  en  viennent  à  se  rencontrer  lorsque 
étudiant  sur  place  la  persistance  des  idées  anciennes  créées  parles  vieux 
fors  béarnais,  ils  déduisent  des  constatations  identiques.  Nous  leur 
devons  une  mention  moins  pour  discuter  certains  points  douteux,  cer- 
tains faits  d'observation  peut-être  inexacte,  combattre  telles  ou  telles 
idées,  que  pour  enregistrer  quelques  postulats  cbers  à  TÉcole  de  la  paix 
sociale  et  que  Le  Play  avait  déjà  signalés  au  pied  des  Pyrénées. 

Les  auteurs  se  sont  occupés  des  deux  vallées  béarnaises  par  excel- 
lence :  Ossau  et  Aspel  Ossau,  vieux  nom  du  Béam  «  Ossau  Béam!  Bibe 
la  baque  »  ,  a  ouvert  depuis  longtemps  ses  portes  à  la  pénétration  des 
idées  modernes  sans  perdre  cette  note  pittoresque  que  les  baigneurs 
d'Eaux-Bonnes  connaissent.  Aspe  la  vallée-sœur,  <iiAspe  et  Ossau  »,  plus 
retirée  vers  la  montagne  et  moins  accessible  semble  avoir  conservé  son 
caractère  primitif. 

I 

La  Vallée  d' Ossau  par  l'abbé  Capdevielle  (Paris,  Sauvaître,  1891),  porte 
ce  sous-titre  un  peu  complexe  en  ce  que,  d'après  les  indications  de  Tho- 
norable  auteur  lui-même  il  mériterait  une  étude  particulière  :  «  l'état 
{social  de  la  vallée  d'Ossau  ».  Nous  prenons  la  liberté  d'en  parler  aux  lec- 
teurs de  la  Réforme  sociale,  car  la  préface  adressée  à  Mgr  Jauffret,  évêque 
de  Bayonne,  explique  que  la  «  Société  française  d'Économie  sociale,  par 
ses  recherches  sur  les  divers  pays,  a  provoqué,  de  ma  part,  sur  la  vallée 
d'Ossau,  cette  ébauche  dont  elle  doit  tirer  proût  pour  le  bien  général».  Il 
ne  semble  pas  toutefois  que, quoique  ayant  travaillé  avec  grande  conscien- 
ce, M.  le  curé  d'Aas  ait  tiré  de  son  sujet  tout  le  parti  qu'on  en  pouvait  espé- 
rer, car  ceux-là  seuls  qui  vivent  proches  du  paysan  et  sont  témoins  de  ses 
luttes  le  peuvent  étudier  et  décrire  en  détail.  Aussi  bien  n'était-ce  pas 
là  le  but  exclusif  de  l'ouvrage,  qui  prétendait  seulement  à  être  une 
esquisse  de  la  vallée  destinée  à  guider  l'étranger,  et  à  la  lecture  duquel 
les  Béstmais  mêmes  auront  tout  profit.  Dès  lors,  ces  critiques  n'enta- 
ment nullement  l'œuvre  :  bien  au  contraire,  si  nous  ne'  nous  abusons, 
elles  en  démontrent  le  haut  intérêt  et  il  serait^  désirer  qu'en  les  menant 
avec  un  peu  plus  de  précision  dans  les  détails,  les  ecclésiastiques,  pas- 
teurs de  l'Église  réformée  et  autres  personnes  habituées  par  leurs  fonc- 
tions à  observer,  communiquassent  moins  rarement  des  réflexions  faites 
sur  les  lieux. 

Le  chapitre  II  est  consacré  à  l'étude  du  travail  et  des  productions 
(p.  27)  ;  le  chapitre  III  à  la  propriété  (p.  81)  :  «  le  métayer  n'existe  pas 


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■.,  •^ 


A    PBOPOS  DB  DEUX  LIVRES   SUR   USS  BASSES-PYRÉNÉES,  201 

dans  la  vallée  »  ;  «  les  terres  arables,  par  rapport  anx  prairies,  aux 
fougeraies  et  aux  bois  de  la  propriété  particulière,  atteignent  à  peine  le  >• 

tiers  de  retendue.  A  leur  tour,  les  pâturages,  ou  lieux  de  pacage,  occu- 
pent plus  de  place  que  Tensemble  de  la  propriété  privée  et  des  forêts 
communales.  »  La  conclusion  est  à  retenir  :  «  Aujourd'hui,  la  propriété 
particulière  en  Ossau,  quoique  petite,  donne  le  suc*  de  son  sol  au  traV 
vailleur,  la  montagne  ses  pâturages,  le  bétail  ses  produits  au  pasteur, 
les  forêts  leur  bois  d'exploitation  aux  communes.  L'Ossalois,  ne  partici- 
pant qu'aux  charges  communes  que  toute  patrie  impose,  peut  respirer 
en  paix.  » 

Dans  le  chapitre  suivant  Fauteur  étudie  les  <k  biens  mobiliers  »,  c'est- 
à-dire  les  troupeaux  de  brebis  et  leurs  produits  :  «  le  profit  que  Ton  tire 
de  la  laine  est  médiocre  et  ne  représente  pas  au  delà  du  &ixième  du 
revenu  annuel  du  troupeau  »;  un  troupeau  de  100  brebis,  15  agnelles  et 
7  à  8  chèvres  donne  un  bénéfice  annuel  net  de  500  francs  ;  la  brebis 
vaut  de  16  à  18  francs  en  automne  et  de  22  à  25  francs  en  mai  (p.  01). 
G^eût  été  le  lieu  de  traiter  ici  de  la  propriété  foncière,  problème  si 
curienx  en  Béarn  et  surtout  dans  cette  vallée  où  fonctionnent  des  syndi- 
cats de  communes  et  où  les  habitants  de  villages  divers  sont  coproprié- 
taires de  grandes  étendues  de  terres. 

Le  chapitre  V  est  consacré  au  salaire  et  à  l'épargne  (p.  99)  et  il  n'y 
eût  pas  été  sans  intérêt  d'instituer  une  étude  comparative  des  diverses 
époques,  même  dans  notre  siècle . 

La  famille  est  l'objet  du  chapitre  VI  (p.  105),  et  l'on  y  voit  signalés  la 
décadence  de  l'autorité  paternelle,  le  mariage  avec  ses  détails  curieux, 
la  dot  où  l'auteur  constate  la  présence  de  la  fiancée  au  contrat  de 
mariage,  question  vidée  aujourd'hui  en  jurisprudence  (Cassation,  9  jan- 
vier 55,  S.  55, 1,525,  cassant  un  arrêt  de  la  Gourde  Pau  en  sens  contraire  ; 
C.  6  avril  58,  S.  59,  I,  17  ;  C.  10  avril  66,  S.  66,  I,  190).  Le  régime  «dotal 
avec  communauté  d'acquêts  »  est  généralement  suivi^mais  il  eût  été  inté- 
ressant d'indiquer  la  substitution  de  ce  régime  mitigé  à  la  dotalité  pure 
presque  générale  au  début  du  siècle,  d'étudier  quelque  peu  dans  le 
détail  et  par  l'observation  directe  les  rêles  du  père,  de  la  mère,  det 
ouncoîis  et  des  tatou  ou  catdets  indiqués  dans  leurs  lignes  essentielles  par 
Le  Play.  Signalons  cette  phrase  :  «  Le  clerc  qui  a  été  promu  aux  ordres 
sacrés  doit,  en  conscience,  exiger  sa  part  de  patrimoine,  si  le  bien 
paternel  le  comporte,  déduction  faite  des  frais  occasionnés  par  son 
éducation  »,  distinction  contraire  au  principe  posé  par  l'article  852  du 
Code  civil. 

La  question  des  partages  est  bien  traitée.  L'aîné  conserve  le  domaine 
rural  contre  des  soultes  ;  «  les  partages  forcés  purement  en  nature  sbnt 
encore  rares  >»;  «  d'ordinaire,  le  père  et  lamère  font  leur  héritier  du 

L%  KàF.  Soc,  16  juUlet  1893.  3«  Sér.,  t.  Vr  (t.  XXVI  col  )  14 


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202  A   PROPOS  DE  DEUX  LIVRES   SUR  LES  BASSES-PYRÉNÉES. 

premier  ûlsqui  leur  est  né  »;  (c  les  autres  enfants,  sMls  se  marient,  reçoi- 
vent lear  part  ou  une  partie  de  leur  part,  au  contrat  de  mariage;  au 
décès  de  leurs  parents,  ils  chercheront  à  parfaire  leur  dot,  en  exigeant 
des  soultes  »  ;  mais  il  y  a  toujours  à  redouter  les  actions  en  lésion.  Il 
eût  été  bon  d^indiquer  ici  les  moyens  détournés  si  fréquents  dont  usent 
les  parents  pour  avantager  les  aînés,  leurs  fraudes  et  leurs  industries  : 
(c  Si  la  loi|  continue  Tabbé  Gapdevielle,  pouvait  être  modifiée  en  ce  sens 
que  la  quotité  disponible  fût  augmentée  au  profit  de  Théritier  et  que  les 
partages  forcés  en  nature  fussent  interdits,  moyennant  une  compensa- 
tion en  argent  dévolue  aux  autres  membres,  il  semblerait  que  la  con- 
servation de  la  propriété  et  la  liberté  des  chefs  de  famille  seraient  plus 
respectées.  On  éviterait,  en  outre,  les  discordes  entre  parents  et  Témiet- 
tement  de  la  propriété,  puisque  Thérilier  serait  dès  lors  le  tuteur 
naturel  et  légal  de  ses  frères  et  sœurs.  Mais  cette  doctrine,  sinon  égali- 
taire,  du  moins  plus  efficace  pour  le  maintien  de  la  fortune  publique,  à 
laquelle  on  peut  opposer  facilement  des  raisons  contradictoires,  doit 
reposer  sur  des  données  générales  que  Texpérience  prise  dans  une 
petite  vallée  ne  saurait  préciser.  » 

Le  chapitre  Vil  (p.  120)  examine  les  moyens  d'existence  et  le  cha- 
pitre VIII  (p.  131)  les  mœurs,  la  religion,  avec  des  détails  curieux  sur  les 
funérailles  pour  lesquelles,  tout  comme  à  Home,  on  loue  des  pleureuses 
chargées  de  réciter  les  chants  funèbres  appelées  aiirots  et  auxquels  tue- 
cèdent  les  grands  repas,  les  libations  copieuses  «  hartère  et  hriaguère 
d'enterrament  »,  dit  le  proverbe,  usage  plus  général  autrefois  si  Ton  en 
veut  lire  le  récit  dans  Froissart  :  Obsèques  du  comte  de  Flandre  ;  Obsèques 
de  Duguesclin;  Bertrand  Hélie  :  Funérailles  de  Gaston-Phœbus  (1). 

A  signaler  aii  chapitre  IX  (p.  461)  les  renseignements  sur  les  maîtres 
et  patrons,  domestiques  et  ouvriers,  secours  mutuels,  syndicats  des 
communes  et  agricoles^  hypothèque. 

Ces  indications  démontrent  suffisamment,  croyons-nous,  la  portée  de 
cette  étude.  Nous  avons  plaisir  à  la  signaler  aux  lecteurs  de  la  Réforme 
sociale  et,  si  les  besoins  de  leur  santé  les  attirent  vers  les  stations  de 
cette  partie  des  Pyrénées,  qu'ils  n'oublient  pas  de  se  munir  de  ce  guide 
si  intéressant  et  d'apprendre  à  connaître,  en  les  étudiant,  ces  quelques 
milliers  de  Béarnais,  gardiens  inconscients  mais  encore  tenaces  des 
idées  défendues  par  l'École  de  la  Paix  sociale. 


(1)  Du  Cange,  y<^  Uereolinn.-^  V.  Nourrisson,  La  Bibliothèque  de  Spinoza  {Revue 
des  Deux-Mondes,  15  août  i892,  p.  814).  —  La  mère  de  Goethe  en  avait  elle- 
mêro  réglé  les  détails  (Arvède  Barinie,  La  famille  Oœthe  (Rev,  des  Deux-Mondes^ 
l***  juillet  1892,  p.  64).  —  Cf.Céfrémoûie»f]anérai]res  6n  Russie  (Le  Petit  Fran^ 
çais  illustré,  n**  du  18  février  1893.) 


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A   PROPOS  DE  DEUX   LIVRES  SUR    LES   BASSES-PYRÉNÉES.  203 

II 

L'ouvrage  de  M.  le  pasteur  Gadier  (Osse^  Histoire  de  l* Église  réformée  de 
la  vallée  d^Aspe,  Paris,  Grassart  1892)  est  conçu  dans  un  autre  esprit  :  on 
y  perçoit  aisément  un  grand  enthousiasme  pour  «  les  conquêtes  de  1789  », 
ce  qui  s'explique  par  le  point  de  vue  religieux  auquel  s'est  placé  Fauteur. 

L^ouvrage  se  compose  de  trois  parties.  La  première  (p.  9-106),  un  peu 
en  dehors  du  sujet,  ce  semhle,  mais  qui  apparemment  avait  pour  but 
d'initier  le  lecteur  au  développement  de  cette  petite  communauté  en  lui 
montrant  dans  quel  milieu  elle  était  située,  nous  offrira  de  quoi  glaner. 

Sur  les  48,942  hectares  formant  le  territoire  de  la  vallée  d'Aspe, 
1534  sont  stériles  et  composés  de  rochers  incultes.  Au  pied  des  pics 
élevés  s'étendent  des  pâturages  communaux  couvrant  plus  de  la  moitié 
du  canton,  soit  27,035  hectares.  «  Les  bêtes  à  laine  sont  de  beaucoup  les 
plus  nombreuses  :  on  cultive  surtout  les  brebis  pour  les  produits  et  pour 
le  lait;  on  les  distingue  en  sédentaires,  dont  le  nombre  est  assez  res- 
treint, et  en  hibernantes,  que  leurs  propriétaires  emmènent  pendant  la 
froide  saison  jusque  sur  les  bords  de  la  Garonne  et  de  la  Dordogne.  Les 
bètes  à  corne  augmentent  sensiblement,  tandis  que  les  brebis  dimi- 
nuent (p.  21).  » 

Ces  pâturages  ont  été  formés  avec  les  anciennes  forêts  dont  il  ne  reste 
plus  que  14,071  hectares  sur  lesquels  7,989  sont  soumis  à  l'administra- 
tion forestière  et  6,090  aux  communes  ;  5,542  hectares  demeurent  réservés 
à  la  culture  en  terrains  d'alluvion  et  les  trois  cinquièmes  (2,962  hectares) 
soat  des  prairies. 

M  Depuis  un  demi-siècle  la  vallée  a  perdu  près  du  tiers  de  ses  habi- 
tants. Le  recensement  de  1841  portait  pour  le  canton  d'Accous  1 1,823  habi« 
tants;  celui  de  1886,  8,943;  on  n'en  compte  que  8,437  en  1891  (p.  28)».— 
Les  impôts  payés  en  1890  s'élèvent  à  120,624  fr.  86,  dont  56,191  fr.  29 
pour  les  directs,  30,080  fr.  86  pour  les  indirects  et  38,346  fr.  71  pour 
l'enregistrement  (p.  28).  » 

a  Notons  d'abord  le  rôle  prépondérant  de  l'assemblée  des  chefs  de 
famille,  qui  investissait  temporairement  ses  mandataires  du  pouvoir,  et 
où  aucune  fonction  n'était  héréditaire  (p.47).  »  —  a  La  maison  et  non  la 
famille,  comme  nous  l'entendons  aujourd'hui,  formait  comme  la  monade 
primitive  du  village.  La  maison  abritait  souvent  plusieurs  ménages,  deux, 
trois  et  quatre  générations.  Elle  gardait  autant  que  possible  tous  ceux 
qui  naissaient  sous  son  toit.  Il  n'y  avait  qu'un  héritier,  ordinairement 
Talné  ;  les  autres  frères,  les  cadets,  restaient  dans  la  maison  qui  les  entre- 
tenait en  retour  de  leur  travail.  Tout  ce  qu'ils  gagnaient  au  dehors  y 
revenait  S'ils  étaient  bergers,  il  y  avait  autant  de  troupeaux  que  de 
cadets.  Parfois  il  arrivait  qu'un  cadet  se  mariât,  chose  rare  ;  alors  on  lui 


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204  A  PROPOS    DE  DEUX   UVRES   SUR  LES   BASSES-PYRÉNÉES. 

constituait  une  dotation  et  il  obtenait  de  construire  contre  la  maison  prin- 
cipale un  appentis  qui  lui  serrait  de  logement.  » 

L'idée  générale  est  juste  sous  le  bénéfice  de  quelques  observations. 
Les  cadets  ne  se  mariaient  pas  dans  la  maison-souche,  ils  allaient  au 
dehors  épouser  une  héritière  en  qualité  d'adventices.  S'ils  restaient  dans 
le  manoir,  avant  1789  comme  depuis,  ils  avaient  droit  à  leur  légitime. 

«  Les  Aspois,  poursuit  M.  Gadier,  sont  tous  de  petits  propriétaires, 
ayant  chacun  sa  maison  et  son  lopin  de  terre.  Ils  apprécient  hautement 
l'indépendance  dont  ils  jouissent  et  qu'ils  ne  peuvent  conserver  que  par 
le  travaiL  Parmi  eux  ne  se  trouvent  ni  riches,  ni  pauvres.  Ne  tombent 
dans  la  misère  que  ceux  que  la  maladie,  les  infirmités  ou  des  accidents 
empêchent  de  travailler,  et  alors  il  est  touchant  de  voir  la  sympathie 
effective  qui  les  entoure.  Les  orphelins  sont  ordinairement  adoptés  par 
les  familles  les  plus  proches;  les  étrangers  pauvres,  malades  ou  affligés, 
rencontrent  des  secours  et  des  soins  touchants.  Un  rocher  écrase  une 
étable,  les  bêtes  qui  faisaient  vivre  la  famille  sont  restées  sous  les  débris  : 
une  quête  s'organise  et  Ton  trouve  dans  le  village  et  celui  d'à  côté  de 
quoi  relever  la  grange  et  la  garnir  de  bétail.  Cette  solidarité  indique  le 
haut  prix  attaché  à  l'indépendance  individuelle,  dont  la  perte  est  consi- 
dérée comme  le  plus  grand  malheur,  indépendance  que  garantissent  le 
travail  et  les  instruments  qui  le  facilitent. 

«  La  Révolution  de  1789  a  peu  modifié  ce  pays  qui  jouissait  sous  l'an- 
cien régime  de  presque  tous  les  avantages  de  la  liberté,  sauf  toutefois 
de  la  liberté  religieuse.  La  seule  modification  apportée  par  ce  grand 
mouvement  d'émancipation  populaire  a  été  de  transformer  la  maison  qui» 
considérée  jadis  comme  un  petit  fief  indépendant,  a  cessé  d'être  Tunique 
préoccupation  de  la  famille  ;  le  droit  d'aînesse  a  été  remplacé  par  un 
partage  de  la  fortune  du  père  entre  tous  ses  enfants,  mais  le  père  profite 
du  droit  que  la  loi  lui  confère  de  favoriser  l'un  d'eux,  du  tiers  s'il  n'en  a 
que  deux,  et  du  quart  s'il  en  a  davantage.  Par  contre,  les  cadets  ont 
leurs  parts  et  ne  se  considèrent  plus  comme  tenus  de  rapporter  à  la 
maison  paternelle  le  gain  de  leurs  travaux  et  leurs  bénéfices.  Aussi 
arrive-t-il  plus  souvent  qu'autrefois  qu'un  cadet  fonde  une  nouvelle 
maison  et  s'en  va  porter  ailleurs  son  activité.  La  maison  s'appauvrit  par 
suite  de  ce  partage  obligatoire  et  par  une  émigration  continue  (p.  88).  m 
Voilà  le  mal  courageusement  constaté  par  M.  Gadier,  sans  qu'il  propose 
le  remède  préconisé  par  Le  Play. 

Pénétrons  à  sa  suite  et  grâce  à  de  larges  emprunts  «  dans  une  de  ces 
maisons  aux  murs  solides  et  blanchis  à  la  chaux,  aux  ouvertures  enca- 
drées d'un  marbre  gris  ou  noir  et  au  toit  couvert  par  les  sombres  ardoises 
qui  viennent  des  carrières  de  Bedous.  Nous  sommes  sûrs  d'y  rencontrer 
le  plus  aimable  accueil.  Un  large  escalier  nous  conduit  au  premier  étage , 


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A  PHOPOS  BE  DEUX  UVHES  SUR  LES  BASSES-PYRÉNÉES.  J^o 

dans  une  énorme  pièce  avec  une  cheminée  élevée  et  spacieuse  ;  c'est  là 
le  vrai  foyer  domestique.  Cette  pièce  est  la  principale,  c'est  là  que  se 
tient  la  famille.  Les  trois  ou  quatre  portes  placées  de  côté  et  d'autre, 
s'ourrent  dans  des  chambres  à  coucher,  car  Talcôve  fermée  par  les 
rideaux,  qui  est  dans  cette  pièce,  est  réservée  au  maître  et  à  la  mal  - 
tresse  de  la  maison,  c'est-à-dire  aux  plus  âgés.  En  effet,  la  maison  abrite 
^souvent  deux  ménages,  les  parents  et  la  famille  de  l'héritier,  plus  les 
cadets  ou  cadettes,  c'est  ce  qui  explique  les  nombreuses  chambres  qui 
donnant  sur  la  pièce  principale.  L'une  d'elles  porte  le  nom  de  la  chaml»*e, 
c'est  celle  de  la  noure  ou  de  la  jeune  mariée.  Elle  est  toute  meublée  à 
neuf  à  l'occasion  de  la  constitution  de  la  nouvelle  famille.  La  grande 
armoire  qui  contient  l'énorme  trousseau  de  la  jeune  femme,  c'est  elle 
qui  l'a  fournie,  ainsi  que  la  literie,  les  six  chaises,  la  table  et  la  glace  ; 
par  conséquent,  le  bois  de  lit  et  la  table  qui  va  avec,  est  au  mari.  Après 
que  le  contrat  a  été  signé,  les  amies  de  la  jeune  fille  ont  porté  procès* 
sionnellement  ce  trousseau  placé  dans  une  vingtaine  de  grandes  cor* 
beilles  rondes,  élégamment  chargées  sur  leur  tête.  La  future  belle-mère 
Va  reçu,  compté  et  placé  elle-même  dans  l'armoire. 

«  Le  vrai  moment  du  mariage  pour  les  Âspois  est  celui  où  la  jeune 
fille  est  amenée  dans  la  maison  de  son  conjoint.  L'acte  civil  et  la  céré- 
monie religieuse  n'en  sont  que  les  préliminaires.  En  effet,  les  époux, 
escortés  chacun  de  son  côté  par  ses  parents  et  ses  amis,  se  rencontrent  à 
la  maine  et  se  rendent  ensemble  à  l'église,  puis  ils  se  séparent  pour  les 
deux  repas,  qui  se  font  dans  leur  maison  respective.  Quand  on  a  copieu- 
sement banqueté,  fait  dans  les  rues  la  passade  obligatoire,  accompagnée 
'de  chansons,  d*hanilhets  (i)  et  de  décharges  de  mousqueterie,  après 
entente  préalable,  Ton  déclare  venue  Theure  où  l'époux  ou  Tépouse  doit 
se  rendre  à  sa  nouvelle  demeure.  Le  cortège  s'ébranle  et  arrive  à  une 
maison  fermée  où  le  père  frappe  discrètement.  Souvent  on  renvoie  les 
nmportuns,  disant  qu'on  n'est  pas  encore  prêt  à  les  recevoir,  qu'une 
mesure  de  millet  vient  de  se  renverser  près  de  la  porte  et  qu'il  faut  avant 
d'onvrir  la  ramasser  grain  à  grain.  Après  une  autre  passade,  le  chef  de 
de  famille  où  va  s'établir  le  jeune  ménage,  la  porte  entr'ouverte, 
demande  :  «  Que  voulez-vous?  —  Nous  amenons  un  gendre  pour 
irotre  fille,  ou  une  jeune  femme  pour  votre  garçon,  —  Où  est-il?  De 
quoi  a-t-il  l'air?  »  Puis  discussion  sur  les  conditions  de  l'arrangement; 
enfin,  après  de  longs  pourparlet's,  l'on  faitvenir  l'autre  conjoint  pour  lui 
43mander  son  consentement.  Les  parents  embrassent  le  nouvel  arrivant 
et  l'on  ouvre  largement  la  porte,  par  où  pénètre  le  cortège  venu  du 
dehors,  prémuni  de  pain,  de  vin  et  de  fromage,  pour  faire  le  repas  de 

(i)  Vhanilhet  {arrenilhei)  est  le  cri   aux  notes  discordantes  que  pousse  le 
SBontagaard. 


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206  A   PROPOS  DE  DEUX  LIVRES  SUR  LES  BASSES-PYRéîféES. 

mariage.  Car  c'est  là  pour  les  Aspois  le  moment  décisif,  où  une  nouvelle 
famille  est  fondée »  (p.  91). 

Ce  tableau  n'est-il  pas  charmant?  Mais  M.  Gadier  exprime  aussi  ses 
regrets  :  «  Devant  cet  effacemeni  des  vraies  caractéristiques  de  ce  petit 
peuple,  le  cœur  se  serre  involontairement.  Combien  le  passé  en  a-t-il 
déjà  englouti?  Les  danses  delà  vallée  ont  disparu  sans  laisser  de  traces. 
Les  aurostz  ne  se  font  plus  entendre;  Tantique  maison,  pivot  de  l'orga- 
nisation de  cette  petite  société,  n'est  plus  entourée  du  respect  d'autre- 
fois. Nous  assistons  à  une  révolution  sociale  qui  transforme  les  esprits 
et  les  institutions.  Aussi  n'est-il  que  temps  de  noter  les  traits  encore 
apparents  qui  faisaient  de  la  vallée  d'Aspe  un  monde  à  part. 

«  Avec  la  Révolution  de  1789,  ses  privilèges  particuliers  se  sont  con- 
fondus dans  l'égalité  universelle,  mais  le  niveau  social  qui  élève  certains 
peuples  en  abaisse  nécessairement  d'autres.  La  fierté  que  TAspois  pui- 
sait dans  le  sentiment  de  son  indépendance  Ta  abandonné,  et  son  déillé 
est  ouvert  à  tout  le  monde.  Les  produits  du  commerce  l'ont  franchi  et 
ont  tué  l'industrie  privée.  Les  bergers  vont  toujours  durant  les  mois 
d'bfver  conduire  leurs  troupeaux  dans  les  p&turages  de  l'Adour  et  de  la 
Garonne,  et,  pendant  Tété,  sur  les  hauts  sommets,  mais  ils  ne  savent 
plus  tricoter  des  habits  avec  la  laine  filée  par  leurs  femmes;  celles-ci,  en 
l'absence  de  leurs  maris,  sont  encore  chargées  de  la  culture  du  jardin 
et  du  champ,  nécessité  dont  on  a  dit  assez  de  mal  pour  quUl  soit  juste 
d'en  rappeler  la  cause  légitime.  Les  pasteurs  étant  toujours  absents, 
les  travaux  du  dehors  revenaient  à  la  femme  qui  se  montra  rebelle  à 
Fenseigncment  du  tricotage  et  de  l'aiguille  enseignés  à  l'école,  il  y  a  une 
quarantaine  d'années.  Aujourd'hui  les  produits  à  bon  marché  ont  sub- 
stitué le  linge  confectionné  aux  tissus  que  chaque  maison  fournissait.» 

M.  le  pasteur  Cadier,  en  terminant,  regarde  mélancoliquement  s'en 
aller  par  ce  chemin  de  fer  international  qui  traversera  la  vallée  les 
vieilles  mœurs  des  Aspois.  Sa  conclusion,  empreinte  d'un  certain  pessi- 
misme, ne  laisse  ouverture  à  nul  espoir.  Recueillant  ses  observations, 
pourquoi  n'estimer  pas  qu'un  retour  aux  vrais  principes  de  la  famille- 
souche  qui  s'est  perpétuée  en  ce  coin,  on  le  sait,  pendant  des  siècles, 
.  aurait  Theureux  efi'et  d'endiguer  le  décroissement  de  la  population,  la 
diminution  des  patrimoines  et  de  rétablir  l'aisance  aujourd'hui  si  com- 
promise par  les  partages  forcés. 

Félicitons  M.  l'abbé  Capdevielle  et  M.  le  pasteur  Cadier  des  enseigne- 
ments utiles  dont  ils  sont  venus  compléter  l'œuvre  de  notre  maître  sur 
les  Pyrénées  et  espérons  que  nul  lecteur  ne  songera  à  se  plaindre  de 
cette  contribution  aux  études  sociales  que  poursuit  notre  Société. 

Louis  Batgavb. 


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I.  TAIIZEY  DE  URROQUE  ET  LES  LIVRES  DE  RAISON 


Cest  à  notre  éminent  confrère,  M.  Charles  de  Ribbe,  «  le  créateur  des 
étndes  relatives  aux  livres  de  raison  »,  que  le  très  éruditM.  Tamizey  de 
Larroque  dédie  sa  nouvelle  publication  sur  des  registres  domestiques  du 
midi  et  du  centre  de  la  France  (1).  Non  content  de  donner  des  extraits 
importants  de  plusieurs  de  ces  documents  inédits,  il  dresse  une  liste 
beaucoup  plus  complète  que  celle  qu*il  avait  rédigée  en  1889,  de  tous 
les  livres  de  raison  imprimés  ou  manuscrits  dont  il  a  pu  avoir  connais- 
sance dans  les  différentes  parties  de  notre  pays.  Cette  bibliographie,  qui 
renferme  548  numéros,  témoigne  de  recherches  considérables  ;  elle 
atteste  en  même  temps  combien  Tinitiative  de  M.  de  Ribbe  a  été  féconde, 
quel  concours  il  a  trouvé  auprès  des  érudits  et  quel  collaborateur  infa- 
tigable et  convaincu  il  a  rencontré  dans  la  personne  de  M.  Tamizey  de 
Larroque. 

Beaucoup  de  livres  de  raison  sont  à  la  fois  des  généalogies  et  des 
registres  de  comptes  ;  ils  peuvent  fournir  à  ce  double  point  de  vue  des 
renseignements  utiles  pour  l'histoire  des  familles  et  de  leur  condition 
économique  et  sociale  ;  mais  les  plus  intéressants  sont  ceux  qui  nous 
montrent  derrière  le  chef  de  famille,  derrière  l'administrateur  du  patri- 
moine, le  père,  Tépoux  et  le  Ûls  ;  qui  ne  nous  font  pas  seulement  con- 
naître les  dates  des  mariages,  des  naissances,  des  décès,  des  transac^* 
lions,  mais  les  sentiments  et  les  croyances  des  rédacteurs,  leur  état 
d'âme  et  leur  état  d*esprit. 

Les  personnages  politiques  ont  laissé  des  mémoires;  les  familles 
illustres  ont  eu  des  historiographes  ;  les  livres  de  raison  gardent  la  trace 
de  l'existence  d'honnêtes  gens,  qui  ne  se  sont  distingués  par  aucun  acte 
éclatant,  mais  qui  ont  pu  laisser  des  exemples  de  probité,  de  résignation, 
de  dévouement  à  leurs  devoirs,  de  vertus  civiques  et  privées.  Presque 
tous  appartiennent  à  la  bourgeoisie  ou  à  la  petite  noblesse  de  province, 
qui,  à  l'abri  de  la  corruption  des  mœurs  de  la  cour  et  de  la  capitale, 
avaient  conservé  intactes  les  fortes  traditions  du  passé. 

Voici  d'abord  la  vieille  famille  des  Boisvert  qui  comptent  douze  géné- 

(i)  Deux  livres  déraison  de  tAgeTiaia, suivis  d'extraits  d'autres  registres 
domestiques  et  dune  liste  récapitulative  des  livres  de  raison  publiés  et  inédits» 
Auch  et  Paris,  1893,  in-8»  de  206  p. 


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208  M.   TAMIZEY  DE  LARROQUE  ET   LES  LIVRES  DE  RAISON. 

rations  de  bonne  bourgeoisie.  Ils  sont  originaires  de  Saint-Ëmilion  au 
xvi«  siècle.  Sur  six  fils,  trois  entrent  au  service  du  roi;  trois  se  fixent  en 
(;uienne.  Une  branclie  s'établit  à  Marmande.  Sous  Louis  XIV,  plusieurs 
fils  entrent  dans  la  cavalerie  et  les  gardes  du  corps.  La  famille  a  sa  sépul» 
ture  dans  Téglise  des  Gordeliers  ;  les  hommes  sont  enterrés  parfois  dans 
la  nef  de  l'église  paroissiale.  En  1705,  l'un  d'eux  promet  à  son  fils,  dont 
il  célèbre  les  fiançailles,  la  sixième  partie  de  son  bien,  tout  en  réservant 
sa  maison  de  campagne  «  pour  en  disposer  en  faveur  de  qui  bon  lui 
semblera  ».  Il  lui  donne  aussi  un  lit  et  un  coffre  de  noyer. 

Les  de  Lidon,  sieurs  de  Savignac,  sont  des  gentilshommes  campa- 
gnards, qui  notent  à  la  fois  les  déprédations  causées  par  le  passage  des 
gens  de  guerre,  les  météores,  les  quittances  de  leurs  dettes,  la  mort  de 
leurs  voisins  et  la  naissance  des  poulains.  C'est  un  vrai  mémorial,  rédigé 
de  1650  à  1664,  dont  l'histoire  peut  tirer  quelque  profit. 

Plus  court  est  l'extrait  du  livre  de  raison  de  Dame  Boucharel  (1682- 
1687).  Il  commence  ainsi  :  <c  Le  19  avril  1682,  le  bon  Dieu  m'a  visitée  et 
m'a  retiré  Monsieur  Boucharel  et  a  esté  enterré  derrière  le  pigeonnier.  » 
Le  lieu  delà  sépulture  indique  que  M.  Boucharel  était  protestant.  Sa  veuve 
contribue,  jusqu'à  la  révocation  de  Tédit  de  Nantes,  aux  gages  du 
ministre  voisin.  Elle  note  sur  son  livre  ses  contrats  de  ferme,  ses  achats 
de  vaches,  ses  acquisitions  d'étoffes  et  les  ventes  du  vin  de  sa  récolte. 

Bertrand  Noguères  (1649-1682)  mentionne  avec  soin  les  salaires  de  ses 
domestiques  ;  il  donne  à  une  nourrice  21  livres  par  an  et  deux  chemises  ; 
à  une  servante,  12  livres,  deux  chemises,*  une  paire  de  souliers  et  une 
paire  de  sabots;  à  un  valet,  5écus,  deux  chemises,  une  casaque  de  toile, 
une  paire  de  chausses  et  de  sabots;  à  un  autre,  27  livres,  deux  chemises 
et  une  paira  de  sabots.  Un  de  ces  valets  était  calviniste.  Noguères  inscrit 
les  décès  de  son  entourage.  Il  dit  en  parlant  de  son  père  :  «  Il  a  esté 
grand  homme  de  bien  et  fort  craignant  Dieu.  J'appréhende  que  ses  suc- 
cesseurs ne  l'imiteront  pas.  »  Il  fait  moins  l'éloge  de  sa  femme,  a  Que 
Dieu  lui  pardonne,  s'il  lui  plaît,  écrit-il,  et  à  moi  quand  je  serai  comme 
elle  mort!  » 

A  la  suite  de  ces  extraits  de  quatre  livres*  de  raison  de  l'Agenais  et  de 
la  liste  récapitulative  des  livres  publiés  ou  inédits,  M.  Tamizey  de  I^r- 
roque  nous  donne  des  analyses  ou  des  citations  de  trente-six  documents 
du  même  genre,  rédigés  dans  le  centre  ou  le  midi  de  la  France,  et  qui 
lui  ont  été  cortimuniqués  pour  la  plupart  par  M.  Charles  de  Ribbe  et  par 
M,  Paul  Le  Blanc,  de  Brioude,  l'un  des  chercheurs  les  plus  zélés  et  les  ' 
plus  obligeants  de  notre  pays.  Beaucoup  de  ces  documents  mettent  en 
relief  des  types,  des  caractères  et  des  faits  véritablement  intéressants. 
Il  y  a  dans  les  comptes  d'Antoine  Esprit  Bienvenu,  inspecteur  des  vivres 
ù  Tournon,  des  notes  très  curieuses  sur  l'éducation  de  ses  enfants,  sur 


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M.    TAMIZKY  DE   LARROQUE  ET  LES  LIVRES  DE   RAISON.  209 

la  culUire  des  vignes,  sur  la  vie  journalière  d*un  modeste  fonctionnaire 
de  province.  En  1764,  il  achète  un  habit  de  drap  avec  une  veste  de  satin 
pour  en  iaire  présent  à  son  avocat,  qui  a  refusé  de  recevoir  de  lui  des 
honoraires.  Le  livre  des  Gapns  nous  montre  plusieurs  générations  de 
fonctionnaires  municipaux  de  Marseille,  religieux,  dévoués,  intelligents. 
Secrétaire-archivaire  de  la  ville,  Marc  Gapus  se  distingua  par  son 
héroïsme  pendant  l'affreuse  peste  de  1720,  où  il  exerça  en  plus  les  fonc- 
tions de  trésorier  du  bureau  de  Tabondance.  A  sa  mort,  comme  à  celle 
de  son  Ûls  qui  lui  succéda  dans  ses  fonctions  de  secrétaire,  l'échevinage 
de  Marseille  fit  dire  mille  messes  pour  le  repos  de  leur  âme.  Son  petit- 
fils  fut  conseiller  de  ville  et  assesseur.  En  inscrivant  sur  son  registre 
l'élection  unanime  qui  lui  conférait  la  charge  d'assesseur,  il  ajoutait  : 
«  Dieu  me  fasse  la  grâce  de  bien  m'acquîtter  des  fonctions  de  cette 
place  importante.  » 

Jean  Ghabert,de  Barbentane,  avait  servi  de  guide  en  1660  à  Louis  XIV, 
lorsqu'il  traversa  le  pont  de  la  Durance.  Son  fils  eut  douze  enfants  ;  la 
mention  de  la  naissance  de  la  plupart  d'entre  eux  est  accompagnée  de 
commentaires  pieux.  Pierre  Demeure,  notaire  royal  à  Montfaucon,  s'oc- 
cupe de  l'éducation  et  des  délassements  de   ses  enfants  ;  dès  1748,  il 
se  livrait  à  la  culture  de  la  pomme  de  terre,  qu'il  désigne,  comme  les 
paysans  de  sa  région,  sous  le  nom  de  truffes.  Parmi  d'autres  rédacteurs 
de  livres  de  raison,je  mentionnerai  les  Le  Blanc,  du  Puy  en  Velay,  dont 
Panse  rend  en  pèlerinage  à  Montserrat  en    1619 f  Jean  de  Marin  de 
Kererrais,  chevalier  du  Saint-Office  de  Tordre  de  l'Inquisition,  dont  le 
mémorial   contient  des  particularités  curieuses  sur  l'histoire  de  Toulon 
dans  la  seconde  partie  du  xvii«  siècle  et  la  première  partie  du  xviii'  ;  les 
Martinon,  de  Brioude;  les  Nempde  du  Poyet;  les  Portalis,  avocats  au  Par- 
lement d'Aix  et  qui  occupèrent  des  charges  importantes  dans  cette  ville, 
avant  de  se  distinguer  sur  un  plus  grand  théâtre.  L'un  des  mémoriaux 
les  plus  caractéristiques  est  celui  des  Nozerines,  qui  étaient  à  la   fois 
chirurgiens  et  orfèvres  à  Brioude,  du  xvi«  au  xviii*  siècle.  L'un  d'eux  se 
marie  deux  fois,ce  qui  était  assez  fréquent  autrefois  ;  ce  qui  l'est  moins, 
c'est  de  voir  inscrire  sur  un  registre,  sans  interruption  :  <c  Dieu  m'a  ôté 
ma  femme,  le  1«'  novembre  1731.  —  Le  3  février  1733,  Dieu  m'a  donné 
une   seconde  femme.  »  Les   hommes  de  ce   temps  avaient  de  fortes 
croyances,  mais  se  consolaient  peut-être  plus  aisément  que  ceux  d'au- 
jourd'hui;  et  à  ce  sujet,  tout  en  rendant  hommage  aux  vertus  fami- 
liales de  nos  ancêtres,  je  me  demande  si  parfois  nous  ne   calomnions 
pas  quelque  peu  les  nôtres.  J'imagine  que  si  dans  un  siècle  ou  deux  on 
relève  les  actes  et  les  écrits  de  beaucoup  de  nos  contemporains,  on  trou* 
vera  parmi  eux  des  modèles  non  moins  édifiants,  quoique  peut-être  avec 
des  nuances  plus  humaines  et  des  formes  moins  dogmatiques,  que  les 


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210  M.   TAMIZEY  DE  LARROQUE  ET  LES  LIVRES  DE  RAISON. 

exemples  donnés  par  nos  arrière-grands- pères.  Pour  en  revenir  aux 
Nozerines,  c'étaient  des  bourgeois,  très  considérés,  alliés  à  d'excellentes 
familles,  cumulant  avec  succès  Torfèvrerie  et  la  chirurgie,  ayant  une 
clientèle  honorable  et  nombreuse.  Le  fait  suivant  atteste  Testime  oCi  ils 
étaient  tenus.  En  1762,  le  séminaire  de  Saint-Flour  veut  vendre  comptant 
des  objets  d'argenterie  pour  une  somme  de  3,300  francs.  Julien  Noze- 
rines n'a  pas  cette  somme  ;  il  en  emprunte  la  plus  grande  partie,  sans 
billet,  au  président  de  l'élection,  au  subdélégué,  à  un  marchand  ;  quand 
il  est  en  mesure  de  rembourser,  il  remet,  par  exemple,  12  louis  sans 
reçu  à  la  servante  du  président  qui  vient  les  chercher  de  sa  part.  Il  était 
difficile  d'agir  avec  plus  de  bonhomie  et  de  confiance. 

Tout  en  rendant  justice  au  passé,  on  ne  saurait  du  reste  médire  du 
présent,  lorsque  dans  un  recueil  fondé  par  Le  Play  et  destiné  à 
répandre  ses  doctrines,  on  rappelle  les  travaux  de  M.  Charles  de  Ribbe 
et  Ton  parle  de  ceux  de  M.  Tamizey  de  Larroque.  Celui-ci  nous  raconte 
qu'il  avait  connu  une  famille  de  vieux  paysans,  dont  le  chef,  la  moisson 
terminée,  s'agenouillait  devant  les  gerbes  entassées,  en  disant  à  son 
entourage  :  «  Mes  enfants,  nous  allons  prier  pour  nos  vieux  qui  ont 
défriché  ces  champs  et  qui  ont  préparé  notre  récolte  d'aujourd'hui.  » 
M.  Tamizey  de  Larroque  espère  avec  raison  que  ses  travaux  seront  ainsi 
honorés  d'un  cordial  souvenir  dans  l'avenir;  en  attendant,  il  peut  être 
assuré  qu'ils  le  sont  par  l'estime  de  ses  contemporains.  La  tâche  de 
l'érudit  n'est  jamais^  achevée  ;  mais  elle  trouve  sa  meilleure  récom- 
pense en  elle-même,  par  le  sentiment  d'être  utile  au  présent  et  à  l'ave- 
nir en  faisant  sur  bien  des  points  revivre  le  passé. 

Albert  Babeau. 


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F 


L'ENSEIGNEMENT  ÉCONOMIQUE  EN  ALLEMAGNE 


(1) 


Après  le  livre,  qui  flt  tant  de  bruit  à  son  heure,  du  R.  P.  Didon,  les 
oniversités  d'Allemagne  ont  ëté  en  France  T objet  de  plusieurs  mono- 
graphies  spéciales,  qui  toutes  ont  appelé  l'attention  sur  le  mouve- 
ment scientifique  d'Outre-Rhin.  M.  Georges  Blondel  nous  a  décrit 
d'une  manière  très  complète  l'enseignement  du  droit  en  Allemagne  ; 
M.  Camille  Julian,  dans  la  Revue  de  renseignement  supérieur,  s'est  occupé 
des  séminaires  historiques  et  philologiques  ;  M.  Edouard  Dreyfus- Brîsac 
a  fait  la  monographie  de  l'université  de  Bonn.  Voici,  à  quelques  mois  de 
distance,  deux  nouveaux  livres  sur  la  question  :  Tun,  exclusivement 
consacré  aux  études  d'économie  politique;  Fautre  au  droit  et  aux 
sciences  politiques. 

M.  Saint-Marc  a  pris  la  question  de  haut.  Il  ne  se  contente  pas  de  nous 
rapporter  ce  qui  se  fait  dans  les  cours  et  les  séminaires  économiques,  il 
pénètre  davantage  et  nous  expose  l'esprit  qui  anime  l'enseignement 
économique,  les  doctrines  qui  se  disputent  la  préséance  et  qu'il  est  d'au- 
tant plus  mai  aisé  de  saisir  qu'elles  ne  forment  pas  un  ensemble  homo- 
gène, mais  prennent  des  aspects  très  divers,  selon  la  formation  d'esprit 
et  les  tendances  de  chaque  professeur. 

Jusqu'au  milieu  de  ce  siècle  les  théories  des  économistes  orthodoi^es 
ont  dominé  presque  sans  opposition.  Les  lois  naturelles  et  nécessaire^ 
de  l'économie  politique  étaient  trouvées  et  la  science  économique  défi- 
nitivement constituée.  Il  n*y  avait  plus  à  discuter,  le  credo  s'imposait. 
Mais  une  étude  plus  attentive  des  faits  du  passé  et  des  événements  con- 
temporains fit  naître  le  doute  dans  quelques  esprits.  Ou  s'aperçut  que 
les  faits  ne  concordaient  pas  avec  les  théories  et  donnaient  trop  souvent 
un  démenti  éclatant  aux  lois  qui  prétendaient  les  régir. 

Le  foyer  de  la  réaction  se  trouvait  eu  Allemagne.  Dès  1841,  Frédéric 
List,  «  l'agitateur  du  Zollverein  allemand  »,  entama  la  lutte  par  son 
livre  fameux  Dos  nationale  System  der  politischen  Oehonomie. 

Il  se  plaçait  surtout  au  point  de  vue  des  échanges  internationaux  et 

(1)  IIbnri  Saint-Marc  (professeur  à  la  faculté  de  droit  de  Bordeaux),  Elude 
sur  renseignement  de  l'Economie  politique  dans  les  Universités  d^ Allemagne  et 
d^Autriche,  Paris,  Larose  et  Forcel,  1892  ;  in-8",  144  p.  —  Eugènb  DuTHorr  (doc- 
teur en  droit,  maître  de  conférences  à  la  faculté  libre  de  Lille).  Vetiseignement  du 
droit  et  des  sciences  polUiques  dans  les  universités  d'Allemagne,  Paris,  Rous- 
seau, 1893,  in  12,  244  pages. 


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212  l'enseignement  économique  en  ALLEMAGNE. 

attaquait  de  front  le  dogme  du  libre  échange.  Guillaume  Roscher,  un  des 
vétérans  de  Tëconomie  politique,  actuellement  encore  professeur  à  Leip- 
zig, publia  bientôt  après  son  «  Programme  d'un  cours  de  science  poli- 
tique, d'après  la  méthode  historique.  »  (GOttingen,  1843.)  Il  fut  suivi 
par  les  professeurs  Hildebrand  et  Knies,  l'auteur  du  premier  traité  d'éco- 
nomie politique,  au  point  de  vue  historique.  La  réaction  contre  les  idées 
manchestériennes  gagna  les  jeunes  générations,  et  la  ruine  de  l'école 
orthodoxe  en  Allemagne  s'acheva  par  le  Congrès  d'Eisenach  en  1872  et 
l'avènement  du  système  protectionniste.  Aujourd'hui,  on  peut  le  dire 
sans  exagération,  la  science  économique  allemande  est  ralliée  tout 
entière,  mais  à  des  degrés  divers,  à  la  méthode  historique. 

L'économie  politique  est  généralement  définie  par  les  économistes 
allemands  :  «  la  science  de  la  richesse  sociale  ».  Il  se  servent  pour  la 
désigner  dU  mot  de  Volkswirtschaft,  qui  signifie  :  «  l'activité  de  la  na- 
tion dans  ses  rapports  avec  les  biens  extérieurs  » .  «  Cette  terminologie 
implique  presque  sans  débats  la  reconnaissance  des  sociétés  comme 
être  distincts,  ayant  une  économie  et  des  intérêts  propres.  Elle  résiste 
aussi  presque  invinciblement  à  une  conception  individualiste  et  pure- 
ment humanitaire  de  l'économie  politique.  Dans  la  conception  sociale 
qu'elle  impose,  le  capital  est  envisagé  au  point  de  vue  national,  la  pro- 
priété privée  est  considérée  comme  un  simple  mode  d'utilisation  des 
forces  et  des  ressources  sociales,  la  division  du  travail  et  des  tâches 
comme  une  forme  de  la  coopération,  mais  aussi  de  la  solidarité  natio- 
nale. Point  n'est  besoin  de  faire  ressortir  la  gravité  de  ces  aperçus.  » 
(Pages  7  et  8.) 

Si  telle  est  la  conception  que  se  font  en  général  les  économistes  alle- 
mands de  l'objet  de  leur  science,  quelle  est  donc  la  méthode  qu'ils 
suivent  pour  arriver  à  la  connaissance  scientifique  des  phénomènes  éco- 
nomiques ? 

Deux  grandes  écoles  se  trouvent  en  présence.  D'une  part,  l'école  his- 
torique ou  école  allemande  proprement  dite,et,  d'autre  part,  l'école  psy- 
chologique et  analytique  ou  école  autrichienne.  Examinons-les  successi- 
vement. 

L'idée  fondamentale  de  Roscher,  que  l'on  considère  comme  le  père  de 
l'école  .historique,  est  que  «  les  phénomènes  économiques  sont  soumis  à 
des  rapports  nécessaires  de  séquence  et  de  coexistence,  non  seulement 
entre  eux,  mais  encore  relativement  aux  autres  phénomènes  sociaux, 
les  mœurs,  le  droit,  la  religion,  la  constitution  politique,  les  relations 
internationales,  etc..  L'école  historique  s'attache  donc  à  rétablir  les 
institutions  éonomiques  dans  leur  milieu;  à  découvrir  la  part  d'influence 
sur  elles,  des  autres  institutions  sociales,  et  leurs  réactions  réciproques. 
En  tant  que  l'école  historique  se  borne  à  faire  de  la  science,  son  pro- 


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L'ENSEIGiNBMENT  ÉCONOMIQUE   EN  ALLEMAGNE.  213 

cédé  pour  l'étude  des  phénomènes  économiques  est  invariablement  le 
même.  Elle  prend,  dans  le  passé,  les  différentes  institutions,  les  analyse 
soigneusement,  décrit  le  milieu  dans  lequel  elles  se  sont  développées, 
les  causes  qui  les  ont  déterminées.  Elle  essaie,  autant  que  possible,  de 
répéter  cette  étude  pour  plusieurs  sociétés  distinctes,  afin  d'obtenir  des 
points  de  comparaison  parallèles.  Elle  répète  pour  le  présent,  et  princi- 
paiement  par  la  statistique,  ces  observations  comparées,  profite  de 
quelques  expériences  tentées  par  certains  États,  et  s'enrichit  patiem- 
ment d'un  trésor  inestimable  de  monographies  et  de  documents.  » 

L'école  historique  est  parfois  appelée  aussi  école  éthique  à  cause  de 
l'importance  attribuée  par  ell«  au  principe  moral,  «  aux  mœurs,  qui 
règlent  et  doivent  régler  l'activité  économique.  D'autre  part,  l'État  est, 
pour  un  grand  nombre  de  partisans  de  cette  école,  un  puissant  organe 
économique,  un  agent  naturel  de  progrès  en  tous  les  sens  et  c'est  pour- 
quoi l'école  est  parfois  désignée  aussi  sous  le  nom  de  :  école  étatiste  ou 
mterventioniste  ».  XPage  11.) 

La  réaction  contre  les  idées  de  l'économie  politique  orthodoxe  est 
donc  complète  et  nettement  formulée.  11  ne  suffit  plus  de  constater  Fé- 
goîsme'inné  et  naturel  de  l'homme  et  d'en  faire  le  point  de  départ  d'une 
»éne  de  déductions  qui  seront  les  lois  qui  régissent  l'humanité,  sans 
distinction  de  races  ou  de  climats,  dans  la  poursuite  des  richesses.  Il  ne- 
s'agit  plus  d'isoler  les  phénomènes  de  richesse  des  autres  phénomènes 
sociaux,  sans  tenir  compte  des  influences  qu'ils  exercent  les  uns  sur  les 
autres.  Ce  qu'il  faut  c'est  partir  des  faits,  les  observer  et  les  scruter  dans 
leurs  multiples  manifestations,  au  moyen  d'une  méthode  rigoureuse, 
qui,  patiemment  et  scrupuleusement  appliquée,  fera  découvrir  les  lois 
des  phénomènes  économiques,  en  eux-mêmes  et  dans  leurs  rapports 
avec  l'ensemble  des  phénomènes  sociaux.  • 

Ainsi  le  veulent  les  partisans  de  la  méthode  historique.  C'est  très  bien, 
disent  les  économistes  purs,  vous  prétendez  renouveler  la  science  éco- 
nomique, en  déterminant  les  lois  par  une  observation  plus  minutieuse 
des  faits.  Mais,  où  sont  ces  lois,  où  sont  vos  conclusions  ?  Nous  voyons 
bien  des  matériaux,  des  documents  amoncelés,  des  faits  innombrables 
rassemblés  avec  plus  ou  moins  d'ordre,  mais  de  lois,  point.  Or,  la  loi 
est  l'objet  de  la  science.  Si  votre  méthode  aboutit  à  une  stérile  descrip- 
iion  de  faits,  elle  n'a  rien  de  scientifique. 

A  cela,  les  partisans  de  la  méthode  historique  répondent  que,  s'ils 
s'obstinent  ù  recueillir  des  faits  et  toujours  des  faits,  c'est  que,  malgré 
leur  grand  nombre,  les  faits  observés  sont  encore  insuffisants  pour 
arriver  à  découvrir  les  lois  économiques  qui  les  régissent.  «  Que  pense- 
rait-on, dit  M.  Saint-Marc,  d'un  physiologiste  qui,  d'une  seule  observation 
faite  sur  une  de  ^es  victimes  ordinaires,  chien  ou  cobaye,  s'empresserait 


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214  l'enseignement  économique  en   ALLEMAGNE. 

de  tirer  une  conclasion  applicable  à  tout  le  règne  animal  ?  L'économiste 
est  dans  une  situation  semblable.  Il  étudie,  par  exemple,  une  série  bien 
liée  de  phénomènes  dans  une  certaine  période  de  l'histoire  du  monde 
romain  ou  féodal  germanique;  peut-il  conclure  que  cette  série  se  pro- 
duira ou  a  d(k  se  produire  chez  les  peuples  de  race  jaune,  les  nègres, 
même  chez  les  Hindous?  Les  différences  de  race,  de  climat,  n'offrent- 
elles  pas  un  milieu  réfractaire?Il  faut  donc  ou  multiplier  les  obserra- 
tions,  et  1  on  comprend  quel  temps  exigent  encore  ces  études,  ou  avoir 
déjà  des  types  sociaux  assez  marqués,  comme  les  divisions  de  l'histoire 
naturelle,  pour  que,  sans  témérité,  on  puisse  conclure  d'un  membre, 
d'un  genre  ou  d'une  espèce  à  tous  ceux  d'un  même  genre  ou  d^une 
même  espèce.  Mais  précisément  cette  classification  doit  être  fournie  par 
Mt  sociologie^  qui  est  actuellement  moins  avancée  encore  que  l'économie 
politique.  U  ne  faut  donc  pas  s'étonner  qu'un  des  chefs  de  l'école  histo- 
rique, SchmollÉt»  refuse  de  tenter  des  généralisations  imprudentes  et 
poursuive,  sans  s^^MfMter  des  critiques,  le  cours  de  ^es  études  (p.  12). 
Le  fait  que  les  économistes  «Uemands  bornent,  pour  longtemps  encore, 
leur  activité  scientifique  à  recQMHùr  des  matériaux,  p'implique  aucune- 
ment qu'ils  croient  à  l'impossibilité  ém  constituer  la  science.  En  se 
vouant  à  cette  tâche  ingrate,  mais  nécessaire»  il&  font  acte  de  prudence, 

non  d'abdication » 

Telle  est  la  position  actuelle  de  l'École  historico^iiadiste  :  assez 
avance'e  en  ce  qui  concerne  l'art  économique,  aux  premières  étapes,  et 
cela  très  délibérément,  très  consciemment  dans  la  voie  de  la  scteace 

(p.  14). 

L'école  autrichienne,  qui  compte  parmi  ses  adeptes  un  certain  nombre 
d'économistes  en  Allemagne  et  en  Autriche,  est  issue  d'un  mouvement 
de  réaction  contre  certaines  exagérations  de  l'école  historique.  Elle  a 
pour  représentants  principaux  les  professeurs  Cari  Menger  et  von 
Bœhm-Bawerk,  de  Vienne.  «  Qu'importe,  disent  les  Autrichiens,  que  l'on 
ait  observé  des  milliers  de  fois  qu'une  pomme,  en  se  détachant,  tombe  à 
terre  ou  que  le  soleil  paraît  tourner  autour  du  globe.  On  n'en  peut  rien 
conclure,  sinon  que,  de  toute  probabilité,  les  pommes  détachées  tombe- 
ront toujours  à  terre,  et  que  le  soleil  continuera  à  suivre  la  même  évo- 
lution apparente.  On  possède  réellement  les  lois  de  ce  phénomène, 
quand  ou  abandonne  le  dehors  pour^chercher  au  dedans  le  principe  qui 
les  dirige  (p.  16).  » 

De  môme  :  «  quand  on  aura  étudié  la  petite  industrie  du  moyen 

âge  à  Strasbourg,  on  pourra  l'observer  à  Nuremberg,  puis  dans  toutes  les 
villes  de  FAllemagne.  De  quelle  utilité  ces  observations  seront-elles 
pour  des  situations  ignorées?  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  connaître  le  res- 
sort intime,  permanent,  vivant  des  sociétés  humaines?  Ne  pourrait-on 


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l'enseignement  économique  en  ALLEMAGNE.  215 

pas,  alors,  en  déduire  des  combinaisons  dépassant  les  limites  de  Tobser- 
Talion  et  applicables  à  des  situations  qu'elle  n'a  pu  saisir  ?  Or,  ce  res- 
sort, précisément,  est  devant  nous,  à  notre  portée,  non  plus  fictif,  invi- 
sible, mais  parfaitement  vivant  et  tangible;  c'est  Thomme,  élément 
constitutif  et  moteur  de  l'économie  sociale;  il  est,  après  tout,  bien  aussi 
réel  que  les  sociétés.  Ce  sont  les  groupements  d'hommes  qui  constituent 
celles-ci.  C'est  la  pensée  des  hommes,  qui,  combinée  de  manières 
diverses,  les  modèle  et  les  dirige.  Au  lieu  de  conclure  des  actes  des 
hommes  à  leur  pensée,  n'est-il  pas  préférable,  puisqu'on  le  peut,  d'étu- 
dier cette  pensée  en  elle-même?...^  Gctto  aiéttade  est  lÉit  aassi  pmd 
tive  que  l'autre,  puisqu'elle  9&ppù9e^  eemme  elle,  l'observation.  Seule- 
ment, Tob^et  dit  roftsertalTon  est  changé  :  au  lieu  des  phénomènes 
extériev»^  ce  sont  des  phénomènes  internes,  au  lieu  des  faits  matériels, 

dispensées;  elle  n'est  pas  réaliste,  elle  est  psychologique Tandis  que 

Ja  méthode  réaliste  ne  se  propose  —  si  elle  se  le  propose  —  de  décou- 
vrir les  lois  générales  des  sociétés  que  comme  le  résultat  final  de  ses 
recherches,  à  l'inverse,  c'est  par  ces  lois  que  débutera  la  méthode  psy- 
chologique. Elle  saisira  tout  d'abord  dans  l'âme  humaine  les  traits 
essentiels,  absolument  généraux  et,  d'une  étude  attentive  de  ces  élé- 
ments, déduira  les  principes  fondamentaux  ou  lois  de  toute  économie 
sociale.  Puis,  traitant  de  même  les  éléments  particuliers,  peut-être 
descendra-t-elle  jusqu'aux  espèces  et  aux  variétés  sociales  (p.  17, 18).  » 

Ces  doctrines  marquent  bien  certainement  un  retour  aux  procédés  de 
l'école  orthodoxe,  avec  cette  différence  toutefois  que  l'école  autrichienne 
a  poussé  l'analyse  beaucoup  plus  loin,  à  un  degré  extrême  de  finesse  et 
de  précision.  Mais,  elle  aussi,  n'en  est  qu'aux  premières  étapes.  Elle  a 
surtout  rendu  de  grands  services  par  l'analyse  savante  qu'elle  a  faite  de 
la  notion  de  la  valeur. 

A  laquelle  de  ces  deux  méthodes  faut-il  donner  la  préférence  ?  Ceux 
qui  ont  fréquenté  les  universités  allemandes  savent  combien  cette  ques- 
tion passionne  les  professeurs  et  les  élèves.  Il  y  a  une  dizaine  d'années, 
à  l'époque  de  la  fameuse  polémique  entre  les  deux  grands  chefs, 
MM.  Schmoller  et  Menger,  la  discussion  était  très  vive.  Chacun  des  deux 
adversaires  avait,  dans  le  feu  de  la  discussion,  exagéré  ses  théories  et 
Tabime  entre  les  deux  écoles  semblait  infranchissable.  Depuis,  des  ten- 
dances plus  conciliatrices  ont  pris  le  dessus  et  l'on  s'accorde  de  plus  en 
plus  à  recommander  un  sage  éclectisme.  C'est  ce  que  constatait  derniè- 
rement encore  M.  von  Bœhm-Bawerk,  dans  l'article  programme  de  la 
Revue  qu'il  dirige  avec  tant  de  talent  depuis  un  an.  {Zeitschrift  fur 
Volkswirtschaft^  Socialpolitik  und  Verxvaltimg,  {'*  livraison,  page  5.) 
a  Toutes  les  méthodes  d'investigation,  disait-il,  doivent  se  tendre  fra- 
ternellement la  main.  C'est  tout  simplement  un  phénomène  de  la  divi- 


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216  l'enseignement   économique  en   ALLEMAGNE. 

sion  du  travail  qui  les  sépare»  mais  doit  également  les  réunir,  de  même 
que  les  différentes  manipulations  dans  l'industrie  :  chaque  méthode, 
intelligemment  appliquée,  offre  des  avantages  et  des  défauts  particu- 
liers, et  par  suite  un  champ  d'action  qui  lui  convient  tout  particulière- 
ment. » 

Tout  en  exprimant  ses  préférences  pour  les  procédés  de  l'école  his- 
torique, M.  Saint-Marc  reproche  à  cette  dernière  son  indifférence  phi- 
losophique. «  Quand  l'école  historique,  afin  d'avoir  une  vue  complète, 
recherche  dans  la  conscience  sociale  les  principes  directeurs  de  la  vie 
économique,  comment  peut*elle  les  juger,  si  elle  n'a  pas  une  idée  nette 
de  la  destinée  de  l'homme  et  du  progrès  des  sociétés?  et  la  question 
fondamentale  elle-même  de  l'existence  des  lois  sociales  n'est-elle  pas 
dominée  parles  questions  primordiales  de  la  liberté  et  de  la  nécessité?... 
Cette  indifTérence  donne  aux  définitions  les  plus  essentielles,  quelque 
chose  de  vague  qui  contraste  avec  ses  prétentions  scientifiques...  »  (p.  21). 

Nous  avons  achevé  l'analyse  du  premier  chapitre  du  livre  de  M.  Saint- 
Marc.  Peut-être  la  trouvera-t-on  trop  longue  ?  Mais  nous  avons  cru  devoir 
insister  sur  cette  question,  en  laissant  surtout  la  parole  à  l'auteur,  à 
cause  de  l'ignorance  et  des  erreurs  trop  répandues  sur  les  procédés 
d'étude  de  la  science  économique  allemande. 

Dans  un  second  chapitre,  M.  Saint-Marc  nous  expose  la  position  de 
l'économie  politique  allemande  par  rapport  à  la  politique  économique. 
Le  socialisme  delà  chaire  est  analysé  avec  beaucoup  de  précision,  depuis 
le  Congrès  d'Eisenach  oCl  il  vit  le  jour,  dans  son  programme,  dans  les 
trois  partis  qui  le  composent,  groupés  autour  des  noms  connus  de 
SchmoUer,  Wagner,  Brentano,  et  dans  son  influence  sur  la  politique 
sociale  de  Guillaume  I"  et  Guillaume  11. 

Comme  nous  le  remarquions  au  début,  les  professeurs  allemands, 
quoique  adhérents  de  l'une  ou  de  l'autre  école,  ne  se  laissent  pas  aveu- 
gler par  Tesprit  de  secte;  ils  conservent  le  plus  souvent  une  note  indi- 
viduelle, originale  et  caractéristique,  que  développe  l'extrême  spéciali- 
sation de  leurs  études.  M.  Saint-Marc  passe  en  revue  les  principales 
universités  allemandes  et  nous  esquisse  heureusement  la  physionomie  et 
les  tendances  particulières  de  chaque  professeur.  C'est  Tobjet  d'un  cha- 
pitre 111,  intitulé  :  Spécialités. 

Une  deuxième  partie  est  consacrée  à  l'étude  de  l'organisation  de  ren- 
seignement et  M.  Saint-Marc  termine  son  livre  par  la  comparaison  des 
systèmes  allemand  et  français.  Il  réclame  certaines  réformes  indispen- 
sables au  triple  point  de  vue  du  recrutement  du  corps  professoral,  des 
cours  et  conférences  et  de  la  sanction  des  études  économiques. 

Il  est  intéressant  de  noter  que  dans  ce  projet  de  réorganisation,  les 
idées  émises  par  Tauteur   concordent,  au  moins  en  ce  qui  concerne  le 


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l'eNSBIGNEMENT  économique  en  ALLEMAGNE.  217 

point  capital  du  recrutement  du  corps  enseignant,  avec  celles  que  déve« 
loppait  M.  Ghailley«Bert  dans  un  article  du  Journal  des  Économistes  de 
décembre  1892. 


Les  notes  de  voyage  qne  publie  M.  Duthoit  sur  les  Universités  d'Alle- 
magne se  rapportent  principalement  à  l'enseignement  du  droit  et  se 
trouvent,  par  suite,  placées  hors  du  cadre  des  études  familières  à  la 
Réforme  sociale.  Mais,  comme  le  remarque  l*auteur,«  le  droit  et  Téconomie 
politique  s'éclairent  et  se  complètent  mutuellement  ».  Aussi,  consacre* 
^il  aux  études  économiques  les  deux  derniers  chapitres  de  son  livre.  Il 
passe  successivement  en  revue,  au  chapitre  V,  la  place  qu'occupe  rensei- 
gnement de  l'économie  politique  parmi  les  autres  branches  d'enseigne- 
ment, la  composition  du  corps  enseignant^  la  physionomie   extérieure 

des  cours  d'économie  politique,  etc ,  en  rapprochant  chaque  fois  le 

système  français  du  système  allemand.  Les  séminaires  juridiques  et 
économiques,  ces  «  utiles  laboratoires  »,  propres  aux  universités  alle- 
mandes, sont  étudiés  au  chapitre  vi ,  d'une  manière  fort  détaillée. 
M.  Duthoit  a  vécu  de  la  vie  de  ces  séminaires  et  a  conservé  de  cette  fré- 
quentation, outre  la  conviction  de  l'excellence  de  cette  association 
intime  d'étude  entre  le  professeur  et  Félève,  une  fouie  de  souvenirs 
agréables,  qu'emportent,  comme  lui,  tous  ceux  qui  ont  passé  par  ces 
foyers  intenses  de  bonne  camaraderie  scientifique. 

Ernest  Dubois, 

Sur  ce  même  sujet,  et  à  propos  des  mêmes  ouvrages  de  MM.  Saint- 
Marc  et  Duthoit,  nous  avons  reçu  un  autre  travail  lu  devant  le  groupe  des 
Unions  de  Bordeaux.  Nous  reproduisons  ici  les  principaux  passages  de 
cette  étude  sur  VEconomie  sociale  cCaprès  les  universités  allemandes  et  dia- 
prés Le  Play  : 

Un  premier  caractère  de  Téconomie  politique  allemande,  c'est  une 
indépendance  absolue  des  doctrines  philosophiques  et  religieuses  quelles 
qu'elles  soient.  Dans  les  sciences  sociales  cependant  nous  nous  laissons 
d'ordinaire  influencer,  même  à  notre  insu,  par  des  théories  métaphy- 
siques, beaucoup  plus  que  dans  tout  autre  genre  de  sciences  ;  les  solu- 
tions que  nous  donnons  aux  problèmes  économiques  se  ressentent  d'une 
manière  visible  de  celles  que  nous  avons  coutume  de  donner  aux  pro- 
blèmes économiques.  Témoin  au  siècle  dernier  les  tendances  individua- 
listes de  l'économie  politique  en  face  des  doctrines  de  la  philosophie 
rationaliste.  Il  n'en  est  pas  de  même  de  l'autre  côté  du  Rhin  :  la  science 
sociale  y  jouit  d'une  indépendance  absolue,  elle  s'est  complètement 
affranchie  du  joug  de  la  métaphysique.  Ne  croyez  pas  cependant  qu'elle 
soit  toute  matérialiste,  non,  au  contraire  :  elle  invoquera  souvent  la  jus- 
tice ou  la  morale,  mais  sans  les  faire  émaner  d'un  Être  supérieur,  sans 

La  Réf.  Soc,  16  juiUct  1893.  3«  sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  coU,  15. 


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:218  l'eNSKIGNEMKNT   ÉCONOMIOOE   en   ALLEMAGNE. 

les  ratlaclier  à  autre  chose  qu'à  la  seule  conscience  sociale.  C'est  déjà,  si 
Fon  veut,  une  certaine  philosophie,  mais  une  philosophie  boiteuse  et  qui 
ne  se  préoccupe  jamais  de  l'au-delà.  Et  même  elle  s'en  préoccupe  si  peu 
que  M.  Henry  Saint-Marc,  dans  l'ouvrage  précité,  estime  qu*il  pourrait  y 
avoir  là  un  tort  de  sa  part  ;  si  Ton  veut  faire  intervenir  les  principes  de 
la  conscience  sociale,  il  faut,  pour  bien  les  apprécier,  être  fixé  aupara- 
vant sur  la  liberté  et  la  destinée  humaines. 

Mais  nous  ne  désirons  pas  discuter  à  fond  ici  Tinfluence  de  la  philo- 
sophie sur  les  sciences  sociales;  aussi,  suivant  notre  guide,  nous  envisa- 
gerons l'objet  de  l'économie  politique  d'après  les  universités  d'Alle- 
magne. 

M  est  deux  manières  d'étudier  la  richesse  :  on  peut  d'abord  la  con- 
sidérer en  soi,  abstraitement,  c'est-à-dire  dans  ses  rapports  avec  l'homme 
abstrait,  Thomme  en  soi.  C'est  le  système  souvent  suivi  dans*  l'école 
orthodoxe,  qui  définit  alors  l'économie  politique  :  «  La  science  de  la 
richesse,  >>  —  Mais  il  y  a  là  beaucoup  trop  peu  de  réalité;  l'homme  en 
soi  n'existe  pas,  non  plus  que  la  richesse  en  soi.  D'ailleurs  les  hommes 
ne  vivent  pas  seuls,  isolés  dans  des  îles  désertes,  comme  Robinson,  ils 
vivent  en  société.  La  richesse  doit  être  considérée  dans  ses  rapports  avec 
l'homme  vivant  en  société  ou  mieux  avec  la  société  elle-même,  le  corps 
social  considéré  comme  muni  d'une  personnalité  distincte  de  celle  de 
chacun  de  ses  membres.  C'est  le  corps  social  qui  produit,  qui  consomme, 
en  lui  se  perd  l'activité  de  tous  et  de  chacun.  C'est  la  seconde  manière 
d'envisager  la  richesse,  c'est  aussi  celle  de  l'économie  politique  alle- 
mande, au  moins  de  l'école  allemande  proprement  dite. 

Car  les  universités  d'outre-Rhin  sont  partagées  en  deux  camps  : 
l'école  allemande  et  Técole  autrichienne  dont  les  méthodes  sont  com- 
plètement distinctes,  au  moins  en  théorie. 

M.  Perreau  insiste  ici  sur  les  difTérences  entre  les  écoles  autrichienne 
et  allemande,  point  qu'a  déjà  traité  plus  haut  M.  Dubois. 

Il  est  temps  de  rapprocher  ces  conceptions  et  ces  méthodes  de  celles 
que  F.  Le  Play  nous  a  enseignées.  Relevons  d'abord  un  trait  commun  : 
l'indépendance  philosophique  et  religieuse.  La  méthode  de  Le  Play  fut 
celle  de  Descartes  dont  une  pensée  significative  sert  d'épigraphe  à  la 
Reforme  sociale  en  France,  Il  rejetait  si  bien  toute  idée  à  priori  que,  crai- 
gnant de  subir  à  son  insu  l'influence  des  siennes  propres,  il  faisait  con- 
trôler ses  conclusions  par  des  hommes  imbus  de  convictions  opposées 
aux  siennes.  Le  Décalogue  lui-même  ne  fut  admis  par  lui  que  lorsque 
l'expérience  de  plusieurs  années  lui  en  eut  découvert  Texcellence. 
ft  L'étude  méthodique  des  sociétés  européennes  m'a  appris  que  le  bon- 
heur individuel  et  la  prospérité  publique  y  sont  en  proportion  de  l'é- 
nergiB  et  de  la  pureté  des  croyances  religieuses.  »  {Réf,  soc,,  9,  1.)  Quel 


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L*ENSEIGNEMENT   ÉCONOMIQUE  EN  ALLEMAGNE.  21^ 

est  d'après  l'expérience  le  résumé  des  pratiques  nécessaires?  «  Les 
innombrables  penseurs  qui,  chez  toutes  les  races,  ont  recommencé  l'a- 
nalyse des  vertus  et  des  vices,  n'ont  rien  eu  à  ajouter  au  Décalogue  de 
Moïse,  et  à  la  sublime  interprétation  qu'en  a  donnée  Jésus-Christ.  » 
{Loc.  cit.) 

Ce  premier  point  acquis,  quel  est  selon  Le  Play  l'objet  de  l'économie 
sociale?  Nous  sommes  loin  des  universités  d'Allemagne;  pour  elles,  c'est 
la  richesse  des  nations.  Pour  Le  Play,  c'est  la  recherche  de  la  prospé- 
rité. Quant  à  cette  dernière,  il  la  déAnit  :  «  L'état  d'une  société  qui,  en 
pratiquant  la  loi  de  Dieu,  conserve  Tharmonie,  le  bien-être  et  la  sécu- 
rité ».  (Réf,  soc,  Vocabulaire.)  A  proprement  parler  il  y  a  ici  à  la  fois  de 
la  science  et  de  l'art  économique  :  l'un  cherchant  les  lois  suivant  les- 
quelles la  prospérité  parait  et  disparaît,  l'autre  se  rendant  compte  des 
moyens  "pratiques  à  employer  pour  la  faire  renaître  là  où  elle  a  disparu. 

Si,  dans  l'objet  de  la  science  économique,  Le  Play  s'éloigne  de  l'école 
allemande,  sa  méthode  au  contraire  se  rapproche  beaucoup  de  celle 
des  hislorico-réalistes.  Pour  lui  l'objet  de  nos  observations  doit  être  : 
i^  les  coutumes  nationales  des  temps  de  prospérité  ;  2^  les  institutions 
des  peuples  modernes  libres  et  prospères. 

Ainsi  donc,  l'observation,  tel  est  son  moyen  de  recherches  ;  l'histoire 
et  les  pratiques  moderne:^,  tel  est  son  champ  d'investigation.  Mais  sa 
méthode  n'est  pas  une  simple  copie  de  celle  des  sciences  physiques  et 
naturelles,  il  l'améliore  sur  deux  points  pour  l'adapter  à  ce  nouveau 
genre  de  travaux  il'»  ses  études  seront  guidées  par  la  lumière  du  crite* 
rinm  du  bien  et  du  mal  préalablement  révélé  par  l'expérience  ;  2»  Le 
Play  ne  se  contente  pas  d'observer  lui-même,'U  soumet  toutes  ses  conclu- 
sions au  contrôle  des  autorités  sociales. 

Pour  achever  ce  parallèle  entre  les  principaux  caractères  des  concep- 
^ons  et  des  méthodes  allemandes  et  celles  de  Le  Play,  il  reste  à  voir  le 
compte  qu'il  tient  de  l'influence  du  principe  moral  et  en  quoi  il  admet 
l'intervention  économique  de  l'État. 

Le  premier  point  s'est  trouvé  déjà  développé  plus  haut.  Quant  au  se- 
cond, l'on  peut  dire  que  toujours,  en  matière  économique,  Le  Play  répu- 
gne à  l'intervention  du  pouvoir.  Lire  une  page  d'un  de  ses  livres,  c'est  se 
convaincre  de  cette  vérité  cent  fois  pour  une  :  ce  ne  sont  que  regrets  de 
voir  l'État  envahir  sans  cesse  le  domaine  de  l'activité  privée,  c'est  un 
appel  incessant  aux  initiatives  individuelles.  L'intérêt  particulier,  tel  est 
selon  lui  le  plus  puissant  stimulant  à  la  production  de  la  richesse,  et  si 
parfois  est  commise  quelque  injustice  dans  sa  répartition,  c'est  au  devoir 
moral,  à  la  charité,  à  la  justice  de  chacun,  qu'il  faut  faire  appel  pour  la 
réparer,  en  proclamant  bien  haut  qu'il  y  a  là  un  devoir  social  néces- 
saire à  remplir. 


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220  l'ënsfignement  économique  en  Allemagne. 

Si  de  la  théorie  on  passe  à  la  pratique,  il  est  facile  de  voir  que,  malgré 
toutes  ses  imperfections,  l'organisation  de  l'enseignement  des  sciences 
politiques  en  Allemagne  se  rapproche  beaucoup  de  celle  que  Le  Play 
nous  offre  comme  modèle  pour  renseignement  supérieur  au  tome  II  de 
sa  Réforme  sociale.  Les  théories  du  maître  sur  ce  point  sont  sufûsamment 
connues  pour  qu'il  soit  inutile  de  les  exposer  ici, nous  n'insisterons  donc 
que  sur  l'organisation  allemande. 

Rationnellement  l'économie  politique  devrait  être  enseignée  dans  des 
facultés  particulières,  celles  des  sciences  sociales.  Mais  les  universités 
d'Allemagne  sont  des  produits  historiques,  elles  ont  été  créées  et  modi* 
fiées  selon  les  besoins  du  temps  ;  aussi  ne  faut-il  pas  s'étonner  d'y  voir 
notre  science  prendre  place  dans  les  facultés  de  philosophie.  Cependant 
elle  est  enseignée  dans  des  facultés  spéciales  à  Munich  et  à  Tubin- 
gue,  et  dans  celles  de  droit  à  Strasbourg  et  à  Wûrzbourg. 

Malgré  cette  séparation  à  peu  près  générale,  l'union  se  maintient  entre 
les  sciences  juridiques  et  les  sciences  économiques  qui  se  prêtent  con- 
tinuellement un  mutuel  appui  dans  leurs  recherches. 

Le  personnel  enseignant  se  compose  :  i<>  de  privat-docenten,  2^  de 
professeurs  extraordinaires,  2'*  de  professeurs  ordinaires;  4^  on  y  ajoute 
quelquefois  des  professeurs  honoraires  ;' mais,  quoique  faisant  partie 
de  la  faculté  et  comme  tels  pouvant  assister  et  prendre  part  à  ses  déli- 
bérations, à  vrai  dire  ils  n'enseignent  pas.  Le  recrutement  de  ce  per* 
sonnel  ne  se  fait  pas  comme  chez  nous  par  la  voie  du  concours,  à  l'aide 
d'un  examen  officiel,  épreuve  sérieuse,  il  est  vrai,  trop  sérieuse,  car  elle 
décourage  ou  élimine  quelquefois  des  individualités  éminentes,  mais 
qui  laisse  en  compensation  se  glisser  des  talents  secondaires,  et  qui 
surtout,  loin  de  stimuler  au  travail,  pousse  à  la  négligence  l'heureux 
candidat  qui  l'a  victorieusement  subie. 

En  Allemagne  la  liberté  d'enseigner  pour  tous,  moyennant  quelques 
épreuves  plus  solennelles  que  difficiles,  est  un  principe  reconnu.  La 
renommée  seule  se  charge  de  votre  avancement;  votre  talent,  vos  tra- 
vaux, vos  recherches  seuls,  vous  feront  monter  un  échelon. 

Pour  devenir  privat-docent,  c'est-à-dire,  comme  le  mot  Tindique,  pour 
pouvoir  enseigner,  mais  sans  délégation  officielle,  il  faut  d'abord  être 
docteur  en  droit,  ou  en  philosophie,  ou  rerum  œconomico^oliticarum,  sui- 
vant l'école  où  vous  avez  étudié.  Mais  dans  les  deux  premiers  cas  il  est 
nécessaire  que  le  sujet  de  votre  thèse  soit  tiré  des  sciences  écono- 
miques. Il  en  sera  de  même  de  la  dissertation^  du  colloquium  et  de  la 
leçon  d'essai  qui  forment  l'examen  dit  d'habilitatijon.  Mais,  remarquons- 
le  bien,  le  poids  qui  pèse  le  plus  dans  la  balance  au  moment  de  cette 
épreuve,  ce  sont  les  ouvrages  et  les  travaux  publiés  auparavant  par  le 
candidat. 


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\ 


l'enseignement  économique  en  ALLEMAGNE.  221 

.  Entre  autres  avantages  sur  le  système  français,  celui-ci  en  présente  un 
très  appréciable,  qui  est  d'assurer  la  spécialisation  du  futur  professeur. 
Son  inconvénient  le  plus  grave,  c^est  d'ouvrir  la  porte  au  favoritisme  ;  les 
examinateurs  ont  toujours  quelque  indulgence  pour  leurs  disciples. 

L'examen  une  fois  subi,  la  Faculté  ou  même  le  Sénat  de  l'Université, 
présente  le  candidat  à  l'agrément  du  ministère  qui,  dans  la  pratique,  ne 
refuse  jamais  sa  sanction.  Toutefois  un  refus  pour  raison  politique  ne 
serait  pas  sans  exemple. 

La  rémunération  des  professeurs  consiste  d'abord  en  un  traitement  fixe 
payé  par  TÉtat,  et  dont  le  quantum  est  débattu  de  gré  à  gré  avec  ses 
agents.  C'est  un  véritable  marché  qui  choquerait  nos  habitudes  fran- 
çaises. Mais  la  majeure  partie  de  leurs  ressources  est  fournie  par  les  étu- 
diants suivant  leurs  cours,  d'après  un  tarif  qui  varie  selon  les  provinces. 

Le  désir  de  l'avancement  et  de  la  fortune  pousse  donc  le  maître  à 
attirer  par  son  talent  le  plus  de  disciples  possible,  comme  ceux-ci  sont 
astreints  à  l'assiduité  par  l'intérêt  pécuniaire  ;  toutefois  si  les  auditeurs 
sont  nombreux  autour  des  professeurs  en  vogue,  il  est  aussi  des  Univer- 
sités où,  pour  maintenir  un  cours,  il  faut  appliquer  le  vieux  dicton  : 
«Très  faciunt  coUegium  ».  D'ailleurs  les  étudiants  se  font  toujours  re- 
marquer par  leur  discipline  et  leur  bonne  tenue  au  cours . 

Celui-ci,  il  est  vrai,  n'est  pas  long,  et  ne  leur  laisse  guère  le  temps  de 
s'ennuyer,  car  il  ne  dépasse  jamais  trois  quarts  d'heure. 

Le  désir  de  la  brièveté  se  manifeste  encore  dans  l'organisation  semes- 
trielle des  cours.  Le  semestre  d'été  est  bien  un  peu  sacrifié,  mais  l'éco- 
nomie politique  y  gagne  d'être  nettement  divisée  en  deux  parties  :  partie 
théorique,  et  partie  pratique,  division  que  Ton  ne  saurait  maintenir 
trop  rigoureusement  ;  et  les  élèves  y  trouvent  aussi  un  avantage  en  ce 
sens  qu'ils  peuvent  facilement  changer  d'Université  sans  avoir  à  craindre 
de  ne  pas  voir  en  entier  l'enseignement  d'un  professeur.  Bien  plus,  en 
six  mois,  ils  peuvent  se  rendre  compte  de  la  manière  de  deux  maîtres. 

La  sanction  des  études  économiques  diffère  profondément  de  la  nôtre  ; 
an  lieu  d'une  série  d'examens  échelonnés  d'année  en  année,  les  Aile* 
mands  ne  connaissent  qu'une  épreuve  finale.  Mais  alors  celle-ci  n'ouvre 
pas  comme  chez  nous  une  ou  plusieurs  carrières  à  celui  qui  l'a  subie 
avec  succès.  Le  nouveau  docteur  devra  subir  des  examens  professionnels 
variant  selon  qu'il  se  destine  à  la  magistrature  ou  à  l'administration. 

Pour  subir  l'examen  de  doctorat,  l'étudiant  doit  d'abord  acquitter  les 
droits  d'examens,  fournir  son  curriculum  vit»,  avoir  accompli  son  trien- 
nium  académique,  enfin  jurer  que  sa  thèse  est  son  œuvre  person- 
nelle. 

Quant  aux  conditions  techniques  de  l'examen,  elles  varient  beaucoup 
suivant  les  Universités.  Toutefois  on  exige  au  moins  une  épreuve  orale 


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222  i/eNSEIGNEMENT  économique  en  ALLEMAGNE. 

et  une  dissertation,  sauf  à  Heîdelberg  où  cette  dernière  est  facultative. 

Quant  à  la  sanction  extra-universitaire,  elle  comprend  d'abord  le 
refereiidur-examen  pour  les  candidats  aux  fonctions  judiciaires  et  pour 
ceux  aux  fonctions  administratives.  De  plus,  au  bout  d'un  certain  temps 
de  stage,  qui  varie  suivant  les  États,  les  premiers  passent  l'examen  de 
justiz-as$essor  et  les  seconds  celui  de  regierungs-assessor. 

Ces  deux  derniers  ont  un  caractère  presque  exclusivement  profes- 
sionnel, ils  ont  surtout  pour  but  le  contrôle  des  années  de  stage  ;  le  pre- 
mier est  plus  technique.  Il  se  compose  d'abord  d'une  partie  écrite  :  dis- 
sertation faite  en  six  semaines  sur  un  sujet  pris  par  le  professeur  dans 
Tune  des  cinq  branches  suivantes  du  droit  désigné  par  le  candidat  : 
droit  civil,  droit  commercial,  droit  criminel,  droit  canonique,  procédure 
civile.  La  partie  orale  comprend  deux  séries  d'interrogations  :  l'une  sur 
le  droit,  l'autre  sur  l'économie  politique. 

Mais  l'institution  la  plus  originale  des  universités  d'Allemagne ,  c'est 
sûrement  les  séminaires.  Ce  sont  de  petits  groupes  d'étudiants  sous  la 
direction  d'un  professeur  habile  réunis  pour  étudier  l'économie  politique 
d'une  faron  plus  approfondie  que  l'on  ne  peut  le  faire  au  cours.  Pour  en 
faire  partie,  Tétudiant  doit  d'abord  faire  une  visite  au  professeur  dans 
laquelle  il  lui  «xpose  sa  demande.  Celui-ci,  toujours  prêt  à  augmenter 
le  nombre  des  disciples  fidèles  et  laborieux,  n'a  aucun  souci  d'introduire 
dans  son  séminaire  un  élève  dont  le  peu  de  préparation  ou  de  facilité 
rendrait  la  présence  inutile  pour  lui-même  et  peut-être  nuisible  pour 
ses  camarades,  car  il  faudrait  peut-être  lui  fournir  de  longues  explica- 
tions déjà  connues  d'eux,  qui  feraient  ainsi  perdre  beaucoup   de  temps. 

Aussi  cherche-l-ilà  le  dissuader  de  sa  première  intention  s'il  s'aper- 
çoit, en  rinterrogeant,  que  ses  études  antérieures  ou  sa  dose  d'intel- 
ligence ne  suffisent  pas. 

Ce  petit  cercle  ne  comprendra  donc  que  des  sujets  susceptibles  de 
donner  de  bons  résultats.  Dans  la  première  réunion,  le  professeur  dis- 
tribue les  travaux  à  exécuter.  Ceux-ci  se  font  toujours  par  écrit  ;  quelques 
jours  avant  la  séance  le  manuscrit  est  communiqué  au  professeur  qui  le 
lit  et  l'annote.  Au  jour  de  la  réunion,  il  analyse  lui-même  le  travail,  ou 
le  fait  lire  par  son  auteur,  ou  renverra  s'il  y  a  lieu  à  une  séance  ulté- 
rieure pour  lire  la  fin.  Puis  la  discussion  s'engage  entre  tous  les  mem- 
bres du  séminaire  et  leur  maître.  C'est  là  que  ce  dernier  peut  pénétrer 
ses  disciples  de  ses  méthodes  de  recherches,  de  ses  procédés  d'investi- 
gation. C'est  là  bien  plus  qu'au  cours  que  son  influence  se  fait  sentir 
sur  ses  élèves,  qui,  souvent  étrangers,  emporteront  ensuite  dans  leur 
pays  l'empreinte  vivante,  pour  ainsi  dire,  des  idées  du  maître.  Aussi 
M.  Saint-Marc  a-t-îl  pu  dire  avec  justesse  que  les  séminaires  sont  «  des 
foyers  petits,  mais  intenses,  de  germanisation.  »  {Loc,  cit,^  p.  103.) 

E.  H.  Perracd. 


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r 


ENQUÊTE  SUR  LA  CONDITION  DES  OUVRIERS  AGRICOLES 


Monsieur, 
Dans  sa  session  générale  de  1893  (séance  du  9  février),  la  Société  des 
agricalteurs  de  France  a  décidé,  sur  la  proposition  de  M.  Duvergier  de 
fiauranne,  d'ouvrir,  avec  le  concours  de  la  Société  d'Économie  sociale, 
une  enquête  sur  la  condition  des  ouvriers  ruraux,  particulièrement  pen- 
dant l'hiver,  et  sur  les  industries  qui  pourraient  les  occuper. 

Une  Commission  spéciale,  composée  de  membres  de  chacune  des  deux 
Sociétés,  a  été  constituée  à  TelTet  de  procéder  à  l'enquête  projetée,  et 
nous  avons  l'honneur  de  vous  demander,  en  son  nom,  de  vouloir  bien 
lui  prêter  votre  précieux  concours. 

Vous  trouverez  ci-joint,  en  triple  exemplaire,  le  texte  du  questionnaire 
qu'elle  a  rédigé  et  dans  lequel  sont  indiqués  les  divers  points  plus  parti- 
culièrement soumis  &  son  examen. 

Ainsi  qne  vous  le  remarquerez,  la  Commission,  tout  en  étudiant  d'abord 
la  qnestion  des  industries  agricoles  à  créer  ou  à  faire  renaître,  a  pensé 
que  ses  investigations  sur  ce  point  spécial  ne  pouvaient  s'isoler  de  la 
question  plus  générale  de  la  dépopulation  des  campagnes  et  de  la  condi- 
tion des  ouvriers  ruraux  envisagée  dans  son  ensemble.  Il  vaut  assuré* 
ment  la  peine  d'examiner  dans  quelles  circonstances  se  produit  ce 
regrettable  mouvement  de  dépopulation  rurale  si  accusé  en  France 
depuis  un  demi-siècle;  si,  et  dans  quelle  mesure,  il  peut  être  ralenti; 
par  quels  moyens  on  pourrait  retenir  au  village  les  émigrants  chaque 
jour  plus  nombreux.  Ceux-ci  ont  souvent  beaucoup  de  peine  à  vivre,  faute 
de  travail  ;  parfois  ils  ont  enduré  de  réelles  souffrances  dans  le  milieu 
qu'ils  désertent.  Déjà  le  socialisme  leur  offre  ses  dangereux  remèdes  : 
le  Congrès  de  Marseille,  tenu  en  septembre  1892,  s'est  spécialement 
occupé  des  paysans,  et  il  a  rédigé  pour  les  séduire  un  programme  habi- 
lement composé.  Bien  ne  saurait  être,  dès  lors,  plus  opportun  que  de 
rechercher,  dans  un  esprit  de  justice  et  de  paix,  par  quels  moyens 
pratiques  pourrait  être  améliorée  l'existence  des  travailleurs  des  cam- 
pagnes. 

11  est  donc  désirable  que  l'enquête  ne  soit  pas  limitée  soit  aux  travaux 
divers,  soit  à  telle  ou  telle  industrie  domestique.  Mais  on  ne  doit  pas 
non  plus  prétendre  y  faire  rentrer  Tensemble  de  l'économie  rurale,  ni 
tons  les  problèmes  que  soulèvent  les  transformations  et  les  migrations 
de  rindostrie,  sous  peine  de  perdre  ses  efTorts  en  les  dispersant  dans  un 
cadre  trop  vaste. 

Les  points  sur. lesquels  porteront  le  plus  utilement  les  recherches 
paraissent  donc  être  les  suivants  : 


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324  ENQUÊTE  SUR  LA  CONDITION  DES   OUVRIERS  AGRICOLES. 


f* 


'-  I.  En  premier  lieu,  jusqu'à  quel  point  la  dépopulatioa  des  campagnes 

?*  ou  l'appauvrissement  de  la  population  rurale  ont-ils  été  constatés  soit 

dans  la  commune,  soit  dans  le  département,  soit  dans  la  région  que  vous 

habitez?  Quelle  est  la  classe  de  la  population  qui  en  est  le  plus  atteinte? 

Dans  quelle  mesure  ce  phénomène,  s'il  s'est  produit,  vous  paraîtrait-il 

':  pouvoir  être  imputé  à  la  disparition  d'industries  agricoles  s*exerç€Uit  à 

'^  domicile  ou  à  proximité  du  domicile  pendant  les  mois  d*hiver?  Quelles 

/•  sont  les  causes  de  la  cessation  de  ces  industries?  Quelles  sont  celles  qu'il 

;  semblerait  possible  soit  de  faire  revivre,  soit  d'introduire  dans  la  localité, 

^.'  dans  le  département  ou  dans  la  région  ? 

Cette  série  de  questions  répond ,  vous  l'aurez  remarqué.  Monsieur,  à 
ridée  première  d'où  est  sortie  l'enquête.  Il  arrive  trop  souvent,  en  effet, 
*  qu'un  travail  rémunérateur  manque  aux  ouvriers  agricoles,  soit  que  cer- 

taines industries  aient  cesssé  de  pouvoir  les  faire  vivre,  soit  que  certaines 
périodes  de  l'année  amènent  des  chômages  réguliers. 
Il  y  a  donc  à  se  demander,  tout  d'abord,  si  la  culture  proprement  dite 
{.  occupe  suffisamment  les  ouvriers,  ou  bien,  au  contraire,  si  elle  manque 

de  bras.  Il  convient  d'examiner  s'il  y  a  rareté  et  cherté  de  la  main- 
d^œuvre,  ou  bien  si  le  rôle  de  celle-ci  n'a  pas  été  réduit  par  l'emploi  des 
machines,  par  certaines  transformations  agricoles,  comme  la  substitu- 
tion des  pâturages  ou  des  forêts  aux  céréales.  Enfin,  il  y  aurait  à  recher- 
;  cher  si  les  travaux  agricoles   sont  réguliers  ou  Intermittents,  si  les 

ouvriers  sont  occupés  pendant  l'hiver,  ce  qui  a  été  fait  ou  ce  qui  pour- 
s  rait  être  fait  par  les  chefs  de  culture  pour  utiliser  leurs  ouvriers  durant  la 

morte-saison  (exploitation  des  bois,  entretien  des  fossés,  des  chemins, 
drainage  des  terres,  transport  et  épandage  des  engrais,  etc.). 
I  Certains  travaux  agricoles,  accessoires  de  la  culture  principale,  ont 

pris  depuis  quelques  années  un  remarquable  développement.  Il  suffira 
(  de  citer  le  jardinage  et  la  production  des  légumes,  Tarboriculture,  la 

>  basse -cour,  la  fabrication  du  beurre  et    du  fromage.  Pourrait-on  les 

développer  encore  ou  les  introduire  là  où  ils  sont  inconnus  ?  Procure- 
raient-ils î&s  moyens  d'améliorer  la  situation  des  ouvriers  agricoles? 

De  même  les  industries  qui  peuvent  transformer  sur  place  les  pro- 
duits du  sol,  ou  même  certaines  industries  étrangères  à  l'agriculture  ne 
pourraient-elles  pas  être  introduites,  reprises  ou  développées  ?  Il  y  aurait 
à  examiner  s'il  n'en  existait  pas  autrefois,  pourquoi  elles  ont  disparu, 
comment  elles  pourraient  être  restaurées.  Il  suffira  de  citer,  à  titre 
d'exemple,  les  travaux  des  industries  extractives  et  textiles  qui  ont  été 
parfois  associés  à  ceux  de  l'agriculture.  Cette  alliance  serait-elle  encore 
possible?  Des  découvertes  techniques,  vers  lesquelles  on  semble  s'ache- 
miner, comme  le  transport  et  la  distribution 'de  la  force  motrice,  per- 
mettraient-elles  une   certaine    décentralisation    de   l'industrie?    Les 


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ENQUÊTE  SUR  LA  CONDITION  DES  OUVRIERS  AGRICOLES.  225 

familles  rurales  ne  pourraient-elles  trouver  un  utile  supplément  de  res- 
sources dans  certains  travaux  domestiques  :  vannerie»  corderie,  ganterie, 
confection  de  dentelles,  quincaillerie,  serrurerie,  boissellerie,  menuiserie, 
fabrication  de  meubles  communs,  etc.,  etc. 

Il  y  aurait  à  envisager  si,  comme  on  l'objecte  parfois,  l'introduction 
ou  le  développement  do  ces  travaux  dans  les  campagnes  pourrait  avoir  un 
résultat  contraire  à  celui  que  nous  poursuivons,  en  préparant  les  jeunes 
générations  à  l'émigration  vers  les  agglomérations  urbaines,  par  l'habi- 
tude qui  leur  aurait  été  donnée  du  travail  industriel  au  village  même, 
n  faudrait  examiner  encore  dans  quelle  mesure  les  diverses  industries 
rurales  seraient  favorisées  par  le  développement  du  crédit  agricole  et 
populaire,  par  la  constitution  de  sociétés  coopératives  de  production  et 
de  consommation.  11  existe  depuis  longtemps,  et  en  bien  des  pays,  des 
associations  pour  la  fabrication  du  beurre  et  du  fromage.  Une  petite 
société  coopérative  pour  la  fabrication  des  paniers  a  été  fondée,  il  y  a 
cinq  ans,  dans  le  département  de  l'Indre  et  réussit. 

n  conviendrait  enfin  de  rechercher  si  les  syndicats  agricoles,  interve- 
nant pour  faciliter  non  seulement  la  production  à  bon  marché  et  plus 
abondante,  mais  encore  le  groupement  et  Técoulement  des  produits,  ne 
pourraient  pas  ainsi  contribuer  efficacement  à  développer  le  travail  dans 
les  campagnes. 

II.  —  En  second  lieUj  on  pourrait  utilement  rattacher  à  cette  partie 
spéciale  de  l'enquête  une  étude  plus  étendue  et  plus  complète  de  la  con- 
dition des  populations  rurales.  Vous  trouverez  dans  le  questionnaire  ci- 
joint  une  série  de  questions  se  rapportant  à  cet  ordre  d'idées.  Nous  nous 
contenterons  de  les  éclairer  ici  par  quelques  indications  générales. 

A  ce  point  de  vue,  il  ne  sufArait  plus  de  se  borner  à  constater,  d'une 
manière  générale,  le  fait  de  la  dépopulation  ou  de  la  misère  dans  votre 
commune,  ni  d'examiner  dans  quelle  mesure  cette  dépopulation  ou  cette 
misère  s*explique  par  «la  disparition  de  certaines  industries  agricoles. 
Le  cadre  des  recherches  à  effectuer  devrait  être 'notablement  élargi. 

II  importerait  tout  d'abord  de  savoir  quel  est,  dans  votre  commune, 
dans  votre  département  ou  dans  votre  région,  le  mouvement  de  la  popu* 
lation  ouvrière  (domestiques  de  ferme  et  journaliers),  en  y  comprenant 
les  familles  rurales  cultivant  sans  le  secours  permanent  de  bras  étran- 
gers, n  y  aurait  lieu  de  déterminer  si  cette  population  est  en  voie  de 
croissance  ou  de  décroissance,  et  pour  quelles  raisons,  notamment  si  la 
dimination  tient  à  un  ralentissement  de  la  natalité,  à  une  augmentation 
de  la  mortalité,  ou  à  un  exode  vers  les  villes,  ou  au  service  militaire,  ou 
à  cesdiverses  causes  réunies,  ou  &  d'autres  encore,  et  dans  quelle  mesure. 
Une  aatre  série  de  questions  se  rapporte  à  la  condition  des  ouvriers 
agricoles. 


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226  ENQUÊTE  SUR  LA  CONDITION  DES   OUVRIERS  AGRICOLES. 

Quel  est  leur  salaire  moyen  ?  leur  gain  annuel  moyen  ? 

Quel  est  leur  genre  de  vie,  alimentation?  logement?  habillement? 
Sont-ils,  ou  non,  atteints  par  Talcoolisme  ? 

Dans  ces  dernières  années,  Jeur  situation,  envisagée  d'ensemble,  s'est- 
elle  améliorée  ou  a-t-elie  empiré?  Y  a-t-il  beaucoup  d'ouvriers  ruraux 
qui  soient  en  même  temps  petits  propriétaires  ?  Dans  l'ensemble,  quelle 
est  la  proportion  de  la  petite  propriété  ?  Tend-elle  à  s'accroître  ou  à 
diminuer  ? 

La  misère  gagne-t-elle  ou  perd-elle  du  terrain  dans  la  population 
rurale  ?  Celle-ci,  en  général,  se  montre-t-elle  satisfaite  ou  mécontente 
de  son  sort? 

Tels  sont  les  principaux  points  qu'il  y  aurait  à  étudier,  sous  ce  rap- 
port. 

Mais  le  bien-être  ne  dépend  pas  seulement  du  travail  que  Ton  trouve, 
des  salaires  que  Ton  gagne  :  il  résulte,  dans  une  large  mesure,  du  mode 
d'existence,  de  tout  ce  qui  permet  de  vivre  à  bon  marché,  de  tout  ce 
qui  donne  la  sécurité  et  la  paix.  On  ne  saurait  négliger  cet  aspect  de 
la  question,  si  Pou  veut  sérieusement  améliorer  la  condition  des  ou- 
vriers ruraux. 

Les  sociétés  coopératives  de  consommation  abaissent  le  coût  de  la  vie 
et  favorisent  la  constitution  de  l'épargne.  Sont-elles  usitées  dans  les 
campagnes  ?  Dans  quelle  mesure  les  syndicats  peuvent-ils,  à  votre  avis, 
en  propager  l'usage  et  rendre  eux-mêmes  des  services  analogues  ?  Les 
prix  imposés  par  les  détaillants  aux  consommateurs  ruraux  ne  sont-ils 
pas  exagérés  ? 

Il  est  un  autre  intermédiaire  qui  souvent  se  fait  payer  trop  cher  des 
services  que  Ton  ne  peut  refuser  :  c'est  l'État  avec  l'impôt.  Il  y  aurait  à 
examiner  si  les  charges  fiscales  qui  pèsent  sur  l'ouvrier  rural,  —  no- 
tamment les  droits  de  succession,  et  plus  spécialement  les  frais  des 
partages,  —  n'atteignent  pas  un  taux  excessif. 

Les  journaliers  des  campagnes,  qui  perdent  tout  moyen  d'existence  en 
cas  de  maladie,  trouveraient  sans  doute  une  grande  sécurité  dans  une 
bonne  organisation  de  l'assistance.  Ne  manquet-elle  pas  le  plus  sou- 
vent ?  Certains  syndicats  offrent,  il  est  vrai,  des  secours  médicaux  aux 
ouvriers  agricoles  qu'ils  cherchent  à  grouper.  Dans  plusieurs  départe- 
ment de  l'Est  et  du  Centre  de  la  France,  les  Conseils  généraux  subven- 
Uonnent  des  médecins  cantonaux  qui  soignent  gratuitement  les  indi- 
gents. Enûn,  un  projet  de  loi  récemment  voté  par  la  Chambre  vient  de 
prescrire,  en  principe,  pour  chaque  commune,  l'organisation  d'un* 
bureau  dC assistance  pour  venir  en  aide  aux  malades.  Dans  quelle  mesure 
ces  diverses  dispositions  Vous  semblent-elles  pratiques  et  efficaces? 
Quel  secours  pourrait-on  attendre  de  l'initiative  de  la  charité  privée,  et 


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.ENQUÊTE  SUR  LA   CONDITION   DES  OUVRIERS  AGRICOLES.  227 

<nielles  ressources  offrirait- elle»  surtout  si  sa  liberté  était  pleinement 
respectée?  Voilà  une  nourelle  série  de  questions  dont  la  solution  impor- 
terait beaucoup  au  bien*étre  de  la  population  rurale. 

Enfin;  les  familles  des  paysans  acquerraient  sans  doute  une  plus 
grande  statibilité,  s'attacheraient  plus  fermement  au  sol,  s'il  leur  était 
plus  facile  de  conserver,  de  transmettre  leur  foyer  et  leur  petit  domaine. 
n  faudrait  examiner,  à  cet  égard,  si  notre  législation  successorale  leur 
laisse  assez  de  liberté,  soit  pour  la  fixation  de  la  quotité  disponible, 
soit  au  point  de  vue  des  partages  et  de  Ja  composition  des  lots  succès^ 
soraux.  On  pourrait  encore,  dans  cet  ordre  d'idées,  étudier  les  mesures 
prises  à  l'étranger  (homestead  aux  États-Unis,  hoferoUe  en  Allemagne) 
pour  faciliter  aux  paysans  la  transmission  intégrale  de  leur  petit  do- 
maine et  pour  leur  permettre,  sous  certaines  garanties  de  publicité  pro- 
tégeant les  tiers,  de  le  rendre  insaisissable  et  inaliénable  comme  les 
biens  dotaux  des  femmes  françaises. 

Tel  est  le  cadre  dans  lequel  paraissent  pouvoir  se  ranger  la  plupart 
des  observations  qui  se  rapportent  à  la  condition  des  ouvriers  ruraux. 
Ce  programme  suffit  pour  faire  comprendre  la  portée  de  Fenquête  entre- 
prise par  la  Société  des  Agriculteurs  de  France  et  par  la  Société  d* Économie 
sociale.  La  question  dont  elle  provoque  Tétude  intéresse  notre  patrio- 
tisme, car  de  sa  solution  dépend,  dans  une  large  mesure,  lavenir  de  la 
population  nationale.  Elle  préoccupe  justement  tous  les  amis  de  la  paix 
sociale,  les  ouvriers  trouvant  dans  le  milieu  rural  des  éléments  de 
dignité,  de  bonheur,  de  salubrité  physique  et  morale  qu'ils  ont  moins 
de  chance  de  rencontrer  dans  les  villes.  Enfin,  elle  ne  saurait  être  indif* 
férente  à  aucun  homme  de  cœur,  puisque,  dans  la  crise  qui  fait  aujour- 
d'hui déserter  les  campagnes,  il  y  a  certainement  de  graves  souffrances 
à  soulager. 

C'est  donc  avec  une  pleine  confiance,  Monsieur,  que  nous  venons  faire 
appel  à  votre  concours  pour  mener  à  bien  la  vaste  et  importante  enquête 
que  nous  ouvrons  aujourd'hui.  Sans  exclure  l'exposé  des  considérations 
générales  qui  peuvent  se  dégager  de  vos  observations,  nous  nous  permet- 
trons d'insister  auprès  de  vous  pour  obtenir  surtout  des  renseignements 
aossi  précis  que  possible  sur  les  faits  sociaux  dont  vous  êtes  témoin  et 
sur  la  situation  des  populations  au  milieu  desquelles  vous  vivez.  Nous 
vous  serons  très  reconnaissants  de  compléter  et  d'éclairer,  pour  ainsï 
dire,  ces  renseignements,  toutes  les  fois  que  vous  serez  en  mesure  de  le 
faire,  par  des  comparaisons  avec  les  phénomènes  de  même  ordre  que 
vous  aurez  observés  soit  dans  d'autres  régions  de  la  France,  soit  à 
rélranger. 

Enfin,  tout  en  désirant  que  vous  puissiez  répondre  à  tous  les  paragraphes 
du  questionnaire  ci-joint,  nous  vous  demandei*ons  de  ne  pas  vous  laisser 


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228  ENQUÊTE  SUR  LA  CONDITION  DES  OUVRIERS  AGRICOLES. 

arrêter  par  la  difficulté  que  vous  éprouveriez  à  élucider  certains  points  et  dl 
ne  pas  vous  abstenir  y  pour  ce  motifs  de  recueillir  et  de  nous  transmettre  les 
informations  et  les  documents  que  vous  pourriez  posséder  sur  d'autres, 

La  Commission  chargée  de  diriger  cette  enquête  aura  à  effectuer  un 
travail  de  dépouillement  long  et  compliqué.  Elle  a  donc  dû  assigner  à 
renvoi  des  réponses  un  délai  relativement  assez  court,  dont  elle  a  fixé  le 
terme  au  !•'  octobre  prochain.  Nous  espérons  qu'il  vous  suffira  de  ce 
temps  pour  préparer  et  envoyer  vos  réponses,  et  nous  vous  remercions 
d'avance  du  nouveau  témoignage  que  vous  aurez  ainsi  donné  de  votre 
dévouement  aux  intérêts  agricoles  et  à  la  cause  de  la  paix  sociale. 

Recevez,  Monsieur,  les  assurances  de  notre  considération  très  distin- 
guée. 

Le  Président  Le  Présiden  t 

des  Agriculteurs  de  France^  de  la  Société  d'Economie  sociale» 

E.  DE  DÂMPnsRRE.  Welche. 

P. 'S.  —  Les  réponses  doivent  être  envoyées  au  Secrétariat  des  Agriculteurs 
de  France,  8,  rue  d'Athènes. 


QUESTIONNAIRE 

N.B.  —  Le  présent  questionnaire  doit  être  considéré  comme  un  simple 
cadre.  Il  n'est  pas  indispensable  de  répondre  à  toutes  ses  parties,  ni 
même  à  toutes  les  questions  d'une  partie.  On  peut,  d'autre  part,  y  faire 
rentrer  toutes  les  considérations  et  informations  se  rattachant  au  sujet 
propre  de  l'enquête. 

1 

1.  S*  est 'il  produit  un  mouvement  de  dépopulation  dans  : — votre  corn» 
mune?  —  votre  département?  —  votre  région? 

Quelle  en  est  la  mesure? 

Atteint-il  surtout  la  population  rurale  ouvrière  (^domestiques  de  ferme^ 
journaliers,  métayers  et  même  petits  propriétaires,  cultivant  sans  le  secours 
permanent  de  bras  étrangers)? 

2.  y  a-t'il  insuffisance  ou  surabondance,  cherté  on  avilissement  de  la  main-- 
d'œuvre? Dans  quelle  proportion  ? 

3.  Dans  quelle  mesure  la  dépopulation  ou  la  misère  des  campagnes  peut- 
elle  être  imputée  : 

Soit  à  la  baisse  des  pi*ix  des  produits  agricoles; 

Soit  à  la  diminution  du  travail,  et,  en  particulier,  à  la  disparition  d'indus- 
tries agricoles  ou  domestiques,  ayant  autrefois  procuré  aux  ouvriers  agricoles 
un  supplément  de  salaires  pendant  l'hiver? 

Quelles  étaient  ces  industries?  Quelles  sont  les  causes  de  leur  disparition?- 


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ENQUÊTE  SUR  LA  CONDITION   DES  OUVRIERS  AGRICOLES.  229 

4.  L'introduction  des  machines  agricoles,  la  substitution  des  pâturages  ou 
de  la  fm*ét  aux  terres  en  culture  ont-elles  contribué  aux  souffrances  des 
ouvriers  agricoles  et  déterminé  leur  émigration?  Dans  quelle  mesure? 

5.  Les  travaux  agricoles  sont-ils  réguliers  ou  intermittents?  Quelle  est  la 
durée  du  chômage  d'hiver? 

6.  Indiquer  ce  qui  a  été  fait  ou  pourrait  être  fait  par  les  chefs  de  culture 
pour  employer  les  ouvriers  à  des  travaux  agricoles  pendant  la  morte-saison. 

Pourrait-on  développer  les  cultures  ou  industries  agricoles  accessoires? 

7.  Quelles  sont  les  industries  domestiques,  étrangères  à  ragriculture,  que 
Von  pourrait  développer  ou  faire  revivre  dans  la  région  :  —  Industries 
extractives?  —  Industries  textiles?  —  Vannerie,  corderie?  —  Quincaillerie ^ 
serrurerie?  —  Boissellerie,  menuiserie,  fabrication  de  meubles  communs?  — 
Ganterie,  confection  de  dentelles,  broderie,  lingerie,  tricot,  passementerie? 

—  Tressage  de  la  paille,  etc.,  etc.,  etc.? 

8.  Serait'il  à  craindre  que  Vexercice  de  ces  industries  etît  pour  résultat 
final  de  détourner  les  ouvriers  du  travail  agricole  et  de  préparer  leur  exode 
vers  rindustrie  et  vers  la  ville? 

9.  La  diffusion  du  ci^édit  agricole  et  populaire,  la  création  de  sociétés  coo- 
pératives de  production  et  de  consommation  pourraient-elles  favoriser  le 
développement  des  industries  domestiques  rurales? 

II 

10.  En  dehors  des  causes  spéciales  indiquées  sous  les'numéi^os  3  e<4,  quelles 
sont  celles  qui  ont  pu  contribuer,  dans  votre  commune,  dans  votre  départe- 
ment ou  dans  votre  région,  soit  à  la  dépopulation,  soit  à  la  misère  des 
campagnes  :  —  diminution  des  naissances?  —  augmentation  de  la  mortalité? 

—  exode  vers  les  villes,  etc.,  etc.  ? 

11.  Quelle  est  la  proportion  des  ouvriers  ruraux  qui  sont,  en  même  temps, 
petits  propriétaires  ? 

12.  Quelle  est  la  condition  des  ouvriers  agricoles?  Quel  est  leur  salaire 
moyen  ?  leur  gain  annuel  moyen  ? 

13.  Quel  est  le  genre  de  vie  des  ouvriers  agricoles  : 
a)  au  point  de  vue  de  Valimentation  ? 

14.  b)  au  point  de  vue  de  C  alcoolisme? 

1 5.  c)  au  point  de  vue  du  logement  ? 

16.  d)  aupoint  devuedePhabillement? 

17.  Quel  est  r écart  entre  les  prix  du  gros  et  les  prix  du  détail  des  diverses 
denrées  de  première  nécessité  ? 

18.  Fournir  les  mêmes  renseignements  sur  les  questions  12  à  17,  eti  se 
reportant  à  dix  ou  vingt  ans  en  arrière. 

19.  Y  at-il,  dans  les  communes  rurales  de  la  région,  des  bureaux  de 


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230  ENQUÊTE  SUR   LA  CONDITION  DES  OUVRIERS  AGRICOLES. 

bienfaisance,  des  hospices,  des  dispensaires  y  une  assistance  médicale,  des'se- 
cours  à  doimeile? 

20.  )'  a-i-il  des  sociétés  de  secours  mutuels? 

2i.  1'  a-t'il  des  sociétés  coopératives?  Ont-elles  contribué  à  abaisser  lecotU 
de  la  vie  cl  favorisé  la  constitution  de  V épargne? 

22.  Y  (ht  il  des  syndicats  agricoles?  Propagènt-ils  la  coopération?  S'occu- 
peni'ils  eux-mêmes  de  mutualité,  de  crédit  agricole  ? 

23.  Y  (l't'il  des  biens  communanx  dans  la  région  ?  Indiquer  leur  impor^ 
tance,  le  mode  de  jouissance,  leur  utilité  pour  la  population. 

24.  Quelles  sont,  à  votre  avis,  les  causes  du  bien-être  ou  des  souffrances  des 
populations  nirales  de  votre  région? 

25.  Quelle  est  Vinfluenee  des  charges  fiscales,  et  en  particulier  des  droits  de 
succession,  sur  la  condition  de  V ouvrier  rural? 

26.  Quels  seraient,  à  votre  avvi,  les  remèdes  aux  souffrances  des  popula- 
tiom  rurales?  Que  pensez-vous,  à  ce  point  de  vue,  de  Vorganisaiion  de  Vas- 
sistance  médicale  dans  les  campagnes  ? 

27.  î)i  r efficacité  de  la  chanté  privée  ?  des  entraves  que  lui  impose  la 
législation  actuelle?  des  effets  que  pourrait  avoir  une  législation  plus  libérale? 

28.  Qwiles  seraient  les  réformes  fiscales  qui  vous  paraîtraient  les  plus 
urgentes  dans  Vintérêt  des  populations  rurales  ? 

29.  La  législation  successorale  comporte-t-elle,  à  votre  avis,  quelque  réforme  : 
par  exemple,  au  point  de  vue  de  la  transmission  intégrale  des  petits  domaines, 
de  la  fixation  de  la  quotité  disponible,  des  procédés  de  partages  et  de  la  com- 
position des  lots  ? 

30.  Y  aurait-il  lieu  d'introduire  dans  notre  législation  des  mesures  propres 
à  faciliter  aux  petits  propriétaires  la  conseiTation  de  leur  domaine,  en  leur 
permettant,  sous  certaines  garanties  de  publicité  protégeant  les  tiers,  de  le 
rendre  insaisissable  et  inaliénable  comme  les  biens  dotaux  des  femmes 
françaises  ? 

31.  Quelles  seiment,  en  dehors  des  diverses  questions  énumérées  ci-dessus, 
les  mesures  dont  V adoption  vous  paraîtrait  désirable  dans  Vintérêt  des  popu- 
lations rurales? 

III 

32.  Comparaison  avec  les  pays  étrangei'S. 

(Communiquer,  analyser  ou  discuter  les  renseignements  et  documents 
sur  les  questions  ci-dessus,  en  ce  qui  concerne  les  pays  éti*angers.) 


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MÉLANGES  ET  NOTICES 


UNE  ENTREPRISE  HÉROÏQUE.  —  En  ce  moment,  amis  lec- 
teurs, où  vous  parlez  de  voyages  et  où  vous  êtes  impatients  d'aller 
respirer  Tair  pur  de  l'Océan  ou  des  montagnes,  je  vous  demande  de 
songer  à  quelqu'un  qui,  lui  aussi,  veut  voyager  et  est  impatient  de  partir. 
U  ne  compte  chercher  à  travers  le  vaste  monde  ni  les  beautés  de  la  na- 
ture, ni  celles  dont  l'art  a  enrichi  nos  vieux  pays.  Il  est  attiré  par  la 
souffrance  humaine  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  poignant.  C'est  chez  les 
lépreux  qu'il  a  décidé  de  se  rendre,  afin  de  lutter  contre  leur  mal  avec 
son  dévouement  de  prêtre  et  sa  science  de  médecin. 

Il  ne  faut  pas  croire  que  la  lèpre  ne  soit  plus  qu'un  soruvenir  historique, 
une  matière  à  développements  plus  ou  moins  dramatiques,  pour  litté- 
rateurs. Elle  torture  encore  des  centaines  de  mille  d'existences  contem- 
poraines. Peut-être,  en  examinant  bien,  en  trouverait-on  parmi  nous 
quelques  formes  atténuées.  Mais,  en  Laponie  et  en  Sibérie^  en  Russie  et 
en  Turquie,  dans  les  Indes  surtout,  au  Japon  et  aux  îles  Sandwich,  elle  a 
gardé  toute  son  horreur,  défigurant  les  corps  et  les  décomposant  par 
morceaux,  comme  des  cadavres  à  demi  desséchés  qui  marcheraient  et 
joueraient,  avec  une  obstination  lugubre,  la  comédie  de  la  vie,  de  l'a- 
mour. Pour  savoir  ce  qu'elle  fait  de  ceux  qu'elle  a  touchés,  lisez  les  récits 
de  Miss  Kate  Marsden  (1),  qui  vient  de  visiter,  avec  un  courage  admirable, 
les  lépreux  de  Sibérie.  Rappelez-vous  l'histoire  du  P.  Damien  s'enfer- 
mant  avec  ces  pestiférés  dans  l'une  des  îles  Sandwich  et,  en  1889,  mou- 
rant de  leur  mal  après  les  avoir  servis  douze  ans.  Essayez  de  savoir  ce 
que  voient  les  religieuses  qui  sont  en  contact  avec  quelques-uns  de  ces 
misérables.  Oh  !  comme  il  faudrait  bénir  la  science  humaine  si  elle  trou- 
vait un  moyen  de  soulager  ces  lamentables  patients  et  en  même  temps 
ceux  qui  leur  apportent  des  soins  héroïques  ! 

Voilà  l'idée  au  service  de  laquelle  nn  bénédictin  de  France  entreprend 
joyeusement  de  donner  ses  forces  et  sa  vie.  Fils  de  médecin,  avant  de 
revêtir  l'habit  de  moine,  il  avait  pris  le  titre  de  docteur  à  la  Faculté  de 
Paris  (2).  Il  connaît  et  pratique  les  méthodes  de  Pasteur,  qui  l'admire  et 
réclame  pour  lui  tous  les  concours.  Qui  sait  si,  dans  les  voies  nouvelles 
ouvertes  par  notre  grand  physiologiste,  on  ne  trouvera  pas  le  remède  qui 
guérira  l'antique  fléau?  En  tout  cas  l'expérience  vaut  la  peine  d'être 
tentée.  Dom  Sauton  trouve  tout  naturel  de  s'en  charger.  Un  médecin  qui 

(1)  L^a  Yxt  contemporaine ^  l»»"  juin.  1893.  Un  voyage  héroïquo,  par  Mme  Marie 
I>i^nsart, 

(2)  Et  il  le  prend  encore.  Voici  son  adresse  :  Le  docteur  Sautôn,  23,  rue  des 
Fossés^ Saint- Jacques i  Paris, 


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232  MÉLANGES  ET  NOTICES. 

doit  se  faire  une  situation  dans  le  monde  ou  qui  est  marié  peut-il  s'ex- 
poser au  contact  de  la  lèpre  ?  Pour  un  religieux,  cela  lui  paraît  très 
simple.  Avec  la  tranquille  fermeté  des  doux  et  des  modestes,  avec  la  joie 
incomparable  de  ceux  qui  se  vouent  à  quelque  idée  très  haute,  il  prépare 
deux  grands  voyages  d'études  ;  le  premier  en  Norvège,  en  Laponie,  au 
Cap-Nord,  en  Finlande,  en  Turquie,  en  Asie  Mineure  et  en  Grèce;  le 
second  aux  îles  Sandwich  et  au  Japon.  Il  se  fera  accompagner  par  son 
frère,  aujourd'hui  vicaire  à  Nogent-le-Rotrou,  qui  servira  d'ingénieur, 
Rome  et  ses  supérieurs  l'encouragent.  Le  gouvernement  français  le 
charge  officiellement  d'une  mission  scientifique.  Mais  les  fonds  qu'exi- 
gent de  pareilles  recherches,  nécessitant  un  outillage  perfectionné,  doi- 
vent être  fournis  par  l'initiative  privée.  Souhaitons  qu'ils  permettent  à 
l'impatient  voyageur  de  partir  immédiatement.  Ils  ne  sauraient  man- 
quer dans  ce  pays  où  tant  de  généreux  donateurs  s'arrêtent  souvent  à 
des  emplois  bien  moins  utiles  de  leurs  libéralités.  J'aime  à  penser  qu'il 
suffit  de  faire  connaître  une  telle  entreprise  pour  qu'elle  soit  puissam- 
ment et  rapidement  aidée. 

Faut-il  prévoir  des  objections?  Faut-il  répondre  à  l'ordinaire  égoïsme 
qui  se  désintéresse  de  tout  ce  qui  ne  le  touche  pas  directement?  Ce  serait 
en  vérité  bien  peu  humain  et  encore  moins  chrétien  de  refuser  sa  sym- 
pathie active  à  qui  combat  l'un  des  plus  terribles  fléaux  dont  souffrent 
nos  semblables.  Si  l'on  veut  réserver  toute  sa  générosité  pour  les  misères 
les  plus  proches,  c'est  un  bien  mauvais  calcul  que  fait  cette  charité 
rétrécie.  Il  n'y  a  pire  économie  que  celle  du  cœur.  Le  dévouement  est 
contagieux,  et  nos  pauvres  de  France  n'en  seront  que  mieux  assistés, 
mieux  aimés,  si  plus  de  pitié  large  pénètre  les  âmes.  Puis  tout  se  tient 
dans  l'œuvre  scientifique.  En  physiologie  comme  en  psychologie,  les  cas 
morbides  éclairent  parfois  le  jeu  de  la  vie  normale.  Qui  sait  si  les  décou- 
vertes qui  peuvent  se  faire  en  étudiant  les  lépreux  ne  serviront  pas  à 
bien  d'autres?  Enfin  est-il  besoin  de  montrer  à  des  patriotes  combien  le 
succès  d'une  pareille  œuvre  serait  glorieux  pour  notre  pays,  aux  croyants 
combien  elle  ferait  éclater  la  vertu  de  cette  Église  et  de  ces  ordres  reli- 
gieux qui  calomniés,  persécutés,  appauvris  par  des  confiscations  injustes, 
se  défendent  surtout  en  multipliant  leurs  bienfaits? 

Les  lépreux  béniront  l'apôtre  de  la  foi  et  de  la  science  qui  leur  vient 
de  la  terre  de  France.  Mais  ce  n'est  pas  pour  eux  seulement  qu'il  est  un 
bienfaiteur.  C'est  pour  tous  ceux  q^e  relèvera  et  réconfortera  le  spectacle 
de  cet  héroïsme,  pour  tous  ceux  qui  sentiront,  à  la  pensée  de  ces  misères, 
se  raviver  en  eux  le  sens  de  la  pitié.  Que  sont,  auprès  de  pareilles  réa- 
lités, nos  petites  querelles,  nos  haines  mesquines,  nos  malheurs  artifi- 
ciels, tout  ce  qui  gaspille  si  tristement  les  ressources  et  le  bonheur  de 
l'humanité  ?  C'est  un  exemple  salutaire  que  l'alliance,  dans  cette  entre- 


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LES  CONSÉQUENCES  DE  LA  LÉGISLATION  INDUSTRIELLE  EN  ALLEMAGNE.   233 

prise  admirable,  des  deux  plus  grandes  forces  dont  nous  puissions  dis- 
poser, de  celles  dont   dénre  tout  vrai  progrès,  de  la  science  et  de  la 

charité. 

J.  Angot  des  Rotours. 

LES  CONSÉQUENCES  DE  LA  LÉGISLATION  INDUSTRIELLE 
EN  ALLEMAGNE.  —  Dans  une  réunion  de  TAssociation  centrale  des 
industriels  Allemands,  il  a  été  constaté  que  les  lois  d'ordre  social  pro- 
mulguées jusqu'ici  n'avaient  pas  eu  d'effet  bienfaisant  sur  les  disposi- 
tions des  ouvriers.  On  en  trouve  la  confirmation  dans  l'agitation  et  la 
fermentation  qui  continuent  à  régner  dans  certaines  branches  et  qui  se 
terminent  par  des  grèves.  Le  secrétaire  général  de  l'Association  a 
rendu  compte  d'une  enquête  qui  avait  été  faite  sur  les  effets  de  la  nou- 
velle législation,  concernant  les  exercices  de  l'industrie. 

Parlant  du  repos  du  dimanche,  M.  Buck  a  fait  remarquer  que  les  pres- 
criptions y  relatives  n'entreront  en  vigueur  qu'après  un  décret  impérial 
qui  n'a  pas  encore  été  promulgué.  Cependant,  dès  à  présent,  des  fabri- 
cants expriment  des  craintes  sur  les  difficultés  qui  résulteront,  pour 
eux,  d'une  application  trop  stricte  lorsqu'il  s'agira  de  réparations  qui 
s'étendront  sur  plusieurs  dimanches. 

Pour  les  ouvrières  âgées  de  plus  de  16  ans,  la  journée  de  11  heures  a 
été  interdite,  mais  le  samedi  le  travail  doit  cesser  à  5  heures  et  demie, 
ce  qui  réduit  à  9  heures  et  demie  ou  10  heures  la  durée  du  travail  le 
samedi.  Il  en  est  résulté  dans  l'industrie  textile  que  l'ouvrier  adulte  ne 
peut  travailler  plus  longtemps,  ce  qui  a  amené  une  perte  pour  lui  en 
même  temps  qu'une  entrave  pour  le  chef  d'industrie. 

Dans  les  circonstances  ordinaires,  il  est  devenu  impossible  de  faire 
faire  les  heures  supplémentaires.  Une  fabrique  constate  qu'elle  avait 
l'habitude  de  payer  2,5  %,  tout  au  plus,  pour  les  heures  supplémentaires, 
ce  qui  représentait  une  augmentation  de  salaire  de  54  marcks  par  an. 
Les  ouvriers  se  plaignent  amèrement  de  la  limitation  qui  leur  a  été 
imposée.  Un  grand  industriel  du  Rhin,  connu  par  la  façon  humaine 
dont  il  traitait  ses  ouvriers,  a  été  prié  par  ceux-ci  d'adresser  une  pétition 
au  Parlement. 

La  filature  et  le  tissage  supportent  avec  peine  les  difficultés  que  la 
rigidité  du  texte  de  la  loi  leur  impose.  Les  plus  durement  atteintes  ce  sont 
les  industries  de  saisons  qui  travaillent  principalement  pour  l'exporta- 
tion. On  est  soumis  là  à  des  fluctuations  constantes;  les  ordres  donnés 
par  l'étranger  qui  demandent  à  être  exécutés  rapidement  et  la  nécessité 
de  s'en  tenir  aux  prescriptions  de^la  loi  créent  des  obstacles  insurmon- 
tables. Il  est  vrai  que,  dans  les  cas  exceptionnels,  l'autorité  locale  a  le 
droit  d'étendre  à  13  heures  la  durée  du  travail  pour  deux  semaines  et 
pas  plus  de  quarante  jours  par  an. 

La  Réf.  Soc,  46  juillet  1893.  3«  Sér.,  t.  VI  (l.  XXVI  col.).  16. 


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234  MÉLANGES   ET   NOTICES. 

Le  rè^^^ement  d'administration  qui  a  été  élaboré  en  PrusSe,  concernant 
la  prolongation  de  la  journée,  est  très  défavorable.  Ony  prescrR  de  ne 
pas  accorder  cette  faculté  à  des  fabricants  isolés  d'une  branche  donnée 
si  leurs  concurrents  peuvent  s'en  passer.  C'est  tenir  trop  peu  de 
compte  des  besoins  individuels  et  c'est  viser  à  une  sorte  de  répartition 
uniforme  des  commandes  entre  toutes  les  fabriques  de  la  même  branche. 
A  lire  le  texte  de  l'arrêté  ministériel  on  s'aperçoit  qu'il  est  l'œuvre  de 
la  démocratie.  Celle-ci  paraît  s'inspirer  de  l'idée  qu'elle  fait  d'autant 
plus  de  bien  aux  ouvriers  qu'elle  prépare  plus  de  difficultés  aux  chefs 
d'industrie. 

M.  Buck  cite  le  cas  d'une  fabrique  dans  laquelle  des  dégâts  avaient 
été  causés  à  la  toiture  par  un  orage,  en  même  temps  qu'une  machine 
avait  besoin  de  réparations.  La  réfection  du  dommage  exigea  un  chômage 
de  trois  jours  pour  la  fabrique,  qui  emploie  700  ouvriers  et  ouvrières. 
Afin  de  permettre  au  personnel  de  regagner  le  salaire  perdu  par  le 
chômage  et  de  se  mettre  en  mesure  d'exécuter  les  commandes  reçues,  le 
chef  d'industrie  demanda  la  permission  de  faire  travailler  une  heure  de 
plus  pendent  33  jours.  Les  autorités  locales  ne  sont  compétentes  que 
lorsqu'il  s'agit  de  28  jours  au  maximum  ;  hors  de  là  il  faut  s'adresser  au 
chancelier  de  l'empire.  Il  s'écoula  un  mois  jusqu'à  ce  qu'un  inspecteur 
de  fabrique  se  présentât  sur  les  lieux,  et,  afin  d'éviter  le  recours  au 
ehancelier,  il  recommanda  de  travailler  une  heure  et  demie  de  plus, 
pendant  vingt  jours,  ce  qui  ne  convenait  pas  aux  ouvriers  demeurant  à 
une  grande  distance  de  l'usine,  et  de  plus,  le  retard  mis  à  la  visite  de 
Finspecteur  avait  fait  perdre  le  bénéfice  des  longues  journées  d'été. 

L'industrie  du  sucre  et  les  ouvrières  qu'elle  emploie  se  plaignent  éga- 
lement de  l'arrêté  ministériel  qui  interdit  le  travail  des  femmes,  pour 
servir  les  machines  qui  lavent  les  betteraves.  C'est  leur  enlever  une 
source  de  profit  qui  vient  augmenter  les  ressources  du  ménage  en  hiver. 
De  même,  il  est  interdit  d'employer  les  femmes  dans  les  parties  de  la 
fïibrique  où  la  chaleur  est  considérable.  Précédemment  on  avait  recours 
aux  femmes  pour  laver  le  sol  et  enlever  les  matières  gluantes  qui  ris- 
quent de  faire  glisser  les  ouvriers. 

L'industrie  du  papier  se  plaint  aussi.  C'est  le  même  cas  pour  l'industrie 
du  caoutchouc,  pour  la  reliure,  et  même  pour  l'industrie  métallurgique. 
Le  rapport  de  M.  Buck  constate  qu'un  grand  nombre  de  femmes   ont 
dû  être  congédiées. 

Les  enfants  au-dessous  de  13  ans  ne  doivent  plus  être  employés.  Au- 
dessus  de  d3  ans  seulement,  lorsqu'ils  n'ont  plus  besoin  d'aller  à  l'école, 
et  encore  n'est-ce  que  pour  6   heures  par  jour.  L'emploi  des   enfants 
dans  la  grande  industrie  a  donc  cessé  pour  ainsi  dire. 
L'association  des  filatures  saxonnes  occupe  8,806  ouvriers  adultes  et 


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LES   ÉCOLES   MÉNAGÈRES   EN   BELGIQLE.  238 

ê7  enfants  ;  elle  n'accepte  plus  d'enfants  dans  ses  ateliers,  et  ces  87  n'ont 
été  conservés  que  sur  la  demande  instante  des  parents. 

Les  familles  d'ouvriers  cherchent  aujourd'hui  à  placer  leurs  enfants 
dans  la  petite  industrie,  où  le  travail  est  beaucoup  plus  dur,  et  n'est  pas 
encore  réglementé. 

Les  adolescents  au-dessus  de  14  ans  peuvent  travailler  10  heures  par 
jour,  mais  le  législateur  a  imposé  des  intervalles  de  repos  qui  ont  pour 
conséquence  d'obliger  au  chômage  quelques  ateliers  tout  entiers,  lors- 
qu'il s'agit  d'ouvriers  adultes  aidés  par  des  adolescents,  ou  bien  l'ouvrier 
adulte  doit  chercher  à  se  tirer  d'affaire  tout  seul.  On  voit  actuellement 
se  développer  la  tendance  à  se  passer  des  ouvriers  adolescents,  et, 
malgré  le  renchérissement  de  (la  production,  à  n'occuper  que  des 
ouvriers  au-dessus  de  16  ans.  Une  conséquence  indirecte,  c'est  la  diffi- 
culté de  former  des  ouvriers  habiles,  ceux  qui  entrent  après  16  ans  ne 
parvenant  plus  à  acquérir  l'agilité  des  doigts  nécessaire. 

La  législation  philanthropique  aboutit  à  exclure  les  jeunes  ouvriers 
des  usines  métallurgiques.  Jusqu'ici  le  père  cherchait  à  faire  entrer  son 
fils  dans  l'atelier,  à  côté  de  lui,  sous  sa  surveillance,  et  il  ne  pouvait  y 
avoir  de  meilleur  apprentissage.  Cela  devient  impossible  aujourd'hui.  Le 
jeune  ouvrier  gagne  de  1  marck  à  4  marck  50  par  jour,  50  usines  de  la 
province  du  Rhin  employaient,  avant  le  1*'  juillet  1892,  2,169  jeunes 
ouvriers,  dont  le  salaire  annuel  représentait  813,400  marcks  ;  c'est  là  un 
gain  qui  a  disparu  pour  les  familles.  Les  familles  assiègent  les  bureaux 
des  directeurs  pour  qu'on  continue  à  donner  du  travail  aux  jeunes  gens, 
mais  la  loi  s'y  oppose. 

Nous  croyons  inutile  de  poursuivre  davantage  l'examen  pour  d'autres 
branches. 

Quelle  est  l'attitude  des  ouvriers  en  face  de  la  législation  protectrice? 
Ceux  qui  sont  tombés  dans  les  mains  des  meneurs  socialistes  trouvent 
toutes  ces  mesures  insuffisantes,  et  demandent  qu'on  aille  encore  plus 
loin  ;  mais  la  majorité  se  plaint  amèrement  des  entraves  qui  sont  mises 
à  leur  travail,  et  qui  aboutissent  à  une  réduction  de  leur  gain. 

Les  patrons,  de  leur  côté,  se  plaignent  des  conditions  plus  difficiles  et 
plus  onéreuses  dans  lesquelles  ils  doivent  produire. 

Arthur  Raffalovich, 

liES  ÉCOLES  MÉNAGÈRES  EN  BELGIQUE.  —  La  Société  de  la 
Vieille -Montagne,  qui  n'a  cessé  depuis  son  origine  de  s'inspirer  des  doc- 
trines de  Le  Play,  a  pris,  il  y  a  quelques  années,  une  initiative  dont  les 
résultats  sont  déjà  très  intéressants  à  constater. 

Les  directeurs-ingénieurs  de  cette  compagnie  ne  se  désintéressent  pas, 
comme  cela  arrive  trop  souvent  dans  d'autres  sociétés,  de  la  partie  morale 


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236  MÉLANGES   ET   NOTICES. 

de  leur  tâche.  Ils  connaissent  l'existence  ouvrière  dans  ses  moindres 
détails  et  la  patronnent  dans  le  meilleur  sens  du  root. 

C'est  au  directeur  d'une  des  plus  importantes  usines  de  la  Vieille- 
Montagne  que  revient,  croyons-nous,  l'honneur  d'avoir  créé  en  Belgique, 
sinon  la  première,  au  moins  une  des  premières  écoles  ménagères. 

Il  avait  constaté  que  les  femmes  d'ouvriers  étaient  généralement  igno- 
rantes de  la  conduite  d'un  ménage,  surtout  des  principes  de  la  cuisine 
et  du  blanchissage.  Il  commença  par  approprier,  aux  frais  de  la  Société, 
dans  l'école  de  Hollogne-aux-Pierres  un  local  que  la  commune  voulut 
bien  prêter  pour  l'expérience.  La  contenance  de  ce  local  fut  exactement 
celle  dont  les  ouvriers  ont  la  disposition  dans  leurs  maisons,  pour  faire 
la  cuisine  et  le  ménage.  On  eut  soin  de  meubler  ce  local  exclusivement 
avec  les  ustensiles  culinaires  dont  se  servent  les  ouvriers  belges  qui 
reçoivent  un  salaire  moyen.  L'installation  complète  payée  par  la  Vieille- 
Montagne  ne  coûta  pas  plus  de  300  francs. 

Encouragée  par  une  subvention  que  fournit  également  la  Vieille -Mon- 
tagne, rinstitjitrice  de  la  commune  fit  venir  dans  ce  local  les  jeunes  filles 
de  douze  à  quatorze  ans  par  petits  groupes  de  cinq  à  six,  et  à  chacun  de 
ses  groupes  elle  donnait  par  semaine  deux  leçons  d'une  heure.  (Les  jours 
choisis  étaient  généralement  le  mercredi  et  le  samedi  pendant  lesquels 
il  n'y  a  pas  classe  dans  les  écoles  belges.) 

La  progression  des  études  ménagères  fut  la  suivante  :  on  commença 
par  apprendre  les  choses  les  plus  simples  et  les  plus  usuelles  :  d'abord 
la  préparation  du  café,  boisson  principale  de  l'ouvrier  belge  (il  en  prend 
à  tous  ses  repas).  L'enseignement  consistait  sur  ce  point  à  donner  le  tour 
de  main  nécessaire  pour  obtenir  le  meilleur  rendement  avec  un  poids 
donné  de  café.  Après  l'art  de  bien  préparer  le  café  vint  celui  de  bien 
cuire  les  pommes  de  terre.  On  apprenait,  par  exemple,  à  saler  l'eau  avant 
de  mettre  les  pommes  de  terre  dans  la  marmite,  au  lieu  de  saler  après 
cuisson.  L'eau  salée  supportant  une  température  d'ébullition  plus  élevée, 
la  cuisson  de  la  pomme  de  terre  est  ainsi  plus  complète.  Les  jeunes  filles 
apprenaient  en  outre  à  cuire  les  pommes  de  terre  avec  le  lard  ;  à  les 
mélanger  avec  des  choux  pour  varier  l'ordinaire  si  modeste  de  l'ouvrier. 

On  leur  apprenait  aussi  la  préparation  du  bouillon.  L'ouvrier  ne 
savait  pas  autrefois  ce  que  c'était  que  le  bouillon.  (Il  ne  mangeait  guère  de 
la  viande  qu'une  fois  par  an  et  on  la  faisait  griller.)  On  enseigne  à  l'école 
ménagère  comment,  avec  des  débris  de  viande  achetés  à  bo^p  compte,  on 
peut  faire  un  bon  bouillon  et  un  bon  navarin. 

Autrefois  l'ouvrier  belge  ne  connaissait  pas  l'art  des  conserves  en 
dehors  du  petit  salé  ou  du  lard  fumé.  On  apprend  aux  ménagères  com- 
ment on  peut  faire  des  conserves  avec  du  foie  de  porc  ;  comment  on  peut 
obtenir  des  conserves  de  légumes,  surtout  d'oseille.  (Ils  ont  tous  un 


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LES  ÉCOLES  MÉNAGÈRES  EN  BELGIQUE.  237 

petit  jardin  où  ils  peuvent  cultiver  des  légumes  de  conserves  :  oseille, 
épinards,  etc.) 

Après  la  cuisine,  la  lessive  :  on  leur  enseigne  Tart  de  faire  la  lessive  à  ,^ 

la  main  et  à  la  machine.  La  machine  est  élémentaire  mais  suffisante,  J 

elle  se  compose  d^un  demi-tonneau  à  pétrole  et  d'un  agitateur  vertical  j 

actionné  par  un  levier.   Elle  ne  coûte  pas  plus  de  cinq  francs  toute  .* 

montée.  Or  le  blanchissage  est  un  élément  très  important  du  budget 
ouvrier;  le  vêtement  des  bouilleurs,  pour  prendre  un  exemple,  doit  ' 

être  lavé  tous  les  jours.  Z 

Enfin   le  repassage.  On  apprend  aux  jeunes  filles  à  repasser  sur  une  \ 

planche  sur  laquelle  est  cloué  un  morceau  de  couverture  de  lit.  On  repas- 
sait autrefois  sur  une  table  de.bois  généralement  raboteuse  et  par  suite  on  •  '] 
repassait  fort  mal  et  fort  péniblement. 

Les  résultats  obtenus  ont  dépassé  toutes  les  espérances,  le  nombre  '  « 

des  élèves  a  crû  considérablement;  la  commune  a  dû  tripler  le  local  ;  } 

non  seulement  toutes  les  élèves  de  l'école  demandent  à  bénéficier  de  cet 
enseignement  pratique,  mais  on  le  donne  aussi  à  des  jeunes  filles  de 
22  à  24  ans  venant  du  dehors  où  est  une  école  d'adultes  pour  les  filles. 

On  comprend  cette  vogue  quand  on  sait  que  les  jeunes  ménagères  éle- 
vées à  cette  école  sont  arrivées  dans  plusieurs  familles,  tout  en  amélio- 
rant l'ordinaire,  à  réaliser  sur  les  dépenses  antérieures  du  budget  des 
économies  de  quatre  à  cinq  francs  par  semaine. 

Ce  résultat  n*a  pas  besoin  de  commentaires;  aujourd'hui  presque 
toutes  les  usines  de  la  Vieille-Montagne  bénéficient  d'un  enseignement 
de  ce  genre.  L'exemple  a  rayonné  sur  plusieurs  points  de  la  Belgique  et 
partout  les  résultats  sont  ceux  qui  ont  été  constatés  à  Hollogne-aux- 
Pierres. 


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UNIONS  DE  LA  PAIX  SOCIALE 

PRÉSENTATIONS  ET  CORRESPONDANCE 


PRÉSENTATIONS.  —  Les  personnes  dont  les  noms  suivent  ont  été 
admises  comme  membres  titulaires,  ou  comme  associées,  et  inscrites  du 
n**  5218  au  n"  5228.  Les  noms  des  membres  de  la  Société  d'Economie 
sociale  sont  désignés  par  un  astérisque. 

Finistère.  —  Carof  (Auguste),  industriel  à  Ploudalmezeau,  prés,  par 
MM.  Le  Jeune  et  Salmon. 

Gironde.  —  Biihan  (Eugène),  membre  de  la  Chambre  de  commerce, 
rue  Ferrère,  40,  à  Bordeaux,  prés,  par  MM.  Cheysson  et  G.  David. 

Landes.  —  Gieurc  (l'abbé),  chanoine  honoraire,  directeur  du  Grand 
Séminaire  à  Aire,  prés,  par  M.  Tabbé  Demen. 

Loire.  —  Gillet  (Franrois),  industriel,  à  Izieux,  par  Saint-Chamond, 
prés,  par  MM.  le  D'  Foubert  et  Camille  Michel. 

Nord.  —  Théry  (Raymond),»  anc.  notaire,  place  Saint-Jacques,  à  Tour- 
coing, prés,  par  MM.  Dervaux  et  F.  Masurel. 

Seine-Paris.  —  *  Benoit  Lévy  (Ed.),  avocat  à  la  Cour  d'appel,  secrét<iire 
général  delà  Société  de  propagation  du  crédit  populaire,  boulevard 
Saint-Martin,  17,  prés,  par  MM.  Fougerousse  etCacheux;  Dupont  (AUveà), 
auditeur  à  la  Cour  des  comptes,  rue  de  Lille,  57.  prés,  par  M.  G.  Blondel  ; 
Saint-Léon  (Etienne  Martin),  docteur  en  droit,  avocat  à  la  Cour  d'appel, 
rue  de  Constantinople,  1 2,  et  Verdière  (E.),  anc.  caissier  d'agent  de 
change,  rue  NoUet,  08,  et  à  Eaubonne  (Seine-et-Oise),  présentés 
par  M.  Louis  Guérin. 

Somme.  —  Mm^cassin  (Lucien),  ingénieur  agronome,  à  Saint-Ricquier, 
et  à  Paris,  rue  des  Écoles,  35,  prés,  par  M.  Urbain  Guérin; 

Belgique.  —  *  Delvaux  (Henry),  secrétaire  de  «  TUnion  des  patrons  de 
Liège  »,  place  Saint-Pierre,  17,  à  Liège,  prés,  par  M.  A.  Delaire. 

NÉCROLOGIE.  —  Mgr  Ducellier  avait  toujours  témoigné  aux  Unions 
les  plus  actives  sympathies.  A  Bayonne  autrefois,  dans  ses  tournées  pas- 
torales, il  aimait  à  parler  de  la  réforme  sociale  et  à  encourager  les 
esprits  sérieux  à  s'associer  aux  travaux  et  aux  efforts  des  continuateurs 
de  Le  Play.  A  Besançon,  il  avait  bien  voulu,  l'an  dernier,  réveiller  le 
zèle  un  peu  alangui  de  notre  groupe  de  Franche -Comté,  et  en  réunir  les 
membres  afin  de  les  encourager  à  reprendre  leur  propagande  et  leurs 
études.  Une  si  constante  sollicitude,  pendant  près  de  vingt  années,  nous 
avait  attachés  à  lui  par  les  sentiments  de  la  reconnaissance,  et  sa  mort 
prématurée  nous  laisse  de  longs  et  douloureux  regrets.  —  M.  Louis  Des- 
GRANû  était  aussi  des  nôtres  depuis  la  fondation  des  Unions.  Homme  de 
bien,  de  volonté  ferme,  de  foi  vive,  d'esprit  tolérant,  de  cœur  chaleu- 
reux, il  avait  avec  une  infatigable  activité  jusque  dans  son  extrême  vieil- 
lesse mis  son  dévouement  au  service  de  ses  concitoyens  :  il  avait  fondé 


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PRÉSENTATIONS  ET  CORRESPONDANCE.  23^ 

et  toujours  dirigé  la  Société  de  géographie  de  Lyon,  et  jpris  la  part  la 
plus  active  aux  utiles  travaux  de  la  Société  nationale  d'éducation.  Il 
s*était  attaché  aussi  à  introduire  le  plus  possible  dans  renseignement 
commercial  les  notions  d'économie  sociale.  On  lui  doit  siir  L'influence 
de  la  religion  sur  le  développement  économique  des  peuples,  un 
volume  intéressant  qu'on  consultera  longtemps  encore  avec  fruit.  Gomme 
la  majorité  des  négociants  éclairés,  il  était  partisan  convaincu  d*une 
réforme  libérale  du  régime  des  successions  (V.  comte  de  Butenval,  Le$ 
Lois  de  succession  envisagées  dans  leurs  effets  économiques  par  les  Chambres  de 
commerce  de  France),  Les  Unions  entoureront  la  mémoire  de  M.  L.  Des- 
grand de  leurs  souvenirs  pieux  et  respectueux,  —  Nous  devons  enfin 
saluer  d'un  hommage  le  vénéré  président  de  la  Fédération  internationale 
pour  le  repos  du  dimanche,  M.  Louis  Rœhrich,  qui  vient  de  s'éteindre  à 
82  ans;  il  avait  dignement  continué  à  Genève  comme  dans  tous  les  Gon- 
grès  l'infatigable  apostolat  d'Alexandre  Lombart. 

PRIX  AUDÉOUD.  —  L'Académie  des  sciences  morales  et  politiques 
vient  de  décerner  pour  la  seconde  fois  le  Prix  Jules  Audéoud.  Sur  sept 
grandes  médailles  d'or,  cinq  ont  été  attribuées  à  des  membres  de  la 
Société  d'Économie  sociale:  Gompagnie  des  glaces  de  Saint-Gobain . 
Établissements  du  Greusot;  Gompagnie  des  mines  de  Blaûzy;  Teinturerie 
de  MM.  Gillet,  à  Lyon  ;  Hospitalité  du  travail  de  l'avenue  de  Versailles. 
Les  deux  autres  ont  été  attribuées,  l'une  à  l'Œuvre  des  enfants  tubercu- 
leux d'Ormesson,  l'autre  à  la  Société  des  Habitations  ouvrières  de  Lyon 
qui  compte  au  premier  rang  de  ses  fondateurs  nos  confrères  MM.  Ay- 
nard  et  Gillet.  —  Ajoutons  que  le  prix  Bigot  de  Morogues  (4,000  francs) 
a  été  accordé  en  même  temps  à  notre  infatigable  confrère  M.  Rostand^ 
pour  son  beau  livre,  si  pratique,  Vaction  sociale  par  l*initiative  privée, 

La  Société  d'Économie  sociale  adresse  ses  plus  vives  félicitations  aux 
lauréats  et  se  réjouit  avec  eux  de  cet  hommage  encourageant  accordé  à 
des  œuvres  patronales  qui  lui  sont  chères  entre  toutes. 

ENQUÊTE  SUR  LA  CONDITION  DES  OUVRIERS  AGRICOLES. 

—  La  Réforme  sociale  publie  ci-dessus  la  circulaire  et  le  questionnaire  de 
cette  enquête,  et  renouvelle  auprès  de  tous  les  membres  des  Unions  U 
demande  de  concours  actif  qu'elle  leur  a  déjà  adressée  (16  juin,  p.  965; 
!•' juillet,  p.  96).  Nous  n'insisterons  pas  à  nouveau  sur  l'intérêt  des 
recherches  dont  la  Société  des  agriculteurs  de  France  et  la  Société  d'É- 
conomie sociale  prennent  l'initiative  ;  mais  nous  prions  nos  confrères  de 
s'y  associer  personnellement  dans  leurs  déplacements  d'été,  et  d'y  inté- 
resser autour  d'eux  un  grand  nombre  d'observateurs  consciencieux.  — 
(Envoi  franco  de  circulaires  et  de  questionnaires  sur  demande  affranchie.) 

CORRESPONDANCE.  —  Unions  de  Flandre,  Artois  et  Picardie.  — 


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r 


240  UNIONS   DE   LA    PAIX   SOCIALE. 

«  L'exemple  suivant  prouve,  entre  beaucoup  d'autres,  que  dans  certains 
cas  Touvrier  ne  contribue  en  rien  au  résultat  obtenu,  et  montre  combien 
dès  lors  il  serait  difficile  de  démêler  dans  l'ensemble,  la  part  revenant  à 
chacun,  par  suite   une  base  légitime  de  partioipation  anx  bénéfloes. 

Un  fabricant  de  fils  à  coudre  très  estimé,  très  {respecté,  a  su,  grâce 
à  son  bon  renom  personnel,  assurer  à  sa  marque  une  réputation  uni- 
verselle. Le  poids  d'une  boîte  de  numéro  moyen  de  son  fil  se  décompose 
comme  suit  :  31  ^^^'Himes  de  papier  pour  les  pelotes;  57  grammes  de 
boîte,  soit  88  grammes  d'enveloppe  pour  240  grammes  de  fil.  Un  aiïtre 
fabricant  moins  avantageusement  connu  est  obligé,  afin  d'attirer  Tache- 
teur,de  dépenser  pour  un  poids  identique  de  même  fil  :  192  grammes  de 
papier;  258  grammes  de  boîte,  soit  450  grammes  pour  240  grammes  de 
matière  utile.  Il  est  clair  que  le  premier  fabricant,  même  s'il  ne  vend  pas 
son  fil  plus  clier  que  le  second,  réalisera  du  seul  chef  de  l'économie  faite 
sur  Fenvcloppe  un  bénéfice  très  sensible,  le  nombre  des  boîtes  débitées 
dans  une  année  étant  considérable. 

«  Deux  ouvriers  supposés  de  même  habileté,  travaillant  dans  les  deux 
fabriques  et  manipulant  des  matières  de  qualité  identique  auront  donc 
coopéré  à  un  résultat  très  différent.  Le  premier  industriel,  grâce  à  sa 
réputation,  peut  se  dispenser  déparer  sa  marchandise;  le  second  doit  au 
contraire  dépenser  beaucoup  pour  la  faire  agréer  du  public  :  dans  les 
deux  cas,  Touvrier  n'y  est  pour  rien  ».  —  L.  G. 

«  On  entend  vanter  souvent  le  progrès  delà  liberté  depuis  cent  ans. 
Sans  prétendre  s'inscrire  en  faux  contre  ces  appréciations,  il  est  bien 
permis  de  rappeler,  à  l'exemple  des  Anglais  et  des  Américains,  que  la 
liberté  bruyante  de  la  tribune  n'est  rien  sans  les  libertés  réelles  de  la  vie 
privée.  On  pourrait  croire,  par  exemple,  que  nul  ne  paie  une  fraction 
d'impôt  non  votée  par  ses  mandataires;  mais  il  ne  faut  pas  perdre  de 
vue  que  les  répartiteurs  sont  nommés  par  l'administration  préfectorale, 
que  dans  les  élections  la  moitié  plus  un  écrase  la  moitié  moins  un  et  - 
que  par  suite  des  minorités  considérables  n'ont  jamais  de  mandataires. 
Pour  renseignement  la  liberté  est  inscrite  en  tête  des  lois,  mais  dans  le 
détail  toutes  les  libertés  sont  confisquées.  Ainsi  nous  sommes  libres  d'ou- 
vrir une  école  pourvu  que  les  professeurs  aient  obtenu  les  diplômes  de 
rÉtat,  pourvu  que  l'architecte  se  soit  conformé  â  toutes  les  prescriptions 
administratives,  etc.,  et  seulement  jusqu'à  ce  qu'on  trouve  un  prétexte 
pour  fermer  l'établissement. —  Nous  sommes  libres  d'envoyer  nos  enfants 
à  telle  école  qu'il  nous  convient.  Mais  s'il  vous  faut  gagner  leur  pain  dans 
quelque  petit  emploi  de  la  République, n'envoyez  pas  ces  enfants  à  une 
école  religieuse,  ou  gare  à  la  révocation.  Ne  présentons  pas  les  jeunes 
gens  instruits  dans  des  institutions  chrétiennes  aux  concours  qu'on  dit 
ouverts  à   tous   pour  les  fonctions  publiques.  Ils  en  sont  exclus    par 


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PRÉSENTATIONS   ET  CORRESPONDANCE.  241 

avance  (1).  —  Nous  sommes  libres  et,  hier  encore,  un  officier  supérieur, 
en  retraite,  décoré  de  la  légion  d'honneur,  était  condamné  en  justice 
pour  n'avoir  pas  laissé  contrôler  par  des  inspecteurs  de  l'État  rensei- 
gnement qu'il  donne  ^sa  ûUe.  Je  ne  cite  que  pour  mémoire  la  loi  des 
successions,  négation  formelle  des  droits  et  de  l'autorité  du  père  de 
famille.  Je  pourrais  nommer  vingt  autres  libertés  légitimes  refusées  par 
la  loi  et  l'arbitraire  administratif.  —  Que  serait-ce  donc  si  nous  n'étions 
pas  réputés  libres?  »  — R.  de  F. 

Unions  db  Guibnne.  —  Le  sixième  congrès  des  banques  populaires  se 
tiendra,  on  le  sait,  à  Bordeaux  en  1894  sous  la  présidence  de  M.  Eug* 
Rostand.  M.  Gaston  David  a  réuni  à  TAthénée  le  groupe  des  Unions  pour 
préparer  la  session  du  congrès.  M.  G.  Périé  a  exposé  avec  méthode  et 
clarté  la  question  du  crédit  populaire.  Le  crédit,  dit-il,  c'est  l'avance 
faite  au  travail  actuel  par  le  travail  accumulé  ;  le  petit  cultivateur,  le 
petit  industriel,  l'ouvrier  même  en  ont  besoin  pour  acquérir  engrais, 
outillage,  matières  premières,  instruments  et  outils.  Mais  qui  le  leur  don- 
nera? Sera-ce  le  socialisme  d'État,  par  l'un  des  systèmes  Lafargue, 
Mores,  dont  M.  Rostand  a  magistralement  démontré  ici  même  l'inanité 
(!•' et  16  juin).  Ne  sera-ce  pas  plutôt  T^^ssociation  et  l'initiative  privée  | 

soit  par  les  caisses  d'épargne  devenues  plus  libres,  soit  par  la  coopéra  | 

tion  des  intéressés?  M.  Périé  passe  en  revue  divers  modèles  de  banques  ] 

populaires,  celle  de  Marseille  très  prospère,  celles  si  nombreuses  de 
rAllemagne  et  de  l'Italie.  11  termine  en  énumérant  quelques-unes  des 
questions  que  le  prochain  congrès  devra  examiner.  A  la  suite  de  cette 
coniérence  fort  applaudie,  un  grand  nombre  d'adhésions  ont  été  recueil- 
lies par  le  comité  d'organisation,  et  le  groupe  des  Unions  de  Bordeaux 
Ta  travailler  activement  à  assurer  au  congrès  de  1894  un  succès  fécond 
en  résultats  pratiques. 

Unions  de  Lyonnais,  Forez  et  Bresse.  —  En  attendant  la  réunion  géné- 
rale du  groupe  de  Lyon  qui  doit  avoir  lieu  en  novembre,  les  cours  et 
conférences  s'achèvent.  «  J'ai  d'excelleùtes  nouvelles  à  vous  donner  des 
conférences,  écrivait  récemment  M.  H.  Marion.  Elles  se  sont  toutes  te- 
nues dans  de  bonnes  conditions  ;  les  Frères  en  comprennent  de  plus  en 
plus  l'importance.  11  y  a  peu  de  temps  même,  je  suis  allé  jusqu'à  Dijon 
sur  la  demande  du  Frère  directeur  d'un  pensionnat  analogue  à  celui  de 
la  montée  Saint-Barthélémy  pour  y  organiser  des  conférences  sembla- 
bles. Grâce  au  concours  de  quelques  personnes  de  bien,  j'espère  qu'elles 
pourront  être  données  régulièrement,  toujours  sous  les  auspices  et  dans 
l'esprit  des  Unions,  et  que  dans  une  ville  comme  Dijon  il  sera  aisé  de 
faire  vivre  une  œuvre  si  utile  de  propagande  sociale...  J'examine  en  ce 

(1)  Comme  à  Saint-Omer  et  à  Lille. 


A 


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242 


UNIONS  DE  LA  PAIX  SOCIALE. 


moment  les  cahiers  de  rédactions  de  nos  jeunes  gens  pour  les  divers 
cours  :  ils  sont  toujours  merveilleux;  aussi  ont-ils  fait  l'admiration  du 
Frère  directeur  à  Dijon  et  des  collaborateurs  qu'il  avait  réunis  pour  la  fon- 
dation d'un  pareil  enseignement.  »  —  Les  Unions,  comme  elles  le  font 
chaque  année,  ont  envoyé  un  assortiment  de  livres  pour  être  donnés  en 
prix  à  la  suite  des  cours  à  Lyon,  à  Saint-Élienne  et  A  Roanne. 

Belgioue.  —  La  Société  belge  d'économie  sociale  a  tenu,  sous  la  prési- 
dence de  M.  Morisseaux,  sa  dernière  réunion  mensuelle.  Notre  confrère, 
M.  Nyssens,  député,  professeur  à  TUniversité  catholique  de  Louvain,  a 
présenté  une  étude  sur  M.  Eudore  Pirmez  économiste.  C'est  un  exposé 
clair  et  intéressant  des  idées  économiques  de  l'illustre  homme  d'État 
libéral.  Ces  idées  se  résument  en  deux  mots  :  liberté  et  non-intervention. 
M.  Pirmez  a  attaqué  le  protectionnisme  et  l'intervention  de  l'État  sous 
toutes  les  formes  qu'ils  revêtaient  :  droits  de  douane,  subsides  aux 
industries  et  au  commerce,  primes,  droits  sur  le  bétail,  législation  sur 
les  sucres,  lois  ouvrières.  On  voit  que  M.  Pirmez  était  l'apôtre  le  plus 
absolu  du  libéralisme  économique.  M.  Pirmez  était  l'adversaire  aussi  de 
la  charité  publique,  car  les  fonds  tombent  dans  les  caisses  publiques 
comme  les  poissons  dans  des  nasses,  disait-il  ;  l'ouverture  est  très  large 
et  il  n'y  a  pas  de  sortie.  IL  n'était  pas  non  plus  un  ami  des  fêtes  de 
charité,  ni  des  legs  de  bienfaisance  :  «Il  est  si  facile  de  faire  l'aumône, 
disait-il,  en  prenant  l'avoir  de  ses  héritiers;  il  vaut  mieux  la  faire  soi- 
même.  »  C'est  ce  qu'il  a  fait  pendant  toute  sa  vie.  Après  cet  exposé,  dont 
le  haut  intérêt  a  été  très  applaudi,  la  Société  a  entendu  d'intéressants 
développements  sur  l'émigration,  oonaidérée  comme  remède  à  la  crise 
sociale.  M.  Keyser  n'a  pas  une  confiance  absolue  dans  les  «  palliatifs  » 
qu'on  met  en  œuvre,  il  estime  qu'il  y  a  pléthore  de  population  et  qu'il 
faudra  bien  se  résoudre  à  penser  sérieusement  à  l'émigration,  l'émigra- 
tion des  hommes  et  des  capitaux  organisée  rationnellement.  Il  recom- 
mande spécialement  le  Manitoba,  qui  présente  aux  Belges  de  bonnes 
conditions  de  climat,  de  religion  et  de  langage.  M.  Falckner,  professeur 
de  statistique  à  l'Université  de  Pensylvanie,  pense  que  l'émigration  n'est 
pas  aussi  facile  que  M.  Keyser  veut  bien  le  4ire.  D'ailleurs,  beaucoup 
de  Canadiens  émigrent  aux  États-Unis,  et  en  vue  de  l'annexion  future  du 
Canada  il  ne  verrait  pas  avec  plaisir  s'y  renforcer  les  éléments  de 
langue  française.  Après  un  échange  d'observations  auquel  ont  pris  part 
MM.  de  la  Vallée-Poussin,  Fr.  de  Monge,  Vandersmissen,  Morisseaux,  la 
séance  a  été  levée  à  3  heures. 

La  Société  a  consacré  le  28  juin  sa  réunion  annuelle  à  étudier  aux 
environs  de  Charleroi  divers  établissements  industriels.  Nous  publierons 
dans  la  prochaine  livraison  un  compte  rendu  complet  des  visites  faites 
aux  usines  de  la  Société  de  Marcinelle  et  Couillet  et  aux  verreries  de 
M.  Baudoux,à  Jumet.  A.  Delaire. 


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CHRONIOUE  DU  MOUVEMENT  SOCIAL 

SoMMAiRB.  —  La  participation  dans  les  champs.  —  Société  anonyme  des  habi- 
tations économiques  de  Saint-Denis.  —  La  loi  coopérative  arrêtée  de  nouveau. 

—  Nécessité  de  faire  des  textes  séparés  pour  la  consommation  et  la  production. 

—  Les  efforts  du  commerce.  —  La  loi  mutuelle  et  ses  amendements.  —  La  loi 
Bovier-Lapierre  au  Sénat.  —  Rejet.  —  Amendement  Goblet.  —  Amendement 
Marcel  Barthes.  —  Les  anciens  ouvriers . 

La  participation  dans  les  champs,  —  Le  comte  Lariboisière  a  fait  paraî- 
tre dernièrement  la  brochure  dans  laquelle  il  a  coutume  de  présenter  les 
résultats  de  l'application  qu'il  fait  de  la  participation  aux  bénéfices 
agricoles  dans  son  domaine  de  Mouthorin.  Les  fermiers  ne  lui  payent 
plus  de  fermage,  mats  ils  doivent  lui  fournir  tout  le  lait  de  la  ferme  à 
raison  de  5  centimes  et  demi  en  hiver  et  4  centimes  et  demi  en  été.  C'est 
à  peu  près  la  moitié  de  la  valeur,  de  sorte  que,  en  fait,  le  propriétaire  et 
le  fermier  fournissent  la  matière  première  par  parts  égales.  La  quantité 
de  bétail  doit  être  telle  que  le  prix  payé  pour  le  lait  soit  égal  au  mon- 
tant de  l'ancien  fermage.  Le  patron  reçoit  donc  son  fermage  en  lait;  le 
fermier  touche  autant,  puis  une  somme  égale  est  attribuée  au  propriétaire 
comme  intérêt  de  son  capital  et  amortissement.  Le  surplus  de  la  pro- 
duction du  beurre  est  partagé  à  raison  de  1/4  pour  le  fermier  et  1/4  pour 
les  serviteurs  de  la  ferme. 

Voici  les  résultats  donnés  par  ce  mode  de  travail  pour  Tune  des  fermes 
du  domaine  de  Monthorin  :  La  Rouletière.  Le  fermage  payé  antérieu- 
rement par  le  fermier  était  de  2,270  francs.  A  partir  de  1886,  le  fermage 
a  été  supprimé  et  remplacé  par  la  participation  qui  a  fourni  les  résultats 
suivants  : 




PRODUIT    DE         1 

l'ctable. 

REPARTITION. 

TEURS. 

H 

SERVI 

ANNÉES. 

TOTAL. 

06 

< 

■^  S 

HEURRE . 

ANIMAUX 

-S 

Z4 

FERMIER 

ARGENT. 

AlaCaiss 

des 
Retraite 

f.      C. 

f.      C. 

f.    c. 

f.    c. 

f.      C. 

f. 

f. 

1886-87... 

4.726  85 

973    » 

5.699  85 

2.786  15 

2.713   70 

180 

V 

1887-88... 

5.077  65 

1.573  20 

6.650  85 

3.436  45 

2.974  40 

240 

» 

1888-89... 

7.495  80 

1.261  80 

8.757  60 

5.072  20 

3.175  40 

360 

150 

1889-90... 

8.749  35 

820  10 

9.569  45 

5.369  55 

3.589  90 

410 

200 

1890-91... 

8.568  60 

1.873  15 

10.441  75 

6.000  55 

3.731  70 

470 

240 

1891-92... 

8.568    » 

1.153  80 

9.721  80 

5.682  30 

3.439  50 

360 

240 

On  Yoit  par  ce  tableau  que  la  situation  du   fermier  est  passée  de 
2,713  fr.  70  à  3,439  fr.  oO,et  les  serviteurs  ont  reçu  :  en  espèces  2,020  fr. 


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y 


244  CHRONIQUE   DU   MOUVEMENT   SOCIAL. 

et  à  la  caisse  des  retraites  830  francs.  Quant  au  propriétaire,  son  revenu 
est  passé  de  2,786  fr.  15  à  5,682  fr.  30  ;  mais  il  faut  bien  remarquer  que 
cette  dernière  augmentation  est  due  en  partie  à  l'augmentation  de  bétail, 
^  puisque  la  production  laitière  est  passée  de  4,726  fr.  85  à  8,568  francs. 

•  .  Le  comte  Lariboisière  a  organisé  une  fabrication  du  beurre  très  per- 
J'                           fectionnée,  avec  tout  le  matériel  danois  et  surtout  avec  une  race  excep- 
\'                           tionnellement  favorable,  la  race  jersiaise.  Grâce  aux  qualités  exception- 
nelles  de  ces  jolies  petites   bétes,  le  kilog.  de  beurre  a  été  fait  avec 

:•  17  kg.  923  de  lait,  du  !«'  octobre  1891  au  1"  octobre  1892,  dans  la  lai 

♦  terie  de  la  Retenue  de  Monthorin.  La  supériorité  de  cette  race  ressort 
/  très  nettement  de  quelques  chiffres  de  la  brochure. 

,  En  1880-1881,  il  y  avait  dans  cette  ferme  10  vaches  du  pays,  elles  ont 

i|  fourni  21,531  kilog.  de  lait,  dont  20,950  kilos  ont. été  employés  et   ont 

produit659  kg.  5  de  beurre,  ce  qui  donne  31  kg.  766  delaitpour,un  kilog, 

de  beurre.  En  189M892,la  môme  ferme  avait  28  vaches  de  Jersey  ;elles  ont 

fourni  66,045  kilog.  de  lait  dont  63,095  kg.  3  ont  été  employés  à  faire  du 

beurre.  La  fabrication  a  été  de  3,520  kg.  3,  c'est-à-dire  que  pour  1  kilog, 

de  beurre,  il  a  fallu  17  kg.  923  de  lait. 

[  La  production  en  lait  de  la  vache  jersiaise  a  donc  été  de  2,359  kilos 

/  par  année  contre  2,153  donnés  par  la  vache   du  pays;    mais  la  supé- 

riorité  n*est  pas  dans  le  nombre  des  kilog.,  elle  est  dans  la  qualité  du 

lait,  puisque  le  même  kilog.  de  beurre  a  été  fourni  dans   un  cas   par 

17  kg.  923,  et  dans  Tautre  par  31  kg.  766  de  lait  (i). 

La  Société  anonyme  des  habitations  économiques  de  Saint- Denis,  —  Le  rap- 
port du  Conseil  d'administration  de  cette  Société  a  fait  connaître  l'état 
des  travaux  exécutés.  Le  terrain  choisi  pour  la  construction  de  ses 
habitations  économiques  est  situé  au  centre  d'une  plaine  immense,  la 
plaine  Saint-Denis,  qui  devient  un  centre  industriel  des  plus  importants 
et  dans  laquelle  sont  élevées  déjà  de  très  nombreuses  usines.  Là,  la 
'  Société  a  acheté  4000  mètres  de  terrain  à  7  fr.  50,  qu'elle  a  lots  au  moyen 

de  deux  rues  perpendiculaires  au  chemin  du  Gornillon.  En  façade  sur 
ces  rues,  sont  bâtis  21  pavillons  et  dans  le  fond  du  terrain,  à  cheval  sur 
les  rues,  sont  deux  maisons  à  trois  étages.  11  y  a  trois  types  de  pavillons: 

Type  A. — Contenant  une  grande  salle  et  une  cuisine  au  rez-dechaussée, 
deux  chambres  et  un  water-closet  au  premier,  grande  cave  sous  la  mai- 
son, cour  derrière  et  jardin  devant.  Surface  25"'87,  ce  qui  pour  les  deux 
étages  développe  une  surface  habitée  de  51™74.  Prix  :  6,070  francs. 

Type  B, —  Même  composition,  mais  avec  des  pièces  plus  grandes  et  une 

(1)  La  Réforme  sociale^  dans  un  excellent  article  de  M.  Louis  Hervé  (Réf.  soc. 
du  16  décembre  1891)  a  déjà  décrit  en  détail  la  transformation  du  domaine  de 
Monthorin.  Nous  n'y  revenons  aujourd'hui  que  pour  préciser  par  quelques  résul- 
tats récents  le  succès  de  cette  instructive  expérience. 


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LA  LOI   COOPÉRATIVE.  245 

chambre  en  plus  au  premier.  Surface  36"»09,  soit  pour  2  étages  72»!  8. 
Prix  :  8,131  francs. 

Type  C. —  Même  nombre  de  pièces  que  pour  le  type  A,  mais  la  cuisine 
est  en  annexe  dans  la  cour,  ce  qui  a  permis  de  faire  une  petite  anti- 
chambre à  l'entrée.  Surface  26"95  au  rez-de-chaussée  et  23™10  au  pre- 
mier; soit  en  tout,  SO  mètres. 

Les  maisons  à  étages  contiennent  deux  appartements  par  étage  composés 
de  trois  chambres,  cuisine,  cave  et  water-closet.  Les  escaliers  sont  lar- 
ges et  très  clairs.  La  surface  de  ces  appartements  est  de  43'"46,  sauf  les 
^e^de•chaussée  qui  n'ont  que  40"86. 

Les  prix  de  location  sont  les  suivants  :. 

Pavillons  A      390  francs 

—  B      500  — 

—  C      380  — 
Appartementâ             290    (en  moyenne). 

Ces  prix  comprennent  la  fourniture  de  l'eau,  la  vidange  par  Tégout, 
le  ramonage,  l'impôt  foncier  et  celui  des  (portes  et  fenêtres. 

Le  montant  des  locations  représente 13 .  120  francs 

Les  charges  de  toute  nature,  y  compris  la  réserve  sta- 
tutaire, ont  été  prévues  pour  une  somme  de 6 .  000    — 

Reste  net 7.120  francs 

Ce  qui  représente  3  J[  JK  du  capital  employé.  Mais  on  peut  croire  que 
les  charges  seront  inférieures  aux  prévisions  et,  d'autre  part,  on  compte 
dans  le  capital  J 2,370  francs  qui  représentent  la  portion  du  terrain  non 
encore  bâti  et  qui  un  jour  sera  productive. 

Au  25  mars,  tous  les  appartements  dans  les  maisons  à  étages  étaient 
déjà  loués  pour  avril  et  cinq  pavillons  pour  avril,   deux  pour  juillet. 

La  loi  coopérative  se  trouve  de  nouveau  soumise  à  des  transformations 
importantes  qui  vont  en  retarder,  probablement  pour  longtemps,  la  pro- 
mulgation. La  commission  sénatoriale  vient  en  effet  de  modifier  sensi- 
blement le  projet  voté  par  la  Chambre.  Elle  est  revenue  notamment  à 
son  texte  primitif  sur  le  nombre  de  voix  des  associés.  De  nouveau,  elle  a 
décidé  que  chaque  coopérateur  n'aura  droit  qu'à  une  voix,  tandis  que  la 
Chambre  avait  admis  qu'il  en  pourrait  avoir  jusqu'à  cinq.  Elle  a  rétabli 
également  le  maximum  de  100  francs  pour  l'action  de  toute  société  coo- 
pérative. La  Chambre  avait  repoussé  ce  maximum  et  n'avait  conservé 
que  le  minimum  de  20  francs.  Elle  a  supprimé  Tarticle  qui  avait  été 
introduit  à  Tégard  des  économats  de  chemins  de  fer  :  enfin  elle  a  fait 
disparaître  certains  avantages  qui  avaient  été  concédés  pour  les  transferts 
de  créances.  Ce  sont  là  les  principales  modifications. 

11  est  fortement  à  croire  que  le  Sénat  n'aura  pas  le  temps  de  discuter 
la  nouvelle  rédaction  avant  les  vacances  ;  mais  réussît-il  à  finir  cette 


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246  CHRONIQUE   DU    MOUVEMENT   SOCIAL. 

discussion  d'ici  la  séparation,  la  Chambre  sera  saisie  trop  tard  du  projet 
et  rétude  n'en  sera  faite  assurément  que  par  la  prochaine  législature. 
•  Si  cette  loi  est  soumise  à  une  telle  série  de  renvois,  c'est  qu'elle  ren- 
ferme un  vice  originel  :  ce  vice  consiste  en  ce  que  les  dispositions  géné- 
rales de  la  loi  qui,  à  elles  seules,  représentent  27  articles,  concernent  des 
sociétés  de  genres  bien  différents,  pour  ne  pas  dire  opposés.  Il  est 
évident  que  la  société  de  consommation  et  la  société  de  production  sont 
deux  choses  absolument  distinctes  qui  ne  peuvent  pas  être  régies  par 
un  même  texte  de  loi.  Il  s'ensuit  que,  suivant  que  l'idée  de  consom- 
mation ou  ridée  de  production  a  prévalu  dans  la  discussion  devant 
une  des  deux  Chambres,  les  dispositions  générales  deviennent  favo- 
rables à  un  genre  de  sociétés  et  défavorables  à  l'autre.  De  là  un  mouve- 
ment de  protestation  de  la  société  lésée  auprès  de  la  Chambre  qui  re- 
çoit le  projet. 

La  loi  ne  sera  bonne  et  ne  sera  votée  que  si  les  deux  textes  de  la 
consommation  et  de  la  production  sont  complètement  séparés. 

Les  efforts  du  commerce,  —  Les  syndicats  commerciaux  de  Tépicerie, 
boucherie,  boulangerie,  vins,  liqueurs,  etc.,  ont  tenu  une  grande  assem- 
blée pour  arrêter  le  vote  de  la  loi  coopérative  et,  à  la  suite,  une  déléga- 
tion a  été  envoyée  auprès  de  la  commission  sénatoriale.  Mais  les  résul- 
tats de  cette  démarche  ont  été  nuls  ;  l'exonération  de  la  patente  et  l'ad- 
mission des  adhérents,  principaux  griefs  de  la  ligue  commerciale,  ont, 
en  effet,  été  maintenues  dans  le  projet,  non  sans  résistance  toutefois,  et, 
il  faut  bien  le  dire  aussi,  grâce  à  l'absence  de  M.  Marcel  Barthe,  l'ennemi 
le  plus  déclaré  des  adhérents.  En  fin  de  compte,  les  commissaires  ont  cédé 
aux  instances  du  rapporteur,  ipais  ont  déclaré  qu'ils  réservaient  toute 
leur  liberté  pour  la  discussion.  Pour  nous  personnellement,  nous  recon- 
naissons sans  hésitation  que  le  plus  grand  intérêt  des  coopératives  serait 
de  se  décider  volontairement  à  payer  la  patente,  car  elles  élargiraient 
ainsi  considérablement  leur  cercle  d'action.  Pour  la  même  raison  nous 
pensons  que  le  commerce  ne  peut  pas  mener  une  campagne  plus  funeste 
à  lui-même  que  la  campagne  de  la  patente  des  coopératives, 

La  loi  mutuelle  ne  sera  probablement  pas  plus  votée  que  la  loi 
coopérative  par  cette  législature.  Mais  nous  sommes  aujourd'hui  bien 
tranquille  sur  son  sort.  Quelques-uns  des  membres  de  la  commission 
prétendaient,  en  effet,  la  faire  voter  telle  quelle  et  sans  discussion  par 
la  Chambre,  et  dans  ce  but  probablement,  le  rapport  portait  que  la  loi 
avait  été  acceptée  à  l'unanimité  par  la  commission,  ce  qui  était  inexact. 
Mais,  depuis  le  dépôt  du  rapport,  une  telle  agitation  a  été  faite,  un  pea  sur 
notre  propre  initiative,  dans  la  Mutualité,  que  dix  amendements  signés 
des  noms  les  plus  autorisés  ont  été  déposés  sur  le  bureau  de  la  Cham- 
bre. Ces  amendements  représentent  à  peu  près  tous  les  desiderata  quô 


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LA    LOI   BOVIER  LAPIERRE.  247 

nous  avons  formulés.  Il  n'est  donc  plus  à  craindre  que  la  loi  passe  par 
surprise,  et  il  est  fortement  à  espérer  que  la  Chambre,  éclairée  par  les 
amendements  et  leurs  auteurs,  réformera  toutes  les  dispositions  funestes 
qui,  après  douze  ans  d'études  et  de  discussions,  fourmillaient  encore 
4ans  le  texte  proposé. 

La  loi  Bovier-Lapierre.  —  Le  5  juillet  1892,  le  Sénat  repoussait  pour  la  - 
seconde  fois  la  proposition  Bovier-Lapierre  qui  avait  été  déjà  deux  fois 
votée  par  la  Chambre  des  députés.  Mais,  en  même  temps,  il  renvoyait  à 
sa  commission  un  contre-projet  dû  à  Tinitiative  de  M.  Goblet,  etc.  Ce 
renvoi  avait  été  jusqu'ici  interprété  comme  la  preuve  que,  pour  le  Sénat, 
la  loi  de  1884  était  incomplète,  qu'il  y  avait  lieu  de  la  compléter,  en  un 
mot,  de  faire  quelque  chose,  tandis  que  jusqu'ici  il  avait  refusé  de  faire 
quoi  que  ce  soit. 

Cet  argument  retentissait  encore  l'autre  jour  sous  la  coupole  du 
Sénat,  ce  qui  n'empêche  pas  qu'après  le  vote  de  l'article  premier,  par 
iii  voix,  l'ensemble  de  la  proposition  ne  s'écroulât  à  4  h.  1/2,  sous  une 
majorité  de  207  voix  contre  37. 

Et  notez  que  ce  que  le  Sénat  repoussait  par  ce  vote  écrasant  n'avait 
plus  rien  de  la  loi  Bovier-Lapierre  ;  c'était  un  texte  revu  et  considéra- 
blement amendé  par  le  Conseil  d'État  d'abord,  par  la  Commission  en- 
suite. Voici  quel  en  était  l'article  premier  :  «  Quiconque  aura  usé  de  l'un 
des  moyens  indiqués  dans  l'article  414  du  Code  pénal,  violences,  voies 
défait,  menaces,  manœuvres  frauduleuses,  dans  le  but  de  porter  atteinte 
au  droit  d'ouvriers  ou  de  patrons  de  faire  ou  de  ne  pas  faire  partie  d'un 
s\Tidicat  professionnel,  sera  puni  d'un  emprisonnement  de  six  jours  à 
un  mois,  et  d'une  amende  de  16  à  200  francs,  ou  de  l'une  de  ces  deux 
peines  seulement.  Sera  puni  des  mêmes  peines  quiconque  aura  usé  des 
marnes  moyens  dans  le  but  d'obliger  une  ou  plusieurs  personnes  à  se 
conformer  à  des  décisions  prises  par  une  collectivité  de  patrons  ou  d'ou- 
vriers organisés  ou  non  en  syndical  ».  Ce  texte,  comme  on  le  voit,  ne 
renfermait  plus  aucune  des  deux  expressions  qui  caractérisaient  la  propo- 
sition Bovier-Lapierre  :  refus  motivé  d'embauchage  ou  privation  d'em- 
ploi. Ces  deux  points  avaient  été  absolument  rejetés  par  le  Sénat  :  la 
liberté  du  patron  de  ne  pas  embaucher  ou  de  renvoyer,  sous  réserve  tou- 
tefois de  l'article  1780  du  Code  civil,  avait  été  reconnue  comme  entière 
et  absolue  au  point  de  vue  pénal. 

Le  rapport  de  la  Commission  avait  bien  spécifié  que  la  proposition 
'*  n'érige  en  délit  ni  le  refus  d'embauchage,  ni  la  privation  de  travail  ou 
d'emploi,  ni  l'usage  de  dons,  offres  ou  promesses.  Ces  faits  divers  sont 
Considérés  comme  l'exercice  d'un  droit  dont  il  peut  être  fait  mauvais 
usage,  mais  auquel  il  n'est  pas  possible  de  tracer  des  limites  sur  le  ter- 
rain pénal.  De  son  côté,  M,  Demôle  a  dit  à  la  tribune  que  le  premier 


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248  CHRONIQUE  DU   MOUVEMENT  SOCIAL. 

droit  d'un  citoyen  est  de  n'employer  que  l'homme  qui  lui  convient  et  de 
pouvoir  renvoyer  celui  dont,  pour  des  motifs  dont  il  e^t  seul  juge,  il 
refuse  les  services.  M.  Tolain  lui-même  avait  dit  :  Je  reconnais  que  nous 
ne  pouvons  pas  imposer  à  un  patron  d'occuper  des  ouvriers  syndiqués 
quand  il  lui  déplaît  d'en  avoir.  La  thèse  Bovier-Lapierre  se  trouvait  ainsi 
complètement  écartée.  On  sait  que  la  dernière  formule  de  l'honorable 
député  était  celle-ci  :  «  Tous  patrons,  entrepreneurs  d'ouvrage  et  contre- 
maîtres qui  seront  convaincus  d'avoir,  par  menaces  de  perte  d'emploi 
ou  de  privation  de  travail,  refus  motivé  d'embauchage,  renvoi  d'ouvriers 
ou  d'employés  à  raison  de  leur  qualité  de  syndiqués,  violences  ou  voies 
de  faits,  dons,  offres  ou  promesse  de  travail,  contraint  ou  empêché  de 
faire  partie  d'un  syndicat  ou  troublé  la  création  ou  le  fonctionnement 
des  syndicats  professionnels  reconnus  par  la  loi  du  21  mars  1884,  seront 
punis  d'un  emprisonnement  de  six  jours  à  un  mois  et  d'une  amende  de 
100  francs  à  2,000  francs  ou  de  l'une  de  ces  deux  peines  seulement.  » 
On  était  bien  loin  de  ce  texte. 

Mais  la  nouvelle  rédaction  de  la  Commission  n'ai  lai  telle  pas  tout 
simplement  faire  double  emploi  avec  l'article  414?  Non!  répondait 
M.  Goblet,  puisque  les  syndicats  n'existaient  pas  quand  l'article  414  a 
été  fait.  La  commission  estimait,  au  contraire,  que  le  code  pénal  proté- 
geait suffîsamment  la  liberté  des  syndicats  professionnels  contre  toute 
atteinte  où  se  rencontrerait  l'oppression  d'un  acte  de  force  illégitime. 
Néanmoins,  elle  n'avait  pas  été  retenue  par  la  crainte  d'une  répétition 
surabondante  et,  par  esprit  de  conciliation  surtout,  elle  avait  engagé  le 
Sénat  à  voter  la  proposition  de  loi.  C'est  sur  ses  conseils  qu'une  majorité 
de  111  voix  vota  l'article  1"  le  7  juillet  à  2  h.  1/2. 

Mais  une  heure  plus  tard,  divers  membres  qui  avaient  voté  avec  la 
majorité  et  même  le  rapporteur  de  la  commission  venaient  déclarer  à  la 
tribune  qu'ils  voteraient  contre  l'ensemble  du  projet.  Quel  revirement 
complet  I  On  se  serait  cru  à  la  Chambre  !  Que  s'était-il  donc  passé  dans 
l'intervalle  ?  Il  s'était  passé  que  le  garde  des  sceaux  était  venu  défendre 
la  proposition  à  la  tribune  et  l'avait  si  bien  défendue  qu'il  l'avait 
écrasée.  C'est  par  son  appréciation  du  fait  du  renvoi  d'un  ouvrier  par  le 
patron  que  le  ministre  a  opéré  cette  transformation.  «  Voici  l'hypothèse 
que  je  veux  vous  signaler,  Messieurs,  a-t^il  dit.  Un  patron  embauche  un 
ouvrier  :  le  lendemain  il  apprend  que  cet  ouvrier  est  syndiqué,  et  pour 
ce  motif  il  le  renvoie.  Pour  moi  le  fait  de  renvoyer  un  ouvrier  pour  cette 
seule  raison  qu'il  est  syndiqué  ouvre  au  profit  de  cet  ouvrier  Un  droit  à 
réparation  civile,  en  même  temps  qu'il  y  a  là  un  fait  délictueux  pouvant 
entraîner  une  peine  contre  celui  qui  le  commet.  »  Ces  paroles  ont  pro- 
voqué de  vives  oppositions  de  la  part  de  MM.  Lacombe  et  Demôle. 

M.  Trarieux  est  monté  à  la  tribune  pour  défendre  encore  la  loi  et 


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LE  DROIT   DES  ANCIENS  OUVRIERS.  249 

réconcilier  la  majorité  et  le  ministre,  mais  il  n'a  pas  tardé  à  être  entraîné 
par  l'opposition  et  par  sa  propre  logique  à  son  point  de  départ  et  à 
déclarer  qu'il  voterait  contre  la  loi.  Mais  ce  retour,  très  loyal  et  très 
motivé,  mérite  d'être  cité  car  il  fixe  un  point  de  droit.  «Puisque  vous 
m'autorisez  à  affirmer  à  cette  tribune  que  notre  projet  actuel  est  superflu 
parce  que  Tarticle  414  du  Code  pénal  doit  nous  suffire,  je  voterai  moi- 
même  contre  ce  projet  pour  ne  laisser  aucun  doute  sur  l'intention  et 
la  portée  de  nos  votes.  >> 

Dans  la  même  séance  le  Sénat  a  déblayé  tout  le  terrain  syndical  :  il  a 
repoussé  d'abord  l'amendement  Goblet  ainsi  conçu  :  »  Ceux  qui  par  voies 
de  fait  ou  menaces,  privation  d'emploi  ou  refus  concerté  de  travail, 
auront  porté  atteinte  au  libre  exercice  des  droits  résultant,  pour  les 
ouvriers  ou  patrons,  de  la  loi  du  20  mars  1884  sur  les  syndicats  profes- 
sionnels, seront  punis  d'un  emprisonnement  de  six  jours  à  un  mois  et 
d^une  amende  de  16  francs  à  200  francs  ou  de  Tune  de  ces  deux  peines 
seulement.  Seront  punis  des  mêmes  peines  ceux  qui,  par  voie  d'inter- 
dictions générales  affichées  dans  les  ateliers, auront  déclaré  refuser  d'em- 
ployer des  ouvriers  syndiqués  ou  non  syndiqués.  »  Le  vote  a  donné  34  voix 
pour  et  217  contre. 

M.  Marcel  Barthe  avait,  de  son  côté,  proposé  une  série  d'additions  à  la 
loi  du  21  mars  1884.  Une  seule  de  ces  additions  a  été  mise  en  discussion, 
c'est  celle-ci  :  «  La  liberté  du  travail  et  de  l'industrie  étant  un  principe 
d'intérêt  général  et  d'ordre  public,  toute  décision  contraire  à  ce  principe 
prise  par  la  majorité  des  membres  d'un  atelier,  d'un  syndicat  profes- 
sionnel ou  d'un  groupe  corporatif  en  état  de  grève,  est  nulle  et  comme 
non  avenue;  en  conséquence,  tout  ouvrier,  quelle  que  soit  sa  profession, 
a  le  droit  de  continuer  librement  de  travailler  ou  de  reprendre  le  travail. 
Tout  patron  a  écalement  le  droit  d'occuper  librement  dans  ses  ateliers 
les  ouvriers  qu'il  recrute  ou  qui  s'offrent  à  lui  pour  les  travaux  de  son 
industrie.  »  Cette  déclaration  générale  de  principes  qui  se  trouve  déjà,  en 
grande  partie,  dans  le  Code  civil,  ne  pouvait  pas,  en  réalité,  devenir  une 
mesure  législative  vu  qu'elle  n'avait  aucune  sanction.  Le  Sénat  l'a  rejetée 
par  43  voix  contre  175.  La  suite  de  la  discussion  des  additions  à  la  loi  de 
1884  proposées  par  M.  Marcel  Barthe  a  été  ajournée  par  le  Sénat. 

Le  droit  des  anciens  ouvriers.  —  La  haute  Assemblée  a  terminé  par  le 
rejet  du  projet  de  loi  adopté  par  la  Chambre  des  Députés  et  tendant  à 
conférer  aux  anciens  ouvriers  le  droit  de  faire  partie  des  syndicats.  On 
sait  d'avance  quel  serait  le  résultat  de  c<:  projet  de  loi  :  ce  serait  la  mise 
des  syndicats  dans  la  main  des  marchands  de  vins  et  des  ouvriers  ren- 
voyés. Le  gouvernement  s'en  était  rapporté  à  la  sagesse  du  Sénat.  Le 
projet,  déjà  repoussé  par  la  Commission  a  été  rejeté  par  le  Sénat  sans 
débats.  A.  Fougeroussb. 

La  Réf.  Soc,  16  juillet  1893.  3«  série,  t.  VI  (t.  XXVI  col.  ),  17 


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I 


LE  MOm'EJIENT  SOQAL  A  L'ÉTRANGER 

LE  REPOS  DU  DBLVNCHE  EN  ITALIE,  EN  BELGIQUE.  —  On  a 

souvent  constaté  et  regretté  l'espèce  sinon  d'indifférence  au  moins  d'im- 
puissance des  pays  catholiques,  pour  maintenir  ou  pour  rétablir  Tobser- 
vation  du  repos  dominical.  On  n'a  qu'à  comparer  à  ce  point  de  vue  la 
France,  l'Espagne,  l'Italie,  à  l'Angleterre,  aux  États-Unis,  à  la  Suisse, 
pour  s'assurer  que  rinfériorité  des  premières  est  manifeste,  et  que  les 
efforts  récents  tentés  pour  arriver  à  un  meilleur  état  de  choses,  y  sont 
bien  loin  de  Tintensité  qui  serait  nécessaire  pour  aboutir  à  de  sérieux 
résultats  (1).  Il  semble  aujourd'hui  que  ces  pays  veulent  rattraper  le 
temps  perdu,  et,  sans  parler  de  la  France,  où  nos  lecteurs  connaissent  la 
vaillante  campagne  de  la  Ligue  populaire,  voici,  d'après  des  renseigne- 
ments d'Italie  et  de  Belgique,  la  preuve  que  les  catholiques  aussi  com- 
mencent à  comprendre  que  les  vrais  progrès  sociaux  demandent  pour 
être  durables  à  être  conquis  par  Tinitiative  des  intéressés.  Les  lois 
viennent  ensuite,  si  c'est  nécessaire,  sanctionner  les  institutions  ou  les 
coutumes  utiles.  Elles  ne  les  créent  que  bien  rarement,  surtout  quand 
il  s'agit  d'intérêts  moraux  et  religieux. 

D*après  une  correspondance  adressée  de  Venise  à  l'Untïà  catfo/ica,  le 
comité  catholique  de  Trévise  a  entrepris  depuis  quelque  temps  une 
propagande  énergique  en  faveur  de  l'observation  du  repos  dominical. 
Pour  divers  motifs,  Fœuvre  à  réaliser  paraissait  impossible.  Le  pre- 
mier de  ces  motifs,  c'est  que,  dans  presque  toutes  les  villes  de  la  Vénétie, 
à  partir  de  l'annexion  à  l'Italie,  un  grand  nombre  de  négociants  ont 
jugé  qu'il  était  indispensable  au  succès  de  leurs  affaires  de  se  débarrasser 
de  tout  ((  préjugé  »  religieux,  et  de  tenir  leurs  boutiques  ouvertes  le 
dimanche  aussi  régulièrement  qu'ils  les  avaient  tenues  fermées  aupara- 
vant. L'ne  autre  circonstance  défavorable,  c'était  l'esprit  anticlérical  plus 
développé  que  jamais  ;\  Trévise,  et  qui  menaçait  de  démonstrations  inju- 
rieuses ceux  qui  auraient  eu  le  courage  d'obéir  au  mot  (Tordre  du  comité 
«  clérical  ».  Un  troisième  motif,  plus  grave  encore  que  les  deux  autres, 
consistait  dans  ce  fait  que,  les  dimanches  précisément,  par  suite  d'une 
vieille  habitude,  une  bonne  partie  des  habitants  des  villages  voisins  s>e 
rendaient  à  Trévise  pour  y  faire  leurs  emplettes.  Aussi  le  dimanche 
était- il,  pour  la  ville,  le  jour  par  excellence  des  affaires. 

(!)  Dans  nn  même  pays,  comme  la  Suisse  par  exemple,  on  trouve  de  grandes 
différences  selon  qu'on  est  dans  une  région  en  majorité  catholique  ou  protes- 
tante. On  sait  tout  ce  qu'ont  pu  réaliser  à  Genève,  notamment,  les  persévérants 
et  habiles  efforts  de  la  Ligue  pour  le  repos  dominical.  Allez  dans  le  Tossin,  pays 
de  catholicisme  italien  (et  il  faut  ajouter  do  radicalisme  maçonnique),  et  voici 
ce  que  vous  y  verre/,  d'après  un  témoin  peu  suspect  :  «  Nous  avons  été  pénible- 
ment impressionne,  il  y  a  quelques  années,  en  constatant  de  visu  qu'à  Lugano  on 
travaille  le  dimanche  matin  à  peu  près  comme  en  France.  »  Revue  de  [la  Suisse 
catholique^  avril  1893,  p.  215. 


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LE   KEPOS    Di:    DIMANCUE    EN    ITALIE   ET    EN    BELGIQUE.  251 

Malgré  ces  difficultés  et  d'autres  encore,  après  moins  de  deux  ans 
d'efforts,  le  plus  remarquable  succès  a  couronné  Ténergie  et  la  persévé- 
rance des  catholiques  de  Trévise.  Au  lieu  d'aborder  l'obstacle  de  front, 
ils  Tont  habilement  tourné.  Au  lieu  de  prêcher  la  fermeture  des  bou- 
tiques le  dimanche,  ils  ont  exprimé  Topinion  qu'il  convenait  de  s'abste- 
nir de  faire  des  empiètes  ce  jour-là.  Et  cette  tactique  a  été  suivie  sur  le 
terrain,  plus  facile  et  moins  attaqué  par  l'irréligion,  des  campagnes. 
Ils  ont  commencé  par  répandre  à  pleines  mains  un  petit  journal  très 
bien  fait,  la  Vita  del  Popolo,  dans  lequel  était  développé  chaque  di- 
manche le  devoir  du  repos  dominical.  Ce  journal  eut  un  grand  succès, 
et  il  est  tiré  actuellement  à  quinze  mille  exemplaires. 

Mais  ce  n'était  qu'un  commencement.  Tous  les  dimanches  et  jours 
fériés,  quatre  ou  cinq  bons  conférenciers  laïques  partirent  de 
Trévise,  se  rendant  en  des  villages  difTérents  pour  y  parler  du  repos 
dominical.  Le  thème  de  leurs  discours,  bien  que  variée  dans  la  forme, 
était  toujours  le  même  en  substance  :  c'était  que  l'obligation  du  repos 
du  dimanche  ne  consiste  pas  seulement  dans  l'abstention  du  travail  ma- 
nuel, mais  encore  dans  la  sanctification  de  ce  jour  par  l'assistance  aux 
saints  ofQces,  et  dans  le  soin  de  ne  conclure  aucun  marché  d'aucune 
sorte.  S'il  n'y  avait  point  d'acheteurs  à  Trévise  ce  jour-là,  disaient-ils,  il 
n'y  aurait  pas  non  plus  des  boutiques  ouvertes.  La  propagande  marchait 
à  souhait  ;  les  curés  y  mirent  la  dernière  main.  Avec  un  accord  admi- 
rable, ils  ne  laissèrent  pas  passer  un  seul  dimanche  sans  rappeler  l'o- 
bligation du  repos  dominical,  déclarant  que  c'était  violer  ce  repos  que 
d'aller  faire  des  emplettes  à  Trévise  les  jours  fériés.  Et  les  campa- 
gnards, travaillés  à  la  fois  par  le  petit  journal,  par  les  conférenciers  et 
par  leurs  curés,  finirent  par  se  rendre  presque  tous  à  ces  conseils. 

On  commença  à  voir  diminuer  le  chiffre  des  affaires  du  dimanche  ;  il 
descendit  bientôt  au  tiers  de  l'ancien  chiffre,  et  ne  tarda  guère  à  tomber 
presque  à  rien.  En  présence  de  cet  état  de  choses,  la  plupart  des  négo- 
ciants n'ouvraient  plus  leurs  boutiques  le  dimanche.  La  rage  des  anti- 
cléricaux se  déversait  dans  certaines  petites  feuilles  locales.  Quelques 
négociants,  cependant,  précisément  en  vue  de  faire  une  manifestation 
hostile,  continuaient  à  tenir  leurs  boutiques  ouvertes.  Le  comité  agit  alors 
ainsi.  Par  l'intermédiaire  du  petit  journal,  de  ses  conférenciers  et  des 
curés,  il  fit  de  la  réclame  en  faveur  des  maisons  de  commerce  qui  res- 
taient fermées  le  dimanche,  et  tout  particulièrement  en  faveur  de  celles 
dont  les  propriétaires  avaient  déclaré  qu'ils  agissaient  de  la  sorte  pour 
observer  un  devoir  religieux.  Le  mot  d'ordre  fut  de  ne  dire  ni  du  mal  ni 
du  bien  des  boutiques  qui  restaient  ouvertes  —  cela  pour  ne  pas  s'attirer 
des  procès  ;  —  on  faisait  cependant  comprendre  aux  paysans  qu'il  con- 
venait de  favoriser  de  sa  clientèle  les  négociants  qui  respectaient  le  pré- 


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252  LE   MOUVEMENT   SOCIAL  A   l'ÉTRANGER. 

cepte  divin.  Sur  ce  terrain  encore,  la  victoire  du  comité  catholique  fut 
si  éclatante,  que  Ton  vit  des  négociants  notoirement  irreligieux  courir 
au  siège  du  comité  et  demander  comme  une  grâce  que  Ton  voulût  bien 
les  inscrire  sur  la  liste,  la  désertion  de  leur  clientèle  les  menaçant  de  la 
faillite. 

Cette  victoire  fut  si  complète,  que  non  seulement  toutes  les  boutiques 
de  Trévise,  à  part  cinq  ou  six,  furent  fermées  les  jours  fériés,  mais  que 
toute  autre  transaction  fut  suspendue.  S'il  y  a,  par  exemple,  un  marché 
pour  lequel  il  était  difficile  d'obtenir  ce  résultat,  à  cause  des  varia- 
tions des  prix,  c'est  celui  des  cocons  de  vers  à  soie.  Or,  un  de  ces 
derniers  dimanches,  une  seule  charrette  chargée  de  cette  marchandise  a 
pénétré  dans  Trévise,  mais  elle  a  dû  s'en  retourner  sans  avoir  déchargé: 
les  acheteurs  chômaient! 

L'exemple  de  Trévise  peut  être  imité  partout. 

En  Belgique,  ifne  s*agit  pas  d'une  ville  seule,  mais  d*un  mouvement 
général  dans  un  très  grand  nombre  de  villes.  C'est  tantôt  un  corps 
d'état,  tantôt  un  autre:  mais  il  n'est  presque  pas  de  jour  où,  depuis  deux 
ou  trois  mois,  les  journaux  belges  ne  soient  remplis  du  récit  de  réu- 
nions ayant  pour  but  de  conquérir  le  repos  dominical,  dans  les  profes- 
sions où  il  n'existe  pas.  Chose  curieuse,  malgré  l'existence,  au  moins 
nominale,  d'une  Ligue  centrale  dont  nous  avons  annoncé  la  création  en 
son  temps,  ce  mouvement  semble  spontané  :  on  ne  voit  pas,  au  moins 
dans  les  journaux  qui  nous  passent  sous  les  yeux,  la  trace  d*une  impul- 
sion centrale,  ce  qui  prouverait  une  fois  de  plus  que,  si  les  Ligues  cen- 
trales ne  peuvent  rien  faire  sans  les  initiatives  locales,  celles-ci,  en 
revanclie,  peuvent  fort  bien  se  passer  des  secours  d'une  association  plus 
large.  Nous  ne  prétendons  nullement,  d'ailleurs,  que  des  associations  de 
ce  genre  soient  inutiles;  quand  elles  sont  bien  menées,  avec  de  la  lar- 
geur d'esprit,  de  la  persévérance  et  beaucoup  de  sens  pratique,  elles 
sont  indispensables  pour  soutenir  le  zèle  là  où  il  existe  déjà,  et  le  sus- 
citer là  où  tout  est  à  faire.  Leur  rôle  serait  d'ailleurs  immense  ne  fût-ce 
que  comme  comité  local  dans  la  ville  capitale  où  elles  se  trouvent  d'or- 
dinaire, et,  dans  les  pays  centralisés,  au  point  de  vue  de  l'action  sur  les 
grandes  administrations  publiques  ou  privées  dont  Tinfluence  rayonne 
sur  tout  le  pays. 

En  Belgique  donc,  les  pharmaciens  d'abord,  puis  les  employés  de  nou- 
veautés, les  armateurs  et  marchands  de  poisson»,  et  divers  autres  corps 
d'état  s'entendent  de  leur  mieux,  à  Bruxelles,  à  Liège,  à  Gand,  k  Char- 
leroi,  à  Ostende,  à  Verviers,  etc.,  pour  ne  plus  vendre  ou  pour  diminuer 
progressivement  les  heures  de  vente  le  dimanche.  Le  détail  de  tous  ces 
efforts  n'intéresserait  pas.  Voici  cependant  pour  un  corps  d'état  qui 
nous  paraît  en  la  matière  plus  important  que  bien  d'autres,  comment  il 


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LE  REPOS  DU  DIMANCHE  EN   ITALIE   ET  EN   BELGIQUE.  253 

vient  d'être  procédé.  L'appel  suivant  a   été  distribué  ces  jours-ci   aux 
ouvriers  des  journaux  quotidiens  de  Bruxelles  : 

<c  La  liste  d'adhésion  qui  a  circulé  dans  nos  ateliers,  et  qui  est  sur  le 
point  d'achever  sa  tournée,  a  reçu  partout  un  accueil  enthousiaste.  Tous 
les  ouvriers  Tout  signée  avec  empressement.  L'heure  des  démarches  est 
arrivée.  Mais,  avant  de  nous  rendre  auprès  de  Messieurs  les  Directeurs 
—  dont  plusieurs  ont  déjà  manifesté  d'excellentes  dispositions  —  vos 
délégués  ont  exprimé  le  désir  de  tenir  une  assemblée  générale  de  tous 
les  journaux,  afin  que  chacun  puisse  donner  son  petit  avis  dans  cette 
intéressante  question.  Le  congé  de  dimanche  prochain  a  heureusement 
favorisé  ce  projet.  Je  viens  donc,  au  nom  des  délégués,  vous  convier  à 
une  réunion  qui  se  tiendra  dimanche  16  juillet,  à  dix  heures  précises 
du  matin.  Au  Cygne,  Grand'Place.  Le  syndicat  de  la  presse  se  réunira 
incessamment.  Une  délégation  des  rédacteurs  assistera  à  notre  réunion. 
Toas  au  poste  dimanche  prochain  I  » 

Nous  ne  savons  encore  ce  qui  résultera  de  cette  initiative.  A  coup  sûr, 
ce  ne  sera  pas  sans  de  grands  efforts  que  les  ouvriers  d'imprimerie  ob- 
tiendront de  se  reposer  le  dimanche  dans  les  journaux,  par  exemple, 
qui  accusent  quotidiennement  M.  Vanden  Peereboom  de  vouloir  rétablir 
rinquisition  parce  qu'il  a  créé  son  excellent  tiinbre-poste  dominical  en 
vue  de  faciliter  le  repos  des  facteurs.  Mais  il  ne  faut  désespérer  de 
rien.  Et  d'ailleurs,  il  n'y  a  pas  rien  que  des  journaux  irréligieux.  Nous 
en  connaissons  qui  se  disent  excellents  catholiques  et  qui  paraissent  le 
dimanche  comme  les  autres  jours.  11  en  est  d'autres  qui  embrassent, 
disent-ils,  toutes  les  revendications  ouvrières,  qui  veulent  notamment  la 
réduction  des  heures  de  travail  :  qu'ils  commencent  donc  eux-mêmes 
par  prêcher  d'exemple  le  respect  des  commandements  divins,  ou  par 
diminuer,  en  attendant  les  heures,  au  moins  les  jours  de  travail.  Puis, 
s'ils  ne  le  font  pas  de  bonne  grâce,  que  leurs  ouvriers  d'abord,  leurs 
abonnés  ensuite,  leur  forcent  doucement  la  main.  Nous  l'avons  dit  sou- 
vent, et  il  faut  le  répéter  sans  -cesse  :  si  les  ouvriers  avaient  toutes  les 
qualités  que  leur  prêtent  des  amis  trop  zélés,  ils  auraient  su  depuis 
longtemps  discerner  quelques  réformes  pratiques  que  tous  les  gens  de 
bien,  sans  distinction  d'école,  les  aideraient  à  conquérir.  Le  repos  du 
dimanche  est  au  premier  rang  de  ces  réformes.  On  peut  affirmer  qu'au- 
jourd'hui et  partout,  quand  les  travailleurs  le  voudront  et  y  emploieront 
les  grandes  forces  dont  ils  disposent,  ce  bienfait  leur  sera  assuré.  Après 
celui-là,  un  autre.  C'est  là  ce  que  nous  semblent  avoir  compris  les  typo- 
graphes belges  et  les  autres  corps  d'état  qui  marchent  sur  leurs  traces. 
Leur  initiative  nous  semble  cependant  avoir  une  importance  générale 
supérieure  à  celle  de  tout  autre  profession.  Car  le  jour  où  tous  les 
journaux  auront  cessé  de  paraître  le  dimanche,  l'idée  du  repos  domi- 
nical aura  réalisé  en  fait  un  immense  progrès  dans  tous  les  esprits  ; 
pour  la  faire  passer  dans  la  pratique  générale  et  pour  l'y  maintenir,  il 
ne  restera  plus  à  ses  partisans  dévoués  qu'à  faire  un  suprême  effort  et... 


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254  LE  MOUVEMENT   SOCIAL   A   l'ÉTRANGER. 

à  ne  pas  cesser  d'<^tre  vigilants,  puisque  les  forces  du  mal  sont,  elles, 
toujours  en  éveil. 

LE  PATRONAGE  EN  ALLEMAGNE,  EN  BELGIQUE.  —  Il  existe  en 
Allemagne  un  Bureau  central  pour  les  institutions  patronales  sur  lequel 
M.  Hrooks,  notre  distingué  confrère  américain,  nous  renseigne  dans  le 
dernier  numéro  de  VÉconomtc  jouimal,  organe  de  l'Association  économi- 
que briïannique.  En  avril  1892,  ce  bureau  central  a  tenu  une  confe'rence 
à  laquelle  assistaient  les  deux  ministres  de  Berlepsch  et  de  Bôtticher. 
On  y  décida  de  réunir  toutes  les  données  expérimentales  de  quelque 
importance,  de  cataloguer  et  de  coordonner  les  renseignements  de  fa- 
çon à  les  rendre  accessibles  aux  chefs  d'industrie  qui  auraient  le  désir 
d'en  profiter,  afin  d'améliorer  leurs  relations  avec  leurs  ouvriers  et  les 
conditions  dévie  morale  et  matérielle  de  ceux-ci.  D'autre  part,  un  fonc- 
tionnaire supérieur  du  ministère  du  commerce  de  Prusse,  M.  Post,  a 
publié  deux  gros  volumes  qui  sont  consacrés  à  la  description  des  insti- 
tutions patronales  les  plus  remarquables.  On  peut  rapprocher  ces  volu- 
mes, très  exacts  et  très  précis,  nous  affirme-t-on,  du  rapport  sur  le 
Nouvel  ordr^e  de  incompensés  créé  par  Le  Play  à-  Texposition  de  1867,  ou 
de  celui  de  M.  Cheysson  sur  la  section  XIV  (Institutions  patronales)  de 
l'exposition  d'Économie  sociale  en  1889.  M.  Brooks  a  pu  constater  que 
la  publication  de  M.  Post  a  eu  pour  effet  de  faire  affluer  les  visiteurs 
et  les  demandes  de  renseignements  auprès  des  créateurs  des  institutions 
décrites  (1). 

11  en  est  en  Allemagne  comme  partout  ailleurs  :  les  plus  grands  ennemis 
des  institutions  patronales  senties  socialistes  de  toute  nature  qui  redou- 
tent plus  que  toute  chose,  pour  leur  action  néfaste,  tout  ce  qui  peut 
amener  une  détente  entre  les  divers  facteurs  du  travail.  M.  Raffalovich 
citait  naguère  dans  le  ^foJnk  économique  ce  qu'une  petite  feuille  socialiste 
a  répondu  à  M.  Sturm  lorsqu'il  en  appelait  récemment  à  l'activité  des 
patrons  pour  assurer  le  contentement  des  ouvriers  :  «  Le  contentement 
est  le  père  des  vices;  aucune  sottise,  ni  l'alcoolisme,  ni  tout  autre  vice, 
ne  rejetic  un  peuple  tellement  en  arrière  que  le  contentement.  »  On  jae 
peut  dévoiler  plus  impudemment  le  plan  de  campagne  des  meneurs 
socialistes,  et  Ton  voit  par  là  combien  il  serait  imprudent  de  tenir 
compte  des  revendications  de  ces  agitateurs  quand  ils  demandent,  par 
exemple,  à  diriger  eux-mêmes  et  sans  l'intervention  patronale,  ou  en  la 
réduisant  au  minimum,  les  institutions  créées  pour  les  ouvriers.  Si 
quelque  concession  dans  ce  sens  peut  être  quelquefois  utile,on  fera  bien 
de  prendre  raille  précautions  plutôt  qu'une,  afin  d'empêcher  la  désorga- 

(l)  La  revue  a  rendu  comjito  déjà  des  travaux  et  des  fondations  ducs  à  l'ini- 
tiative éclairée  de  M.  le  D^"  Post.  Voir  Les  Institutions  sociales  à  Hanovre,  par 
M.  A.  Delaire  [Réf.  soc,  \^^  sept.  1890). 


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LES  ÉîiEUTES  DE  SAINT-IMIEB  ET   DE  BERNE.  255 

nisation  ou  la  destruction  qui  serait  le  résultat  d'une  abdication  complète. 

Au  mois  d'avril  de  cette  année,  le  bureau  central  des  institutions 
patronales  a  tenu  son  second  congrès.  On  s'y  est  occupé  des  caisses  de 
secours, et  on  a  demandé  à  l'initiative  privée  de  compléter  ce  que  Tassu- 
rance  obligatoire  n'a  pu  qu'ébaucher.  On  a  cité  divers  exemples  de 
grandes  maisons  où  Toij  s'est  efforcé  de  donner  au  malade  la  différence 
entre  son  salaire  habituel  et  la  somme  mise  à  sa  disposition  par  la 
Caisse  d'assurance  contre  la  maladie.  Ailleurs,  ce  sont  des  caisses  de 
prêts  remboursées  par  des  retenues  volontaires  sur  les  salaires.  Une 
seconde  question  à  Tordre  du  jour  avait  trait  aux  institutions  en  faveur 
des  enfants  et  des  adolescents.  Ici  on  se  préoccupe  surtout  de  relever 
le  niveau  moral  et  d'améliorer  l'instruction  professionnelle.  On  a  insisté 
sur  la  nécessité  de  ne  rien  faire  qui  pût  relâcher  les  liens  de  la  famille, 
et  on  a  recommandé  pour  les  jeunes  filles  la  création  d'écoles  ménagères. 

Plus  de  100  personnes  ont  pris  part  au  Congrès  de  1893.  En  1892,  on 
avait  organisé  une  petite  exposition  d'économie  sociale,  qui  a  été  incor- 
porée au  musée  d'hygiène  existant  à  Berlin. 

Le  bureau  central  des  institutions  patronales  édite  une  correspondance 
mensuelle,  en  fascicules  de  10  pages,  qui  tire  à  l,oOO*exemplaires. 

En  Belgique,  il  s'est  formé  à  Liège,  il  y  a  six  ans,  une  Association  qui 
a  pris  le  nom  d'Union  des  Patrons  en  faveur  des  Ouvriers.  Cette  Associa- 
tion a  pour  but  d'étudier  toutes  les  questions  qui  se  rattachent  à  l'amé- 
lioration de  l'état  religieux,  moral  et  économique  de  la  classe  ouvrière  ; 
elle  recherche  les  moyens  les  plus  efficaces  d'obtenir  cette  amélioration  ; 
elle  centralise  les  renseignements  relatifs  aux  œuvres  établies,  aux  expé- 
riences faites  en  Belgique  ou  au  dehors,  et  elle  propage  l'application  de 
celles  qu'elle  a  choisies  par  des  publications,  des  conférences,  des  dé- 
marches personnelles. 

Les  dépenses  de  l'Association  sont  couvertes  par  les  cotisations 
annuelles  des  membres  établies  sur  les  bases  suivantes  :  20  francs  au 
moins  pour  les  patrons  qui  emploient  plus  de  cent  ouvriers  ;  10  francs 
au  moins  pour  ceux  qui  en  emploient  de  trente  à  cent  ;  5  francs  au 
moins  pour  ceux  qui  en  emploient  de  dix  à  trente.  Au-dessous  de  dix 
ouvriers,  la  cotisation  des  patrons  est  facultative. 

L'Association  publie  un  Bulletin  envoyé  gratuitement  à  ses  membres. 

LES  ÉMEUTES  DE  SAINT-IMIER  ET  DE  BERNE.  —  Des  émeutes 
ouvrières  assez  graves  ont  eu  lieu,  le  mois  dernier,  à  Saint-Imier  et  à 
Berne,  A  Saint-Imier,  c'est  une  querelle  entre  ouvriers  syndiqués  et  non 
syndiqués  de  l'horlogerie,  qui  a  été  la  cause  des  désordres.  Les  éléments 
anarchistes  se  sont  emparés  de  cette  querelle  pour  échauffer  les  esprits, 
et  ils  ont  assailli  une  fabrique  dont  le  patron  ne  voulait  pas  se  plier 
aux  exigences  du  syndicat,  en  renvoyant  ses  ouvriers  non  syndiqués.  Il 


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256  LE    MOUVEMENT   SOCIAL   A   L'ÉTRANGER. 

y  a  eu  des  blessés  et  de  nombreux  dégâts  matériels.  La  répression  a  été 
prompte  et  énergique.  Une  trentaine  d'arrestations  ont  eu  lieu  et  la  cause 
suit  son  cours  devant  les  tribunaux. 

A  Berne,  les  troubles  ont  été  plus  graves.  Ils  ont  été  causés  par  la 
rivalité  entre  ouvriers  du  bâtiment  indigènes  et  italiens.  Ceux-ci  sont 
sobres,  travailleurs  et  savent  leur  métier;  ceux-là,  nous  dit  la  Biblio- 
thèque universelle  y  sont  adonnés  à  la  boisson,  paresseux  et  ne  peuvent 
remplir  que  des  fonctions  subalternes.  Le  19  juin,  quelques  centaines  de 
manœuvres,  armés  de  bâton,  se  sont  mis  à  parcourir  les  chantiers  de 
construction,  en  frappant  les  ouvriers  italiens  qu'ils  rencontraient.  On 
fit  une  quinzaine  d'arrestations.  Le  soir,  les  émeutiers  tentèrent  de  déli- 
vrer de  force  les  prisonniers.  La  police  se  défendit  et  chargea  la  foule  le 
sabre  h  la  main.  On  sonna  le  tocsin.  Des  volontaires  vinrent  au  secours 
de  la  police.  11  fallut  sévir  énergiquement,  et  on  compte  que  plus  de  cent 
personnes  ont  été  blessées  des  deux  côtés,  aucune  grièvement.  A  minuit 
Tordre  était  rétabli,  et  soixante-dix  arrestations  avaient  eu  lieu,  parmi 
lesquelles  le  fameux  Wassilief,  secrétaire  ouvrier,  un  ancien  étudiant 
russe  naturalisé  suisse  et  qui,  depuis  nombre  d'années,  excite  les  ouvriers 
IT""  entre  eux  et  contre  les  patrons.  Il  était  le  principal  auteur  de  Témeute 

I  et  son  affaire  s'instruit. 

En  somme,  tout  ceci  serait  banal  si  ça  ne  se  passait  en  Suisse,  pays 
renommé  pour  la  sagesse  calme  de  ses  populations.  Une  fois  de  plus, 
c^est  le  résultat  d'abord  de  quelques  meneurs,  partout  les  mêmes,  puis 
des  théories  fausses  répandues  dans  les  masses  par  des  utopistes  dont 
les  plus  dangereux  sont  encore  ceux  dont  les  intentions  sont  sincères 
et  dévouées.  Que  ne  dît-on  pas  aux  ouvriers,  par  exemple,  pour  leur 
présenter  comme  la  pire  des  choses  la  liberté  du  travail  'qu'ils  récla- 
meraient tous  si  elle  leur  était  enlevée?  On  veut  établir  en  Suisse  l'obli- 
gation des  syndicats  :  radicaux  et  catholiques  semblent  d'accord  sur  ce 
point,  et  les  ouvriers,  trouvant  bien  lentes  les  formalités  législatives, 
veulent  réaliser  tout  de  suite  ce  dont  on  leur  promet  merveille.  Suppo- 
sons qu'on  aboutisse.  Ce  ne  sera  pas  la  paix  qui  en  résultera,  mais  de 
nouvelles  luttes  entre  syndicats  ouvriers  et  syndicats  patronaux,  entre 
la  majorité  et  la  minorité  dans  chaque  syndicat,  entre  ceux-ci  et  le 
cinquième  état,  exclu  par  le  quatrième  des  associations  plus  ou  moins 
aristocratiques.  Et  puis,  par-dessus  tout,  ce  qui  résultera,  ce  sera  la 
diminution  du  travail,  et  la  misère  du  peuple  et,  au  bout  d'un  temps 
plus  ou  moins  long,  Tinévitable  réaction  qui  ramènera  au  seul  régime 
du  travail  viable  dans  les  nations  modernes. 

J.  Cazajeux. 


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BIBLIOGRAPHIE 


I.     —    Recueil»    périodique». 

Revue  des  questions  historiques  $  t.  LUI,  (Paris,  1®'  se- 
mestre 1893).  —  Kurth  (Godefroid),  TEpopée  et  l'Histoire,  p.  3-26  [«  Dans  la 
jennesse  des  sociétés  comme  dans  celle  des  individus,  il  n^  a  pas  de 
place  pour  les  facultés  critiques  réservées  à  un  âge  plus  mûr...  >»].  — 
Soiont  (Ludovic),  Les  banqueroutes  du  Directoire,  p.  459-507  [étude  sur  la 
fameuse  banqueroute  du  9  vendémiaire  an  V  (30  sept.  1797)  qui  réduisit 
la  dette  publique  au  tiers  consolidé.  En  1789  le  déficit  était  déjà  de 
162  millions,  en  mars  1790  de  350  et  en  avril  il  y  avait  déjà  plus  de 
300  millions  de  dépenses  extraordinaires.  Le  Directoire  «  au  lieu  de  tra- 
vailler utilement  à  améliorer  cette  situation  ne  sut  que  l'aggraver 
encore  ».  La  Convention  avait  trouvé  deux  milliards  700  millions  d'assi- 
gnats en  circulation,  elle  en  créa  7  milliards  278  millions  et  les  imposa 
comme  papier-monnaie.  Étude  curieuse  sur  les  assignats.  Le  8  brumaire 
le  Comité  de  salut  public  ordonna  une  émission  de  4  milliards  d'assi- 
gnats et  le  26  le  Directoire  en  faisait  fabriquer  4  milliards  dont  500  mil- 
lions en  assignats  de  100  livres  pour  avoir  de  la  petite  nâonnaie,  le  louis 
se  payant  3018  livres  ;  on  en  avait  émis  en  somme  pour  29  milliards 
430,481,623  livres.  Mais  par  le  décri  là  banqueroute  fut  décrétée  le 
9  vendémiaire  an  VI  à  63  fr.  34  %  ;  elle  «  n'avait  pas  même  l'excuse 
d'alléger  les  charges  de  l'État.  Jusqu'alors  il  n'avait  soldé  ni  cherché 
à  solder  les  intérêts  de  sa  dette.  »  Il  en  avait  seulement  donné  le  quart, 
mais  fictivement  et  parfois  le  créancier  ne  touchait  que  le  quart  de  ce 
quart.  Cependant  on  ne  tenait  pas  les  promesses  faites  et  bientôt  le 
Directoire  décidait  (loi  du  26  vendémiaire  an  VII)  que  partie  du  gage  des 
créanciers,  les  biens  nationaux,  seraient  vendus  pour  une  somme  de 
125  millions  afin  d'équiper  les  conscrits.  Le  16  nivôse  (5  janvier  1798)  il 
faisait  voter  un  emprunt  patriotique  de  80  millions  pour  une  descente 
en  Angleterre  avec  prime  sur  les  captures  futures  «  après  l'infaillible 
succès  des  armes  de  la  République  ».  Le  résultat  en  fut  ridicule  et  au 
18  bmmaire  il  y  avait  un  déficit  de  400  millions  sur  un  budget  de  725^ 
Cétait  l'incohérence,  le  gaspillage,  le  bouleversement  des  vraies  notions 
en  matière  de  science  financière.]  L.  B. 

Zeltsclirlft  rar  VoIksivIrtschAft»  Aoelalpolltlk  und 
Verwaltun^,  Organe  de  la  Société  des  économistes  autrichiens. 
Édilépar  V.  Bœhm-Bawerk,  etc.;  t.  II,  1"»  partie  (Vienne,  1"  semes- 
tre 1893).  —  Jolin  (V.),  Genèse  des  sciences  d'observation,  Esquisse  his- 
torique et  critique,  pp.  1-24,  228-52  [étudie  d'une  manière  très  complète 
la  nabHance  et  les  développements  de  ces  sciences  depuis  les  Grecs  et 
l'application  de  leur  méthode  aux  sciences  politiques;  ne  paraît  pas  se 
douter  cependant  de  l'existence  des  travaux  de  Le  Play  et  de  son  école 
qui  ne  peuvent  plus  être  omis  en  un  pareil  sujet].  —  Auspitz  (Rudolf), 
La  réforme  des  impôts  directs  en  Autriche,  p.  25-58  [Analyse  et  critique 
du  projet  gouvernemental,  dont  le  point  capital  est  l'introduction  en 
Autriche  de  l'impôt  général  et  progressif  sur  le  revenu  personnel].  — 
Banohberg  (D'  Heinrich),  Critique  de  la  loi  du  domicile  autrichienne, 


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258  BIBLIOGRAPHIE. 

p.  59-99.  —  Rabbeno  (Prof.  D'  Ugo),  Les  assurances  ouvrières  en  Italie, 
p.  100-123  [expose  les  multiples  projets  de  loi  qui  avaient  pour  objet 
d'organiser  des  caisses  de  retraite  et  de  régler  la  question  des  accidents 
du  travail,  d'abord  sous  la  forme  de  l'inversion  de  la  preuve  et  ensuite 
par  l'assurance  obligatoire,  d'après  le  projet  Luzzati.  Depuis  13  ans,  les 
projets  les  plus  divers  ont  été  discutés  sans  donner  encore  une  solution. 
L'auteur  décrit  ensuite' l'organisation  et  les  re'sultats  de  la  Casaa  nazio- 
nale  di  assecurazione  pei'  gli  infortunii  sul  lavoro  établie  en  1882  et  du 
Patronato  d* assecurazione  e  di  soccorso  per  gli  infortunii  del  lavoro  créé 
à  Milan  en  1883.  Les  longs  débats  auxquels  les  divers  projets  de  loi  ont 
donné  lieu  sans  aboutir  encore,  ont  été  dominés  par  la  crainte  du  socia- 
lisme d*État.  L'auteur,  lui  aussi,  avait  eu  d'abord  foi  en  l'initiative 
privée  pour  régler  la  question  des  assurances.  Il  a  changé  d'avis  depuis  : 
l'initiative  privée  a  donné  de  bons  résultats  pour  l'assurance  contre  la 
maladie,  mais  s'est  montrée  incapable  de  résoudre  la  question  des  acci- 
dents du  travail  et  de  l'invalidité.  11  faut  ici  recourir  à  l'assurance  obli- 
gatoire. D'autre  part,  l'auteur  est  d'avis  que  le  législateur  italien  avant 
d'entreprendre  la  question  des  assurances  ouvrières  aurait  dû  s'occuper 
avant  tout  d'un  problème  bien  autrement  menaçant  pour  l'Italie  :  la 
réglementation  de  la  situation  des  petits  propriétaires  et  des  ouvriers 
ruraux].  —  Délibérations  de  la  Société  des  économistes  autrichiens  : 
séances  des  7  novembre,  14  novembre,  21  novembre  et  19  décembre  1892, 
p.  124-30;  séances  des  30  janvier  et  27  fé>Tier  1893,  p.  278-86.  —  Som- 
maruga  (D'  Guido  Freiherr  von),  Les  lois  du  18  septembre  1892  concer- 
nant l'établissement  d'un  droit  de  timbre  sur  les  actions,  rentes  et  titres 
étrangers  et  l'imposition  de  la  circulation  de  certains  papiers  négociables 
en  bourse,  pp.  131  -51  [Analyse  et  texte].  — Stookinger  (F.,  consul  géné- 
ral d'Autriche  à  Bombay],  L'agriculture  dans  l'Inde  anglaise,  p.  152-181 
[exposé  très  complet  de  la  situation  agricole  [de  l'Inde  :  la  population  et 
les  cultures].  — Herkner  (Prof.  D'  H.),  Par  quels  moyens  faut-il  main- 
tenir et  renforcer  la  classe  moyenne?  Discours  d'ouverture  à  l'Ecole  poly- 
technique de  Karlsruhe,  p.  209-27  [Après  avoir  prouvé  la  nécessité  de 
l'existence  d'une  classe  moyenne,  en  montrant  d'une  part  l'impossibilité 
d'une  égale  répartition  des  richesses  et  les  dangers  d'une  opposition 
brusque  entre  riches  et  prolétaires,  l'auteur  examine  la  situation  actuelle 
des  classes  moyennes  en  Allemagne.  Les  relevés  statistiques  des  reveT- 
nus  et  des  professions  ne  donnent  pas  une  idée  exacte  de  la  situation.  11 
faut  examiner  en  particulier  et  séparément  les  conditions  de  vie  de  la 
petite  et  moyenne  exploitation  industrielle,  commerciale  et  agricole. 
Quant  à  l'industrie,  l'auteur  passe  successivement  en  revue  les  profes- 
sions les  plus  encombrées  :  tailleurs,  chemisiers,  cordonniers,  tisserands, 
artisans  en  métaux,  menuisiers-ébénistes,  industrie  du  bâtiment,  bou- 
laugers  et  bouchers,  et]conclut  que,  à  part  les  deux  derniers,  tous  ces 
métiers  ont  déjà  disparu  ou  vont  disparaître  sous  la  pression  de  causes 
économiques  et  techniques.  Quant  au  commerce,  il  faut  bien  convenir 
que  le  commerce  de  détail,  qui  forme  ici  la  classe  moyenne,  offre  de 
grands  inconvénients,  qui  lui  ont  valu  la  concurrence  des  grands  maga- 
sins et  des  coopératives  de  consommation,  sous  laquelle  il  risque  fort 
de  succomber.  La  classe  moyenne  agricole,  à  son  tour,  se  trouve  dans 
une  situation  fort  critique,  par  suite  d'une  organisation  insuffisante  du 
crédit,  des  prix  disproportionnés  des  domaines,  d'une  loi  successorale 
défectueuse,  des  conjonctures  défavorables  dans  les  marchés  de  grains, 


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RECUEILS  PÉRIODIQUES.  259 

d'une  formation  technique  et  économique  très  minime  et,dela  sorte, elle 
disparait  insensiblement  au  profit  de  la  grande  propriété  dans  le  Nord- 
Est  et  de  la  propriété  parcellaire  dans  le  Sud-Ouest.  Les  remèdes?  L'au- 
teur rejette  tout  d'abord  la  corporation  obligatoire,  la  preuve  de   capa- 
cité, etc.,  en  un   mot  toutes   les    mesures    restrictives    opposées    au 
perfectionnement  technique  des   moyens   de  production.  Les  adopter 
serait  <  uu   suicide  national  »  pour  T Allemagne.  La  disparition   des 
petites  exploitations  ne   serait  jamais   absolument  complète,   ni  dans 
Tindustrie,  ni  dans  le  commerce,  ni  dans  Tagri culture.  Mais  il  faut  s'ef- 
forcer d'augmenter  partout  les  capacités  professionnelles.  On  peut  éga- 
lement faire  participer  les     petites  exploitations    aux    bienfaits    des 
grandes,  par  exemple  par  la  diffusion  des  petits  moteurs.  Enfin,  les  coo- 
pératives de  production  n'ont  pas  dit  leur  dernier  mot.  L'auteur  insiste 
particulièrement  sur  la  question  du  recrutement  des  classes  moyennes. 
Elles  doivent  se  renforcer  principalement  par  un  mouvement  ascendant 
des  ouvriers  de  la  grande  industrie.  La  question  sociale  n'est  pas  une 
simple  question  de  protection  du  travail  infantile  ou  d'hygiène,  ni  une 
simple   question   d'estomac.    Elle  doit  se  poser  ainsi  :    comment  les 
ouvriers  peuvent-ils  parvenir  à  un  revenu,  aune  instruction,  à  une  con- 
dition sociale  qui  les  élèvera  parmi  la  cla&se  moyenne?  En  Angleterre, 
la  réponse  à  la  question  a  été  donnée,  au  moins  pour  l'industrie   du 
coton.  On  y  trouve  de   nombreuses  familles  ouvrières  avec  4.000  sch. 
iie  revenu  et  une  existence  bourgeoise.  Cette  haute  situation  des  ouvriers 
a  contribué  pour  une  grande  part  au  brillant  développement  dé  cette 
industrie.  Ce  qui  se  fait  en  Angleterre  peut  se  faire   en  Allemagne  et  en 
Autriche.  «   Je  compte,  conclut  l'auteur,  voir  chez  nous^  aussi  s'élever 
progressivement  la  classe  ouvrière  et  j'attends  d'elle  non  seulement  un 
renforcement  si  nécessaire  de   là  classe  moyenne,  non  seulement  une 
accélération  du  progrès  économique  et  technique,  non  seulement  le  don 
précieux  de  la  paix  sociale  et  nationale,  mais  j'attends  d'elle  davantage  : 
une  régénération  durable  de  notre  classe  moyenne  et  par  elle  de  toute 
notre  vie  nationale.  »  S'il  nous  est  permis  de  faire  une  courte  observa- 
tion,   il  nous  paraît  que   l'auteur  pose  très  bien  le  problème  social   à 
résoudre,  mais  qu'il  n'indique  pas  suffisamment  les  moyens  à   suivre. 
L'exemple  de  l'Angleterre  est  certes  bien  choisi,  mais  on  peut  ne  pas 
partager  sa  confiance  en  ce  qui  concerne  l'Allemagne  et  l'Autriche.  Le 
développement  économique  et  social  de  ces  deux  pays  est  fort  différent 
de  celui  de  l'Angleterre  et  il  est  permis  de  croire  que   ce  qui  s'est 
produit  ici  peut  très  bien   ne   pas  se  reproduire   sur  le  continent]. 
—  Sohwledland  (D'  Eugen),  Une  loi  pour  restreindre  la  libre  concur- 
rence dans  le  commerce,  p.  253-77  [réquisitoire   énergique,  nourri  de 
faits  et  de  détails  intéressants,  contre  les  ventes  à  l'encan  des  marchan- 
dises, qui  constituent,  en  France  particulièrement,  une  des  formes  les 
plus  vivaces  de  la  concurrence  déloyale.  Parmi  ces  ventes  qu'on  décore 
des  noms  les  plus  divers,  ventes  pour  cause  de  décès,  de  fin  de  saison, 
de  fermeture,  etc.,  il  en  est  certes   de  parfaitement  honnêtes  et. la  dis- 
tinction n'est  pas  facile  à  faire.  Pour  réprimer  les  abus,  on  a  introduit 
dans  divers  pays  une  imposition  extraordinaire  et  la  permission  préa- 
lable de  l'autorité  locale  (Bavière:  loi  de   4868,   Prusse:   loi    de    1880, 
Hongrie  :  loi  de  1884).  Un  projet  récent  du  26  janvier  1892  se  propose  de 
régler  la  question  en  Autriche,  sur  des  bases  analogues,  en  facilitant  de 
plus  le  contrôle  des  commerçants  sur  ces  ventes  à  l'encaiu  L'auteur 


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260  BIBLIOGRAPHIE. 

approuve  le  projet  et  en  souhaite  la  rapide  réalisation].  —  Isama  Ster- 
negg  (K.  Th.  von),  La  loi  du  16  juillet  1892  {Jottm.  off.  n»  202),  concer- 
nant les  caisses  de  secours  enregistrées,  p.  287-302  [Analyse  et  texte). 
—  Reisoli  (D'  Richard),  La  réforme  de  l'imposition  directe  en  Hollande, 
p.  303-325  [La  loi  du  27  septembre  1892a  décrété:  1.  l'introduction  de 
l'impôt  général  sur  la  fortune  ;  2.  l'augmentation  de  l'impôt  de  consom- 
mation sur  les  boissons  alcooliques  ;  3.  l'abolition  de  l'impôt  sur  le 
savon  et  la  réglementation  nouvelle  du  droit  d'importation  de  cet  article; 
4.  la  diminution  de  l'impôt  sur  le  sel;  5.  la  diminution  de  quelques 
droits  proportionnels  sur  des  mutations  de  propriété  et  l'inscription 
hypothécaire.  Reste  en  discussion  l'établissement  d'un  impôt  industriel 
et  professionnel  prt)gressif,  remplaçant  le  droit  de  patente.  De  plus,  des 
projets  de  loi  sont  annoncés  sur  l'abolition  des  droits  de  péage  sur 
routes  et  canaux,  la  réforme  de  l'impôt  foncier  et  des  impôts  person- 
nels. Le  but  de  toutes  ces  réformes  est  d'arriver  à  une  répartition  plus 
équitable  de  l'impôt,  sans  augmenter,  ni  diminuer  pour  cela  les  revenus 
de  l'Etat.  L'auteur  examine  plus  spécialement  l'impôt  sur  la  fortune  et 
l'impôt  industriel  et  professionnel,  tels  qu'ils  viennent  d'être  établis  ou 
vont  l'être  par  la  loi  hollandaise].  —  Kunwald  (D'  Ludwig),  Les  colonies 
ouvrières  allemandes,  p.  326-36  [La  question  du  vagabondage  a  été  ré- 
solue presque  partout  par  le  renvoi  des  vagabonds  devant  les  tribunaux 
de  police.  Mais  le  délit  de  vagabondage  est  si  vaguement  défini  !  Â  côté 
des  véritables  vagabonds,  paresseux  invétérés  qui  constituent  un  véri- 
table danger  social,  il  est  tant  de  malheureux  qui  courent  les  grandes 
routes,  avec  la  meilleure  volonté  de  travailler,  mais  sans  en  trouver  les 
moyens.  L'Etat  ne  peut  rien  faire  pour  leur  procurer  du  travail,  c'est  à  la 
charité  qu'il  faut  recourir.  On  a  pensé  qu'un  bon  moyen  d'occuper  ces 
bras  sans  travail  était  de  les  employer  au  défrichement  des  terres 
incultes.  C'est  dans  ce  but  qu'a  été  créée  en  Allemagne,  en  1882,  la  pre- 
mière colonie  ouvrière  de  Wilhemsdorf,  sous  la  direction  du  pasteur  von 
Bodelschwingh.  Aujourd'hui,  26  colonies  existent  en  Prusse,  Saxe,  Wur- 
temberg, Bade,  Bavière,  etc..  Elles  reposent  sur  la  triple  base  de  :  l'ap- 
pel à  la  charité  pour  fournir  les  fonds  nécessaires,  l'entrée  et  la  sortie 
volontaire  des  travailleurs,  la  continuité  du  travail.  Nous  regrettons  de 
ne  pouvoir  entrer  ici  dans  les  détails  intéressants  sur  l'activité  de  ces 
colonies.  Nous  revoyons  les  les  lecteurs  que  la  question  intéresse  aux 
divers  écrits  du  D'  G.  Berthold  (Berlin,  M.  Priber)  et  au  rapport  que 
M.  G.  Berry,  envoyé  à  la  tête  d'une  commission  par  le  conseil  municipal 
de  Paris  pour  étudier  ces  institutions,  a  publié  récemment  sur  les 
«  colonies  d'ouvriers  libres  »1.  —  Elkan  (D'  Eugen),  Résultats  sociaux 
de  l'inspection  des  fabriques  en  Autriche,  p.  33744  [Analyse  du  rapport 
des  inspecteurs  de  fabriques  pour  1891.  Un  point  intéressant  à  noter  est 
le  rôle  de  confident  et  d'arbitre  que  les  inspecteurs  prennent  de  plus  en 
plus  vis-à-vis  des  ouvriers.  En  1891,  5,113  cas  d'arbitrage  contre  5,023  en 
1890.  Dans  1,585  cas,  l'intervention  des  inspecteurs  a  été  couronnée  de 
succès.  Quant  aux  grèves,  dans  la  plupart  des  cas  les  grévistes  ont  donné 
congé  en  respectant  les  délais  convenus.  Les  ouvriers  se  sont  montrés 
beaucoup  plus  circonspects  et  prudents  dans  leurs  revendications.  Grâce 
aux  efTorts  des  inspecteurs  de  fabrique,  ceux-ci  sont  parvenus  à  termi- 
ner les  grèves  en  beaucoup  de  cas  et  même  à  les  prévenir  en  aplanis- 
sant les  difficultés  qui  pliaient  éclater.  Cette  intervention  amiable  des 
inspecteurs  autrichiens  est  caractéristique.  Ils  remplissent  de  la  sorte 


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.RECUEILS  PÉRIODIQUES.  261 

leur  véritable  mission.  On  ne  peut  en  dire  autant  des  inspecteurs  alle- 
mands. L'auteur  critique  vivement  l'organisation  de  l'inspection  des 
fabriques  en  Allemagne  et  réclame  de  promptes  réformes,  sans  toute- 
fois oser  les  espérer  à  bref  délai.] 

Ern.  Dubois. 

The  ^iiarterly  Journal  of  Économies,  t.  VII,  !■'<'  partie 
(Boston,  octobre  189^  à  mars  1893).  —  Moses  (Bernard),  Le  cours  légal 
en  Californie,  p.  1-25  [Histoire  des  mesures  prises  en  Californie  pour 
remédier  aux  effets  de  la  dépréciation  du  papier  d'État  fédéral  à  la  suite 
de  son  émission  en  1862].  —  Taussig  (E.  W'.),  La  réciprocité,  p.  26-39 
[Tarifs  internationaux  de  douanes  :  effets  nouvellement  produits  par  les 
traités  de  réciprocité  en  pareille  matière.  Traités  conclus  par  les  États- 
Unis  avec  le  royaume  d'Hawaii  en  1876,  traité  franco-anglais  de  1860,  etc. 
«  Le  résultat  pratique  des  conventions  de  réciprocité...  est  d'accroître 
un  peu  l'importance  générale  du  commerce  international  »].  —  Clark 
(J.-B.),  Assurance  et  bénéfice  commercial,  p.  40-54.  — Dunbar  (Charles 
F.),  La  question  des  billets  de  banque,  p.  55-77  [Étude  sur  la  question 
de  la  circulation  du  papier  aux  États-Unis,  qui  emprunte  un  intérêt  par- 
ticulier à  Tétat  de  la  question  monétaire  de  l'autre  côté  de  TAtlantique. 
Situation  actuelle  :  ses  aspects  politiques  et  économiques.  La  question 
qui  se  pose  est  de  savoir  si  le  droit  d'émission  «  ne  peut  être  étendu  avec 
avantage  à  quiconque  sera  autorisé  à  l'exercer  sous  les  conditions  éia- 
blies  par  les  quarante-quatre  législatures  d'États.  »]  —  Hill  (William), 
Les  douanes  coloniales,  p.  78-100  [Histoire  des  tarifications  douanières 
dans  les  colonies  anglaises  et  TAmérique  du  Nord  jusqu'à  la  guerre  de 
l'indépendance. ]  —  A8hley(W.  J.).  De  l'étude  de  l'histoire  économique, 
p.  115-36.  —  Claudio  Jannet,  Les  catholiques  français  et  la  question 
sociale,  p.  137-61  [Étude  du  plus  haut  intérêt  et  très  documentée,  com 
posée  par  notre  savant  confrère  avec  toute  la  compétence  qu'on  lui 
connaît,  sur  l'État  actuel  et  les  effets  du  mouvement  catholique  et  social 
en  France.  La  connaissance  familière  qu'a  M.  Claudio  Jannet  de  la  langue 
anglaise  lui  a  permis  de  compléter  ici  des  indications  générales  données 
sur  le  même  sujet  dans  un  article  paru  précédemment  dans  la  môme 
revue.  Position  de  la  question  ;  revue  rapide  des  progrès  [matériels  de 
tout  genre  accomplis  dans  ce  siècle,  où  est  excellemment  montré  le  fatal 
effet  qu'a  produit  dans  les  relations  du  capital  et  du  travail  l'esprit  anti- 
chrétien.  Méthodes  pratiques  employées  dans  la  région  française  ; 
l.  Intervention  de  VÉtat.  Sa  légitimité  reconnue  par  les  catholiques  et  les 
économistes.  Lois  de  1841  et  de  1874  sur  les  manufactures.  Limites  oiï 
doit  s'arrêter  l'action  de  l'État.  Protection  des  enfants,  des  jeunes  gens, 
des  femmes  travaillant  dans  l'industrie.  Le  repos  du  dimanche,  la  Ligue 
populaire  pour  le  repos  du  dimanche;  limitation  des  heures  de  travail, 
cas  où  elle  est  légitime  ;  diverses  assurances  ouvrières  établies  en  France  ; 
on  doit  repousser  la  fixation  d'un  minimum  des  salaires  comme  le  pre- 
mier pas  vers  le  collectivisme.  II.  Action  de  Vemployeur.  Le  patron  et  le 
patronage  :  caractères  particuliers  qui  les  distinguent  en  France;  leur 
importance  pour  la  paix  sociale  déjà  signalée  par  Le  Play.  Action  efficace 
et  discrète  du  patronage;  elle  s'inspire  directement  de  la  notion  des 
devoirs  qui  lient  l'employeur  au  travailleur,  tels  qu'ils  résultent  de 
l'Evangile  :  «  le  patronage,  dit  très  justement  M.  Claudio  Jannet,  n'ac- 
romplit  son  plein  résultat  ^lue  quand  il  est  chrétien.  »  III.  La  philan- 


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262  BIBLIOGRAPHIE. 

thropie  et  la  charité.  Associations  d'un  caractère  religieux  formées  entre 
ses  ouvriers  par  M.  Harmel  au  Val-des-Bois.  Heureux  résultats  obtenus 
dans  le  même  sens  à  Montceau-les-Mines.  L'association  de  Notre-Dame 
de  rUsine,  etc.  C'est  par  ces  moyens  que  l'élite  des  ouvriers  pourra 
coopérer  à  l'œuvre  de  la  défense  sociale.  IV.  La  coopération.  Echec 
général  des  sociétés  coopératives  de  production  ;  succès  de  celles  qui  ont 
trait  à  la  consommation.  Résultats  obtenus  en  France  et  en  Belgique. 
Les  cercles  catholiques  de  M.  de  Mun.  En  France,  les  sociétés  coopéra- 
tives, comme  les  syndicats,  s'inspirent  de  la  tendance  actuelle  à  recons- 
tituer les  associations  détruites  par  la  Révolution.  Précautions  à  prendre 
pour  assurer  la  liberté  du  travail.  Résultats  obtenus  eu  Belgique  :  insti 
tutions  de  prévoyance,  associations  ouvrières,  législation  du  travail. 
Dans  une  conclusion  très  optimiste,  mais  très  justifiée  aussi  par  Tétude 
des  faits,  le  savant  économiste  montre  qu'il  y  a  tout  lieu  d'espérer  que 
l'humanité  va  faire  des  progrès  substantiels  ;  le  pape  Léon  XIII  y  aura 
grandement  contribué],  —  Shaw  (William  B.),  Législation  sociale  et 
économique  dans  les  États  en  1892^  p.  187-92  [Revue  des  progrès  réalisés 
par  les  législatures  des  différents  États  de  la  Confédération  américaine 
sur  les  deux  points  signalés  pendant  l'année  1892.  Â  remarquer  dans 
riowa  des  dispositions  prises  pour  permettre  aux  patrons  de  s'assurer 
contre  le  dommage  causé  par  le  fait  de  l'ouvrier.] 

Pierre  Bidoire. 


ikrchlvlo  Glurldlco;  t.  XLVIII  (Pise,  janvier-juin  1892).  — - 
Lecci  (Amerigo),  Les  délits  de  presse  dans  le  droit  commun,  p.  3-3i 
[Histoire  du  régime  de  la  presse  en  Italie.  Toute  bonne  loi  doit  être 
libérale,  mais  toute  loi  libérale  n'est  pas  bonne  ;  et  il  faut  se  garder  d'ap- 
porter ici  une  sorte  de  chauvinisme  libénUre  qui  ne  serait  que  la  cari- 
cature du  vrai  libéralisme.  Il  ne  faut  pas  davantage  se  croiser  les  bras  en 
répétant  la  fameuse  comparaison  de  la  presse  avec  la  lance  d'Achille  qui 
guérissait  de  ses  propres  blessures  :  les  inventions  poétiques  delà  mytho- 
logie n'ont  aucune  contre-partie  dans  la  réalité.  Les  délits  de  presse 
peuvent  et  doivent  se  traiter  comme  des  délits  de  droit  commun]. — 
Pampalonl  (Muzio),  L'espace  aérien  et  le  sous-sol  dans  le  droit  moderne, 
p.  32-68.  [L'espace  aérien  est  res  communis,  non  point  ex  naiura,  mais 
ex  jure  gentium;  le  sous-sol  esti'es  nullius.  Néanmoins,  le  propriétaire  du 
fonds  reçoit,  pour  la  meilleure  exploitation  da  son  bien,  un  pouvoir 
exclusif  de  disponibilité  semblable  à  l'attribution  d'une  certaine  frange 
maritime  qui  s'accorde  aux  États  territoriaux].  —  Puviani  (Amilcare), 
Le  produit  reconstituant  dans  l'industrie,  p.  60-134,  372-434  [L'auteur 
appelle  de  ce  nom  la  portion  du  produit  brut  qui  sert  à  reconstituer  le 
capital  dépensé  pendant  la  période  productive].  —  D'Amico  (Papa),  La 
lettre  de  change,  son  principe  historique  et  économique,  p.  237-76.  — 
Tamassia  (Nino),  La  «  constitution  d'Athènes  »  d'Aristote,  p.  290-310. 
—  Rinaldi  (Antonio),  Delà  valeur  historique  et  juridique  des  cabrci  et 
àeapiatee,  p.  311-71  [Le  cabreo  et  laplatea  sont  des  polyptiques  ou  do- 
cuments de  propriété  religieuse  dans  le  sud  de  l'Italie.  Intéressant  pour 
l'histoire  des  biens  ecclésiastiques].  —  Bertolini  (Pietro),  Le  Conseil 
privé  en  Angleterre,  p.  453-89  [Son  rôle  semble  devoir  aller  en  augmen- 
tant, le  mouvement  démocratique  accentuant  l'ingérence  de  TEtat  et 
nécessitant  plus  de   surveillance  à  mesure  que  tes  classes   supérieures 


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PUBLICATIONS   NOUVELLES.  263 

sont  expulsées  du  gouvernement  local].  —  Porrini  (R.),  La  juridiction 
administrative  et  le  recours  pour  excès  de  pouvoirs,  p.  499-566. 

T.  XLIX  (juillet-décembre  1892).  — Ooviello(Nicola),  La  superficie,p.3- 
195  [Étude  volumineuse  sur  le  droit  de  propriété  et  les  diverses  formes 
possibles  de  superfices ,  y  compris  les  bancs  d'église  et  les  loges  de 
théâtre].  —  Bertollnl  (Pietro),  Le  Conseil  d'État  en  France,  p.  i96-236 
[L'un  des  organismes  les  plus  solides  et  les  mieux  justifiés  de  Tadmi- 
nistration  française.  C'est  grâce  à  lui  que  nous  jouissons  d'une  sorte 
d'équilibre  qui  remédie  au  défaut  de  stabilité,  et  que,  si  les  révolutions 
sont  faciles  en  France,  les  réformes  heureusement  y  sont  très  difficiles], 
-  Siotto-Pintor  (Manfredi),  Des  origines  et  du  développement  du  droit 
détester  chez  les  Romains,  p.  237-68  [L'auteur  se  propose  de  montrer» 
contrairement  à  l'opinion  courante,  que  le  droit  de  tester  a  subi,  chez  les 
Romains,  une  évolution  aussi  lente  que  chez  les  autres  peuples].  — 
Slmonoelll  (Vincenzo).  La  sous-location  et  la  cession  de  bail,  p.  269-282. 
-Longo  (Filippo),  L'action  contre  le  fictus  posaessor  en  droit  romain  et 
italien,  p.  289-368.  —  Gemma  (S.),  Condition  juridique  des  étrangers 
dans  le  passé  et  dans  le  présent,  p.  369-454.  [Très  intéressant,  en  ce 
moment  surtout  où  la  question  des  étrangers  revient  à  l'ordre  du  jour 
à  cause  de  leur  concurrence  économique.  Conclut  à  la  nécessité  d'assi- 
miler l'étranger  et  le  citoyen  au  point  de  vue  de  la  jouissance  des  droits 
civils].  —  Vaturl  (Vittorio),  La  théorie  de  Voperh  novi  nuntiatio  en  droit 
romain,  p.  499-541.  —  Tamassia  (Nino),  Le  mariage  dans  les  poèmes 
d'Homère,  p.  542-66.  S.  D. 


II»    —    Publicfttionift.   nouvelle». 

Code  manuel  de  droit  InduAtrlel,  par  Maurice  Dufourman- 
TELLE,  avocat  à  la  cour  d'appel  de  Paris,  docteur  en  droit. Paris,  Giard  et 
Brière,  1893,  in-18,  264  pages.  —  M.  Dufourmantelle,  qui  avait  publié 
l'an  dernier  un  premier  volume  de  ce  manuel,  poursuit  son  œuvre  et 
nous  en  donne  un  second.  Le  premier  comprenait,  nos  lecteurs  peuvent 
s'en  souvenir,  la  législation  ouvrière,  c'est-à-dire  celle  qui  concerne  le 
louage  de  service  et  ses  annexes.  La  question  est  autre  cette  fois,  il  s'agit 
dans  le  second  ouvrage  des  Brevets  d'invention  et  de  la  contrefaçon.  Notre 
auteur  traite  d'abord  en  quelques  pages  du  principe  de  la  propriété 
industrielle;  doit-il  être  reconnu  et  garanti  par  la  loi?*  Certains  écono- 
mistes ou  auteurs  éminents  disent  non  ;  d'autres  disent  oui.  M.  Dufour- 
mantelle est  de  ces  derniers  et  je  l'en  félicite.  Voilà  le  principe  établi  : 
comment  la  loi  en  a-t-elle  réglé  l'usage?  C'est  le  sujet  de  l'ouvrage  où 
l'on  trouve,  avec  la  loi  même,  les  principales  décisions  de  jurisprudence 
dont  l'importance  est  si  grande  en  pareille  matière.  La  part  faite  à  la 
législation  étrangère  se  borne  à  l'examen  des  conventions  internatio- 
nales passées  entre  notre  pays  et  quelques  autres,et  des  tentatives  d'en- 
tente faites  pour  assurer  au  dehors  le  droit  de  propriété  industrielle  de 
DOS  nationaux.  M.  Dufourmantelle  n'a  pas  cru  pouvoir,  comme  il  avait 
fait  dans  son  premier  travail,  exposer  les  diverses  législations  étrangères; 
ie  sujet  eût  été  trop  vaste  ;  restreint  à  la  France  il  reste  suffisamment 
étendu  en  même  temps  que  l'ouvrage  a  quelque  chose  de  plus  immé- 
diatement pratique.  Le  présent  travail  contient  un  appendice  qui  n'était 


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BIBUOGHAPUIE. 


pas  dans  le  premier  volume,  c'est  le  texte  des  lois  sur  les  matières  et 
celui  des  diverses  coivveuUons  internationales.  On  trouve  encore  une 
table  analytique  ;  c'est  une  addition  de  détail,  mais  un  détail  si  utile 
qu'il  vaut  la  peine  d'être  mentionné.  Hubbrt-Valleroux. 

De  la  division  du  travail  social,  par  Emile  Durkueim,  chargé 
d'un  cours  de  science  sociale  à  la  Faculté  des  lettres  de  Bordeaux; 
i  vol.  in-8°  de  la  Bibliothèque  de  philosophie  contemporaine  ;  FéHx 
Alcan,  1893,  ix-471  p.  —  L'auteur  définit  son  but  dès  les  premiers  mots 
de  la  préface  :  «  Ce  livre  est  avant  tout  un  effort  pour  traiter  les  faits  de 
la  vie  morale  d'après  la  méthode  des  sciences  positives  »  et  étudie  la 
division  du  travail  social  dans  sa  généralité  :  liv.  I,Fonc^ton  de  la  division: 
méthode  pour  la  déterminer,  solidarité  mécanique  ou  par  similitudes, 
solidarité  due  à  la  division  du  travail  ou  organique,  prépondérance  pro- 
gressive de  celle-ci  et  ses  conséquences,  solidarité  organique  et  solida- 
rité contractuelle  ;  liv.  II,  Caitses  et  conditions  :  les  progrès  de  la  division 
du  travail  et  ceux  du  bonheur,  causes,  facteurs  secondaires,  indéter- 
mination progressive  de  la  conscience  collective,  hérédité,  consé- 
quences ;  liv.  m,  Formes  anomales  .-division  du  travail  économique,  division 
du  travail  contrainte,  autre  forme  anomale,  conclusion.  En  avançant 
dans  rhistoire,  les  croyances  et  les  pratiques  communes,  religieuses  et 
autres,  s'affaiblissent  et  ne  sont  plus  sociales,  c'est-à-dire  capables  d'as- 
surer la  cohésion  des  sociétés.  La  solidarité  résulte  de  la  division  crois- 
sante des  fonctions  sociales  et  de  la  dépendance  mutuelle  qui  en  est  le 
résultat.  Cette  solidarité  s'accroît  avec  la  personnalité  des  individus  et 
ainsi  Tunité  du  tout  se  renforce  en  même  temps  que  Tindividualité  des 
parties.  Socialisme  et  individualisme  se  développent  parallèlement.  Mais 
il  est  de  toute  nécessité  que  les  règles  juridiques  et  morales  détermi- 
nent les  rapports  des  fonctions  divisées,  Ici  M.  Durkheim  étudie  les 
questions  graves:  il  établit  que  les  relations  du  capital  et  du  travail 
doivent  être  réglementées  assez  sagement  pour  rendre  égales  entre 
tous  les  conditions  extérieures  de  la  lutte.  Il  explique  les  transforma- 
tions morales  par  les  changements  qui  se  produisent  dans  le  milieu 
social.  La  méthode  est  inductive  et  les  preuves  d'ordre  expérimental.  Il 
y  aurait  fort  à  critiquer,  mais  encore  plus  à  louer,  et  la  lecture  de  cet 
ouvrage  ne  peut  que  profiter  aux  esprits  assez  éclairés  en  ces  matières 
pour  ftiire  le  départ  entre  le  bon  etle  mauvais. 


Le  Gérant  :  C.  Treiche. 


Paris.  —  Imprimerie  F.  Levé,  rue  Cassette,  n. 


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LES  GRÈVES  D  AMIENS 


La  ville  d'Amiens,  différente  en  cela  de  bien  d'autres  villes  indus- 
trielles, n'avait  pas  eu  de  grèves  depuis  plusieurs  années  (depuis 
1888).  Elle  vient  d'avoir  de  février  à  mai  une  série  de  grèves  poi^ 
tant  sur  des  professions  très  différentes,  qui  se  sont  produites  sous 
des  prétextes  divers,  mais  dans  le  même  temps,  avec  des  procédés 
fort  semblables,  et  ont  amené  certains  résultats  particulièrement 
fâcheux.  Il  a  paru  utile  à  la  Société  d'Ëconomie  sociale  de  feire  une 
élude  de  ces  grèves,  de  leur  origine,  de  leur  caractère  et  de  leurs 
effets,  elle  a  bien  voulu  me  charger  de  ce  soin. 

Pour  répondre  à  son  désir,  j'ai  fait  à  Amiens  un  séjour  un  peu 
bref,  mais  qui  a  été  bien  employé  à  interroger  les  personnes  pouvant 
me  renseigner,  patrons  et  ouvriers  en  cause  (même  les  meneurs), 
ou  témoins  des  faits  sans  y  avoir  été  parties  elles-mêmes, 
ainsi  qu'à  rassembler  les  documents  que  je  comptais  employer 
ensuite.  C'est  le  résultat  de  ces  recherches  que  je  donne  ici.  Mes 
confrères  de  la  Société  et  les  lecteurs  de  cette  étude  y  trouveront, 
je  pense,  à  réfléchir,  et  quelques-uns  peut-être  à  apprendre.  Quant 
aux  habitants  d'Amiens  qui  ont  bien  voulu  me  fournir  les  éléments 
de  ce  travail,  je  ne  fais,  en  les  remerciant,  que  m'acquitter  d'une 
manière  très  imparfaite  des  obligations  que  je  leut*  ai.  Je  crains 
seulement  de  ne  point  les  contenter,  soit  parce  qu'ils  semblaient 
se  faire  de  cette  enquête  une  idée  très  haute  que  mon  étude  n'éga- 
lera pas,  soit  parce  que  chacun  d'eux  a  sur  la  situation  et  sur  les 
faiLs  dont  je  vais  m'occuper  une  opinion  arrêtée  qu'il  sera  surpris 
souvent  de  ne  point  retrouver.  Je  les  prie  de  considérer  que  c'est 
Tinévitable  effet  d'études  de  ce  genre  et  que  toutefois  en  fournis- 
sant des  faits  et  même  des  appréciations  à  l'enquête,  ils  ont  été  les 
véritables  auteurs  des  services  qu'elle  pourra  rendre. 


3 


^'^i 


1.  —Les  industries  d'Amiens 

Amiens  compte  quatre  industries  principales  :  le  tissage,  la  tein- 
ture et  apprêts,  la  cordonnerie,  la  confection. 

Le  tissage  est  de  toutes  ces' industries  la  plus  ancienne,  et  le  pro- 
duitieplus  fabriqué  est  le  velours  de  coton.  La  première  manufac- 

L\  Réf.  Soc,   16  août  1893.  3»  Sêr.,  t.  VI  (t.  XXVI  col  \  18. 


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\ 


:2()0  LKS  liHKVKS  d'ami i:.\s. 

ture  a  été  établie  par  privilège  roy»l  en  1765  et  pendant  plus  d*un 
siècle  la  ville  d'Amiens  a  fait  seule  le  velours  de  coton,  soit  pour 
meubles,  soit  surtout  pour  vêtements.^  Aujourd'hui  des  fabriques 
concurrentes  ont  été  élevées  à  Rouen,  Ourscamp,Mareuil,  Pont-de- 
Metz.  Malgré  cela  c'était,  au  moment  de  la  grève,  une  industrie 
florissante  occupant  environ  4,000  personnes,  hommes,  femmes 
et  enfants  ;  les  chômages  étaient  presque  inconnus.  Le  travail  se 
faisait  presque  uniquement  en  fabrique,  les  petits  ateliers  ayant 
disparu  pour  faire  place  à  de  vastes  usines  occupant  jusqu'à  700  et 
800  personnes. 

11  y  a  encore  des  tissages  de  laine  et  de  toile,  mais  qui  ont  dans 
les  manufacturiers  de  Roubaix  des  concurrents  redoutables.  On 
fait  aussi  la  toile  d'emballage  et  les  sacs  en  toile,  mais  ce  sont  des 
articles  très  bon  marché  et  qui  ne  peuvent  rétribuer  que  faiblement 
la  main-d'œuvre. 

Quant  à  la  «  teinture  et  apprêts  »*,  c'est  une  sorte  de  complément 
de  l'industrie  du  velours,  puisque  c'est  surtout  le  velours  de  coton 
qui  est  teint  et  apprêté  dans  les  divei*ses  maisons  d'Amiens.  Ici  pas 
de  travail  à  domicile,  tout  se  fait  à  l'usine  et,  comme  pour  le  tissage, 
les  grandes  maisons  remplacent  le  petit  atelier  d'autrefois,  les 
moteurs  mécaniques  augmentent  en  nombre  et  en  importance.  Le 
•  personnel  des  teinturiers  est  presque  tout  masculin. 

Teintures  et  lissage  de  toile  ou  de  laine  n'occupent  pas  ensemble 
autant  d'ouvriers  que  la  seule  industrie  du  velours. 

La  cordonnerie  ne  se  fait  en  grand  que  depuis  quarante  à  qua- 
rante-cinq ans.  Amiens  est  l'un  des  endroits  de  production,  mais 
non  le  seul,  et  il  y  a  entre  les  divers  centres  de  production  une 
concurrence  très  vive  qui  tend  comme  toujours  à  déprimer  les 
prix,  la  lutte  portant  moins  sur  la  qualité  que  sur  le  bon  marché 
des  articles.  Le  travail  se  fait  en  atelier  pour  la  coupe  et  certains 
finissages,  à  domicile,  pour  le  travail  courant,  et  se  paie  :  celui 
fait  dans  les  ateliers  à  la  journée,  et  celui  fait  à  domicile  à  la 
tâche.  La  cordonnerie  occupe  des  hommes  et  des  femmes,  mais 
surtout  des  hommes.  Le  nombre  total  est  très  variable  ;  on  l'estime 
à  2,000  ou  2,500  environ.  11  y  a  neuf  fabriques,  dont  trois  impor- 
tantes (l'une  d'elles  occupe  près  de  650  personnes) ,  et  un  grand 
nombre  de  petites  maisons  qui  vendent  surtout  la  chaussure  con— 
fectionnée. 

La  confection  des  vêlements  ne  remonte  pas  à  plus  dune  quaran-- 


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LES    GREVES    I)  AMIENS. 


267 


laine  d'années  à  Amiens,  mais  elle  s'est  fort  développée,  car  elle 
occupe  au  delà  de  3,000  personnes,  presque  toutes  femmes.  La 
coupe  se  fait  en  atelier,  et  par  des  hommes  ;  le  travail  est  exécuté 
à  domicile  par  des  femmes.  II  ne  faut  pas  croire  que  les  confection- 
neurs se  bornent  à  produire  des  vêtements  tout  faits;  ils  travaillent 
aussi  pour  les  tailleurs  sur  mesure.  Ceux-ci  envoient  l'indication 
des  pièces  à  faire,  TétofTeet  les  mesures.  Avec  cela,  le  vêtement  est 
coupé  et  donné  à  des  ouvrières  qui  l'exécutent  chez  elles.  Je 
demandai  à  l'un  de  ces  confectionneurs  s'il  travaillait  ainsi 
pour  les  tailleurs  d'un  ressort  immédiat  ou  pour  ceux  même  assez 
éloignés.  «  Je  travaille,  me  disait-il,  pour  la  France  entière  ;  j'ai 
des  clients  jusque  dans  le  Midi  et  je  viens  de  donner  à  faire  un 
vêlement  sur  mesure  pour  Draguignan.  Au  besoin  nous  envoyons 
pour  l'essayage,  et  on  retourne  la  pièce  pour  la  finir;  la  célérité  et 
le  bon  marché  des  transports  nous  permettent  de  faire  cela.  » 
Que  de  gens  des  départements  de  l'Est,  de  l'Ouest  et  du  Midi  se 
font  habiller  sur  mesure  par  un  tailleur  de  leur  localité,  sans  se 
douter  que  leurs  vêtements  sont  coupés  et  taillés  dans  la  ville 
d'Amiens. 

On  comprend  que  ces  confectionneurs  ne  peuvent  avoir  de  tels 
clients  que  parce  qu'ils  leur  font  des  conditions  très  avanta- 
geuses, c'est-à-dire  des  prix  très  bas.  De  même  pour  les  vêtements 
tout  faits;  la  concurrence  de  Lille  et  des  villes  du  Nord  oblige  à 
baisser  les  prix  et  c'est  ce  qui  arrive  constamment  dans  l'industrie 
moderne.  De  là.aussi  cette  tendance  de  l'industrie  à  émigrer  dans 
les  campagnes.  La  chose  serait  difficile  pour  certaines  confections 
qui  doivent  être  exécutées  assez  vite,  mais  pour  les  vêtements  tout 
faits,  pour  la  chaussure  commune,  c'est  fort  possible  et  beaucoup 
de  chaussures  se  font  déjà  à  la  campagne.  Les  usines,  elles  aussi, 
tendent  à  s'y  transporter. 

Il  faut  à  ces  quatre  grandes  industries  ajouter  celles  qui  se  trou- 
vent naturellement  en  une  ville  de  plus  de  80,000  habitants  :  indus- 
tries de  l'alimentation,  du  bâtiment,  des  transports,  etc.  On  estime 
que,  sur  les  83,000  habitants  d'Amiens,  la  population  ouvrière  peut 
représenter  ^5,000  personnes  environ,  non  compris  la  population 
laborieuse  qui  dans  les  campagnes  travaille  au  compte  des  indus- 
triels d\\miens. 

Il  convient,  avant  de  parler  de  la  grève,  de  marquer  davantage? 
la  physionomie  des  patrons  et  des  ouvriers. 


!| 


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"2(18  LES    GRÈVES    UAMIENS. 

Lespatrmis,  —  On  ne  trouve  poiul  d'ordinaire  dans  les  patrons 
amiénois  ces  dispositions   hardies  et  novatrices  très  apparentes 
chez  ceux  de  Roubaix  par  exemple,  qui  agissent  tout  à  l'américaine. 
La  plupart  de  ceux  d'Amiens  ont  succédé  à  leur  père  ou  à  leur 
beau-père  et  ont  hérité  de  ces  traditions  laborieuses  et  réglées  qui, 
selon  l'ancien  axiome,  «  font  les  bonnes  maisons  ».  Ils  suivent  par 
nécessité,   mais  sans  empressement   et   sans  ardeur,   loin  de  k 
précéder,  ce  mouvement  qui  donne  â  Tindustrie  comme  au  com- 
merce niodernes  des  allures  à  la  fois  grandioses  et  désordonnées  ; 
visiblement,  ils  préféreraient  la  marche  plus  mesurée,  plus  lente 
et  plus  sôre,  quoique  moins  productive,  de  l'industrie  ancienne. 
F:{eaucoup  d'entre    eux  ont    gardé  l'ancienne    coutume  d'habiter 
auprès  de  la  fabrique  et  de  travailler  dans  un  bureau  d'une  simpli- 
cité extrême;  quelquefois,  mais  rarement,  la  femme  du  patron  tient 
encore  la  caisse  (1;  et  est  en  état  de  continuer  ses  affaires,   s'il 
meurt  le  premier  et  ne  laisse  pas  d'enfants  en  âge  de  lui  succéder. 
La  mode  anglaise  d'avoir  son  habitation  loin  de  l'atelier  et  d'aimer 
à  y  trouver  le  confort  moderne  se  répand  à  Amiens  comme  ailleurs, 
mais  il  n'y  a  dans  l'aisance  des  patrons,  même  des  plus  grands, 
de  ceux  qui  occupent  jusqu'à  500  et  700  ouvriers  (il  y  a  beaucoup 
de  petits  patrons  qui  en  ont  de  20à50),rien  d'excessif  ni  d'éclatant. 
rien  enfin  qui  fasse  contraste  avec  le  sort  de  l'ouvrier.  Les  maisons 
même  riches  d'Amiens  sont  sans  ornement  extérieur,  les  voiture» 
de   maître  sont  très  rares  et  les  fêtes  somptueuses    inconnues, 
extérieurement,  il  n'y  a  rien  qui  différencie  très  profondément  les 
diverses  conditions. 

Les  ouvriers,  —  Quel  est  leur  salaire?  C'est  la  première  question 
qu'on  se  pose  lorsqu'on  s'occupe  de  la  classe  laborieuse.  Et  tous 
ceux  qui  se  sont  livrés  à  cette  recherche  savent  combien  la  réponse 
est  diificile.   Demandez,  soit  aux   ouvriers,   soit  aux  patrons^  et 

(1)  Cette  coutume,  qui  s'efface  maintenant,  était  générale  en  France  autrefois, 
et  il  n'est  pas  sans  intérêt  de  rappeler  ce  que  dit  à  ce  propos  un  écriTain  qui  n*a 
que  le  mérite  de  la  description,  mais  qui  Ta  et  qui  a  écrit  sans  se  douter  de  l^m- 
portanco  qu'aurait  son  livre.  11  s'agit  de  Mercier  qui,  peu  d'années  avant  la  Révo- 
lution, faisait,  sous  le  titre  de  Tableau  de  PanSf  une  description  curieuse  de  la 
capitale  et  de  ses  habitants. 

tf  II  est,  écrit-il,  une  classe  de  femmes  très  respectables,  c'est  colle  du  second 
ordre  de  la  bourgeoisie  :  attachées  à  leurs  maris  et  à  leurs  enfants,  soigpieuses 
économes,  attentives  a  leurs  maisons,  elles  offrent  le  modèle  de  la  sagesse  ot  du 
travail.  Mais  ces  femmes  n*ont  point  de  fortune,  cherchent  à  en  amasser,  sont 
peu  brillantes,  encore  moins  instruites.  On  nr  les  aperçoit  paîi,  et  cependant  elles 
sont  à  Paris  l'honneur  de  leur  sexe.  » 


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LES    GHÉVES    D*AM1E.\S.  269 

d'abord  vous  aurez  assurément  celte  réponse  :  u  Uh  !  cela  dépend 
beaucoup,  il  y  a  bien  des  catégories  d'ouvriers;  il  y  a  bien  des 
salaires  divers.  «  Lorsque,  à  force  d'insistance,  vous  finissez  par 
avoir  des  prix,  il  y  a  souvent  contradiction  entre  ceux  qui  sont 
indiqués  par  l'ouvrier  et  ceux  que  vous  donne  le  patron.  C'est  sur- 
tout lorsqu'il  s'agit  du  travail  à  façon  qu'il  est  impossible  d'avoir 
rien  de  certain.  Ainsi,  je  visite  chez  lui  un  ouvrier  cordonnier 
(j'en  ai  visité  plusieurs,  je  prends  celui-là  comme  exemple),  il  fait  le 
soulier  napolitain  très  fort,  à  semelles  couvertes  de  grands  clous. 
«Combien  gagnez- vous?  —  Les  souliers  sont  payés  18  francs  la 
paire  :  on  me  remet  la  partie  supérieure  et  la  semelle,  je  fournis  le 
reste,  à  savoir  les  chevilles  et  les  clous,  ce  qui  peut  aller  à  0  fr.  75 
la  fourniture  par  paire.  —  Alors  il  vous  reste  pour  vous  0  fr.  75? 
Justement.  —  Et  combien  vous  faut-il  de  temps  pour  faire  la 
douzaine?  —  Je  fais  en  moyenne  deux  paires  et  demie  par  jour.  » 
Ces  réponses,  bien  entendu,  ne  sont  obtenues  qu'après  beaucoup 
d'insistance  de  ma  part,  beaucoup  de  circonlocutions  de  l'ouvrier. 
H  fait  remarquer  que  le  cordonnier  est  plus  ou  moins  habile,  en 
sorte  qu'on  ne  peut  donner  de  moyenne,  que  les  semelles  sont  plus 
ou  moins  bien  coupées,  ce  qui  accroît  ou  simplifie  le  travail,  que  le 
cuir  est  plus  ou  moins  bon  :  même  résultat  ;  que  les  diverses  mai- 
sons donnent  des  prix  assez  sensiblement  différents.  Il  ressort 
pourtant  de  son  dire  qu'il  gagne  environ  2  francs  par  jour. 

Le  patron  auquel  je  m'adresse  ensuite  (sans  nommer  Touvrier 
bien  entendu)  conteste  absolument  ces  dires.  Il  convient  du  prix  de 
façon,  18  francs,  mais  soutient  que  les  fournitures  coûtent  bien 
moins  que  prétend  l'ouvrier  et  que  s'il  fait  seulement  deux  paires 
et  demie  en  un  jour,  il  est  exceptionnellement  malhabile.  Le 
contremaître,  appelé,  affirme  que  la  douzaine  de  napolitains  retnise 
à  un  ouvrier,  est  souventrapportée  achevée  48  heures  après,  ce  qui 
donne,  déduction  faite  des  fournitures,  des  journées  de  5  à6  francs. 
II  reste  à  savoir  si  ceux  qui  font  cela  ne  sont  pas  exceptionnelle 
ment  adroits,  s'ils  ne  se  font  pas  aider  par  leur  femme  ou  même 
pnr  un  compagnon,  et  enfin  combien  de  temps  ils  travaillent  par 
jour.  Les  chiffres  publiés  par  le  syndicat  des  patrons,  lors  de  la 
grève,  donnent  pour  les  cordonniers  (hommes)  travaillant  chez  eux 
de  4  à  5  francs  par  jour,  et  pour  les  piqueuses  travaillant  à  domicile 
*le  :i  à  4  francs.  D'autre  part,  plusieurs  cordonniers  de  diverses 
spécialités  que  j'ai  visités  affirmaient  qu'avec  de  très  longues  jour- 


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r^ 


tiTO  LES    GKÈVES    d'aMIENS. 

nées,  ils  arrivaient  difficilement  à  gagner  3  francs.  11  y  a  donc  con- 
radiction  entre  les  dires  des  ouvriers  et  ceux  des  patrons,  sans 
qu'il  soit  possible,  pour  qui  n'est  pas  du  métier,  d'indiquer  la 
vérité. 

Un  exemple  de  la  difficulté  d'arriver  à  une  solution  :  Dans  une 
brochure  anonyme  parue  à  Amiens  sous  ce  titre  :  Les  grèves  cCAmimu, 
étude  impartiale,  l'auteur, un  catholique  de  l'école  de  M.  de  Mun,  cite 
ce  fait  que  si  les  coupeui's  de  cuir  ordinaires  gagnent  souvent 
30  francs  par  semaine  et  vont  à  37  et  38,  en  revanche  les  coupeurs 
au  maillet  ne  gagnent  que  15  francs  par  semaine,  soit  2  fr.  50  par 
jour,  pour  une  besogne  très  pénible.  Mais  il  néglige  d'ajouter  que 
ces  coupeurs  au  maillet  sont-  en  très  petit  nombre  et  sont  des 
hommes  de  peine  qui,  n'ayant  pas  de  connaissances  techniques, 
font  encore  à  la  main  un  travail  qui  est  fait  maintenant  par  des 
procédés  mécaniques. 

Quant  aux  confectionneuses,  les  salaires  sont  naturellement  très 
bas,  puisque  ce  sont  des  salaires  de  femmes  et  qu'un  travail  qu'on 
peut  faire  chez  soi  est  toujours  recherché.  D'après  un  patron  que 
j'interroge,  une  ouvrière  médiocre  pourrait  gagner  2  fr.  25  par 
jour.  Le  Progrès  dé  laSomme^  journal  opportuniste  qui,  pendant  la 
•grève,  a  é\îté,  tout  en  donnant  des  nouvelles,  de  se  prononcer  ni 
d'un  côté,  ni  de  l'autre,  assurait  (n°  du  14  avril)  «  d'après  une  per- 
sonne fort  au  courant  de  cette  industrie  »,  que  les  confectionneuses 
gagnaient  de  1  fr.  50  à  6  fr.  par  jour,  en  moyenne  de  2  à  3  francs. 
—  D'après  les  ouvrières,  ce  serait  beaucoup  moins.  Une  «  famille 
de  confectionneuses  »,  écrivait  à  la  Chronique  picarde  de  la    Croix 
(n*  du  12  février)  pour  affirmer  que  le  gain  annuel  ne  dépasse  pas 
de  300  à  450  francs  par  membre  pour  300  jours  de  travail  :  1  franc 
à  1  fr.  50  par  jour.  J'ai  interrogé  plusieurs  confectionneuses  dont 
deux  étaient  d'habiles  ouvrières,  connues  comme  telles  parmi  leurs 
camarades,  elles  paraissaient  sincères.   La  première  accusait  un 
salaire  de  2  fr.  45  par  jour  environ,  en  travaillant  depuis  quatre  ou 
cinq  heures  du  matin  et  prenant  seulement  deux  ou  trois  heures 
pour  son  ménage.  Mais  il  faut  déduire  0  fr.  45  de  fournitures  el 
l'amortissement  de  la  machine  à  coudre  qui  se  paie  200  francs 
comptant  ou  225  francs  à  terme.  Le  dire  de  la  deuxième  était  ana- 
logue. Toutes  deux  (et  d'autres  avec  elles)  se  plaignaient  du  long 
temps  qu'il  fallait  perdre  pour  porter  et  retirer  l'ouvrage,  el  aussi 
de  la  partialité  des  «  distributeurs  »  de  travail.  Il  y  a  en  eSet,  une 


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I.KS    tîHKVKS    d'aMIKNS.  '11  \ 

grande  difTérence  dans  le  prix  de  travaux  assez  semblables.  Ainsi 
la  façon  d'un  pantalon  de  drap  soigné  se  paie,  nous  disait  la  pre- 
mière de  ces  ouvrières,  50  ou  55  centimes,et  la  façon  d'un  pantalon 
commun  tombe  à  25  et  même  20  centimes,  or  il  ne  faut  pas  deux  fois 
plus  de  temps  pour  faire  le  premier  que  pour  faire  le  second  (elle 
avait  fait  ^  pantalons  dans  sa  semaine).  Certaines  pièces  de  vête- 
ments sont  avantageuses,  d'autres  non.  Le  distributeur  devrait 
répartir  d'après  l'habileté,  il  distribue  souvent  à  la  faveur  et  la 
faveur  a  parfois  des  motifs  dont  la  morale  se  trouve  fort  mal.  Ici, 
encore,  ouvrières  et  patrons  sont  «  contraires  en  fait  ». 

A  cùté  de  ces  faibles  salaires  de  femmes,  on  en  trouve  d'assez 
élevés;  les  coupeurs  (hommes)  gagnent  facilement  6  francs  par 
jour. 

11  y  a  moins  d'incertitude  dans  les  salaires  des  tisseurs  et  des 
teinturiers  parce  qu'ils  travaillent  à  l'usine,  quoiqu'il  y  ait  une 
grande  diversité,  non  seulement  suivant  les  usines,  mais  dans  le 
même  établissement,  à  cause  de  la  différence  des  occupations. 

Pour  le  tissage,  MM.  Cosserat,  qui  occupent  750  ouvriers  et 
ouvrières  (300  hommes,  400  femmes,  50  enfants),  disent  que  les 
salaires  (presque  tout  le  monde  est  à  la  tâche)  sont  de  3  à  4  francs  ; 
certains  spécialistes  arrivent  à  5  et  6  francs.  M.  Cocquel  qui  occupe 
500  personnes,  donne  les  mêmes  chiffres;  la  moyenne  serait  de 
3  fr.  50  environ  pour  les  hommes  et  les  femmes.  Elle  est  un  peu 
moins  élevée  à  la  Société  industrielle  Unière  (P Amiens  qui  occupe 
800  ouvriers  (hommes  ou  femmes)  :  3  francs  à  3  fr.  50  pour  les 
hommes,  et  pour  les  femmes  de  i  fr.  75  à  3  francs,  bien  que  quel- 
ques-unes arrivent  à  dépasser  4  francs. 

Pendant  la  grève,  les  ouvriers  ont  donné  dans  les  réunions 
publiques  qui  se  sont  tenues  alors  des  chiffres  différents,  mais 
applicables  à  des  maisons  de  tissage  autres  que  celles  ci-dessus. 
Ainsi,  ils  ont  afQrmé  que  dans  une  maison  de  tissage  (Briaux- 
David]  les  salaires  des  femmes  étaient  de  6  à  12  francs  par  semaine. 
—  La  brochure  sur  les  grèves  d'Amiens  (dont  les  divers  patrons  que 
j'ai  vus  contestent  d'ailleurs  les  assertions)  cite  une  maison  de  tis- 
sage secondaire  qui  donnait  12  à  15  francs  par  semaine  aux 
hommes,  6  à  9  francs  aux  femmes.  H  faudrait  entendre  ces  pa- 
trons, et  si  les  chiffres  cités  étaient  exacts,  il  y  aurait  seulement  ce 
fait  très  possible  que  quelques  maisons  donneraient  des  salaires 
fort  bas.  Encore  faudrait-il    savoir  si  ces  salaires  n'étaient  pas 


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p 


272  LES  r.RÈVES  d'amiens. 

\-  relevés  par    des  primes,  ce  que  Ton  omet   presque  toujours  de 

i:*  faire  entrer  en  ligne  de  compte. 

1-.  Pour  la  teinture,  il  se  serait  produit  un  phénomène  assez  rare. 

^'  si  Ton  prend  Tensemble  des  salaires  en  France,  mais  qui,  d'après 

^  les  affirmations  des  ouvriers,  ne  serait  pas,  à  Amiens,  particulier  à 

l  '  cette  seule  industrie,  car  on  le  relève  dans  la  cordonnerie  et  la  con- 

fection :  les  salaires  auraient  été  en  diminuant.  Le  principal  meneur 
de  la  grève  des  teinturiers,  le  citoyen  Boucher  dit  Doudelet,  me 
disait  que  les  salaires  qui  étaient  en  moyenne  de  18  à  21  fr.  par 
semaine,  soit  3  francs  à  3fr.  50  par  jour  en  1879,  étaient  tombés 
depuis  à  16,  14  et  même  12  et  11  francs,  sauf  dans  deux  maisons 
où  ils  étaient  restés  à  Tancien  taux.  Les  patrons  contestent;  ils 
affirment  que  les  salaires  de  18  à  21  fr.,soit  de  3à  3  fr.  50  par  jour, 

,  sont  les  salaires  ordinaires,  et  qu'il  n'y  a  au-dessous  que  les  salaires 

des  femmes  (elles  sont  en  très  petit  nombre)  et  celui  des  soulous  qui 
sont  plutôt  des  hommes  de  peine  que  des  ouvriers  techniques. 

Ces  zoulous,  que  Ton  m'a  montrés  dans  les  teintureries,  sont  sim- 
plement des  hommes  qui  trempent  leurs  mains  dans  les  baquets 
de  couleurs  et,  par  suite,  les  ont  toujours,  même  après  lavage,  de 
couleur  foncée,  à  la  difTérence  de  leurs  camarades  dont  les  mains 
ne  font  pas  voir  la  profession. 

Et  ici,  je  veux,  en  passant,  citer  ce  fait.  Un  patron  teinturier 
avouait  devant  moi  qu'il  avait  plusieurs  fois,  —  croyant  bien  faire, 
—  délivré  à  des  ouvriers  (des  zoulous  sans  doute)  des  certificats 
constatant  qu'ils  touchaient  chez  lui  un  salaire  inférieur  au  véri- 
table, tt  Que  voulez-vous,  disait-il,  ces  gens  étaient  chargés  d'en- 
fants, ils  désiraient  avoir  des  secours  du  bureau  de  bienfaisance  et 
ils  me  demandaient  un  certificat  en  conséquence.  C'est  chose  qui 
ne  se  refuse  pas,  car  elle  ne  coûte  rien.  »  Seulement,  ce  que  le  pa- 
tron n'avait  pas  prévu  et  ce  qu'il  constatait  avec  ennui,   c'est  que 
lesdits  certificats,  après  avoir  servi  à  tromper  les  administateurs 
du  bureau  de  bienfaisance  (ce  qui  lui   semblait    sans  importance), 
avaient  été  remis  au  syndicat  ouvrier,  lequel  vis-à*vis  de  la  presse 
s'était  empressé  de  s'autoriser  d'un  pareil   document   qui  consta- 
tait, par  la  déclaration  même  d'un  patron,  combien  les  salaires 
étaient  faibles  dans  la  profession. 

Les  salaires  amiénois  sont  assurément  faibles  si  on  les  compare 
à  ceux  do  Paris,  mais  aussi  lesdépenses  sont  bien  moindres.  Ainsi  la 
question  du  logement  est  aujourd'hui  la  grosse  diflicul  té  et  la  grosse 


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LKS    GRKVKS    h'aMIENS.  273 


r 

■  dépense  de  l'ouvrier  des  villes;  jadis  c'était  la  question  du  pain  : 

■  sera-t-il  cher  ou  bon  marché?  Aujourd'hui  le  prix  du  pain  est  assez 
I  lixe  et  très  bas,  les  logements  sont  devenus  la  partie  difficile  et 
I  onéreuse  de  l'existence  pour  les  ouvriers.  Or  ceux  d'Amiens  sont 
I  incomparablement  mieux  logés  que  ceux  de  Paris.  Songez  qu'à 

Amiens  chaque  ouvrier  a  sa  maison  ;  ce  sont  de  très  petites  mai- 
sons, quelquefois  ce  sont  des  parties  de  maison,  chacun  occupe 
une  aile,  mais  il  Ta  entière,  du  haut  en  bas.  L'ancienne  maison 
ouvrière  d'Amiens  se  composait  de  deux  pièces  :  une  en  bas,  assez 
vasle,  cuisine,  salle  à  manger,  atelier,  et  une  autre  au-dessus, 
mansardée,  servant  de  chambre  à  coucher.  Les  maisons  modernes 
sont  plus  élégantes,  plus  hautes  de  plafond  et  l'unique  pièce  d'en 
bas  est  remplacée  par  deux,  dont  une  sert  de  cuisine.  Ces  loge- 
ments se  louent  de  3  à  4  francs  la  semaine.  J'ai  vu  même  des  mai- 
sons comprenant,  outre  un  premier  non  mansardé,  un  grenier  où 
Ton  couchait.  Ces  maisons  étaient  ordinairement  propres;  quel- 
ques-unes même  tenues  avec  élégance,  bien  supérieures  en  tous 
cas  aux  logements  resserrés  et  malsains  que  la  plupart  des  ouvriers 
de  Paris  paient  si  cher.  Et  pourtant  on  trouvait  là  des  ouvriers  et 
ouvrières  à  salaire  minime.  Comment  peuvent-ils  avoir  des  inté- 
rieurs aussi  confortables,  des  vêtements  décents  et  une  vie  enfin 
qui  paraît  suffisante  ?  C'est  que,  d'abord,  il  faut  joindre  le  salaire 
de  l'homme  et  delà  femme,  quelquefois  des  enfants,  et  que,  de 
plus,  les  familles  sont  peu  nombreuses.  Dans  les  maisons  que  je 
visite,  il  y  a  un  ou  deux  enfants,  rarement  trois  ou  plus  (1),  quelque- 
fois il  n'y  en  a  pas  du  tout,  et  cette  faible  natalité  est  ordinaire 
dans  la  région.  Quelle  différence  avec  la  prolifique  race  tlamande! 
IVailleurs  si  les  Picards  avoisinent  les  Flamands,  ils  ne  leur  res- 
semblent guère.  On  en  aura  la  preuve. 

Ce  qui  frappe  encore  est  l'esprit  d*épargne  dont  on  trouve  d'é- 
tonnants exemples  dans  cette  population,  si  peu  rétribuée.  Ainsi 
W.  Cosserat  avaient  établi  dans  leur  maison  une  caisse  d'épar- 
gne pour  leurs  ouvriers;  au  moment  delà  grève, ils  avaient  ainsi 
pius  de  60,000  francs  et  avaient  à  plusieurs  reprises  acheté  pour  les 
^Jéposants,  et  sur  leur  demande,  des  titres  de  rente.  En  outre  beau- 

(1)  Une  famille  d'ouvriers  à  salaire  moyen  qui  a  quatre  enfants  dont  aucun  ne 
^*^c  est  forcément  au-dessous  de  ses  affaires,  c'est-à-dire  qu'elle  ne  peut  se 
suffire  avec  le  salaire  de  son  chef  ;  voilà  ce  que  l'on  me  disait  à  Amiens,  et  c'est 
exactement  ce  qui  m'avait  été  dit  il  y  a  vingt-quatre  ans  à  Reims  où  les  salaires 
sont  îinalogues  à  ceux  d'Amiens. 


V 


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J^'^" 


"IIA  LKS    «iKKVKS    n'AMIKNS. 

coup  de  leurs  ouvriers  déposaient  à  la  caisse  de  rfilal.  Us  avaient 
construit  une  trentaine  de  maisons  qu'ils  louaient  aux.  ouvriers 
à  bon  marché  (2  fr.  50  à  3  fr.  50  par  semaine)  et  qui  étaient  par 
suite  très  recherchées.  Résolus  à  s'en  défaire  au  moment  de  la 
grève,  ils  firent  annoncer  qu'ils  étaient  décidés  à  les  vendre  à  leurs 
ouvriers  seulement,  à  raison  de  3,000  francs  Tune,  dont  moitié 
payée  comptant.  Ces  conditions  avaient  été  mises  pour  limiter  le 
nombre  des  offres  ;  or,  pour  une  trentaine  de  maisons,  il  y  eut  plus 
de  soixantes  demandes,  c'est-à-dire  plus  de  soixante  ouvriers  qui 
offraient  de  payer  comptant  1,500  francs  ou  plus  et  de  s'engager 
pour  le  reste. 

L'ouvrier  picard  est  paisible,  tous  ceux  avec  qui  j'ai  causé  avaient 
des  formes  et  de  la  politesse,  il  n'a  pas  les  terribles  colères  du  Fla- 
mand et,  pendant  plusieurs  semaines  de  grève,  il  n'y  a  pas  eu 
d'agression  contre  la  troupe  ou  contre  les  agents,  il  n'y  a  même  eu 
à  leur  égard  que  peu  d'injures;  injures  et  violences  ne  se  sont 
guère  produites  que  contre  les  camarades  qui  travaillaient.  C'est 
qu'il  y  a  dans  ces  populations  un  respect  remarquable  de  la  loi  ou 
de  ce  qu'ils  croient  être  la  loi,  et  de  ses  représentants.  D'ailleurs  on 
retrouve  en  eux  ce  qui  distingue  les  modernes  populations  ou- 
vrières :  d'abord  l'oubli  des  traditions, —  quelques  coutumes  exté- 
rieures restent  encore,  j'ai  vu  le  soir  de  la  Saint-Jean  des  feux  de 
joie  s'allumer  dans  les  carrefours  même  d'Amiens  et  chaque  quar- 
tier avait  le  sien;  de  même  les  tirs  à  l'arc  et  à  l'arbalète  sont  flo- 
rissants —  mais  le  fond  des  sentiments  s'etface.  Les  croyances 
religieuses  se  perdent  de  plus  en  plus  et  il  en  résulte  une  indiffé- 
rence profonde  au  point  de  vue  des  mœurs;  une  extrême  mollesse 
de  caractère  et  une  lâche  disposition  à  plier  devant  le  vouloir  du 
nombre,  sans  chercher  ce  qu'il  vaut;  ensuite  peu  de  franchise  et  de 
faciles  capitulations  de  conscience. 

Ce  n'est  point  d'ailleurs  que  cette  population  soit  socialiste  ;  elle 
ignore  les  doctrines  qui  ne  se  trouvent  que  chez  quelques  meneurs 
appartenant  au  parti  ouvrier  et  n'en  a  pas  l'esprit.  J'ai  entendu  des 
ouvriers,  hommes  et  femmes,  qui  avaient  joué  un  rôle  actif  pen- 
dant la  grève,  avaient  même  été  délégués,  parler  des  patrons  sans 
amertume,  tenant  leur  rôle  pour  utile  et  trouvant  juste  qu'ils 
eussent  leur  bénéfice  sur  la  valeur  du  produit.  Il  n'y  avait 
dans  leurs  paroles,  à  l'endroit  du  patron,  ni  hostilité,  ni  affec- 
tion. A  part  une  seule  exception,  chacun,  employeur  ou  ouvrier, 


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LES    GRKVKS    D  AMIK.NS.  2i.) 

vit  de  son  coté  et  paraît  trouver  bon  qu'il  en  soit  ainsi  (i  . 
Quant  aux  relations  à  l'atelier,  elles  sont  bonnes  d'ordinaire  et 
voici  un  exemple  que  me  citait  M.  Denicourt,  sous-directeur  de  la 
Société  anonyme  Imière  d'Amiens,  Une  importante  commande  de  toile 
à  sacs  nous  était  proposée,  mais  à  un  prix  qui  ne  nous  permettait 
pas  de  donner  à  nos  ouvriers  le  salaire  ordinaire.  Nous  les  réunis- 
sons et  leur  faisons  connaître  Tafifaire;  ils  acceptèrent  d'exécuter 
cette  commande  à  un  moindre  salaire  que  l'habituel.  Voilà  assuré- 
ment une  population  peu  disposée  à  la  grève,  et  à  l'exception  de 
l'explosion  violente  qui  se  produisit  à  l'usine  Cocquel,  il  y  a  cinq 
ans,  à  la  suite  d'une  diminution  de  salaire, Amiens  n'avait  pas  eu  de 
grève.  Comment  la  dernière  crise  a-t-elle  éclaté? 


H.  —  Les  origines  de  la  grkve 

C'est  au  commencement  de  février  que  se  produisit  la  première 
grève  dans  les  deux  maisons  de  tissage  Hagimond  et  Mouret.  Les 
oavriers  n'en  avaient  pas  eu  l'idée,  on  la  leur  avait  soufflée  et  c'était 
un  syndicat  qui  avait  fait  cette  œuvre. 

11  faut  ici  ouvrir  une  parenthèse  pour  indiquer  que  la  ville 
d'Amiens  avait  alors,  d'après  YAfinuaire  (officiel)  dss  syndicats,  pu- 
blié en  novembre  1892  et  donnant  la  situation  au  31  juillet,  huit 
syndicats  ouvriers  accusant  de  20  à  350  membres  l'un. 

Sur  ces  huit  syndicats,  quatre  avaient  leur  siège  97,  rue  Saint- 
Leu,  dans  un  débit  tenu  d'abord  par  un  ancien  ouvrier  tisseur  qui 
avait  dû  vendre  son  établissement  et  reprendre  du  travail;  ce 
tisseur,  nommé  Alphonse  Lefebvre,  était  depuis  longtemps  à  la  tète 
du  syndicat,  et  c'est  lui  qui  fît  déclarer  la  grève.  Au  point  de  vue 
lactique,  l'afTaire  était  bien  engagée;  le  syndicat  avait  quelques 
fonds  en  caisse,  et  l'une  des  deux  maisons  mises  à  Vindex  (Mouret) 
était  dans  une  situation  toute  spéciale.  Elle  était  conduite  —  ce  qui 
est  une  rare  exception  —  non  par  le  patron,  mais  par  un  direc- 
teur, lequel  sympathisait  avec  le  syndicat  et  se  laissait  conduire  en 
lout  par  Lefebvre,  contre-maître  dans  la  maison  où  il  avait  fait 

(f)  Un  syndicat  mixte  a  été  fondé  pour  réunir  patrons  et  ouvriers  des  indus- 
tries textiles.  Il  a  eu  peu  de  succès.  «  Les  patrons  mêmes  ayant  adhéré  ne  venaient 
pas  M,  me  disait  l'un  des  organisateurs.  11  existe  toujours,  mais  ne  donne  pas  les 
résultats  qu'on  en  espérait. 


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-*^  LES   GKKVKS    i/aMIENS. 

iuimelire  les  principaux  syndiqués.  Le  syndicat  pouvait  donc 
considérer  la  maison  Mouret  comme  étant  à  sa  discrétion.  Quant  à 
à  M.  Hagiinond,  il  espérait,  pour  diverses  raisons  techniques,  le 
faire  capiLuler  cependant. 

li  fallait  un  prétexte  pour  décider  les  ouvriers,  car  le  syndicat 
avait  au  fcmd  peu  d'adhérents,  il  avouait  âOO  membres  sur 
'S  k  i^OOÔ  ouvriers  de  la  profession.  Le  prétexte  fut  fourni  par  la 
loi  du  2  novembre  1892  sur  le  travail  des  femmes  et  des  enfants. 
On  sait  que  cette  loi  a  réduit  à  onze  heures  le  travail  des  femmes  et 
à  dix  celui  des  enfants;  or  dans  les  tissages  d'Amiens  il  y  a  une 
notable  proportion  de  femmes,  si  bien  que  les  hommes  ne  peuvent 
travailler  seuls.  Réduire  à  onze  heures  le  travail  des  femmes  était, 
en  bien  des  cas,  réduire  par  suite  et  forcément  le  travail  des  hom- 
mes :  l'observation  en  a  été  faite  au  cours  des  débats,  devant  la 
Chambre  des  députés,  à  quoi  les  députés  socialistes  ont  répondu  : 
*i  C'est  justement  ce  que  nous  voulons  et  c'est  un  commencement; 
nous  arriverons  à  des  journées  légales  encore  moindres.  » 

Le  syndicat  invoqua  ce  prétexte  :  la  loi  exige  la  journée  de  onze 
heures  et  nos  patrons  violent  la  loi,  car  chez  eux  on  travaille 
douze  heures.  H  se  garda  bien  de  dire  que  la  loi  ne  concernait  que 
les  femmes.  C'était  se  placer  sur  un  très  bon  terrain  ;  se  poser  en 
défenseur  de  la  loi.  Les  ouvriers  furent  gagnés  de  suite  et  récla- 
mèrent la  journée  légale,  mais  en  ajoutant  :  nous  voulons  gagner 
autant  en  onze  heures  qu'en  douze,  donc  nous  réclamons  un  nou- 
veau tarif.  Mouret, comme  le  syndicat  l'avait  prévu, céda  très  vite; 
quant  à  llagimond,  il  résista  :  «  Lorsque,  disait-il,  nos  concurrents 
d'Armentières  et  d'ailleurs  auront  aussi  accepté  la  journée  de  onze 
heures  payée  comme  celle  de  douze,  j'accepterai  volontiers.  »  11  n'est 
pas  exact,  ajoutait-il,  quoi  qu'on  ait  dit,  que  les  machines  produisent 
autant  en  onze  heures  qu'en  douze.  Il  ne  se  refusait  pas  d'ailleurs  à 
examiner  le  nouveau  tarif  présenté  par  les  ouvriers  et  il  désigna 
même  deux  arbitres  qui  se  mirent  en  rapport  avec  MM.  Dutilloy, 
directeur  de  l'usine  Mouret  et  Lefebvre,  délégués  du  syndicat,  mais 
sans  aboutir.  Les  ouvriers  restèrent  donc  en  grève  et  très  heureux 
d'y  être,  car  le  syndicat,  grâce  à  ses  réserves  et  grâce  aux  dons 
des  ouvriers  des  autres  usines,  pouvait  leur  donner  3  francs  par 
jour,  c'est-à-dire,  pour  beaucoup,  le  salaire  normal.  «  C'est  un  en- 
gagement d'avant-garde,  écrivait  très  justement  la  Chronique  pi- 
c-arde  du  H  février,  et  on  sait  quelle  influence  ces  genres  de  combat 


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LKS    (iHKVKS    l>*AMIK.NS.  ,  277 

odI  sur  le  moral  des  troupes  à  la  veille  d'une  grande  bataille.  » 
Le  syndicat  ouvrier  profila  de  Toccasion  pour  faire  de  nom- 
breuses recrues  :  de  200  membres  il  passa  à  1,200;  quant  aux  pa- 
trons, bien  que  se  sentant  tous  menacés,  ils  ne  purent  s'entendre. 
Aacun  syndicat  ne  les  unissait.  «  Il  n'y  a  pas  de  ville,  nous  disait 
un  Amiénois,  où  il  soit  aussi  ditïicile  déformer  des  associations. 
Même  les  sociétés  pour  des  objets  de  récréation  sont  très  difficiles 
à  organiser  (i).»  Le  mal  qu*il  signalait  ainsi  n'est  point  particulier 
à  la  ville  d'Amiens,  il  est  ordinaire  en  France  oii  une  législation  et 
une  administration  répressives  nous  ont  enlevé  l'habitude  de  nous 
associer,  qui  a  été  forte  et  féconde  autrefois. 

Bientôt  le  syndicat  ouvrier  s^atlaqua  à  une  autre  et  plus  impor- 
tante usine,  celle  de  M.  Cocquel.  Sur  son  incitation  les  ouvriers  en 
grève  s'y  portent  en  masse  et  entraînent  leurs  camarades  qui  ne 
songeaient  nullement  à  cesser  le  travail  et  dont  le  plus  grand 
nombre  aurait  voulu  continuer.  Alors,  dira-l-on,  pourquoi  sont-ils 
sortis?  Les  a-t-on  contraints?  Matériellement  non,  mais  ce  qui  fait 
le  fond  des  ouvriers  en  France  est  l'absence  complète  de  courage 
et  de  caractère,  c'est  une  disposition  moutonnière  à  faire  ce  qu'ils 
voient  faire  pard'aulres,à  faire  pièce  au  patron  représentant  l'auto- 
rité: tout  le  monde  a  vu  cela  au  collège;  on  trouve  même  disposition 
chez  les  ouvriers  qui  ne  sont  que  des  enfants  âgés.  Il  suffit  pour 
qu'ils  abandonnent  leur  atelier,  c'est-à-dire  leur  gagne-pain,  de 
quelques  lazzis,  de  quelques  injures  incompréhensibles  pour  nous 
qui  sommes  leurs  compatriotes  cependant  et  qui  parlons  leur 
langue,  mais  qui  exercent  sur  eux  une  surprenante  influence.  C/est 
à  celte  sorte  de  pression  qu'obéirent  les  ouvriers  de  la  fabrique 
Cocquel,  ils   se  mirent  en  grève  sans  l'avoir  souhaité. 

Un  pareil  résultat  était  encourageant  pour  le  syndicat;  dans  une 
réunion  tenue  à  l'Alcazar,  il  fait  décider,  ou  plutôt  Alphonse 
Lefebvre  qui,  sous  le  titre  de  secrétaire,  menait  en  efl*et  le  syndicat, 
fait  décider  que  l'on  ira  mettre  en  grève  l'usine  Cosserat.  C'était  à 
elle  surtout  que  le  syndicat  en  voulait  et  voici  pourquoi  :  c'est  que 
seule  à  Amiens  elle  avait  des  institutions  patronales. 


(i)  On  trouve  pou rtant^ dans  r/l?tnMaiVe  rénumération  de  là  syndicats  patro- 
naux  d'Amiens,  mais  qui  ne  s'appliquent  à  aucune  de?»  p:i*andes  branches  d*in- 
dastric,  tissage,  teinture,  cordonnerie,  confection. 


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:i78  .  LKs  GKKvics  d'amikns. 

111.  —  La  fabkivue  Cosserat 

MM.  Cosseralel  (Ils  ont  deux  maisons:  Tune  située  hors  d'Amiens, 
à  Saleux,  et  Tautre  à  Amiens  même,  ou  plutôt  dans  un  faubourg 
de  r agglomération  amiénoise  (celui  de  Hem).  C'est  dans  celte  der- 
nière maison  comptant,  comme  il  a  été  dit,  750  ouvriers,  qu'avaient 
été  organisées  les  institutions  patronales.  Il  y  en  avait  quatre  :  la 
caisse  de  secours,  la  caisse  d'épargne,  la  caisse  de  retraites  et  la 
société  coopérative  de  consommation. 

La  caisse  de  secours  donnait  des  soins  et  des  remèdes  en  cas  de 
maladie;  une  sœur  était  spécialement  affectée  aux  visites  des 
malades.  Kilo  donnait  de  plus  des  indemnités  journalières  pendant 
la  maladie  0  Cr.  60  ou  i  fr.  20 1.  Elle  était  obligatoire  et  alimentée 
par  une  retenue  sur  les  salaires  de  0  fr.  25  ou  0  fr.  40  par  quinzaine, 
suivant  qu'il  s'agissait  de  personnes  ayant  moins  de  16  ans  ou  plus; 
elle  prolilail  en  outre  de  toutes  les  amendes  encourues  par  les 
ouvriers.  Cette  caisse  de  secours  n'est  pas  unique  à  Amiens;  il  en 
existe  dans  quelques  autres  maisons  et  par  exemple  à  la  Société 
anonyme  Unière,  Les  autres  institutions  au  contraire  n'existent  que 
dans  la  seule  fabrique  Cosserat. 

La  caisse  de  retraites  fut  organisée  sur  la  demande  des  ouvriers. 
Klle  élall  destinée  à  fournir  des  pensions  de  150  à  iOO  francs.  Il 
fHlIail,  pour  y  avoir  droit,  15  ans  de  présence  au  moins  et  65  ans 
d'âge  ou  des  infirmités  rendant  le  travail  impossible.  Elle  était 
constituée  par  des  cotisations  de  0  fr.  25  par  quinzaine  pour  les 
ouvriers  au-dessus  de  16  ans  et  de  0  fr.  15  pour  ceux  de  moins  de 
16  ans.  Les  employés  et  contre-maîtres  payaient  0  fr.  35  par 
quinzaine,  mais  la  retraite  était  de  iO  %  plus  forte.  Notez  que  ceux 
qui  quittaient  la  maison  ne  perdaient  rien;  on  leur  restituait  toutes 
les  cotisations  par  eux  versées,  sans  intérêt  seulement.  En  doublant 
son  versement,  l'ouvrier  assurait  une  pension  à  sa  veuve  et  à  ses 
enfants  jusqu'à  leur  î\ge  de  13  ans. 

De  plus,  au  moment  où  fut  installée  la  caisse,  MM.  Cosserat,  pour 
en  mieux  montrer  l'avantage,  décidèrent  qu'elle  fonctionnerait  de 
suite,  et  pour  cela  ils  ajoutèrent  au  &<?mque  possédait  la  caisse  de 
secours  et  qui  fit  le  premier  fonds,  ce  qui  était  nécessaire  pour 
former  un  capital  de  10,000  francs.  Le  tout  fut  approuvé  par  les 
ouvriers  qui  eurent  à  voter  sur  les  statuts  et  les  acceptèrent.  Dix 
Jours  après,  on  avait  déjà  un  retraité  qui  touchait  une  pension  de 


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LKS    liHKVKS    d'aMIKNS.  279 

150  francs  par  an, après  un  seul  versement  de  0  fr.  25.  En  deux  ans, 
on  en  avait  quatre  autres. 

La  caisse  d'épargne  était  ouverte  par  MM.  Cosserat  aux  verse- 
ments des  ouvriers  à  partir  de  i  franc.  Ils  recevaient  un  intérêt  de 
5  %  qui  s*ajoutait  au  capital  par  quinzaine  et  donnait  des  intérêts 
composés.  Afin  de  mieux  montrer  ce  que  donnent  des  versement 
accumulés,  une  table  jointe  aux  statuts  accompagnant  tout  livret 
indiquait  ce  que  procure  un  versement  régulier.  Ainsi  on  voit 
qu*un  versement  de  3  francs  par  quinzaine,  soit  deux,sous  par  jour, 
donne  au  bout  d'un  an  79  fr.  95  ;  au  bout  de  vingt  ans.  2,643  fr.  55. 
Lors  des  grèves,  les  dépAls  s'élevaient,  on  Ta  vu,  à  plus  de 
60,000  francs. 

La  société  coopérative,  érigée  en  1889  sur  la  demande  et  encore 
sur  la  demande  écrite  des  ouvriers,  n'était  pas  un  économat,  c'eat- 
è-dîre  un  magasin  patronal,  institution  certes  très  utile,  mais  qui 
sent  la  tutelle,  c'était  une  société  conduite  par  les  ouvriers  eux- 
mêmes.  MM.  Cosserat  avaient  fourni  le  local  et  servaient  de  ban- 
quiers à  la  société,  mais  celle-ci  leur  tenait  compte  des  intérêts. 
Les  achats  des  sociétaires  se  faisaient  au  moyen  du  livret  qu'avait 
chacun  d'eux.  Il  indiquait  ses  demandes,  recevait  les  objets  avec 
le  livret  débité  et  les  achats  étaient  payés  au  moyen  de  retenues 
faites  sur  le  salaire  de  la  quinzaine  pour  les  denrées  ;  sur  le  salaire 
de  quatre  quinzaines  pour  les  vêtements,  étoffes,  meubles,  usten- 
siles de  ménage,  car  la  société  avait  décidé  peu  à  peu  d'étendre  son 
activité  à  ces  divers  objets. 

La  vente  se  faisait  au  prix  du  commerce  local,  ce  qui  avait  été 
décidé  pour  ménager  ce  commerce,  mais  les  bénéfices  se  touchaient 
chaque  semestre  et  ils  s'étaient  élevés  à  environ  20,000  francs  pour 
Tannée  précédente,  bien  que  tous  les  ouvriers  ne  fussent  pas  adhé- 
rents. Certaines  familles  touchaient  ainsi  un  bénéfice  de  80  à 
100  francs  par  an.  (Pour  le  dire  en  passant,  c'est  aussi  le  chiffre 
moyen  des  bénéfices  constatés  dans  les  sociétés  coopératives  an- 
glaises.) 

Ces  diverses  institutions  étaient  administrées  par  un  comité 
formé  de  6  ouvriers,  3  ouvrières  et  1  employé,  nommés  par  les 
ouvriers  et  qui,  sous  le  nom  de  délégués,  formaient  en  quelque 
sorte  comme  une  représentation  des  ouvriers  et  ouvrières  de  l'usine. 
Le  patron  s'était  réservé  le  droit  d'assister  aux  séances  de  ce  con- 
seil sans  voix  délibérative. 


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i 


^80  LKS    (iKKVES    d' AMIENS. 

il  est  diilicile  (le  plus  respecter  l'indépendauce  des  ouvriers  que 
faisaient  MM.  Cosserat,  puisqu'ils  remettaient  à  ces  ouvriers  la  con- 
duite des  institutions  qu'ils  avaient  érigées  dans  leur  intérêt.  Mes- 
dames Cosserat,  de  leur  c«Mé,  venaient  à  l'ouvroir,  c'est-à-dire  à  la 
séance  où  tous  les  mercredis  la  sœur  chargée  de  voir  les  malades 
réunissait  les  femmes  des  conlre-niaitres  pour  travailler  à  des 
layettes  et  autres  objets  de  lingerie  pour  les  pauvres.  Dans  plusieurs 
circonstances,  des  réunions  intimes  avaient  lieu  où  se  mêlaient 
ouvriers  et  patrons,  par  exemple  à  l'occasion  des  arbres  de  Noël 
offerts  par  le  patron  aux  enfants  des  ouvriers. 

On  conçoit  que  l'usine  Cosserat  fût  très  recherchée.  En  dehors 
même  de  ces  institutions  les  salaires  étaient  relativement  élevés  et 
les  chômages  presque  inconnus;  de  1889  à  4892,  on  avait  travaillé 
de  ^290  à  300  jours  par  an.  Les  patrons  recevaient  donc  des  offres 
nombreuses  pour  chaque  vacance  qui  se  présentait  ;  ils  en  pro6- 
laient.  pouvant  choisir,  pour  prendre  les  gens  mariés  à  l'exclusion 
de  ceux  vivant  en  concubinage  et  pour  préférer  aux  autres  ceux 
qui  étaient  connus  pour  avoir  de  la  religion.  Us  avaient  donc  un 
personnel  d'élite  qui  plusieurs  fois  avait  témoigné  spontanément 
de  ses  sentiments  de  reconnaissance  et  d'attachement;  ils  ne  crai- 
gnaient pas  une  grève. 

Ht  cependant,  lorsque  les  grévistes  se  présentèrent  en  foule  à 
l'usine  du  faubourg  de  llem,  les  ouvriers  de  MM.  Cosserat  quit- 
tèrent en  masse  leurs  métiers  et  les  suivirent.  Les  patrons  furent 
consternés;  quel  pouvait  bien  être  le  motif  d'un  mouvement  si  peu 
attendu?  Si  les  ouvriers  avaient  des  griefs,  ils  pouvaient  les  indi- 
quer; n'avaient-ils  pas  le  conseil  des  délégués?  Mais  les  délégués 
ne  parurent  point  et  MM.  Cosserat  se  trouvèrent  en  face  du  syndical 
ou  phit(*)t  en  présence  de  l'homme  qui,  sous  le  nom  du  syndicat. 
parlait  et  décidait:  Alphonse  Lefebvre.  C'était  lui  qui  avait,  comme 
on  a  vu,  ordonné  la  manifestation  contre  l'atelier  Cosserat,  lui  qui 
avait  harangué  le  personnel  pour  l'engager  à  se  mettre  en  grève. 
Le  syndicat,  parlant  par  Lefebvre,  réclamait  d'abord  la  journée  de 
onze  heures  avec  remaniement  des  tarifs  pour  conserver  les 
salaires.  MM,  Cosserat  étaient  tellement  disposés  à  l'admettre  que, 
les  ouvriers  et  ouvrières  de  Saleux  ayant  refusé  de  se  mettre  en 
grève,  malgré  une  visite  des  grévistes,  les  patrons  leur  accordèrent 
de  suite  et  spontanément  la  journée  de  onxe  heures  avec  l'ancien 
salaire  de  douze  heures.  Mais  à  Amiens,  ils  ne  voulaient  pas  traiter 


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LES   GRÈVES  D* AMIENS.  ^i 

avec  le  syndicat  qu'ils  ne  connaissaient  que  par  ses  violences  et  qui 
ne  représentait  pas  leurs  ouvriers  (au  moment  de  la  grève,  il  avait 
à  peine  quelques  adhérents  à  Tusine). 

Un  rapprochement  se  fit  pourtant  :  MM.  Gosserat  étaient  tout 
disposés  à  étendre  à  leur  usine  urbaine  ce  qu'ils  avaient  accordé 
à  Saleux.  Les  ouvriers  acceptèrent  de  rentrer  avec  la  journée  de 
onze  heures  et  un  nouveau  tarff  qui  leur  garantissait  lancien 
salaire,  mais  avant  de  rentrer  et  comme  condition  de  leur  retour 
au  travail  ils  exigeaient  quoi?  La  suppression  des  institutions 
patronales,  c'est-à-dire  des  caisses  de  secours  et  de  retraites 
et  de  la  société  coopérative  fondées  cependant  sur  leur  demande 
et  dont  ils  avaient  pu  apprécier  les  bienfaits.  Comme  il  est  difficile 
de  faire  du  bien  aux  gens  malgré  eux,  MM.  Cosserat  ne  purent  que 
répondre  :  «  Réfléchissez,  et  mardi  (jour  de^la  rentrée  à  Tatelier) 
vous  voterez  librement.  i> 

Le  vote  eut  lieu  et  donna  : 

Pour  la  suppression 552  voix. 

Contre  la  suppression 76  voix. 

En  conséquence,  les  trois  institutions  furent  supprimées  et  un 
expert,  désigné  par  le  tribunal  de  commerce,  sur  la  demande  de 
MM.  Cosserat,  fut  chargé  de  liquider  les  Irois  caisses. 

J*ai  tenté,  bien  entendu,  de  me  rendre  compte  des  motifs  qui 
avaient  bien  pu  conduire  les  ouvriers  d'abord  à  se  mettre  en  grève 
contre  un  patron  auquel  ils  devaient  tant  et  ensuite  à  demander 
Tabolition  de  ces  institutions  dont  ils  tiraient  des  avantages  réels. 
Un  reproche  souvent  adressé  à  MM.  Cosserat  est  celui  d'être 
cléricaux,  autrement  dit  catholiques,  ce  qui  à  Theure  présente  est 
en  effet  très  grave  ;  mais  comme  manifestement  leurs  ouvriers  ne 
s'en  trouvaient  pas  plus  mal,  au  contraire,  on  ajoutait  quelquefois 
qa*ils  exerçaient  en  ce  sens  une  pression  sur  ces  ouvriers.  Ls 
Travailleur  picard,  organe  à  Amiens  du  parti  ouvrier,  affirmait  que 
dans  le  bagne  Cossêrat  (dans  la  feuille  en  question,  tous  les  ateliers 
prennent  le  nom  de  bagne)  on  exigeait  des  billets  de  confession  et 
l'assistance  à  la  messe.  Le  témoignage  naturellement  est  sans 
aucune  valeur,  et  je  le  rapporte  à  titre  historique  ;  mais,  pour  être 
fixé,  j'ai  tenu  à  poser  la  question  à  l'auteur  de  la  grève,  à  celui  qui 
I  l'a  préparée  et  conduite  et  qui  a  fait  voir,  on  en  aura  plus  loin  la 

I  preuve,   un  acharnement  particulier  contre   MM.   Cosserat;  j'ai 

;  La  E&r.  Soc»  16  août  1893.  3*  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  wV.  19. 


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^83  LES   GBÉVBS   d'aMIENS. 

demandé  à  Alphonse  Lefebvre:  MM.  Cosserat  exerçaient-ils  au  point 
de  vue  i^ligienx  une  pression  quelconque  sur  leurs  ouvners?  £t  il 
m'a  répondu  :  Non,  aucune  î  Voilà  donc  un  premier  motif  quelque- 
fois allégué  et  qui  ne  vaut  rien. 

Les  ouvriers  se  plaignent  encore,  m'a-t-il  été  dit,  de  ce  que  le 
patron  semble  exercer  un  contrôle  sur  leur  vie  privée,  en  recher- 
chant pour  les  admettre  s'ils  sont  mariés  on  non  (i),  en  préférant 
ceux  qui  ont  de  la  religion  à  ceux  qui  n'en  ont  pas.  On  retrouve  là 
cette  idée  très  moderne,  très  fausse  en  même  temps,  mais  très 
enracinée  chez  l'ouvrier,  que  le  patron  n'a  nuilen^nt  à  s'occuper 
de  la  conduite  morale  de  ceux  qu'il  emploie,  il  ne  doit  les  connaître 
qu'à  l'atelier,  à  raison  du  travail  qu'il  leur  demande,  sans  s'inquiéter 
d'eux  autrement.  C'est  la  négation  même  de  tout  patronage  et  c'est 
d'ailleurs  le  résultat  où  tendent  les  syndicats  ouvriers  actuels,  au 
moins  le  plus  grand  nombre.  On  ne  doit  pas  être  surpris  qu'ils 
répandent  ces  idées  parmi  les  masses  ouvrières  (â),  et,  comme  elles 
flattent  ce  penchant  secret  de  la  jalousie  et  de  la  révolte  qui  est  au 
fond  de  la  nature  humaine  —  La  Fontaine  ne  disait-il  pas  déjà  : 
Notre  ennemi,  c'est  notre  maître  ? 

penchant  que  la  démocratie  a  si  fort  développé,  il  ne  faut  pas 
être  surpris  de  leur  succ«^s.  Là  est,  je  crois,  le  vrai  motif  de  la 
conduite  des  ouvriers  de  l'usine  Cosserat;  les  bienfaits  et  la  solli- 
citude du  patron  leur  étaient  un  joug,  ils  ont  voulu  s'en  affran- 
chir (3). 

(1)  D'après  le  Travailleur  picard^  si  MM.  Cosserat  ne  voulaient  que  des  gens 
mariés,  e*e8t  parce  que  «  tout  concubinage  dénote  chez  ceux  qui  lo  pratiquent 
une  certaine  indépendance  ». 

(2)  Tout  en  ajoutant  d'aiJleurs  que  le  patron  est  un  homme  dur,  qui  ne  TOit 
dans  ses  ouTriers  que  des  instruments  de  production,  qui  n'a  d'eux  aucun  souci 
et  ne  s'en  occupe  plus  une  fois  le  rendement  obtenu.  Aussi  les  syndicats  ne  se 
piquent-ils  pas  de  logique  ;  il  leur  suffit  de  brouiller  Touvrier  et  son  patron  et 
tous- moyens  leur  sont  boas  pour  cela. 

(3)  Voici  une  comparaison  qu'il  est  impossible  de  ne  pas  faire  :  A  côté  de 
l'usine  Cosserat  s'en  trouve  une  analogue,  celle  do  la  Société  anonyme  linière.La. 
grève  y  éclata  aussi  brusquement  et  pour  le  même  motif.  Les  directeurs  reçurent 
alors  la  visite  de  gens  étrangers  à  Tusine,  disant  parler  au  nom  du  syndicat. 
«  Kous  ne  connaissons,  répondirent-ils,  que  nos  ouvriers  et  nous  ne  voulons 

raiter  qu'avec  eux.»>  Malgré  ce  congé  absolu,  quatre  jours  après  l'accord  était  fait 
avec  les  ouvriers  et  avec  eux  seuls.  Pourquoi  les  ouvriers  de  la  Société  anonyme 
ont-ils  montré  une  facilité  que  n'ont  pas  fait  paraître  ceux  de  MM.  Cosserat?  £^ 
voici  peut-être  la  raison  :  il  n'y  avait  dans  Tusine  de  la  Société  d'autre  instits* 
iion  patronale  qu'une  caisse  de  secours  alimentée  par  des  retenues  forcées  sur  le 
salaire  et' par  une  f>ul)vention  patronale  (5,000  fr.  par  an).  Elle  n'a  d'aîUeursp&s 
4t<attaqmée  et>  subsiste  toujours.  Surtout  la  Société  ne  s'inquiétait  nullemesit  de 


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LES   GHÈVES   d'AMIENS.  288  ^1 


Mais  les  institutions  économiques?  Peut-être  comprend-on  que  la 
société  de  secours  leur  ait,  malgré  ses  services,  paru  déplaisante; 
elle  était  obligatoire  et  toute  obligation  est  pesante  aux  ouvriers 
de  nos  jours  (vérité  que  je  recommande  aux  méditations  des  parti- 
sans de  rassurance  forcée).  De  plus,  elle  entraînait  une  retenue  sur 
les  salaires  :  0  fr.  40  par  quinzaine,  c'est  peu  ;  mais  toute  retenue, 
si  faible  soit-elle,  mécontente  et  irrite  Touvrier.  Mais  la  caisse  de 
retraites  (de  0  fr.  25  de  retenue  par  quinzaine),  mais  la  société  coo- 
pérative» éiigées  Tune  et  l'autre  sur  Texpresse  demande  des  ou- 
mers  et  toutes  facultatives  :  la  première,  payant  déjà  des  pen- 
sions, grâce  aux  versements  du  patron  ;  la  seconde,  distribuant  des 
dividendes  qui  souvent  égalaient  ou  même  dépassaient  le  salaire 
de  quinzaine  du  chef  de  famille,  toutes  ces  institutions  dirigées  par 
eux,  pourquoi  en  ont-ils  été  les  ennemis?  Pour  la  caisse  des 
retraites,  les  ouvriers  jeunes  étaient  ennuyés  de  faire  un  versement 
pour  une  époque  éloignée  ;  ils  voyaient  bien  la  retenue  qui  était 
immédiate  et  ne  tenaient  pas  compte  de  la  pension  de  retraite  qui 
leur  apparaissait  dans  un  avenir  vague,  lointain,  et  puis  ils  sem- 
blent avoir  exagéré  les  versements  à  faire,  et  on  peut  croire  que  le 
syndicat  les  poussait  de  ce  côté  (1). 

Reste  la  société  coopérative  dont  les  avantages  étaient  immé- 
diats et  palpables  on  peut  le  dire,  puisque  les  participants  tou- 
chaient leurs  dividendes  tous  les  semestres,  et  de  beaux  dividendes. 
Cest  pourtant  à  elle  qu'en  voulaient  surtout  les  ouvriers,  quUls  en 
lussent  membres  ou  non.  Il  est  même  possible  que,  s'ils  avaient  eu 
à  voter  séparément  sur  les   diverses  institutions,  les  deux  pre- 

ses  ouvriers  en  dehors  du  travail,  ni  de  leur  vie  privée,  ni  de  leurs  sentiments. 
Si  ce  n'est  point  le  motif  de  la  conduite  si  différente  de  ces  ouvriers  voisins,  la 
chose  du  moins  vaut  la  peine  d'être  marquée  et  je  laisse  à  de  plus  habiles  le  soin 
de  prononcer. —  Que  Ton  considère  encore  ceci,  c*est  que  des  deux  usines  Cosserat, 
la  grève  n'a  éclaté  et  n'a  été  persistante  que  dans  la  fabrique  d'Amiens  qui  avait 
des  institutions  économiques  ;  dans  ceUe  do  Saleox  qui  n'en  avait  pas,  il  n  y  a 
pas  eu  de  grève. 

(1)  Ainsi  Alphonse  Lefebvre  m'affirmait  que  les  retenues  faites  pour  les  deux 
caisses  de  secours  et  de  retraites  s'^evaient  à  i  fr.  50  par  ouvrier  et  par 
quinzaine,  soit  5  à  6  francs  par  famille.  Or,  elles  étaient  en  effet  de  0  f  r.  40  -f-  0  fr.  25 
ou  6  fir.  63  pour  les  ouvriers  de  plus  do  16  ans,  de  0  fr.  25  +  0  fr.  15,  soit  0  fr.  40, 
pour  les  ouvriers  de  moins  de  16  ans.  J'ai  profité  toutefois  de  l'occasion  pour 
faire  une  remarque  qu  n*est  pas  indifférente  :  je  disais  à  Lefebvre  :  1  fr.  50  par 
quinzaine,  c'est  une  retenue  de  0  fr.  10  à  0  fr.  12  par  jour?  ^  Oui,  me  disait-il, 
pour  nos  ouvriers,  c'est  un  gros  chiffre.  —  Ëk  bien,  c'est  justement  la  retenue 
(0  fr.  10  ou  0  fr.  15  par  jour)  que  propose  et  pour  une  seule  caisse,  coUe  des 
retnites,  le  projet  do  loi  préparé  par  M.  Constaas  auquel  pourtant  les  socialistoë 
ont  fait  très  bon  accueil.  11  ne  m'a  rien  répondu. 


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h- 

Ç-'  Î84  I-ES   GRÈVES  D'aMIENS. 

f^  mîères.  caisse  de  retraites,  caisse  de  secours,  eussent  été  conser- 

ï^  vées  ;  quant  à  la  société  coopérative,  elle  était  condamnée,  et  c'est 

^]'  le  désir  de  la  renverser  qui  a  entraîné  le  vote  en  bloc  que  Ton  a  vu, 

i  D'où  vient  cette  hostilité  qui  s'est  trouvée  du  resti  à  Montceau-les- 

V  .         Mines  et  ailleurs? 

f['  D*abord  de  Tintluence  des  débitants,  ennemis  naturels  des  sociétés 

.:i\  coopératives.  Cette  influence  est  incroyable  sur  les  ouvriers.  Ces 

hommes  défiants,  qui  ne  veulent  pas  croire  leur  patron,  qui  crai- 

l  gnent  ses  bienfaits,  qui  lui  supposent  toujours  des  vues  intéressées 

Vr  même  lorsqu'il  érige  pour  eux  quelque  institution  secourable(i). 

sont  pleins  de  confiance  dans  le  débitant  qui  ne  leur  fait  pas  de 

'  .  retraite,  pas  de  caisse  de  secours,  qui  n'en  yeut  qu'à  leur  bourse  et 

à  leur  santé;  n'importe,  ils  le  croient;  ils  font  plus,  ils  se  font  les 

'  partisans  de   ses  rancunes  et    contre   qui?  contre    eux-mêmes 

ouvriers,  contre  les  institutions  qui  leur  servent. 
I  Sans  doute,  il  y  avait  encore  ici  des  griefs  spéciaux  pour  ainsi 

parler  :  ainsi  les  ouvriers  ne  payant  pas  comptant,  puisque  les 
dépenses  étaient  portées  sur  un  livret  et  déduites  de  la  paie  de 
quinzaine,  étaient  plus  disposés  à  dépenser  et  ils  s'étonnaient 
ensuite  de  toucher  très  peu  sur  leur  salaire.  £t  puis  ces  dépenses 
étant  connues  à  cause  de  leur  inscription  au  livret,  le  mari  ne  pou- 
vait plus  dérober  quelque  chose  sur  le  salaire  pour  aller  au  cabaret, 
la  femme  ne  pouvait  pas  exagérer  les  dépenses  pour  mettre  de 
eôté,  en  vue  de  sa  toilette  ou  d'achat  de  friandises.  Cette  grande 
clarté  de  la  situation  est  fort  déplaisante;  de  plus  on  savait,  ne  fût- 
ce  que  par  le  dividende,  ce  que  chacun  avait  dépensé  et  MM.  les 
ouvriers  aiment,  païaît-il,  qu'un  grand  secret  plane  sur  leurs 
affaires.  Ce  sont  des  motifs  misérables,  mais  qui  agissaient  avec 
force  et  faisaient  désirer  la  ruine  de  la  société  coopérative. 

11  m'a  été  impossiblf^,  en  recherchant,  en  interrogeant,  d'en  dé- 
couvrir d'autres;  et  ce  qui  m'attriste  en  les  rapportant  est  qu'à 
l'exception  de  quelques-unes  spéciales  à  l'organisation  de  la  société 
coopérative,  les  causes  qui  ont  ruiné  les  institutions  Cosserat 
ne  sont  pas  locales.  J'avais  espéré  d'abord  qu'un  fait  si  fâcheux,  et 
en  apparence  si  étrange,  s'expliquerait  par  des  raisons  spéciales  ou 
aux  institutions  détruites,ou  à  la  ville  d'Amiens  ;  mais  non:  il  vient 

(1)  C/ost  ainsi  que  los  ouvriers  voulaient  voir  dans  la  sœur  de  charité  chargée 
de  porter  les  secours  à  domicile  un  espion  du  patron  qui  venait  s'informer  de 
l'état  des  familles  et  de  la  situation  des  intérieurs,  afin  de  lui  reporter  des  détails 
aussi  pleins  d'intérêt  pour  lui. 


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LES   GRÈVES   d'aMIENS.  285 

d'une  disposition  d'esprit  commune  aujourd'hui  à  Tensemble  de  la 
classe  ouvrière  ;  la  défiance,  sinon  /hostilité  contre  le  patron  (1), 
disposition  qui  n'est  pas  assurément  plus  forte  chez  les  ouvriers 
amiénois  que  dans  les  autres.  Et  cette  disposition  d'esprit,  l'active 
propagande  de  meneurs  complaisamment  écoutés,  la  forme 
même  de  nos  institutions  politiques  la  développent  rapidement  en 
même  temps  que  la  bienveillance  des  patrons  accroît  les  institu- 
tions faites  en  vue  d'améliorer  le  sort  des  ouvriers.  Voilà  évidem- 
ment le  péril.  Mais  il  faut  revenir  à  la  grève  elle-même. 

IV.  —  La  grève  générale 

La  grève  avait  commencé,  on  l'a  vu,  en  février;  et  en  avril,  c'est- 
à-dire  deux  mois  après,  elle  était  encore  restreinte  à  la  seule 
industrie  du  tissage.  Les  syndicats,  contents  des  résultats  obtenus, 
de  la  facilité  surtout  avec  laquelle  ils  avaient  mis  en  grève  l'usine 
Cosserat,  songèrent  à  une  grève  générale.  Ils  formèrent  une  asso- 
ciation, la  Fédération  des  Chambres  syndicales  ouvrières  d^ Amiens, 
association  assez  mal  unie,  car  les  chefs  qui  dirigeaient  chacun 
des  syndicats  ne  s'entendaient  pas  et  se  querellaient  au  besoin 
en  public;  mais  cette  fédération,  si  elle  eût  été  incapable  de  cons- 
tituer quelque  chose  de  sérieux  et  par  exemple  d'ériger  une  caisse 
de  secours,  pouvait  fort  bien  pousser  à  la  grève  et  donner  aux 
syndicats  dépendants  d'elle  un  mot  d'ordre  que  chacun  d'eux  se 
chargeait  de  faire  exécuter.  Ce  fut  le  syndicat  des  teinturiers  qui 
se  chargea  de  commencer  et,  dans  une  réunion  tenue  le  dimanche 
9  avril  dans  une  salle  de  bal  (rAlcazar]  et  à  laquelle  assistaient  de 
nombreux  ouvriers  de  divers  corps  d'états,  grévistes  ou  non,  le 
citoyen  Boucher  dit  Doudelet,  qui  dirigeait  le  syndicat  des  tein- 
turiers, comme  Alphonse  Lefebvre  dirigeait  celui  des  tisserands, 
annonça  que   le  lendemain  la  corporation  se  mettrait  en  grève. 

(1)  En  faut-il  donner  une  preuve  entre  beaucoup  d'autres?  L'existence  d'une 
société  coopérative,  là  où  lo  patron  en  a  fondé,  et  alors  même  qu'il  ne  la  condui- 
sait pas,  a  été  presque  toujours  un  grief  contre  lui  et  un  prétexte  à  la  grève.  Et 
voici  que  les  syndicats  eux-mêmes  fondent  de  ces  sociétés  tant  haïes  et  tant  dé- 
criées. On  connaît  le  succès  en  Belgique  des  [coopératives  socialistes  et  notam» 
ment  du  Vooruit  de  Gand,  les  bénéfices  sont  en  partie  employés  à  la  propagande. 
Cet  exemple  commence  à  être  suivi  en  France,  et  le  syndicat  du  tissage  d'Amiens 
a  lui-même  fondé  une  société  coopérative  de  consommation.  Il  va  sans  dire  que 
ces  insUtutions,  odieuses  lorsque  l'initiative  vient  du  patron,  sont  excellentes 
étant  fondées  par  les  syndicats,  et  qu'alors  le  petit  conmierco  n'a  rien  à  dire  e  t 
n'est  plus  digne  d'intérêt. 


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286  LES   GRÈVES   d'aMIKNS. 

Ces  deux  chefs  influents  des  syndicats.  Boucher  et  Lefebyre,sont 
assez  différents  d'allure  et  de  caractère.  Lefebvre  n'a  reçu  que 
rinslrucLion  primaire;  il  est  très  intelligent,  pas  toujours  sincère, 
connaît  bien  u  sa  partie  »,  c'est-à-dire  les  nombreux  détails  du 
métier  de  tisserand,  encore  qu'il  ait  pendant  plusieurs  années 
laissé  l'atelier  pour  être  cabaretier,  mais  il  est  rentré  dans  une 
fabrique,  il  doit  la  grande  influence  qu'il  exerce  sur  ses  camarades 
à  sa  parole  facile,  à  sa  situation  de  secrétaire,  c'est-à-dire,  au  fond, 
de  chef  du  syndicat  qu'il  exerce  depuis  plusieurs  années;  il  était 
aussi  au  moment  des  grèves  secrétaire  de  la  fédération.  Sa  visée 
est  celle  de  la  masse  des  ouvriers  amiénois  dont,  sous  ce  rap- 
port, il  représente  bien  les  idées  :  il  veut  un  bon  salaire  et  des 
journées  courtes,  salaire  et  journées  étant  fixés  par  le  syndicat  qui 
tiendra  dans  sa  dépendance  les  patrons. 

Boucher  dit  Doudelet,  lui,  est  un  théoricien,  quoîqu  il  soil 
ouvrier  de  fabrique,  mais  il  a  eu  le  malheur  d'aller  au  collège 
quelques  années,  et  la  semi-instruction  qu'il  y  a  reçue,  les  chan- 
gements de  fortune  qu'il  a  subis  (il  était  enfant  naturel)  venant 
dans  un  caractère  ardent,  l'ont  rempli  de  haine  contre  l'état  social 
actuel.  Il  ne  borne  pas  ses  désirs  à  un  accroissement  des  salaires, 
ce  qu'il  veut,  c'est  la  suppression  des  patrons,  et  une  grève,  même 
heureuse,  n'est  à  ses  yeux  qu'un  moyen  pour  arriver  à  mieux.  Il 
appartient  au  parti  ouvrier^  est  en  correspondance  active  avec  les 
chefs  du  parti  et  le  représente  à  Amiens.  Il  écrit,  ce  que  ne  fait 
pas  Lefebvre,  et  c'est  lui  qui  rédige,conjointement  avec  un  nommé 
Varecque,  h  TravallUttr  picard,  organe  du  parti  ouvrier  d»  la  Somme ^ 
petit  journal  hebdomadaire,  qui  parait  à  Amiens  depuis  le  mois  de 
février  en  remplacement  d'un  organe  analogue  disparu  jadis,  faute 
de  lecteurs;  on  Ta  ressuscité  sous  un  nouveau  nom,  en  vue  des 
grèves  (1). 

Il  est  presque  inutile  d'ajouter  que  Boucher  et  Lefebvre   sont 

(1)  Pour  donner  à  qui  ne  Ut  pas  ces  sortes  de  joarnaux  une  idée  de  ce  qalls 
î^oni,  lo  Travailleur  picard  du  24  juin-1*'  juillet  commence  par  une  sorte  de 
déclaration  qui  se  tcnnine  ainsi  :  «  Vire  la  révolution  sociale  !  rire  la  latte  des 
classes  !  n  Lé  reste  de  la  feuille  contient  surtout  deux  choses  :  des  dénonciations 
et  des  injures  à  Tadresse  de  direrses  maisons  d'Amiens  successirement  visées 
sous  ce  litre  :  «  A  travers  les  bagnes:  chez  Descals,  chez  Selosse,»  et  puis  de  longs 
et  enthousiastes  détails  sur  les  succès  des  socialistes  allemands  aux  élections  : 
M  Ouii  le  parti  ouvrier  français  ne  fait  qu'un  avec  la  démocratie  socialiste  alle- 
mande. »  U  se  termine  par  un  article  vantant  le  patriotisme  de  Jules  Guesde  et 
des  socialistes  en  {général. 


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LISS  GRKVSS   D* AMIENS.  â87 

eDnemis  et  se  sont  plus  d'une  fois  querellée  en  public.  Dans  les 
réunions  qui  avaient  lieu  pendant  la  grève  Boucher  était  violent, 
Lefebvre  meilleur  tacticien  et  plus  pratique. 

Le  lundi  matin  il  avril,  deux  à  trois  cents  ouvriers  teinturiers  se 
réunissent  au  siège  de  leur  syndicat*  et  se  portent  successivement 
dans  diverses  teintureries  dont  ils  entraînent  les  ouvriers  —  c'est 
le  procédé  déjà  employé  aux  usines  Cocquel  et  Cosserat.  Puis  la 
foule  des  grévistes  se  dirige  vers  l'usine  à  sacs  Dewailly  frères  et 
entraine  les  cent  ouvriers  (hommes  et  femmes)  qui  s'y  trouvaient. 
Même  manœuvre  et  même  succès  à  l'usine  Solvan,  autre  fabrique 
de  sacs.  A  l'atelier  Guénin,  les  ouvriers  refusent  de  sortir;  ils  ne 
sont  qu'une  quinzaine,  on  les  laisse.  Mais  k  la  scierie  Drosecq.  qui 
est  importante  et  occupe  un  nombreux  personnel,  les  grévistes  ne 
veulent  pas  d*un  échec,  et  les  ouvriers  paraissant  peu  désireux  de 
les  suivre,  ils  enlèvent  les  courroies  des  arbres  tournants  et  arrê- 
tent ainsi  le  travail.  Les  ouvriers  de  la  scierie  sortent  alors,  mais 
quelques-uns  seulement  se  joignent  aux  grévistes.  C'est  ensuite 
l'usine  Briaux-David  (fabrique  de  toile  d'emballage)  qui  est 
envahie  ;  la  machine  est  arrêtée  et  les  ouvriers  et  ouvrières  sortent 
avec  les  grévistes.  Ceux-ci  envahissent  encore  les  forges  Saint-Roch, 
mais  se  retirent  devant  Tattitude  des  ouvriers  qui  sont  nombreux 
^t,gagnant  de  forts  salaires,  ne  veulent  pas  cesser  le  travail. Les  gré- 
vistes, contents  ae  leur  œuvre,  se  dispersent  en  se  donnant  rendez- 
vous  à  la  gare  pour  recevoir  Lafargue  qui  devait  arriver  à  3  h.  i/2. 

«  Jamais,  disaient  les  Amiénois,  nous  n'avons  vu  pareille  foule  à 
la  gare  :  les  avenues  élaient  noires  de  monde  ;  certainement  il  en 
serait  moins  venu  pour  M.  Camot:  Il  y  avait  au  moins  10,000  et 
peut-être  15,000  personnes.  »  Notez  que  les  neuf  dixièmes  au  moins 
de  ceux  et  de  celles  qui  formaient  cette  foule  ne  savaient  du  tout 
qui  était  Lafargue,  au  moins  quelles  étaient  ses  idées,  ni  pourquoi 
il  venait.  Tout  ce  monde  était  venu  par  entraînement,  par  curiosité, 
parce  qu'il  faisait  beau  temps.  Lafargue,  accueilli  par  les  délégués 
du  syndicat  des  teinturiers  et  porteur  d'un  bouquet  rouge  qu'une 
petite  fille  lui  avait  offert,  suivit  la  foule  jusqu'aux  glacis  de  la 
citadelle  qui  désormais,  à  raison  du  beau  temps  et  du  grand  nom- 
bre des  ouvriers  en  grève,servirent  de  lieu  de  réunion.  Là  il  fit  une 
courte  harangue  et  se  rendit  dans  un  cabaret  pour  conférer  avec  les 
dignitaires  des  syndicats. 

Le  soir  il  fit  à  TAlcazar,  sous   la  présidence  de  la  citoyenne 


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288  LES  GRÈVES   d' AMIENS. 

Percque  (1),  une  conférence  exclusivement  destinée  aux  femmes; 
on  pourrait  dire  qu'elle  a  été  rabelaisienne  si  le  terme  ne  supposait 
de  la  littérature,  ce  qui  n'est  pas  le  fait  de  Lafargue.  Il  vanta  le 
socialisme  auquel  il  veut  voir  adhérer  les  femmes,  puisqu'il  a  déjà 
gagné  les  hommes,  et  l'union  libre.  Il  aJouta,sui vaut  le  Progrès  de  la 
Somme  :  «  Peut-être,  lorsque  nous  serons  les  maîtres,  ferons-nous 
danser  dans  la  cathédrale  d'Amiens. —  Oui!  oui!  (2).  » 

Le  lendemain  matin, d'après  le  même  journal,eut  lieu  une  grande 
promenade  matinale  des  grévistes  à  travers  la  ville.  M.  Lafargue  se 
plaça  en  tète  avec  M.  Doudelet.  M.  Lafargue  donnait  le  bras  à  deux 
dames,  ce  que  l'on  appelle  dans  le  pays /atr«  le  ffanier  à  devx  anses. 
A  la  fin  (le  la  promenade,  et  après  une  allocution  qu'il  prononça 
pour  annoncer  son  départ,  «  un  groupe  de  femmes  s'élance  vers 
M.  Lafargue  qu'elles  embrassent  en  l'entourant  de  leurs  bras.  Le 
député  socialiste  sourit  à  toutes,  et  chaque  femme  à  tour  de  rôle 
se  dispute  l'honneur  de  l'embrasser.  11  y  en  avait  bien  un  millier 
à  la  Hotoie  qui  se  rappelaient  les  paroles  aimables  adressées  au 
beau  sexe  hier  soir  à  l'Alcazar.  Elles  ne  pouvaient  mieux  le  remer- 
cier qu'en  l'embrassant;  aussi  pas  une  n'y  a  manqué.  »  J'ai  tenu  à 
citer  ces  détails  parce  qu'ils  indiquent  bien  la  physionomie  de  cette 
grève.  Pour  la  population  ouvrière,  c'est  une  interruption,  une 
distraction  des  travaux  quotidiens,  autant  qu'une  amélioration 
espérée  dans  le  mode  ou  dans  la  rétribution  du  travail. 

II  fait  beau  temps,  on  se  promène  (3),  on  manifeste,  on  se  réunit 

(1)  La  femme  Percque,  Mme  Boucher,  la  citoyenne  Doudelet  sont  une  même 
personne.  C'est  la  femme  d'un  cabarctier  du  Nord,  nommée  Percque,  qui  a 
laissé  son  mari  pour  venir  vivre  avec  Boucher  dit  Doudelet  qui  a  onze  ans  de 
moins  (juVUe.  Le  mari,  averti  par  les  journaux  de  la  gloire  de  sa  femme  et  de 
l*cndruit  où  elle  était,  vint  à  Amiens  durant  la  grève,  déposa  une  plainte  et  fit 
procéder  à  un  constat.  Boucher  et  sa  complice  furent  donc  poursuivis  en 
police  correctionnelle,  mais  acquittés  pour  ce  motif  que,  s'il  y  avait  évidemment 
habitation  commune,  il  n'était  pas  prouve  qu'ils  eussent  cohabites  ensemble. 
Cette  situation  irrégulière  était  parfaitement  connue  des  ouvriers  d'Amiens  et 
ne  diminuait  nullement  la  considération  dont  jouissaient  auprès  d'eux  les  deux 
adultères.  Lafargue,  dans  sa  conférence,  a  même  eu  quelques  mots  aimables  pour 
«  lacomjiaj^ne  »  de  Boucher.  Ceci  d'ailleurs  n'est  pas  particulier  à  la  ville  dont  je 
parie,  ni  même  à  la  population  ouvrière,  le  relâchement  des  mœurs  et  l'absence 
de  morale  sont  tels. aujourd'hui  qu'on  ne  fait  plus  attention  à  de  pareilles  choses, 
on  les  tient  pour  indifférentes. 

(2)  C'est  un  propos  que,  du  reste,  j'ai  entendu  tenir  il  y  a  longtemps  (dès  1869)^ 
par  (les  hommes  bien  posés  et  appartenant  à  l'opinion  qu'on  a  depuis  appelée 
opportuniste:  «  Nous  transformerons  les  églises  en  salles  de  bal  afin  qu'elles  ser- 
vent à  quelque  choso.  »  Ils  doivent  être  fiers  d'avoir  été  les  prédécesseurs  de 
Lafar^me  rt  do  ses  émules. 

{;))  Je  ti'ouvedans  un  journal  d'alors  le  récit  d'une  promenade  des   teinturiers 


1 


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LES   GRÈVES   d'aMÏENS.  ^^9 

sur  les  glacis  de  la  citadelle,  on  écoute  des  discours,  même  on  en- 
brasse  un  homme  célèbre  qui  a  fait  venir  15,000  personnes  à  la  gare  ; 
la  grève  vue  par  ce  côté  est  attrayante.  Il  ne  faut  pas  s'étonner 
qu'elle  prenne  de  l'extension. 

Le  lendemain  de  la  séance  donnée  par  Lafargue,  ce  sont  les  cor- 
donniers qui  se  mettent  en  grève  sur  l'injonction  de  leur  syndicat. 
Des  troupes  de  grévistes  se  portent  aux  diverses  fabriques,  surtout 
à  celle  de  M.  Hunebelle,  mais  ils  les  trouvent  gardées  par  la 
troupe.  Ils  se  bornent  alors  à  se  tenir  dans  la  rue  accablant  de  huées 
et  de  sarcasmes  les  ouvriers  qui  entrent  ou  qui  sortent;  ils  finis- 
sent par  les  entraîner. 

Mais  ce  n'est  que  la  moindre  partie  des  cordonniers  qui  travaille 
en  ateliers,  le  plus  grand  nombre  travaille  chez  soi,  beaucoup 
même  sont  à  la  campagne.  Les  ouvriers  d'Amiens  sont  livrés  k 
l'inquisition  des  grévistes  qui  les  surveillent  de  près  et  des  délé- 
gués du  syndicat  vont  par  groupes  attendre  sur  les  routes  les  mes- 
sagers qui  rapportent  en  ville  les  chaussures  faites  à  la  campagne. 
Les  grévistes  arrêtent  les  voitures  qui  apportent  des  denrées: 
légumes,  beurre,  œufs,  etc.,  pour  s'assurer  qu'elles  ne  transpor- 
tent pas  de  ballots  de  chaussures.  Celles  qui  en  ont  doivent  re- 
brousser chemin  ou  laisser  là  les  ballots.  Au  besoin,  on  coupe  les 
rênes  des  chevaux  et  les  ballots  sont  déchargés  de  force. 

Le  jour  suivant,  c'est  le  tour  des  confectionneuses.   Au  début  de 
la  grève  (en  février)  les  confectionneuses  n'avaient  pas  de  syndi- 
cat, mais  il  s  en  était  formé  un  au  commencement  d'avril  dont  un 
ouvrier  coupeur,  Portier,  était  la  tète,  et  il  se  mit  à  l'œuvre  de 
suite.  Le  procédé  employé  fut  le  même  que  dans  les  autres  corpo- 
rations. Un  groupe  d'ouvrières,  docile  au  syndicat,  alla  non   pas 
dans  les  ateliers,  car  toutes  les  confectionneuses  travaillent  à  do- 
micile, mais  dans  les  maisons  pour  faire  cesser  le  travail.  Une 
confectionneuse  me  racontait  la  visite  qu'elle  avait  reçue.  «  Elles 
sont  venues  à  plusieurs  chez  moi  comme  chez  d'autres  et  je  leur 
ai  dit  :  Inutile  de  faire  du  bruit,  vous  dites  qu'on  est   en  grève? 
alors  c*est  bien,,  je  ne  travaille  plus.  »  Ce  mot  de  grève  a  en  effet 
un  sens  tout  particulier  pour  la  population  ouvrière  d'Amiens  ; 
c'est  une  sorte  d'ordre,  sans  appel  ni   recours,  on  doit  cesser  le 
travail  ;  il  n'y  a  plus  de  contrat  qui  tienne  ;  on  laisse  là  l'ouvrage 

gréristes  au   bois  de  Saveuse.  Ils  étaient  bien   300  dont  beaucoup  de  dames,  on 
afait  apporta  des  accordéons  et  on  a  dansé. 


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i: 


^90  I^S  GaÈTKS  D* AMIENS. 

commeacé,  oa  en  a  le  drmt,tottte  coBventioa  avec  le  patron  est 
rompue  ^so  facto.  Quant  à  savoir  qui  proclame  la  grève,  qui  a  ce 
pouvoir  extraordinaire,  ouvriers  et  ouvrières  ne  s  en  inquiètent 
pas,  ils  entendent  dire  qu'on  est  en  grève,  cela  leur  suffît.  Celle-là 
non  seulement  cesse  tout  travail,  ce  qu'elle  n'avait  pas  Vintention 
de  faire,  mais  elle  va  assister  aux  réunions  de  la  corporation  qui 
ont  lieu  sur  les  glacis  de  la  citadelle  :  elle  entendra  le  citoyen 
Doudelet  qui  n'est  pas  du  métier,  mais  peu  importe,  u  Je  n'ai  pas 
manqué  une  réunion,  »  ajoute-t-elle,  enfin  elle  accepta  d'être  dé- 
léguée. Elle  n'a  d'ailleurs  aucune  idée  révolutionnaire.  «  Les  pa- 
trons doivent  avoir  leur  bénéfice,  »  dit-elle.  Ce  n'est  pas  en  écou- 
tant Boucher  dit  Doudelet  qu'elle  a  appris  cela.  Elle  réclamera  sur 
des  questions  de  métier  relatives  à  sa  spécialité  ;  elle  ne  se  doute 
pas  qu'elle  sert  d'instrument  à  de  plus  habiles. 

Puis  ce  sont  les  maçons,  les  garçons  boulangers,  les  ouvriers 
fabricants  de  bougies,  ceux  faisant  Le  lacet,  puis  les  terrassiers  qui 
tous  se  mettent  en  grève,  et  les  attentats  à  la  liberté  du  travail  se 
renouvellent  ;  des  arrestations  sont  opérées  ;  il  faut  envoyer  des 
agents  à  laporte  des  magasins  de  confection  pour  protéger  lesquel- 
ques  ouvrières  quirapportent  de  l'ouvrage  ou  en  viennent  prendre. 

Naturellement  les  syndicats  n'ont  pu,  pour  ces  diverses  profes- 
sions, prendre  le  même  prétexte  que  pour  les  tisserands.  Ils  avaient 
alors  invoqué  la  loi  des  11  heures,  mais  les  teinturiers  ne  tra- 
vaillaient que  il  heures,  les  cordonniers  de  même  et  beaucoup 
travaillaient  à  domicile,  les  confectionneuses    travaillent  tout^ 
chez  elles  :  il  a  fallu  trouver  autre  chose.  Les  teinturiers  ont  ré- 
clamé un  nouveau  tarif  de  salaire,  les  cordonniers  aussi.  Ces  der- 
niers ont  mis  en  avant  une  demande  qui  d'abord  semble  modérée  : 
ils  veulent  travailler  au  prix  du  tarif  de  1886.  Et  toutefois  ceux  qui 
travaillent  en  atelier  ne  veulent  plus  faire  que  10  heures,  en 
gagnant  autant  qu'avant  en  il  heures.  Les  ouvriers  maçons,  les 
terrassiers,  demandent  aussi  à  être   augmentés  ;   les  confection- 
neuses réclament  de  nouveaux  tarifs,  les  ouvriers  boulangers  veu- 
lent la  suppression  des  bureaux  de  placement,  etc. 

On  va  demander  sans  doute  comment  ces  ouvriers  et  ouvrières, 
dont  les  salaires  ordinaires  sont  minimes,  pouvaient  subsister 
ainsi  sans  travail.  Ils  comptaient  pour  cela  sur   les  secours  des 
chambres  syndicales.  Celles-ci,  même  les  anciennes,  avaient  peu 
d'argent  en  caisse  ;  il  est  probable  que  la  plus  riche  n'avait  pas 


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r 


LBS   GRÈVES   d'aBOENS.  Î9i 


millier  de  francs.  En  cominençaDt,  on  avait  les  cotisations  des  ou^ 
vriers  de  la  corporation  qui  travaillaient  et  qui»  même  ne  faisant  pas 
partie  an  début  du  syndicat,  n'osaient  guère  refoser  leur  adhésion 
et  par  suite  leur  cotisation  ;  on  tâchait  d'obtenir  d*eux  quelques 
dons  volontaires,  10  ou  15  centimes  de  supplément,  mais  cette  res- 
source cessait  avec  la  grève  générale.  Il  y  avait  encore  Tappel  aux 
syndicats  de  Textérieur  et  même  aux  cercles  ou  sociétés  de  toutes 
sortes,  qui,  sans  être  des  syndicats,  avaient  de  la  sympathie  pour 
ie  mouvement.  Ainsi  on  est  surpris  de  trouver  entre  les  donateurs 
une  société  coopérative  de  consommation^  mais  il  s*agit  de  la 
Revenàicaiion  de  Puteaux,  société  prospère,  mais  toute  aux  mains  de 
socialistes  militants.  Les  ressources  obtenues  ainsi,  et  dont  il  est 
naturellement  impossible  de  connaître  le  montant,  n'ont  pas  dû 
être  grandes. 

Après  le  15  avril,  c'est-à-dire  dans  le  plus  grand  feu  des  grèves, 
le  CemUé  emtrcU  disait  avoir  reçu  2,046  francs  et  il  avait  envoyé 
5,000  listes  de  souscriptions.  La  Bourse  du  travail  de  Paris  avait 
vers  ce  moment  envoyé  un  télégramme  pour  demander  si  les  gré- 
vistes avaient  besoin  de  fonds.  Le  Comité  répondit  a  oui  ».  Je  ne 
sais  ce  qui  a  été  envoyé. 

La  vraie  ressource,  c'étaient  les  crédits  ouverts  par  un  certain 
nombre  de  fournisseurs,  les  uns  pour  une  somme  de...,  les  autres, 
d  une  manière  illimitée  (1).  Ils  s^engageaient  à  accepter  en  paye- 
ment des  bons  que  les  syndicats  distribuaient  aux  ouvriers  en 
grève  (dWdinaire  1  franc  par  jour)  et  qu'ils  promettaient  de  rem- 
Iwurser  après  la  grève.  Il  avait  bien  été  décidé  dans  une  réunion 
publique  qu'il  y  aurait  une  caisse  commune  pour  la  grève,  mais  il 
oe  semble  pas  que  l'exécution  ait  suivi.  Au  contraire,  on  voit 
chaque  syndicat  être  p^^onnellement  responsable  envers  les 
détaillants  qui  ont  reçu  ses  bons. 

Et  l'arbitrage  ?  N'est-ce  pas  le  grand  remède  aux  grèves  ?  Juste- 
ment ttos  législateurs  ont  voté  une  loi  sur  l'arbitrage  presque  en 
même  temps  que  la  loi  des  11  heures  ;  on  aurait  dit  qu'ils  avaient 
préva  les  grèves  que  leur  loi  devait  faire  naître  (même  ailleurs 

1)  C'était  pour  ces  fournisseurs,  habitant  tous  des  quartiers  ouvriers,  un 
moyen  cte  rédame.  C'est  ainsi  qu'on  lit  dans  le  Progrès  de  la  Somme  du  16  aTril: 
«  M.  Rocher^  charcutier,  rue  Saint-Maurice,  successeur  de  M.  Doret,  offre  gra- 
luitement  au  syndicat  des  teinturiers  quatre  pâtés  de  foie  pour  les  nécessiteux 
de  la  g^v©,»  Si  les  pâtés  n'étaient  pas  fort  avariés,  le  syndicat  a  dû  être  surpris 
do  cadeaa,  il  est  probable  qu'il  en  eût  préféré  un  autre. 


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292  LES   GRÈVES   d'aîIIENS. 

qu'à  Amiens)  et  qu'ils  avaient  voulu  placer  le  remède  à  côté  du 
mal  qu'ils  allaient  provoquer. 

Plusieurs  tentatives  d'arbitrage  ont  eu  lieu  en  effet  pendant  les 
grèves  d'Amiens.  Ainsi  l'un  des  juges  de  paix,  M.  Decaïeu,  invita, 
conformément  à  la  loi,  les  patrons  et  les  ouvriers  en  grève  de  son 
canton  à  lui  faire  connaître  dans  trois  jours  l'objet  de  leurs  diffé- 
rends en  vue  d'arbitrage  ;  l'absence  de  réponse  devait  être  assi- 
milée k  un  refus  et  publiée  par  afQche.  Ni  les  uns,  ni  les  autres  ne 
répondirent;  les  syndicats  qui  mènent  les  ouvriers  ne  voulaient  pas 
de  l'arbitrage  et  les  patrons  n'y  croyaient  pas. 

D'autre  part,  le  maire,  M.  Frédéric  Petit,  sénateur,  le  préfet  et  le 
procureur  général  adressèrent  à  la  fois  aux  patrons  et  aux  ouvriers 
des  diverses  corporations  des  lettres  les  invitant  à  se  trouver 
ensemble  à  la  mairie  dans  un  but  de  conciliation.  Us  réussirent 
avec  une  profession,  la  plus  importante  il  est  vrai,  au  point  de 
vue  du  public,  celle  des  boulangers  :  les  ouvriers  consentirent  à 
rentrer  et  la  ville  ne  manqua  pas  de  pain. 

Autrement  ils  échouèrent.  Les  patrons  teinturiers  se  présen- 
tèrent seuls  et  les  ouvriers  ne  vinrent  pas.  Doudelet  avait  sollicité 
antérieurement  au  nom  de  son  syndicat,  et  même  au  nom  de  la 
Fédération,  la  création  d'une  Bourse  du  travail,  et  M.  Petit  lui 
avait  opposé  un  refus  absolu  ;  le  syndicat  ne  voulait  donc  pas  se 
faire  représenter  et  les  ouvriers  en  grève  n'avaient  de  volonté  que 
celle  du  syndicat.  Par  contre,  il  vint  des  ouvriers  cordonniers  délé- 
gués qui  se  trouvèrent  en  face  des  patrons.  «  Pour  quel  motif  vous 
ètes-vous  mis  en  grève,  demanda  le  maire  à  l'un  des  délégués 
ouvriers? —  Mais,  répondit  celui-ci,  nous  ne  nous  sommes  pas  mis 
en  grève,  on  nous  y  a  mis  !  —  Qu'avez-vous  à  reprocher  à  vos  pa- 
trons ?  —  Oh  !  rien,  ce  sont  de  braves  patrons  !  »  Le  délégué  recon- 
nut d'ailleurs  de  bonne  grâce  que  son  patron,  qui  était  présent,  lai 
avait  avancé  une  somme  assez  ronde  pour  acheter  une  maison. 
«  Que  voulez-vous  enfin  ?  —  De  nouveaux  tarifs.  —  Lesquels?  — 
Nous  ne  pouvons  le  dire  de  suite,  il  y  a  dans  la  profession  des  spé- 
cialités nombreuses,  et  chacune  doit  avoir  son  tarif.  —  Alors  pré- 
parez ces  tarifs  et  apportez-les.  »  On  prend  jour  pour  cela  et,  au 
moment  convenu,  les  délégués  des  diverses  spécialités  apportent 
tous  le  même  tarif,  œuvre  de  la  Chambre  syndicale.  Plusieurs  ne  le 
comprenaient  pas  bien,  mais  ils  étaient  liés  par  un  mandat  impé— 
ratif,  d'ailleurs  c'était  à  prendre  ou  à  laisser. 


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LES   GRÈVES   D*AHIENS.  293 

Cet  épisode  (que  je  liens  du  maire  lui-même)  met  bien  en  relief 
la  manière  dont  avaient  commencé  les  grèves.  Les  ouvriers  ces- 
saient leur  travail  (je  ne  parle  pas  de  ceux  qui  étaient  violentés) 
sans  savoir  pourquoi,  ils  se  mettaient  en  grève  d'abord  et  puis  ils 
se  demandaient  après  pour  quelle  raison  ils  s'y  étaient  mis.  Ou 
plutôt,  ils  ne  se  le  demandaient  pas;  ils  suivaient,  sans  les  discuter 
ni  même  les  examiner,  les  injonctions  de  la  Chambre  syndicale. 
On  avait  «  déclaré  grève  »  et  cela  leur  suffisait.  Les  plus  avisés  de 
ceux  qui  déclarèrent  n'avoir  pas  de  griefs  personnels  disaient 
qu'ils  s'étaient  mis  en  grève  par  esprit  de  solidarité  pour  aider 
leurs  camarades. 

Le  maire  prit  alors   des  mesures  énergiques.  Les  patrons  s'é- 
taient plaints  du  peu  de  protection  qu'ils  avaient  eu  ;  l'un   d'eux, 
un  patron  teinturier,  me  racontait  que,  voyant  les  grévistes  s'amas- 
ser en  foule  autour  de  son  usine  pour  attendre  ses  ouvriers  à  la 
sortie,  il  avait  téléphoné  à  la  mairie  demandant  du  secours  et  que 
la  mairie  lui  avait  expédié  tm  agent  de  police.  On  a  vu  qu'en  quel- 
ques usines  des  violences  avaient   été  commises  et  les  ouvriers 
entraînés  malgré  eux.   Des  troupes  furent  mises  à  la  porte  de 
plusieurs  fabriques  menacées,  d'autres  étaient  consignées  dans 
leurs  casernes,  prêtes  à  marcher,  le  tout  malgré  les  récriminations 
des   grévistes  qui  appelaient  cela,  comme  ils  font  toujours,  de   là 
partialité  —  l'impartialité  n'existant  à  leurs  yeux  que  si  la  force 
publique  les  regarde  avec]  indifférence  commettre  toutes  les  vio- 
lences qu'ils  veulent  contre  les  propriétés  et  contre  les  personnes. 
—  Des  agents  furent  envoyés  sur  les  routes  pour  protéger  les  voi- 
tures. Il  est  vrai  que,  ces  agents  ne  devant  pas  sortir  du  territoire 
amiénois,  les  patrouilles  des  grévistes  se  portèrent  plus  loin,  au 
delà  des  limites  protégées.  Des  arrestations  furent  faites,  parmi 
lesquelles  celle  de  Besset  (ou  Bécet],  un  des  principaux  meneurs  et 
des  plus  violents.  Enfin  le  maire  lança  une  proclamation  portant 
que  les  réunions  en  public  avaient  pu  être  tolérées   tant  que  les 
grèves  avaient  gardé  un  caractère  pacifique  ;  qu'en  présence  de  la 
tournure  violente  qu'elles  prenaient  par  suite  des  excitations  du 
dehors  (Lafargue  était  revenu  à  Amiens,  Baudin  y  était  arrivé  à 
son  tour,  sans  que  d'ailleurs  ni  l'un  ni  l'autre  ait  obtenu  le  succès 
qu'avait  eu  Lafargue  à  son  premier  voyage),  les  réunions  en  plein 
air  étaient  désormais  interdites  sur  le  domaine  public  et  seraient 
empêchées  au  besoin  par  la  force.  Comme  il  fut  tenu  la  main 


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f94  LES   GRÈVES   D^ANIKNS. 

exactement  à  Texécation   de  ces    prescripUoQS,  la   journée  du 
1*"^  mai,  qu'on  pouvait  appréhender,  se  passa  sans  désordre. 

Le  maire  refusa  de  recevoir  ce  jour  aucune  députalion;  le  préfet 
en  reçut  deux,  Tune  représentant  la  «  Fédération  »  et  conduite  par 
Lefcbvre.  Elle  demandait  une  loi  fixant  un  minimum  des  salaires  et 
une  autre  fixant  la  durée  de  la  journée  de  travail  à  huit  heures  et, 
provisoirement,  on  appliquerait  à  tous  ceux  qui  travaillaient, 
même  aux  adultes,  la  loi  de  1892,  qui  fixe  à  onze  heures  la  journée 
de  travail,  mais  pour  les  femmes  seules.  L'autre  députation  venait 
du  parti  ouvrier  et  Doudelet  était  son  porte-parole;  elle  remit  au 
préfet  qui  promit,  dit  la  Chronique  picarde  du  5  mai,  de  l'envoyer 
au  ministre  de  l'intérieur,  une  pétition  que  reproduit  le  même  jour- 
nal :  «  Les  ouvriers  organisés  (?)  d'Amiens  demandent  au  gouver- 
nement de  la  République  française  de  provoquer  un  congrès  des 
puissances  européennes  et  américaines  pour  établir  internationale- 
ment les  journées  de  huit  heures  avec  minimum  de  salaire.  Ils 
demandent  de  plus  à  ce  que  le  gouvernement  républicain  ne  conti- 
nue pas  k  mettre  les  soldats  de  la  France  au  service  des  patrons, 
pour  empêcher  les  ouvriers  en  grève  de  revendiquer  leurs  droits.» 
Celle  pétition  était  signée  :  «Syndicat  des  teinturiers.  — Syndicat 
textile.  —  Pour  le  comité  central  du  parti  ouvrier.  —  Groupe  V Ega- 
lité. —  Groupe  Vidée  socialiste.  —  Groupe  Socialiste  picard.  »  Sans 
rechercher  ce  que  peuvent  représenter  les  deux  ou  trois  signataires 
qui  suivent  l'indication  de  chaque  groupe,  il  faut  remarquer,  en 
passant,  que  plusieurs  de  ces  groupes  n'étaient  pas,  même  par  leur 
titre,  des  associations  professionnelles,  des  sociétés  d'artisans. 

Un  peu  après,  Besset  fut  jugé  par  le  tribunal  correctionnel,  avec 
tout  Téclat  qu'on  pouvait  attendre  d'une  cause  aussi  marquante. 
Comme  ses  pareils  qui,  tout  en  déclamant  sans  cesse  contre  les 
lenteurs  et  les  voies  tortueuses  et  chicanières  de  la  procédure, 
épuisent  lorsqu'ils  vont  en  justice  tous  les  moyens  dilatoires, 
Besset  souleva  les  incidents  qu'il  put  et  fut  enfin  condamné  à  trois 
mois  de  prison  pour  insultes  à  l'armée,  peine  qui  fut  maintenue 
par  la  cour.  Ce  qu'il  faut  noter  dans  ce  procès,  c'est  qu'il  y  fut  établi 
que  Besset  n^était  pas  un  ouvrier  d'Amiens  ;  c'était  un  délégué  de 
la  Bourse  du  travail  de  Paris  que  ladite  Bourse  expédiait  au  moment 
où  une  grève  devait  éclater,  pour  faire  métier  d'excitateur.  Si  sa 
délégation  était  régulière  ousUl  s'était,  à  raison  de  quelques  rela- 
tions avec  les  ouvriers  remuants  d'Amiens,  délégué  lui-même  daos 


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LES   GRÈVES   D* AMIENS.  ^5 

celle  oeeasian,  c'est  un  poiiil  qui  fat  agité  et  qui  importe  peu;  il 
faut  retenir  seulement  cet  aveu  de  Besset,  qu*ii  touchait  ordinaire- 
raeot  de  la  Bourse  du  travail  10  francs  par  jour  pour  son  salaire  de 
délégué,  c'est-à-dire  pour  faire  le  métier  que  Ton  sait,  et  qu'il  était 
à  Amiens  entretenu  par  les  fonds  de  la  grève.  Pareille  chqse  n'est 
pas  rare,  il  n'est  pas  cependant  inutile  de  le  constater  une  fois  de 
plas(il 

V.  —  La  FIN  DES  GRÈVES  ET  LEUR  RÉSULTAT 

Il  est  impossible  de  faire  l'histoire  particulière  de  la  grève  de 
chaque  profession  et  la  grève  générale  eut  toutes  sortes  de  dénoue- 
ments particuliers.  Les  ouvriers  des  usines  Uagimond  et  Mouret 
étaient  rentrés  dès  le  milieu  d'avril  avec  la  permission  du  comité 
central,  qui  citadt  aux  patrons  les  concessions  par  eux  faites.  On 
vit,  an  cours  de  la  grève,  les  ouvriers  demander  ouïes  patrons  pro- 
mettre le  <c  tarif  d'Hagimond  j>  tout  comme,  au  xn"  siècle,  les  com- 
munes  demandaient    la  charte  de  Beaumont  en  Argonne,   par 
exemple,  On  a  vu  que  la  grève  des  boulangers  avait  fini  de  suite 
par  un  arbitrage  ;  celle  des  maçons,  malgré  la  violence  de  ses  débuts, 
ne  fut  pas  longue,  non  plus  que  celle  des  autres  métiers  acces- 
soires. Quant  aux  grèves  des  quatre  principaux  métiers,  celle  des 
confectionneuses  fut  courte.  Il  n'y  avait  pas  là  de  chambre  syndi- 
cale, ou  plutôt  celle  qui  avait  été  fondée  au  moment  même  de  la 
grève  n'avait  pas  encore  pris  Tesprit  des  autres.  Le  citoyen  Portier, 
qui  la  conduisait,  répudiait  publiquement  les  procédés  de  Lafargue. 
«  Nous  ne  sommes  pas  en  grève,  disait-il  dans  une  réunion,  pour 
/aire  de  la  politique  ;  nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  du  Panama 
ni  de  Carmaux,  mais  de  notre  métier,  »  et  il  était  applaudi.  C'est 
parce  que  la  grève  était  toute  technique,  c*est-à-dire  portait  sur 
des  revendications  professionnelles,  c'est  parce  que  les  patrons 
trouvaient  devant  eux  comoM  déléguées  des  ouvnères  désireuses 
d'obtenir  un  résultat  pratique  que  la  grève  fut  courte;  pour  la  plu- 
f>art  des  spécialités,  elle  ne  dura  que  peu  de  jours.  11  en  fut  autre- 
menl  dans  les  trois  professions  qui  avaient  des  syndicats  u  solides  >. 

(1)  Coflune  juusi  on  peut  relever  coUe  dépoeitioa  d'an  officier  qui,  derani  le 
iribanal,  éuit  venu  témoigner  des  insoUes  firoiéréef  poUiquement  par  Bestet 
contre  la.  troupe  :  •  Il  n'a  jamais  pris  la  téie  de»  groopei,  il  restait  toujours  par 
derrière  poar  exciter  les  autres.  »  Le  portrait  4b  yvai  délégad  socialiste  est 
complet. 


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fr 


l  !296  tes  grèves  d'ahigns. 


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ï»l 


Dès  le  15  avril,  les  patrons  cordonniers,  pour  répondre  aux  bruits 
répandus  dans  le  public,  envoyaient  aux  journaux  une  lettre  où  ils 
disaient  :  <  Nos  ouvriers  ne  sont  jamais  venus  nous  apporter  leurs 
doléances.  Nous  avons  reçu  chacun  une  délégation  de  personnes 
complètement  inconnues;  nous  avons  refusé  de  les  écouter,  disant 
que  nous  étions  prêts  à  entrer  en  relation  avec  nos  propres 
ouvriers.  >  La  grève  ne  prit  fin  qu'entre  le  15  et  le  20  mai. 

La  rentrée  dans  les  teintureries  se  fit  plus  tôt,  mais  avec  beaucoup 
de  lenteur  et  de  peine.  Le  syndicat,  suscitant  des  difïlcultés  autant 
qu'il  pouvait,  parvenait  souvent  à  faire,  sous  quelque  prétexte, 
sortir  les  ouvriers  des  maisons  où  ils  venaient  de  rentrer  (1). 

Il  est  incroyable  combien  ces  longs  loisirs  éloignent  Touvrier  du 
travail  et  le  disposent  à  saisir  toute  occasion  pour  recommencer 
celle  vie  d'inaction  et  de  far  nimte  qui  a  tant  de  charmes,  surtout 
en  cette  saison.  Plusieurs  fois  on  vit  renaître  des  grèves  partielles; 
pendant  mon  séjour  (fin  de  juin),  une  maison  avait  été,  je  ne  sais 
sous  quel  motif,  mise  en  interdit. 

11  en  fut  de  même  pour  le  tissage.  Le  syndicat  avait  permis  la 
rentrée  dans  les  fabriques  Hagimond  et  Mouret  dès  le  milieu 
d'avril,  les  ouvriers  en  grève  avaient  même  conduit  en  pompe 
leurs  camarades  de  l'usine  Hagimond  comme  des  vainqueurs, 
puisque  le  patron  avait  accepté  les  conditions  du  syndicat.  Dans 
les  autres  maisons,  la  rentrée  se  fit  successivement,  suivant  les 
concessions  obtenues  ou  la  lassitude  des  ouvriers,  mais  plusieurs 
fois  des  sorties  en  masse  eurent  lieu  peu  de  temps  après  la  rentrée 
à  l'usine,  parfois  le  jour  même.  A  l'usine  Cosserat,  qui  était  particu- 
lièrement visée,  il  y  eut  trois  grèves  successives.  On  a  vu  dans 
quelles  conditions  avait  eu  lieu  la  première.  MM.  Cosserat  ayant 
accordé  dans  leur  usine  de  Saleux  la  journée  de  onze  heures,  avec 
le  salaire  de  douze  heures,  étaient  naturellement  disposés  à  faire 
de  même  pour  l'usine  d'Amiens,  mais  ils  voulaient  traiter  avec 
leurs  ouvriers,  non  avec  le  syndicat.  Une  entente  eut  lieu  et 
les  ouvriers  rentrèrent,  mais  ils  sortirent  le  jour  même  sous 
ce   prétexte  qu'un  de  leurs  camarades    n'avait   pas    eu    dans 

(1)  Ainsi  les  ouvriers  soutenaient  que  les  patrons,  après  aroir  accepté  un  relè- 
vement des  tarifs,  mais  variable  suivant  les  catégories,  prétendaient  à  leur 
rentrée  les  placer  dans  une  catégorie  inférieure,  de  manière  à  ne  leur  donner  en 
somme  que  le  salaire  qu'Us  avaient  avant  la  grève.  C'est  une  assertion  qu  il  est 
impossible  de  vérifier  et  qui,  en  tout  cas,  ne  peut  s'appliquer  à  la  dernière  caté- 
gorie, la  mieux  traitée  dans  les  redressements  des  tarifs. 


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LES   GRÈVES   D* AMIENS.  297 


rétablissement  un  certain  travail  auquel  il  disait   avoir  droit. 
Une  deuxième  fois  l'accord  se  fit,  mais  le  syndicat  trouva  encore 
I  moyen  de  le  rompre.  Il  voulait  l'afachage  dans  l'usine  du  nou- 

I  veau  tarif,  avec  le  cachet  du  syndicat,  ce  que  MM.  Cosserat  refu- 

saient  absolument.  Pour  mieux  émouvoir  les  ouvriers,  il  répandit 
|.  parmi  eux  que  les  patrons  volaient  les  ouvriers  à  façon  par  de 

^  fausses  pesées  et  par  d'autres  tromperies,  et,  pour  donner  quelque 

^  apparence  à  ce  bruit,  plusieurs  ouvriers  à  façon  consentirent  à  citer 

I  leur  patron  devant  le  conseil  des  prud'hommes.  Il  en  résulta  une 

'  troisième  grève  et,  cette  fois  (18  mai),  MM.  Cosserat  fermèrent  déci- 

dément leur  usine  d'Amiens,  même  à  quelques  ouvriers  restés 
fidèles,  estimant  qu'il  était  impossible  de  continuer  le  travail  dans 
ces  conditions 

Devant  les  prud'hommes,  la  demande  des  ouvriers  fut  soutenue 
par  Alphonse  Lefebvre,  prud'homme  lui-même  [(on  peut  au  conseil 
des  prud'hommes  se  faire  représenter  par  un  mandataire  quel- 
conque), qui  commença  en  disant  :  u  Par  la  suppression  des  instîtu- 
Uons  coopératives  nous  avions  obtenu  un  premier  et  très  important 
résultat  (1),  mais  il  restait  d'autres  abus  et  ils  font  l'objet  de  cette 
demande.  Les  prud'hommes  prirent  la  peine  de  se  transporter  à 
l'usine  Cosserat  pour  vérifier  par  eux-mêmes  les  balances  et  tout  le 
système  incriminé;  à  la  suite  de  quoi,  ils  rejetèrent  la  demande 
des  ouvriers  et  les  condamnèrent  pour  rupture  du  contrat  de 
louage  de  service. 

Quelques  semaines  après,  les  ouvriers  de  MM.  Cosserat  les  sup- 
pliaient de  rouvrir  leur  fabrique  et  ils  sollicitaient  le  curé  de  la 
paroisse  d'intercéder  pour  eux  (2)  :  le.  tissage  fut  rouvert;  quant  à 
la  filature,  elle  ne  le  fut  que  partiellement,  au  moins  dans  ce 
moment. 

*  (1]  Malgré  cette  déclaration  faite  en' audience  publique,  Lofebvre  m'assura  que 
le  syndicat  n'avait  jamais  été  hostile  aux  institutions  patronales  de  MM.  Cosse- 
rat; c^étaient  ses  propres  ouvriers  qui  en  avaient  souhaité  et  poursuivi  Taboli- 
tion.  Il  est  curieux  de  rappeler  en  passant,  que  dans  Taffaire  de  Montccau-les- 
Mines  M®  Laguerre,  plaidant  pour  les  auteurs  des  violences  commises  alors, 
commença  par  attaquer  avec  véhémence  la  société  coopérative  fondée  par 
quelques  ouvriers,  avec  l'aide  et  sur  Tinitiative  de  M.  Chargot,  -  appelant  cette 
société  «  un  abus  disparu  depuis  quatre-vingts  ans,  que  la  Compagnie  des  mines 
a  fait  renaître  ». 

(2)  Tout  en  conservant  et  déclarant  hautement  cette  idée  fort  enracinée  chez 
les  ouvriers  que  le  patron  doit  faire  travailler,  qu'il  doit  faire  marcher  son  usine. 
Quant  aux  conditions  du  louage  de  service  il  subira  celles  que  ses  ouvriers  vou- 
drai lui  faire. 

La  Rér.  Soc,  16  août  1893.  3«  Sér.,  l.  VI  (t.  XXVI  col.)»  20 


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Ll!:S   GREVES   D  AMIENS. 

Mais  quel  d  été  en  définitive  le  résultat  de  ces  grèves  pour  les 
ouvriers  des  divers  corps  d'états? 

Les  cordonniers  ont  dû  reprendre  leur  trayail  aux  conditions 
anciennes;  ils  n'ont  rien  obtenu, et  leur  syndicat  a  contracté  envers 
les  fournisseurs  une  grosse  dette,  40,000  francfî  (c'est  le  chiffre 
avoué  par  le  syndicat  lui-même).  Cette  dette  sera  longue  à  éteindre 
avec  des  cotisations  à  0  fr.  25  par  semaine,  d'autant  que  l'ardeur 
pour  être  syndiqué  se  ralentira  fort  après  un  tel  échec  et  devant  une 
situation  pécuniaire  bien  connue,  et  puis  le  syndicat  est  obligé  de 
soutenir  encore  une  vingtaine  de  «  victimes  »,  c'est-à-dire  d'ouvriers 
qui  n'ont  pu  rentrer  chez  aucun  patron. 

Le  syndicat  a  bien  fondé  une  société  coopérative  de  production, 
mais  cette  société,  tout  en  étant  avec  lui  en  communion  d'idées,  a 
une  organisation  à  part  et  il  est  probable  qu'elle  n'a  pas  assez 
d'occupation  pour  admettre  les  «:  victimes  ii  dans  ses  ateliers,  il 
faudra,  ou  les  expédier  au  dehors,  ou  attendre  une  meilleure  dis- 
position des  patrons. 

Ce  qui  a  fait  le  succès  de  ceux-ci  a  été  leur  union  et,  assurent-ils, 
l'impossibilité  de  relever  les  prix.  Ils  faisaient,  au  cours  de  la  grève, 
publier  par  les  journaux  une  note  collective  pour  dire  qu'ayant 
interrogé  leurs  voyageurs  sur  l'augmentation  qu'il  serait  possible 
de  faire  subir  à  leurs  produits,  ces  voyageurs  avaient  unanimement 
répondu  qu'aucun  relèvement  de  prix  n'était  possible,  car  ils  avaient 
peine  à  placer  leurs  produits  aux  cours  actuels. 

Dans  la  Confection  de  nouveaux  tarifs  ont  été  arrêtés,  tarifs  qui 
apportent  quelques  relèvements  aux  bas  prix,  mais  diminuent  les 
prix  élevés,  car  on  retrouve  ici  la  constante  préoccupation  des  syn- 
dicats et,  on  peut  le  dire,  des  masses  ouvrières  en  général  :  mettre 
comme  rétribution  les  bons  ouvriers  au  niveau  des  médiocres.  Il 
paraît  certain, —  car  avec  l'infini  détail  des  tarifs,  on  ne  peut  donner 
une  règle  absolue,  —  que  les  ouvrières  habiles  ont  perdu  au  rema- 
niement des  prix.  11  semble  d'ailleurs  que  les  conventions  arrêtées 
sont  assez  mal  tenues,  du  moins  si  l'on  s'en  rapporte  aux  réclama- 
tions qui  se  font  entendre  depuis  la  grève. 

Les  tisserands  de  velours,  l'industrie  la  plus  importante,  ont 
obtenu  la  diminution  des  journées  de  travail  (11  heures  au  lieu  de 
12)  avec  le  salaire  de  l'ancienne  journée,  au  moins  certains  ouvriers 
l'ont  obtenu,  car  d'autres  n'auront  pas  ce  qu'ils  gagnaient  avant. 
Le  syndicat  en  effet  a  tenu  surtout  à  faire  mettre  dans  les  nouveaux 


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LES   GRÈVES   D*AMIENS.  Î99 

tarifs  la  suppression  des  primes  données  aux  ouvriers  habiles  ou 
seulement  laborieux,  lorsquUls  avaient  fait  plus  qu'une  certaine 
moyenne  d'ouvrage.  C'est  toujours  la  même  tendance,  détruire  tout 
ce  qui  stimule  l'ouvrier  et  lui  permet  de  s'élever.  11  faut  considérer, 
de  plus,  que  toutes  les  spécialités  n*ont  pas  été  traitées  de  même  et 
que  les  diverses  usines  n'ont  pas  un  tarif  unique.  En  somme,  cepen- 
dant, il  y  a  gain  pour  les  ouvriers.  Mais  il  y  a  gain  surtout  pour 
le  syndicat  ouvrier  qui  a  vu  croître  grandement  le  nombre  de  ses 
adhérents  et  qui  a  obtenu  ce  qui  était  l'un  de  ses  principaux 
objets,  l'aflichage  dans  la  plupart  des  usines  du  tarif  portant  son 
cachet.  Ces  tarifs  portent  le  cachet  (ou  la  signature)  du  patron  et  du 
syndicat,  c'est-à-dire  des  deux  parties  contractantes.  C'est,  de  la 
part  des  patrons,  reconnaître  le  syndicat  et  ensemble  avouer  qu'il 
représente  bien  les  ouvriers  de  la  profession.  «J'ai  accepté  cela,  me 
disait  un  patron,  pour  avoir  la  paix,  je  n'y  attache  pas  d'impor- 
tance. »  Le  syndicat  et  les  ouvriers  y  en  attachent  beaucoup. 

C'est  aussi  ce  quia  été  exigé  et  obtenu  des  teinturiers.  J'ai  vu  dans 
plusieurs  établissements  le  tarif  portant,  avec  la  signature  ou  le 
cachet  du  patron,  le  cachet  du  syndicat.  A  la  suite  du  tarif  se  trou- 
vent ces  deux  mentions  :  a  Personne  ne  sera  inquiété  ni  congédié  au 
sujet  de  la  grève  (1)  ;  les  patrons  s*engagent  à  considérer  le  !•'  mai 
comme  jour  de  chômage.  »  En  dehors  de  cela,  les  salaires  ou,  plus 
ôxaclement,  certains  salaires  ont  été  relevés.  Les  «zoulous  »ont  vu 
le  leur  augmenter  d'un  tiers;  puis  il  y  avait  entre  les  diverses  mai- 
sons des  différences  qui  ne  s'expliquaient  pas,  le  travail  des  ou* 
vriers  étant  sensiblement  le  même.  Les  salaires  ont  été  ramenés  au 
niveau  des  deux  maisons  qui  payaient  le  plus. 

Le  syndicat  des  teinturiers  se  vante  d'avoir  soutenu  la  grève  sans 
faire  de  dettes;  il  n'en  est  pas  de  même  assurément  du  syndicat 
des  tisserands,  mais  on  ne  connaît  pas  le  chiffre  de  sa  dette;  elle 
doit  approcher  de  celle  du  syndicat  des  cordonniers. 

Voilà  donc  les  résultats  :  ils  ont  été  nuls  pour  les  ouvriers  cor- 
donniers; pour  d'autres  ouvriers  des  professions  «  favorisées  »,  ils 
sont  nuis  également  puisque  les  bons  ouvriers  ont  plutôt  perdu 
que  gagné  au  remaniement  des    tarifs.  Les    autres  auront   un 

(l)  11  n'y  a  pas  de  règle  sans  exception  ;  ainsi  Doudelet  n'aTait  pu  rentrer  à 
l'usiod  Doscats  bien  qu'il  eût  écrit  une  lettre  de  sollicitation  assez  pressante*. 
Par  contre,  sa  «  compagne  »,  malgré  le  i*ôle  joué  par  elle  pendant  la  gp^ère,  araii 
été  acceptée  et  on  me  Ta  fait  voir  dirigeant  son  métier.  «  Elle  accomplit  eziic\ 
tement  sa  tâche,  »  me  disait  le  patron. 


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J 


lîJBO  LES   GRÈVES   d'aMIENS. 

Mlairè  un  peu  plus  fori  elles  tisserands  une  Journée  moinslongue, 
fésultat  qui  eût  pu  élre  obtenu  par  des  moyens  moins  violents. 
Maiis  ce  que  ces  ouvriers  ne  considèrent  pas,  ce  que  leurs  meneurs 
traitent  légèrement  lorsqu'on  leur  en  parle,  c'est  le  danger  que 
tout  relèvement  de  prix,  que  même  toute  interruption  dans  lapro* 
duction  fait  courir  à  l'industrie  d'une  ville.  La  concurrence  aujour- 
d'hui est  si  ardente,  les  commandes  sont  si  disputées,  les  marchés 
tiennent  parfois  à  de  si  petites  différences  de  prix  que  tout  ce  qui 
accroît'  ces  prix  risque  d'ôter  à  un  établissement  ou  à  une  ville  sa 
clientèle  ordinaire,  au  détriment  à  la  fois  des  patrons  et  des  ou- 
vriers. Toute  interruption  fait  que  les  clients  s'adressent  ailleurs 
et  parfois  ne  reviennent  pas.  L'industrie  amiénoise  a  des  rivaux, 
l'avenir  seul  montrera  si  les  charges  nouvelles  que  la  grève  fait 
peser  sur  quelques-unes  de  ses  industries  ne  sont  pas  pour  elle  un 
sérieux  danger. 

Ce  qui  est  assuré  est  que  ces  grèves  ont  laissé  derrière  elles  ce 
qu'elles  produisent  toutes:  chez  les  patrons,  un  découragement,  une 
appréhension  de  l'avenir  qui  les  éloigne  de  toute  entreprise  de 
longue  durée,  qui  leur  fait  ajourner  ou  rejeter  même  toute  amélio- 
ration de  l'outillage  ou  des  procédés  de  production  que  Tétat  du 
marché  exigerait  parfois,  mais  que  l'on  n'ose  faire  dans  l'incerti- 
tude où  Ton  est;  chez  les  ouvriers,  de  fâcheuses  habitudes  de  re- 
lâchement, de  paresse  et  d'insubordination  ;  chez  les  uns  et  les 
autres  enfin,  une  irritation  contenue.  Les  uns  regrettent  ce  qu'ils 
•  3e  «ont  laissé  arracher  et  espèrent  bien  le  reprendre  ;  les  autres, 
<m  n'ont  rien  eu  ou  croient  n'avoir  pas  obtenu  assez  et  songent  à 
reprendre  la  lutte  pour  arriver  à  mieux.  Pour  tout  dire,  la  paix 
actuelle  semble  fort  n'être  qu'une  trêve. 


Lorsque,  repassant  en  soi  tous  ces  faits,  on  essaie  d'en  tirer  quel- 
que conclusion,  il  ne  s'en  présente  point  d'abord  qui  ne  décourage. 
L'épisode  le  plus  frappant,  celui  qui  donne  aux  grèves  d'Amiens 
son  relief  particulier,  c'est  celui  de  l'usine  Cosserat.  Un  patron  est 
spécialement  en  butte  à  l'hostilité  de  ses  ouvriers  parce  qu'il  a  été 
bi^nfaisant,et  la  grève  a  chez  lui  une  âpreté  qu'on  ne  lui  voit  point 
4ans  les:  établissements  similaires.  Les  institutions  économiques 
qu'il  a  fondées  dans  l'intérêt  de  ses  ouvriers  en  sont  cause,  et  ces 
iûstitutions  sont  détruites  par  ceux  mêmes  qui  en  tiraient  profit.  De 


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LES   GRÈVES   DAMIENS.  301 

plus  on  ne  peut  dire  ici  comme  on  a  dit  à  Montceau-les-Mhies,  par 
exemple  :  l'échec  vient  de  ce  que  les  ouvriers  n'avaient  point  def 
part  à  la  conduite  de  ces  institutions;  à  Tusine  Gosserat  la  directiod 
était  dans  leurs  mains. 

Faut-il  donc  conclure  contre  ces  institutions?  Ce  serait  excessif, 
car  le  fait  ici  est  unique;  la  seule  usine  Gosserat  avait  vraiment  des 
institutions  patronales.  Mais  il  ne  faut  point  les  donner  non  plus 
comme  un  gage  assuré  de  la  paix  sociale  ;  elles  pourront  quelque- 
fois avoir  ce  bon  effet,  elles  ne  l'auront  pas  nécessairement.  11  ne 
faut  donc  pas  dire  aux  patrons  :  Faites  des  institutions  en  faveur  de 
Tos  ouvriers  et  que  votre  sollicitude  les  suive  en  dehors  même  de 
leur  travail,  car  c'est  le  moyen  de  les  gagner  et  vous  aurez  fait  un 
bon  calcul  en  même  temps  qu'une  bonne  action.  Il  faut  leuf  dire 
nettement  qu'ils  doivent  en  effet  agir  ainsi,  mais  comme  l'ordonne 
l'Ëvangile  :  nihil  inde  sperantes,  sans  en  rien  attendre  en  ce  monde  ; 
pour  remplir  un  devoir  de  conscience  et  faire  la  volonté  de  Dieu 
qai  les  a  mis  dans  la  place  où  ils  ont  cette  charge  à  remplir.     * 

Faut-il  aussi  condamner  les  syndicats,  car  c'est  eux  qui  ont  fait 
le  mal  ici  en  excitant  les  ouvriers  et  il  y  a  maintenant  un  fort  parti 
qui  voudrait  voir  rapporter  la  loi  de  1884  autorisant  les  associa- 
tions professionnelles?  Mais  outre  que  ce  n'est  point  cette  loi  qui  a 
produit  le  mal,  ce  sont  ceux  qui  ont  mal  usé  d'une  liberté  en  soi. 
légitime  et  nécessaire,  il  n'est  pas  indifférent  pour  un  patron  qui  a 
des  centaines  d'ouvriers  de  pouvoir  s'adresser  non  à  une  foule  tu- 
multueuse, mais  à  quelques  délégués  qui  représentent  cette  foule, 
oot  sa  confiance,  connaissent  ses  désirs  et  peuvent  s'en  faire  eu- 
tendre.  Les  patrons  amiénois  ont  quelquefois  été  contents  d'avoir 
affaire  dans  les  discussions  de  tarifs  à  des  ouvriers  plus  instruits 
et  plus  intelligents  que  les  autres,  qui  savaient  comprendre  et  faire 
ensuite  entendre  raison  à  leurs  camarades.  Ges  chefs  de  syndicats 
avaient  rempli  un  rôle  fâcheux  et  mauvais  en  poussant  à  la  grève, 
mais  ils  remplissaient  un  rôle  très  utile  en  servant  d'intermédiaires 
entre  leurs  camarades  et  le  patron.  Gette  influence  qu'exercent  sur 
leurs  camarades  quelques  ouvriers  qui  se  distinguent  des  autres  et 
savent  les  prendre  et  les  services  qu'ils  peuvent  ainsi  rendre  pour 
procurer  la  paix  des  ateliers  ont  été  bien  marqués  dans  cette  revue 
(l*'  et  46  septembre  1892)  par  M .  Weiler,e t  ce  qu'il  di  t  des  ouvriers  bel- 
ges est  vrai  des  ouvriers  français  et  probablement  de  ceux  d'autres 
pays  encore.  On  sait,  d'autre  part,  comment  la  sagesse  de  quelques 


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302  LES   GRÈVES   d'aMIENS. 

Unions  duvi  iéres  anglaises  et  leur  entente  sincère  avec  les  patrons 
ont  empêché  des  grèves  et  réglé  amiablement  les  conditions  du 
travail. 

Mais  comment  aura-t-on  de  bons  meneurs  au  lieu  d'en  avoir  de 
mauvais?  Comment  les  foules  ouvrières  consentiront-elles  à  écou- 
ter la  bonne  parole  au  lieu  d'écouter,  comme  elles  font,  des  exci- 
tations à  la  défiance  et  k  la  haine  ?  Un  si  bon  effet  ne  peut  venir 
d  aucune  législation,  ni  d'aucune  organisation  extérieure  toute 
seule,  elle  ne  se  fera  que  si  les  âmes  sont  bien  disposées,  c'est-à- 
dire  par  une  impression  tout  intérieure  et  personnelle.  C'est  donc 
affaire  d'instruction  et  d'éducation.  D'instruction  un  peu,  parce 
qu'il  faudrait  apprendre  aux  ouvriers,  en  leur  donnant  ces  notions 
dès  l'enfance,  que  le  capital  et  le  travail  ne  sont  pas  ce  qu'ils  pensent, 
que.  d'aulro  part,  la  grève  n'a  pas  la  force  singulière  qu'ils  lui 
attribuent  de  rendre  nuls  tous  les  autres  contrats,  d'arrêter  tout 
travail  et  que  les  syndicats  n'ont  pas  la  puissance  de  produire  à 
leur  volonté  et  par  leur  seule  déclaration  de  pareils  effets.  Mais 
c'est  surtout  affaire  d'éducation.  Car  c'est  l'éducation  qui  forme 
les  âmes  et  l'éducation  ne  se  donne  pas  à  l'école,  surtout  à  l'école 
telle  qu'elle  est  maintenant.  Ce  n'est  point  avec  des  leçons  de  lec- 
ture, d'écriture,  de  calcul,  d'histoire  et  de  géographie,  ni  en  leur 
expliquant  la  constitution  politique  qu'on  apprendra  aux  enfants 
l(»urs  devoirs  envers  les  autres  et  envers  eux-mêmes,  qu'on  leur 
apprendra  à  bien  remplir  leurs  obligations  professionnelles,  à 
avoir  des  mœurs,  à  respecter  la  propriété  et  la  liberté  d'autrui  et 
à  garder  la  parole  donnée.  C'est  la  religion  qui  seule  le  peut 
apprendre  aux  patrons  comme  aux  ouvriers  et  qui  seule  aussi  a  sur 
les  âmes  assez  d'empire  pour  faire  garder  ses  préceptes.  Ceci  tou- 
tefois doit  s'entendre  non  de  la  religion  réduite  à  quelques  obser- 
vances extérieures  qui  ne  rendent  pas  l'homme  meilleur  et  même 
facilitent  l'hypocrisie,  mais  de  la  religion  considérée  dans  ses  pré- 
ceptes et  dans  son  esprit,  qui  est  un  esprit  de  fermeté  et  de  force. 

Sans  elle,  ni  les  patrons  ne  sont  équitables  et  humains  envers 
ceux  qu'ils  emploient  —  ou  ils  ne  le  sont  que  par  calcul  et  par  une 
vertu  humaine,  qui  n'ayant  point  de  base  certaine,  peut  manquer  à 
tout  instant,  —  ni  les  ouvriers  ne  sont  soumis  aux  patrons  et  con- 
tents de  leur  vie,  sachant  bien  qu'elle  est  transitoire  et  la  prépara- 
lion  d'une  autre  meilleure  et  éternelle.  Sans  elle  aussi  il  n'y  a  plus 
de  règles,  il  n'y  a  plus  de  caractères.  La  foule  ouvrière  qui  a  perdu 


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LES   GRÈVES   d'aMIENS.  303 

le  sens  du  bien  et  du  mal  parce  qu'elle  a  renoncé  à  l'enseignement 
qui  le  donne,  étant  sans  principe  et  sans  ligne  de  conduite,  suit  en 
aveugle  le  premier  audacieux,  prête  à  tous  les  excès;  il  n'y  a  plus 
de  sécurité  des  biens,  ni  de  liberté  du  travail. 

H  ne  faudrait  pas  aussi  que  des  hommes  zélés  pour  le  bien,  mais 
manquant  de  connaissance,  de  réflexion,  vinssent  servir  d'auxi- 
liaires aux  socialistes  en  exagérant  d'une  part  la  condition  des 
ouvriers  et  de  l'autre  les  gains,  justes,  en  principe,  du  capitaliste. 
Au  lieu  de  déclarer  par  exemple  qu'ils  sont  «  pour  le  travail  contre 
le  capital  »,  ce  qui  au  fond  n'est  pas  sérieux,  mais  peut  servir  à 
exciter  les  esprits  simples  et  ignorants  des  questions  économiques, 
ils  feraient  mieux  d'employer  leur  influence  et  leur  talent  à  donner 
aux  ouvriers  de  justes  notions  sur  leur  situation,  de  leur  faire 
entendre  qu'ils  ne  peuvent  rien  sans  le  capital  et  qu'ils  doivent, 
s'ils  veulent  améliorer  leur  position  matérielle,  compter  sur  leur 
initiative  d'abord,  sur  les  institutions  patronales  ensuite  et  non 
sur  quelques  créations  du  gouvernement,  'encore  moins  sur  une 
transformation  imaginaire  et  impossible  de  l'état  social. 

Le  socialisme  est  aujourd'hui  dans  l'ordre  économique  le  véri- 
table, le  redoutable  ennemi,  et  les  syndicats  ouvriers  actuels  tra- 
vaillent à  son  triomphe  en  aigrissant  les  travailleurs  contre  les 
patrons.  C'est  à  les  combattre  qu'il  faut  s'appliquer,  voilà  ce  qui 
importe  aujourd'hui  et  ce  que  ne  devraient  pas  oublier  les 
braves  gens  qui,  d'une  âme  candide,  se  font  les  auxiliaires  des  me- 
neurs socialistes  et  travaillent  à  leur  préparer  les  voies. 

Voilà  une  conclusion  qui  sera  fort  critiquée  ;  elle  n'est  pas  au 
goût  du  jour.  Elle  croit  à  l'efficace  des  sentiments  religieux  plus 
qu'à  celle  des  lois  et  ne  propose  pas  un  moyen  de  transformer  tout 
à  coup  la  situation.  Changer  les  âmes  ?  que  de  soins  et  de  temps 
cela  demande,  si  même  on  y  arrive  !  Je  la  rapporte  cependant 
parce  que  je  ne  veux  point  achever  mon  travail  sans  conclure  et 
sans  provoquer  ainsi  les  réflexions  du  lecteur.  Le  sentiment  que 
j'expose  est  ancien  chez  moi  et  vient  d'études  antérieures  ;  celle-ci 
l'a  affermi  et  augmenté.  Mais  que  ceux  qui  ont  une  autre  idée  et 
pensent  avoir  un  meilleur  remède  le  fassent  connaître.  Notre  so- 
ciété est  ouverte  aux  libres  discussions  ;  c'est  son  caractère,  sa  tra- 
dition et  son  honneur. 

I  Iubert-Valleroux. 


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UIE  ilITATiOl  AIGLAISE  DE  LA  FAIILLE  CNilOISE 


WMM»^W»VWMMfc 


LE  JAJOB  POORE  ET  LES  VILLAGES  OU  WILTSHIBE 


COMMUNICATION   FAITE  A   LA    RÉUNION    ANNUELLE    LE    1"  JUIN  1893. 


l 


Puisque  le  nom  de  la  famille  chinoise  a  été  inscrit  au  pro- 
gramme des  séances  du  Congrès,  je  dois  commencer  par  exposer, 
en  aussi  peu  de  mots  que  possible,  la  constitution  de  ce  type  de 
famille. 

Et  d'abord,  il  faut  dire  que  la  famille  chinoise  ne  se  borne  pas, 
comme  chez  nous,  au  père,  à  la  mère  et  aux  enfants,  ni  même  aux 
collatéraux  vivants.  Elle  comprend  les  ancêtres,  en  remontant  à 
l'époque  la  plus  lointaine.  On  en  voit  qui  connaissent  leur  histoire 
depuis  des  milliers  d'années.  La  famille  chinoise  s'étend  aussi  à  la 
postérité  la  plus  reculée. 

Et,  ce  qui  établit  entre  les  générations  un  lien  si  puissant,  c'est 
la  conservation  des  traditions  domestiques.  Mais  la  conservation 
des  traditions  domestiques  suppose  nécessairement  un  foyer 
stable,  fixe  ;  le  foyer  stable  suppose  à  son  tour  la  propriété  per- 
manente du  terrain  qui  le  porte  et  qui  est  indispensable  k  son 
entretien.  Vous  verrez  tout  à  l'heure,  quand  je  vous  aurai  parlé  de 
l'organisation  de  la  famille,  ce  qu'il  faut  entendre  par  Yentretimi  du 
foyer,  et  vous  comprendrez  alors  que  ce  terrain  permanent,  ina- 
liénable, insaisissable,  ait  souvent  une  contenance  de  trois  quarts 
d'hectare,  c'est-à-dire  qu'il  soit  capable  de  suffire  à  l'existence 
d'une  famille.  On  peut  avancer,  en  attendant,  que  c'est  cette  pro- 
priété inaliénable,  insaisissable,  permanente,  collective  dans  les 
limites  de  chaque  famille,  qui,  non  seulement  leur  permet,  ainsi 
que  je  viens  de  le  dire,  de  conserver  leurs  traditions  domestiques, 
mais  crée  entre  tous  leui's  membres  et  toutes  les  générations  une 
olidarité  de  fait  sans  autre  exemple. 


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LE   BiAJOR    POORE   ET   LES   VILLAGES   DU    WILTSHIRE.  305 

Les  Chinois  sentent  si  bien  que  le  bien-être  moral  et  matériel, 
que  la  paix  dont  ils  jouissent  n'ont  pas  d'autre  source,  ni  de  plus 
sûre  garantie,  que  Tinstitulion  de  cette  propriété  inaliénable  leur 
inspire  quelque  chose  de  plus  que  le  respect  dû  à  la  loi  la  plus 
ancienne.  A  leurs  yeuxj  la  propriété  de  la  terre,  le  champ  qui  les 
fait  vivre.ont  un  caractère  sacré.  Personne  ne  peut  le  vendre,  per- 
sonne n'y  peut  toucher  sans  sacrilège,  pas  même  TËtat,  sauf  de 
très  rares  exceptions;  et  c'est  ce  qui  explique,  en  passant,  les 
difficultés  que  rencontrerait  en  Chine  l'exécution  des  travaux  de 
chemins  de  fer,  par  exemple. 

Cela  va  si  loin  que,  même  lorsqu'il  ne  s'agit  que  des  terrains 
excédant  de  beaucoup  l'étendue  ordinaire  du  bien  familial,  et  dont 
on  peut  légitimement  disposer,  on  ne  les  vend  que  contraint  et 
forcé  et  avec  la  plus  grande  répugnance.  Et  cela  est  si  vrai  qu'un 
acte  de  vente  est  aussi  solennel  qu'un  testament.  La  famille, 
représentée  par  le  père  ou  par  le  délégué  qu'elle  s'est  choisi,  com- 
mence par  prendre  tous  ses  membres  à  témoin  de  la  dure  nécessité 
où  elle  se  trouve;  elle  demande  pardon  aux  ancêtres  comme  si  le 
terrain,  une  fois  acquis,  ajouté  au  bien  familial  originel,  devenait 
aussi  sacré;  elle  prie  la  postérité  de  l'excuser  comme  si  diminuer, 
ou  ne  pas  augmenter  le  domaine  commun  était  une  atteinte  k  la 
prospérité  des  générations  futures. 

La  terre  est  donc  bien  la  base  solide  sur  laquelle  repose  le  foyer 
et  le  sanctuaire  des  archives  et  des  traditions.  C'est  sur  elle  qu'est 
rivé  le  premier  anneau  de  la  chaîne  qui  relie  toutes  les  généra- 
lions.  On  pourrait  presque  dire  que  c'est  en  elle  et  par  elle  que  ces 
générations  communient. 

La  famille  chinoise,  ainsi  constituée,  est  un  organisme  complet, 
vivant  par  lui-môme.  La  famille,  disent  les  Chinois,  est  un  petit 
État.  Elle  exerce  tous  les  pouvoirs  civils,  politiques  et  judiciaires. 
Elle  ne  les  tient  pas  de  l'État  ;  c'est  elle,  au  contraire,  qui  les  lui 
délègue  pour  qu'il  en  use  dans  les  circonstances  où  elle  ne  peut 
les  exercer  elle-même.  —  Elle  les  exerce  collectivement,  indivisi- 
blement.  Aucun  de  ses  membres  ne  peut  prendre  de  décisions  sans 
son  consentement,  à  moins  que  ces  décisions  n'engagent  que  lui- 
même.  Le  père,  ou,  à  son  défaut,  le  plus  âgé,  réputé  le  plus  digne, 
préside  la  famille  et  la  représente,  mais  il  peut  être  remplacé  en 
cas  d'incapacité  ou  d'indignité. 

Mais,  pour  compléter  et  abréger  les  explications  que  j'aurais 


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300  RÉUNION   ANNUELLE. 

encore  adonner  sur  la  famille,  je  demanderai  la  permission  de 
lire  quelques  passages  d'un  volume  dans  lequel  j'ai  essayé  de 
décrire  les  principales  institutions  chinoises,  et  de  montrer  com- 
ment s'accomplissent  dans  la  famille  les  fonctions  dont  il  s'agit, 
c'est-à-dire  les  magistratures  civile, judiciaire, et  même  religieuse: 

«  Après  avoir  établi  par  la  solidarité  éternelle  des  générations 
Téternité  de  l'âme,  les  Chinois  considéreraient  comme  contradic- 
toire que  sa  séparation  d'avec  le  corps  lui  fasse  perdre  aucun  de  ses 
attributs.  L'âme  se  souvient  :  elle  aime.  Réunie  aux  autres  âmes  de  la 
maisdn,  en  attendant  qu'elle  réapparaisse  sur  la  terre,  elle  plane 
avec  elles  au-dessus  de  la  famille,  souffre  de  ses  douleurs,  est  heu- 
reuse de  ses  joies.  Si  on  l'oublie,  elle  est  triste,  elle  se  plaint,  et  ses 
plaintes  sont  des  avertissements.  Malheur  à  qui  néglige  son  souve- 
nir. Celui  qui  ne  fait  pas  hommage  à  l'âme  de  son  père  ne  saurait 
songer  à  la  sienne  ;  et  qu'on  y  pense  bien,  d'une  âme  que  l'on  cesse 
de  cultiver,  la  justice  disparait.  Sans  justice,  pas  de  prospérité.  11 
ne  faut  pas  oublier  les  âmes  des  ancêtres;  il  ne  faut  pas  qu'elles 
puissent  être  oubliées  ;  il  ne  faut  pas  que  leur  souvenir  dispa- 
raisse ;  et  qui  Tentretiendra  si  la  famille  vient  à  s'éteindre  ?  Le 
mariage  est  un  devoir  sacré,  le  premier  de  tous.. 

t<  On  a  inscrit  le  nom  du  défunt,  la  date  de  sa  naissance  et  celle 
de  sa  mort  sur  une  tablette  de  bois  laqué  ;  et  aussitôt  après  Tinhu- 
mation,  qui  a  eu  lieu  un  jour  d'assemblée,  on  place  cette  tablette, 
fixée  debout  sur  un  socle,  dans  la  salle  des  ancêtres.  C'est  ici  le 
lieu  où,  deux  fois  par  mois,  une  fois  au  moins,  les  réunions  de 
famille  ont  un  caractère  solennel.  Au  fond  de  la  salle,  contre  la 
muraille,  une  longue  table  de  bois  verni  occupant  presque  toute 
la  longueur  du  mur  et  formant  autel.  Sur  cet  autel,  des  gradins 
supportant,  par  ordre  de  dates,  les  petites  tablettes  laquées  sur 
lesquelles  les  noms  des  ancêtres  sont  inscrits.  Tout  au-dessus, 
appendu  au  mur,  le  signe  de  la  divinité  ;  au-devant  des  tablettes, 
des  vases  et  des  brûle-parfums.  Enfin,  à  quelque  distance  de 
l'autel,  une  table;  au  milieu,  un  registre;  de  chaque  côté,  des 
livres. 

«  Tout  le  monde  a  revêtu  ses  habits  de  fête  et  attend.  Le  père 
el  la  mère  qui,  depuis  l'avant-veille,  se  sont  préparés  par  l'absti- 
nence, entrent,  suivis  de  deux  acolytes,  et  vont  se  placer  devant 


L 


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I 


LE   MAJOR    POORE   ET   LES   VILLAGES    DU   WILTSDIRE.  307 

l'autel.  Ils  adressent  au  ciel  une  courte  invocation,  et  les  assis- 
tants entonnent  l'hymne  des  ancêtres... 

€  On  sait  bien,  disait  empereur  Kang-hi  au  légat  du  Pape,  le 
cardinal  de  Tournon,  que  les  âmes  des  ancêtres  ne  peuvent  pas 
venir  habiter  les  tablettes  ou  les  cartouches  qui  portent  leurs 
noms,  mais  on  tâche  de  se  persuader  qu'on  est  en  leur  présence. 

(*  On  leur  offre,  on  leur  consacre  différents  objets  :  un  pigeon  ou 
nne  poule,  des  fruits,  du  vin,  des  céréales,  du  riz  ou  du  blé,  sui- 
vant la  région  agricole  où  Ton  se  trouve.  On  peut  même  n'offrir 
que  du  riz  ou  du  blé  et  du  vin.  Les  deux  acolytes  vont  chercher 
ces  oflrandes  ;  la  femme  les  prend  de  leurs  mains  et  les  présente  à 
son  mari  qui,  l'ayant  à  ses  côtés,  les  élève  au-dessus  de  sa  tête  et 
les  dépose  sur  l'autel  en  témoignage  de  reconnaissance.  Le  père 
lit  ensuite  les  noms  des  aïeux  inscrits  sur  les  tablettes;  et,  les  rap- 
pelant plus  particulièrement  au  souvenir  de  la  famille,  il  les  fait 
en  quelque  sorte  surgir  du  tombeau  et  parle  en  leur  nom.  Le  grain 
etle  vin  qu'il  leur  a  consacrés  tout  à  l'heure,  symbole  des  efforts 
accomplis,  des  progrès  réalisés,  il  les  rend  de  leur  part  aux  assis- 
tants comme  gage  de  leur  indissoluble  union.  Enfm,  l'ofTicianl 
exhorte  la  famille  à  méditer  sur  le  sens  de  cette  véritable  commu- 
nion, sur  If^s  engagements  qu'elle  implique  et  que  tous  jurent  de 
remplir;  et,  après  une  dernière  prière,  on  sert  un  repas  où  figurent 
les  offrandes  consacrées.  Tel  est  le  culte  proprement  dit  et  abso- 
lument exact  de  la  famille.  Mais  ce  n'est  que  la  première  partie  de 
la  solennité. 

«  Dans  la  deuxième,  le  père,  assis  avec  sa  femme  entre  les  deux 
plus  âgés  de  la  famille,  devant  la  table  carrée  où  sont  les  livres 
dont  j'ai  indiqué  la  présence,  ouvre  d'abord  celui  du  milieu.  C'est 
le  livre  de  la  famille.  Il  est  composé  de  plusieurs  cahiers  et  renferme, 
dans  les  uns,  toutes  les  inscriptions  relatives  aux  actes  de  la  vie 
civile  :  naissances,  mariages,  décès;  dans  les  autres,  les  jugements 
prononcés  en  famille,  l'éloge  des  morts,  leurs  biographies,  les  tes- 
taments, etc.  On  peut  vraiment  dire  que  c'est  le  livre  sacré,  la 
Bible  de  la  Famille.  Il  n'est  pas  seulement  la  preuve  de  son  exis- 
tence spirituelle  et  temporelle,  c'est  lui  qui  atteste  seul  l'état  civil 
de  chaque  Chinois,  car  il  n'y  en  a  pas  d'autre.  Le  livre  de  famille 
fait  foi  devant  toutes  les  autorités,  lorsque  son  témoignage  est  abso- 
lument nécessaire.  Il  n'y  a  pas,  à  mon  avis,  de  signe  plus  noble  et 


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308  RÉUNION   ANNUELLE. 

plus  éclatant  de  l'émancipation  et  de  Tindépendance  deThommeet 
du  citoyen.  Aussi,  pour  ces  diverses  raisons,  est-il  tenu  avec  un 
soin  qui  dispense  TÉtat  de  toute  ingérence  et  de  tout  contrôle,  je 
dirai  même  de  tout  intérêt,  excepté  celui  qu'il  a  de  connaître  le 
nombre  des  familles  et  des  individus.  Le  livre  de  famille,  que  tout 
Chinois  est  appelé  à  posséder  un  jour,  implique  donc  une  certaine 
instruction.  11  faut  absolument  savoir  lire  et  écrire.  C'est  la  pre- 
mière de  toutes  les  conditions  et  le  premier  de  tous  les  devoirs. 
C'est  pour  cela  qu'on  ne  manque  jamais,  quand  on  le  peut,  d'an- 
nexer une  école  et  une  bibliothèque  à  la  salle  des  ancêtres,  qui 
devient  alors  un  véritable  temple  entretenu  à  frais  communs  par 
les  riches  de  la  famille. 

«  Ayant  ouvert  le  premier  cahier,  le  père  y  inscrit  les  événe- 
ments qui  se  sont  produits.  C'est  alors  que  les  mariages,  s'il  y  en 
a,  reçoivent  du  père  et  de  la  mère  leur  consécration,  suivantdes 
rites  d'une  grande  solennité.  Puis,  prenant  un  autre  cahier,  il  lit  ou 
fait  lire  par  l'un  des  assistants  la  biographie  de  l'un  des  aïeux.  Il  la 
commente,  insiste  sur  les  titres  qui  recommandent  celui  dont  il  a 
été  question  au  souvenir  de  la  postérité,  exhorte  à  suivre  les 
exemples  qu'il  a  donnés.  On  lit  ainsi,  à  chaque  réunion,  une  bio- 
graphie nouvelle  jusqu'à  ce  que  la  série  soit  épuisée;  puis  on 
revient  à  la  première,  à  la  seconde,  etc.,  de  sorte  que  chacun  tinit 
par  les  savoir  par  cœur,  et  qu'aucun  des  aïeux,  au  moins  des  plus 
méritants,  n'est  inconnu.  Il  est  peu  de  Chinois,  je  dis  même  des 
plus  humbles  cultivateurs,  qui  ne  sachent  très  bien  l'histoire  de 
leur  famille  pendant  plusieurs  siècles.  On  lit  ensuite,  dans  un  Plu- 
tarque  chinois,  —  et  les  bibliothèques  sont  très  riches  en  livres  de 
ce  genre  —  la  vie  d'un  homme  illustre  de  la  province  ;  puis  un  cha- 
pitre de  quelque  philosophe  ou  moraliste,  et  enfin  quelques  articles 
de  loi.  Ces  lectures  terminées,  ainsi  que  les  commentaires,  les 
explications  dont  elles  ont  été  l'objet,  le  but  de  la  réunion  change, 
et  la  famille  se  transforme  en  conseil,  ou,  suivant  le  cas,  en  tri- 
bunal. 

c  Le  père  reprend  le  livre  de  famille,  et,  s' adressant  à  tout  le 
monde,  demande  si  personne  ne  doit  à  l'impôt  public;  c'est  la  pre- 
mière question,  car  la  famille  tout  entière  se  considérerait  comme 
déshonorée  si  l'un  des  siens  était  en  retard  vis-à-vis  de  l'Ëtat,  et 
donnait  à  un  fonctionnaire  le  droit  de  faire  une  réclamation.  Dans 
ce  cas,  on  fait  immédiatement  au  retardataire  les  avances  dont  il  a 


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LE  MAJOR   POORE    KT   LES   VILLAGES   Dl*    WILTSBÎRE.  309 

besoin.  La  seconde  question  est  de  'savoir  si  l'un  des  membres  de 
la  famille  a  quelque  litige  ou  quelque  grave  affaire  avec  une  autre 
famille,  afin  qu'on  puisse  Tarranger  à  Tamiable  ou  constituer  des 
arbitres  pour  la  résoudre.  Enfin,  Ton  passe  aux  différends  qui  ont 
pu  se  produire  dans  la  famille  elle-même. 

«  S'il  s'agit  d'un  délit  ou  d'un  crime,  l'accusé  est  isolé  et  mis 
immédiatement  en  jugement;  ou  bien,  dans  le  cas  où  il  y  a  des 
renseignements,  des  preuves  à  réunir,  il  est  renvoyé  à  la  prochaine 
réunion,  ou  assigné  devant  une  assemblée  extraordinairement  con- 
voquée. J'ai  dit  ailleurs  que  ces  jugements  étaient  toujours  suscep- 
tibles d'appel  devant  les  tribunaux  de  l'fitat,  mais  tel  est  le  respect 
qu'ils  imposent  que  les  condamnés  se  servent  bien  rarement  du 
recours  que  la  loi  leur  donne.  J'ai  connu  un  homme  de  trente-deux 
ans,  marié,  père  de  trois  enfants,  soumis  aux  fers  pendant  trois 
mois  par  le  tribunal  de  famille  présidé  par  la  mère,  tendre  lui- 
môme  les  jarrets  à  un  Européen  que  l'on  avait  choisi  pour  ne  pas 
charger  un  parent  plus  jeune  de  cette  besogne.  Les  fonctionnaires 
mêmes,  pour  les  actes  de  leur  vie  publique  qui  échapperaient  aux 
lois,  sont  justiciables  de  ces  assemblées  de  famille. 

«  Les  peines  appliquées  par  les  tribunaux  domestiques  sont  la 
flagellation,  l'exil  et  l'excommunication.  Quant  auiç  crimes  qui, 
d'après  la  loi,  entraînent  la  peine  de  mort,  ils  devraient  être 
déférés  aux  tribunaux  de  l'Elat.  Mais  comme  cette  intervention 
serait  une  violation  de  l'intégrité  de  la  famille,  on  laisse  aux  cou- 
pables le  choix  entre  le  suicide  et  l'excommunication,  et  il  y  en  a 
peu  qui  ne  préfèrent  le  suicide. 

'  c  Tel  est,  dans  quelques-unes  de  ses  parties,  le  système  auquel 
il  m'a  paru  que  la  Chine  doit  sa  supériorité  morale  et  maté- 
rielle (i).  » 

A  la  lecture  que  l'on  vient  d'entendre,  je  n'ajouterai  qu'une 
chose  :  la  famille  qui  vient  d'être  décrite  n'est  pas  le  fait  d'une 
caste;  il  n'est  pas  un  seul  individu  qui  n'appartienne  à  une  commu- 
nauté familiale,  excepté  ceux  qui  y  ont  volontairement  renoncé  et 
ceux  qui  en  ont  été  expulsés  pour  leur  inconduite,  et  il  faut  dire  que 
c'est  dans  cette  dernière  catégorie  que  se  trouve  l'immense  majo- 
rité des  isolés.  Quant  aux  autres,  quant  à  ceux  qui  sortent  de  plein 
gré  de  la  communauté,  s'ils  s'y  décident,  c'est  qu'ils  sont  déjà 

(i)  La  Cité  chinoise f  pages  42  et  suivantes.   (Librairie    de  la  Nouvelle  Revue.) 


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810  RÉUNIOW   ANNUELLE. 

mariés  et  ea  état  de  fonder  eux-mêmes  une  autre  communauté. 
El,  d*ailleurs,  lorsque  même  la  communauté  d'intérêts  est  rompue, 
la  communauté  morale  et  religieuse  subsiste  toujours. 


Il 


On  pense  bien  que  nous  n'en  sommes  pas  encore  à  ce  point  du 
système  familial  dans  les  villages  du  Wiltshire.  Nous  en  sommes 
même  encore  bien  loin.  On  n'implante  pas,  du  jour  au  lendemain, 
une  organisation  qui,  dans  son  pays  d'origine,  a  demandé  des 
siècles.  Nous  espérons  bien  qu'il  ne  faudra  pas  autant  pour  l'y 
enraciner,  et,  d'ailleurs,  vous  savez  qu'en  Europe,  et  en  France 
même.  Ton  peut  citer  bien  des  localités  où  la  famille  a  existé,  à 
très  peu  de  chose  près,  comme  en  Chine.  Elle  en  a  disparu,  ou  elle 
est  en  train  de  disparaître,  parce  qu'elle  n'existait  qu'à  Tétai 
d'exception  au  milieu  d'institutions  contraires,  et  aussi  parce  que 
le  plus  souvent  une  ou  plusieurs  parties  de  cet  organisme  man- 
quaient, et  que  leur  absence  compromettait  la  solidité  des  autres. 
Il  n'y  avait  en  un  mot  pas  de  synthèse.  Quelle  organisation,  par 
exemple,  pourrait  résister  au  partage  forcé  et  aux  abus  trop  fré* 
quents  du  droit  de  propriété  actuel  ! 

En  Angleterre,  le  partage  forcé  n'existe  pas  dans  la  loi  ;  on  peut 
même  empêcher  les  ventes  volontaires  et  maintenir  dans  un  même 
groupe  la  propriété  de  la  terre  en  formant  des  associations  d'une 
di^rée  de  plusieurs  siècles.  Ca  i  sont,  des  circonstances  dont  le 
major  Poore  s'est  servi  pour  rétablir  l'union  de  l'homme  avec  la 
terre  et  pour  rendre  un  foyer  à  chaque  famille.  Mais  l'élément 
essentiel,  la  famille  même,  fait  défaut,  plus  complètement  encore 
que  chez  nous.  Dans  les  enquêtes  dirigées  par  le  major  Poore  et 
un  membre  du  gouvernement,  sir  John  Gorst,  auxquelles  j'assis- 
tais, il  nous  arrivait  de  rencontrer  des  pères  de  famille  qui  igno- 
raient ce  que  leurs  fils  et  leurs  filles  étaient  devenus,  ils  ne  savaient 
pas  s'ils  étaient  mariés  et  les  avaient  rendus  grands-pères.  Inutile 
d'ajouter  que,  dans  ces  conditions,  non  seulement  la  famille  dispa- 
rait, mais  la  dépopulation  des  campagnes  y  est  aussi  sensible 
qu'en  France. 


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LE   MAJOR   POORE   ET   LES    VILLAGES   DU    WILTSHIRE.  311 

Donc,  avant  de  songer  à  pourvoir  la  famille  des  droits  nécessaires 
à  sa  vie  et  à  son  fonctionnement,  il  fallait  la  recréer  elle-même» 
pour  ainsi  dire,  et  d'abord  lui  donner  un  foyer  et  un  champ  capa- 
ble de  l'y  retenir.  C'est  à  quoi  M.  Poore  s'est  appliqué,  et  Ton  va 
voir  jusqu'à  quel  point  il  a  réussi.  —  Mais  d'abord  quelques  mots 
sur  le  village  de  Winterslow  où  il  a  commencé,il  y  a  trois  ans,  l'ex- 
périence qui,  depuis  quelques  mois,  s'étend  à  presque  tout  le  dis- 
trict dont  il  est  conseiller. 

Winterslow  est  une  commune  du  comté  de  Wiltshire  dont  Salis- 
bury  est  le  chef-lieu.  La  commune  de  Winterslow  compte  786  ha- 
bitants, divisés  en  166  familles,  dont  45  seulement  possèdent  leur 
maisonnette  et  un  jardinet.  Tout  le  reste  du  territoire  de  la  com- 
mune, qui  est  de  4698  acres  (1950  hectares),  appartient  à  cinq  pro- 
priétaires, absents  de  leurs  domaines. 

Des  communes  qui  avoisinent  Old  Lodge,  celle-ci  est  à  la  fois  la 
plus  importante  et  la  plus  rapprochée.  C'est  d'elle  que  le  major 
Poore  s'occupe  spécialement  et  à  laquelle  il  consacre  une  très 
notable  partie  de  son  temps.  Ses  visites  y  sont  fréquentes;  il  entre 
dans  les  maisons  ;  il  cause  avec  les  habitants  de  leur  situation  et  de 
leurs  besoins.  Par  ses  conseils,  quelques  sociétés  d'assurances 
mutuelles  ont  été  formées;  un  petit  terrain  a  été  loué  en  attendant 
qu'on  puisse  l'acheter  ;  les  travaux  de  la  culture  sont  accomplis  par 
les  habitants  qui  y  consacrent  chacun  quelques  journées  à  tour  de 
rôle,  et  les  produits  en  sont  distribués  aux  pauvres.  En  toute  occa- 
sion, il  leur  parle  des  trompeuses  séductions  des  villes;  il  leur  en 
fait  voir  les  dangers  ;  il  fait  ressortir  à  leurs  yeux  les  avantages  du 
séjour  à  la  campagne  et  des  travaux  qu'il  comporte;  il  n'oublie  pas 
de  leur  expliquer  qu'il  ne  dépend  que  d'eux-mêmes  d'améliorer, 
au  moins  en  partie,  les  conditions  où  ils  se  trouvent  et  de  rendre 
ainsi  ces  avantages  plus  grands. 

M.  Poore  ne  craint  pas  d'aller  jusqu'en  Chine  emprunter  ses 
exemples.  Il  leur  fait  lire  la  traduction  anglaise  de  la  Cité  chi- 
noiie  et  commente  avec  eux  les  pages  qui  peuvent  le  plus  les  inté- 
resser. Malheureusement,  ces  hommes  manquent  d'une  institution 
qui  assure  la  prospérité  et  la  liberté  de  chaque  Chinois  ;  ils  n'ont 
pas  de  famille.  Sans  doute,  ils  ont,  pour  la  plupart,  femme  et 
enfants,  mais  c'est  plutôt  une  charge  qu'une  cause  de  progrès  et 
de  bien-être.  Une  fois  grands  et  en  âge  d'aider  leurs  parents,  les 
enfants  s'en  vont,  et,  de  cette  famille  tout  éphémère,  il  ne  reste  au 


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•''îT^rq 


3l2  RÉUNION   ANNUELLE. 


logis  que  les  vieux  et  les  faibles.  D'ailleurs,  ils  n'ont  pas  de  champ 
qui  réclame  leurs  bras  et  les  retienne  au  foyer  commun.  11  faut  bien 
qu'ils  se  dispersent.  Il  n'y  a  pas  de  foyer  pour  eux. 

D'une  maison  à  l'autre,  les  habitants  se  fréquentent  peu.  Les 
cérémonies  du  dimanche  seules  les  réunissent,  mais  cette  commu- 
nion ne  dure  pas.  Sortis  du  temple,  plus  d'unité.  Pourquoi?  La 
réponse  est  aisée.  C'est  que  l'unité  qu'on  leur  prêche  ne  se  trouve 
pas  dans  les  faits,  dans  la  vie  de  tous  les  jours.  Ils  n'ont  pas  d'au- 
tres intérêts  que  ceux  des  différents  maîtres  qu'ils  servent,et  encore  î 
L'agriculture,  qui  devrait  être  une  religion  avec  ses  fléaux  à  conju- 
rer, ses  bénédictions  qui  réjouissent  le  cœur,  n'est  pas  faite  pour 
eux.  Pas  non  plus  de  souvenirs  communs,  pas.de  traditions  plus 
ou  moins  lointaines  !  Enfants  de  la  terre,  rien,  absolument  rien,  ne 
les  rattache  à  leur  mère  commune,  et  rien  par  conséquent  ne 
les/  rattache  les  uns  aux  autres.  Les  petite»  sociétés  d'assurances 
en  cas  d'accidents  ont  sans  doute  fait  quelque  bien,  multiplié  les 
rapports  et  les  contacts.  Mais  elles-mêmes  sont  trop  accidentelles. 
Au  fond,  toutes  ces  choses  ne  sont  que  des  palliatifs.  L'homme, 
déraciné  du  sol,  reste  soumis  à  toutes  sortes  de  fluctuations  et  de 
misères  qu'il  ne  dépend  pas  de  lui  d'éviter.  Sans  foyer,  sans  ti*adi- 
tions,  privé  de  l'expérience  de  ses  anciens,  il  est  toujours  le  mineur, 
faible  et  incapable  dépenser,  de  comparer,  de  juger  et  de  prévoir, 
condamné  à  la  tutelle  de  quelques-uns  de  ses  semblables,  qui,  plus 
privilégiés  que  lui,  se  chargent  de  penser  pour  lui.  .  ..''.'. 
•  «  C'est  contre  tous  ces  maux,  dont  le  spectacle  obsède  ma  pensée, 
me  disait  le  major  Poore,  que  je  veux  et  que  je  dois  réagir  et  d'a- 
bord en  ce  qui  concerne  ma  famille.  Voici,  comme  en  Chine,  reprit- 
il  en  me  montrant  trois  grands  registres  :  le  livre  des  actes  admi- 
nistratifs; voici  le  livre  des  actes  judiciaires;  voici  enfin  le  livre  des 
ancêtres,  contenant  à  la  fois  les  actes  de  l'état  civil  et  les*  biogra- 
phies des  plus  méritants.  11  est  presque  blanc,  ajouta-t-il,  mais  j'ai 
déjà  rassemblé  quelques  documents  qui  me  serviront  à  résumer, 
au  moins,  notre  filiation.  Ces  trois  livres  réunis  constitueront  nos 
annales,  nos  traditions,  dont  la  postérité  pourra  s'éclairer;  ils  res- 
titueront à  chacun  de  nos  descendants  leur  personnalité,  leur 
unité. 

a  Mais,  reprit  le  major  Poore,  je  voudrais  étendre  ces  bienfaits  à, 
tous  ceux  que  je  vois  pâtir  de  la  vie  qui  leur  a  été  faite,  et  ils  sont 
malheureusement  bien  nombreux.  Je  sens  d'ailleurs  que,  tant  que 


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LE  MAJOR  POORE  ET  LES   VILLAGES  DU  WaTSHIRE.  313 

ces  conditions  nouvelles  ne  seront  point  devenues  les  conditions 
ordinaires,  mon  œuvre  sera  caduque,  sujette  à  toutes  les  influences 
qui  ont  causé  la  dissolution  dé  la  famille  ancienne,  laquelle,  moins 
fortement  constituée,  il  est  vrai,  que  la  famille  chinoise,  renfermait 
du  moins  en  elle-même  les  éléments  nécessaires  à  sa  transfor- 
mation et  à  ses  progrès. 

«  Je  me  suis  attaché  à  la  population  rurale  qui  m'entoure,  je  la 
connais  et  je  ne  cesse  d'en  étudier  les  besoins.  Elle  souffre,  je  vous 
Taidéjàdit,  des  même  maux  que  nous,  mais  plus  encore,  car  ses 
souffrancesphysiquessontplus  fortes.  Pour  elle,  comme  pournoiTS, 
la  famille  restaurée  avec  la  communauté  du  bien-fonds,  la  commu- 
nauté des  produits,  l'assistance  et  les  secours  qu'elle  mettra  à  la 
disposition  de  tous  les  siens,  la  famille  sera  le  salut.  Mais  la  plu- 
part de  ces  pauvres  gens  connaissent  à  peine  leur  grand-père  ;  on 
peut  même  dire  que  le  fils  ne  connaît  pas  son  père  et  que  le  père  ne 
connaît  pas  ses  enfants;  il  est  des  parents  qui,  après  quelques 
années,  ne  connaissent  plus  les  enfants  qu'ils  ont  nourris  et  élevés. 
Aucun  ne  possède  la  moindre  parcelle  de  terre.  Ce  ne  sont  à  tous 
les  points  de  vue  que  des  cailloux  roulés,  que  des  grains  de  sable. 

«  Ce  qu'il  faudrait,  ajoutait  le  major  Poore,  c'est  une  véritable 
association  qui  n'aurait  pas  seulement  en  vue  l'assistance  contre 
les  accidents,  mais  l'aide  en  toute  circonstance  :  en  un  mot,  l'aide 
pour  la  vie.  C'est  une  association  permanente  telle  que  la  famille, 
non  pas  telle  que  la  famille  ancienne,  dégénérée,  dont  les  défauts 
out  causé  la  perte,  mais  telle  que  la  famille  chinoise,  dont  la  devise  : 
«  Tous  pour  chacun  »,  parait  si  bien  réalisée. 

a  Mais  encore  une  fois,  comment  faire,  oix  en  trouver  les  élé-- 
ments?  A  défaut  de  famille  naturelle,  continua  le  major,  j'essaie 
d'une  autre  combinaison.  Je  les  ai  persuadés  de  former  entre  eux 
des  groupes  de  dix  familles  oix  ils  pourraient  examiner  en  commun 
les  affaires  qui  les  touchent  de  plus  près.  Dix  m'a  paru  un  nombre 
excellent  pour  que  les  décisions  soient  prises  en  parfaite  connais- 
sance de  cause.  Dans  des  groupes  plus  nombreux,  les  affaires 
deviennent  souvent  trop  générales  ;  elles  échappent  à  beaucoup. 
Les  uns  votent  de  confiance,  les  autres  votent  n'importe  comment; 
sans  parler  des  beaux  orateurs  qui  ne  visent  qu'à  l'effet  et  font 
perdre  du  temps.  Les  anciens  avaient  adopté  ce  nombre  dans  la 
plupart  de  leurs  institutions;  les  Chinois  l'ont  conservé.  Je  trouve 
qu'ils  ont  raison.  Sur  les  168  familles  de  la  commune,  120  se  sont 

La  Réf.  Soc,  16  août  1893.  Z^  sér.,  t.  VI  (t.  XXYI  col.),  21. 


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gji  RÉUNION  ANNUEUE. 

déjà  partagées  en  groupes  à  laléte  desquels  se  trouvent  des  prési- 
dents élus,  et  46  autres  sont  décidées  à  imiter  leurs  voisines. 

«  Quant  aux  question»  plus  vastes  et  qui  nécessitent  l'examen  de 
plusieurs  groupes  ou  de  tous  ensemble,  elles  sont  étudiées  par  les 
présidents  de  tous  les  groupes,  et  c'est  dans  un  comité  formé  par 
ces  délégués  que  ces  questions  sont  élucidées.  Mais  ils  ne  sont  au- 
torisés à  les  résoudre  qu'après  les  avoir  expliquées  à  leurs  groupes 
respectifs  et  après  que  ceux-ci  se  sont  mis  unanimement  d'accord. 
Cette  unanimité,  impossible  à  obtenir  dans  nos  parlements,  est  au 
contraire  très  facile  dans  ces  petits  comices  de  dix  familles.  Cha- 
cun alors  sait  vraiment  de  quoi  on  lui  parle,  ce  qu'on  lui  propose, 
et  ce  n'est  pas  à  la  légère  qu'il  prend  une  décision.  De  plus  les  res- 
ponsabilités pèsent  également  sur  chacun  d'eux.  Dans  les  cas 
urgents  les  réunions  se  succèdent  plus  rapides,  mais  le  système 
nen  souffre  pas  et  il  n'y  a  pas  de  temps  perdu.  » 

Eh  bien  voilà  où  en  était  encore  il  y  a  un  an,  à  Winlerslow, 
limitation  du  système  familial  chinois.  C'était  beaucoup  cepen- 
dant d'avoir  rapproché  ces  hommes,  d'avoir,  associé  leurs  mtelU- 
Kences  et  leurs  préoccupations  et  d'avoir  ainsi  créé  entre  eux  des 
rapports  qui  devaient  les  aider  un  jour  à  former  des  liens  plus 
réels  Depuis  un  an,  en  effet,  un  grand  pas  a  été  fait  à  Winterslow, 
qui  n'aurait  jamais  été  fait  sans  la  bienveillance  créée  entre  les 
habitants  par  des  fréquentations  plus  intimes  que  celles  qui  avaient 
eu  lieu  jusque-là.  et  par  des  discussions  amicales  sur  des  siyets  à 
l'examen  desquels  ils  étaient  restés  à  peu  près  étrangers. 

Mais  je  laisse  encore  une  fois  la  parole  au  major  Poore.  En  vue 
d'un  volume  qui  va  paraître  dans  quelques  jours,  je  lui  avais  de- 
mandé quelques  détails  sur  les  progrès  réalisés,  et  il  m'a  répondu 
par  la  lettre  dont  je  vais  donner  lecture. 


Old  Lodge{Sali8bnry),  mai  1893. 


«  Mon  très  cher  ami, 


„  Puisque  ma  lettre  doit  être  publiée,  permettez-moi.  avant  de 
vous  donner  les  renseignements  que  vous  demandez,  de  profiter  de 
l'occasion  pour  faire  deux  observations  très  importantes  à  me» 

yeux. 


V 


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/-■^f-l 


LE  MAJOR  POORE  ET   LES  VILLAGES  DU   WILTSHIRE.  315 

«Vous parlez  beaucoup  du  caractère  démocratique  de  la  famille 
chinoise,  et  vous  paraissez  insister,  sur  les  avantages  qu'elle  pré- 
sente à  ce  point  de  vue.  Or,  ce  n'est  pas  ce  qui  m'a  le  plus  frappé 
dans  votre  description  de  la  famille  chinoise,  et  je  tiens  à  rétablir. 
Mais  cela  dépend  sans  doute  du  sens  que  j'attache  à  certains  mots 
de  la  langue  française  et  de  celui  que  vous  leur  donnez. 

a  Ainsi,  on  assure  que,  dans  un  état  démocratique,  tous  les  ci- 
toyens sont  égaux  et  exercent  eux-mêmes  la  souveraineté.  Mais  il 
est  plus  vrai  de  dire  qu'ils  sont  censés  égaux,  et  ce  n'est  qu'en 
théorie  qu'ils  exercent  eux-mêmes  la  souveraineté.  Dans  le  fait, 
c'est  tout  le  contraire,  car  il  n'y  a  aucun  lien  entre  l'individu  et  le 
goavernement  de  l'État.  C'est  la  foule,  sans  organisation,  gouver- 
née par  une  oligarchie  irresponsable. 

«  Dans  la  famille  chinoise,  les  décisions  sont  prises  en  commun,  et 
c'est  dans  son  intégralité  que  résident  les  principes  d'ordre  et 
d'autorité.  A  première  vue,  il  semble  donc  qu'aucune  institution 
ne  soit  plus  démocratique.  Mais,  à  mon  avis,  il  y  a  une  différence 
capitale  entre  l'État  qu'on  appelle  démocratique  et  la  famille 
chinoise. 

«  Dans  l'État  dit  démocratique,  si  je  ne  me  trompe,  on  suppose  que 
la  souveraineté  du  peuple  résulte  immédiatement  de  l'égalité,  et 
l'égalité  est  un  principe  premier,  un  axiome,  mais  c'est  l'égalité  de 
l'ignorance,  tandis  que  le  système  familial  contraint  à  l'éducation 
de  la  conscience  et  du  caractère  en  matière  de  responsabilité  cha- 
que individu,  en  commençant  au  sein  même  de  la  famille. 

«  Dans  la  famille  chinoise,  l'égalité  est  tout  à  fait  différente  de  la 
prétendue  égalité  de  l'Europe.  C'est  un  effet,  un  résultat.  Elle  pro- 
cède de  Texercice  en  commun  du  jugement  et  de  la  raison  de 
chacun,  fondé  sur  la  connaissance  des  traditions  domestiques  et  sur 
le  culte  des  ancêtres. 

a  Dans  nos  sociétés  plus  ou  moins  démocratiques,  le  citoyen  arrive 
dans  la  vie  comme,  dans  l'océan,  un  navire  sans  gouvernail.  11  a, 
sans  doute,  des  idées  générales  qu'on  lui  a  enseignées,  mais  dont 
/'application  est  aussi  variable  que  les  circonstances  particulières 
où  il  peut  se  trouver. 

«  Dans  la  famille  chinoise,  le  jeune  homme  s'appuie  sur  l'expé- 
rience de  ses  anciens.  Il  la  connaît,  il  l'a  suivie  au  travers  des 
siècles  passés,  au  milieu  de  mille  circonstances  diverses,  il  l'a  faite 
sienne,  et  elle  le  dirige  aussi  sûrement  que  la  loi  de  la  gravita  on 


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V 


316  RÉUMON   ANNUELLE. 

dirige  les  astres  dans  l'espace.  En  vérité.  Ton  peut  dire  que  rien  de 
ce  qu'il  lui  est  essentiel  de  savoir  ne  lui  est  inconnu  ;  aussi,  dans  la 
famille  chinoise,  les  différences  d^opinion  sont-elles  très  rares,  et 
Ton  arrive  aisément  à  une  unanimité  de  consentement,  source  de 
tout  ordre  et  de  toute  autorité. 

«  C'est  ce  qui  n'existe  nulle  part  en  Europe,  et  c'est  ce  qui  m*a 
frappé  dans  l'institution  familiale  chinoise.  Voilà  ce  qui  m'a  inspiré 
le  désir  de  l'appliquer  chez  nous  sans  me  préoccuper  de  l'égalité. 
Et  je  maintiens  que  cette  même  institution  pourrait  et  devrait 
s'étendre  de  la  famille  au  village,  du  village  au  district  et  ainsi  de 
suite  jusqu'à  l'État. 
^  «  Un  autre  mot  m'a  suggéré  des  réflexions  :  c'est  celui  d'indivi- 

dualisme. Je  crois  bien  que  l'on  ne  peut  définir  autrement  le 
système  social  auquel  presque  toute  l'Europe  est  aujourd'hui  sou- 
mise. L'individu  décide,  l'individu  fait  la  loi,  il  est  la  seule  unité 
sociale,  le  seul  élément  de  nos  prétendues  cités,  vous  l'avez  très 
bien  dit.  Si  ce  sont  là  les  caractères  de  Tindividualisme,  il  est  cer- 
tain que  l'individualisme  règne  à  peu  près  exclusivement.  Et  pour- 
tant, comment  se  fait-il  que,  sauf  un  très  petit  nombre  d'exceptions, 
nulle  part  peut-être  l'individu  ne  soit  aussi  faible,  aussi  déprimé, 
aussi  banal  que  chez  nous  ;  comment  se  fait*il  que  nulle  part  il  n'ait 
aussi  peu  d'originalité,  d'individualité?  Au  lieu  d'individualisme, 
ne  devrait-on  pas  dire  Visolemmt  individuel?  Ce  que  c'est  que  la 
duperie  des  mots!  Nous  avons  voulu  assurer  l'indépendance  de  l'in- 
dividu et  nous  avons  abouti  à  quoi?  A  son  écrasement,  parce  que 
nous  avons  cru  nécessaire  de  le  dissocier  de  son  groupe  naturel. 
Quelle  désastreuse  erreur  ! 

«  En  Chine,  oii  tous  les  membres  d'une  même  famille  restent  as- 
sociés et  ajoutent  à  la  force  commune  les  forces  que  leur  donnent 
leurs  aptitudes  particulières,  voyez  au  contraire  la  puissance  et  la 
personnalité  que  cette  union  donne  à  chacun  de  ceux  qui  en  font 
partie.  Là,  l'individu  ne  légifère  point  seul,  mais  il  est  l'expression 
de  sa  race,  il  en  a  l'originalité,  il  en  possède,  comme  je  le  disais 
tout  à  l'heure,  l'expérience  accumulée.  Chacun  de  ses  actes  est  un 
acte  de  la  famille  entière  ;  lui-même  en  est  le  geste  ;  son  initiative 
en  est  plus  grande  ;  son  crédit,  plus  sûr.  Comment  s'étonner  de  ses 
succès,  même  à  l'étranger,  et  des  jalousies  qu'il  inspire?  Si  l'exer- 
cice du  jugement,  si  le  culte  de  Vaine,  si  admirablement  favorisé  et 
éclairé  par  le  culte  des  ancêtres  et  des  traditions  familiales,  est  le 


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I 


LE   MAJOR  POORE   ET   LES  VILLAGES   DU    WILTSHIRE.  317 

fait  qui  tout  d'abord  a  frappé  mon  esprit,  la  valeur  et  Tindépen- 
dance  de  l'individu  m*en  ont  paru  une  des  conséquences  les  plus 
directes  et  les  plus  remarquables. 

«  Parlons  maintenant  de  Winterslow.  Vous  en  avez  décrit  l'orga- 
nisation dans  la  première  partie  de  votre  livre  :  je  n'ai  rien  à  y 
ajouter.  Toutes  les  sections,  aujourd'hui  complètes,  fonctionnent 
parfaitement.  Leurs  réunions,  dirigées  par  un  président  qui  exerce 
ses  fonctions  pendant  un  an  et  par  un  vice-président,  son  succes- 
seur désigné,  tous  deux  choisis  par  chacune  des  dix  familles  de  la 
section,  ont  lieu  régulièrement.  On  dirait  que  les  villageois  en  ont 
déjà  une  longue  habitude.  Inutile  de  vous  dire  qu'il  n'est  pas  ques- 
tion du  culte  des  ancêtres,  par  la  bonne  raison  que  les  ancêtres 
ne  s'improvisent  pas.  Les  gens  de  Winterslow  n'ont  pas  encore  non 
plus  les  livres  de  famille,  c'est-à-dire  le  livre  de  l'état  civil,  le 
livre  des  actes  administratifs  et  celui  des  actes  judiciaires.  Quelques- 
uns  les  possèdent,  mais  ils  ne  s'en  servent  pas.  J'espère  que  tous  les 
auront  bientôt.  Je  m'applique  à  leur  en  montrer  l'importance  et  la 
nécessité,  et  la  plupart  en  sont  à  présent  convaincus.  C'est  une 
habitude  à  prendre,  et  il  faudra  un  peu  de  temps. 

«  Il  en  faudra  plus  pour  le  culte  proprement  dit  des  ancêtres;  ni 
le  culte,  ni  les  ancêtres  ne  s'improvisent,  je  l'ai  déjà  dit.  Nous  n'y 
pouvons  rien,  qu'y  préparer  les  jeunes  générations  et  mériter  par 
nos  actes  que  le  temps  consacre  notre  mémoire. 

«  Les  assemblées  générales  des  délégués,  ou  présidents  et  vice- 
présidents  de  sections,  fonctionnent  aussi  très  bien.  Elles  sont 
même  plus  fréquentes  que  les  réunions  des]  sections.  C'est  là  que 
Ton  soumet  à  la  discussion  les  questions  d'intérêt  général  et 
même  les  questions  particulières  à  tel  ou  tel.  groupe,  à  propos  des- 
quelles les  présidents  ont  eux-mêmes  besoin  de  recevoir  des  avis 
supplémentaires.  C'est  là,  en  un  mot,  qu'ils  viennent  s'inspirer 
pour  tout  ce  qui  touche  aux  intérêts  du  village  et  des  familles; 
c'est  delà  qu'ils  reportent  à  leurs  sections  respectives  les  lésultats 
des  consultations  recueillies  ;  c'est  là  que,  les  consentements  des 
sections  obtenus,  ces  consultations  reçoivent  leur  consécration  et 
passent  à  l'état  de  décisions.  Vous  verrez  tout  à  l'heure  aue  les  ser- 
vices rendus  par  les  assemblées  de  délégués  ont  déjà  eu  une 
grande  importance. 

«  A  tous  ces  points  de  vue,  je  puis  dire  que  les  choses,  à  Win- 
terslow, dépassent  toutes  mes  espérances. 


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318  RÉUNION   ANNUELLE. 

«Toutefois,  mon  cher  ami,  je  sentais  que,  si  bien  qu'elles  allassent, 
elles  manqueraient  de  stabilité  tant  que  chaque  famille  n'aurait  pas 
son  champ,  sa  maison  et  son  foyer  indépendants. 

((  Vous  savez  que,  sur  les  164  familles  de  Winterslow,  45  seulement 
possèdent  leur  maison  et  un  petit  jardin.  Ce  n'était  pas  assez.  Je 
parlais  souvent  de  mes  craintes  aux  délégués  et  tous  pensaient 
comme  moi...  Je  résolus  d'écarter  le  danger  et  j'épiais  les  chances 
qui  pouvaient  me  venir  en  aide.  Elles  se  présentèrent  au  mois  de 
juin  de  l'année  dernière.  On  annonça  la  vente  aux  enchères  d'un 
terrain  contigu  au  village;  sa  superficie  de  195  acres  était  assez 
grande  pour  que  tous  les  habitants  y  trouvassent  un  coin  à  leur 
convenance.  Je  résolus  de  m'en  rendre  acquéreur,  et,  après  avoir 
consulté  les  délégués,  je  l'achetai  au  comptant  pour  un  prix  bien 
inférieur  à  sa  valeur  réelle.  De  l'avis  de  tout  le  monde,  je  pouvais 
le  revendre  le  double  de  ce  qu'il  m'avait  coûté.  Je  portai  la  question 
devant  les  délégués  réunis  en  assemblée  générale  et  ils  la  décidèrent 
dans  le  même  sens.  Par  leurs  soins,  le  terrain  fut  alors  divisé  en 
lots  d'un  acre  et  offert  au  choix  des  habitants,  à  des  prix  variant 
entre  8  et  30  livres  l'acre,  car,  mal  soigné  par  le  cultivateur  qui 
venait  de  le  vendre,  il  n'était  pas  partout  également  bon,  et  il  y 
avait  des  parties  auxquelles    on  ne    pouvait  rendre    leur  pre- 
mière fertilité  qu'avec  beaucoup  de  soins. 

«  Quelques-unes  des  familles  ne  purent  ou  ne  voulurent  acheter 
qu'un  demi-acre;   d'autres  en  achetèrent  jusqu'à   seize.    Enfin, 
lorsque  chacun  eut  choisi  ce  qui  lui  convenait  au  prix  fixé  par  les 
délégués,  il  me  resta  83  acres  que  je  revendis  à  un  fermier  et,  si 
tout  va  bien,  j'espère  que  j'aurai  réalisé  un  bénéfice  de  600  livres 
(15,000  francs);  je  déclarai  que  j'entendais  rester  maître  de  ce 
bénéfice,  mais  que  j'en  laissais  la  jouissance  et  la  disposition  aux 
habitants  de  Winterslow,  pourvu  qu'ils  restassent  associés,  et  que 
:Ce  capital,  administré  par  l'assemblée  des  délégués,  fût  employé 
conformément  à  l'esprit  du  système.  Ils  acceptèrent.  Séance  tenante 
on  décida  la  construction  d'un  four  banal  et  d'une  grange  commune. 
Pour  mon  compte,  j'émis  le  désir,  aussitôt  acclamé,  d'introduire 
dans  le  village  deux  ou  trois  petites  industries,  capables  autant 
que  possible  d'utiliser  les  produits  des  champs,  et,  en  tous  cas, 
le  temps  des  habitants. 

«  Mais  tous  mes  acquéreurs  ne  m'avaient  pas  payé.  Neuf  seulement 
s'étaient  complètement  acquittés.  Les  autres,  profitant  de  la  faculté 


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LE  MAJOR  POORE   ET  LES  VILLAGES  DU   WILTSHIRE.  31^ 

que  je  leur  avais  donnée  de  me  rembourser  en  quinze  annuités, 
avec  un  intérêt  de  5  %  Tan,  ne  devaient  verser  que  des  acomptes, 
de  sorte  que  nous  ne  savions  pas  trop  quand  nos  projets  pourraient 
être  réalisés. 

«  Cependant  nos  prévisions  ont  été  dépassées.  On  comprend  si 
bien  à  Winterslow  les  avantages  des  projets  adoptés  que  plusieurs 
familles  se  sont  efforcées  d'anticiper  leurs  paiements  de  deux  ou 
trois  annuités.  A  l'heure  qu'il  est,  le  four  est  déjà  prêt,  la  grange 
esten  construction,et  l'on  s'occupe  du  choix  de  lapetite  industrie  la 
plas facile  à  introduire  eu  égard  [aux  ressources  de  la  population. 

a  Sur  les  allotements,  une  petite  maison  est  déjà  bâtie  ;  une  autre 
sera  terminée  d'ici  à  deux  ou  trois  mois  ;  douze  sont  en  projet. 
Avant  un  an  on  en  comptera  une  vingtaine.  En  attendant,  tout  le 
monde  travaille  dans  son  champ  ;  on  s'entr'aide.  Les  uns  prêtent 
leurs  bras,  les  autres,  leurs  instruments  de  culture  ou  leurs 
chevaux.  Sur  une  terre  où,  sous  l'ancien  régime,  c'est-à-dire  sous 
le  régime  de  la  grande  propriété  et  de  la  grande  culture,  trois 
ouvriers  étaient  employés  et  gagnaient  à  peine  leur  vie,  plus  de 
cinquante  hommes  trouvent  dés  aujourd'hui  du  travail,  et  leurs 
efforts  donnent  au  sol  une  fécondité  qu'il  n'a  jamais  connue. 

«  Enfin,  pour  donner  à  notre  association  une  existence  légale  et 
Tentourer  des  garanties  nécessaires,  nous  l'avons  régulièrement 
formée  et  fait  enregistrer  sous  le  nom  de  :  (c  Land  holders  Court.  » 
Désormais,  ce  sont  les  délégués,  divisés  en  cinq  groupes  en  vue  de 
cette  administration  spéciale,  qui  recevront  les  rentes  et  les 
impéts  et  les  transmettront  à  qui  de  droit. 

«  Avant  de  finir  ce  qui  concerne  Winterslow,  il  faut  que  je  vous 
dise  que  j'ai  cru  devoir  laisser  les  habitants  libres  de  se  rendre 
individuellement  acquéreurs  des  petites  parcelles  que  je  leur 
offrais;  et  ce  sont  les  pères  de  famille  qui,  presque  tous,  les  ont 
achetées  pour  leur  compte  individuel.  Il  m'aurait  d'ailleurs  été 
difficile  de  les  obliger  autrement.  Cependant  l'un  d'entre  eux 
ayant  mieux  compris  l'esprit  et  le  but  de  la  propriété  familiale 
collective,  a  fait  enregistrer  ses  terrains  sous  le  nom  collectif  de  la 
famille.  Je  tâcherai  d'amener  les  autres  à  faire  comme  eux.  En 
attendant  je  pense  que  l'association  dans  laquelle  ils  se  sont 
engagés  et  les  conditions  que  j'ai  mises  à  la  jouissance  du  capital 
dont  je  leur  ai  laissé  l'administration,  les  empêcheront  d'ici  lonjt- 
temps  de  revendre  leur  petit  bien. 


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320  RÉUNION  ANNUELLE. 

t(  Mais,  mon  cher  ami,  j'ai  d'autres  détails  à  vous  donner. 

«  Entraînée  par  Texemple  deWinterslow,  une  grande  partie  de  la 
population  de  mon  district  a  adopté  le  système  familial  et  sera 
probablement  suivie  par  les  autres  habitants.  Mon  district  com- 
prend 11  villages,  7^6  familles,  4,CK)1  habitants  et  21,203  acres  de 
superficie.  En  voici  la  distribution  : 

Villages.  Familles.  Pop.  Acres. 

Pitloii  i 

l,  \  404  546  2.109 

Farley  ) 

West  Dean 37  210  2.769 

Wintersiow 166  909  4.698 

TheEarldoms 6  37  762 

Landford 40  263  1.655 

Nomansland 21  134  10 

Whileparish 178  1.100  6.045 

Melchet. 7  53  536 

Plaitford 34  174  1.218 

WestWellow 132^  575  1.401 

726  4.001  21.2U3 

«  Comme  vous  le  voyez,  quelques-uns  de  ces  villages  ne  sont  que 
des  hameaux.  La  distance  qui  les  sépare  les  uns  des  autres  varie  de 
un  à  trois  milles.  Le  territoire  de  21,203  acres  qu'ils  occupent 
n'appartient  pas  aux  habitants,  sauf  une  bonne  partie  de  celui  de 
Wellow,  et,  par-ci,  par-là,  quelques  champs,  jardins  et  maison- 
nettes. Le  reste  leur  est  loué  par  petites  parcelles  d'un  à  deux 
acres,  souvent  même  d*un  quart  ou  d'un  huitième  d'acre,  où,  vous 
le  pensez  bien,  ils  ont  beaucoup  de  peine  à  vivre.  D'ailleurs,  vous 
avez  vu  quelques-uns  de  ces  villages,  vous  avez  vu  entre  autres 
celui  de  Wellow,  le  plus  favorisé,  et  vous  pouvez  juger  des  autres. 

«  Des  7^H  familles  dont  ils  se  composent,  toutes  sont  déjà  grou- 
pées, excepté  une  partie  des  familles  de  Whiteparish,  et  quelques 
autres  des  hameaux  de  Earldoms  et  de  Nomansland.  Naturelle- 
ment, le  système  familial  et  son  fonctionnement  y  sont  encore  à 
l'état  rudimentaire,  car  le  mouvement  qui  y  a  conduit  ces  faoïîlles 
est  très  récent;  mais  les  sections  se  forment  peu  à  peu;  elles 
nomment  leurs  présidents.  Il  y  a  même  des  comités  qui  se  réunis- 
sent, et  je  crois  que  d'ici  à  peu  l'organisation  sera  un  fait  accompli. 
Nous  aurons  alors  à  aviser  aux  moyens  d'amener  toutes  ces  familles 
à  la  propriété  de  leurs  champs  et.de  leurs  maisons. 


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LE  MAJOR   POORE   ET   LES   VILLAGES  DU   WÏLTSHIRE.  321 

«  Voilà,  mon  cher  ami,  tousl^s  détails  que  je  puis  vous  donner 
maintenant.  J'espère  qu'ils  intéresseront  vos  lecteurs,  et  peut-être 
en  décideront-ils  quelques-uns  à  consacrer  une  partie  de  leur  temps 
et  de  leurs  forces  à  la  reconstitution  de  la  famille  normale  proprié- 
taire de  son  champ  et  de  son  foyer.  Vous  avez  des  lois  plus  gênantes 
que  les  nôtres,  mais  vous  avez  dans  beaucoup  de  localités  des  faci- 
lités que  nous  n'avons  pas.  Toutes  vos  communes  n'ont  pas  vendu 
leurs  biens  communaux.  Elles  en  possèdent  encore  plus  de  deux 
millions  et  demi  d'hectares.  On  pourrait  peut-être  s'en  servir. 

<{  R,  PooRE.  » 

J'ai  peu  de  chose  à  ajouter  à  la  lettre  du  major  Poore.  Il  est  sans 
doute  regrettable  qu'il  n'ait  pas  eu  la  possibilité  de  rendre  immé- 
diatement la  propriété  permanente,  c'est-à-dire  inaliénable,  dans 
les  familles  de  ceux  qui  viennent  de  facquérir,  et  il  faut  espérer, 
avec  lui,  qu4l  réussira  à  faire  imiter  par  tous  les  associés  l'exemple 
qui  leur  a  été  donné  par  l'un  d'eux. 

Quoi  qu'il  en  soit,  si  l'on  compare  à  celui  de  la  Chine  le  système 
familial  inauguré  il  y  a  à  peine  trois  ans  dans  le  Wiltshire,  le  déve- 
loppement de  ce  dernier  ne  parait  sans  doute  ni  convaincant  ni  bien 
avancé.  Mais,  si  l'on  songe  à  quelles  difficultés  le  major  Poore  doit 
se  heurter  à  chaque  instant,  sur  quelle  poussière  d'hommes  il  doit 
agir,  on  est  forcé  de  reconnaître  que  ce  qu'il  a  déj^  fait,  en  un  temps 
aussi  court,  constitue  une  œuvre  considérable.  Pour  moi,  je  ne  doute 
pas  de  l'efficacité  des  moyens  qu'il  emploie  et  du  succès  qui  cou- 
ronnera ses  efforts  et  ceux  de  ses  fils. 

Mais  il  termine  sa  lettre  par  une  suggestion  qui  aura  peut-être 
été  remarquée.  Il  nous  parle  de  nos  biens  communaux,  de  ceux  qui 
nous  restent  encore.  Il  est  certain  que,  si  l'on  voulait  tenter  en 
France  une  expérience  comme  celle  du  major  Poore,  les  biens  com- 
naunaux  seraient  d*un  grand  secours.  On  ne  peut  les  aliéner,  et 
c  est  une  circonstance  très  heureuse,  mais  on  pourrait  diviser  ceux 
qui  se  prêtent  à  la  culture,  et  les  louer  avec  des  baux  perpétuels  et 
^«s  certaines  conditions.  Les  familles  y  trouveraient  ainsi  naturel- 
lement, non  la  propriété,  mais  la  possession  assurée  et  permanente 
Qû  champ  indispensable  à  leur  existence  et  du  foyer  nécessaire. 

Eugène  Simon. 


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LES  SALAIRES  ET  LA  DURÉE  DU  TRAVAIL 

DANS  LA  MANDE  ET  LA  MOYENNE  INDUSTRIE 
DU  DÉPARTEMENT  DE  LA  SEINE,  D'APRÈS  L'ENQUtTE  DE  L'OFFICE  DU  TRAVAIL. 


Réunion  annuelle.  —  5'  Réunion  du  travail  (2  juin  1893)  (1). 

Présidence  de  M.  E.  Glasson,  de  l'Instltat. 

Sommaire. —  Rapport  de  M.  Arthur  Fontaine,  ingénieur  au  corps  des  mines  sur 
Les  salaires  et  la  durée  du  travail  dans  la  grande  et  la  moyenne  industrie  du 
département  de  la  Seine,  diaprés  Venquête  de  VOffice  du  travail.  —  Discussion 
à  laquelle  ont  pris  part  MM.  Hubbrt-Valleroux,  Cheysson,  Fontaine  et 
Jules  Michel. 

La  séance  est  ouverte  à  9  heures  du  matin  dans  la  Bihliothèque  de  la 
Société  d'Économie  sociale,sous  la  présidence  de  M.  E.  Glasson,  de  l'Ins- 
titut, professeur  à  la  Faculté  de  droit  de  Paris. 

Le  Secrétaire  général  annonce  que  la  Société  vient  de  recevoir  com- 
munication d'une  lecture  faite  par  M.  Henry  Higgs  devant  la  Société 
royale  de  statistique  de  Londres,  dans  sa  séance  du  16  mai,  sur  Les  bud- 
gets ouvriei's.  Il  sera  donné  une  analyse  de  cette  étude,  qui  fait  une 
grande  place  à  F.  Le  Play  et  aux  monographies  des  Ouvrie^^s  des  deux 
mondes, 

La  parole  est  donnée  à  M.  Arthur  Fontaine. 

M.  Arthur  Fontaine. —  Je  me  propose,  Messieurs,  d'étudier  rapi- 
dement avec  vous,  à  Taide  des  données  récemment  recueillies  par 
rOfïïce  du  travail,  la  condition  générale  des  ouvriers  de  grande 
et  de  moyenne  industrie  dans  la  région  de  Paris.  Mais  auparavant, 
et  pour  vous  permettre  d'apprécier  les  résultais  obtenus,  il  me 
parait  nécessaire  d'esquisser  en  quelques  traits  la  physionomie  de 
Tenquète  entreprise  par  cet  Office  au  sujet  des  salaires  et  de  la 
durée  du  travail  en  France. 


I.  —  Organisation  de  l'enquête. 

Principe  de  Venquête.  —  Pour  les  grandes  enquêtes  antérieures  (4) 

(1)  V.  le  compte  rendu  général,  Réf.  soc,  i*^  juillet,  p.  77. 

(2)  Knquéte  1835-1847,  enquête  de  1853-1855,  enquête  de  1861-1865. 


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ENQUÊTE  SUR  LE  TRAVAIL  A  PARIS.  323 

en  France,  le  principe  directeur  avait  été  le  suivant  :  Recueillir  les 
déclarations  des  industriels,  relatives  aux  chiffres  à  faire  figurer 
dans  les  tableaux,  et  les  soumettre  à  l'appréciation  des  commis- 
sions locales.  En  présence  du  développement  et  de  la  complica- 
tion actuelle  des  travaux  industriels,  les  seules  commissions 
locales  capables  de  donner  une  appréciation  officielle  et  faisant 
foi  sur  le  taux  des  salaires  et  la  durée  du  travail  journalier  de- 
vraient être  composées  à  la  fois  d'ouvriers  et  de  patrons  de 
chaque  industrie,  dans  chaque  région  :  ainsi  sont  les  conseils 
belges  de  l'industrie  et  du  travail,  qui  ont  en  effet  dans  leurs  attri- 
butions l'élaboration  contradictoire  de  tels  documents.  Il  n'existe 
pas  en  France  d'organisation  ^^n^m/ô  présentant  les  mêmes  carac- 
tères. On  s'est  donc  trouvé  amené  à  suivre  le  système  qui  a  si 
bien  réussi  au  Département  américain  du  travail  :  choisir  des 
points  d'observations  moins  nombreux  et  y  faire  directement  des 
relevés  plus  minutieux  au  moyen  de  délégués  impartiaux. 

La  méthode  adoptée  pour  l'enquêle  actuelle  peut  se  caractériser 
ainsi  :  les  chiffres  qui  doivent  figurer  dans  le  compte  rendu  sont 
contrôlés  par  des  sommes  globales,  relatives  à  une  période  d'une 
année,  telles  qu'elles  existent  sur  les  livres  de  l'industriel.  Les  délé- 
gués ont  mission  «  de  présenter  et  d'expliquer  le  questionnaire  aux 
industriels  de  bonne  volonté  qui  consentent  à  fournir  les  indica- 
tions demandées,  de  faire  directement  les  vérifications  nécessaires, 
de  remplacer  par  des  établissements  similaires  ceux  de  la  liste  à 
eux  remise,  et  arrêtée  cCaprha  unpîan  général  embrassant  VenêembU  du 
territoire,  dans  lesquels  Tenquêle  n'aurait  pu  avoir  lieu.  Aucun  délé- 
gué n'a  un  nombre  obligatoire  de  questionnaires  à  établir,  et  n'a 
intérêt  à  remplir  fictivement  tout  ou  partie  des  états  qui  lui  sont 
confiés.  » 

J'ai  apporté,  pour  les  remettre  entre  vos  mains,  un  certain  nom- 
bre d'exemplaires  du  questionnaire  et  des  instructions  données 
^jjj^'  Relégués  :  la  simple  inspection  de  ces  documents  vous  fournira 
,    ^Aclications  plus  nettes  que  le  commentaire  que  je  pourrais  en 

(Questionnaire  et  instructions.  —  Le  môme  questionnaire  s'applique 
cloutes  les  industries  —  sauf,  naturellement,  à  la  petite  industrie  ; 
delà,  une  complexité  apparente,  la  nécessité  de  prévoir  un  certain 
nombre  de  colonnes  et  de  tableaux  qui  doivent  fréquemment  rester 
en  blanc,  et  qui  peuvent  décourager  l'industriel,  si  le  délégué  n'a 


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324  RÉUNION  ANNUELLE. 

pas  soin  de  préparer  d'avance,  dans  un  court  entretien,  la  sup- 
pression des  questions  inutiles. 

Les  instructions,  après  un  exposé  très  formel  du  principe  même 
de  l'enquête,  contiennent  diverses  explications  au  sujet  des  tableaux 
à  remplir. 

Choix  des  délégués.  —  Il  faut  compter  en  moyenne,  par  établisse- 
ment, pour  préparer  Tenquéte  et  remplir  avec  soin  le  question- 
naire, une  journée  d'un  délégué  compétent  et  actif;  encore  est-il 
nécessaire  que  l'industriel  ait  préparé  d'avance  les  principaux 
éléments  d'information  qu'il  peut  fournir.  En  outre,  il  est  indis- 
pensable que  le  délégué  soit  notoirement  apprécié  dans  la  région 
où  il  opère.  On  était  donc  amené,  pour  assurer  le  succès  de  l'en- 
quête et  éviter  des  frais  trop  lourds  pour  le  budget  de  l'Office  du 
travail,  à  choisir  des  délégués  répartis  sur  tout  l'ensemble  du  ter- 
ritoire et  pouvant  combiner  l'enquête  avec  leurs  occupations  ha- 
bituelles. En  fait,  on  put  procéder  de  la  manière  suivante  :  A 
Paris  et  dans  le  département  de  la  Seine,  l'enquête  a  été  faite  par 
le  personnel  permanent  de  l'Office  du  travail  et  des  délégués  tem- 
poraires, relevant  directement  de  lui,  qui  lui  ont  été  adjoints. 
Dans  les  autres  départements,  en  vertu  d'une  décision  gracieuse  du 
Ministre  des  Travaux  publics,  l'enquête  a  été  faite  m  grande  partie 
par  les  Ingénieurs  des  Ponts  et  Chaussées  et  des  Mines.  Le  person- 
nel de  rOflice  du  travail  se  borne  à  la  compléter  sur  certains 
points  du  territoire,  soit  que  le  nombre  des  questionnaires  remplis 
fût  insuffisant,  soit  qu'il  ait  paru  utile  de  contrôler  l'exactitude  de 
certains  renseignements. 

Publication  des  résultats  de  V enquête.  —  Les  résultats  fournis 
par  l'enquête  seront  groupés  et  publiés  par  grandes  régions  du 
territoire.  Pour  le  département  de  la  Seine,  qui  forme  l'une  de  ces 
régions,  ils  paraîtront  très  prochainement. 

Le  compte  rendu  doit  comprendre  un  état  détaillé  et  des  ta- 
bleaux récapitulatifs;  un  texte  explicatif  accompagne  ces  derniers. 
Je  crois  utile  de  jeter  un  rapide  coup  d'oeil  sur  l'état  détaillé,  dont 
j'ai  pu  mettre  à  votre  disposition  un  certain  nombre  de  modèles  : 
ce  sera,  sans  nul  doute,  la  meilleure  manière  d'apprécier  la 
nature  et  la  valeur  des  renseignements  qui  ont  été  recueillis  par 
l'Office  du  travail. 

ÉtatdétaiUé  des  établissements  observés,  —  L'état  détaillé  présente, 
sous  un  numéro  spécial  h  chaque  établissement  soumis  à  l'en- 


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ENQUÊTE  SUR  LE  TRAVAIL  A  PARIS. 


323 


quête,  rensemble  des  principales  données  qui  y  ont  été  recueillies 
sur  chacune  des  professions  qui  y  sont  exercées  ;  les  indications 
sur  la  situation  géographique  et  Timportance  des  établissements 
sont  données  avec  toute  la  précision  compatible  avec  la  nécessité 
de  ne  pas  laisser  reconnaître  certains  d'entre  eux. 

L'utilité  d*un  tel  état  détaillé  me  parait  incontestable;  c'est  une 
pièce  justificative  de  la  plus  haute  importance,  permettant  de 
contrôler  les  états  récapitulatifs,  dépeignant  dans  leur  variété  in- 
finie les  industries  si  complexes  que  Ton  fait  ensuite  rentrer  tant 
bien  que  mal  dans  des  cadres  identiques,  donnant  une  signification 
bien  définie  aux  moyennes  et  aux  comptages  par  lesquels  on  essaye 
de  caractériser  la  physionomie  générale  de  tel  ou  tel  groupement 
mettant,  enfin,  le  lecteur  à  même  de  compléter  certaines  études, 
d'établir  de  nouvelles  relations,  de  faire  concourir  réellement  l'en- 
quête à  ses  investigations  personnelles. 

L'état  détaillé  se  compose  de  17  colonnes  dont  un  certain  nom- 
bre ne  comportent  pas  d'explications.  On  trouvera  dans  la  co- 
lonne 1  la  désignation  de  l'industrie  exercée  et  de  la  force  motrice , 
employée  dans  chaque  établissement.  La  colonne  2  fournira  les 
indications  de  localité.  En  ce  qui  concerne  le  département  de  la 
Seine,  il  a  semblé  qu'il  y  avait  lieu  de  considérer  la  banlieue  indus- 
trielle comme  un  bloc  suffisamment  homogène  et  l'on  s'est  borné 
aux  mentions  :  Paris,  Banlieue.  Dans  les  cas  exceptionnels  oii  ces 
indications  seraient  suffisantes  pour  faire  reconnaître  un  établisse- 
'nent,  on  n'a  laissé  subsister  que  la  mention  de  la  région  :  Seine. 
le  nombre  annuel  de  jours  de  marche  de  l'établissement  est  rap- 
pelé dans  la  colonne  3.  La  colonne  4  donne  les  noms  des  catégories 
et  spécialités  d'ouvriers,  amsi  détaillées  quHl  a  été   possible  de  les 
obtenir^  auxquelles  se  rapportent  les  chiffres    inscrits  dans   les 
colonnes  de  l'état.  Les  ouvriers  travaillant  en  dehors  de  l'établisse- 
"^©nt  Sont  distingués,  lorsqu'il  y  a  lieu,  du  personnel  ouvrier  pro- 
Pï'ement  dit  de  l'établissement. 

^^  trouvera,  dans  la  colonne  5,  le  nombre  moyen  pendant 
^^linée  des  ouvriers  de  chaque  catégorie  énumérée  dans  la  précé- 
dente colonne.  La  détermination  de  ces  nombres  moyens  est  essen- 
tielle ;  c'est  par  eux  que  l'on  a  divisé  les  salaires  versés  annuelle- 
°^ent  à  chaque  groupe  d'ouvriers  pour  calculer  le  salaire  distribué 
"moyennement  pendant  l'année  à  un  ouvrier  du  groupe.  Or  il  ne 
^^rvirait  à  rien  d'avoir  relevé  avec  soin  les  sommes  globales  dis- 


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li 


U 


326  RÉUNION   ANNUELLE. 

^  Iribuées  aux  ouvriers,  si  les  nombres  par  lesquels  ces  sommes 

(doivent  être  divisées  étaient  appréciés  sans  garantie.  En  se  repor- 
tant à  la  page  2  du  questionnaire,  Ton  verra  que  l'effectif  moyen 
journalier  d'un  établissement  a  été  déterminé  par  la  moyenne 
arithmétique  de  24  comptages,  faits  de  15  en  15  jours  au  cours  de 
l'année  ;  c'est  cet  effectif  rigoureux  qui  a  été  réparti  entre  les  spé- 
cialités de  la  colonne  4  conformément  aux^indications  précises  des 
feuilles  de  présence  ou  de  paye.  Pour  les  établissements  à  produc- 
tion intermittente,  toutefois,  tels  que  fabriques  de  sucre,  chantiers 
de  construction,  Ton  ne  pouvait  songer  à  prendre  la  moyenne  des 
effectifs  pendant  les  périodes  de  chômage  et  d'activité  ;  on  a  di- 
visé le  personnel  en  permanent  et  temporaire,  et  l'effectif  de  ce  der- 
nier est  le  résultat  de  comptages  faits  au  cours  de  la  seule  pé- 
riode d'activité,  dont  la  durée  en  jours  se  trouve,  d'ailleurs, 
indiquée  à  la  colonne  3. 
^  Rappelons  ici  que  l'effectif  à  une  date  déterminée  est  non  point 

^'  le  nombre  des  ouvriers  présents  au  travail  à  cette  date,  mais  celui 

Si.  '  des  ouvriers,  présents,  malades  et  absents,  qui  sont  régulièrement 

Jù:'  embauchés  dans  l'établissement. 

gç:  Il  est  incontestable  que  l'indication  de  l'effectif  moyen  est  insuf- 

^  usante  pour  caractériser  le  personnel  d'un  établissement,  aussi 

i,  donne-t-on  (colonne  13)  les  limites  maxima  et  minima  entre  les- 

^v  quelles  varie  cet  effectif.  On  trouvera  aussi  dans  les  tableaux 

d'ensemble,  pour  un  certain  nombre  de  groupes  industriels,  le 
rapport  entre  le  personnel  normal  des  établissements  et  le  nombre 
jk'  total  des  ouvriers  ayant,  pendant  l'année  d'observation,  passé  par 

ces  établissements,  quelle  qu'y  ait  été  la  durée  de  leur  séjour  ;  ce 
rapport,  rapproché  de  la  variation  de  l'effectif,  caractérise  la  sta- 
bilité du  personnel. 
l  Dans  la  colonne  6,  on  s'est  borné  à  indiquer  si  l'ouvrier  de  la 

^  spécialité  nommée  sur  la  même  ligne  travaillait  au  temps  ou  aux 

.  ,  pièces,  et  on  a  conservé,  pour  les  tableaux  récapitulatifs,  l'étude 

Yll  des  différents  modes  d'établissement  et  de  paiement  du  salaire. 

l^  Les  chiffres  de  la  colonne  11  donnent  le  salaire  distribué  moyen- 

nement, pendant  Tannée  1891,  aux  ouvriers  des  spécialités  énu- 
mérées  dans  la  colonne  4  :  c'est,  par  définition,  le  quotient    du 
V  salaire  total  distribué  à  l'ensemble  des  ouvriers  de  la  spécialité, 

J  pendant  la  période  considérée,  par  l'effectif  moyen  de  cette  spé- 

;  *  cialité. 


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ENQUÊTE  SUR  LE  TRAVAIL  A  PARIS.  327 

La  colonne  9  est  destinée  à  recevoir  les  salaires  moyens,  par 
journée  de  travail,  pour  chaque  spécialité  d'ouvriers. 

Le  salaire  moyen  par  journée  de  travail  sera  rigoureusement 
exact,  lorsque  Ton  aura  pu  relever  le  nombre  des  journées  de  pré- 
sence de   chaque  ouvrier.  Mais,  tandis  que  TefiTectif  moyen  des 
onvrieTS  faisant  partie  de  l'établissement  à  une  date  donnée  peut 
toujours  être  compté  sur  les  feuilles  de  présence  ou  de  paye,  il 
arrive  ordinairement,  pour  les  ouvriers  travaillant  à  la  tâche,  qu'il 
ne  reste  sur  les  livres  aucune  trace  de  leur  présence  ou  de  leur 
absence  à  un  jour  déterminé.  Il  en  résulte  que,  le  plus  souvent,  le 
salaire  moyen  journalier  comportera  une  appréciation  plus  ou 
moins  précise  du  nombre  des  absences  pendant  l'exercice  consi- 
déré. L'erreur,  de  ce  chef,  ne  parait  pas  devoir  dépasser,  toutefois, 
2  à  5  %  du  salaire,  soit  iO  à  25  centimes  sur  un  salaire  de  5  francs. 
Dans  cette  colonne,  comme  dans  toutes  celles  de  l'état  où  sont 
inscrits  des  salaires,  le  lecteur  distinguera  seulement  par  l'œil  du 
caractère   d'imprimerie  les  chiffres    rigoureusement    exacts  des 
chiffres  approchés. 

La  colonne  10  présente  les  taux  de  salaire  ramenés  à  dix  heures 
de  travail  effectif. 

Pour  les  professions  et  les  régions  où  il  y  a  des  tarifs  à  Vhmre^  ou 

à  la  journée  normale  de  n  heures,  on  aura  très  rigoureusement 

les  salaires  à  l'heure.  Et  même,s'il  n'y  a  pas  de  tarif  uniforme  pour 

une  spécialité,  mais  si  les  ouvriers  sont  payés,  chacun  d'après  un 

prix  débattu,  à  l'heure  ou  à  la  journée  normale,  on  pourra  généra- 

'^ment  déterminer  avec  certitude  les  nombres  d'heures  de  travail 

'«//^s pendant  l'année,  et,  à  l'aide  des  sommes  globales  des  salaires 

(fe/X*^i>iiés,  calculer  encore  des  salaires  moyens  à  l'heure  suffisam- 

mef»^*'  précis. 

p&ns  les  autres  cas,  et  notamment  pour  les  ouvriers  travaillant 
à  la  tâx^he,  le  salaire  moyennement  gagné  en  une  heure  sera  rare- 
ment connu  directement  ou  avec  une  approximation  suffisante. 
Le  lecteur  pourra  l'apprécier,  alors,  en  comparant  lui-même  les 
salaires  moyens  journaliers  inscrits  dans  les  colonnes  9  et  14  aux 
èf^ées  normales  du  travail  journalier,  repos  déduits,  qui  sont  por- 
tées dans  la  colonne  16. 

^^s  colonnes  7  et  8  fournissent  les  limites  maxima  et  minima  entre 
lesquelles  oscille  le  salaire  journalier  des  ouvriers  d'une  spécialité, 
fittivaui  leur  adresse  ou  la  nature  différente  des  travaux  qui  leur 


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328  RÉUNION   ANNUELLE, 

sont  confiés.  Ces  chiffres  sont  intéressants,  surtout  lorsqu'ils  s'ap- 
pliquent aux  seuls  ouvriers  d'une  spécialité  bien  déterminée,  ou 
que  l'écart  entre  eux  ne  dépasse  pas  25  % .  Dans  tous  les  cas, 
cependant,  ils  interviennent  à  litre  de  correctif,  plus  ou  moins 
précis,  mais  nécessaire,  de  l'indication  fournie  parle  salaire  moyen 
journalier. 

En  principe,  on  a  dû  porter  dans  ces  colonnes  :  la  moyenne  du 
salaire  journalier,  pendant  Tannée  1891,  d'un  ouvrier  peu  exercé; 
la  moyenne  du  même  salaire,  pendant  le  même  temps,  pour  un 
ouvrier  habile. 

Dans  la  colonne  12,  et  dans  les  suivantes  du  tableau,  les  ouvriers 
ont  été  groupés  en  7  grandes  catégories,  pour  chacune  desquelles 
on  a  relevé  le  salaire  moyen  annuel  et  le  salaire  moyen  journa- 
lier. Ces  groupes  sont  : 

1)  Contremaîtres  (hommes);  2)  contremaîtres  (femmes);  3)  ouvriers 
proprement  dits;  4)  ouvrières  proprement  dites;  5)  manœuvres 
(hommes);  6)  manœuvres  (femmes);  7)  apprentis  et  enfants  des  deux 
sexes. 

11  arrive  fréquemment  que  les  ouvriers  proprement  dits  d'une 
industrie  ne  soient  guère  que  des  manœuvres  ayant  besoin  d'une 
ou  deux  semaines  tout  au  plus  d'apprentissage  ;  dans  ces  cas,  la 
distinction  entre  manœuvres  et  ouvriers  proprements  dits  est  par- 
fois assez  arbitraire  et  d'une  interprétation  délicate;  dans  les 
mêmes  cas,  fort  heureusement,  les  salaires  des  deux  catégories 
d'ouvriers  sont  peu  différents. 

On  a  groupé  ensemble  les  apprentis  et  les  enfants;  l'âge  de 
IB  ans  est  une  limite  fixée  par  la  loi  sur  le  travail  des  femmes  et  des 
enfants,  dans  certaines  conditions,  mais  ne  peut  servir  utilement 
à  définir  une  catégorie  de  salaires;  des  renseignements  sur  les 
nombres  respectifs  des  apprentis  et  enfants  des  deux  sexes  et 
leurs  salaires  sont  d'ailleurs  donnés,  le  cas  échéant,  dans  les  co- 
lonnes 5  à  11  de  l'état. 

Dans  la  colonne  16  l'on  trouvera  la  durée  normale  du  travail 
Journalier  (repos  déduits)  dans  chaque  établissement  observé. 
L'enquête  a  fourni  sur  la  durée  du  travail  journalier,  sa  réparti- 
tion dans  les  24  heures  du  jour,  et  ses  variations  au  cours  de  Tannée, 
des  renseignements  très  étendus  :  il  n'a  pas  semblé  qu'il  y  eût  lieu 
de  les  présenter  autrement  que  dans  des  états  récapitulatifs  com- 
binés de  manière  à  faire  ressortir  les  résultats  les  plus  importants. 


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ENQUÊTE  SUR  LE  TRAVAIL  A  PARIS.  329 

La  colonne  17  est  destinée  à  recevoir  les  observations  de  nature 
à  éclairer  le  lecteur  sur  certaines  particularités  du  salaire  dans 
l'établissement,  et  notamment  sur  les  subventions  et  retenues 
pouvant  modifier  d'au  moins  2  à  3  %  les  salaires  inscrits  dans  les 
précédentes  colonnes.  Les  réponses  aux  questions  de  la  page  5  du 
questionnaire  sont  loin  d'être  complètement  utilisées  dans  cette 
colonne  et  dans  les  tableaux  récapitulatifs  ;  les  nombreux  statuts 
de  caisses  de  secours  et  de  retraites,  les  polices  d'assurances,  et 
les  comptes  que  Ton  a  reçus  amorcent  très  sérieusement  une 
enquête  ultérieure  sur  les  institutions  de  prévoyance. 

Ces  explications  données,  je  puis  aborder  l'analyse  des  résultats 
obtenus  par  l'Office  du  travail  dans  l'enquête  directe  qu'il  a 
effectuée  dans  la  région  de  Paris. 

II.  —  Résultats  de  l'enquête  dans  le  département  de  la  Seine. 

Eteiiduede  Vmquète.  — L'enquête  a  porté,  dans  le  département  de 
la  Seine,  sur  environ  470  établissements,  employant  ordinairement 
60,000  ouvriers.  Comme  l'on  compte  600,000  ouvriers  des  deux 
sexes  dans  ce  département,  —  dont  plus  de  moitié  certainement 
travaillent  dans  les  ateliers  familiaux,  chez  les  marchands-fabri- 
cants, et,  en  général,  dans  la  petite  industrie,  —  l'enquête  paraît 
avoir  atteint  le  quart,  au  moins,  de  l'effectif  ouvrier  dont  l'Office 
du  travail  se  proposait  d'étudier  la  condition. 

La  moyenne  du  nombre  des  ouvriers  par  chaque  établissement 
observé  est  de  130;  on  a  étudié  20  établissements  contenant  plus 
de  500  ouvriers,  360  en  employant  habituellement  de  25  à  500,  et 
W  en  employant  moins  de  25  :  ces  chiffres  répondent  bien  à  la 
définition  de  l'enquête  :  grondé  et  moyenne  industrie. 

23  %  des  établissements,  avec  29  %  du  personnel  étudié,  sont 
situés  dans  la  banlieue.  Ces  proportions  ne  sauraient  caractériser 
les  importances  relatives  de  l'industrie  parisienne  et  de  l'industrie 
dans  la  banlieue,  elles  indiquent  toutefois  que  la  grosse  industrie 
se  porte  de  préférence  en  dehors  de  l'enceinte  de  la  capitale. 

RaisonzodaU.  —  Parmi  les  établissements  visités  au  cours  de  l'en- 
?uéle,  iO  %  à  peine  appartiennent  à  des  sociétés  anonymes  ou  en 
commandite  par  actions  ;  les  autres  appartiennent,  par  moitié,  à 
des  propriétaires  uniques  et  à  des  sociétés  en  nom  collectif. 
La  Réf.  Soc,  16  août  1893.  3«  sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.'),  22. 


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330  RÉUNION  ANNUELLE. 

Mais  si  Ton  considère  le  personnel  ouYrier,on  voit  que  le  quart  de 
;.  Teffectif  relevé  a  travaillé  pour  de^  sociétés  anonymes»  la  moitié  pour 

V  des  sociétés  en  nom  collectif,  et  1/4  seulement  dans  les  maisond 
ayant  à  leur  tête  un  propriétaire  unique.  Ces  proportions  diffèrent 
notablement  des  précédentes  en  raison  de  l'importance  respective 

;  des  établissements  de  chacune  de  ces  trois  catégories. 

r  Les  maisons  de  grande  et  moyenne  industrie,  appartenant  à.  des 

tf'  propriétaires  uniques,  ont  employé  moyennement  chacune  70  ou- 

^r  vriers;  les  sociétés  en  nom  collectif  deux  fois  plus,  et  les  sociétés 

^^'  anonymes  quatre  fois  plus,  soit  2180  par  établ  issement. 

^  Ikcréê  du  travail.  —  J'aborde  l'étude  de  la  durée  du  travail  journa- 

p^-  lier.  La  question  est  brûlante  d'actualité.  Sommes-nous  très  éloi- 

'a  gnés de  la  fameuse  journée  de  8  heures,  l'ouvrier  est-il  ordinaire- 

V  ment  surmené  dans  la  grande  et  moyenne  industrie,  qui  seules 
^  pourraient  être  soumises  aune  réglementation  effective?  Pour 
*^  répondre,  il  faut  considérer  successivement  la  durée  normale  (c'est- 
;  à-dire  sans  heures  supplémentaires)  de  la  journée  ordinaire  de  tra- 
vail, les  variations  qu'elle  subit  au  cours  de  l'année,  enfin  la  fré- 
quence des  heures  supplémentaires. 

Pour  la  durée  normale  du  travail  effectif,  il  y  a  quelque  difficulté 
à  en  esquisser  la  physionomie  générale  ;  elle  varie  en  effet  d'une 
saison  à  l'autre,  dans  un  grand  nombre  d'établissements.  Pour 
chacun  d'eux,  prenons  ici  la  durée  normale  la  plus  habituelle. 

La  durée  normale  de  8  heures  est  tout  à  fait  exceptionnelle  ;  on 
ne  l'a  rencontrée-  que  dans  2  %  des  cas,  et  encore  une  bonne  moitié 
en  est-elle  fournie  par  des  établissements  de  l'État  et  de  la  ville  de 
Paris. 

D'autre  part,  vous  le  pensez  bien,  il  n'a  pas  été  enregistré  de 
durée  normale  habituelle  de  travail  effectif  de  plus  de  12  heures  ;  la 
loi  s'y  oppose  le  plus  fréquemment,  et  les  mœurs  également. 

Dans  plus  de  moitié  des  établissements  la  durée  normale  est  de 
9  h.  1/2  et  surtout  de  10  heures;  dans  près  du  tiers  encore,  elle  est 
de  10  h.  1/2  ou  11  heures;  celles  de  8  h.  1/2  et  9  heures,  comme 
de  11  h.  1/2  et  12  heures  sont  donc  relativement  rares. 

La  proportion  des  longues  durées  (11  h.  1/2  et  12  heures)  croit  légè- 
rement au  détriment  de  celle  des  courtes  durées,  lorsque  l'on  con- 
sidère le  nombre  d'ouvriers  au  lieu  du  nombre  d'établissements  ; 
c'est  que  ces  longues  durées  normales  sont  plutôt  le  fait  de  quel- 
ques grands  établissements  de  certains  groupes  industriels. 


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ENQUÊTE  SUR  LE  TRAVAIL  A   PARIS.  331 

Mais  il  nous  faut  examiner  de  plus  près  nos  industries,  et  tenir 
compte,  pour  chacune  d'elles,  des  variations  qu'y  subit,  au  cours 
de  Tannée,  indépendamment  môme  de  l'emploi  des  heures  supplé- 
mantaires,  la  durée  normale  du  travail  effectif. 

On  a,  dans  chaque  établissement,  fait  le  produit  du  nombre  de 
semaines  pendant  lequel  un  certain  régime  de  travail  a  été  en 
vigueur  par  le  nombre  d'ouvriers  occupés  pendant  la  moine  période; 
on  a  pu  calculer  ainsi  des  coefficients  qui  représentent  l'impor- 
tance, au  cours  de  l'année,  pour  la  population  ouvrière  étudiée,  de 
chacun  de  ces  régimes  de  travail. 

La  durée  de  8  heures,  ou  de  moins  de  8  heures  de  travail  effectif, 
reste  toujours  exceptionnelle  dans  le  travail  de  l'ensemble  de  la 
population;  mais  dans  certains  groupes,  plus  sujets  aux  chômages 
d'hiver,  ou  qui  ne  travaillent  qu'à  la  lumière  du  jour,  ces  excep- 
tions deviennent  assez  fréquentes  ;  il  en  est  ainsi  pour  le  transport 
et  la  manutention  des  marchandises,  pour  les  entreprises  de  cons- 
truction et  de  bâtiment,  où  le  coefficient  d'importance  du  travail  de 
8  heures  atteint  et  dépasse  15  %  . 

Les  durées  normales  de  pliis  de  12  heures  apparaissent  aussi  dans 
quelques  groupes  :  teintureries,  industries  du  livre,  industries  ali- 
mentaires, et  même  dans  des  établissements  de  l'Ëtat  ;  leur  coeffi- 
cient d'importance  reste  toutefois  faible  et  ne  dépasse  guère  5  %  . 

Enfin,  dans  l'ensemble  de  la  population  étudiée,  et  pour  la  durée 
de  l'année,  la  moyenne,  comme  la  valeur  la  plus  habituelle  de 
la  durée  du  travail  effectif  journalier  est  de  10  heures  environ. 

J'en  viens  aux  heures  supplémentaires,  dont  l'observation  précise 
est  presque  impossible.  Voici  ce  que  Ton  en  peut  dire,  en  gros  : 
dans  deux  tiers  des  établissements,  on  fait  des  heures  supplémen- 
taires à  toutes  époques  de  l'année,  une  ou  deux  ordinairement, 
trois,  quatre  et  plus  quelquefois,  lorsque  l'abondance  du  travail 
l'exige.  Elles  ne  sont  point  obligatoires,  mais  presque  tout  le  per- 
sonnel des  ateliers  qui  en  font  y  prend  part.  Dans  13  %  environ 
des  établissements  observés,  on  fait  des  heures  supplémentaires  à 
des  époques  régulières  et  déterminées.  Enfin,  dans  20  %  environ 
J'entre  eux,  on  ne  fait  jamais  d'heures  supplémentaires. 

Que  devient,  avec  ce  surcroît,  la  durée  du  travail  journalier 
effectif?  Tout  ce  que  l'on  peut  dire  avec  certitude,  c'est  que,  pour 
un  peu  plus  de  moitié  des  établissements  observés,  elle  n'a  jamais 
dépassé  12  heures. 


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33^  RÉUNION   ANNUELLE. 

J'ajouterai,  puisque  le  taux  du  salaire  des  heures  supplémen- 
taires est  l'objet  de  reveûdications  ouvrières,  que,  dans  20  %  seu- 
lement des  établissements  où  Ton  en  fait,  elles  sont  payées  à  un 
taux  supérieur  à  celui  des  autres  heures  de  travail,  soit  toutes,  soit 
celles  de  nuit  seulement,  soit,  enfin,  celles  dont  le  nombre  dépasse 
un  minimum  fixé  d'avance. 

Il  ne  me  reste  qu'un  mot  à  dire  sur  la  répartition  des  heures  du 
travail  journalier  :  la  durée  totale  de  la  journée  de  travail  est,  en 
général,  de  1  h.  1/2  supérieure  à  la  durée  du  travail  effectif;  dans 
tous  les  établissements  industriels  le  grand  repos  de  la  journée 
atteint  au  moins  1  heure;  toutefois  dans  quelques-uns,  en  raison  de 
la  nature  ou  de  la  durée  du  travail,  il  n'y  a  pas  de  repos  propre- 
ment dit. 

A  la  durée  ^n  travail,  je  rattacherai  de  courtes  observations  sur 
le  repos  du  dimanche,  au  sujet  duquel  se  crée  un  vigoureux  mou- 
vement de  propagande. 

70  %  des  établissements  étudiés  accordent,  en  principe  du 
moins,  le  repos  complet  du  dimanche  ;  20  %  environ  accordent 
soit  la  moitié  du  nombre  des  dimanches,  soit  toutes  les  après-midi, 
soit  enfin  moitié  de  dimanches  complets  et  l'après-midi  des  autres; 
dans  iO  %  des  cas,  il  n'y  a  pas  de  repos  régulier  le  dimanche. 

Les  établissements  qui  accordent  le  repos  complet  du  dimanche 
ont,  dans  l'enquête  de  l'Office  du  travail,  140  ouvriers  en  moyenne, 
tandis  que  les  autres  n'en  ont  guère  t)ue  100  ;  la  grande  industrie  a 
donc,  semble-t-il,  une  tendance  à  respecter  plus  régulièrement  le 
repos  dominical. 

Les  groupes  industriels  où  l'on  a  constaté  le  moins  généralement 
l'observation  du  dimanche  sont  les  industries  de  transport,  la  cons- 
truction et  le  bâtiment,  les  industries  chimiques  —  et,  forcément, 
les  usines  à  feu  continu. 

Stabilité  du  personnel,  —  La  question  de  la  stabilité  du  per- 
sonnel industriel  offre  actuellement  un  haut  intérêt,  quoique  Tagl- 
tation  au  sujet  des  bureaux  de  placement,  si  aiguë  aujourd'hui, 
n'intéresse  guère  que  la  petite  industrie.  Cette  question  se  relie 
d'ailleurs  immédiatement  à  celle  du  salaire  annuel  ;  lorsque  l'ou- 
vrier quitte  un  établissement,  il  chôme  toujours  un  temps  plus  ou 
moins  long. 

On  a  rapporté  à  iOO  personnes  d'effectif  moyen  la  somme   des 
écarts  entre  l'effectif  maximum   et    l'effectif  minimum  de     cha- 


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ENQUÊTE  SUR  LE  TRAVAIL  A  PARIS.  333 

que  établissement,  pour  un  certain  nombre  de  groupes  industriels* 

Dans  les  grandes  minoteries,  les  raffineries  de  sucre,  les  retor- 
deries  de  coton,  les  fabriques  d'instruments  de  précision  et  d'ins- 
traments  de  musique,  les  fabriques  de  porcelaine,  etc.,  etc.,  la 
variation  moyenne  ainsi  calculée  est  inférieure  ou  au  plus  égale 
à  iO  X  de  Teffectif  moyen;  dans  les  établissements  de  l'État 
observés,  elle  descend  jusqu'à  5  %  . 

Le  maximum  de  variabilité  dans  l'effectif,  plus  de  .50  %  ,se  ren- 
contre dans  la  pâtisserie,  la  confiserie,  dans  la  reliure,  les  fabriques 
de  fleurs  et  plumes,  la  menuiserie,  la  construction  en  fer,  le  bâti- 
ment, les  entreprises  de  canalisation,  de  travaux  publics,  etc.  Pour 
les  peintres  en  bâtiment  elle  atteint  100  %  . 

La  variation  annuelle  la  plus  habituelle  parait  être  de  25  %  ; 
c'est-à-dire  que,  en  gros,  le  chiffre  du  personnel  occupé  moyenne- 
ment dans  un  établissement  varie  pour  100  personnes  d'effectif 
moyen  de  87  à  112.  Cela  revient  à  dire,  en  supposant  même  que  les 
ouvriers  ne  quittent  jamais  un  établissement  que  pour  manque 
d'ouvrage,  qu'un  quart  environ  d'entre  eux  doivent,  soit  être 
nomades  dans  leur  métier,  soit  exercer  plusieurs  métiers,  soit 
chômer  une  partie  de  l'année.  Et  il  ne  s'agit  ici  que  de  la  grande 
et  de  la  moyenne  industrie. 

Mais  Tinstabilité  est,  en  réalité,  beaucoup  plus  grande,  ainsi 
qu'on  l'a  constaté  dans  les  groupes  pour  lesquels  on  a  pu  compter 
le  nombre  total  des  personnes  ayant  passé,  au  cours  de  l'année, 
dans  un  même  établissement. 

Pour  le  bâtiment,  le  comptage  n'a  pu  être  fait;  pour  l'ensemble 
des  autres  industries  étudiées,  non  compris  les  exploitations  de 
l'État,  le  nombre  total  moyen  des  ouvriers  ayant  passé  par  un 
même  établissement  serait  de  150  environ  pour  100  personnes 
d'effectif  moyen. 

Comme  la  population  flottante  des  usines  doit  être  d'humeur  très 
changeante,  il  est  permis  de  penser  que,  du  moins,  le  noyau  de 
85  personnes  qui  forment  le  personnel  au  moment  où  l'effectif  est 
minimum,  jouit  d'une  grande  fixité  dans  ses  engagements. 

Mode  éPétaUissemmt  du  salaire.  —  Un  bon  tiers  des  ouvriers 
observés,  33  %  des  hommes,  50  %  des  femmes,  travaillent  aux 
pièces.  L'industrie  où  Ton  pratique  le  plus  couramment  le  travail 
aux  pièces  parait  être  Tébénisterie  ;  dans  la  construction  et  le  bâti- 
ment, il  est  1res  rare. 


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I,; 


RÉUNION  ANNUELLE. 

Le  salaire  aux  pièces  est  généralement  supérieur,  pour  des 
ouvriers  occupés  aux  mêmes  travaux,  au  salaire  à  l'heure  ou  à  la 
journée.  A  moins,  cependant,  que  l'ouvrier  ait  à  fabriquer  depuis 
de  longues  années  un  produit  uniforme,  toujours  le  même,  et  que 
les  patrons  aient  pu,  dès  lors,  calculer  exactement  l'équivalence  du 
temps  et  de  la  tâche. 

Dans  certaines  industries,  notamment  dans  la  construction 
mécanique,  un  salaire  minimum  à  l'heure  est  ordinairement  assuré 
à  l'ouvrier  travaillant  aux  pièces,  et  c'est  précisément  le  salaire  des 
mêmes  ouvriers  travaillant  au  temps  :  les  ouvriers  ne  supportent 
donc  aucun  aléa. 

Taiix  des  salaires.  —  Le  taux  des  salaires  est  des  plus  variables 
et  l'embarras  est  grand,  pour  moi,  d'essayer  d'en  donner  un 
rapide  aperçu.  Le  dépouillement  de  l'enquête  entreprise  dans 
l'ensemble  de  la  France  n'est  point  assez  avancé  pour  que  je  me 
risque  à  soutenir  des  théories  générales  étayées  d'un  trop  petit 
nombre  défaits,  et,d'autre  part.  Userait  fastidieux  de  vous  donner 
ici,  oralement,  une  énumération  de  chiffres  que  la  mémoire  la  plus 
exercée  se  refuserait  à  garder. 

Constatons  d'abord  que,  s'il  y  a  à  Paris  une  incontestable  misère 
dans  certains  milieux  ouvriers,  elle  tient  plus,  en  ce  qui  concerne 
la  grande  et  la  moyenne  industrie,  aux  chômages  que  comporte 
l'excès  des  bras  disponibles  dans  certains  métiers,  aux  variations 
d'effectif  que  nous  avons  déjà  mises  en  lumière,  qu'au  taux  des 
salaires  journaliers  payés. 

Dans  le  département  de  la  Seine,  en  laissant  de  côté  les  extrêmes 
exceptionnels,  un  ouvrier  qui  a  un  métier  gagne  de  7  à  10  francs 
par  journée  d'environ  10  heures. 

Un  manœuvre,  ou  plutôt  un  ouvrier  dont  l'emploi  peut  être 
confié  au  premier  venu,  gagne  de  4  fr.  50  à  6  fr.  50  suivant  les  cas  : 
le  développement  du  machinisme  tend,  de  plus  en  plus,  à  augmen- 
ter le' nombre  des  ouvriers  de  cette  catégorie  aux  dépens  de  celui 
des  ouvriers  de  la  précédente. 

Une  femme  est  payée  ordinairement  de  2  fr.  50  à  3  fr.  50,  en 
moyenne  moins  de  3  francs  pour  10  heures  de  travail.  Dans  certains 
métiers  :  telles  les  tapissières,  les  plumassières,  les  femmes  attei- 
gnent une  moyenne  notablement  plus  élevée  ;  quant  aux  salaires 
inférieurs  à  2  francs,  ils  ne  se  rencontrent  guère  que  dans  le  travail 
à  domicile,  dans  l'exploitation  par  les  intermédiaires:  oe  n'est  point 


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ENQUÊTE  SUR  LE  TRAVAIL  A  PARIS.  335 

là,  aujourd'hui,  le  sujet  de  notre  étude.  Le  salaire  de  la  femme, 
dans  l'ensemble,  n'atteint  donc  pas  moitié  de  celui  de  l'homme. 

Les  enfants  et  jeunes  ouvriers  gagnent  de  i  à  3  fr.  50  par  iO  heu- 
res, et  quant  aux  apprentis  proprement  dits,  ils  touchent  en  général 
de  0  à  6  francs  par  semaine. 

L'énumération  des  salaires  moyens  de  quelques  professions  va 
justifier  les  indications  générales  qui  précèdent. 

Les  contremaîtres  ont  un  salaire  généralement  élevé  et  une  posi- 
tion honorable  ;  ils  gagnent  moyennement  250  à  300  francs  par 
mois^mais  peuvent  souvent  atteindre  de  plus  hautes  rémunérations  : 
la  position  de  contremaître  offre  donc  un  débouché  sortable  aux 
ouvriers  les  plus  méritants. 

Certains  ouvriers  habiles  gagnent  autant  que  les  contremaîtres 
et  même  plus,  mais  n'ont  pas  la  certitude  d'avoir  leur  mois  comme 
eux.  On  a  rencontré,  au  cours  de  l'enquête,  des  forgerons  fabri- 
quant certaines  pièces  difUciles  au  marteau-pilon  et  gagnant  20  fr. 
et  plus  par  jour  ;  certains  ferblantiers,  ceux  notamment  qui  fabri- 
quent les  baignoires,  se  font  souvent  13  francs  par  jour;  on  ren- 
contre encore  assez  fréquemment  des  bijoutiers,  sertisseurs,  sculp- 
teurs, décorateurs  dépassant  12  francs  ;  mais  tous  ces  salaires  sont, 
en  somme,  exceptionnels. 

Au  salaire  de  10  francs  environ,  on  trouve  des  ouvriers  aux  pièces, 
exerçant  des  métiers  difficiles  :  sertisseurs  et  bijoutiers,  forgerons, 
tourneurs  sur  métaux,  raboteurs,  conducteurs  typographes,  etc. 

Aux  taux  de  8  fr.  50  et  9  francs  on  ne  rencontre  guère  encore 
que  des  ouvriers  payés  aux  pièces  :  sculpteurs  sur  bois,  tapissiers  en 
8ièg*e,  charrons,  ferblantiers,  ajusteurs,  polisseurs  sur  métaux, 
mouleurs  en  fonderie,  tailleurs  de  pierre. 

Dans  la  même  catégorie  se  rangent  un  grand  nombre  de  colti- 
neurs  (1),  dont  le  métier,  pour  être  d'un  manœuvre,  exige  des  qua- 
lités de  force  physique  assez  rares. 

A  partir  de  8  francs,  et  surtout  au-dessous,se  classent,  en  outre 
de  professions  nouvelles,  la  plupart  des  ouvriers  payés  à  l'heure 
dans  les  métiers  que  je  viens  d'énumérer. 

Au  salaire  moyen  de  8  francs,  avec  les  chaudronniers  et  ébénistes 
aux  pièces,  nous  trouvons  les  tourneurs  repousseurs  à  l'heure,  les 
mécaniciens  employés  pour  réparation  et  entretien,  les  zingueurs, 

(1)  11  s'agit  des  coltineurs  portant  les  sacs  de  100  à  150  kilos,  et  non  de  ceux 
qui  portent  des  charges  ordinaires. 


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336  RÉUNION   ANNUELLE. 

les  charpentiers  ;  autour  de  7  fr.  50  et  de  7  francs  citons  les  bat- 
teurs d'or,  et,  payés  à  l'heure,  des  modeleurs-mécaniciens,  des 
ébénistes,  charrons,  ajusteurs,  ferblantiers,  des  tailleurs  de  pierre 
et  des  ouvriers  de  toute  sorte  du  bâtiment  :  peintres,  fumistes, 
maçons,  marbriers,  etc. 

J'interromps  cette  énumération,  qui  met  déjà  en  relief  la  marche 
croissante  du  salaire  en  raison  des  aptitudes  des  ouvriers,  et  la 
différence  qui  sépare  les  salaires  aux  pièces  et  à  l'heure  dans  nom- 
bre de  professions. 

Je  me  borne  à  noter  que,  à  partir  de  6  et  5  fr.  50,  salaire  des 
manœuvres  exercés  de  tous  métiers,  et  notamment  de  presque  tous 
les  ouvriers  des  grosses  industries  du  cuir  et  du  papier,  des  indus- 
tries chimiques,  et,  en  général,  des  mdustries  de  préparation  où  la 
machine  joue  le  principal  rôle,  on  descend,  en  traversant  le  groupe 
des  charretiers,  cochers,  livreurs,  et  les  frappeurs,  perceurs,  poin- 
çonneurs,  taraudeurs,  qui  gagnent  ordinairement  5  francs,  —jus- 
qu'aux hommes  de  peine,  journaliers,  aides  de  tous  métiers,  qui 
gagnent  le  plus  souvent  4  fr.  50  et  4  francs. 

Amendes  et  sursalaires»  —  J'aborde  l'examen  de  quelques-uns  des 
éléments  qui  viennent  modifier  I9  salaire  normal. 

En  premier  lieu,  les  amendes. 

Il  n'est  point  question,  ici,  des  retenues  pour  malfaçons  ou  pour 
un  dommage  quelconque  éprouvé  par  le  patron,  mais  uniquement 
des  amendes  disciplinaires,  dont  la  Chambre  des  députés  a,  au  cours 
d'une  des  dernières  sessions,  voté  la  suppression  légale.  Ce  genre 
d'amendes  est  rare.  6  %  seulement  des  chefs  d'établissement  ont 
déclaré  en  donner,  —  ce  qui  indique,  tout  au  moins,  que  les  autres 
tiennent  à  être  considérés  comme  n'en  donnant  pas.  —  Les  établis- 
sements pour  lesquels  des  amendes  disciplinaires  sont  stipulées, 
sont  ordinairement  d'assez  gros  établissements,  ou  ceux  où  l'on 
emploie  une  forte  proportion  de  femmes  et  d'enfants. 

Les  subventions  en  nature  n'existent  pour  ainsi  dire  pas  dans  le 
département  de  la  Seine.  En  ce  qui  concerne  les  frais  de  médecin 
et  les  médicaments,  sur  les  470  établissements  étudiés,  on  en  a 
relevé  iO  seulement,  —  gros  et  petits,  —  dans  lesquels  ils  sont 
fournis  gratuitement  aux  ouvriers. 

Un  certain  nombre  de  chefs  d'établissements  ont  déclaré  avoir 
constitué  la  participation  aux  bénéfices;  mais  il  faut  distinguer. 
Dans  un  seul  des  établissements  observés,  un  contrôle  est  effectué 


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ENQUÊTE  SUR  LK  TRAVAIL  A  PARIS.  337 

par  les  participants,  directement  ou  par  mandataire,  sur  le  mon- 
tant du  bénéfice;  dans  cinq  sociétés  anonymes,  en  outre,^on^peut 
considérer  que  la  publication  des  comptes  aux  actionnaires  équi- 
vaut à  un  contrôle  du  montant  proportionnel  de  la  participation. 

Les  autres  espèces  de  participation  se  confondent,  en  somme, 
avec  l'usage  constaté  dans  certaines  maisons  de  donner  régulière- 
ment, à  date  fixe,  des  gratifications  importantes  à  l'ensemble  du 
personnel  :  46  établissements,  occupant  6750  ouvriers,  ont  donné 
ainsi  des  gratifications  ou  parts  de  participation  atteignant  au  mi- 
nimum, pour  l'ensemble  des  participants,  3  %  du  salaire  annuel. 

Le  taux  des  gratifications  est  souvent  gradué  d*après  l'ancien- 
neté des  services.  Quant  à  la  prime  proprement  dite  à  l'ancienneté 
de  services,qui  vient  surélever  le  taux  du  salaire  journalier,  elle  est 
fort  rare  et  n'a  été  observée  que  dans  7  des  établissements. 

Institutions  de  prévoyance.  —  Ici  il  faut  mettre  nettement  de 
côté  les  établissements  de  l'Ëtat  qui  s^nt  soumis  à  un  régime 
spécial  et  d'ailleurs  connu.  Nous  ne  rechercherons  que  les  établis- 
sements de  l'industrie  privée. 

Dans  25  %  des  établissements,  employant  50  %  des  ouvriers 
étudiés,  les  patrons  ont  établi  des  caisses  de  secours.  C'est  donc  la 
grande  industrie  qui  organise  ainsi  ordinairement  un  secours 
contre  les  crises  de  la  vie  ouvrière.  Le  versement  des  ouvriers  est 
très  souvent  de  0  fr.  50  par  semaine,  celui  des  patrons  est  plus 
variable. 

Dans  les  petits  établissements,  cependant,  l'ouvrier  n'est  pas 
sans  ressources  dans  les  cas  de  chômage  ;  l'usage  de  faire  des  col- 
lectes pour  les  camarades  est  très  fréquent  dans  les  petits  ateliers, 
et  souvent  le  patron  continue  à  servir  au  blessé  et  même  au  malade 
pendant  un  certain  temps  tout  ou  partie  du  salaire  habituel.  Mais 
le  secours  n'est  pas  assuré,  et  cela  surtout  parce  que  le  personnel 
est  trop  restreint  pour  constituer  à  lui  seul  une  mutualité. 

Vassurance  en  cas  d^aecident  vient  à  propos  montrer  que  ce  n'est 
point  par  défaut  de  prévoyance  qu'a  péché  le  petit  patron.  —  40  X 
des  établissements  observés  ont  assuré  leur  personnel  contre  les 
accidents,  et  la  moyenne  du  nombre  des  ouvriers  par  établisse- 
ments assuré  corncidé  avec  l'efTectif  moyen  par  établissement  sou- 
mis à  l'enquête.  En  sorte  que  petits  et  grands  se  sont  assurés  dans 
les  mêmes  proportions. 

Ce  chiffre  élevé  d'établissements  assurés  donne  à  penser  que,  de 


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338  fiÉUNIÛN  AAUfUELLB. 

plus  en  plus,  le  risque  professionnel,  là  où  il  existe,  s'abrite  der- 
rière l'assurance  libre.  Dans  les  industries,  en  effet,  pour  lesquelles 
le  développement  du  machinisme  a  conduit  à  la  notion  si  juste  du 
risque  professionnel,  dans  la  grosse  industrie  du  bois  (scieries), 
dans  la  ferronnerie,  c'est-à-dire  dans  des  métiers  où  domine  le 
travail  aux  machines-outils,  la  proportion  du  nombre  des  risques 
assurés  atteint  80  et  90  %  ;  k  l'inverse,  et  tout  naturellement,  on 
n'assure  contre  les  accidents  ni  les  ouvriers  de  la  bijouterie,  ni 
ceux  du  vêtement  :  métaux  nobles,  travail  des  étoffes,  5  %  d'as- 
surés. 

5  seulement  des  caisses  de  secours  dont  il  a  été  parlé  servent 
régulièrement  des  pensions  à  leurs  membres,  et  dans  six  établis- 
sements seulement  des  caisses  de  reir-aite  disimcies  oui  été  établies. 
De  telles  institutions  ne  peuvent  se  rencontrer  que  dans  de 
grandes  usines  ;  et,  en  effet,  les  établissements  auxquels  elles  se 
rattachent  ont  en  moyenne  350  ouvriers. 

Je  dois  ajouter,  avec  regret,  que  pour  8  seulement  des  établisse- 
ments observés,  en  dehors  des  11  où  l'on  a  établi  des  caisses  de 
retraite,  on  s'est  préoccupé  d'assurer  régulièrement  une  retraite 
aux  ouvriers  au  moyen  de  la  Caisse  nationale,  et  je  dois  constater 
que  ce  sont  aussi,  en  moyenne,  de  gros  établissements.  Les  re- 
traites prévues  varient  ordinairement  de  260  à  500  francs  après 
30  ans  ;  les  ouvriers  les  accroissent  quelquefois  par  des  versements 
supplémentaires. 

Il  est  probable  que  la  baisse  du  taux  de  l'intérêt  viendra  encore, 
malheureusement,  contribuer  k  détourner  les  patrons  des  combi- 
naisons pouvant  assurer  des  pensions  de  vieillesse  à  leur  per- 
sonnel. 

Je  termine  sur  une  constatation  que  le  nombre  élevé  des  éta- 
blissements assurés  contre  les  accidents  rend  plus  encourageante. 
Dans  260  établissements,  nous  avons  trouvé  des  institutions  de 
prévoyance  ou  d'assurance  fonctionnant  ;  ce  nombre  forme  près 
des  2/3  du  total  des  maisons  étudiées.  Dans  le  1/4  de  ces  établisse- 
ments, le  patron  paye  toutes  les  dépenses  qu'elles  entraînent,  dans 
15  %  les  ouvriers  payent  seuls,  dans  60  %  les  frais  sont  supportés 
à  la  fois  par  les  patrons  et  par  les  ouvriers. 

Me  voici  parvenu  au  terme  de  cette  analyse  un  peu  longue,  et 
forcément,  cependant,  superficielle.  Mon  but  était  plutôt  de  vous 


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ENQUÊTE  SUR  LE  TRAVAIL  A  PARIS.  339 

dessiner  à  grands  traits  la  carte  du  terrain  exploré  par  l'Office  du 
travail,  que  d'analyser  les  résultats  obtenus,  dont  la  discussion  ne 
pourra  être  ouverte  utilement  qu'après  la  publication  du  premier 
volume  du  compte  rendu  de  l'enquête.  J'espère,  simplement,  vous 
avoir  convaincus  de  la  sincérité,  de  la  probité  scientifique  avec 
laquelle  les  phénomènes  ont  été  étudiés,  et,  par  là,  vous  avoir 
donné  quelque  confiance  dans  les  renseignements  qui  seront  mis 
prochainement  à  la  disposition  de  tous  ceux  qu'intéresse  la  con- 
dition des  classes  ouvrières  en  France.  (ApplatuUssemmts). 

M.  LE  Président  remercie  le  rapporteur  et  ouvre  la  discussion. 

M.  Hubert- Yalleroux  demande  des  explications  sur  rémigration  de  la 
grande  et  de  la  moyenne  industrie  hors  de  Paris  en  province,  principa- 
lement en  ce  qui  concerne  l'imprimerie,  qui  exécute  en  province  des 
travaux  élaborés  à  Paris;  Paris  ne  perd-il  pas  certaines  industries 
grftceau  taux  des  salaires  et  à  d'autres  causes  extérieures? 

M.  ARTHUR  Fontaine  ne  pourra  donner  une  réponse  définitive  qu'après 
le  dépouillement  de  l'enquête  faite  en  province  :  mais  ce  qui  est  cer- 
tain dès  à  présent,  c'est  que  la  grosse  industrie  est  encore  loin  d'avoir 
abandonné  Paris,  notamment  en  matière  d'imprimerie. 

M.  Hubert-Yallerodx  demande  s'il  est  possible  d'établir  le  relevé  de  la 
durée  moyenne  des  chômages  ? 

M.  Arthur  Fontaine  répond  qu'on  a  efl*ectué  dans  chaque  usine 
24  comptages  annuels  du  personnel  (de  15  en  15  jours).  On  peut  ainsi, 
pour  un  groupe  homogène  d'usines  observées,  dresser  une  courbe  don- 
iiant  la  variation  du  personnel  et  par  suite  l'intensité  des  chômages. 

M.  Cheysson  a  écouté  avec  un  vif  intérêt  le  remarquable  exposé  de 
M.  Fontaine  et  l'en  félicite  cordialement,  ainsi  que  l'Office  du  travail. 
Mais,  tout  en  étant  heureux  et  reconnaissant  de  ce  qu'on  vient  de  lui 
donner,  il  voudrait  plus  encore  et,  au  risque  de  passer  pour  insatiable,  il 
demanderait  que  l'enquête  dont  on  vient  de  rendre  compte  reçût  trois 
compléments,  d'après  lui  indispensables. 

l^e  premier  de  ces  compléments  aurait  trait  à  la  comparaison  des 
salaires  actuels  avec  les  salaires  antérieurs.  S'il  importe  de  savoir  com- 
ment les  ouvriers  sont  rémunérés  aujourd'hui,  il  n'importe  pas  moins 
de  savoir  comment  ils  l'étaient  hier.  Leur  situation  s'est-elle  améliorée 
on  aggravée  ?  De  toutes  parts  jaillissent  sur  cette  question  les  opinions 


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340  RÉUNION  ANNUELLE. 

les  plus  contraires,  qui  se  croisent  et  se  heurtent.  Pour  ceux  qui  sont  las 
des  vaines  déclamations,  qui  veulent  des  faits  et  prendraient  volontiers 
pour  devise:  rcs,  non  verbay  c'est  la  statistique  qui  doit  départager  les  con- 
tradicteurs. A  elle  de  nous  dire,  en  remontant  aussi  haut  que  possible, 
la  variation  des  salaires  dans  les  diverses  branches  d'industrie,  de  manière 
à  nous  fournir,  non  pas  un  point  isolé  dans  le  temps,  mais  une  courbe 
tout  entière,  qui  permettra  de  définir  Tallure  exacte  des  salaires  au 
cours  des  dernières  années  et  qui  seule  fournira  une  base  solide  aux 
discussions  sur  le  rapprochement  du  présent  et  du  passé. 

Ce  relevé  rétrospectif  a  des  difficultés  que  ne  méconnaît  pas  M.  Cheys- 
son.  Lui-même  les  a  signalées  dans  une  communication  faite  le 
IG  mai  i884  à  la  Société  d'Économie  sociale  (i)  sur  le  salaire  au  point  de 
vue  stathtique,  économique  et  social.  Mais  l'intérêt  du  renseignement  ne 
permet  pas  d'hésiter  à  le  réclamer.  C'est  Taffaire  de  ceux  qui  ont  à  nous 
te  fournir  de  s'entourer  de  toutes  les  précautions  nécessaires  pour  qu^on 
puisse  l'utiliser  avec  sécurité. 

Grâce  à  ce  premier  complément,  on  connaîtra  la  marche  des  salaires  ; 
certes  c'est  là  une  donnée  d'une  haute  valeur  :  mais  elle  est,  d'après 
M.  Cheysson,  insuffisante  et  veut  être  complétée  par  le  coût  du  vivre, 
si  l'on  veut  faire  justice  du  trompe-l'œil  produit  par  le  salaire  nominal, 
Ce  qui  doit,  eu  effet,  dominer  l'appréciation  de  la  situation  des  ouvriers, 
ce  n'est  pas  le  taux  absolu  du  salaire,  c'est  le  rapport  entre  ce  taux  et 
les  besoins  qu^il  sert  à  satisfaire  ;  c'est  le  pouvoir  d'achat  de  la  somme 
qui  rémunère  le  travail.  En  quoi  serait  améliorée  la  situation  du  salarié, 
si  le  coût  du  vivre  doublait  pour  lui,  en  même  temps  que  le  salaire? 
Aussi  faut-il,  au  lieu  de  s'arrêter  à  la  surface,  interroger,  à  travers  le 
salaire  nominal,  les  besoins  principaux  et  voir  comment  ils  sont 
satisfaits. 

De  là,  le  danger  des  recueils  de  salaires  bruts  et  celui  de  ces  Bourses 
de  travail,  qui,  en  les  supposant  renfermées  dans  leurs  attributions  pare- 
ment statistiques,  s'attacheraient  à  faire  connaître  aux  ouvriers  le  taux 
des  salaires  pour  les  divers  pays  et  pour  les  diverses  professions.  Ces 
listes,  où  Ton  a  la  prétention  de  faire  tenir  une  situation  complexe  dans 
le  chiffre  unique  du  salaire,  sans  renseignements  sur  le  coût  du  vivre, 
sont  de  nature  à  exercer  une  véritable  fascination  sur  les  ouvriers  en 
quête  de  gros  salaires  et  à  les  exposer,  s'ils  y  cèdent,  à  de  douloureux 
mécomptes.  Les  catalogues  de  salaires  «  tout  secs  »  sont  inquiétants.  S'ils 
avaient  été  accompagnés  du  prix  des  choses  nécessaires  à  la  vie,  si  en 
re^'ard  du  salaire  on  avait  placé  un  budget  normal  des  dépenses,  .que  de 
souffrances  inutiles  on  aurait  épargnées  à  ces  ouvriers,  qui,  sur  la  foi 

(i)  Voir  Réforme  sociale,  1884. 


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ENQUÊTE  SUR  LE  TRAVAIL  A  PARIS.  341 

d'an  renseignement,  non  pas  inexact  mais  incomplet,  se  sont  imposé  de 
pénibles  déplacements,  peut-être  même  l'expatriation,  et  qui  reviennent 
ensuite  au  logis,  meurtris  «  traînant  Taile  et  tirant  le  pied  »  comme  le 
pigeon  de  la  fable  ! 

Enfin  M.  Gheysson  soubaiterait  que  Tenquête  sur  les  salaires  et  les 
dépenses  du  ménage  ouvrier  se  complétât  par  un  Recensement  profes- 
mnel,  c'est-à-dire  que  l'on  indiquât,  par  chaque  catégorie  de  travaux 
et  de  salaires,  TefTectif  correspondant. 

Dans  la  plupart  des  pays  et  entre  autres  en  France,  on  opère  le  recen- 
sement des  professions  en  même  temps  que  celui  de  la  population.  Ce 
système  est  commode  et  économique  ;  il  obtient  presque  par  surcroit  et 
sans  frais  ce  supplément  d'informations  comme  annexe  de  l'opération 
principale.  Mais  ces  avantages  doivent  malheureusement  s'acheter  aux 
prix  de  difficultés  techniques,  qui  affaiblissent  la  valeur  de  ce  recense- 
ment et  qui  ont  décidé  plusieurs  pays,  notamment  l'Allemagne,  à  recourir 
à  une  opération  distincte. 

M.  Gheysson  a  soulevé,  en  1886,  la  question  devant  le  Conseil  supérieur 
de  statistique,  qui,  sur  son  rapport,  a  émis,  le  26  février  1887,  les  décla- 
rations et  les  vœux  ci -après  (1)  : 

«  Eu  égard  à  ses  exigences  particulières  et  aux  diff'érences  organiques 
pi  le  distinguent  du  dénombrement  de  la  population,  le  recensement 
des  industries  ne  peut,  s'il  est  greffé  sur  ce  dénombrement,  donner  des 
résultats  satisfaisants  pour  les  besoins  à  satisfaire.  Pour  obtenir  ce 
recensement,  il  y  a  lieu  de  recourir  à  un  relevé  direct  qui  comprendra  le 
personnel  et  le  matériel  d'exploitation.  » 

Jusqu'à  présent  les  nécessités  budgétaires  et  des  préoccupations  plus 
pressantes  n'ont  pas  permis  de  donner  satisfaction  à  ce  vœu.  Mais  le 
recensement  de  Tefl'ectif  des  professions  s'impose  à  tant  de  titres  qu'il  ne 
saurait  être  plus  longtemps  différé.  Aussi  M.  Cheysson  insiste-t-il,  en 
terminant,  pour  que  l'Office  du  travail  ne  tarde  pas  à  nous  doter,  à 
notre  tour,  de  cette  sorte  d'inventaire  national,  sans  lequel  il  est  impos- 
sible d'établir  une  bonne  législation  du  travail  et  en  particulier  d'orga- 
niser scientifiquement  les  assurances  ouvrières  contre  la  maladie,  la 
vieillesse  et  les  accidents.  (Assentiment.) 

M.  Arthur  Fontaine  remercie  son  éminent  maître,  M.  Cheyssoii,  des 
conseils  précieux  qu'il  a  bien  voulu  formuler  sous  forme  de  vœux.  Sur 
'e  premier  point,  il  répond  que,  dans  le  compte  rendu  de  l'enquête,  un 
important  chapitre  sera  consacré  à  une  comparaison  avec  les  résultats 
antérieurement  recuetUis  dans  les  enquêtes  de  1835-1847,  1853-1855  et 

(1)  V.  lo  bulletin  du  Conseil  supérieur  de  statistique,  n»  2,  session  de  1886. 


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I 


342  RÉUNION  ANNUELLE 

1861-1865.  Quant  au  second  point,  il  peut  dire  que  l'Office  du  traTaîI  a'esi 
préoccupé  d'établir  le  coût  des  principaux  éléments  de  la  vie  de  l'ouvrier 
dans  les  différentes  régions  de  la  France,  à  différentes  époques  de  notre 
siècle.  Il  ne  se  dissimule  pas  que  ces  renseignements  ne  sauraient  rem- 
placer les  monographies  de  famille  si  complètes  dressées  par  la  Société 
d'Économie  sociale  ;  mais  l'Office  du  travail  n'avait  en  vue  que  la  com- 
paraison du  pouvoir  d'achat  de  l'argent,  tandis  que  les  budgets  ouvriers, 
dans  leurs  détails  complexes,  nous  font  passer  en  revue  successive* 
ment  tous  les  problèmes  de  Téconomie  sociale.  La  collection  des  mono- 
graphies publiées  par  la  Société  d'Économie  sociale  constitue  d'ailleurs 
une  réserve  inépuisable,  dans  laquelle  on  ne  manquera  point  de  puiser 
et  qui  tous  les  jours  s'accroît  de  nouvelles  richesses. 

En  ce  qui  concerne  enfin  le  recensement  professionnel,  les  moyens 
d'exécution  sont  à  l'étude.  C'est  une  opération  qui  s'impose,  sans  aucun 
doute,  mais  elle  est  délicate  et  très  coûteuse.  Sans  vouloir  entrer  ici  dans 
le  détail  de  la  question,  il  peut  affirmer  —  après  un  examen  minutieux 
de  ce  qui  a  été  fait  en  Allemagne,  en  Belgique,  aux  États-Unis,  en  Italie 
et  ailleurs,  et  de  ce  qu'il  y  a  eu  lieu  d'exécuter  en  France,  —  qu'il  est 
impossible  d'entreprendre  dans  des  conditions  satisfaisantes  une  opéra- 
tion aussi  vaste,  aussi  complexe,  avec  les  ressources  et  le  personnel  de 
l'Office.  Il  y  a  plus,  le  recensement  n'ayant  de  valeur  que  s'il  est  absolu- 
ment général,  on  ne  peut,  pour  l'effectuer,  s'en  tenir  aux  déclarations 
des  personnes  de  bonne  volonté  ;  comme  au  dénombrement  de  la  popu- 
lation, chacun  devra  être  tenu  de  répondre,  obligatoirement,  sous  sanc  - 
tion  pénale.  Il  faudra  donc  qu'une  loi  spéciale  soit  votée,  ouvrant  les 
crédits  nécessaires  et  stipulant  les  devoirs  de  chacun. 

M.  Hubert  Valleroux  insiste  sur  l'extraordinaire  division  des  profes- 
sions et  sur  la  multiplicité  des  spécialités  :  c'est  là  ce  qui  rend  si  difficile 
le  recensement  des  professions.  Rien  n'est  plus  instable  et  variable 
qu'une  profession  aujourd'hui  :  on  ne  l'exerce  qu'une  partie  de  l'année, 
on  passe  de  l'une  à  l'autre  avec  une  grande  facilité,  en  sorte  que  le 
môme  ouvrier  peut  très  bien  figurer  dans  le  recensement  de  deux  pro- 
fessions. Des  spécialités  s'éteignent,  d'autres  au  contraire  se  créent  : 
dans  ce  dernier  cas,  les  salaires  sont  d'abord  très  élevés,  puis  baissent 
rapidement.  En  sonune,  une  telle  enquête  ne  peut  prétendre  à  un  degré 
de  précision  absolue  :  on  ne  peut  avoir  que  des  moyennes. 

r  M.  Ghetsson  fait  remarquer  que  c'est  là  une  objection  qu'on  peut 
reproduire  à  propos  de  toutes  les  statistiques  et  qui  n'en  laisserait 
subsister  aucune.  Par  exemple,  en  matière  de  recensement  de  la  popu- 
lation, chacun  sait  que  les  femmes  ^  et  elles  sont  dans  leur  droit  — 


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\ 


•   ENQUÊTE  SUR  LE  TRAVAIL  A  PARIS.  343 

n'aiment  pas  à  dire  leur  âge  et  que  la  plupart  d'entre  elles  partagent  le 
sentiment  de  lady  Beaconsfleld,  qui,  après  avoir  eu  beaucoup  de  peine 
à  entrer  dans  la  trentaine,  ne  pouvait  plus  se  décider  à  en  sortir.  De  là, 
aox  environs  de  ces  âges  limites  des  incorrections  que  la  courbe  des 
recensements  dénonce  et  permet  de  rectifier.De  môme,  à  côté  des  recensés 
dont  Tétat  civil  est  très  net,  il  en  est  qui,  ayant  un  pied  dans  les  divers 
camps,  ne  sont  ni  célibataires,  ni  mariés,  ni  veufs,  et  se  placent  arbi- 
trairement dans  la  catégorie  de  leur  choix,  au  grand  dam  de  la  statis- 
tique. En  un  mot  toute  statistique  a  sa  zone  «  nébuleuse  »,qui  sépare 
les  cas  très  définis  et  qui  comprend  tous  les  cas  douteux  ou  obscurs.  Il 
n'en  est  pas  une  qu'on  ne  pourrait  ainsi  battre  en  brèche  à  cause  de  ses 
nébalosités.  Le  recensement  des  professions  a  les  siennes  ;  mais  elles 
oe  doivent  pas  plus  prévaloir  contre*  lui  que  contre  tous  ces  relevés  si 
utiles  et  dont  nous  faisons  constamment  usage. 

La  science  améliore  incessamment  ses  méthodes  et  ses  résultats, 
mais  sans  avoir  la  prétention  d'aboutir  à  la  perfection  qui  n'est  pas  de 
ce  monde,  pas  plus  en  statistique  qu'ailleurs.  Le  recensement  des  pro- 
fessions est  soumis  à  cette  loi  commune,  et  il  est  grand  temps  qu'à 
J'JQstar  des  autres  pays  le  nôtre  mène  à  bien  cette  entreprise,  qui  nous 
procurera  des  données  indispensables  à  la  bonne  assiette  de  notre  légis- 
lation ouvrière. 

M.  Tandonnbt  fait  remarquer  qu'il  faudra  renouveler  périodiquement 
ces  recensements  pour  qu'ils  soient  exacts. 

M.  Chkysson  dit  qu'il  en  est  forcément  ainsi,  pour  tout  phénomène 
variable,  dont  on  prend  la  photographie  instantanée.  Il  faut  renouveler 
de  temps  en  temps  cette  opération,  pour  suivre  la  variation  du  phéno- 
mène, par  exemple,  tous  les  cinq  ans,  comme  en  matière  de  recense- 
ment de  la  population. 

M.  Arthur  Fontaine  montre  quels  sont  les  inconvénients  du  système  de 
recensement  professionnel  adopté  en'  Belgique  en  1880;  il  ne  pense  pas 
non  plus  que  le  système  des  monographies  régionales  adopté  en  Italie 
puisse  fournir  une  base  d'appréciation  assez  large  pour  l'étude  des  lois 
^sant  des  catégories  de  personnes  aussi  étendues  que  celles  en  projet 
sur  les  assurances  sociales.  Le  seul  exemple  complet  et  précis  qui  puisse 
servir  de  modèle  est  la  statistique  allemande,  mais  elle  a  coûté 
1.500,000  francs  :  voilà  une  objection  assez  grave. 

Cependant  les  moyens  d'exécution  de  ce  recensement  des  professions, 
SI  désirable  à  tous  égards,  ont  été  mis  à  l'étude,  avec  le  vif  désir  de  le 
ïnener  à  bien,  si  l'on  en  fournit  les  moyens. 


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t.' 

»  ; 

V. 


344  RÉUiNION  ANNUELLE. 


r*  M.  Cheysson  remercie  M.  Fontaine  de  sa  déclaration  qui  le  satisfait, et 

vv  il  émet  le  vœu  que  ce  projet  ne  tarde  pas  à  se  réaliser. 

'v'  M.  Jules  Michel  revient  à  la  question  soulevée  par  M.  Hubert- Valleroux 

W^  au  sujet  de    Témigration  de  la  grande  industrie  hors  de  Paris,  et  pense 

qu'elle  repose  plutôt  sur  des  questions  d'ordre  moral  que  sur  une  ques- 
tf,  tion  de  taux  des  salaires.  Il  montre,  en  outre,  par  un  exemple  pris  chez 

les  ouvriers  de  la  Compagnie  P.-L.-M.,  quelle  est  Fimportance  de  la  pré- 
j^  sence  de  la  famille  de  l'ouvrier  à  Paris,  au  sujet  des  habitudes  prises  et 

i^  des  salaires  que  la  femme  et  les  enfants  peuvent  recueillir  accessoire- 

•'  ment  à  l'industrie  principale  du  chef  de  famille.  Un  déplacement  avec 

f.  avancement  peut  néanmoins  être  désavantageux,  s'il  entraîne  la  perte 

'/.  de  ces  ressources  accessoires. 

h 

f-  M.  LE  Président  fait  observer  qu'il  y  a  des  industries  stables  ou  insta- 

g  blés  suivant  la  nature  même  des  opérations  qu'elles  comportent.  Par 

t  exemple,  l'imprimerie  des  livres  s'est  développée  en  province,  parce 

i  qu'on  communique  facilement  par  la  poste  avec  Paris  ;  •  au  contraire, 

[  l'imprimerie  des  grands  journaux  quotidiens  doit  exister  à  Paris  et  ne 

;  peut  émigrer. 

Résumant  ensuite  la  digression  relative  à  la  statistique  des  profes- 
sions, M.  le  président  constate,  d'après  les  observations  présentées,  les 
/  difficultés  spéciales  d'un  tel  recensement.  Il  était  naturel  qu'un  pays  de 

socialisme  d'état,  comme  l'Allemagne,  se  hâtât  de  l'exécuter,  mais  il 
semble  désirable  qu'on  ne  l'entreprenne  ailleurs  que  quand  la  science 
en  aura  suffisamment  élucidé  la  méthode  et  les  procédés. 

I  La  séance  est  levée  à  i  l  heures  et  quart. 

Le  sect^étaire, 
r  *  Roger  Roux,  avocat. 


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À 


r^V^, 


UN  DEVOIR  SOCIAL 


LES    CAISSES    RAIFFEISEN 

ET   LE    CRÉDIT   AGRICOLE 


Depuis  longtemps  déjà,  les  niçralisles  hI  les  économistes  se 
préoccupent  à  très  juste  titre  de  la  situation  de  nos  campagnes.  On 
s'effraie  de  voir  les  classes  rurales  déserter  de  plus  en  plus  les 
champs  pour  aller  grossir  les  foules  qui  se  font  concurrence  sur  le 
marché  de  la  main-d'œuvre  industrielle.  La  dépopulation  de  nos 
campagnes  aurait  des  conséquences  désastreuses  pour  notre  pays. 
D'une  part,  il  est  incontestable  que  l'agriculture  est  une  des  prin- 
cipales sources  de  la  richesse  de  la  Fnince,  et,  au  point  de  vue 
économique,  ce  serait  un  grand  malheur  si  elle  s'anémiait  ou- 
tre mesure.  D'autre  part,  il  est  non  moins  incontestable  que  les 
classes  rurales  représentent  un  élément  de  force  morale  et  de  ré- 
sistance sociale  qu'il  importe  de  conserver.  Dans  les  campagnes, 
les  tradidions  se  conservent  mieux  qu'à  la  ville,  la  famille  est  plus 
unie,  le  sentiment  religieux  survit  plus  facilement,  bien  qu'il  s'af- 
faiblisse chaque  jour;  la  propriété  est  entre  toutes  les  mains,  et  pro- 
duit son  effet  moralisateur.  Les  classes  agricoles  sont  la  réserve  de 
l'armée  de  la  défense  sociale.  Nous  ne  pouvons  donc  pas  assister 
sans  inquiétude  à  ce  phénomène,  déjà  ancien  mais  qui  s'aggrave 
chaque  jour,  de  l'émigration  du  paysan  à  la  ville. 

Quelles  en  sont  les  causes?  Sans  aucun  doute,  elles  sont  multi- 
ples. L'attrait  de  la  grande  ville,  de  sa  vie  facile,  de  ses  plaisirs  plus 
faciles  encore,  fascinent  quelques  campagnards;  mais,  il  faut  bien 
le  reconnaître,  ce  ne  sont  pas  là  les  motifs  qui  forcent  la  plupart 
des  paysans  à  quitter  leurs  chaumières.  Ils  ont  des  habitudes,  des 
traditions,  des  souvenirs  qui  les  attachent  à  leur  champ,  et  le  plus 
souvent  ils  ne  rompent  ces  liens  que  poussés  par  la  misère. 

Il  ne  faut  pas  se  le  dissimuler,la  vie  est  devenue  diflicile  à  la  cam- 
pagne; le  paysan,  sans  réclamer  la  journée  de  huit  heures,  a  bien 
La  Rér.  Soc,  16  août    1893.  3»  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.).  23. 


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1 


.'I4)î  IN    DtVOIIl    SUC1AI-. 

de  la  peine  ù  retirer  une  modeste  rémunération  de  son  travail. 
Appauvri  par  les  mauvaises  récoltes  de  ces  dernières  années,  par 
les  impôts  croissants,  par  la'baisse  des  prix  de  ses  produits,  il  n*a 
même  pas,  le  plus  souvent,  les  modestes  ressources  qui  lui  seraient 
nécessaires  pour  faire,  non  pas  de  la  culture  scientifique,  mais 
même  de  la  bonne  culture  traditionnelle.  Fréquemment  il  se  voit 
obligé  de  renoncer  à  fumer  ses  terres,  à  acheter  le  bétail  néces- 
saire pour  faire  de  bons  labours,  ou  pour  consommer  ses  pailles  et 
ses  fourrages.  L'argent  lui  fait  défaut,ou  bien  il  se  décide  à  recou- 
rir aux  petits  banquiers  ruraux^  usuriers  rapaces,  qui  lui  mettent  la 
corde  au  cou,  et  le  forcent  à  travailler  à  leur  profit  exclusif  : 

t^c  vos  mn  vohis  feriis  aratra,  hottes. 

Quand  on  ne  s'est  pas  donné  la  peine  de  faire  une  enquête  très 
minutieuse,  on  ne  se  doute  pas  de  Texistence  des  usuriers  dans 
les  campagnes  françaises.  Il  est  de  mode  de  plaindre  les  paysans 
italiens,  allemands,  russes  ou  espagnols,  qu'on  représente  comme 
la  proie  des  juifs.  En  réalité,  les  paysans  russes  ou  espagnols  ont 
moins  à  souffrir  des  usuriers  que  les  paysans  français,  et  qui- 
conque voudra  examiner  sérieusement  ce  qui  se  passe  autour  de 
lui.  interroger  les  paysans  et  se  faire  une  idée  exacte  de  la  ques- 
tion, arrivera  aux  mêmes  résultats  que  moi. 

Dans  ma  commune,  de  80()  habitants,  un  seul  escompteur  rural 
prête  annuellement  de  8  à  12,000  francs,  au  taux  de  8  %  .  Et, 
depuis  que  j'ai  essayé  de  lancer  l'idée  des  caisses  rurales  en 
Franceje  reçois  chaque  jour  des  lettres  d'hommes  vivant  au  milieu 
des  agriculteurs  et  m'indiquant  des  faits  analogues.  Hier  encore,  un 
de  ces  correspondants  m'écrivait  que,  dans  sa  commune,  de 
5Ï,000  habitants,  il  y  avait  deux  escompteurs  qui  empruntaient  de 
Targent  à  3  1/2  %  et  qui  le  prêtaient  aux  paysans  à  6  %  plt^  la  com- 
mission,  De  tels  emprunts  conduisent  forcément  le  paysan  à  la  nii- 
^•/  ne:  rongé  par  l'usure,  il  n'a  bientôt  plus  d'autres  ressources  que 

^j  :       '        de  s'expatrier,  d'aller  à  la  ville  chercher  du  travail.  Voilà  l'une  des 
^..  principales  causes  de  la  dépopulation  des  campagnes.  Nul  ne  saura 

jamais  combien  de  larmes  a  coûté  chaque  chaumière  désertée. 

Toutes  ces  souffrances  demandent  un  remède  ;  mais,  à  côté  de  ce 
mal  qui  frappe  les  classes  rurales,  il  y  en  un  autre  qui  doit  égale- 
ment attirer  l'attention. 
A  côté  du  paysan,  il  y  a  dans  les  campagnes  des  hommes  favo- 


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LES    CAISSKS    KA1KFE1SK>    ET    LK    CHÉDIT    AGIUCOLE.  347 

risés  par  la  forUine,  inslruils,  inlelligenls,  et  qui  ont  un  rôle  social 
à  remplir.  Or  le  plus  souvent,  sauf  d^honorables  exceptions,  ils 
ne  font  rien  pour  les  travailleurs  qui  les  entourent.  Passer  la  belle 
saison  à  la  campagne,  y  vivre  gaiement,  en  savourant  tous  les  plai- 
sirs sportifs  à  la  mode,  tel  semble  être  le  but  exclusif  de  leur  vie. 
On  se  plaint  de  Vabsêntéisme  des  grands  propriétaires  :  on  leur 
reproche  de  dépenser  à  la  ville  les  revenus  qu'ils  tirent  de  la  cam- 
pagne. S'il  ne  s'agissait  que  du  déplacement  du  numéraire,  le  mal 
ne  serait  pas  bien  grand  :  ce  qui  est  beaucoup  plus  grave,  c'est 
['absentéisme  moraL  II  ne  suffit  pas,  pour  remplir  son  devoir,  de  pas- 
ser plus  ou  moins  longtemps  dans  son  château  :  il  faut  encore  ne 
pas  s'isoler  du  paysan  ;  il  faut  prendre  intérêt  à  ses  besoins,  il 
faut  l'instruire,  le  diriger,  remplir  auprès  de  lui  cette  grande  mis- 
sion du  patronat  que  certains  industriels  remplissent  si  admirable- 
ment auprès  de  leurs  ouvriers. 

Il  y  a  assez  de  souffrances  à  la  campagne,  pour  que  les  grands 
propriétaires  aient  le  devoir  de  s'en  préoccuper  et  de  chercher  à  y 
porter  remède.  Sinon,  l'avenir  est  sombre  pour  eux.  Les  hommes 
de  désordre  commencent  à  jeter  les  yeux  sur  les  classes  rurales, 
le  socialisme  projette  de  les  embrigader  sous  ses  drapeaux  en 
exploitant  leur  misère.  Bientôt  peut-être  les  grands  propriétaires 
auront  à  lutter  contre  le  socialisme  agraire,  contre  les  grèves  agri- 
coles, contre  le  boycottage  à  la  mode  irlandaise.  Pour  ceux  qui 
seraient  jusque-là  restés  insensibles  aux  souffrances  de  leurs 
tenanciers,  pour  ceux  qui  n'auraient  pas  entendu  dans  leur  cœur 
la  voix  de  la  charité,  pour  ceux  qui  n'auraient  pas  compris  que 
l'action  sociale  est  nécessaire  dans  les  campagnes,  à  ceux-là,  lors- 
que leurs  intérêts  seront  menacés,  on  pourra  répondre  dédaigneu- 
sement :  «  La  Providence  est  jusleî  » 


Heureusement  pour  la  France,  les  jouisseurs  et  les  égoïstes  sont 
une  minorité.  Les  hommes  de  cœur  et  de  dévouement  sont  nom- 
breux, pleins  de  zèle  et  d'ardeur;  seulement,  le  plus  souvent,  ils 
ne  savent  pas  quelles  sont  les  voies  les  plus  fécondes  oti  ils  doivent 
«'engagea. 

îl  y  a  quelques  années,  la  loi  de  1884  autorisant  les  syndicats 


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348 


IN    hKVOlR    SOCIAL. 


agricoles  a  permis  à  un  grand  nombre  de  grands  propriélaires  de 
rendre  d'immenses  services  aux  classes  rurales  ;  les  résultais 
splendides  obtenus  par  ces  utiles  institutions  font  le  plus  grand 
honneur  à  Tintelligence  sociale  et  au  dévouement  de  leurs  initia- 
teurs. Mais  si  les  syndicats  ont  beaucoup  fait  pour  Tagricuiture,  ils 
n*ont  néanmoins  pu  satisfaire  tous  les  besoins.  C'est  bien  de  pro- 
curer aux  cultivateurs  des  engrais  et  autres  denrées  agricoles  à 
bon  prix  et  en  bonne  qualité  ;  mais  encore  faut-il  que  le  cultiva- 
teur puisse  les  payer.  La  question  de  crédit  agricole  reste  entière, 
.le  sais  bien  qu'on  a  eu  la  prétention  d'organiser  le  crédit  agri- 
cole par  les  syndicats:  M.  Méline  a  présenté  une  loi  dans  ce  sens  ; 
elle  a  été  votée  par  la  Cliambre  des  députés,  et  j'espère  bien  qu'elle 
n*ira  pas  plus  loin.  Le  syndicat  agricole  ne  peuC  pas  distribuer  du 
crédit  pour  plusieurs  raisons  : 

La  première,  c'est  que  l'administration  du  syndicat  ne  peut  con- 
naître assez,  exactement  la  situation  de  tous  les  membres,  qui 
habitent  des  communes  souvent  assez  éloignées,  car  les  syndicats 
ont  généralement  une  circonscription  étendue. 

La  seconde,  c'est  que  le  syndicat  n'est  pas  organisé  en  vue  du 
crédit  :  il  a  pour  but  de  rendre  aux  agriculteurs  des  services  d'un 
ordre  spécial,  pour  lesquels  il  admet  sans  contrôle  tous  les  adhé- 
rents qui  se  présentent.  Quand  on  veut  faire  du  crédit,  il  faut  au 
contraire  choisir  ceux  qui  le  méritent  ;  l'administration  du  syndicat 
serait  le  plus  souvent  fort  embarrassée  :  en  clîet,  si  elle  refusait  kr» 
adhésions  de  personnes  peu  solvables,elIe  les  priverait  des  services 
que  le  syndicat  rend  aujourd'hui  à  ses  membres,  elle  manquerait 
ainsi  à  l'accomplissement  de  sa  mission  naturelle;  —  si,  au  con- 
traire, elle  acceptait  toutes  les  adhésions,  elle  serait  obligée  de 
refuser  aux  uns  le  crédit  qu'elle  accorderait  aux  autres  :  elle  se 
créerait  ainsi  des  embarras  et  des  difîlcuUés  insurmontables. 

Pour  le  crédit  agricole,  il  faut  donc  des  institutions  absolument 
distinctes  des  syndicats  :  nous  verrons  tout  à  l'heure  que  ceh 
n'exclut  pas  une  action  des  syndicats  sur  ces  institutions,  dont 
nous  allons  tout  d'abord  exposer  les  principes. 


Depuis  bien  des  années,  l'organisation  du  crédit  agricole  est  à 


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I.KS    c;AISSES    HAIKFEISKN    KT    LK    liKI^DIT   AtlKUOLK.  349 

l'étude  (1).  Nous  ne  pouvons  ici  indiquer  les  systèmes  utopistes  qui 
ont  été  proposés  par  une  multitude  d'inventeurs  dont  l'imagination 
dépassait  la  science  économique.  En  France  seulement,  il  y  a  eu 
plus  de  deux  cents  projets,  dont  quelques-uns  ont  eu  l'honneur 
d'une  discussion  au  Parlement. 

Mais  il  n'y  a  qu'un  seul  système  qui  ait  reçu  à  la  fois  la  consé- 
cration de  la  science  et  celle  de  l'expérience.  Il  n'y  a  qu'un  seul 
système  qui  remplisse  tous  les  desiderata  du  crédit  agricole,  et  qui, 
pratiqué  en  Europe  depuis  un  demi-siècle  par  des  milliers  d'asso- 
ciations rurales,  a  toujours  donné  les  résultats  les  plus  satisfaisants 
au  point  de  vue  économique,  en  y  joignant  une  action  moralisatrice 
des  plus  admirables  :  c'est  la  caisse  rurale  système  Baiffeisen, 

A  première  vue,  cette  institution  parait  dangereuse  et  imprati- 
cable :  un  examen  plus  attentif  montre,  au  contraire,  qu'elle  réalise 
admirablement  tous  les  desiderata  du  crédit  agricole,  et  qu'elle  est 
absolument  sans  danger.  Sur  les  milliers  de  caisses  rurales  qui 
fonctionnent  depuis  longtemps  en  Europe,  il  n'y  en  a  pas  une  seuls 
qui  ait  fait  subir  mis  perte  d^un  centime  à  ses  créanciers  ni  à  ses  sociétaires. 
C'est  un  fait  incontestable  et  incontesté,  comme  nous  le  prouverons 
tout  à  l'heure. 

Examinons  donc  cette  institution  au  point  de  vue  strictement 
économique  et  Gnancier  :  nous  Tétudierons  plus  loin  au  point  de 
vue  moral  ;  mais,  pour  l'instant,  nous  ne  voulons  pas  que  des 
considérations  de  sentiment  viennent  influer  sur  le  jugement  que  le 
lecteur  portera  sur  la  caisse  rurale. 

Voici  les  caractères  essentiels  de  l'institution  :  nous  en  tirerons 
ensuite  les  conséquences. 

—  La  caisse  rurale  est  une  société  en  nom  collectif  à  capital  variable, 
fonctionnant  dans  les  limites  d'une  seule  commune. 

Elle  est  en  nom  collectif  :  cela  veut  dire  que  tous  les  associés  sont 
solidairement  responsables^  sur  tous  leurs  biens,  des  dettes  de  la 
société. 

—  La  caisse  rurale  n'a  pas  de  capital  :  les  associés  n'ont  donc 
aucun  versement  à  faire.  Les  capitaux  que  la  caisse  prêtera,  elle 
les  emprunte  elle-même  sous  la  garantie  solidaire  dé  ses  membres, 

—  Les  bénéfices  que  la  caisse  réalise  forment  une  réserve  qui 

M)  V.  ici  même  le  rapport  de  M.  L.  Kichevorry,  d'^puté,  à  notre  congrès  Je 
1891  {Héf.  soc,  du  IG  août  1891). 


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35U  LN    DEVOIH    SOCIAL. 

couvre  les  perles  qui  pourraient  être  faites  :  Jamaù  un  centime  de 
ce&  bénéfices  ne  doit  être  distribué  aux  sociétaires  comme  divi- 
dende, ou  aux  administrateurs  comme  traitements.  La  réserve 
s'accroit  ainsi  indéfiniment.  Quand,  par  la  suite  des  années,  elle 
devient  trop  considérable,  Texcédent  est  affecté  à  des  œuvres  d*uli- 
lité  générale  :  jamais  les  administrateurs  ou  les  associés  ne  doivent 
en  bénéficier  individuellement. 

—  La  caisse  ne  prête  qu'à  ses  associés,  pour  un  emploi  déterminé 
et  jugé  utile.  <—  Tout  emprunt  est  garanti  par  une  caution. 

—  La  caisse  prête  pour  tout  le  temps  nécessaire  :  elle  fixe 
d^avance,  d'accord  avec  l'emprunteur,  les  époques  où  celui-ci  devra 
payer  des  à-compte.  Ces  époques  sont  déterminées  d'après  les 
dates  où  l'emprunteur  réalise  ses  principales  recettes,  par  la  vente 
de  ses  produits. 

Les  conséquences  de  ces  dispositions  sont  faciles  à  tirer. 

Les  administrateurs  ne  sont  pas  payés  :  ils  n'ont  donc  pas  intérêt 
à  faire  beaucoup  d'affaires  :  ils  n'ont  pas  intérêt  à  faire  réalisera 
la  caisse  de  gros  bénéfices  pour  pouvoir  se  faire  allouer  de  plus 
gros  traitements.  Mais  ils  ont  intérêt,  un  intérêt  très  sérieux^  à  ne 
faire  que  des  affaires  très  sûres,  puisque,  comme  associés,  ils  sont 
solidairement  responsables  sur  tous  leurs  biens  des  dettes  de  la 
société. 

Ils  ont  intérêt  à  ne  faire  que  des  affaires  sûres  :  mais  peuvent-ils 
ne  faire  que  des  affaires  sûres,  sans  jamais  se  tromper?  —  Nous 
répondons  hardiment  :  Oui. 

L'emprunteur  ne  reçoit  de  l'argent  que  pour  un  emploi  utile, 
'.V  contrôlé,  productif. 

Quand  il  réalise  la  production,  il  est  obligé  d'amortir  sa  dette, 
•^  de  sorte  qu'il  ne  peut  pas  dissiper  l'argent  qu'il  a  réalisé.  Il  ne 

peut  pas  transformer  l'emprunt  de  production  en  emprunt  de  con- 
sommation. —  Ainsi  la  fixation  des  échéances,  qui  paraît  établie 
pour  la  commodité  de  l'emprunteur,  est  une  grande  sécurité  pour 
la  caisse.  Mais,  si  la  nature  des  opérations  de  la  caisse  rurale  lui 
donne  une  grande  sécurité,  il  en  est  une  encore  bien  plus  grande  : 
Les  administrateurs  ont  m  effet  des  facilitas  exceptionnelles  pour  se  bien 
renseigner.  Dans  un  village,  tout  le  monde  se  connaît.  On  n'a  pas 
affaire  à  un  commerçant  qui  peut  avoir  fait  des  spéculations  mal- 
heureuses, —  qui  peut  avoir  joué  à  la  Bourse,  —  qui  peut  être 
ruiné  par  la  faillite  d'un  correspondant.  On  a  affaire  à  un  agricul- 


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LKS   CAISSES    RAIFFEISEN    ET   LE   CKÉDIT   AGRICOLE,  351 

leur,  vivant  au  milieu  des  associés  de  la  caisse,  et  dont  toutes  les 
affaires  sont  au  grand  jour.  S'il  est  propriétaire ,  chacun  connaît 
ses  terres  jusque  dans  les  moindres  parcelles.  Ses  récoltes  pous- 
sent sous  les  yeux  de  ses  voisins.  Son  bétail  va  aux  champs,  et  cha- 
cun peut  vérifier  chaque  jour  l'état  de  ses  troupeaux.  Il  ne  peut 
aller  au  cabaret  sans  que  tout  le  monde  le  sache.  Il  ne  peut  aller 
à  la  foire  vendre  son  bétail  sans  que  tout  le  monde  en  soit  in- 
formé. 11  ne  peut  vendre  son  grain,  son  vin,  ses  fourrages,  sans 
que  chacun  s*en  aperçoive. 

Dans  un  village,  tout  le  monde  est  au  courant  des  affaires  de 
tout  le  monde  :  à  plus  forte  raison  chacun  est-il  bien  renseigné, 
lorsqu'il  s'agit  des  membres  d'une  caisse  rurale  dont  tous  les 
associés,  habitant  une  même  commune,  se  savent  solidairement 
responsables  sur  tous  leurs  biens.  Chacun  connaît  donc  merveil- 
leusement la  situation  de  chaque  emprunteur;  et  chacun  dit  exac- 
tement ce  qu'il  sait, parce  qu'il  a  un  trop  grand  intérêt  à  éviter  une 
mauvaise  affaire  à  la  caisse  rurale. 

En  serait-il  de  même  d'une  société  anonyme?  Le  paysan,  pour  ne 
pas  désobliger  un  voisin,  ne  donnerait-il  pas  toujours  d'excellents 
renseignements,  en  se  disant  que,  si  la  société  anonyme  éprouve 
une  perte,  il  ne  la  subira  jamais  que  jusqu'à  concurrence  de  s»u 
action  (s'il  est  actionnaire,  ce  qui  supposerait  une  société  coopé- 
rative avec  actions  de  50  francs). 

Fuis,  à  côté  de  cetle  surveillance  incessante  de  tous  les  socié- 
taires, il  y  a  une  autre  surveillance,  plus  amicale  peut-être,  mais 
sûrement  encore  plus  attentive  :  c'est  celle  de  la  caution.  Tout 
emprunteur,  en  effet,  est  tenu  de  faire  garantir  sa  dette  par  une 
caution.  Un  agriculteur  laborieux,  économe,  intelligent,  inspirera 
toujours  confiance  à  ses  voisins,  à  ses  amis.  Parmi  eux,  il  y  en 
aura  toujours  qui  seront  assez  au  courant  de  ses  affaires  pour  lui 
donner  leur  garantie.  Mais  Tami  qui  aura  garanti  une  dette  ne 
sera-t-ilpas  le  premier  à  surveiller  Temprunteur,  et,  au  besoin,  à 
le  dénoncer  si,  au  mépris  de  la  loyauté  et  de  la  parole  donnée,  il 
vendait  son  cheptel,  s'il  dissipait  le  bien  qui  est  le  gage  de  sa 
dette? 

Jamais,  dans  aucune  institution,  de  quelque  nature  qu'elle  soit, 
on  n'a  rencontré  de  telles  garanties. 

L'administration,  encore  une  fois,  n'a  pas  intérêt  à  faire  beau- 
coup d'affaires,  puisqu'elle  n'en  retire  aucun  bénéfice.  Mais  elle  a 


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352  TN    lïKVOIH  s(m:i.\i.. 

intérêt  à  ne  faire  que  des  affaires  sûres,  puisqu'elle  est  solidaire- 
ment responsable  des  obligations  de  la  caisse  rurale. 

Elle  ne  prête  que  pour  des  emplois  utiles  et  contrôlés. 

Elle  est  admirablement  renseignée  par  tous  les  sociétaires. 

Comment  pourrait-elle  se  tromper,  et  faire  des  prêts  imprudents? 

Aussi  cette  sécurité  des  opérations  de  la  caisse  rurale  lui  donne 
un  immense  crédit.  Joignez-y  la  responsabilité  solidaire  des  asso- 
ciés, c'est-à-dire  d'agriculteurs  dépourvus  parfois  d'argent  mon- 
nayé, mais  possédant  des  terres,  des  maisons,  et  tout  au  moins  du 
bétail,  des  instruments  agricoles,  etc.,  représentant  toujours  vingt 
ou  trente  fois  le  capital  dont  la  caisse  a  besoin. 

Comment  la  caisse  rurale  a'aurait-elle  pas  un  crédit  immense, 
un  crédit  incontesté?  Elle  trouve  de  l'argent  à  meilleures  condi- 
tions que  toute  autre  institution,  car  elle  présente  plus  de  garanties. 

En  Allemagne,  où  les  caisses  Raiffeisen  ont  tout  d'abord  pris 
naissance,  elles  ont  eu  à  traverser  des  crises  économiques  terribles. 
Pendant  la  guerre  de  1866  contre  l'Autriche,  pendant  la  guerre  de 
1870,  le  commerce  allemand  ne  trouvait  plus  de  capitaux  :  les 
banques  allemandes  n'avaient  plus  de  dépôts  :  les  fonds  d'Ëtat 
allemands  étaient  déprécies...  Les  caisses  rurales,  au  contraire,  étaient 
olligèes  de  refuser  Vargent  qu'on  les  suppliait  de  prendre  sans  intérêt. 
C'est  que  jamais  une  caisse  rurale  à  responsabilité  illimitée  n'a  fait 
faillite.  Jamais  7nême,  une  caisse  rurale  à  responsabilité  illimitée  n*afait 
perdre  un  centime  nia  ses  créanciers  ni  a  ses  sociétaires. 

En  Allemagne  seulement,  il  en  existe  près  de  trois  mille,  dont 
quelques-unes  ont  près  d'un  demi-siècle  d'existence.  11  en  existe 
des  milliers  en  Russie,  en  Autriche,  etc.  Jamais  aucune  n'a  fait  per- 
dre un  centime  à  ses  créanciers  ni  à  ses  membres. 

Aujourd'hui,  l'Ilalie  traverse  une  crise  économique  redoutable. 
On  n&  compte  plus  les  faillites  italiennes.  Au  congrès  du  crédit 
populaire  français,  qui  s'est  tenu  à  Toulouse  au  mois  d'avril  der- 
nier, notre  ami,  M.  Carlo  Contini,  de  Milan,  a  dit  que,  parmi  les 
banques  populaires  italiennes,  les  sinistres  avaient  été  très  rares. 
«  Et  parmi  les  caisses  rurales?  lui  avons-nous  demandé.  —  Parmi 
les  caisses  rurales^  pas  un  seul  î  » 

L'expérience  est  faite  :  elle  est  décisive. 


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LKS   CAISSES   HAIFKEISK.N    KT    LK   CKÉhlT   AUKICOLK.  353 


Et  qu*on  ne  dise  paî>  qu'il  ne  peut  pas  y  avoir  de  conlianco 
absolue!  Qu'on  ne  dise  pas  que  Texpérience  de  milliers  de  caisses 
rurales  n'esl  pas  concluante  !  Si  aucune  n'a  jamais  fait  de  mauvaises 
affaires,  c'est  qu'elles  ne  peuvent  pas  en  faire. 

Aussi,  pour  dissiper  toute  espèce  de  doute,  nous  voulons  ré- 
pondre à  une  objection  possible. 

On  dira  peut-être  :  «  La  caisse  rurale  est  plus  prudente  que 
n'importe  quelle  autre  institution  ;  elle  peut  être  mieux  renseignée 
que  personne  ;  elle  présente  des  sécurités  exceptionnelles  ;  néan- 
moins, n'est-il  pas  possible  qu'un  paysan,  fin  et  rusé,  ne  parvienne 
à  tromper  tout  le  monde  sur  sa  situation  véritable?  N'est-il  pas 
possible  qu'il  fasse  supporter  une  perte  k  la  caisse?  »  Nous  répon- 
drions qu'il  est  extraordinairement  difficile  de  tromper  tout  un 
village,  que  le  cas  ne  se  présentera  peut-être  pas  une  fois  chaque 
vingt-cinq  ans  dans  la  môme  caisse,  mais  que  le  fait  est  cependant 
possible.  Seulement,  cela  n'a  aucun  inconvénient  pour  la  caisse  et 
pour  les  sociétaires.  La  caisse  rurale  ne  distribue  pas  ses  béné- 
fices, elle  les  amasse  dans  sa  réserve,  qui,  par  conséquent,  atteint 
rapidement  un  chiffre  important.  La  réserve  couvrira  le  déficit. 

Mais,  mettons  les  choses  au  pire  :  supposons  que  la  caisse  rurale 
subit  cette  perte  dans  les  premières  années  de  son  existence,  alors 
qu'elle  n'a  encore  aucune  réserve.  Nous  supposons  qu'on  s'est 
trompé  sur  la  solvabilité  du  débiteur  :  ce  sera  rare,  mais  nous  l'ad- 
mettons. On  s'est  trompé  aussi  sur  la  solvabilité  de  la  caution  : 
sans  cela  elle  payerait  la  dette,  et  la  caisse  n'aurait  pas  à  en  souf- 
iîrir.  Il  sera  vraiment  bien  extraordinaire  que,  dans  un  village  où 
tout  le  monde  se  connaît  si  bien,  on  se  soit  trompé  à  la  fois  sur  la 
valeur  du  débiteur  et  sur  celle  de  la  caution.  Mais  enfin,  nous 
admettons  qu'on  ne  puisse  pas  tirer  un  centime  du  débiteur  ;  pas 
un  centime  de  la  caution  ;  pas  un  centime  de  la  réserve. 

Dans  ces  .circonstances,  cependant  bien  invraisemblables,  nous 
disons  que  cela  n'aura  aucun  inconvénient  pour  la  caisse  rurale  et  ses 
sociétaires.  Et  nous  le  prouvons. 

En  effet,  quelle  sera  la  situation  de  cette  caisse  rurale?  Elle  a 
emprunté,  par  exemple,  10,000  ffrancs   pour  les  prêts  à   divers 


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;i54  IN    1>EV01K   SOCIAL. 

sociétaires.  Sur  ces  10,000  francs,  il  y  a  une  créance  de  500  francs, 
qui  est  perdue.  Elle  se  trouve  donc  débitrice  de  10,000  francs, 
avec  un  actif  de  9,500  francs  pour  couvrir  sa  dette.  Eh  bien,  elle  cm- 
tlnmra  a  fonctionner  comme  si  elle  n'avait  rien  perdu  ;  et  les  pre- 
miers bénéfices  qu'elle  réalisera,  au  lieu  de  former  une  réserve, 
serviront  à  couvrir  la  perte. 

Pourquoi  ne  pourrait-elle  pas  continuer  à  fonctionner  ?  A-t-elle 
perdu  son  crédit?  Ses  créanciers  savent  qu'elle  a  éprouvé  une  perte 
de  500  francs,  mais  ils  ne  sont  pas  inquiets  pour  cela.  Ils  savent  que 
les  10,000  francs  qu'ils  lui  ont'pré^tés  sont  garantis,  à  concurrence 
de  9,500  francs,  par  les  autres  créances  de  la  caisse  ;  et  pour 
les  500  francs  restant,  par  la  fortune  totale  des  membres  de  la  caisse. 
Elle  ne  se  composerait  que  de  vingt  fermiers,  —  sans  un  seul 
propriétaire  petit  ou  grand,  —  l'avoir  de  ces  vingt  fermiers  repré- 
senterait bien  toujours,  en  récoltes  en  terre,  en  bétail,  etc.,  au 
moins  50,000  francs.  Pour  garantir  une  dette  de  500  francs,  c'est  suffi- 
sant. La  rente  française  n'a  pas  une  pareille  garantie.  La  caisse 
continuera  à  fonctionner  :  rien  ne  l'en  empêchera. 

Il  en  serait  autrement  dans  une  société  par  actions.  D'abord,  les 
créanciers  de  la  société  par  actions  n'auraient  d'autres  garanties 
que  l'avoir  de  cette  société  :  si  elle  éprouvait  une  perte,  les  dépo- 
sants ne  seraient  plus  sûrs  d'être  payés.  Le  crédit  de  la  société 
par  actions  serait  donc  compromis.  Ensuite,  s'il  s'agissait  d'une 
société  coopérative  anonyme,  comme  celles  que  vise  le  [projet  de  loi 
Méline,  chaque  associé  aurait  le  droit  de  se  retirer  k  volonté.  Si  la 
société  éprouve  une  perte,  les  associés,  qui  ne  peuvent  espérer  de 
longtemps  recevoir  un  dividende  pour  leurs  capitaux,  sortiront  en 
masse  de  la  société,  qui  sera  obligée  de  liquider  en  perte. 

Dans  la  caisse  rurale  à  responsabilité  illimitée,  au  contraire  : 

1**  Le  crédit  reste  entier,  malgré  une  petite  perte  :  la  caisse  peut 
continuer  à  fonctionner  ; 

2®  Personne  n'a  intérêt  à  sortir  de  la  société  :  on  n'en  sortira 
pas  pour  éviter  de  supporter  la  perte  déjà  éprouvée,  puisque  les 
membres  sortants  restent  responsables  des  pertes  subies  avant 
leur  démission.  On  n'en  sortira  pas  pour  faire  fructifier  ailleurs  ses 
capitaux,  puisque  les  sociétaires,  n'ayant  pas  versé  de  capitaux, 
n'ont  pas  à  en  retirer. 

Donc,  la  caisse  rurale  continuera  à  fonctionner,  et  ses  premiers 
bénéfices  couvriront  la  perte  :  au  besoin,  la  caisse  rurale  pourrait 


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LES    CAISSKS    KAIKI'KISK.N    ET    LK   CltÉDlT    AGHlCOLIi.  355 

élever  un  peu  le  taux  des  prêts  qu'elle  accorderait  pendant  Tannée 
suivante,  pour  combler  plus  vite  le  déficit.  Dans  aucun  cas,  il  ne 
peut  en  résulter  un  préjudice  pour  les  sociétaires. 


Au  point  de  vue  économique,  il  est  impossible  de  trouver  une 
institution  financière  plus  solide  et  plus  féconde  :  elle  est,  de  plus, 
très  facile  à  administrer  :  quelques  paysans  sans  aucune  connais- 
sance technique,  et  familiers  seulement  avec  les  quatre  règles 
d'arithmétique,  suffisent  pour  la  diriger  à  la  perfection. 

Mais  au  point  de  vue  moral,  Tœuvre  est  bien  plus  belle  encore. 

Diminuer  la  misère  rurale,  élever  la  dignité  individuelle  des 
paysans,  —  d'hommes  esclaves  des  usuriers,  faire  des  hommes 
libres,  indépendants,  vivant  de  leur  travail,  grâce  aux  capitaux  que 
leur  union  leur  a  procurés,  c'est  beau.  Mais  établir  un  terrain  com- 
mun, où  tous  se  rencontrent,  unis  dans  un  même  sentiment  de 
dévouement  désintéressé  au  bien  commun,  c'est  mieux  encore. 
Or  la  caisse  rurale  resserre  les  liens  d'amitié,  de  charité  mutuelle 
qui  devraient  unir  les  habitants  d'une  même  commune.  Le  véné- 
rable abbé  Kistler,  curé  de  Zimmerwald,  où  il  a  fondé  la  première 
caisse  rurale  suisse,  faisait,  dans  son  premier  compte  rendu 
annuel,  la  remarque  suivante  :  a  Autrefois,  dans  la  paroisse,  le 
malheur  des  uns  satisfaisait  toujours  quelque  petite  jalousie,  ou, 
tout  au  moins,  laissait  les  autres  indifférents.  Depuis  que,  par  la 
caisse  rurale,  chacun  est  solidaire  des  engagements  des  autres, 
chacun  redoute  le  malheur  qui  aurait  pu  frapper  le  voisin.  Jamais, 
dans  ma  paroisse,  on  n'avait  été  si  disposé  à  s'aider,  à  se  secourir 
mutuellement.  Et  ce  sentiment,  inspiré  à  l'origine  par  l'intérêt,  a 
pénétré  dans  les  cœurs.  » 

Enfin  et  surtout,  la  caisse  rurale  constitue  une  véritable  aristo- 
cratie morale.  Ce  ne  sont  pas  les  plus  riches  qui  y  sont  admis,  ce 
sont  les  meilleurs.  Les  paysans  savent  parfaitement  que  le  meilleur 
payeur  n'est  pas  celui  qui  a  le  plus  riche  domaine,  le  plus  beau 
bétail;  s'il  n'y  a  pas  dans  la  maison  de  Tordre,  du  travail,  de  la 
probité,  le  domaine  est  bientôt  hypothéqué,  le  bétail  dispersé  sur 
toutes  les  foires  :  c'est  la  ruine.  Or  on  ne  veut  pas  devenir  solidaire 
d'un  homme   qui  court  à  sa  ruine  ;  on  n'accepte  donc  dans  les 


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35tt  r\   IIKVOIK    SOCIAL. 

caisses  rurales  que  ceux  qui  présentent  des  garanties  morales 
sérieuses  :  ce  ne  sont  pas  les  plus  riciies,  ce  sont  les  plus  labo- 
rieux, les  plus  sobres,  les  plus  économes,  ceux  qui  ont  une  vie 
régulière,  qui  sont  bons  époux  et  bons  pères;  ce  sont  ceux-là,  et 
ceux-là  seuls,  qui  sont  admis  dans  la  caisse  rurale. 

Pour  faire  ce  choix,  il  n'est  pas  nécessaire  que  le  curé  se  pose  en 

moraliste,    ni   le   grand  propriétaire  en   sévère   inquisiteur.  Les 

paysans  sont  trop  fins  en  matière  d'argent,  trop  prudents,  trop 

Ji^y  circonspects,  pour  ne  pas  faire  eux-mêmes  ce  choix  ;  on  peut  s'en 

|;  ç  rapporter  à  eux  :  l'ivrogne,  le  paresseux,  le  débauché  sera  toujours 

Kf  *  exclu  par  eux  plus  sévèrement  que  par  personne.  Et  il  en  résulte 

t'  >  par  la  force  des  choses  —  lorsque  la  caisse  rurale  fonctionne  depuis 

quelque  temps  —  que,  lorsqu'il  est  bien  constaté  qu'on  n'y  admet 

que  les  hommes  honorables,  c'est  une  note  infamante  de  ne  pas  en 

être  membre.  L'intérêt  matériel  pousse  ù  demander  d'en  faire  partie  ; 

l'honneur  y  pousse  encore  davantage.  Et  l'on  voit  ceux  qui  ont  été 

repoussés  une  première  fois  faire  les  efforts  les  plus  méritoires  pour 

être  jugés  dignes  de  devenir  associés. 

L'expérience  est  faite;  encore  sur  ce  point,  elle  est  décisive. 

Combien  de  curés  n*ont-ils  pas  répété  l'exclamation  d'un  prêtre  des 

provinces  rhénanes  :  «  La  caisse  rurale  a  plus  fait  pour  moraliser 

ma  paroisse  que  tous  mes  sermons  !» 

f  Nous  voudrions  pouvoir  citer  tous  les  exemples  étonnants,  et 

;  cependant  authentiques,  de  moralisation  obteBue  par  la  caisse 

,:  rurale.  Qu'on  lise  la  belle  monographie  écrite  ^ur  l'Exposition 

I ;'  de  1889  par  notre  ami  le  député  Leone  Wollemborg^\fondateur  des 

h/  caisses  rurales  italiennes;  on  y  trouvera  une  série  V®  rapports 

R^  émanant  des  sources  les  plus  diverses,  des  curés,  des  vicaires,  des 

médecins,  des  paysans  eux-mêmes;  à  chaque  ligne,  on  voi\les  faits 

les  plus  précis  et  les  plus  consolants.  "^ 

Tantôt,  c'est  un  ivrogne  invétéré  qui,  refusé  par  la  caisse  rurale, 
jure  de  se  corriger,  s'abstient  du  cabaret  pendant  une  année  entièrlÊ- 
devient  laborieux  et  économe,  et  finit  par  conquérir,  avec  l'estime  ^ 
de  tous,  le  titre  de  sociétaire. 

Tantôt,  c'est  un  pauvre  diable,  ruiné  par  l'usure,  qui  trouvait  qu'à 
tant  faire  que  travailler  au  seul  profit  de  l'usurier,  mieux  valait  ne 
rien  faire  :  il  s'était  abandonné  à  l'oisiveté,  il  était  à  la  charge  de 
la  commune,  et  constituait  même  un  danger  public.  La  caisse  se 
fonde  :  il  veut  devenir  sociétaire;  pour  mériter  cette  faveur,  il  se 


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LKS    r.AISSKS    HAIKFKISK.N    VA'    LE   CKKÏUT    A(;H1(.ULK.  357 

fait  rayer  lui-même  de  la  liste  des  pauvres  secourus  par  le  bureau 
de  bienfaisance  ;  il  se  met  au  travail,  il  obtient  un  prêt,  et,  au  bout 
de  deux  ans,  il  était  hors  d'aflaire,  non  pas  riche  certes,  mais  res- 
pecté comme  un  homme  laborieux  et  honnête. 

Nous  n'en  finirions  pas,  si  nous  voulions  rapporter  tous  les 
exemples  merveilleux  que  nous  connaissons.  Qu'on  nous  permette 
d'en  citer  un  encore,  qui  nous  est  bien  doux,  puisqu'il  est  dû  à 
l'une  des/ares  caisses  fonctionnant  en  France:  elle  n'a  que  quelques  . 
semaines  d'existence,  et  déjà  elle  a  fait  le  bien  :  Un  homme  vivait 
dans  une  situation  irrégulière  :  toutes  les  tentatives  faites  pour 
l'amener  à  une  régularisation  avaient  échoué.  Le  fondateur  de  la 
caisse  nous  écrit  que  cet  homme  vient  de  se  marier  et  de  légi- 
timer ses  enfants  pour  commencer  une  nouvelle  vie  qui  lui  per- 
mette de  devenir  sociétaire  un  jour. 


L'œuvre  est  belle,  elle  est  utile,  elle  est  féconde.  Mettons-nous 
donc  résolument  au  travail. 

Mon  premier  appel  a  été  entendu  :  il  s'est  écoulé  trop  peu  de 
temps  pour  qu'on  ait  pu  remplir  toutes  les  formalités  de  la  consti- 
tution légale  des  caisses  rurales  :  mais  il  y  en  a  environ  une  cen- 
taine en  préparation.  D'ici  peu  de  semaines,  un  grand  nombre  fonc- 
tionneront, j'en  ai  la  conviction. 

Pour  faciliter  leur  tâche  aux  hommes  de  dévouement  qui  vou- 
dront entreprendre  une  si  belle  œuvre,  j'ai  publié  un  petit  Manuel 
pratique  contenant  les  statuts,  les  formalités  à  remplir,  les  règles 
d'administration  et  un  système  de  comptabilité  très  simple  à 
l'usage  des  caisses  rurales  :  avec  ce  Manuel^  un  paysan  connaissant 
ses  quatre  règles  peut  faire  un  administrateur  parfait  et  un  excel- 
lent comptable. 

Les  fondateurs  des  premières  caisses  rurales  françaises  ont  en 
outre  exprimé  le  désir  de  constituer  une  Union  des  caisses  rurales  qui 
groupât  ces  institutions  et  qui  leur  fournît  tous  les  renseignements 
théoriques  et  pratiques,  consultations  juridiques,  etc.  Cette  Union  a 
son  siège  à  Lyon,  avenue  de  Noailles,  36.  Et  je  me  ferai  personnel- 
lement un  plaisir  autant  qu'un  devoir,  de  donner  toutes  les  expli- 
cations qui  pourraient  m'ètre  demandées  pour  la  fondation  ou  le 
fonctionnement  des  caisses  rurales. 


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358  t'N    T>KVOIR    SOCIAL. 

L'œuvre  est  donc  facile  à  fonder,  facile  à  diriger  :  il  sulBl  d'un 
peu  de  bonne  volonté  au  début;  ensuite,  les  paysans  administre- 
ront eux-mêmes  la  caisse  mieux  que  personne,  car  la  seule  diffi- 
culté de  l'administration  consiste  à  se  bien  renseigner  sur  la  valeur 
des  emprunteurs;  les  paysans  peuvent  faire  ce  service  d'informa- 
tion à  la  perfection.  A  l'étranger,  ladministration  est  toujours  con- 
fiée à  une  majorité  de  cultivateurs,  sans  que,  pour  cela,  les  classe8 
dirigeantes  en  soient  exclues  :  les  résultats  sont  merveilleux. 

Mais  si  les  cultivateurs  sont  d'excellents  administrateurs,  ils  sont 
impuissants  pour  fonder  les  caisses.  D^abord,  ils  ne  connaissent  pas 
cette  institulion;  ils  ne  lisent  guère  les  Revues  économiques,  et. 
sHls  les  lisaient,  ils  ne  les  comprendraient  peut-être  pas.  Il  y  a 
une  œuvre  de  vulgarisation  à  accomplir,  surtout  pour  leur  faire 
accepter  le  principe  de  la  responsabilité  solidaire,  qui  pourrait  les 
effrayer  à  première  vue  :  c'est  à  cette  œuvre  de  vulgarisation  que 
je  convie  les  classes  dirigeantes  ;  elles  ont  là  un  impérieux  devoir 
social  à  remplir. 

Cette  responsabilité  solidaire  n'a  rien  qui  puisse  arrêter  un 
homme  intelligent  qui  a  étudié  le  fonctionnement  des  caisses  Raif- 
feisen.  Il  est  certain  que  ces  caisses  ne  peuvent  faire  de  naauvaises 
affaires  :  la  preuve  en  est  que,  sur  les  milliers  de  caisses  fonction- 
nant en  Europe  depuis  un  demi-siècle,  aucune  [je  dis  :  pas  une  seule) 
n'a  fait  perdre  un  centime  à  ses  créanciers  et  à  ses  membres. 

La  solidarité  est  donc  un  fantôme,  effrayant  de  loin  comme  tous 
les  fantômes,  mais  qui  s'évanouit  dès  qu'on  l'approche. 

Comment  faire  comprendre  cette  vérité  aux  paysans?  11  n'y  a 
qu'un  moyen,  mais  ce  moyen  est  infaillible  :  c'est  Yexentple. 

Qu'un  homme  estimé  de  ses  concitoyens,  considéré  par  eux 
comme  intelligent,  réunisse  quelques  paysans,  les  plus  influents  de 
sa  commune,  qu'il  leur  expose  les  avantages  de]  la  caisse  rurale, 
qu'il  leur  explique  son  fonctionnement,  et  que,  pour  vaincre  leurs 
dernières  hésitations,  il  leur  dise  :  «  Cette  solidarité  qui  vous  in- 
quiète, elle  n'est  pas  dangereuse  ;  la  preuve  en  est  que  moi,  qui 
n'ai  pas  besoin  de  crédit,  je  l'accepte,  je  m'inscris  comme  premier 
membre  de  la  caisse.  » 

Croyez-vous  que  les  paysans  hésiteront  à  le  suivre?  S'il  leur  pro- 
posait une  société  à  responsabilité  limitée,  les  paysans  lui  répon- 
draient :  «  Vous  risquez  quelques  centaines  de  francs,  ce  n'est  rien 
pour  vous  î  pour  nous,  ce  serait  uile  perte  énorme*  »  Mais  avec  la 


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LKS    tlAlSSES    KAIFI'KISEN    ET    LE   CKÉIHT    AGRH:<>LE.  35U 

solidarité  illimitée,  ils  comprendront  bien  que  l'homme  qui,  sans 
intérêt  personnel,  engage  loute  sa  fortune,  n'a  pas  de  crainte  sur  le 
succès  de  Tœuvre. 

Et  si  quelques  paysans  reculent,  il  y  en  aura  toujours  qui  accep- 
teront, et  la  caisse  pourra  se  constituer.  Quand  elle  fonctionnera, 
les  autres  viendront  peu  à  peu,  poussés  par  le  besoin,  et  aussi  fas- 
cinés par  cet  attrait  irrésistible  que  la  caisse  exerce  naturellement 
autour  d'elle. 
Voilà  le  devoir  social  urgent  à  accomplir  dans  nos  campagnes. 
Tous  les  hommes  de  cœur  qui  habitent  plus  ou  moins  longtemps 
la  campagne,  tous  ceux  qui  ^occupent  de  Tagriculture  et  des 
paysans,  devraient  sans  retard  se  mettre  à  l'œuvre. 

Les  curés  de  campagne  y  trouveraient  à  la  fois  le  moyen  de  sou- 
lager bien  des  misères,  et  celui  de  remplir  la  mission  tradition- 
nelle de  l'Église  catholique  sur  le  terrain  social.  Ils  ne  tarderaient 
pas  à  reconquérir  l'autorité  morale  qu'ils  ont  trop  souvent  perdue 
sur  le  peuple  avec  lequel  ils  n'ont  plus  assez  de  points  de  contact. 
Les  grands  propriétaires,  eux  aussi,  accompliraient  une  œuvre 
utile,  et  donneraient  à  leur  séjour  à  la  campagne  un  but  bienfai- 
sant, tout  en  établissant  entre  eux  et  les  paysans  des  rapports  cor- 
diaux qui  seront  la  meilleure  défense  contre  le  socialisme  agraire. 
Enfin,  puisque  nous  faisons  appel  à  tous  les  dévouements,  n'ou- 
blions pas  les  hommes  qui  ont  déjà  fait  leurs  preuves  au  profit  de 
Tagriculture  :  n'oublions  pas  les  fondateurs  et  administrateurs  des 
syndicats  agricoles. 

Les  syndicats,  nous  l'avons  déjà  dit,  ne  peuvent  pas  et  ne  doi- 
vent pas  faire  directement  les  opérations  de  crédit.  Mais  ils  ne 
peuvent  pas  et  ne  doivent  pas  non  plus  se  désintéresser  de  la 
question  si  importante  du  crédit  agricole.  Ils  ont  pour  mission  d'é- 
tudier et  de  favoriser  les  intérêts  professionnels  de  leurs  membres  : 
à  ce  titre,  ils  doivent,  plus  que  personne,  tenter  de  répandre  les 
caisses  rurales  dans  leurs  circonscriptions. 

Mais  les  syndicats  ne  doivent  pas  se  borner  à  propager  les  caisses 
rurales  :  le  syndicat  forme  une  grande  famille  agricole,  il  doit  la 
maintenir  unie,  et  nous  ne  conseillerons  jamais  aux  administra- 
teurs de  syndicats  de  supprimer  tout  lien  et  tout  rapport  entre 
ladministration  syndicale  et  les  caisses  fondées  sous  son  inspira- 
tion« 
J'ai  eu  à  étudier  la  question  avec  les  présidents  de  plusieurs 


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'MM)  IN    DKVOIH    SOCIAL. 

grands  syndicats  du  Midi.  Voici  les  bases  que  nous  avons  jugées  les 
plus  rationnelles. 

Les  caisses  rurales,  fondées  par  les  s^iidicats,  ont  tout  intérêt  à 
faire  partie  de  V Union  des  caisses  rurales^  pour  y  trouver  les  rensei- 
gnement techniques  dont  elles  auraient  besoin,  et  pour  profiter 
des  institutions  d*utilité  commune  {caisse  ceniraky  assurance  mu- 
tuelle dubélail^  etc.)  que  VUnian  fondera.  Comment  concilier  celle 
afTilialion  à  V Union  avec  les  liens  qu'il  importe  de  conserver  avec 
le  syndicat?  Le  procédé  est  très  simple,  car  il  n'y  a  aucune  rivalité 
entre  le  syndicat  et  l'Union. 

Les  caisses  rurales  fondées  par  un  syndicat  insèrent  dans  leurs 
statuts  une  disposition  spéciale  n'en  permettant  l'entrée  qu'aux 
membres  du  syndicat.  —  Tout  membre  du  syndicat  ne  sera  pas 
membre  de  la  caisse  :  mais  tout  membre  de  la  caisse  sera  membre 
du  syndicat. 

Puis,  conformément  au  règlement  de  VUnion,  les  caisses  fondées 
par  le  même  syndicat  formeront  un  groupe  autonome,  ayant  son 
règlement  spécial  établi  par  le  syndicat.  Ce  groupe  correspond  avec 
l'Union  par  rm/«rmérf»a/r«oè%i  du  bureau  du  syndicat,  ou  de  l'ad- 
ministrateur que  le  syndicat  aura  spécialement  délégué  à  cet  effet. 
De  cette  manière,  les  caisses  syndicales  appartiendront  à  l'Union, 
jouiront  de  tous  les  bénéfices  qu'elle  procurera  à  ses  adhérents,  et 
cela,  sans  échapper  à  l'action  du  syndicat  qui  les  aura  constituées. 

Un  groupe  est  en  formation  sur  ces  bases  dans  un  grand  syndical 
que  nous  ne  pouvons  encore  nommer,  parce  que  son  règlement  ne 
sera  approuvé  que  dans  quelques  jours  par  l'assemblée  générale. 
D'autres  syndicats  étudient  la  question,  et  sans  aucun  doute, 
d'ici  peu  de  temps,  ils  entreront  résolument  dans  la  voie  pratique. 

Nous  espérons  que,  parmi  les  lecteurs  de  la  Réforme  sociaU,  il  se 
rencontrera  de  nombreux  dévouements  qui  viendront  s'unir  à  ceux 
qui,  dès  à  présent,  travaillent  sur  tous  les  points  de  la  France  à  la 
diffusion  de  cette  œuvre  si  belle  et  si  féconde  au  point  de  vue  éco- 
nomique, moral  et  social. 

Louis  Durand. 


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[A  POLITIQUE  SOCIALE  EN  AUTRICHE 


Dans  un  des  premiers  naméros  de  la  nouvelle  revue  des  économistes 
aalrichiens  {Zeitschrift  fur  Volkswirtschaft,  Socialpolitik  und  Verwaltvng^ 
t.I,  p.  11-43),  le  D' Joseph  Maria  Baernreither  donne  un  aperçu  générai 
de  la  législation  sociale  autrichienne,  qu'il  nous  a  paru  intéressant 
d'analyser  avec  détails  pour  les  lecteurs  de  la  Réforme  sociale.  Les  diffé- 
rentes mesures  législatives  sont  suivies  pas  à  pas  depuis  leur  origine  et 
Taateur  insiste  particulièrement  sur  la  réglementation  des  assurances 
et  le  projet  de  loi  déposé  à  la  Chambre  des  députés, en  juin  1894, 
par  le  ministre  du  commerce,  sur  les  conseils  de  conciliation,  les  syndi- 
cats de  patrons  et  d'ouvriers  et  les  conseils  d'arbitrage. 

Déjà  l'ancien  Codex  amtriacus  contenait  une  foule  d'ordonnances 
royales  et  de  règlements  sur  la  législation  sociale  et  industrielle,  datant 
notamment  de  l'époque  de  Marie-Thérèse.  L'idée  d'une  codifîcation, 
d'une  loi  industrielle  générale  pour  tout  l'empire  avait  déjà  germé  au 
siècle  dernier,  et  l'ordonnance  du  29  novembre  1724  avait  même  pres- 
crit des  relevés  statistiques,  destinés  à  «  décrire  la  situation  des  arti- 
sans autrichiens  *^  Mais  les  années  agitées  du  commencement  de  notre 
siècliï  n'étaient  pas  propices  à  cette  ceuvre  de  paix  et  de  reconstruction 
sociale  et  ces  tentatives  échouèrent.  L'industrie  elle-même  se  développa 
beaucoup  plus  tard  en  Autriche  que  dans  les  États  occidentaux  de  TEu- 
rope.  Vers  l'année  1840  seulement,  elle  parvint  à  prendre  un  essor 
marqué.  En  même  temps  les  banques  et  tous  les  instruments  modernes 
de  crédit  se  propagèrent,  ainsi  que  la  facilité  des  communications  par 
l'établissement' d'un  vaste  réseau  de  chemins  de  fer.  Toutefois  les  préoc- 
cupations pour  le  bien-être  des  classes  ouvrières  restaient  toujours  à 
rarrière-plan,  alors  que  déjà  dans  les  autres  pays  on  s'occupait  des 
questions  sociales.  Les  luttes  pour  les  libertés  politiques  furent  en  partie 
cause  de  cet  état  des  esprits.  La  loi  sur  la  liberté  de  réunion  date  de 
1867  ;  la  liberté  des  coalitions  ou  des  grèves  fut  reconnue  en  1870  seule- 
ment, et  un  régime  scolaire  sérieux  n'est  en  vigueur  que  depuis  1871. 

On  peut  marquer  l'année  1873  comine  point  de  départ  du  mouvement 
social  eu  Autriche.  L'impulsion  fut  communiquée  par  l'Allemagne. 
Grâce  au  suffrage  universel,  le  parti  socialiste  avait  fait  son  entrée  au 
Reichstag,  et  les  idées  défendues  par  les  socialistes  de  la  chaire  avaient 
d'autre  part  attiré  l'attention  de  l'opinion  publique.  En  Autriche,  la 
crise  industrielle  et  la  misère  des  ouvriers  préparaient  un  terrain  favo- 
rable à  Téclosion  et  à  la  propagation  des  nouvelles  idées. 

La  Réf.  Soc,  16  août  1893.  3«  série,  t.  VI  (t.  XXVI  col.  ),  2* 


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362  LA    POLITIOUE   SOCULE  EN   AUTRICHE. 

1^       ^  Diverses  tentatives  furent  faites  à  la  Chambre  des  députés  pour  la 

!;vr  promulgation  d'une  législation  protectrice  du  travail  et  rétablissement 

pr'  des  inspecteurs  de  fabriques.  Elles  échouèrent  devant  l'opposition  da 

t,  gouvernement. 

5  ^  Le  message  de  Fempereur  d'Allemagne  du  19  novembre   188i,  qui 

1":^  affirmait  la  nécessité  de  s'occuper   efficacement  des  questions  ouvrières 

^  autrement  que  par  la  seule  répression  des  excès  socialistes,  eut  un 

oi  grand  retentissement  en  Autriche  et  marque  le  commencement  d'une 

i      4  seconde  période  dans  l'histoire  de  la  législation  sociale. 

'Y  Dès  le  5  décembre  1882,  le  groupe  des  a  Libéraux  unis  »  fit  une  propo- 

■^[.'  sition  de  loi  très  étendue,  concernant  le  développement  à  donner  à  Tas- 

^,^"  sociation  des  petits  industriels;  ils  réclamaient  une  législation  protec- 

-  trice  du   travail,   Tinstailation  d'inspecteurs  de  fabrique,  l'assurance 

^^  obligatoire  contre  les  accidents  et  la  maladie,  une  réforme  des  lois  sur 

l'assistance  publique  et  le  domicile,  et  enfin  une  enquête  parlementaire 

sur  la  situation  agraire.  De  son  côté,  le  gouvernement,  par  l'organe  du 

ministre  de  la  justice,    demandait  l'assurance  obligatoire  contre  les 

^  accidents,  au  lieu  du  principe  de  la  responsabilité  de  droit  commun.  De 

là,  les  projets  du  4  décembre  1883  concernant  l'assurance  contre  les 

accidents,  et  du  28  janvier  1886  sur  l'assurance  contre  la  maladie.  Ces 

deux  projets  furent  sanctionnés  et  devinrent  les  lois  du  28  décembre  1887 

et  du  30  mars  1888.  La  loi  du  28  juillet  1889  règle  rorganisation  des 

caisses  des  ouvriers  mineurs. 

La  Novelle  de  la  loi  industrielle  du  15  mars  1883  introduisit  les  cor- 
porations obligatoires  et  la  preuve  de  capacité  (1).  Les  inspecteurs  de 
fabriques  furent  établis  par  la  loi  du  17  juin  1883  et  la  seconde  Novelle 
à  la  loi  industrielle,  en  date  du  8  mars  1885,  concernait  les  mesures  à 
prendre  pour  prévenir  les  accidents,  les  restrictions  au  travail  des 
femmes  et  des  adultes  {jugendliche  Personen)  ;  elle  fixait  la  journée  nor- 
maie  de  travail  et  les  heures  de  repos,  défendait  le  travail  de  nuit  et 
introduisait  le  repos  dominical. 

A  ce  groupe  de  lois,  il  faut  ajouter  la  loi  sur  les  caisses  de  secours  et 
la  loi  du  9  février  1892  accordant  des  réductions  d'impôts  aux  maisons 
ouvrières  (2). 

11  convient  de  mentionner  en  outre  deux  propositions,  émanées  de 
l'initiative  des  «  Libéraux  unis  ».  L^une,  formulée  le  6  septembre  1886^ 
concerne  l'organisation  de  chambres  ouvrières  ;  elle  voudrait,  dans  le 
but  de  créer  une  représentation  des  intérêts  de  la  classe  ouvrière, 
iormer  des  collèges  élus  par  les  membres  des  caisses  de  maladies  et  qui 

(i)  Voir  sur  les  résultats  de  cette  loi  ;  Réforme  sociale^  !•'  avril  1893,  p.  494 
et  seq. 
t  (2)  Voir  Réforme  sociale^  l""  avril  1893,  p.  569. 


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P  ■  ■  M  ^.'    I 


LA    POUTIQUE   SOCIALE   EN   AUTRICHE.  363 

auraient  des  fonctions  analogues  à  celles  qu'exercent  les  chambres  de 
commerce  et  un  droit  de  vote  pour  la  Chambre  des  députés,  comme  ces 
dernières.  L'autre  proposition  du  17  avril  [1890  réclame  Tintroduction 
des  conseils  de  conciliation. 

Si  Ton  prend  le  mot  «c  politique  sociale  »  dans  son  sens  le  plus  large, 
on  peut  faire  rentrer  aussi  dans  cette  catégorie  de  lois  sociales  les  lois 
contre  Tusure  du  28  mai  1881,  la  Novelle  sur  l'exécution  forcée  du 
iOjnin  1887  qui  étend  le  cercle  des  objets  exempts  de  saisie,  et  la  loi  du 
1" avril  1889  concernant  Tintroduction  de  certaines  dispositions  succeS'^ 
sorales  spéciales  pour  les  biens  ruraux  de  moyenne  grandeur.  Cette  loi 
a  manqué  son  but.  On  a  voulu  rendre  obligatoire  la  transmission  du 
bien  à  un  seul  héritier  et  par  contre  on  a  confié  l'exécution  de  la  loi 
aux  différentes  diètes  provinciales.  C'était  rendre  la  réforme  illusoire, 
et  de  fait  aucune  diète  n'a  encore  introduit  la  loi  dans  son  ressort. 

Tel  est  l'ensemble  déjà  imposant  des  lois  sociales  votées  depuis  dix  ans 
en  Autriche.  Il  est  difficile  d'en  donner  une  appréciation  définitive; 
cependant  l'application  de  ces  lois  est  déjà  suffisante  pour  que  Ton 
paisse  en  démêler  clairement  certains  avantages  et  certains  inconvé* 
nients. 

La  législation  protectrice  du  travail,  les  inspecteurs  de  fabriques  et  les 
assurances  ouvrières  ont  pris  pied  sans  difficulté.  En  général,  les  indus- 
triels ne  se  sont  pas  montrés  hostiles  et,  de  leur  côté,  les  ouvriers  ont 
accueilli  ces  mesures  très  favorablement.  Le  principal  reproche  que  l'on 
peut  faire  à  Texécution  de  ces  lois,  c'est  la  multiplicité  des  organes 
chargés  d'y  veiller.  11  manque  une  direction  unique,  qui  mène  le  tout 
dans  un  même  esprit,  plus  simplement  et  à  moins  de  frais.  On  se  plaint 
également  du  nombre  trop  restreint  des  inspecteurs  de  fabriques,  qui, 
de  plus,  sont  trop  employés  dans  les  bureaux  et  visitent  trop  peu  les 
fabriques.  L'exécution  des  mesures  protectrices  du  travail  et  du  repos 
dominical  est  dès  lors  insuffisante  et,  notamment  dans  la  petite  industrie 
et  l'industrie  domestique,  ces  lois  sont  restées  lettres  mortes. 

L'auteur  réclame  enfin  pour  l'Autriche  la  création  d'un  office  statis- 
tique du  travail,  tel  qu'il  en  existe  dans  21  États  de  l'Amérique  du  Nord, 
en  Angleterre,  en  Suisse  et  en  France,  depuis  1891. 

L'assurance  obligatoire  ne  s'applique  encore  en  Autriche  qu'aux  acci- 
dents et  à  la  maladie.  Les  ouvriers  agricoles  et  forestiers  ne  sont  obligés 
que  partiellement  à  l'assurance.  L'auteur  fait  une  comparaison  entre  les 
systèmes  allemand  et  autrichien,  sur  laqueUe  nous  croyons  pouvoir 
passer,  la  question  étant  suffisamment  connue  et  étudiée  dans  des  livres 
l^cents  (1). 

(1)  Voir  noumment  les  études  détaillées  de  M.  M.  Bellom. 


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36i  LA   POUTIOUE  SOCIALE  EN  AUTRICHE. 

Il  est  plus  intéressant  d^examiner  le  projet  de  loi  de  1891  sur  les 
conseils  de  conciliation,  les  syndicats  professionnels  et  les  conseils 
d^arbi  trace. 

Les  conseils  de  conciliation  seront,  d'après  le  projet,  rendus  obliga- 
toires  et  composés  dans  chaque  fabrique  par  l'élection  au  suffrage 
universel  de  tous  les  ouvriers  âgés  de  21  ans.  Ils  auront  pour  mission  de 
formuler  les  désirs  et  les  réclamations  des  ouvriers  par  rapport  ao 
salaire  et  à  l'organisation  du  travail,  et  de  préparer  sur  ces  différents 
points  Fentente  avec  les  patrons.  Ceux-ci  pourront  également  leur  con- 
férer d'autres  fonctions  :  les  faire  participer,  par  exemple,  à  l'adminis- 
tration des  institutions  de  prévoyance  et  autres  établies  dans  l'intérêt  des 
ouvriers,  leur  confier  la  surveillance  des  mesuras  protectrices  prescrites 
par  la  loi,  etc. 

Une  enquête  est  ouverte  sur  cette  question,  ainsi  que  sur  les  deux 
autres  que  le  projet  de  loi  se  propose  de  régler.  Les  industriels  autri- 
chiens ne  se  sont  pas  préoccupés  beaucoup  jusqu'à  présent  de  l'institu- 
tion de  conseils  de  conciliation,  à  rencontre  de  ce  qui  s'est  fait  sous  ce 
rapport  en  Angleterre,  en  Allemagne  et  en  Belgique.  L'auteur  croit  ce- 
pendant que  les  industriels  sont,  en  général,  favorablement  disposés. 
La  question  de  principe  semble  donc  tranchée,  mais  il  s'agit  de  savoirs! 
la  loi  doit  rendre  les  conseils  de  conciliation  obligatoires  ou  seulement  en 
déterminer  les  caractères  principaux,  laissant  au  bon  vouloir  des  patrons 
le  soin  de  les  établir  et  d'en  régler  les  détails.  Plusieurs  associations 
industrielles  consultées  se  sont  prononcées  pour  la  dernière  hypothèse; 
d'autres  ne  voient  pas  d'inconvénients  à  Tobli galion.  Tout  le  monde 
reconnaît  les  gi'ands  services  que  les  conseils  peuvent  rendre,  si  les 
ouvriers  aussi  bien  que  les  patrons  font  preuve  de  bonne  volonté,  mais 
la  difficulté  pour  le  législateur  est  précisément  de  bien  choisir  la  forme, 
obligatoire  ou  facultative,  qui  stimulera  le  mieux  cette  bonne  volonté. 

L'institution  des  syndicats  professionnels  est  laissée  à  rappréciation 
du  ministre  du  commerce  qui  les  établira  dans  les  endroits  où  la  con- 
centration d'industries  identiques  ou  similaires  créera  une  commu- 
nauté d'intérêts  qui  rende  possible  l'existence  de  ces  syndicats.  Le  projet 
repousse  les  syndicats  mixtes  ;  les  syndicats  de  patrons  se  composeront 
de  l'ensemble  des  patrons,  les  syndicats  d'ouvriers  comprendront  seule* 
ment  des  délégués,  élus  par  les  conseils  de  conciliation.  L'objet  de  ces 
syndicats  est  d'étudier  les  intérêts  économiques  de  leurs  membres,  en 
tant  qu'ils  touchent  à  leur  activité  industrielle,  de  délibérer  sur  les  ré« 
clamations  qui  se  produisent  et  de  prendre  des  décisions  par  rapport  aux 
propositions  qui  leur  sont  soumises  par  les  associations  de  patrons.  L'as* 
semblée  générale  de  chaque  syndicat  élit  son  comité  directeur;  le  choix 
du  président  est  soumis  à  la  ratification  de  la  Gewerbebehoerde,  Les 


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.LA    POLITIQUE  SOCLALK   EN   AUTHICUE,  365 

syndicats  sont  placés  soas  la  surveillance  de  commissaires  spéciaux  et 
peuvent  être  dissous  lorsqu'ils  excèdent  leur  compétence.  Les  frais  sont 
couverts  par  des  cotisations  des  chambres  de  commerce,  des  communes 
et  des  intéressés. 

Tel  est  le  projet.  L'ouvrier,  pour  qui  Ton  veut  créer  ces  syndicats,  est 
encore  fort  peu  connu  en  Autriche.  On  ne  connaît  que  très  imparfaite- 
ment Fétat  des  salaires,  les  conditions  du  travail,  Tétat  des  logements, 
les  idées,  les  aspirations  politiques  et  sociales  des  travailleurs.  L'atten- 
tion des  autres  classes  de  la  société  s'est  encore  peu  portée  de  ce  côté. 
Et  cependant,  en  Autriche  comme  ailleurs,  la  classe  ouvrière  se  déve- 
loppe, précise  ses  revendications,  se  réunit  en  congrès  et  en  associations 
pour  les  faire  triompher.  Va-ton  laisser  ce  mouvement  grandir  et 
s  étendre,  sans  s'en  préoccuper  davantage?  Il  faut,  au  contraire,  se 
mettre  à  sa  tète,  réprimer  ce  qui  est  mauvais,  protéj^er  ce  qui  est  bon. 
Cest  le  devoir  de  l'État,  Et  quant  à  l'organisation  professionnelle  des 
travailleurs,  il  ne  faut  pas  se  bercer  d'illusions  et  croire  que  Ton  érigera 
quelque  chose  de  stable  au  moyen  d'arrêtés  ministériels  et  de  réglemen* 
tation  policière.  La  conduite  de  la  police  vis-à-vis  des  associations 
ouvrières  existantes  est  déjà  suffisamment  tracassière  et  minutieuse.  Il 
faut  un  régime  plus  libre,  et  Tauteur  propose  comme  exemple  d'une 
bonne  loi  sur  les  syndicats   la  loi  française  du  21  mars  1884. 

Les  conseils  d'arbitrage,  dont  le  projet  s'occupe  pour  finir,  sont  égale* 
ment  une  des  grandes  réformes  que  l'on  voudrait,  dans  tous  les  pays, 
faire  pénétrer  dans  les  mœurs  industrielles.  Mais  généralement  ou  ne 
tient  pas  suffisamment  compte  des  difficultés  d'exécution  (1).  D'après  le 
projet,  le  ministre  du  commerce  peut  établir  ces  conseils  là  où  existent 
des  associations  sur  lesquelles  les  conseils  viendraient  se  greffer.  Leur 
mission  est  «  d'amener  une  entente  amiable  entre  les  patrons  et  les 
ouvriers,  sur  les  conditions  de  la  continuation  ou  de  la  reprise  du  con- 
trat de  travail.  Ils  ont  spécialement  le  devoir  d'intervenir  lorsque  les 
deux  parties  sont  en  désaccord  sur  les  droits  et  les  devoirs  qui  découlent 
du  contrat  ou  sur  des  modifications  à  y  introduire  ».  Chaque  conseil  se 
compose  d'un  nombre  égal  de  patrons  et  d'ouvriers  (3-5)  choisis  dans  les 
associations,  lesquels  élisent  un  président  et  un  vice-président  ;  ceux-ci 
sont  nommés  par  l'autorité  lorsque  l'élection  ne  donne  pas  de  résultat. 
Les  débats  ont  lieu  oralement,  en  présence  d'hommes  de  confiance  des 
deux  parties.  Si  l'accord  se  fait,  les  termes  en  sont  publiés,  sinon  le 
-  conseil  rend  sa  sentence  arbitrale.  Les  parties  ont  un  certain  délai  pour 
déclarer  si  elles  se  soumettent  ou  non  à  cette  sentence.  Leur  déclara- 
tion, même  négative,  est  publiée. 

(1)  Voir  sur  la  question,  les  études   approfondies  de  M.  A.  Oibon.  Réforme 
:  «ocûite  :  16  février,  l^»-  mars  et  1«  avril  1893. 


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360  .     CHRONIQUE   DU    MOUVEMENT  SOCIAL. 

Le  projet  a  eu,  certes,  en  vue  une  organisation  analogue  à  celle  des 
Boards  of  conciliation  and  arhitration,  mais  ne  parait  pas  être  appelé  à 
produire  dans  Jes  relations  industrielles  d'aussi  bons  effets  qu'en  Angle- 
terre. Les  Boards  of  conciliation  reposent  sur  une  égalité  complète  des 
Traders  Unions  et  des  Traders  Associations,  lesquelles  ont  la  volonté  et  le 
pouvoir  de  faire  exécuter  les  sentences  arbitrales.  Le  projet  autrichien 
construit  toute  une  organisation  artificielle,  qui  repose,  il  est  vrai,  éga- 
lement sur  les  associations  professionnelles;  mais  ces  associations  elles- 
mêmes  végètent  en  petit  nombre,  et  de  plus  ces  conseils  d'arbitrage 
seront  établis  par  décret  ministériel;  ils  seront  donc  obligatoires,  alors 
que  leurs  sentences  seront  facultatives.  Il  est  très  peu  probable  que  dans 
de  semblables  conditions,  les  conseils  d'arbitrage  produisent  en  Autriche 
les  heureux  résultats  qu'on  pourrait  théoriquement  en  espérer. 

Ern.  Dubois. 


CHRONIQUE  DU  MOUVEMENT  SOCIAL 


Sommaire.  —  Les  exercices  physiques  et  les  études.  — Le»  syndicats  au  pied  du 

'     mur,  —  Le  rôle  des  Bourses  du  Trayail.  —  Les  fonctionnaires  et  le  service 

militaire.  —  Fonctionnaires  et  Parlement.  —  Les  versements  à  la  caisse  de» 

retraites. 

Les  exercices  physiques  et  les  études.  —  Les  distributions  de  prix  ont 
ramené,  ces  jours  derniers,  la  question  déjà  plusieurs  fois  posée  :  Y  a-t-il 
ou  non  incompatibilité  entre  les  exercices  physiques  et  les  études?  A 
propos  des  prix  du  concours  général,  un  journal  a  dit  que  les  lycées  qui 
fournissent  les  meilleurs  sujets  pour  les  différents  sports  si  en  honneur 
actuellement,  sont  précisément  ceux  qui  ont  obtenu  le  moins  de  récom- 
penses, et  il  citait  comme  preuve  Janson  de  Sailly  et  Michelet  qui  n'ont 
eu  que  37  et  38  nominations  contre  65  à  Louis-leGrand,  63  à Gondorcet, 
49  à  Stanislas,  43   à  Charlemagne.   Par  contre,   au   concours   général 
de  1892,  le  ministre  de  Tlnstruction  publique  affirmait  que  Ton  n'a  pas 
aperçu  de  différences  dans  le  partage  des  succès  de  fin  d'année  entre  les 
lycées  qui  excellent  dans  les  exercices  physiques  et  les  autres.  Les  opi- 
nions sont  donc  encore  très  contradictoires  sur  la  question,  et  on  ne  peut, 
pour  le  moment,  qu^enregistrer  les  faits  qui,  réunis  plus  tard,  constitue- 
ront une  solution  définitive.  Voici  quelques-uns  de  ces  faits. 

Le  lycée  Gondorcet,  classé  deuxième  au  concours  général  avec  63  no 
mîuations,  presque  ex  œquoavec  Louis-le-Grand  qui  en  a  65,  est  un  de 
ceux  qui  pratiquent  le  plus  assidûment  les  exercices  physiques  :  il  dispale 


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I 


LES   SYNDICATS  AU  PIED  DU   MUR.  367 

pied  à  pied  à  Janson  de  Saiiiy  le  titre  de  champion  de  la  Ligue  de  Tédu- 
cation  physique.  Le  président  de  Tassociation  athlétique  de  ce  lycée  a 
obtenu  un  premier  prix  au  concours  général.  L'association  sportive  de 
Louis>le-Grand,  qui  comptait  86  membres,  a  eu,  en  1890  et  1891,  5  admis- 
sions à  récole  normale  supérieure,  1  prix  d'honneur,  1  second  prix  et 
4  accessits  au  concours  général  et,  dans  l'intérieur  du  lycée,  6  prix 
d'excellence,  33  premiers  prix,  30  seconds  prix  et  139  accessits. 

Le  concours  général  entre  les  lycées  de  province  fournit  d'autre  part 
les  observations  suivantes  :  sur  47  lycées  nommés,  il  y  en  a  20  qui  pos« 
sèdent  des  associations  athlétiques  et  qui  ont  remporté  47  nominations 
sur  120  (12  prix  et  35  accessits}.  De  ce  côté  la  comparaison  n'est  pas 
favorable  aux  exercices  physiques,  puisque  les  lycées  possédant  une 
association  athlétique  forment  près  de  43  %  des  lycées  nommés  au  con- 
cours et  qu'ils  n'ont  obtenu  que  39  %  des  récompenses. 

Les  syndicats  au  pied  du  mur,  —  Fronder  le  gouvernement  et  braver  la 
loi  de  1884,  citait,  il  y  a  un  mois,  une  très  profitable  campagne  pour  les 
meneurs  de  la  Bourse  du  Travail  de  Paris.  Quelle  puissante  popularité  à 
recueillir  d'une  si  courageuse  attitude  !  Et  puis  n'y  avait-il  pas  à  compter 
sur  la  faiblesse  déjà  tant  de  fois  expérimentée  du  pouvoir!  Mais  toute 
fête  a  son  lendemain,  et  le  lendemain  de  cette  fête  devait  être  bien  triste 
pour  les  apôtres  du  m  ni  lois  ni  maître».  Aujourd'hui  en  effet,  sous  peine 
de  disparaître,  il  faut  reconnaître  la  loi.  Ce  sont  les  principaux  membres 
de  la  «  commission  executive  »  qui  font  ce  pénible  aveu  dans  le  «  Bul- 
letin ofûciel  do  la  Bourse  ».  Us  commencent  à  envisager  la  situation 
telle  qu'elle  est.  L'œuvre  révolutionnaire  ne  pourrait  plus  se  continuer 
à  la  Bourse  du  Travail  réouverte,  mais  soumise  à  un  règlement  sévère. 
Donc  il  faut  une  Bourse  indépendante,  en  dehors  du  bâtiment  municipaL 
Mais  où  prendre  les  fondra,  avec  quoi  remplacer  la  manne  officielle  que 
répandaient  si  largement  sur  eu'x  les  faveurs  du  Conseil  ? 

Ce  n'est  pas  tout  encore  :  outre  le  moyen  de  vivre,  il  faut  encore  le 
droit  de  vivre,  et  ce  droit  on  pourrait  peut-être  s'en  passer,  à  condition 
de  se  réunir  secrètement,  mais  alors  plus  de  propagande,  plus  d'action 
révolutionnaire  !  Il  faut  donc  que  ce  droit  soit  réel,  complet,  et  pour 
cela,  c'est  la  soumission  obligatoire  à  la  loi  de  1884.  .Conclusion  :  «  Si 
nous  voulons  fonder  cette  Bourse  indépendante,  reconnaissons  la  loi  : 
nous  ne  pouvons  résister  au  gouvernement  qu*en  la  reconnaissant!  » 

Une  bonne  partie  de  la  commission  executive  en  vient  ainsi  à  conseiller 
la  soumission  aux  formalités  que  demandait  dans  son  ultimatum  le  pré- 
fet de  la  Seine.  Quel  a  donc  été  le  résultat  des  farouches  résistances  des 
meneurs  ?  La  perte  d'un  palais  somptueux,  la  perte  d'une  subvention 
considérable  et  finalement  la  soumission  !  Voilà  certes  des  conseillers 
qui  ont  sagement  mené  les  affaires  des  syndicats.  Les  braves  gens  qui  se 


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368  CHRONIQUE  DU  MOUVEMENT  SOGUL. 

sont  laissé  berner  par  eux  devraient  bien,  une  bonne  fois,  juger  ce  que 
leur  coûtent  de  pareils  inspirateurs  ;  mais  vous  verrez  que  rien  ne  sera 
changé  dans  la  bêtise  humaine  et  que  Tentrepreneur  de  révolutions  aura 
toujours  Toreille  de  ses  victimes. 

Le  rôle  des  Bourses  du  Travail.  —  A  l'occasion  d'une  question  posée 
par  M.  Trarieux,  le  ministre  de  Tintérieur  a  très  nettement  défini  le 
caractère  que  devra  avoir  la  Bourse  du  travail.  «  La  Bourse  du  Travail, 
a-t-il  dit,  n'est  pas  Thôtel  des  syndicats  ;  elle  est  le  marché  libre  du 
Iravail  ;  c'est  sa  définition  même  ;  c'est  parce  qu'elle  a  dévié  de  cette 
définition  et  a  été  entraînée  à  des  interventions  politiques  et  souvent 
révolutionnaires,  que  j'ai  dû  prendre  la  résolution  extrême  de  la  fermer. 
Il  faut  bien  le  reconnaître  :  en  fait,  les  syndicats  se  sont  emparés  de  la 
Bourse  du  Travail  :  ils  y  ont  usurpé  la  domination  au  point  d'en  rendre 
l'accès  très  difficile,  souvent  même  impossible  aux  travailleurs  isolés  qui 
venaient  y  chercher  les  renseignements  pour  lesquels  la  Bourse  du  Tra- 
vail est  faite.  Je  déclare  queTidée  de  la  Bourse  du  Travail  en  elle-même 
est  une  idée  juste  et  ce  n'est  pas  par  la  fermeture  d'un  local  qu'on  sup- 
prime une  idée  juste.  Mais  il  a  manqué  à  cette  idée,  pour  vivre  et  pour 
prendre  son  libre  développement,  d'être  appuyée  d'une  réglementation 
annoncée,  mais  qui  n'a  jamais  été  faite.  —  Il  faut  que  cette  réglemen- 
tation intervienne  enfin,  et  il  y  aura  lieu,  sans  admettre  a  priori  que  les 
Syndicats  doivent  être  les  membres  ou  les  occupants  exclusifs  de  la 
Bourse  du  Travail,  de  se  demander  cependant  ce  qu'il  convient  de  faire  à 
leur  égard  pour  le  cas  où  ils  y  entreraient  comme  syndicats.il  serait  bien 
étrange,  en  effet,  que  si  ce  marché  du  travail  est  accessible  à  tous 
les  ouvriers  isolés,  il  ne  le  fût  pas  aussi  aux  ouvriers  syndiqués...  Je  puis 
îijouter  qu'alors  nous  nous  inspirerons  du  texte  comme  de  l'esprit  de  la 
loi  de  1884.  » 

Les  fonctionnaires  et  le  service  mililaire,  —  La  discussion  du  budget  a 
^8oulevé  deux  intéressantes  questions.  La  première  est  relative  au  service 
militaire  des  employés  de  l'État.  Il  est  ressorti  de  cette  discussion  que  les 
fonctionnaires  qui,pour  difTérents  motifs,  sont  dispensés  des  trois  années 
à  passer  sous  les  drapeaux,  se  trouvaient  gaguer  ces  trois  années,au  point 
de  vue  de  l'avancement,  sur  leurs  collègues  appelés  au  service.  A  leur 
rentrée,  ces  derniers,  reprenant  leur  place  du  départ,  se  voyaient  dépas- 
sés par  leurs  anciens  égaux  et  rejoints  par  leurs  inférieurs.  Leur  avan- 
cement se  trouvait  ainsi  retardé  de  trois  années  au  profit  des  dispensés. 
Il  y  avait  là,  assurément,  une  inégalité  et  une  injustice.  Le  ministre  du 
commerce  n'a  pas  fait  de  difficulté  à  le  reconnaître,  et,  sur  l'invitation 
de  la  Chambre,a  proposé  d'y  remédier  en  ne  donnant  aucun  avancement 
^ux  dispensés  pendant  cette  périocle.  La  Chambre  a  donné  son  approba- 


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FONCTIONNA IKES  ET  PARLEMENT.  369 

tion.  Elle  avait,  du  reste,  déjà  voté  le  principe  dans  une  loi  récente  sur 
l'instruetion  publique,  aux  termes  de  laquelle  le  temps  passé  au  régiment 
doit  compter  dans  le  stage  de  Tinstitution.  A  première  vue  cette  solution 
parait  bonne.  Mais,  en  y  regardant  de  plus  près,  elle  manque  de  (ogique. 
II  est  évident,  en  effet,  au  point  de  vue  du  travail  administratif,  que  le 
dispensé  a,  pendant  ces  trois  années,  acquis  une  compétence  profession- 
nelle faisant  de  lui  un  fonctionnaire  plus  utile  que  l'employé  qui,  pen- 
dant ces  trois  années  passées  en  dehors  de  Vadministration,  n'a  rien 
acquis  et  même  a  dû  perdre  en  fait  de  savoir  professionnel.  Si  donc  les 
droits  à  l'avancement  par  ancienneté  sont  rétablis  au  même  niveau,  les 
supériorités  réelles  peuvent  être,  sacrifiées  et  le  service  en  souffre  ;  le 
résultat  le  plus  probable  ne  serait-il  même  pas  un  abaissement  général 
du  niveau  professionnel? Si,  au  contraire,  l'avancement  est  au  choix,  le 
dispensé  aura  forcément  l'avantage  et  l'égalité  cherchée  ne  sera  que 
fictive. 

Leministre  avait  proposé  une  autre  solution,  c'est  de  faire  bénéficier 
les  employés  militaires  de  l'avancement  moyen  perdu  par  eux  pendant  le 
temps  passé  sous  les  drapeaux.  Mais  c'était  une  augmentation  de  dépen- 
ses,  non  pas  de  quelques  centaines  de  mille  francs,  mais  de  millions. 
De  plus,  accorder  cet  avantage  aux  fonctionnaires  de  l'État,  n'était-ce 
pas  créer  une  inégalité  choquante  au  point  de  vue  de  tous  les  autres 
jeunes  soldats  qui  pendant  leur  service  militaire  perdent  leur  emploi  et 
leur  savoir  technique. 

La  question  discutée  au  Parlement  n'a  dont  pas  reçu  de  solution  satis- 
faisante et  a  tout  simplement  abouti  au  vote  par  la  Chambre  d'une 
augmentation  de  dépenses  de  570,000  francs,  rien  que  pour  les  employés 
des  postes  et  télégraphes,  mais  cette  augmentation  a  été  repoussée  par 
le  Séuat,  et  la  Chambre  s'est  résignée  dans  sa  dernière  séance  du 
22  juillet. 

Fonctionnaires  et  Parlement.'^  La  secpi\de  .q]qestion  soulevée  par  la 
discussion  du  budget  à  propos  des  fonctiopnaires  de  TËtat  concerne  leurs 
démarches  vis^à-vis  du  Parlement.  Les  employés  des  postes  et.  télégraphes 
avaient,  parait-il,  assailli  la  Chambre  et  le  Sénat  de  sollicitations  pres- 
santes au  sujet  de  leurs  réclamations  touchant  le  service  militaire. 
Etaient-ils,  n'étaient-ils  pas  dans  leur  droit?  Certains  députés  et  sénateurs 
disaient  oui,  d'autres,  et  avec  eux  le  ministre  du  commerce,  affirmaient 
que  non.  M.  Tolain,  au  Sénat,  a,  croyons-nous,  très  exactement  posé  la 
question.  «  Je  ne  crois  pas,  a-t-il  dit,  que  des  fonctionnaires  qui  font 
partie  d'un  grand  service  public  aient  le  droit  de  se  coaliser  contre 
rÉtat,  d'organiser  la  grève  ou  de  rien  faire  de  pareil.  Ils  n'en  ont  pas  le 
droit.  Mais  c'est  à  la  condition  aussi  que  TÉtat,  que  ceux  qui  sont  véri- 
tablement leurs  tuteurs  dans  l'administration  publique  tiennent  compte 


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t}70  CHRONIQUE   DU   MOUVEMENT  SOCIAL. 

de  ce  qui  est  la  Justice,  de  ce  qui  est  Tëquité  et,  par  conséquent,  les 
désarment  eux-mômes  en  leur  faisant  voir  qu'ils  font  tout  ce  qu'il  est 
possible  de  faire.  » 

Or,  M.  (loblet  a  montré,  pièces  en  mains,  que  les  employés  des  Postes 
et  Télégraphes  avaient  en  1888,  présenté  leur  réclamation,  d^une  façon 
très  correcte,  à  leur  chef  hiérarchique,  que  celui-ci  en  avait  promis  une 
étude  attentive  ;  que  la  même  démarche  avait  été  renouvelée  en  1889,  que 
le  Directeur  avait  encore  promis  l'étude  des  mesures  à  prendre  en  faveur 
des  réclamants,  mais  que  rien  n'avait  été  fait. 

Les  versements  à  la  caisse  des  retraites,  —  La  commission  supérieure  de 
la  caisse  des  retraites  vient  de  publier  son  rapport  pour  l'année  1892. 
On  y  puise  d'intéressants  renseignements  sur  le  problème  des  pensions 
de  retraite. 

Les  versements  y  sont  classés  en  trois  catégories  :  directs,  par  inter- 
médiaires et  de  sociétés  de  secours  mutuels. 

L'année  1892  a  donné  les  chiffres  suivants  : 

Nombre  de 
comptes  Somme»  versées        Moyenne 

Versements  directs 22.687         13.017,312  30  573.80 

—  par  intermédiaires      278.837         11.677.450  10  41.90 

—  Sociétés  des.  M..  4.228  8.105.222  00      1.917.03 

Totaux 305.752        32.799.984  40 

Les  versements  par  intermédiaires  se  divisent  comme  suit  : 

Nombre  de 
comptes  Sommes  Moyenne 

Compagnies  de  chemin  de  fer. .  108.554          5.974.334  37        55.04 
Ouvriers  et  employés  des  mines 

et  de  la  métallurgie 30.982          1.241.948  00 

Industries  diverses 16.847          1.189.673  00        50.85 

Cantonniers,    agents   de  TÉtal, 

départements,       communes, 

administration  publique,  etc.  122.454          3.271.494  73        26.70 

Total 278.837        H. 677. 450  10 

D'après  cela  les  versements  de  retraite  faits  par  Tindustrie  privée 
(mines  et  industries  diverses),  9o  établissements,  sont  en  tout  dans  les 
proportions  suivantes  : 

Nombre  des 
titulaires       Sommes  versées     Moyenne 

Versements 47.829  2.431.621  00        50.85 


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LES   VERSEMENTS   A   LA   CAISSE  DES   RETRAITES.  371 

Les  plus  importants  de  ces  versements  sont  les  suivants  : 

Nombre  de 
versements  Francs 

Le  Creusot 51 .600  630.935 

Mines  d'Anzin 93.202  374.071 

Grand»  Magasins  du  Louvre 956  324. SOO 

Compagnie  des  Omnibus 21.093  264.828 

Saint-Gobain 10.754  125.075 

Compagnie  de  Fives-Liile 356  80.936 

Solvay  et  Compagnie,  à  Dombasle. .  7.429  49.580 

Belle  Jardinière 719  48.284 

Messageries  maritimes 1 .  091  43 .  585 

Houillères  de  Ronchamp 6.119  41.370 

Hachette  et  Compagnie 695  38 .  922 

Mines  de  Bessèges 5.393  36.637 

2.059.023 
En  comparant  les  différents  chiffres  ci-dessus,  on  constate  d'abord 
^uel  faible  usage  les  simples  particuliers  font  de  la  caisse  des  retraites  : 
^.687  personnes  dans  une  année.  D'autre  part,  cette  clientèle  est  com- 
posée de  personnes  à  Taise,  puisque  la  moyenne  de  ces  versements 
^stde  573  fr.  80.  Du  reste,  on  en  juge  mieux  encore  par  le  petit  état  que 
enferme  le  rapport  : 

Nombre  des 
V'ersements  directs  comptes  Sommes  Moyenne 

^^-iesscus  de  10  francs.  1.593  7.138  4.48 

^^      dOà    49        —  2.403  51.754  21.54 

.   ^«       ^O  à  199        —  3.711  256.828  94.37 

^^    ^OC  à  499        —  2.030  594.335  292.77 

ûe    Soc  à  999        —  2.376  1.493.342  628.51 

^®    ^,000  —  10.530        10.530.000        1.000.00 

les  'v-^rsements  de  1,000  francs  sont  presque  la  moitié  du  nombre,  et 
plus  ^es^  32  centièmes  de  la  valeur  des  versements  directs,  et  le  tiers  de 
\a totalité  des  versements. 

C^tîkit  encore  bien  autre  chose,  lorsque  le  maximum  autorisé  des 
vcr^eiïients  annuels  était  de  1,500  francs.  Donc,  la  clientèle  des  verse- 
tS^^Tils  directs  n'est  pas  une  clientèle  pauvre. 

^^  îa\it  bien  remarquer  que  la  moyenne  de  1,917  francs  des  versements 
d^s  sociétés  de  secours  mutuels  n'est  pas  une   moyenne  par  tête,  mais 
par  société.  C'est  pour  ces  motifs  que,    celte  année   même,  la  loi  des 
finances  a  réduit  le  maximum  de  versement  à  500  francs.  Mais  ce  maxi- 
mum est  encore  trop  éjevé  puisque  nous  voyons  les  moyennes  des  ver- 
sements au  profit  des  ouvriers  et  petits  agents  ne  pas  dépasser  56  francs. 


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372  CHRONIQUE   DU   MOUVEMENT  SOCIAL. 

Le  maximum  ne  devrait  pas  dépasser  300  francs.  Il  est  facile  de  com  • 
prendre,  en  effet,  que  si  la  caisse  des  retraites  recevait  moins  d'argent, 
elle  pourrait  l'employer  tout  entier  aux  meilleurs  placements,  conserver 
ainsi  un  taux  plus  élevé  et  reculer  peut-être  encore  de  plusieurs  années 
rabaissement  de  ses  tarifs.  Les  pertes  qu'elle  a  subies  viennent  princi- 
palement des  gros  versements  qu'elle  a  reçus,  et  Ton  peut  dire  que  les 
pertes  subies  à  leur  tour  par  les  plus  petits  pensionnaires  sont  le  fait 
des  avantages  dont  les  gros  ont  profité. 

Quelques  chiffres  rétabliront  aisément.  Les  rentes  actuellement  en 
cours  s'élèvent  à  32,771,616  francs.  Sur  ce  total,  il  y  a,  en  chiffres  ronds, 
pour  13  millions  de  francs  de  rentes  comprises  entre  600  et  i,500  francs. 

La  seconde  remarque  que  nous  voulons  tirer  du  rapport  est  relative 
aux  pensions  de  retraite  créées  par  les  versements  des  chefs  de  grands 
établissements  industriels  ou  commerciaux,  unis,  le  plus  souvent,  aux 
versements  du  personnel.  Le  nombre  des  ouvriers  ainsi  favorisés  ne 
dépasse  pas  48,000,  et  la  somme  versée  pour  eux  n'est  que  de 
2,431,621  francs. 

Nous  sommes  les  premiers  à  admirer  rinitiative  de  ces  patrons  et 
leur  dévouement,  mais,  en  regard  de  la  masse  des  ouvriers  dont  la 
vieillesse  est  à  assurer,  le  progrès  accompli  n'est  qu'un  infiniment  petit. 

Si  l'on  s'en  reposait  sur  l'augmentation  naturelle  du  nombre  de  ces 
patrons  prévoyants  la  solution  du  problème  de  la  vieillesse  serait  encore 
dans  un  lointain  bien  reculé. 

—  Mais  le  rapport  nous  signale  un  autre  facteur  de  la  retraite  déjà 
important  en  nombre  et  en  valeur  :  ce  facteur  c'est  la  société  de  secours 
mutuels  :  ses  versements  ont  dépassé  8  millions  en  1892,  et  il  faut  re- 
marquer que  cette  année-là  beaucoup  de  sociétés  ont  diminué  leurs 
versements  habituels  à  cause  de  la  baisse  du  tarifs.  Quoi  qu'il  en  soit, 
nous  les  voyons  fournir  à  la  caisse  des  retraites  un  contingent  près  de 
quatre  fois  supérieur  à  l'action  dés  patrons. 

C'est  donc  un  facteur  dont  on  doit  tenir  grand  compte,  et  qu'il  faut 
favoriser.  On  lui  a  donné  400,000  francs  cette  année  pour  compenser  les 
'  pertes  subies  par  suite  de  la  baisse  du  taux  :  la  loi  de  finances  lui  a 
alloué  la  même  somme  pour  1894.  Mais  on  ne  doit  pas  s'en  tenir  là. 
Nous  comptons  bien  que  le  Sénat  accueillera  favorablement  la  proposi- 
tion déjà  acceptée  par  la  Chambre  sur  l'initiative  de  M.  Aynard,  de  Tat» 
tribution,  aux  sociétés  qui  font  la  retraite,  des  comptes  abandonnés  des 
caisses  de  retraite.  La  commission  sénatoriale  a  déjà  dit  oui,  espérons 
que  le  Sénat  ne  démentira  pas  sa  commission. 

A.  FOUGEROUSSE. 


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UNIONS  DE  LA  PAIX  SOQALE 

PRÉSENTATIONS  ET  CORRESPONDANCE 


PRESENTATIONS.  >-  Les  personnes  dont  les  noms  suivent  ont  été 
admises  comme  membres  titulaires,  ou  comme  associées,  et  inscrites  du 
u*  5229  au  n*  5238.  Les  noms  des  membres  de  la  Société  d'Economie 
sociale  sont  désignés  par  un  astérisque. 

Allier.  —  Nény  (l'abbé^  secrétaire  de  TÉvêché,  nie  des  Potiers,  4,  à 
Moulins,   prés,  par  M.  Sevin-Reybert. 

Cher.  —  Guère  (le  comte  Henri  de  la),  château  de  DeiTens,  par  Dun- 
sor-Auron,  prés,  par  M.  Tabbé  Moriand. 

DouBs.  —  Marti  (Fritz),  industriel,  au  Vieux-Gbarmont,  près  Montbë- 
liard,  prés,  par  M.  Dervaux. 

Seinb-Paris.  —  Salignac  Fénelon  (le  comte  de),  avenue  Malakoff,  110, 
prés,  par  M.  A.  Lucas. 

Marne.  —  *  Met  tétai  (Alfred),  ancien  magistrat,  à  La  Harazée,  par 
Yienne-le-Château  ;  et  à  Paris,  boulevard  de  Courcelles,  80. 

Belgique.  —  Bolly  (l'abbé  Henry),  curé  à  Esneux,  prov.  de  Liège,  prés, 
par  M.  Tabbé  Pirard  ;  Cosfe/dn  (le  R.  P.),  au  collège  Saint-Stanislas,  à 
Mons,  Hainaut,  prés,  par  MM.  Brants  et  Delaire. 

Canada.  —  Boucher  de  la  Bruère  (Honorable  Pierre),  président  du  con- 
seil législatif,  avocat  à  Saint-Hyacinthe;  et  Tellier  (Honorable  Louis), 
juge  à  la  Cour  supérieure,  à  Saint-Hyacinthe,  province  de  Québec,  pré- 
sentés par  THonorable  M.  L.-A.  Jette. 

Société  d'économie  sociale.  —  Madame  Charles  Heine,  qui  avait  toujours 
accordé  aux  Unions  sa  haute  sympathie  en  qualité  de  membre  fondateur, 
a  bien  voulu  s'inscrire  parmi  les  membres  honoraires  de  la  Société 
d'Economie  sociale. 

NÉCROLOGIE.  —  La  Société  d'Économie  sociale  vient  de  perdre  un 
de  ses  membres  les  plus  sympathiques.  M.  Alfred  Saglio  avait  été,  à 
l'École  des  mines,  en  1843,  un  des  premiers  élèves  de  Le  Play;  avec  son 
camarade,  M.  Paul  Benoît  d'Azy,  il  avait  été  associé  à  quelques-uns  des 
voyages  de  l'auteur  des  Ouvriers  européens,  notamment  dans  les  pays 
Scandinaves,  et  il  en  avait  rapporté  une  impression  durable  et  de  fortes 
convictions.  Après  un  court  passage  aux  forges  d'Alais,  il  devenait  en 
4851  sous-directeur  des  forges  de  Fourchambault,  et  bientôt  après  direc- 
teur de  toutes  les  usines  de  cette  puissante  société.  Il  y  exerça  la  plus 
bienfaisante  influence  patronale,  et,  pendant  toute  sa  belle  carrière  indus- 
trielle, il  ne  cessa  de  travailler,  sous  toutes  les  formes,  à  l'amélioration 
morale  des  populations  ouvrières  qui  l'entouraient,  surtout  par  l'instruc* 


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374  UNIONS   DE  LA    PAIX   SOCIALE. 

tîoB  primaire  chrétienne.  Même  quand  vint  le  moment  d'ane  retraite 
tovQoars  laborieuse»  il  s'occupa  encore  activement  des  œuvres  sociales, 
soit  parmi  les  notabilités  industrielles  de  la  région,  soit  à  la  Société 
d'agriculture  de  la  Nièvre;  il  soutenait  les  idées  et  la  propagande  de 
l'École  de  la  paix  sociale  partout  où  te  dévouement  éclairé  pouvait  agir 
avec  efficacité.  Aussi,  devant  cette  tombe  inopinément  ouverte,  d'una 
nimes  hommages  ont  été  rendus  à  sa  mémoire,  et  notre  Société,  qui  lui 
gardera  un  fidèle  souvenir,  s'associe  par  ses  regrets  à  ce  qui  a  été  si 
bien  dit  par  nos  confrères  MM.  le  comte  P.  Benoît  d'Asy  et  Tiersonnier. 
Les  Unions  ont  encore  perdu  un  de  ceux  qui  les  suivaient  depuis  leur 
fondation,  M.  Louis  Amaud-Jeanti.  Doué  d'un  esprit  distingué,  épris 
d'un  goût  très  vif  pour  l'étude  des  origines  et  des  migrations  des  races 
qui  ont  peuplé  l'Europe,  il  s'était  attaché  au  côté  scientifique  des  études 
sociales,  en  même  temps  que  son  dévouement  au  bien  le  portait  à 
seconder  les  efforts  faits  en  faveur  de  la  paix  sociale. 

L'APOSTOLAT  DU  VRAI  ET  LE  DEVOIR  DE  CHACUN.  —  Nous 
sommes  heureux  de  constater  que  le  recrutement  de  la  Société  et  des 
Unions  suit  sa  marche  accoutumée  ;  mais  qu'est-il  encore  au  prix  de  ce 
qu'il  devrait  être  ?  Il  suffit  en  effet  de  songer  un  instant  aux  conditions  qui 
sont  faites  à  nos  sociétés  modernes  pour  comprendre  que  la  défense  de 
la  vérité  contre  les  préjugés  et  l'erreur  est  au  premier  rang  des  devoirs 
sociaux.  Si  cette  lutte  n'était  pas  incessamment  soutenue,  le  vrai  ne 
pourrait  nulle  part  résister  aux  passions  et  aux  intérêts  ligués  pour  ex- 
pioiter  le  faux.  Mais  le  danger  devient  extrême  dans  un  pays  désorganisé 
comme  le  nôtre,  où  la  volonté  du  nombre,  nécessairement  ignorant  et 
inconscient,  tend  à  n'avoir  plus  ni  contrepoids,  ni  limites.  C'est  préci- 
sément pour  opposer  aux  idées  préconçues  et  aux  jugements  irréfléchis 
les  leçons  de  l'expérience  et  des  faits  que  l'école  de  la  paix  sociale  fait 
appel  à  la  méthode  d'observation  et  au  dévouement  des  hommes  de 
bonne  foi.  Sur  ce  terrain  large  et  ouvert,  tous  en  effet  peuvent  se  ren- 
contrer, mais  encore  faut-il  les  y  appeler  et  leur  en  apprendre  le  chemin. 

C'est  là  le  devoir  de  chacun  de  nos  confrères.  Il  leur  faut  prendre  à 
tâche,  continûment  et  méthodiquement,  d'amener  à  la  Société  et  aux 
Unions  tous  les  hommes  de  bonne  volonté  qui,  voyant  le  péril  social, 
doivent  considérer  l'inertie  comme  une  désertion  et  une  lâcheté.  Sans 
doute  il  ne  faut  pas  rêver  d'un  succès  immédiat  :  l'erreur  elle-même, 
quoiqu'elle  flattât  les  défauts  de  la  nature  humaine,  a  mis  un  siècle  à 
envahir  les  couches  profondes  de  la  nation  ;  mais  c'est  pour  l'avenir  que 
nous  travaillons,  et  le  progrès  lent  mais  constant  des  idées  de  réforme 
sociale  est  le  meilleur  des  encouragements  pour  ceux  qui  savent  penser 
et  prévoir. 
-    Nous  rappelons  donc  à  nos  confrères  qu'en  entrant  dans  l'une  ou  l'au- 


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PRÉSENTATIONS  ET  CORRESPONDANCE.  375 

tre  de  nos  sociétés,  ils  ont  pris  l'engagement  moral  de  concourir  par 
leurs  études  ou  leurs  efforts  au  développement  de  notre  école  :  1<*  en  lui 
assurant  les  collaborateurs  qui  poursuivront  ses  travaux  et  seront  les 
plus  aptes  à  en  élargir  encore  la  base  expérimentale  et  scientifique  ;  2<'en 
persuadant  ceux  qui,  en  raison  de  leur  situation,  de  leur  autorité  et  de 
leurs  talents,  peuvent  entraîner  l'opinion  par  leurs  exemples  ;  3°  en  se 
souvenant  que  combattre  les  erreurs  fondamentales  et  restaurer  les  véri 
tés  essentielles  étant  nécessairement  une  œuvre  de  longue  haleine,  c*est 
la  jeunesse  surtout  qu'il  y  faut  associer,  avec  les  maîtres  qui  la  forment; 
4*  en  recherchant  enûn  même  les  adhésions  en  apparence  peu  efficaces, 
car  elles  ont  du  moins  l'avantage  d'accroître  le  nombre,  qui  est  déjà  par 
lui-même  une  force  aujourd'hui,  et  d'apporter  des  ressources  qui  sont 
toujours  indispensables  à  l'action. 

Combien  féconde  serait  la  diffusion  des  vérités  sociales  si  chacun  te* 
nait  à  honneur  d'agir  ainsi  autour  de  soi  sur  les  esprits  et  sur  les  cœurs! 
Le  Play  avait  coutume  de  dire  qu'il  n'avait  pas  perdu  sa  journée  quand, 
par  la  persévérance  de  ses  efforts,  il  était  arrivé  à  rapprocher  deux 
hommes  séparés  jusque-là  par  leurs  préjugés.  Il  en  sera  de  même  pour 
chacun  de  nos  confrères  quand  ils  auront  amené  un  indifférent  ou  un 
égaré  sur  le  terrain  de  l'expérience  et  de  l'observation  où  tous  les  gens 
de  bien  doivent  s'unir  pour  faire  régner  la  paix  sociale. 


OORRESPONDANGE.  —  Unions  du  Bordelais.  —  La  conférence  de 
M.  Hermitte  sur  ou  plutôt  oontre  la  guerre  avait  attiré  un  auditoire 
assez  nombreux,  dans  lequel  on  remarquait  beaucoup  de  dames. 

Dans  une  causerie  pleine  de  renseignements,  d'aperçus  ingénieux  et 
d'idées  originales,  le  conférencier  s'est  efforcé  de  démontrer  que  la 
guerre  n'avait  plus  de  raison  d'être,  que  la  conscription  et  la  paix 
armée  étaient  des  fléaux  pour  les  nations,  et  que  l'arbitrage  interna- 
tional, soutenu  par  l'opinion  publique,  finirait  par  résoudre  amiable- 
ment  les  questions  réputées  jusqu'ici  insolubles,  telles  que  le  différend 
franco-allemand  et  le  désarmement  européen.  M.  Hermitte  a  rappelé 
que  dans  une  autre  conférence  il  a  fait  connaître  les  origines  de  la 
guerre  dont  les  principales  sont  l'esclavage  et  les  sacrifices  humains. 
Avec  la  liberté  du  travail  et  la  manière  d'honorer  Dieu  par  les  bonnes 
œuvres  qui  est  de  plus  en  plus  la  manière  de  se  montrer  religieux  dans 
les  pays  civilisés,  on  peut  dire  que  la  guerre  n'a  plus  de  raison  d'être. 
Pratiquée  comme  on  la  prépare  presque  partout  avec  les  progrès  des 
sciences  physiques,  ce  n'est  plus  quMu  fléau,  le  plus  funeste  de  tous. 
L'homme,  en  étant  à  la  fois  Tauteur  et  la  victime,  en  est  responsable,  et 
il  a  le  devoir  de  travailler  à  la  supprimer,  du  moins  à  l'atténuer.  Pour 
accomplir  cette  mission  l'homme  a  besoin  du  concours  de  la  femme  qui 


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376  UNIONS  DE  LA   PAIX   SOCIALE. 

apportera  cet  appoint  de  sensibilité  qu'on  tend  à  écarter  de  nos  préoc- 
cupations et  de  notre  conduite  en  matière  de  politique  et  d'économie 
sociale. 

Constatant  la  situation  créée  eu  Europe  par  cette  trêve  de  guerre 
qu'on  appelle  la  paix  ai^mée,  il  signale  la  démoralisation  et  le  détraque- 
ment qui  en  résulte  à  l'intérieur  des  États,  en  même  temps  que  les  rela* 
tiens  internationales  sont  partout  dominées  par  la  défiance  et  la  pear. 
La  maxime  :  Si  vis  pacem  para  hélium ,  est  antérieure  au  christianisme  ; 
on  la  traduit  ainsi  :  Soyons  forts  et  nous  serons  respectés.  Elle  ne  convient 
qu'à  des  êtres  dont  la  situation  respective  est  immuable  ainsi  que  leurs 
aptitudes  ;  Thomme  susceptible  de  réaliser  de  grands  progrès  ne  peut  s'en 
tenir  à  cette  formule  rudimentaire  et  continuer  à  la  force  son  r61e  pré- 
pondérant dans  les  sociétés  barbares.  Gomme  M.  Hermitte  ne  croit  pas 
qu'on  puisse  se  passer  de  la  force,  il  n'annonce  pas  la  cessation  de  la 
guerre  ni  ne  demande  la  suppression  des  armées  permanentes.  11  se 
borne  à  dire  que  tous  les  hommes  de  bonne  volonté  doivent  demander 
que  l'armée,  ainsi  que  toute  force  publique  régulière  et  légale,  soit  char- 
gée de  protéger  l'homme  et  ses  œuvres  contre  toutes  les  forces  nuisibles. 
Les  maux  et  les  charges  de  la  paix  armée,  telle  qu'on  l'entend,  préoc- 
cupent tous  les  gouvernements  et  rendent  leur  tâche  difficile  en  pro- 
portion des  souffrances  qu'en  ressentent  leurs  populations  respectives. 
Le  moment  est  favorable  pour  que,  sur  ce  point,  l'accord  se  fasse  entre 
les  peuples  et  ceux  qui  les  gouvernent.  La  part  de  sensibilité  féminine 
désirable  sera  fournie  par  trois  gouvernements  qui  sont  confiés  à  des 
femmes,  rAngleterre,  l'Espagne  et  la  Hollande. 

Les  deux  moyens  de  résoudre  la  question  de  désarmement  qui  bientôt 
rendra  aux  citoyens  leur  liberté  et  leur  dignité,  en  même  temps  que  le 
calme  intérieur  et  la  paix  extérieure  aux  nations,  sont,  d'après  M.  Her- 
mitte,la  suppression  de  la  conscription  et  la  création  d'un  tribunal  inter- 
national. Le  second  moyen  étant  aujourd'hui  reconnu  possible  et  efficace 
par  tout  le  monde,  M.  Hermitte  n'insiste  que  sur  le  premier.  Après  avoir 
indiqué  Tcnrôlement  volontaire,  pour  la  composition  de  ses  armées  de 
terre  et  de  mer,  comme  faisant  à  l'Angleterre  une  situation  privilégiée 
par  rapport  aux  autres  nations  de  l'Europe,  M.  Hermitte  examine  les 
objections  qu'on  peut  lui  faire:  l^*  On  ne  pourra  former  ainsi  des  armées 
suffisantes  pour  assurer  le  calme  à  l'intérieur  et  la  sécurité  à  l'extérieur. 
Il  répond  que  les  armées  seront  assez  nombreuses  et  mieux  compo- 
sées ;  qu'une  double  expérience  vient  de  le  démontrer,  c'est  Texpédition 
du  Dahomey  faite  avec  la  légion  étrangère  et  des  soldats  de  bonne 
*  volonté,  et  le  nouveau  mode  de  recrutement  pour  notre  armée  coloniale. 
2<^  Les  principes  de  1889,  résumés  dans  la  devise  :  Liberté,  Égalité, 
Fraternité,  s'opposent  à  ce  qu'une   partie  des  citoyens    soit  exemptée 


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PRÉSENTATIONS   ET   CORRESPONDANCE.  377 

de  Tobligation  de  servir  leur  pays.  M.  Hermîtte  répond  que  la  conscrip- 
tion est  la  violation  de  ces  principes  ;  qu'en  effet  elle  impose  une  con- 
trainte sur  les  individus  et  les  familles  et  une  uniformité  dans  Téduca- 
tion  et  l'emploi  de  son  temps  donnant  cet  aspect  triste  particulier  aux 
nations  soumises  au  militarisme  excessif  ;  qu'en  classant  les  hommes 
selon  leurs  aptitudes  et  leurs  vocations,  les  belliqueux  d^un  côté,  les 
pacifiques  et  les  laborieux  de  l'autre,  on  se  conforme  mieux  aux  lois  de 
la  nature  et  de  la  justice.  Quant  à  l'objection  tirée  du  sentiment  patrio- 
tique qui  veut  à  tout  prix  préparer  la  revanche  et  la  reprise  des  pro- 
Tinces  perdues,  M.  Hermitte  l'examine  au  point  de  vue  du  droit  humain, 
de  rintérèt  de  l'Europe  et  de  la  France. 

De  ces  considérations  multiples  et  des  exemples  tirés  de  l'histoire  et 
des  faits  qui  se  passent  chez  nous  et  autour  de  nous,  il  résulte  que  ce 
que  l'on  doit  réclamer,  c'est  la  revision  par  un  congrès  du  traité  de 
Francfort.  La  façon  dont  il  a  été  conclu  est  contraire  au  nouveau  droit 
international,  tant  en  la  forme  qu'au  fond.  Il  faut  le  refaire  dans  Tin- 
térêt  de  la  paix  et  du  régime  économique  qu*il  trouble,  au  grand  détri- 
ment de  toutes  les  sources  de  la  prospérité  et  même  de  la  vie  des 
peuples.  Le  traité  dit  de  la  Triple  Alliance,  dont  le  caractère  essentielle- 
ment défensif  paraît  évident  pour  M.  Hermitte,  est  une  conséquence  des 
défauts  de  celui  de  Francfort  et  facilitera  sa  revision. 

Voilà,  conclut  le  conférencier,  la  vraie  question  sociale  ! 

Avant  de  lever  la  séance  M.  Gaston  David  a  remercié  Torateur  et 
annoncé  que  deux  de  nos  confrères  des  Unions,  M.  L.  Pichot,  professeur 
à  l'Institution  ecclésiastique  de  Felletin,  et  M.  Jorrand,  manufacturier 
à  Aubusson,  viennent  de  fonder,  sous  les  auspices  de  la  Société  inter- 
nationale d'arbitrage,  une  Société  de  la  Paix  qui  a  reçu  les  encourage- 
ments du  cardinal  Rampolla  et  qui  sera  certainement  accueillie  avec 
faveur  par  nos  amis  de  Bordeaux. 

Canada.  —  Dans  une  récente  réunion  de  la  Société  canadienne  d'Éco- 
nomie sociale,  son  président,  M.  le  juge  Jette,  a  prononcé  un  discours 
dont  nous  sommes  heureux  de  reproduire  les  principaux  passages. 
Après  avoir  rappelé  le  but  proposé  par  F.  Le  Play  aux  sociétés  fondées 
sous  l'autorité  de  son  nom  pour  appliquer  sa  méthode,  l'honorable  juge 
résume  ainsi  les  travaux  et  les  préoccupations  actuelles  de  ses  con- 
frères : 

«  Notre  société,  la  plu»  humble  de  toutes,  ne  compte  pas  encore  un 
grand  nombre  d'années  d'existence. 

<'  Cependant  des  études  importantes  ont  déjà  été  faites  et  je  me  permet- 
trai d'en  signaler  quelques-unes  :  Les  Banques  d'épargne  scolaires, 
par  M.  Sicotte  ;  L'agrioulture  et  l'hygiène  au  point  de  vue  social, 
par  M.    le   D' Beaudry  ;  Les  anoiennes  corporations  d^ouvriers,  par 

La  RéF,  Soc,  16  août  1893.  3»  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.),  25. 


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378  UNIONS  DE  LA   PAIX  SOCIALE. 

li.  Tabbé  Bonrassa;  L'enfanoe  abandonnée  on  coupable,  par  M.  Si- 
cotte  ;  Les  premières  tentatives  de  colonisation  an  Canada,  par 
M.  Gérin;  L'exploitation  de  la  NouTelle-France  par  les  oompagBies 
marchandes,  par  M.  Gérin;  La  colonisation  de  la  KouYeUe-Franoe, 
par  M.  Gérin.  M.  le  juge  Baby  nous  a  fait  part  d'une  Béfntatiou  d» 
certaines  critiques  au  sujet  de  Montréal,  publiées  par  ie  D'  Lefori, 
dans  un  journal  de  Paris  ;  Mgr  Émard  nous  a  donné  une  conférence  sur 
les  Sociétés  ouvrières  canadiennes,  et  M.  Gigault,  du  ministère  pro- 
vincial de  ragriculture,une  conférence  sur  les  Cercles  apicoles. 

«  Je  laisse  de  côté  la  discussion  de  sujets  d'actualité,  tels  que  :  les 
accidents  du  travail,  le  salaire  des  ouvriers,  etc.  Mais  je  ne  saurais 
oublier  l'intéressante  conférence  que  voulut  bien  nous  donner,  pendant 
son  court  séjour  à  Montréal,  au  mois  d'août  i891,  le  secrétaire  général 
de  la  Société  de  Paris,  M.  Deiaire,  qui  a  Thonneur  de  compter  parmi  les 
disciples  les  plus  distingués  de  Le  Play,  et  qui  a  publié,  en  collabora- 
tion avec  lui,  les  deux  remarquables  volumes  intitulés  :  La  C€nstit\itàffk 
de  fAngleten^e, 

<c  Ces  études,  que  je  viens  de  mentionner,  n'ont  malheureusement  pas 
eu  la  publicité  dont  elles  étaient  dignes  et  n'ont  pu  produire  tout  le  bien 
qu'il  était  permis  d'en  attendre.  Notre  société  n'est  pas  encore  assez 
prospère  pour  se  permettre  de  publier  un  Bulletin  où  serait  conservé  le 
fruit  de  ces  recherches  et  de  ces  travaux  de  nos  sociétaires.  Espérons 
que  nous  y  arriverons  cependant  avant  longtemps. 

€  Mais  je  m'attarde  et  je  m'aperçois  que  je  dépasse  les  bornes  que  je 
m'étais  imposées.  Je  ne  saurais  terminer  cependant  sans  dire  un  moi 
d'une  question  qui  nous  intéresse  tous  au  plus  haut  degré. 

«  Vous  connaissez,  Mesdames  et  Messieurs,  cette  remarquable  mono- 
graphie du  paysan  de  Saint-Irénée,  dans  le  comté  de  Gharlevoix,  que 
M.  Gauldrée-Boilleau,  consul  de  France  au  Canada,  transmit  à  M.  Le 
Play,  en  1862,  et  qui  fut  publiée  dans  le  grand  ouvrage  ;  Les  Ouvriers  des 
deux  mondes.  C'est  un  compte  rendu  d'une  exactitude  minutieuse  de  la 
situation  d'un  brave  habitant  canadien,  Isidore  Gauthier,  et  de  toute  sa 
famille,  sa  femme  et  ses  sept  enfants,  avec  détails  sur  les  biens  qu'il 
possède,  ses  moyens  d'existence,  son  travail,  ses  économies,  le  chiffre 
de  ses  dépenses  et  celui  du  revenu  que  lui  rapportent  son  travail  et  celm 
de  ses  enfants.  L'auteur  ajoute  à  ces  renseignements  une  étude  très 
complète  sur  les  mœurs  et  les  habitudes  morales  et  religieuses  de  la 
population  canadienne,  le  régime  politique  et  civil  auquel  nous  étions 
alors  soumis  et  les  conditions  d'hygiène  et  de  salubrité  de  notre  T^limat. 

«  Cette  monographie  a  servi  de  base  aux  jugements  qui  ont  été  portés 
sur  nous  depuis  lors,  et  il  suffit  de  dire  que  M.  Le  Play,  dans  ses  ou- 
vrages, nous  cite  comme  le  peuple  le  plus  moral  et  le  plus  heureux  du 


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PRÉSENTATIONS   ET   CORRESPONDANCE.  319 

globe  ;  attaché  à  son  sol,  à  ses  traditions,  à  sa  religion,  à  sa  langue,  à  sa 
nationalité.  Disons  de  suite  que  ce  jugement  était  juste  alors  ;  maisqm 
de  nous  refuserait  d'admettre  que  cet  éloge  ne  serait  plus  aussi  appli* 
cable  aujourd'hui  dans  bien  des  paroisses  du  pays  ?  Et  avec  quelle  tris- 
tesse ne  dcTons-nous  pas  constater  que  cet  attachement  au  soi,  qui  fai* 
sait  notre  force,  parce  que  nous  avions  le  courage  de  nous  contenter  <ie 
peu  et  de  vivre  dans  une  modeste  aisance,  commence  à  disparaître  pour 
faire  place  à  un  esprit  d'aventure,  à  des  habitudes  d'instabilité,  qu'il  ne 
nous  est  pas  permis  de  passer  sous  silence. 

cL'ambition  d'acquérir  promptement  et  beaucoup,sans  allier  4  ce  désir 
la  sage  économie  des  ancêtres,  est  la  cause  de  cette  instabilité  relative* 
ment  récente  des  familles  canadiennes,  et  de  cet  abandon  d'un  sol  au- 
tre>fois  aimé,où  tant  de  générations  avaient  pris  racine.  Que  deviennent^ 
ou  que  deviendront,  dans  un  avenir  plus  ou  moins  rapproché,  ces  frères 
qui  nous  abandonnent  chaque  jour?  Qu'adviendra- t-il  d'eux,  lorsque 
mêlés  à  des  populations  étrangères,  ils  se  verront  forcés,  à  raison  des 
nécessités  quotidiennes  de  leur  situation  nouvelle  et  des  influences  iné- 
vitables d'un  milieu  antipathique  et  hostile,  d'abandonner  aujourd'hui, 
demain,  toujours,  quelque  peu  de  leur  langue,  quelque  peu  de  leur  foi, 
quelque  chose  enûn  de  cet  ensemble  de  qualités  propres  qui  leur  donne 
aujourd'hui  le  droit  de  se  dire  canadiens  français  ?  Et  qu^d  même  nous 
pourrions  être  complètement  rassurés  sur  leur  avenir,  n'aurions-nous 
pas  raison  de  craindre  pour  celui  de  leurs  enfants  ?  La  génération  sui- 
vante ou  celle  qui  viendra  plus  tard,  réussiront- elles  à  se  maintenir,  à 
rester  ce  qu'elles  auraient  été  ici,  sous  la  protection  de  toutes  ces  in- 
fluences, sous  la  sauvegarde  de  toutes  ces  conditions  exceptionnelles  qui 
nous  ont  permis  de  croître  et  de  grandir  au  point  de  faire  Tétonnement 
des  autres  peuples  ? 

«  Pour  nous,  Mesdames,  Messieurs,  placés  par  la  Providence  sur  ce  con- 
tinent d'Amérique,  pour  y  continuer  les  traditions  de  cette  race  fran- 
çaise, qui  est  chargée  d'exécuter,  dans  le  monde,  les  œuvres  de  Dieu,  la 
question  primordiale  et  suprême^  c'est  la  conservation  de  notre  natio- 
nalité. Or,  le  plus  grand  danger  qui  nous  menace  sous  ce  rapport,  c'est 
l'émigration  de  nos  compatriotes.  Je  n'ai  [pas  ici  à  approfondir  cette 
question,  je  ne  fais  que  la  mentionner  en  passant,  d'autres  sont  chaînés 
de  trouver  le  remède  au  mal  que  je  signale.  Mais  en  dehors  du  domaine 
politique,  il  me  semble  qu'il  y  a  encore  quelque  chose  à  faire  et,  si  nous 
ne  voulons  pas  voir  ce  mal  s'aggraver,  n'est-il  pas  évident  que  nous 
devons,  à  tout  prix,  éloigner  de  notre  peuple  les  dangers  nouveaux  que 
présentent  les  redoutables  problèmes  sociaux  des  temps  présents. 

«Nous  avons  été  jusqu'ici  dans  une  situation  exceptionnelle,  maisbian 
des  causes  se  réunissent  pour  nous  en  faire  sortir,  et  nous  imposer  des 


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380  BIBLIOGRAPHIE. 

devoirs  nouveaux.  Les  frontières  qui  séparent  les  territoires  des  nations 
sont  facilement  franchies  et  le  malaise  qui  régné  ailleurs  sera  peut-être 
ici  demain.  Il  faut  donc  joindre  nos  efforts  pour  suffire  aux  besoins  de 
cette  situation  nouvelle,  étudier  en  commun  ,ces  questions  que  nous 
aurons  bientôt  à  résoudre,  et  surtout  profiter  de  Texpérience  des  autres, 
tout  en  conservant  les  avantages  que  nous  assure  notre  passé. 

«  Je  termine,  Mesdames  et  Messieurs,  en  empruntant  un  dernier  conseil 
à  un  sage  dont  vous  ne  contesterez  pas  Tautorité.  Xénophon  rapporte, 
dans  ses  mémoires  sur  Socrate  (liv.  III,  chap.  v),  qu'un  jour  Périclès 
demandait  ce  que  pourraient  bien  faire  les  Athéniens  pour  recouvrer 
leur  ancienne  vertu?  Socrate  lui  répond  :  «  Il  n*y  a  point  ici  de  mystère; 
il  faut  qu'ih  reprennent  les  mœurs  de  leurs  ancêtres,  qu'ils  n'y  soient 
pas  moins  attachés  qu'eux  et  alors  ils  ne  seront  pas  moins  vaillants.  » 

A.  Drlaire. 


BIBLIOGRAPHIE 


1.     —     lioeuoils    pérBodique». 

Reviio  des  Deux^-Mondee,  t.  CXVII  (mai-juin  1893.)— Millet 
(Hené),  L'essor  extérieur  de  la  France,  p.  5-34.  [Développements  un  peu 
lyriques  dans  lesquels  l'auteur  s'efTorce  de  montrer  que  la  France,  bien 
loin  d'ôtre  en  décadence,  est  en  progrès  «  et  n'a  pas  même  fourni  la 
moitié  de  sa  course  »;  nos  rois  ont  admirablement  formé  l'unité  fran- 
çaise, mais  en  regardant  trop  la  frontière  continentale  et  pas  assez  les 
rivages  maritimes;  c'est  par  cette  expansion  coloniale  que  l'Angleterre, 
qui  était  en  retard  sur  la  France  au  xvii*  siècle,  nous  a  devancés  ;  judi- 
cieuses observations  sur  le  rôle  utile  des  petites  nations  et  sur  les  beautés 
diplomatiques  de  l'équilibre  européen;  à  la  vérité  l'expansion  au  dehors 
rencontre  deux  difficultés  :  mauvaise  frontière  à  l'est  et  abseuce  d'esprit 
politique  (l'auteur  oublie  de  mentionner  la  marche  croissante  de  la 
dépopulation  et  le  manque  de  colons  riches),  mais,  dit  il,  c'est  sous  la 
pression  des  épreuves  qu'une  nation  sait  trouver  Ténergie  de  faire  face  à 
toulj.  —  Mange  (Alfred),  L'exploitation  des  chemins  de  fer  de  la  Prusse 
depuis  leur  rachat  par  l'État,  p.  142-468.  [L'exemple  de  la  Prusse  est 
celui  qu'invoquent  les  socialistes  d'État,  il  est  donc  utile  de  voir  ce  qu'a 
été  eu  réalité  le  programme  séduisant  de  1879.  À  la  vérité  le  rachat,  qui 
promctiait  des  réformes  économiques  et  l'abaissement  des  tarifs,  avait 
réelleninnt  pour  but  d'assurer  la  puissance  militaire  et  Thégémonie  poli- 
tique de  la  Prusse  ;  ce  but  a  été  atteint  ;  mais  en  fait  l'État  a  appliqué  au 
budget  général  le  produit  des  chemins  de  fer,  a  escompté  d'avance  des 
plus  values  qui  se  sont  changées  en  déficits,  n'a  accordé  que  d'insigni- 


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RECUEILS   PÉRIODIQUES.  381 

Oantes  réductions  partielles  de  tarifs  et  a  Substitué  partout   l'intérêt 
fiscal  à  l'intérêt  économique].  —  Vogtté  (le  vicomte  de),  La  ligue  démocra- 
tique des  écoles    p.  214-25.  'Réponse  au  discours  de  «   concentration 
républicaine  »  fait  à  la  jeunesse  par  M.  Aulard  ;  celui-ci  tout  rempli  d'une 
âpre  té  haineuse  contre  le  passé  et  la  religion  et  inspiré  par  un  jacobi- 
nisme politique;  celle-là  pleine  tour  à  tour  d'une  spirituelle  ironie  contre 
le  mysticisme  révolutionnaire  et  d'une    générosité  confiante  dans  la 
démocratie  moderne].  —  Desohamps  (Gaston),  La  Turquie;   Smyrne, 
p.  281-320     [Tableau  d'un  fin   coloris,  aperçus  curieux  sur  cette  ville 
«  moderne  et  barbare,  très  neuve  et  très  vieille,  grecque,  française,  ita- 
lienne et  turque,   étrangement  composite,   cosmopolite  et  polyglotte, 
avec  ses  minarets  du  temps  de  Mahomet  IV,  son  cimetière  musulman 
voilé  d'un  rideau  de  cyprès,  les  campaniles  blancs  et  les  dômes  verts  de 
ses  églises  orthodoxes,  le  petit  troupeau  gris  des  maisons  ottomanes, 
blotties    très   loin,   auprès  des  hauteurs  fauves  du  Pagus,    et  le  long 
de  la  mer,  cette  orgueilleuse  façade  de  maisons  européennes,  au-dessus 
desquelles   fiottent    les  pavillons  consulaires   des  puissances,   comme 
si  rOccident  était  déjà  installé  en  maître  dans  la  plus  convoitée  et  la 
plus    belle  des  Echelles  du   Levant  )>  ;  à  noter  d'intéressants    détails 
sur  les  couvents  et  les  œuvres  catholiques,  Franciscains,  Filles  de  la 
charité  et  Lazaristes  ;  sur  les  Grecs  et  leurs  écoles  auxquelles  ils  doivent 
le  maintien  de  leur  nationalité  sous  la  domination  turque;  sur  les  Juifs, 
éternels  courtiers,  trop  prévenants,  qu'ils  soient  décrotteurs  dans  la  rue, 
intermédiaires  au  bazar,  ou  négociants  dans  le  quartier  européen].  — 
Boissier  (Gaston),  La  vieille  Sorbonne,  p.  321-36    [analyse  de  Nos  adieux 
à  la  vieille  Sorbonnej  par  M.  0.  Gréard  ;  au  xiii*  siècle  l'Université   de 
Paris  était  très  en  renom  ;  mais  la  vie  pour  les  étudiants  très  chère  ;  on 
se  préoccupait  cependant  des  moins  fortunés,  l'Église  avait  intérêt  à 
bien  accueillir  cette  jeunesse;  irruption  des  ordres  religieux,  domini- 
cains, franciscains,  augustins,  qui  ouvrent  des  écoles  dans  leurs  couvents 
avec  l'appui  du   roi  et  du  pape  ;  des   hommes  prudents,    des  prêtres 
excellents  pensaient  a  que  moines  et  séculiers  doivent  travailler  chacun 
de  son  côté,  afin  que  l'on  puisse  voir  à  qui  doivent  appartenir  la  maîtrise 
des  lettres  et  la  direction  des  intelligences  »  ;  c'est  ainsi  d'une  idée  de 
concurrence  et  de  liberté  qu'est  née  la  fondation  de  Robert  de  Sorbon, 
chanoine  et  homme  de  confiance  de  saint  Louis  ;  tombant  en  ruines  au 
bout  de  trois  siècles,   elle  fut  relevée  par  Richelieu  et  aujourd'hui  les 
constructions  du  xvii^  siècle  vont  faire  place  à  des  bâtiments  trois  fois 
plus  vastes,  mais  qui  malheureusement  ne  conservent  rien  des  souve- 
nirs de    ce  passé,  sauf  l'église],  —  Bled    (Victor  du),   La    Franche- 
Comté,  I,  les  origines  et  l'histoire,  p.  337-69    [«  Terre  pittoresque  et 
nourricière  qu'on  a  pu  comparer  à  la  Suisse,  à  l'Ecosse,  appeler  l'abrégé 
de  la  France,  qui  renferme  tous  les  genres  de  beautés...  ;  race  singulière, 
formée  par  l'alluvion  du  Gaulois,  du  Franc,  du  Burgonde,  du  Romain,  qui 
pendant  des  siècles  garde  en  même  temps  l'amour  de  l'indépendance,  la 
fidélité  à  ses  souverains,  sorte  de  république  aristocratique,  religieuse  et 
bourgeoise...  mais  aussi  race  ingénieuse  et  subtile,  au  génie  patient  et 
souple,  grande  pourvoyeuse  d'hommes  de  talent  »  ;  parmi  les  institutions 
les  plus  recommandables  de  la  province,  l'Université  de  Dôle,  fondée  en 
1423  par  Philippe  le  Bon,  et  dont  les  souvenirs  durables  portaient,  en  1891, 
sept  cents  communes  à  formuler  un  vœu  pour  la  restauration  de  la  vieille 
université.']  —  Mimande(Paul),  Aubagne;  1.  le  régime  des  forçats  eh  Nou- 


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38S  BIBU06KAPBIE. 

feile-Calédoiiie,  p.  42S-42;  fbeaa  cb'mat,  richesses  minières,  sol  souvent 
fertile, et  pourtant  pas  de  colonisation  libre,  rien  de  fait  depuis  vingt  ans  ; 
pas  de  p<^[MiilatioR  ;  sur  400  kiL  de  long  et  50kii.  de  large,  40,000  habi- 
tants, doAt  ^5,000  Canaques,  8,000  forçats,  3,500  fonctionnaires  et  soldats, 
ef  seulement  3,500  cultivateurs  ou  commerçants.  L^auteur  ne  voit  rien  de 
possible  en  dehors  de  la  colonisation  par  les  condamnés  amendés, 
smceès  rare,  difficile,  mais  non  irréalisable.  DifQcultés  que  le  régime  des 
condannés  et  la  promiscaité  des  criminels  opposent  à  un  amendement 
continu  sans  rechutes  pendant  de  longues  années  ;  brimades,  assassinats 
el  vengeances  des  forçats  entre  eux  ;  discipline  et  punitions  très  sévères 
parce  que  la  surveillance  est  difficile  ;  le  prochain  article  étudiera  la 
colonisation  pénale].  —  VogUé  (le  vicomte  de),  Un  portrait  de  Napoléon, 
p.  443^8  [à  propos  des  Souvenirs  sur  Napoléon,  du  comte  Chaptal;  nom- 
bre croissant  de  livres  sur  Napoléon  ;  celui-ci  en  manuscrit  a  beaucoup 
isspiré  Taine  parce  que  ce  sont  des  observations  analytiques  faites  par 
an  esprit  scientifique;  on  ne  peut  encore  que  réunir  des  documents^ 
<f  Fheure  n'est  pas  venue  où  Ton  pourra  loger  dans  un  cadre  portatif, 
avec  Tassentiment  commun,  le  personnage  qui  a  rempli  et  passionné 
tout  un  siècle.  »]  —  BonnafEé  (Edmond),  Les  livres  de  civilité,  p.  611>3â 
yLes  Hvres  de  civiliti  nous  font  pénétrer  dans  l*intimité  de  la  vie  privée  ; 
avec  les  Colloques  et  les  Dialogues  pédagogiques,  surtout  usités  en  Italie 
et  en  Espagne,  c'est  un  code  complet  du  savoir-vivre  à  Tusage  des  jeunes 
gens  et  des  hommes  faits  ;  ils  datent  du  xvi«  siècle  et  finissent  au  début 
d«  xrx«  ;  le  plus  célèbre  est  Civilitas  m&ruai  puerilium  d'Erasme  (153^),  Ira- 
dioit  ea  diverses  langues,  copié  et  imité  :  saluts  et  révérences,  tenue  et 
éémarche,  propreté  et  soins  de  toilette,  manière  de  manger  avec  les 
doigts»  en  s^essuyant  à  la  serviette  et  se  lavant  à  l'aiguière;  etc...].  — 
Benoàst  (Charles),  Le  Reichstag;  l'empereur  et  l'empire  allemand, 
p.  88d-tt05  ;  [Étude  de  politique  constitutionnelle  à  propos  de  la  récente 
dissohttiott  ;  sous  la  constitution,  le  conflit  est  latent  entre  l'État  prus- 
»en  et  les  autres  souverainetés,  car  si  TAllemagne  veut  être  une,  l'esprit 
aUemaud  est  essentiellement  particulariste;  la  confédération  a  fait  soa 
tonps,  on  n'y  reviendra  pas  ;  les  théoriciens  pensent  même  que  l'État 
lédératif  n'est  qu'une  forme  actuelle  et  transitoire;  sa  destinée  est  de 
passer  à  l'unitarisme  par  la  réduction  des  États  particuliers  en  provinces 
d^un  seul  État].  —  Plauohut  (Edmond),  Les  Anglais  au  Maroc,  p.  906-^  ; 
jBxposé  historique  sur  le  passé  et  le  présent  de  l'empire  marocain; 
cHscussion  des  dangers  que  présenterait  pour  la  France  la  prise  de 
possession  du  Maroc  par  l'Angleterre  qui  a  déjà  pris,  sans  autres 
éroits.  que  sa  convenance,  Chypre  et  l'Egypte]. 

Revii«de  lullle;  tome  Vil  (Lille,  novembre  1892  à  avril  t893>.  — 
Dutboit  (Eug^ke),  L'enseignement  des  sciences  juridiques  et  le  recrute- 
ment des  professeurs  de  droit  dans  les  Universités  d'Allemagne^ 
pw  85-i0(S,  169-182  [chapitres  détachés  de  l'ouvrage  du  même  auteur 
analysé  plus  haut  (n**  du  16  mai,  p.  812)].  — Ganet  (V.),  Carmaux, 
pv  139-168  [Intéressant  exposé  rétrospectif  des  causes,  péripéties  etconsë- 
<|uences  de  la  grève  de  Carmaux].  —  Saint- Albert  (A.),  Comment  aa 
fait  fortune?  p.  183-195  [Transcription  de  quelques  circuhiires  par  les- 
qaelles  une  «légion  de  spéculateurs  de  haut  et  de  bas  étage  tente  de  mon- 
Itrie  eoup  aux  petites  bourses  de  province»...  et  y  réussit  trop  souvent). — 
Datlioit  (E.),  L'organisation   constitutionnelle  de    rAUemagne  impé* 


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RECUEILS  PÉRIODIQUES.  383 

riale^p.  328-340;  Le  Reichstag  allemand,  p.  501-543  [Études  de  droit 
constitutionnel  où  l'exactitude  de  Tinformation  est  servie  par  l'élégante 
clarté  du  style).  —  Delà  Goroe  (Pierre),  Les  négociations  de  Vienne 
pendant  la  guerre  de  Grimée,  p.  284-297,  453-476.  —  N.  B.,  Le  plateau 
central,  p.  298-313  [sur  les  populations  du  Yivarais,  leurs  mœurs,  leurs 
sentiments,  discussion  d'un  article  de  M.  de  Vogué  dans  la  Revue  des 
Deux-Mondes].  —  Lavrand  (D'  H.),  La  crémation,  p.  314-27,  433-48.  — 
Boulaj  (Nicolas),  Les  deux  anthropologies,  p.39i -408,  [éléments  apportés 
à  la  réfutation  de  la  doctrine  matérialiste  sur  Torigine  de  Thomme,  par  les 
travaux  des  missionnaires].  —  Gronssau  (E.),  Le  droit  d'association, 
p.  377-390  (Discours  prononcé  a  la  séance  de  clôture  du  congrès  des 
catholiques  du  Nord  et  du  Pas-de-Calais  ;  éloquente  critique  de  la  légis- 
lation actuelle  et  de  celle  que  proposa  naguère  le  gouvernement.]  — 
Wable  (Â.),  De  la  suppression  par  mesure  disciplinaire  des  traitements 
des  évêques,  des  curés  et  des  desservants  au  point  de  vue  légal,  p.  540-64, 
628-54.  —  Steiohen  (E.)  Le  grand-duché  du  Luxembourg  et  ses  insti- 
tutions économiques,  p.  654-63  [à  noter  que  le  socialisme  y  est  inconnu, 
d^abord  parce  que  le  salaire  est  relativement  élevé,  ensuite  et  surtout 
parce  que  Touvrier  est  ordinairement  propriétaire  de  la  maison  qu'il 
habite,  soit  dans  le  centre  industriel  même,  soit  dans  mie  localité  en- 
vironnante]. —  VareiUes-Sonimières  (Comte  del,  De  la  promulgation  et 
de  la  publication  des  lois,  ou  du  moment  à  partir  duquel  nous  sommes 
tenus  d'obéir  aux  lois,  p.  566-82; —  Idem,  Bibliographie,  p.  664-72  [dis- 
cussion approfondie  d'une  thèse  de  doctorat  en  théologie  :  De  dvilis  po- 
(esi(sHs  origine  theoria  cathoUca,  par  Raphaël  Quillet  (gr.  in-8*,  VIlI-4o2  p, 
Lille,  4893).] 

PollUoal  Selenoe  qucirterly,  t.  VIll,  i'«  partie  (New-York, 
mars-juin  1893),  —  Webster  (Sidney),  M.  Marcy  et  la  question  de  Cuba, 
p.  1-32  [Histoire  des  négociations  qui  ont  eu  lieu^  au  début  du  second 
Bknpire,  entre  les  États-Unis,  l'Espagne,  la  France  et  l'Angleterre  relati- 
vement à  la  possession  de  111e  de  Cuba.]  —  Moore  (J.*B.),  Correspon- 
dance diplomatique  de  la  Révolution  américaine,  p.  33-47  [Étude  de 
l'ancienne  édition  de  cette  correspondance  par  J.  Sparks,  à  propos  de  la 
nouvelle  édition  autorisée  par  le  Congrès  le  13  août  4888J.  —  Goodnow 
(P.  J.),  Les  applications  de  l'arrêt  de  mandamuSy  p.  48-57  [Étude  sur  les 
moyens  juridiques  de  rendre  le  droit  exécutoire  dans  la  législation 
américaine.]  —  Huifout  (F.  W.),  Voffieialisme  en  Angleterre,  p.  58-68 
[Voflieialiame,  contre  lequel  s'élèvent  avec  force  à  l'heure  actuelle 
tous  les  hommes  de  loi  anglais,  désigne  cette  forme  du  socialisme  d'État 
qui  tend  à  mettre  la  gestion  des  affaires  de  tout  genre  entre  les  mains 
des  représentants  des  administrations  publiques.  Principales  mesures 
déjà  prises  ou  à  redouter  dans  ce  sens  :  1.  Administration  obligatoire 
des  biens  des  faillis  par  le  bureau  des  faillites  du  Booa'd  of  Trade;  Tact 
de  1883  est  un  premier  pas  dans  ce  sens  ;  2.  Enquêtes  officielles  et 
publiques  qui  sont  prescrites  par  Tact  de  1890  et  qui  doivent  précéder 
la  liquidation  des  sociétés  anonymes;  3.  Projet  de  loi  qui  confie  à  un 
magistrat  nommé  par  le  gouvernement  l'administration  des  Ûdéi- 
commis,  toutes  les  fois  que  le  constituant  ou  le  testateur  voudra  le 
désigner;  4.  Projet  de  loi  sur  la  transmission  de  la  propriété  foncière, 
rendant  obligatoire  en  Angleterre,  à  l'exemple  de  beaucotip  de  colonies 
anglaises,  le  système  Torrens.]  —  WiUcoz  (W,  F.),  Étude  démogra*    . 


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384  BIBLIOGRAPaiE. 

phique,  p.  69-96  [Caractères  généraux  de  la  démographie,  son  objet  et 
ses  procédés  ;  importance  des  recensements  pour  les  études  démogra- 
phiques. Examen  particulier  du  mouvement  des  mariages  et  des  divorces 
aux  États-Unis  :  1.  Manages.  Comparaison  du  nombre  des  mariages  par 
1,000  habitants  aux  États-Unis  et  en  Europe  ;  décroissance  du  nombre  des 
mariages  dans  les  villes  et  dans   les  campagnes  ;  retard  progressif  de 
rage  moyen  du  mariage  ;  causes  de  ces  modifications  :  2.  Divorces,  Com- 
paraison avec  l'Europe  ;  accroissement  des  divorces,  ses  causes  probables; 
comparaison  entre  les  villes  et  les  campagnes;  influence  de  la  législa- 
tion et  du  déplacement  de  la  population  ;  distribution  géographique  des 
divorces.]  —  Hobson  (John  A.),  Influence    des  machines  sur  le  travail, 
p.  97-123  [Nombre    des  ouvriers  employés  ;  il  diminue  dans  l'industrie 
relativement  à  la  production,  dans  les  transports  proportionnellement  à 
remploi  croissant  des  machines  ;  déplacement  d*une  partie  de  la  main- 
d'œuvre  agricole.  Irrégularités  dans  la  demande  de  travail,  causées  par  le 
déplacement  de  la  main-d'œuvre,  et  aussi  par  ce  fait,  que  l'industrie  ne 
s'est  pas  encore  complètement  accommodée  au  nouveau  régime  de  tra- 
vail produit  par  Tintroduction  des  machines.  La  qualité  du  travail  indi- 
viduel est  diminuée,  la  machine  tendant  à  réduire  à  un  même  niveau 
de  médiocrité  tous  les  travailleurs  qui  l'emploient,  la  grande  masse  de 
produits   semblables   que    demande    la  consommation  ne    laisse   pas 
s'exercer  la  supériorité  individuelle  de  l'ouvrier.  «  L'antagonisme  entre 
la  mécanique  et  Fart  est,  en  ce  point,  fondamental  et  irréductible.  »]  — 
Mayo-Smith  (K.),   La  Population  française,   de    Levasseur,   p.   124-36 
[Compte  rendu  et  éloge  des  deux  derniers  volumes  de  ce  grand  ouvrage  ; 
il  n'y  a  «  que  bien  peu  à  critiquer  dans  ce  substantiel-  et  magnifique 
ouvrage,  qui  présente  aux  Français  un  tableau  complet  de  leur  vie  natio- 
nale »].  — Andrews  (E.  Benj.),  La  Conférence  monétaire  de  1892,  p.  197- 
219.  —  Seligman  (E.  R.  A.),  L'impôt  progressif,  p.  220-51  [Revue  des 
arguments  produits  par  les  différents  auteurs  pour  et  contre  rimp6t 
progressif.  Cas  où  Ton  considère  l'impôt  comme  devant  frapper  les  béné- 
fices :  l'impôt  doit  alors   être  proportionnel.  Cas  où  on  le  considère 
comme  devant  frapper  les  facultés  du  contribuable;  on  est  conduit  alors 
à  l'impôt  progressif.  L'auteur  accepte,  en  conclusion  de  cette  étude,  le 
principe  de  l'impôt  progressif;  mais  «  il  est  extrêmement  difficile  de 
décider  jusqu'à  quel  point,  ou  de  quelle  manière  le  principe  doit  effecti- 
vement être  appliqué  dans  la  pratique.  »]  —  Noyés  (Alexander  D.),  Les 
cUanng  houses  pour  les  opérations  de  bourse,  p.   252-67    [Étude   sur 
l'extension  aux  opérations  de  bourse  des  procédés  de  compensation  en 
usage  entre  banquiers].  —  Webster  (Sidney),  Les  responsabilités  dans  la 
guerre  de  sécession,  p.  268-86.  —  Ostrogorski  (M.),  Introduction  du 
caucm  en  Angleterre,  p.  287-316  [Histoire  des  circonstances  dans  les- 
quelles s'est  étendue  à  l'Angleterre  cette  organisation,  qui  aurait  été 
d'abord  un  trait  caractéristique  des  mœurs  électorales  américaines].  — 
Stpong  (William  T.),  Les  fueros  de  l'Espagne  septentrionale,  p.  317-34 
[Définition  générale  des  fueros;  ce  mot  désigne  toute  dérogation  particu- 
lière aux  lois   générales  du  royaume.  Ils  ont  été  très  nombreux  dans 
toute  l'Espagne  du  xi*  au  xui*  siècle.  Le  mot  fuero  s'entend  d'un  lien  de 
juridiction  constitué,  d'un  corps  de  lois  particulier,  de  droits  civiques 
concédés  à  certaines  villes,  de  dons  territoriaux  faits  des  particuliers  à 
l'Église  ou  à  des  communautés,  des  privilèges  de  grands  propriétaires  de 
troupeaux,  des  chartes  d'autonomie  accordées  à  des  provinces  du  nord 


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*  4 


RECUEttS  PÉRIODIQUES.  385 

de  l'Espagne  et  du  midi  de  la  France.  1.  Le  Fuero  Juzgo,  Il  remonte  pro- 
bablement au  vu*  siècle  ;  c'est  le  premier  de  tous  les  fueros  ;  comme  trait 
particulier,  il  pose  le  principe  de  l'égalité  devant  la  loi  ;  2.  Fueros  de 
Castille  et  Léon.  Leur  origine,  cas  dans  lesquels  ils  ont  été  accordés. 
Leur  coordination  sous  le  nom  de  Code  des  Sept-Parties,  qui  devient 
en  1348  la  loi  particulière  de  Castille  et  Léon  :  cette  loi  subsiste  jusque 
sous  Charles-Quint;  3.  Fueros  d'Aragon.  Ils  ont  leur  origine  dans  le 
Privikgio  General  accordé  aux  nobles  et  bourgeois  par  Don  Pedro 
en  1283.  L'application  de  ses  dispositions  très  libérales  est  garantie  par 
l'établissement  d'un  magistrat  inamovible  et  responsable  seulement 
devant  les  Certes;  4.  Fueros  Basques.  Traits  particuliers  :  liberté  de  cir- 
culation sur  tout  le  territoire  ;  inviolabilité  des  personnes,  exemption  de 
tout  service  militaire  en  temps  de  paix,  exemption  des  taxes  royales, 
entière  liberté  du  commerce  intérieur  et  extérieur,  jouissance  accordée 
à  tous  du  rang  et  des  privilèges  nobiliaires,  etc.  Comme  dernier  effet  de 
leurs  fueros,  «  dans  les  guerres  Carlistes,  les  Basques  combattirent  l'idée 
de  l'unité  nationale...  Leurs  fueros  étaient  devenus  inutile  ...  Il  est  bon 
qu'ils  aient  péri  »].  —  Bibliographie  et  divers,  p.  137-96,  333-400. 

Pierre  Bidoire. 

Rassesna  dl  Sclenaee  Soclall  e  polltlcbei  X"  année, 
t.  I  (Florence,  mai-août  1892).  —  Palma  (Luigi),  La  politique  belli- 
queuse et  les  formes  de  gouvernement,  p.  14-24  [Excellentes  réflexions 
d'un  professeur  de  droit  constitutionnel  des  plus  estimés  d'Italie. 
Montre  que,  contrairement  à  la  légende  courante,  les  républiques 
sont  pour  le  moins  aussi  agressives  que  les  monarchies].  —  Sal- 
vionl  (G.-B.),  Sur  les  confins  de  la  statistique,  p.  25-42,  95-107  [Dis- 
tinctions à  établir  entre  la  statistique  proprement  dite,  les  enquêtes,  et 
les  monographies  de  la  RéfoiTne  sociale.  Approuve  sincèrement  ces  der- 
nières, sauf  quelques  critiques  sur  leur  méthode  et  leur  terminologie.] 
—  Zaniohelli  (D.),  Le  futur  conclave,  p.  65-81.  [Estime  que  le  futur 
conclave  se  tiendra  à  Rome,  parce  que  l'on  a  moins  encore  à  craindre 
pour  sa  liberté,  aujourd'hui  que  l'Italie  est  rassise,  qu'on  ne  pouvait 
craindre  en  1878.  Le  prochain  pape  sera  italien,  les  cardinaux  étrangers 
n'étant  pas  assez  nombreux,  ni  surtout  assez  compacts  en  tant  que 
nationalité  respective,  pour  faire  contrepoids  à  l'élément  italien  ;  un 
pape  américain  notamment  exciterait  aussitôt  la  défiance  du  monde 
anglo-britannique,  et  sa  nomination  serait  d'un  effet  désastreux.  Enfin 
le  nouveau  pape,  comme  ses  successeurs  jusqu'à  nouvel  ordre,  devra 
continuer  officiellement  la  politique  actuelle  ;  la  force  de  la  papauté  tient 
à  son  indépendance  ;  et  cette  indépendance,  qu'elle  n'a  plus  sous  forme 
de  pouvoir  temporel,  elle  la  retrouve  aux  yeux  du  public  dans  Thosti- 
lité  qu'elle  affiche  contre  le  gouvernement  italien.]  —  Bogliettl  (G.), 
Hommes  d'État  de  l'Angleterre:  Joseph  Chamberlain  et  John  Morley, 
p.  129-146.  —  Virgilii  (Filippo),  Les  Origines  du  Monte  dei  Pascki, 
p.  147-158.  [Analyse  d'un  livre  sur  cette  institution  particulière  à  la 
ville  de  Sienne  :  l'ouvrage,  écrit  par  le  comte  Piccolomini,  président  de 
l'œuvre,  n'étant  pas  dans  le  commerce.  Le  Monte  dei  Paschi  comprend 
aujourd'hui  :  1°  le  Monte  dei  Paschi  proprement  dit,  sorte  de  banque  de 
dépôts  et  de  prêts  ;  2*  un  mont-de-piété  ;  3*  une  caisse  d'épargne  ;  4*  un 
crédit  foncier  ;  5°  un  crédit  agricole.  Le  nom  de  Monte  se  donnait  autre- 
fois soit  à  un  parti  politique,  soit  à  une  caisse  publique.  L'histoire  de 


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386  BIBUOGRAPHIE. 

Toeuvre  est  intéressante  pour  Thistoriqne  du  prêt  à  intérêt  et  de  l'usure 
exploitée  par  les  Juifs.]  —  Zaniohelli  (Domenico),  Italie  et  France, 
p.  i  89-208  [Article  hostile  à  la  France,  avec  quelques  vérités  bonnes  à 
méditer.  Refuse  de  Yoir  pourquoi  l'Italie  et  la  France  seraient  amies 
plus  intimes  qu'elles  ne  le  sont  d^autres  peuples.  Ni  Dante,  ni  Machiavel 
n^ont  jamais  eu  l'idée  d'une  union  des  races  latines.  Littérairement,  il  y 
a  autant  de  points  de  dissidence  que  de  rapprochement  ;  les  grands 
rénovateurs  de  Fltalie  contemporaine,  Mauini  et  Gioberti,  ont  touj^onrs 
eu  l'antipathie  de  Tesprit  français,  si  bien  que  l'on  a  pu  dire  qu'il  a  fallu 
commencer  par  chasser  les  Français  pour  se  débarrasser  ensuite  des 
Allemands.  Aujourd'hui,  quand  on  veut  mettre  en  scène  un  personnage 
ridicule,  on  le  prend  Français  s'il  n'est  pas  Italien.  Historiquement,  la 
France  n'a  jamais  cherché  que  son  intérêt  en  Italie,  et  n'a  rendu  ser- 
vice à  celle-ci  que  par  contre-coup.  Seul,  Napoléon  III  a  vraiment  aimé 
les  Italiens.  L'auteur,  résumant  le  livre  du  député  Ghiala,  est  injuste 
pour  les  libéraux'  français  qui  ont  applaudi  à  la  formation  de  l'Italie 
nouvelle;  mais  ils  ne  l'ont  guère  fait,  il  est  vrai,  que  par  haine  de  la 
Papauté  et  des  vieilles  dynasties  princières.]  —  Gonao  (J.)»  Réfutation 
des  objections  ordinaires  contre  le  principe  de  non-intervention, 
p.  209-224.  [L'intervention  est  toujours  arbitraire.  Dire  qu'il  en  est  d'in- 
tervenir comme  d'éteindre  le  feu  chez  le  voisin,  c'est  oublier  que  le 
voisin  désire  le  secours  des  pompiers,  —  alors  qu'il  peut  souhaiter  que, 
politiquement,  on  ne  se  mêle  point  de  ses  affaires.  Si  l'on  inlervieDl 
contre  un  tyran,  on  aurait  le  droit  d'intervenir  aussi  contre  un  peuple, - 
or,  un  peuple,  en  principe,  d'après  Mamiani,  n'a  jamais  tort.  Un  peuple 
qui  opère  des  sacrifices  humains,  par  religion,  peut-il  être  accusé  d'agir 
par  soif  sanguinaire  et  traité  comme  un  tas  de  brigands  ou  d'assassins  ? 
Les  peuples  barbares  ont  des  droits  internationaux  à  respecter,  de  même 
que  les  illettrés  des  droits  civils.]  —  Coletti  (Francesco),  Rôle  et  valeur 
politique  de  la  statistique,  p.  260-279.  —  Errera  (Alberto),  Un  écono- 
miste de  talent  :  Emile  de  Laveleye,  p.  441-462.  —  Santangrelo-Spoto 
(Ignario),  Le  projet  de  loi  Chimirri  et  la  colonisation  de  la  Sardaigne, 
p.  463-490.  —  Debapbieri  (Rodolfo),  Lord  Salisbury,  p.  513-523.  — 
CoUettl  (F.),  Évaluation  symptomatique  du  mouvement  économique  et 
du  bien-être  social,  p.  52448,711-34.  [Intéressant  pour  l'étude  de  la 
statistique.]  —  Nlttl  (F.),  Socialisme  scientifique  et  socialisme  utopique, 
p.  573-89,  633-47  [L'auteur  critique  les  ennemis  du  socialisme,  Herbert 
Spencer,  Eugène  Richter,  et  l'École  de  Le  Play,  dont  les  idées  lui  sem- 
blent «  si  puériles  »  qu'il  ne  sait  pas  «  comment  tant  d'esprits  cultivés  et 
réfléchis  ont  pu  si  longtemps  les  prendre  au  sérieux.  »  Mais  ses  idées 
personnelles  à  son  tour  nous  semblent  trop  vagues  pour  être  discutées 
sérieusement  jusqu'ici.]  —  Oonte  (Lorenzo),  L'art  de  gouverner, 
p.  590-61 1  [Étudie  surtout  la  représentation  proportionnelle.]  —  Flora 
(Fédérico),  Le  principe  de  l'Économie  financière,  p.  648-664.  —  Dalla 
Volta  (R.),  La  question  banquière  en  Italie,  p.  697-710. 

S.  D. 

Tlhe  Montti;  t.  LXXVII  (Londres,  janvier-avril  1893).  —  La  mission 
du  Zambèse,  p.  16-32,  196-212,  394-406,  591-31.  [Le  territoire  de  cette 
vaste  Préfecture  Apostolique,  confiée  aux  Jésuites,  s'étend  du  Congo  an 
Nord  à  la  ligne  du  tropique  an  Sud.  Il  fait  partie  du  domaine  de  ta 
British  South  Afriean  Company,  La  mission,  fondée  par  un  Père  belge^ 


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PUBLICATIONS   NOUVELLES.  387 

s'est  déTeloppée  surtout  dans  ces  dernières  années;  elle  a  aujourd'hui 
maison  de  soeurs  et  hôpital  ;  récit  intéressant  du  récent  voyage  du  Père 
Schomberg  Kerr  dans  ces  pays  ;  son  arrivée  au  fort  Salisbury  et  à  Vic- 
toria; concours  prêté  par  la  Compagnie  anglaise  qui  administre  le  pays 
4  la  mission].  —  Hâlpin  (the  R.  James),  Le  régime  des  boissons  et  la 
conférence  de  Manchester, p.  io3-9  [La  question  vient  d^étre  étudiée  pra- 
tiquement  à  Manchester  par  une  réunion  de  personnes  s'intéressant  à  la 
cause  de  la  tempérance.  On  reconnaît  que  rien  d'efficace  ne  sera  fait 
contre  Talcoolisme,  tant  qu'on  n'aura  pas  sérieusement  réduit  le  nom- 
bre des  débits.  Pour  arriver  à  ce  résultat,  on  propose  de  charger  les 
conseils  de  comté  d'autoriser  ou  de  proscrire  l'ouverture  des  débits; 
ceux  qui  existent  aujourd'hui  conserveraient  le  droit  de  fonctionner 
encore  pendant  cinq  ans;  et  à  l'avenir  toute  autorisation  d'ouvrir  un 
débit  devrait  être  refusée  dans  les  districts  où  les  trois  quarts  des 
électeurs,  consultés  sur  la  questicm  dans  une  sorte  de  référendum,  au- 
raient choisi  ce  système  de  prohibition  absolue.  ).  —  Humphrey  (le 
Re?.  William),  La  responsabilité  humaine,  p.  220-55  [Elle  n'est  engagée, 
au  point  de  vue  morâl,  qu'autant  qu'il  y  acte  volontaire,  et  dans  la 
mesure  où  la  volonté  est  engagée.  Tout  acte  de  volonté  suppose  la  con- 
naissance du  parti  qu'on  [prend].  —  Gérard  (the  Rev.  John),  L'agnosti- 
cisme en  théorie  et  en  pratique,  p.  305- 18  [L'auteur  ne  voit  dans  Tagnos- 
ticisme  qu'un  scepticisme  dédaigneux  pour  tout  ce  qui  n'est  pas  objet 
d'expérience  sensible,  pour  tout  ce  qui  dépasse  le  domaine  des  sciences 
naturelles.  Peut-être  aurait-il  fallu  découvrir  aussi  dans  la  reconnais- 
sance du  mystère  impénétrable  qui  nous  enveloppe  quelque  chose  de 
religieux].  —  WWtehead  (A.  E.),  Un  lord-maire  du  vieux  temps, 
p.  333^5  [A  propos  de  la  récente  élévation  d*un  catholique  à  la  dignité 
de  lord-maire,  on  rappelle  ce  qu'était  un  pareil  magistrat  dans  l'Angle- 
terre  du  xv«  siècle.].  —  Morris  (the  Rev.  John),  Une  maison  catholique, 
p.  362-8  [Sorte  de  monographie  de  la  famille  Perkins  et  de  la  paroisse 
de  Uflon,  dans  le  comté  de  Berks,  depuis  le  temps  de  la  Réforme.]  — 
Svetts  (B.).  Les  confréries  laïques  de  Séville,  p.  491-500  [Étude  sur  les 
anciennes  confréries  encore  vivaces  en  Espagne.] 

J.  A.  DBS  R. 


II.    —    Publication»    nou^j^elle». 


LiÉsjrptA  et  le»  K^yptieiis,  par  le  duc  d'HAUcouir,  Paris, 
B.  Pion  et  Nourrit,  1893,  1  vol.  in-48.  —  L'auteur  a  fait  trois  longs 
séjovrs  sur  la  terre  des  Pharaons  et  il  en  a  profité  dout  étudier  les  mceurs 
de  sa  population,  pour  décrire  la  condition  des  Arabes,  des  Coptes,  des 
Turcs  qui  la  composent  et  Fétat  de  civilisation  intellectuelle  ou  morale 
du  peuple  égyptien  pris  dans  son  ensemble.  Son  livre  n'est  donc  pas  un 
récit  de  voyage  qui  n'offrirai  taiyourd'bui  presque  rien  d'inédit,  mais  une 
série  d'observations  personnelles  faites  en  1889  sur  une  partie  du  monde 
ausulman  au  point  de  vue  social,  et  c'est  à  ce  dernier  titre  surtout  qu'il 
inérite  notre  attention.  Le  fellah,  l'armée,  la  dynastie,  Timmigration 
turque,  ^éducation  des  enfants,  la  femme  et  le  mariage,  l'esclavage  enfin 
et  les  mesures  prises  pour  l'abolition  de  la  traite,  tels  sont  les  principaux 


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388  BIBLIOGRAPHIE. 


sujets  de  la  première  partie.  Les  sciences,  les  lettres,  les  arts,  la  reli- 
gion et  la  morale  forment  Tobjet  de  la  seconde.  M.  le  duc  d'Harcourt  ne 
croit  pas  que  les  réformes  de  l'administration  nouvelle,  au  sein  de 
laquelle  TAngleterre  s'infiltre  doucement  et  sans  à-coups,  puissent 
relever  la  race  indigène  de  son  séculaire  abaissement.  Elles  renouvelle- 
ront le  système  et  le  personnel  gouvernemental,  elles  y  introduiront 
Tordre  matériel  et  financier  au  plus  grand  profit  de  l'étranger  et  surtout 
des  Anglais,  mais  elles  ne  changeront  pas  le  peuple  lui-même  qui,  sous 
une  oppression  moindre,  n'en  restera  pas  moins  misérable  comme  il  Test 
depuis  des  siècles.  Son  progrès  ne  résultera  que  *«  d'une  réforme  reli- 
gieuse et  morale  qu'il  n'est  ni  dans  les  traditions  de  TAngleterre  depro 

JÎ^  voquer,  ni  dans  son  pouvoir  de  déterminer  ».  On  le  voit,  M.  le  duc 

y.  d'Harcourt  fait  le  procès  de  l'Islamisme  et  il  l'accuse  avec  raison  d'être 

le  culte  de  l'immobilité.  Il  a  notamment,  dans  un  appendice  remar- 
quable, réfuté  avec  vigueur  la  thèse  trop  accréditée  de  a  la  civilisation 
arabe  »  et  démontré  que  les  doctrines  voluptueuses  du  Coran  lui  ont 
donné  plus  d'adeptes  que  le  sabre  de  Mahomet.  L'auteur  des  Rt^flexions 

i-/  sur  les  loi^  sociales,  que  nous  avons  analysées  en  leur  temps,  est  un 

observateur  fin  et  sagace,  qui  ne  se  paye  pas  de  mots,  mais  va  droit  au 
fond  des  choses,  à  qui  rien  n'échappe  et  qui  sait  voiler  la  pénétration  de 
son  coup  d'œil  sous  un  style  discret  et  une  simplicité  de  forme  dont  nos 
peintres  de  mœurs  semblent  avoir  perdu  le  secret. 

H.  B. 

l^  I^B  devoir».  Ea^al  sur  la  morale  de  Clcéron,  par  Arthur 

■  Desjardins,  membre  de  l'Institut,  avocat  général  à  la  Cour  de  cassation. 

p  Paris,  Perrin,  1  vol.  in-46,  1893.  —  Peut-être  sommes-nous  aujourd'hui 

i  ;  d'une  sévérité  injuste  pour  l'un  des  auteurs  latins  qu'ont  le  plus  admiré 

^"v  nos  pères  :  Cicéron  n'est  pas  en  faveur.  Nous  le  traiterions  volontiers  de 

E'],'  beau  parleur  n'ayant  eu  ni  les  qualités  de  l'homme  d'action,  ni  celles  qui 

font  les  grands  penseurs.  Pour  être  plus  équitable,  il  faut  lire  l'étude  que 
'*  M.  De^ardins  vient  de  consacrer  au  De  officiis.  Elle  révèle  non  seulement 

y  une  remarquable   sérénité  d'esprit,  mais  encore  un  amour  éclairé  des 

lettres,  qui  est  une  des  meilleures  traditions  de  la  magistrature  fran- 
'  çaise.  On  y  verra  que  l'adversaire  de  Gatilina  fut  en  somme    Tun  des 

[^  hommes  les  plus  honnêtes  d'un  temps  qui  ne  l'était  guère,  où  tout  était 

à  vendre,  les  suffrages,  les  fonctions,  les  jugements.  Sa  morale,  sans  être 
très  originale,  s'appuyant  surtout  sur  des  considérations  sociales  et 
d'intérêt  bien  entendu,  est  la  première  qui,  dans  le  monde  antique,  nous 
parle  de  cette  raritas  genem  humani,  dont  le  christianisme  va  faire  le 
(  devoir  suprême.  Ses  livres  devront  toujours  être  lus  par  ceux  qui  veulent 

V  connaître  l'histoire  de  la  société  romaine  et  par  les  jeunes  gens  qui 

j[.  apprennent  la  rhétorique.  Mais  M.  Desjardins  reconnaît  lui-même  qu'il 

'^'  n'y  a  guère  d'originalité  dans  cette  imitation  d'un  traité  écrit  par  le  stoï- 

l  cien  Panétius,  que  la  philosophie  de  Cicéron  est  trop  exclusivement  ora- 

^^  loire.  Voilà  pourquoi  on  peut  préférer  à  cette  éloquence  un  peu  superfi- 

•  cielle  les  brèves  pensées  d'un  Marc  Aurèle. 

f 

'  Lie  cardinal  Mannlii§^  et  son  action  sociale,  par  M.  l'abbé 

J.  Lbmire,  professeur  de  rhétorique  au  petit  séminaire   d'Hazebrouck, 
\  4  vol.  in-12  de  312  p.  Paris,  Lecoflfre.  4893.  —  Voilà  un  beau  et  bon  livre, 

dont  l'auteur  donnait  récemment  à  la  Réforme  sociale  des  pages  remar- 


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PUBLICATIONS   NOUVELLE?.  389 

qnées  sur  Une  Trappe  en  Chine.  Étudiant  successivement  en  Manning  le 
prêtre,  le  patriote,  le  démocrate,  il  nous  fait  réfléchir  au  rôle  que  pour- 
rait jouer  rÉglise  dans  révolution  de  la  société  contemporaine.  Si  celui 
qn*on  a  appelé  le  cardinal  des  ouvriers  a  pu,  en  1889,  intervenir  si  eftlca- 
cement  en  faveur  des  grévistes  des  docks,  à  Londres,  c'est  que,  par 
Taustérité  de  sa  vie,  par  sa  niété  profonde  et  douce,  par  ses  vertus  et  ses 
manières  de  parfait  gentleman^  il  s'était  acquis  une  immense  autorité 
morale.  Or  il  n*a  jamais  hésité  à  la  mettre  au  service  des  petits,  des 
opprimés,  que  ce  soient  les  catholiques  d'Irlande,  les  indigents  d'Angle- 
terre ou  les  juifs  persécutés  en  Russie.  Il  jugeait  que  le  devoir  de  tout 
catholique  est  de  prêter  son  concours  aux  misérables,  de  les  défendre 
contre  les  injustices  sociales  dont  ils  sont  victimes.  Ce  qu'il  admirait  sur- 
tout dans  Tencyclique  De  Conditione  opificum.  c'est  qu'elle  admet  le  prin- 
cipe de  l'intervention  de  l'État,  même  en  faveur  des  ouvriers  majeurs, 
c'est  qu'elle  avertit  que  le  salaire  peut  être  injuste,  même  quand  il  est 
Gxé  par  le  jeu  de  l'offre  et  de  la  demande.  Il  ne  prenait  pas  son  parti  de 
la  guerre,  ni  des  charges  écrasantes  de  la  paix  armée.  Il  rêvait  pour  la 
papauté  indépendante  un  arbitrage  pacifique  qui  permettrait  à  l'Europe 
de  désarmer.  Quand  on  disait  à  Manning  :  «  C'est  du  socialisme  que  vous 
faites  »,  il  répondait  sans  se  troubler  :  «  Je  ne  sais  pas  si  c'est  du  socia- 
lisme pour  vous,  mais  pour  moi  c'est  du  christianisme.  »  Je  crois  qu'il 
n'a  pas  suffisamment  aperçu  les  conséquences  qu'on  pourrait  tirer  du 
droit  qu^il  reconnaît  à  TÉtat  d'intervenir  dans  la  fixation  des  salaires  : 
s'il  s'agit  seulement  de  réprimer  des  exploitations  manifestes  de  la 
misère,  comme  celles  du  sweating  system,  le  principe,  qui  n'est  pas  con- 
testable, ne  trouvera  que  des  applications  exceptionnelles  ;  s'il  s'agit  du 
salaire  normal,  et  non  plus  d'un  minimum  nécessairement  bas,  sa  déter- 
mination officielle  transformera  vite  toutes  les  industries  en  services 
publics.  Mais,  en  somme,  on  ne  peut  traiter  de  socialiste  le  prélat  qui  a 
toujours  été  un  partisan  déterminé  du  droit  d'association,  qui  le  souhai- 
tait très  vivement  à  la  France,  ainsi  qu'une  séparation  libérale  de  l'Église 
et  de  J'État.  Et  puis  cet  énergique  défenseur  de  l'éducation  chrétienne 
s'étonnait  à  bon  droit  de  voir  des  gens,  dont  l'orthodoxie  économique 
redoute  tellement  le  socialisme  dans  les  questions  ouvrières,  le  craindre 
si  peu  quand  il  s'agit  d'écoles  et  d'enseignement. 

J.  A.  des  R. 


JusUee,  par  Herbert  Spencer,  traduit  par  M.  E.  Castelot,  ancien 
consul  de  Belgique,  (Collection  d'auteurs  étrangers  contemporains)  ; 
Paris,  Guillaumin,  4893,  i  vol.  in-8°  vii-348  p.  —  Cet  ouvrage,  qui 
formera  la  première  partie  du  deuxième  volume  des  Principes  de  morale, 
est  exclusivement  consacré  à  la  morale  sociale;  c'est  l'exposé  le  plus 
logique  et  le  plus  rigoureux  qui  se  puisse  rencontrer  des  doctrines  indi- 
vidualistes. L'auteur  voit  dans  la  loi  de  conservation  de  l'espèce,  loi  qui 
régit  l'animalité  comme  l'être  humain,  la  base  de  toute  la  morale  sociale. 
«  Les  individus  qui  méritent  le  plus,  d'après  leur  adaptation  aux  condi- 
tions de  l'existence  générale,  jouiront  d'avantages  plus  grands,  tandis 
que  les  individus  inférieurs  jouiront  d'avantages  moindres,  souffriront  de 
maui  plus  grands  ou  seront  simultanément  victimes  de  ces  deux  effets.  » 
C'est  là  la  loi  primordiale  et  essentielle.  Mais  pour  l'homme,  comme 
ponr  tous  Ira  animaux  grégaires^  le   libre  développement  des  facultés 


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390  BIBU06RAPHIR. 

se  heurte  à  un  obstacle,  le  déTeloppement  analogue  des  facultés 
d*autrui,  «  l'accomplissement  d'actes  du  même  genre  par  d'autrei 
individus,  qui  doivent  également  en  recueillir  les  résultats  normaux, 
bons  ou  mauvais.  »  De  là  naîtra  la  justice  sociale,  qui  se  synthétise  dans 
cette  formule  :  «  Tout  homme  est  libre  d'agir  à  son  gré,  pourvu  qu'il 
n'enfreigne  pas  la  liberté  égale  de  n'importe  quel  autre  honmie.  >»  L'au- 
teur remarque  très  justement  que  cette  formule  renferme  deuxélémenb 
contradictoires.  L'un  positif:  c'est  l'inégalité  des  résultats  obtenus,  con- 
séquence de  l'inégalité  des  forces  et  des  intelligences  ;  ce  principe  est 
tellement  essentiel  que  son  abolition  entraînerait  à  bref  délai  la  dispa- 
rition de  l'espèce  ou  de  la  variété  qui  Taurait  prononcé.  Le  second  élé- 
ment est  négatif,  c'est  le  principe  d'égalité  appliqué  seulement  aux  limi- 
tes de  l'activité  individuelle.  M.  Spencer  examine  les  corollaires  de  cette 
formule,  c'est-à-dire  les  libertés  ou  droits  naturels,  et  montre  leur  recon- 
naissance progressive  au  fur  et  à  mesure  de  l'évolution  sociale. 

Arrêtons-nous  un  instant  sur  l'un  des  plus  importants  d'entre  eux,le  droit 
de  propriété.  Bien  que  sa  doctrine  manque  peut-être  un  peu  de  netteté 
sur  ce  point,  l'auteur  de  Justice  fonde  la  propriété,  au  moins  la  propriété 
mobilière,  sur  le  travail,  ou,  comme  il  le  dit  lui-même,  «  sur  la  recon- 
naissance du  rapport  qui  doit  exister  entre  l'effort  accompli  et  le  résultat 
obtenu  »,  Quanta  la  propriété  immobilière,  il  concède  à  la  communauté 
sur  le  sol  nu  un  droit  virtuel  de  propriété,  qui  ne  se  traduit  guère  du 
reste  en  pratique  que  par  la  ^faculté  d'expropriation,  moyennant  une 
équitable  indemnité.  Revenant  même  en  termes  exprès  sur  une  décla- 
ration de  sa  Statique  sociale  publiée  en  1850, il  reconnaît  que  ce  droit  apa 
être  équitablement  aliéné  par  la  communauté,  et  qu'en  tout  cas  la  plus- 
value  de  valeur  donnée  au  sol  par  les  possesseurs  successifs,et  l'énormité 
de  l'indemnité  à  leur  payer  en  cas  d'expropriation  totale  rendent  abso- 
lument chimérique  l'exercice  de  ce  droit. 

Vient  ensuite  la  théorie  de  l'État  :  après  avoir  montré  que  sa  nature  et 
ses  fonctions  ont  -varié  avec  les  époques,  il  déclare  que  l'évolution 
actuelle  nous  amène  du  régime  du  statut,  régime  militaire,  au  régime  de 
la  coopération  volontaire,  ou  régime  industriel.  Il  analyse  les  devoirs  de 
l'État  qu'il  résume  en  deux  principaux  :  défense  extérieure,  et  défense 
intérieure,  préparation  de  la  guerre  défensive  et  administration  de  la 
justice.  Il  y  ajoute,  sans  trop  de  motifs,  un  assez  vague  devoir  de  con- 
trôle sur  la  propriété  immobilière,  corollaire  du  droit  qu'il  attribue  à  la 
communauté  sur  le  sol.  Encore  cela  n'est-il  vrai  que  pour  notre  époque 
de  transition.  Lorsque  l'avènement  définitif  du  régime  industriel  aura 
assuré  la  paix  permanente,  le  premier  de  ces  deux  devoirs  disparâîlra, 
et  avec  lui  tous  les  droits  qui  y  correspondent.  La  fin  du  livre  est  con- 
sacrée à  l'examen  des  autres  devoirs  attribués  à  l'État  par  les  partisans 
de  Textension  de  ses  attributions.  Le  philosophe  anglais  se  livre  à  uae 
vigoureuse  critique  du  socialisme  d'État.  Ou  peut  regretter  seulement  que 
l'étroitesse  de  son  point  de  départ  rende  la  plupart  de  ses  arguments 
sans  valeur  pour  ceux  qui  n'admettent  pas  la  théorie  évolutionniste. 
Mais  dans  les  preuves  accessoires  dont  il  appuie  ses  déductions  les  défen- 
seurs des  doctrines  libérales  trouveront  encore  nombre  d'idées  originales 
et  des  démonstrations  convaincantes. 

Lie  moyen  A^e  fUt«ll  une  époque  de  ténèbres  et  de  ser- 
vitude |  par  Georgbs  Romain.   Paris,    Bloud  et  Barrai,   f    édition; 


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PUBLICATIONS  NOUVELLES.  391 

iû-8^,  363  p.  —  C'est  avec  une  réelle  sympathie  que  nous  saluons 
cette  réédition  d'un  livre  apprécié.  Consciencieux  dans  les  recherches, 
clair  dans  l'exposition,  M.  G.  Romain  examine  successivement  les  deux 
questions  que  renferme  le  titre  de  ses  études.  S'il  n'avait  à  lutter  contre 
des  préjugés  intéressés,  on  dirait  volontiers  qu*il  n'a  pas  de  peine  à 
démontrer  la  floraison  intellectuelle  du  moyen  âge  et  répanonissement 
de  ses  libertés.  L'éclat  de  cet  âge  héroïque  de  la  chrétienté  apparaît 
frappant  surtout  dans  les  chapitres  de  conclusion  qui  montrent  à  grands 
traits  comment  la  Renaissance  lui  a  succédé  en  préparant  la  révolu- 
tion ;  comment  celle-ci  est  devenue  un  régime  de  liberté  nominale  et  de 
despotisme  effectif.  Tous  ceux  qui  se  rappellent  les  belles  pages  que  Le 
Play  a  mises  en  tête  de  la  Réforme  sociale  en  France  pour  faire  voir  que  le 
premier  pas  dans  la  voie  des  réformes  vraies,  c'est  la  réfutation  des  idées 
préconçues  et  des  fausses  théories  d'histoire,  sauront  gré  à  M.  G.  Romain 
de  ces  études  attachantes,  pleines  de  savoir  et  de  conviction.  Le  soavenir 
d'un  passé  glorieux  n*est-il  pas  le  meilleur  soutien  des  nobles  âmes  qui 
sont  anx  prises  avec  les  tristesses  du  présent  et  ne  veulent  pas  s'aban- 
donner à  la  désespérance  de  l'avenir? 

Lt'éml^ratlon  et  l*liiimlgri*tttIon  pendant  les  dernière» 
années,  par  F.  J.  de  Santà  Anna  Nert,  Paris,  Guillaumin,  1892,  in-8*^, 
72  p.  —  Cette  étude,  présentée  au  Congrès  géographique  de  Gênes  en 
septembre  1892,  montre  quels  courants  de  migration  enlèvent,  chaque 
année,  plus  d'un  million  d'habitants  à  l'Europe.  Puis  Ton  s'occupe  spé- 
cialement de  l'un  des  pays  de  grande  immigration,  le  Brésil,  qui  a  reçu 
de  1855  à  1889, 760,000  Européens.  Les  trois  quarts  venaient  d'Italie  et  de 
Portugal.  Les  Allemands  forment  un  groupe  de  quelque  importance. 
Les  Français  sont  à  peine  représentés.  Plus  de  200,000  immigrants  ont 
débarqué  dans  les  ports  du  Brésil  en  1891. 

Bases  essentielles  d^nne  loi  sur  les  sociétés  coopéra* 
tives,  par  J.  Duz  de  Rabago,  Madrid,  1892,  in-8°,  26  p.  —  Ce  rapport  a 
été  présenté  an  quatrième  congrès  des  sociétés  françaises  de  crédit  po- 
pulaire tenu  à  Lyon  en  mai  1892.  Il  conclut  à  l'adoption  d'une  législation 
très  libérale,  laissant  aux  intéressés  la  faculté  de  régler  leurs  affaires  à 
leur  guise,  pourvu  que  les  intérêts  des  tiers  soient  sauvegardés  par  cer- 
taines mesures  de  publicité.  —  Le  rapport  est  suivi  d'un  résumé  de  la 
discussion  qu'il  a  provoquée  et  des  vœux  votés  par  le  congrès. 

Capostolat  de  la  presse,  par  le  P.  H.  Fayollat,  S.  J.  Paris, 
Delhomme  et  Briguet,  1892, 1  vol.  in-l6, 268  p.  —  L'auteur  aborde  cer- 
tainement Tun  des  côtés  les  plus  graves  de  la  vie  morale  contempo- 
raine, en  traitant  la  question  des  lectures.  On  ne  saurait  l'accuser  de 
morale  relâchée,  ni  de  libéralisme.  Il  prêche  énergiquement  un  double 
devoir  :  détruire  les  mauvais  livres, —  et  un  extrait  de  Vlndex^  donné  en 
appendice,  précise  ceux  dont  il  faut  se  déûer  ;  —  travailler  à  propager 
les  bons  livres.  Les  honnêtes  gens  ont  souvent,  en  ces  matières,  un  sen- 
timent très  insuffisant  de  leur  responsabilité  :  ils  oublient  ce  conseil, 
très  beau  dans  sa  simplicité,  qu'un  saint  prêtre  adressait  un  jour  à  Paul 
Bourget  :  «  11  ne  faut  pas  faire  de  mal  aux  âmes.  »  —  Aux  livres,  on  doit 


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392  BIBLIOGRAPHIE. 

assimiler  les  journaux,  qui  ont  beaucoup  plus  de  lecteurs.  Qu'on  se 
rappelle  le  mot  de  Mgr  Kettler,  un  des  princes  de  l'épi scopat  alle- 
mand :  «  Si  saint  Paul  revenait  au  monde,  il  se  ferait  journaliste.  » 

Recueil  de  notes  sur  les  Instltiitlona  publiques  et 
partieullè^rea  deblenralaoïiice...  &  Gothembour^,  par  P.-E. 
Caravello,  vice-consul  de  France  à  (iothembourg;  Paris,  Chaix,  1893  ; 
gr.  in-8^,  71  p.  —  On  sait  que  Gothembourg,qui  compte  maintenant  plus 
de  100,000  habitants,  est  plus  que  toute  autre  cité  suédoise  la  ville  de  la 
bienfaisance.  Là  fonctionne  pour  la  vente  de  Talcool  le  système  dit  de 
Gothembourg,  d'après  lequel  la  commune  a  le  monopole  de  la  vente  des 
spiritueux  et  Tafferme  à  une  Société  philanthropique  en  stipulant  que 
les  bénéfices  seront  appliqués  au  profit  des  classes  populaires;  autrefois 
la  Société  faisait  elle-même  cette  application;  aujourd'hui  les  bénéfîces 
sont  versés  dans  les  caisses  municipales  et  on  peut  craindre  que  les 
conseils  ne  soient  enclins,  soit  à  provoquer  la  consommation  pour 
accroître  le  produit,  soit  à  confondre  les  bénéfices  avec  leurs  ressources 
générales.  Le  Soin  dea  pauvres  est  dans  chaque  commune  un  service 
obligatoire,  et  on  tend  à  se  rapprocher  du  système  d*Elberfeld,  surtout 
pour  les  secours  extérieurs.  Mais  à  côté  des  services  publics,  il  y  a  de 
nombreuses  et  actives  associations  de  secours.  Aussi  M.  Caravello  a-t-il 
fait  une  œuvre  fort  utile  en  traçant  le  tableau  résumé,  avec  documents 
statistiques,  de  tout  ce  qui  concerne  les  écoles  primaires,  profession- 
nelles, ménagères,  etc.;  les  crèches,  les  asiles,  les  orphelinats,  les  repas 
aux  enfants  et  les  colonies  de  vacances,  etc.  A  signaler  en  outre  les 
associations  nombreuses  de  femmes,  Tœuvre  des  estropiés  et  les  établis- 
sements d'hospitalisation  et  de  charité  très  variés.  Parmi  les  institu- 
tions plutôt  philanthropiques  :  le  parc  de  Slottskogen,  les  caisses  de 
secours  mutuels  et  de  funérailles,  l'Union  de  consommation,  une  banque 
populaire  (type  Schulze-Delitsch),  des  bibliothèques,  des  habitations 
ouvrières...  Citons  enfin  le  jury  de  conciliation,  pour  donner  des  con- 
sultations juridiques  et  arranger  les  différends. 

l^e  Rererendum  eommunal,  par  Robert  de  la  Sizeranne,  avec 
une  préface  de  Paul  Deschanel  ;  Paris,  A.  Colin,  1893;  br.  in-16,  ix-87  p. 
—  C'est  l'étude  qui  a  paru  ici  même,  vive  d'allure  et  riche  de  documents. 
La  préface  élégante  de  M.  Paul  Deschanel,  sans  méconnaître  qu'il  y  a 
loin  souvent  de  la  théorie  à  la  pratique,  constate  que  «  le  suffrage  uni- 
versel, tel  qu'il  fonctionne  actuellement,  est  à  l'état  barbare,  chaotique; 
en  fait,  il  n'opère  guère  autre  chose  que  de  petits  plébiscites  fort  gros- 
siers, à  la  majorité  plus  un  des  votants  I  On  comprend  très  bien  que  le 
Référendum, qui  est  d'ailleurs  tout  le  contraire  du  plébiscite,  apparaisse  à 
d'excellents  esprits  comme  une  idée  d'avenir,  aussi  bien  que,  dans  un 
autre  ordre  d'idées,  la  représentation  des  minorités  ».  La  brochure  de 
M.  de  la  Sizeranne,  défendant  une  idée  juste  en  soi  et  pouvant  aider  à 
en  préparer  la  réalisation,  est  donc  excellente  à  étudier  et  à  discuter 
largement.  Notre  démocratie  ne  peut-elle  pas  trouver  dans  cette  voie 
une  éducation  progressive  et  un  but  légitime  pour  son  activité  inquiète? 

Le  Gérant  :  C.  Treiche. 

Paris.  —  Tmprimerio  F.  Levé,  rue  Cassetto,  1*3 


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V.     •*'  '•-'''  •     ^ .  «^  ■*.  r  "* 


U  GILDE  DES  MÉTIERS  ET  NÉGOCES 

DE  LOUVAIN  (BELGIQUE) 
Corporation  chrétienne  de  la  petite  industrie. 


COMMUNICATION   FAITE  A   LA  RÉUNION  ANNUELLE   DANS   LA 
SÉANCE   DU   30  MAI    1893 

I.  —  Caractère  de  l'institution. 

L'institution  des  groupes  professionnels  attire  raltention  géné- 
rale. On  la  poursuit,  et  pour  réorganiser  l'état  industriel,  et  pour 
amener  l'entente  entre  les  membres  de  la  profession,  patrons  et 
ouvriers.  Ce  but  esta  la  fois  économique  et  social. Ces  groupements 
se  font  dans  un  esprit  fort  différent,  avec  des  organisations  très 
variées.  Notre  but,  ici,  est  seulement  d'en  signaler  un  exemple  qui 
fonctionne  avec  succès  en  Belgique  depuis  quelques  années.  On  y 
a  repris  le  nom  des  vieilles  institutions  nationales,  le  nom  de 
Gilde,  qui  équivaut  à  celui  de  corporation. 

Il  y  en  a  plusieurs  qui  vivent;  celle  de  Louvain  existe  depuis 
une  quinzaine  d'années;  elle  est  l'aînée  et  demeure  la  plus  nom- 
breuse et  la  plus  importante.  Elle  a  été  fondée  et  est  dirigée  encore 
par  M.  Helleputte,  professeur  d'architecture  à  l'Université  de  Lou- 
vain et  membre  du  Parlement,  dont  l'action  et  l'énergie  forment 
les  éléments  les  plus  sérieux  du  succès  de  l'entreprise. 

Les  statuts,  vécus  d'abord,  n'ont  été  formulés  qu'en  1885,  sous 
forme  de  charte^  mais  de  nombreuses  modifications  attestent  le  pro- 
grès incessant  et  les  améliorations  nées  de  la  coutume  et  de  l'expé- 
rience. 

L'inspiration  d'où  procède  la  Gilde  est  à  la  fois  démocratique  et 
chrétienne,  c'est  une  corporation  qui  rappelle  bien  la  tradition  des 
antiques  corporations  des  communes  d'autrefois. 

Ce  mot  corporation  peut  se  prendre  dans  un  sens  plus  ou  moins 
étendu.  En  septembre  1892,  au  congrès  de  la  Ligue  démocratique^  qui 
procède  du  même  esprit  et  obéit  à  la  même  impulsion,  on  a  défini 
la  corporation  (c  l'ensemble  organisé  des  personnes  exerçant  le 
même  métier  et  la  môme  profession  ».  Au  lien  de  la  corporation, 
iijoate-t-on,  il  faut  ajouter  des  organismes  qui  sauvegardent  les 

La  RéF.  Soc,  1''  octobre  1893.  3«  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.)  3ï. 


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474  RÉUNION   ANNUELLE. 

«  droits  respectifs  des  ouvriers  et  des  patrons,  du  travail  et  du  capi- 
tal ».  Organisation  et  rapports  permanents,  voilà  des  traits  essen- 
tiels ;  mais  il  est  clair  que  les  détails  varient  d'après  les  éléments 
composants.  A  cet  égard,  il  faut  signaler  avec  le  fondateur  de  la 
Gilde  au  congrès  de  Liège,  en  1886,  la  différence  de  condition  entre 
les  personnes  engagées  dans  la  petite  ou  la  grande  industrie.  L'as- 
sociation corporative,  qui  s'occupe  également  de  l'intérêt  collectif 
de  la  profession,  semble  plus  aisée  à  constituer  dans  la  petite  in- 
dustrie parce  que  moindres  sont,  et  les  différences,  et  la  distance 
entre  patrons  et  ouvriers.  La  Gilde  de  Louvain  est  une  corporation 
de  la  petite  industrie. 

Le  fondateur  de  la  Gilde  a  exposé  lui-même,  en  1886,  à  la  pre- 
mière session  du  congrès  des  œuvres  sociales  de  Liège,  les  origines 
et  l'organisation  générale  de  son  institution.  Elle  existe  de  fait 
depuis  1878;  les  maîtres  et  ouvriers  qui  ensemble  avaient  cons- 
truit le  collège  Juste  Lipse,  dépendant  de  l'Université  de  Louvain, 
demeurèrent  groupés,  sans  règlement,  fraternellement.  Ils  gran- 
dirent, se  fortifièrent,  et  en  1885  s'organisèrent  ofHciellement.Leur 
nombre  grossit.  Ils  avaient  été  14  au  début.  En  1885,  à  la  première 
édition  de  la  Charte  ils  étaient  près  de  40.  En  1886,  à  l'enquête  ou- 
vrière de  la  Commission  du  Travail  à  Louvain,  ils  étaient  près 
lie  90.  Aujourd'hui,  outre  104  membres  d'honneur  et  protecteurs, 
ils  ont  189  maîtres,  552  ouvriers,  88  employés,  86  marchands  dans 
leurs  rangs.  En  outre,  la  section  de  gymnastique  compte  environ 
300  membres,  qui  ayant  moins  de  20  ans  ne  sont  pas  inscrits  dans 
la  Gilde  parmi  les  métiers,  quoique  de  fait  ils  en  fassent  partie. 

Examinons  Torganisation  delaGilde.  Les  membres  appartiennent 
à  des  métiers  divers;  mais, par  l'influence  de  son  origine,  le  bâti- 
ment y  a  toujours  une  très  grande  part  avec  ses  industries  annexes 
r  (bois,  maçonnerie,  forge,  etc.).  D'autres  s'y  sont  joints.  Bien  que 

Ç  tous  groupés,  ils  se  sont  ramifiés,  et  lorsqu'un  métier  a  une  im- 

ir;  portance  numérique    suffisante,  il   se  constitue   en    sous-gronpe 

.*  distinct;  il  faut  16  membres  pour  cela.  Les  ouvriers  du  bois,  les 

:  boulangers,  les  peintres,  les  employés,  etc.,  se  sont  successivement 

V.  constitués  ainsi,  sans  rompre  l'unité. 

;,.  D'autres  institutions  du  même  genre  se  sont  établies  en  d'autres 

<  '  villes  de  Belgique,  à  Bruxelles,  Bruges,  Saint-Nicolas,  etc.,  avec  un 

y  régime  analogue,  sinon  identique,  et  se  sont  fédérées  en  1892. 

''  C'est  le  noyau  d'où  est  sortie  la  Ligue  démocratique  dont  nous  n'avons 


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LA   GILDE    DES   MÉTIERS  DE   LOUVAIN.  -475 

point  ici  à  parler  et  dont  [robjet  dépasse  les  [limites  de  la  Gilde 
initiale  et  s'étend  à  toute  la  classe  ouvrière. 

L'esprit  de  la  Gilde  est  nettement  et  olTiclellement  catholique. 
Comme  les  corporations  historiques,  elle  est  sous  l'invocation  d'un 
patron;  elle  a  ses  offices  religieux  et  participe  aux  cérémonies 
publiques  du  culte.  C'est  un  principe  essentiel,  qui  est  à  la  base  de 
l'institution. 

La  Gilde  tient  à  se  rattacher  aux  traditions  nationales,  dans  ses 
formesextérieures,  dans  ses  principes  artistiques,  dans  l'emploi  de 
la  langue  du  pays.  Elle  cherche,  comme  le  rappelle  une  inscrip- 
tion, à  maintenir  dans  les  populations  la  tradition  de  l'art,  du  lan- 
gage et  des  coutumes.  Elle  cherche,  on  le  voit,  à  reconstituer  la 
famille  professionnelle .  Ce  groupement,  elle  le  réalise  à  la  fois  par 
le  lien  de  la  conGanceet  de  l'intérêt  mutuel. 

Longtemps,  elle  n'eut  pas  de  foyer  de  famille,  de  maison  qui  la 
personnifiât.  Cette  lacune  fut  comblée  en  1887.  A  cette  époque  la 
Maism  dês  métiers  et  négoces  fut  construite  :  on  peut  juger  par 
l'image  que  nous  reproduisons  plus  loin  son  caractère  artistique. 

Une  difficulté  que  tout  le  monde  apprécie  en  Belgique  entrave  le 
développement  de  la  Gilde  et  des  institutions  similaires.  C'est  la 
privation  d'individualité  juridique  des  associations.  Les  groupes 
professionnels  ne  sont  que  des  sociétés  de  fait,  sauf  en  se  consti- 
tuant dans  les  conditions  connues,  sous  forme  de  sociétés  civiles 
ou  commerciales.  Au  point  de  vue  juridique  du  droit  privé  —  à 
part  donc  la  liberté  d'association  garantie  par  la  constitution, — les 
groupes  manquent  de  sécurité  et  de  stabilité.  Leur  existence  est 
précaire.  Aussi  les  confrères  de  la  Gilde  réclament  vivement  la  per- 
sonniGcation  civile  des  unions  professionnelles  ;  et  celui  qui  remplit 
avec  dévouement  les  fonctions  d'arbitre  de  la  Gilde,  le  député 
F.  Schollaert,  a  été  le  rapporteur  convaincu  du  projet  de  loi  sur  la 
matière.  Ce  projet  est  malheureusement  encore  en  souffrance  de* 
vant  la  Chambre  des  représentants. 

Malgré  cela,  la  Gilde  s'est  organisée,  elle  agrandi,  et  il  est  temps 
d'en  faire  connaître  le  mécanisme.  Sur  l'institution  même  son 
venues  se  greffer  toutes  sortes  d'oeuvres  destinées  à  améliorer  l'état 
matériel  ou  moral  des  membres.  Nous  en  donnerons  une  idée 
générale,  que  nous  rendrons  aussi  précise  que  possible.  On  verra 
que  les  membres  retirent  de  leur  participation  de  sérieux  avanta- 
ges. Ajoutons-y  celui,  peu  aperçu  d'abord,  d'être  considérés  comme 


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LA   GILDE   DES  MÉTIERS   DE  LOUVAIN.  477 

d€s  g«Bs  de.  Valeur  et  de  probité.  Être  membre  de  la  Gilde  constitue 
un  certificat  apprécié  de  beaucoup  de  clients.  L'infiuence  et  le  dé- 
touement  de&  chefs  contribuent  à  cet  avantage.  Nous  n'étonnerons 
pasnos  lecteurs  en  leur  disant  qu'il  se  manifeste  des  plaintes  et 
dès  jalousies ,  que  les  mérites  de  tous  ne  sont  pas  égaux,  qu'il  y  a 
Aes  membres  moins  sincères  que  les  autres,  qu'il  y  a  des  concur- 
féiices  qui  s'effarouchent.  Mais  il  n'y  a  pas  de  perfection  hu* 
mûne.  On  va  pouvoir  s'assurer  que  l'ensemble  de  l'institution  mé- 
fCle  l'étude  et  l'imitation. 

'  n  règne  d'abord  entre  les  membres  une  grande  fraternité,  c'est  l/i 

'%âéiiient  capital  de  l'influence  de  la  Gilde.  Les  membres  tiennent  à 

Imt institution,  y  sont  fort  attachés;  leurs  réunions  sont  nombreu- 

Ê(ÊB  et  animées;  àr  certains  jours  de  leurs  fêtes  oiQcielles,  ils  parcou- 

.iHit  les  rues  de  la  ville, bannières  déployées,  tous  porteurs  de  leurs 

.tll^gaes.  On  a  le  sentiment  qu'il  y  a  là  une  grande  force,  et  une 

fbfee  animée  de  sentiments  chrétiens,  dévouée  à  Tordre  dans  le 

îtogrès.  Nous  ne. pouvons  ici  que  décrire  l'institution  elle-même. 

D  ne  s'agit  pas  d^examiner  chaque  article  des  idées  ou  du  pro- 

:^3[ramme  de  la  Ligue  démocratique  à  laquelle  elle  est  fédérée,  et 

.y  ^ttt  a  donné  lieu  à  des  controverses  ;  à  plus  forte  raison  ne  peut-on 

.%_  )ft  rendre  responsable  de  toutes  les  décisions  du  congrès  de  cette 

')  li%ue  tenu  en  septembre  1892,  congrès  où  bien  d'autres  éléments 

jj>j,]bi  étaient  adjoints. 

-^'••>  La  Gilde  a  publié  des  annuaires,  des  statuts,  des  règlements,  qui 
r^?|K>QS  aideront  à  notre  étude,  avec  les  renseignements  personnels 
^' ne  nous  avons  pu  recueillir  de  divers  côtés  sur  place. 

"•.  «  H.  —  Organisation  statutaire, 

tt  "..■ 
!•» 
I- . 

'  *  L'article  1""  de  la  charte  indique  en  ces  termes  le  but  de  la  Gilde  : 
"..  IPle  soutien  mutuel  de  ses  membres;  2*  la  mise  en  honneur  du 
|i'.f|Éivail  manuel  et  le  relèvement  de  l'esprit  artistique  dans  la  ville 
^.  iÉLoavain;  3*^  le  maintien  des  bons  rapports  entre  les  maîtres  et 
MIB  ouvriers.  Elle  exprime  son  but  par  le  choix  de  cette  devise  : 
yV^un  pour  tous,  tous  pour  chacun, 

j  i  Ilya  des  membres  de  diverses  sortes  :  des  maîtres,  des  ouvriers, 
ies  marchands,  des  membres  appartenant  à  des  groupes  non 
dénommés   (employés   divers),  des  membres   d'honneur  et  des 


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"H 


MH  RÉUNION  ANNUELLE. 

membres  protecteurs;  sauf  cette  dernière  catégorie,  ils  doivent 
tous  habiter  Louvain  ou  la  banlieue. 

Les  conditions  d'admission  sont  sévères  et  les  décisions  du  con- 
seil tendent  à  les  rendre  plus  difficiles.  Nous  allons  donner  une 
idée  de  ce  qui  est  caractéristique.  Sont  dits  maîtres  les  hommes  de 
métier  travaillant  à  leur  domicile  et  ayant  au  moins  un  ouvrier: 
Pour  entrer  dans  la  corporation  ils  sont  soumis  à  diverses  condi- 
tions de  présentation  et  d'admission  qu'on  a  aggravées,  ils  doivent 
payer  une  cotisation  mensuelle  de  0  fr.  75  et  un  droit  d'entrée  de 
5  francs.  Ils  font  la  promesse  suivante  :  «  Moi...,  maître  du  métier 
de...,  je  promets  d'être  un  bon  et  honnête  membre  de  la  corpora- 
tion, de  défendre  ses  intérêts,  d'être  fidèle  à  ses  lois,  de  toujours 
fournir  du  bon  ouvrage,  de  m'efiforcer  de  travailler  à  la  réputation 
artistique  de  la  corporation,  de  défendre  la  religion  catholique, 
d'obéir  aux  autorités  légitimes,  et  de  ne  jamais  faire  partie  d'une 
société  sociale  ou  politique  dont  l'action  serait  en  opposition  avec 
celte  promesse.  »  Inutile  d'insister  sur  la  portée  de  ce  texte. 

En  outre,  ce  maître  est  obligé  de  présenterun  chêf-i œuvre  témoi- 
gnant qu'il  est  assez  expert  dans  son  métier  pour  faire  honneur  à 
la  corporation.  Ce  point  a  une  importance  professionnelle  qui 
n'échappera  point.  On  sait  combien  on  insiste  sur  le  perfectionne- 
ment technique  au  point  de  vue  du  salut  de  la  petite  industrie.  La 
(lilde  travaille  énergiquement  à  faire  comprendre  cette  importance. 
Dans  des  annuaires  de  1889  et  de  1892,  elle  insiste  sur  les  mêesler- 
stvkken.  Des  décisions  du  conseil  fixent  un  délai  au  maître  entrant  ; 
on  décide  qu'on  ne  fournira  pas  d'ouvrage  à  qui  ne  l'a  pas  exécuté, 
qu'il  ne  sera  pas  admis  à  mettre  ses  produits  à  l'exposition  de  la 
(iilde.  Tout  cela  démontre  qu'on  y  tient.  Il  y  a  de  très  beaux  spé- 
cimens qui  sont  conservés  au  local.  C'est  la  preuve  de  capacité) 
proefsimk^  qu'on  veut  restaurer,  et  qui  finira  par  rentrer  dans  les 
mceurs.  C'est  avec  raison  qu'on  y  tient;  tous  ceux  qui  se  sont 
occupés  de  l'organisation  professionnelle  dans  la  petite  industrie 
en  sont  convaincus.  Par  décision  de  1892,  un  patron  sculpteur  a  été 
chargé  spécialement  d'encourager  la  production  des  chefs-d'œuvre 
et  l'organisation  du  musée  corporatif.  Cette  même  année  a  été  ou- 
verte la  première  exposition  des  travaux.  Tout  le  monde  a  pu  y 
constater  de  remarquables  produits  d'art  industriel,  et,  à  ce  point 
de  vue,  le  rapport  a  raison  de  voir  dans  ce  fait  une  date  impor- 
tante dans  l'histoire  de  l'institution  qui,  sous  forme  de  musée,  gar^ 


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•.>j 


LÀ   GILDE  DES  MÉTIERS  DE  LOUVALN.  479 

dera  une  sorte  d'exposition  permanente.  Les  ouvriers  et  les  mar- 
chands échappent  à  cette  condition  de  capacité  ;  pour  le  reste,  ils 
sont  soumis  à  des  conditions  analogues.  Ils  paient,  les  premiers 
un  droit  d'entrée  d'un  franc  et  une  cotisation  mensuelle  deO  fr.  10; 
les  seconds,  un  droit  d'entrée  de  10  fr.  et  une  cotisation  de  0  fr.  75. 

Nous  n'insistons  pas  sur  les  catégories  de  protection  et  d'hon- 
neur qui  s'expliquent  d'elles-mêmes. 

Les  statuts  indiquent  les  catégories  de  personnes  qui  ne  peuvent 
devenir  membres:  ce  sont  les  banqueroutiers,  ceux  qui  ont  subi  une 
condamnation  infamante,  ceux  qui  ont  une  mauvaise  conduite  ou 
de  quelque  manière  pourraient  déshonorer  la  Gilde.  Des  décisions 
de  1888  et  1889  ont  précisé  les  cas  et  garanties  d'exclusion. 

Examinons  maintenant  l'organisation  des  pouvoirs.  La  Gilde  se 
réunit  chaque  mois  en  assemblée  générale  ;  elle  s'y  occupe  de  tous 
les  intérêts  collectifs,  de  la  création  de  nouvelles  œuvres,  et  des 
fêtes.  Ces  réunions  sont  très  cordiales  et  intéressantes.  11  y  a  une 
vie  active,  et  le  nouveau  local,  clair,  gai  et  confortable,  qui  vient 
d'être  ouvert,  contribuera  encore  à  Tentrain  de  ces  réunions.  Il  ne 
faut  pas  oublier  que  l'assemblée  générale  est  un  des  facteurs  effi- 
caces pour  arriver  au  but  de  l'institution  par  l'attrait  et  l'intérêt  des 
réunions  et  la  fraternité  qui  y  préside.  C'est  la  solidarité  vivante. 
L'assistance  aux  assemblées  est  obligatoire. 

L^assemblée  générale  de  la  Gilde  élit  les  membres  du  conseil,  du 
grand  conseil,  groot  Baad,  pouvoir  administratif  et  exécutif.  C'est 
au  conseil  à  prendre  l'initiative  des  mesures  destinées  à  resserrer 
l'esprit  de  fraternité  des  membres,  à  réaliser  le  but  de  la  Gilde  et 
en  particulier  l'aide  mutuelle  et  aussi  le  progrès  de  l'art,  du  com- 
merce et  de  l'industrie  de  la  ville. 

Les  membres  sont  nommés  par  le  sufiFrage  universel  avec  là 
représentation  des  intérêts  et  professions.  Chaque  métier  érigé  en 
gilde  nomme  un  maître  et  un  ouvrier,  les  employés  nomment  des 
délégués,  les  autres  membres  nomment  deux  délégués  maîtres, 
deux  ouvriers,  deux  membres  d'honneur.  Chaque  délégué  est 
nommé  par  les  membres  de  la  catégorie  qu'il  doit  représenter. 

Le  conseil  désigne  parmi  les  membres  un  président  nommé 
Doyeriy  un  juge,  un  trésorier,  un  secrétaire,  un  délégué  aux 
amendes. 

Une  fois  par  semaine,  à  jour  fixe,  les  membres  du  conseil  doi- 
vent se  trouver  présents  à  la  maison  de  la  Gilde  pour  écouter  les 


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480  RÉUNION  ANNUELLE. 

demandes  des  membres  et  juger  des  mesures  à  prendre  pour 
Texécution  des  décisions  du  conseil. 

Dans  le  conseil  se  trouve  aussi  nn  prévôt  ecclésiastique  qui  e$t 
l'aumônier  chargé  de  pourvoir  aux  intérêts  spirituels. 

Nous  arrivons  à  l'étude  des  institutions  qui  se  groupent  autour  de 
laGilde  et  s*y  rattachent.  Mais  d'abord  deux  mots  encore  au  sujet 
des  ressources  matérielles  de  l'œuvre  dans  son  ensemble.  Plusieurs 
des  œuvres  annexées  vivent  de  leurs  ressources  propres;  la  Gilde, 
dans  son  ensemble^  pourvoit  à  ses  dépenses  par  des  ressources  de 
diverses  natures,  savoir  :  la  cotisation  mensuelle  etle  droit  d'entrée 
de  ses  membres,  nous  en  avons  indiqué  le  chiffre.  On  a  pu  cons- 
tater combien  minime  est  cette  cotisation  pour  les  ouvriers.  II 
faut  y  joindre  les  contributions  des  membres  protecteurs  et  les 
dons  non  prévus,  dus  à  la  générosité  de  ceux  qui  s'intéressent  à 
l'institution.  Enfm  il  y  a  les  amendes  prononcées  contre  les 
membres  qui  enfreignent  leurs  obligations  statutaires. 

Examinons  maintenant  successivement  les  œuvres  annexées  à  la 
(xilde  et  qui  répondent  à  une  foule  d'objets.  Ils  viennent  se  con- 
centrer tous  à  la  corporation  et  c'est  ce  qui  achève  de  lui  donner 
son  vrai  caractère. 


III.  —  Œuvres  d'intérêt  matériel. 

1.  Habitations  ouvrières.  —  Il  existe  à  Louvain  deux  sociétés  ano- 
nymes, une  de  construction  et  une  de  crédit,  pour  les  maisons 
ouvrières,  créées  à  la  suite  de  la  loi  bien  connue  de  1889.  La  société 
coopérative,  rattachée  à  la  Gilde,  est  antérieure  à  la  loi.  Elle  date 
de  1887.  Une  seconde  se  forma  peu  après  et  elles  se  fondirent  bien- 
tôt, tout  en  constituant  deux  groupes,  chacun  de  35  membres.  Cette 
société  a  pour  devise  :  «  La  possession  d'un  foyer  vaut  de  l'or.  » 
L'organisation  est  intéressante.  Elle  repose  sur  cette  idée  qu'il  est 
avantageux  à  lous  égards  délaisser  à  l'ouvrier  le  choix  de  l'habita- 
tion qui  lui  convient.  Elle  y  arrive  par  un  procédé  tout  spécial  dont 
voici  les  éléments. 

Les  membres  payent  une  contribution  de  1  fr.  50  par  semaine. 
Chaque  année,  suivant  les  ressources,  ils  tirent  au  sort  une  ou 
plusieurs  sommes  de  2,500  francs  qui  n'est  distribuée  qu'un  an 
après  le  tirage.  Le  gagnant  a  le  choix  entre  la  construction  ou 


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LA   GILDK  DBS  MÉTIERS   DE  LOUVAIN.  48i 

rachat  d'une  maison  d*au  moins  2,500  francs.  Il  reste  membre  de 
la  société  et,  comme  tel,  continue  à  payer  la  contribution  hebdoma- 
daire. En  outre  il  sert  les  intérêts  à.  4,50  %  de  la  somme  quUl  a 
reçue.  Originairement  l'ouvrier  ne  payait  les  intérêts  que  du  capi- 
tal, déduction  faite  de  ses  cotisations.  C'était  un  avantage  sérieux 
pour  le  gagnant. 

Toutes  les  maisons  restent  la  propriété  de  la  société  tant  que 
dure  son  existence,  c'est-à-dire  jusqu'à  ce  que  chaque  membre  ait 
reçu  un  capital  de  2,500  francs. 

Le  possesseur  doit  tenir  sa  maison  en  bon  état  de  conservation; 
il  en  paye  les  contributions;  il  peut  louer  sa  maison  à  un  membre  de 
la  Gilde.  Le  prix  de  location  ne  peut  dépasser  5  %  de  la  valeur  de 
la  maison.  Il  le  verse  à  la  caisse  de  la  société,  mais  le  bailleur 
reçoit  les  intérêts  à  3  %  des  versements  qu'il  a  opérés.  Si  le 
gagnant  d'une  somme  de  2,500  francs  ne  pouvait  l'employer,  il 
pourrait  en  conférer  la  jouissance  à  un  autre  ou  la  placer  à  la 
Banque.  Dans  ce  cas,  elle  produit  un  intérêt  de  5  %  . 

Cette  société  a  jusqu'ici  tiré  au  sort  9  lots  dont  5  seulement  ont 
été  utilisés.  Au  contraire  la  Société  officielle  a  déjà  pourvu  7  ou- 
vriers et  plusieurs  sont  en  train  de  se  préparer.  En  présence  des 
avantages  que  procurent  les  sociétés  soumises  au  régime  de  la  loi 
de  1889,  et  qui  ont  d'ailleurs  leur  siège  à  son  local,  la  Société  de 
la  Gilde  est  entrée  en  liquidation.  Elle  n'opérait  qu'avec  ses  pro- 
pres capitaux,  et  l'ouvrier  devait  attendre  le  sort  pour  avoirsa mai- 
son; tandis  qu^avec  la  loi  nouvelle  Touvrier  qui  peut  payer  un 
dixième  entre  en  possession.  Nous  ne  pouvons  insister  sur  le  ré- 
gime et  les  avantages  de  la  loi  de  1889  qui  est  d'ailleurs  bien 
connue  en  France. 

2.  Caisse  éCépargne,  —  Devise  :  Qui  épargne  amasse.  Bien  qu'il 
existe  une  caisse  d'épargne  de  l'État,  celle-ci  n'est  point  sans 
avantage.  Elle  encourage  les  plus  petits  versements.  Tandis  qu'à 
l'État  on  exige  un  minimum  d'un  franc,  ici  on  accepte  les  cen- 
times, qui  toutefois  ne  donnent  pas  d'intérêt.  Les  sommes  versées 
sont  placées  à  la  Banque  populaire  qui  donne  3  %  ;  elles  peuvent 
toujours  être  retirées  sans  formalités.  Elle  date  de  1889,  mais  a  peu 
d'adhérents;  depuis  lors  la  Banque  populaire  absorbe  davantage 
les  épargnes. 

A  cette  caisse  se  joint  une  société  d'épargne  d'un  type  assez 
répandu,  qui  a  pour  but  l'achat  de  valeurs  à  lots.  Son  mode  d'or- 


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•:*'^5 


482  RÉUNION   ANNUELLE. 

I  ganisatioD,  connexe  a  la  banque  populaire,  esl  tout  spécial  à  la 

î  ;  Gilde.  Les  membres  versent  ce  qu'ils  veulent,  et  l'argent  reçu  est 

i:  placé  en  actions,  ordinairement  lots  de  villes  ou  obligations  de  che- 

mins de  fer.  Si  une  prime  échoit,  elle  est  partagée  entre  les 
, .'  membres  d'après  les  versements.  Ils  reçoivent  couramment  intérêt 

l  à  2  1/2  %  .  Ils  peuvent  toujours  retirer  leur  argent  et  au  besoin  la 

!  banque  fait  l'avance  pour  éviter  la  vente  des  titres.  Cette  institution 

Y-  date  de  1892,  elle  se  greffe  sur  la  Banque  populaire  et  n'a  guère 

réuni  qu'un  millier  de  francs  encore.  C'est  bien,  on  va  le  voir,  la 
I  banque  qui  se  trouve  être  l'institution  essentielle,  non  seulement 

^  de  crédit,  mais  d'épargne. 

3.  La  BanqiM  populaire.  —  Cette  banque  ou  société  coopérative 
I  d'épargne  et  de  crédit  a  été  fondée  le  17  juillet  1889.  On  en  avait 

parlé  longtemps  et  elle  était  attendue  de- beaucoup  avec  impatience, 
mais  il  fallait  réflexion  et  prudence.  Elle  s'est  constituée  sous  la 
forme  de  société  à  responsabilité  limitée  au  capital  minimum  de 
15,000  francs.  Chaque  participant  souscrit  une  action  de  200  francs 
qu'il  peut  libérer  par  versements  mensuels  de  5  francs. 

La  société  dispose  aussi  des  épargnes  déposées  par  ses  membres 
et  des  profits  sur  ses  opérations  commerciales. 

Chaque  membre  reçoit  un  livret  de  compte  courant.  Il  peut 
obtenir  des  avances  dans  la  mesure  de  ce  qu'il  a  versé.  S'il  demande 
davantage,  l'administration  décide.  Les  avances  sont  faites  pour 
trois  mois,  mais  on  peut  accorder  des  délais. 
Les  spéculations  de  bourse  sont  interdites. 
Voilà  les  grands  traits  de  l'institution.  Elle  n'opère  pas  seule- 
ment pour  les  confrères  de  la  Gilde,  mais  pour  tous  ceux  qui 
recourent  à  ses  services.  Ceux-ci  sont  fort  appréciés,  comme  le 
prouvent  rapports  et  bilans.  Le  chiffre  global  du  mouvement  d'af- 
faires s'élevait  : 

Pendant  Texercice  1889-1890  à     859,264  fr.  66 

—  —  1890-1891  à  1,610,992        27 

—  —  1891-1892  à  2,672,073        23 

—  —  1892-1893  à  3,766,230        10 

Le  compte  courant,  l'escompte,  les  prêts  et  dépôts  de  sommes  et 
titres  figurent  dans  ces  chiffres. 

Le  rapport  du  dernier  exercice  constate  que  le  système  du 
compte  enchèquesestdejouren  jour  plus  apprécié.  Il  esta  remar- 
quer que  ce  mode  de  payement  a  jusqu'ici  peu  pénétré  dans  la  pra- 


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LA   GILDË  DES   MÉTIERS  DE  LOUVAIN.  48S 

lique  courante  de  la  vie  ordinaire  en  Belgique.  Ce  service,  qui 
s'acclimate,  a  servi  utilement  à  faire  connaître  le  chemin  de  la 
banque.  Les  prêts  rentrant  dans  la  rubrique  des  comptes  courants, 
on  n*a  pas  une  idée  bien  nette  de  leur  chiffre.  Le  rapport  insiste 
sur  la  nécessité  d^étre  fidèle  au  remboursement  et  sur  l'avantage 
qu  il  y  a  pour  tous  à  cette  exactitude  que  plusieurs  paraissent  trop 
peu  apprécier.  La  banque  ne  peut  immobiliser  son  capital. 

Les  escomptiBs  ont  atteint  près  d'un  demi-million.  Le  taux  en  est 
de  1  %  au-dessus  de  la  Banque  nationale  et  au  minimum  de  5  francs. 

Le  rapport  exprime  sa  satisfaction  devoir  que  les  avantages  de  la 
corporation  de  crédit  commencent  à  être  appréciés;  il  fait  valoir 
aussi  la  prudence  de  l'administration. 

Les  statuts  prévoient  la  dissolution  de  la  Société  de  plein  droit 
en  cas  de  perte  de  tout  le  fonds  de  réserve  et  de  la  moitié  du  capital 
social.  Mais,  loin  d'aller  k  cette  éventualité,  la  banque  a  réalisé  des 
profits  et  distribué  ces  deux  dernières  années  un  dividende  de  5  %  ,. 
après  déduction  de  10  %  du  bénéfice  pour  le  fonds  de  réserve.  On 
ne  peut  donc  que  se  féliciter  de  ce  succès. 

Le  nombre  des  participants,  fixé  au  minimum  de  75  pour  le 
capital  de  15,000  francs,  s'est  élevé  la  deuxième  année  à  110  et  la 
troisième  à  115.  Le  nombre  d'actionnaires  ouvriers  n'est  pas  très 
considérable.  La  banque  ne  limite  pas  ses  opérations  aux  membres, 
ce  serait  impossible;  beaucoup  d'ouvriers  y  reçoivent  des  prêts 
et  jusqu'ici  la  banque  n'a  eu  guère  de  perte  sérieuse,  sauf  celle 
résultant  de  la  faillite  d'un  client  bourgeois. 

Le  capital  est  peu  considérable,  vu  le  chiffre  d'affaires;  on  opère 
donc  avec  le  fonds  des  dépôts.  Ce  fonds  augmente  raj^idement  ;  il 
s'élève  à  113,403  fr.  31  d'après  le  bilan  de  1891-18D2.  Tout  en  se 
félicitant  de  cette  preuve  de  confiance  et  de  l'extension  qu'elle 
permet  de  donner  aux  affaires,  la  banque  préférerait  que  la  propor- 
tion du  capital  fût  plus  considérable.  En  effet  les  dépôts  doivent 
être  retirables  à  première  réquisition.  Aussi  la  banque  a-t-elle 
déjà  réduit  l'intérêt  qu'elle  leur  sert  à  2  1/2  %  ,  tandis  qu'il  était 
de  3  %. 

La  banque  n'est  pas,  redisons-le,  purement  coopérative,  encore- 
moins  purement  populaire.  Sans  doute  elle  prête  aux  ouvriers, 
avantageusement,  nous  l'avons  dit,  mais  elle  a,  outre  la  clientèle 
des  bourgeois  de  la  Gilde,  celle  de  bien  des  étrangers  à  l'institution  ; 
c'est  le  seul  moyen  d^avoir  les  ressources  suflisantes  à  ses  affaires. 


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484  RÉUNION  ANNUELLE. 

Nous  avons  constaté  que  la  banque,  dans  ces  conditions,  a  fait  un 
profit  qui  lui  a  permis  de  distribuer  un  dividende  de  5  %  ,  avec  un 
bénéfice  net,  en  1891-1892,  de  1,942  francs  sur  un  bénéfice  brut  de 
4,550  francs.  Ceci  prouve  combien  l'administration  est  économique, 
les  frais  généraux  ne  montant  qu*à  1,888  francs  I 

Mais  l'ensemble  prouve  aussi  combien  l'affaire  exige  de  pru- 
dence, d'économie,  de  dévouement  administratif.  • 

4.  Sociétés  de  secours  mutuds.  —  Il  y  en  a  deux,  une  pour  tous  les 
membres,  une  spécialement  constituée  entre  les  ouvriers  du  meu- 
ble. Nous  croyons  inutile  d'insister  sur  cette  institution  dont  on 
connaît  assez  les  avantages  et  le  mécanisme.  La  caisse  n'a  réuni  en 
1890  encore  que  54  membres.  La  modicité  de  ce  chiffre  résulte  de 
ce  fait  que  beaucoup  de  membres  font  partie  d'autres  sociétés  éta- 
blies en  ville,  notamment  de  La  Prévoyance  qui  a  800  membres. 

5.  Boîdanfferiê.  Œuvre  du  pain.  —  La  Gilde  n'a  pas  créé  de  coopé- 
rative; elle  a  voulu  éviter  de  faire  une  concurrence  mortelle  aux 
boulangers.  La  Gilde,  qui  organise  et  défend  la  petite  industrie,  n*a 
pas  voulu  la  combattre,  mais  elle  a  pris  un  moyen  indirect  d'ar- 
river aux  mêmes  fins,  en  chargeant  la  section  du  métier  de  la 
boulangerie  de  fournir  le  pain  dans  des  conditions  stipulées.  Dix- 
sept  boulangers  y  sont  inscrits  et,  à  tour  de  rôle,  ils  sont  chargés 
de  la  fourniture  pendant  trois  jours.  Un  contrôleur  reçoit  livraison 
des  pains,  examine  leur  poids  et  qualité.  On  a  établi  sur  ce  point 
des  pénalités  sévères  qui  ont  déjà  été,quoique  rarement,appliquées. 
La  charrette  de  la  Gilde  porte  le  pain  au  client.  Le  prix  suit  le 
mouvement  de  la  farine.  Si  celle-ci  est  à  23  francs  le  pain  d'un  kilo 
est  à  0  fr.  28  sur  lesquels  le  porteur  a  0  fr.  01,  le  client  0  fr.  06,  le 
boulanger  0  fr.  21.  Lorsque  le  profit  du  client  s'élève  à  25  fr.,  il 
reçoit  3  %  de  la  banque  où  on  le  place  à  chaque  quinzaine.  Tous 
les  trois  mois,  ils  en  touchent  le  montant. 

Les  boulangers  gagnent  peu,  presque  rien  à  cette  clientèle.  Ils 
ne  s'y  résignent  que  pour  éviter  la  fondation  d'une  coopérative 
qui  les  ruinerait  en  fournissant  tout  le  public.  Bien  des  fois  déjà 
on  a  voulu  les  décider  à  s^entendre  pour  acheter  en  commun  leur 
matière  première,etc.,  mais  c'a  été  en  vain  :1a  défiance  et  la  routine 
ont  été  plus  fortes  que  la  perspective  du  gain. 

6.  Caisse  d*h4ver.  —  On  vient  d'inaugurer  une  œuvre  nouvelle 
destinée  à  pourvoir  aux  chômages  d'hiver  de  certains  métiers  : 
maçons,  tailleurs  de  pierre,  ardoisiers,  etc.  Moyennant  des  verse- 


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LA   6ILDE   DES  MÉTIERS   DE  LOUVAIN.    *  48^ 

ments  faits  pendant  Tété  par  les  patrons  et  les  ouvriers  (un  cen- 
time par  heure  de  travail)  et  le  concours  de  membres  honoraires, 
les  ouvriers  recevront  du  15  décembre  au  15  février,  par  jour  de 
chômage,  une  somme  en  rapport  avec  les  ressources  de  la  caisse  et 
qu'on  espère  porter  à  un  franc. 


IV.  —  Institutions  de  bien-être  social  et 

DE  progrès   professionnel. 

Dans  cet  ordre  d'idées  nous  rappelons  les  preuves  de  capacité 
exigées  par  les  statuts  et  dont  nous  avons  parlé  au  début.  Ici  nous 
avons  à  exposer  ce  qui  concerne  l'enseignement  professionnel,  la 
bourse  du  travail,  la  bibliothèque,  le  secrétariat  populaire  et 
l'arbitrage. 

1.  Enseignement  professionnel.  —  Cet  enseignement  est  régulière- 
ment organisé  depuis  1889.  On  sait  combien  il  est  négligé, combien 
est  insuffisante  l'instruction  patronale.  Les  leçons  sont  nécessaires 
pour  former  un  artisan  sérieux,  sachant  les  principes  de  son  métier. 
La  théorie  à  l'école,  la  pratique  à  l'atelier;  mais  il  faut  les  deux 
pour  relever  le  niveau  professionnel.  Le  programme  comprend  ce 
qui  parait  répondre  à  la  notion  de  l'apprentissage  qui  a  trop  dis- 
paru de  la  pratique  industrielle. 

Il  y  a  une  section  d'enseignement  général  ;  celle-ci  se  confond 
avec  l'école  d'adultes  des  ouvriers  dirigée  par  les  étudiants  de 
l'Université  catholique  et  qui  comprend  également  une  section  de 
dessin.  Cette  école,  qui  achève  ses  vingt-cinq  ans  d'existence,  est 
une  des  plus  belles  preuves  de  l'activité  sociale  et  du  dévouement 
des  étudiants.  Il  y  a  des  cours  tous  les  soirs  et  le  programme  est 
celui  d'une  vraie  école  d'adultes  comprenant  64  cours  outre  ceux 
de  religion.  Près  de  300  élèves  les  fréquentent. 

Les  élèves  de  laGilde  qui  veulent  s'inscrire  à  l'école  profession- 
nelle sont  obligés  de  suivre  les  cours  inférieurs  de  l'école  d'adultes 
s'ils  n'ont  pas  les  notions  élémentaires  suffisantes. 

L'enseignement  professionnel  des  métiers  est  spécial  à  la  Gilde 
elle-même  ;  une  commission  d'hommes  de  métiers  y  préside,  ainsi 
qu'aune  section  spéciale  de  dessin. 

Il  y  a  des  cours  professionnels  pour  plusieurs  métiers  :  ouvriers 


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486  RÉUNION  ANNUELLE. 

<lubois,  tailleurs,  maçons,  cordonniers,  maçons,  vitriers,  peintres, 
tapissiers,  forgerons,  jardiniers,  ardoisiers;  en  outre,  des  cours  de 
physique,  chimie,  tenue  des  livres.  L'enseignement  est  gratuit;  on 
admet  les  élèves  à  douze  ans.  Les  cours  professionnels  sont  théo- 
riques et  pratiques.  Ainsi,  aux  apprentis  menuisiers  on  apprend  à 
distinguer  les  espèces  de  bois,  on  définit  leur  qualité,  leur  modo 
d'emploi  ;  on  leur  en  indique  les  coupes.  On  leur  fait  aussi  manier  le 
rabot  et  la  scie  et  exécuter  des  travaux  faciles  d'après  des  dessins. 

Les  leçons  sont  faites  par  des  hommes  capables  du  métier.  Le 
chiffre  des  inscriptions  a  été  en  1889-90  de  75  pour  le  dessin  et  de 
8S1  pour  les  cours  professionnels  ;  en  1890-91,  de  86  pour  le  dessin 
et  de  100  pour  les  cours  professionnels. 

Les  professmirs  se  plaignent  des  obstacles  que  certains  patrons 
mettent  à  la  fréquentation  des  cours,  soit  par  jalousie,  soit  parce 
qu'on  ferait  travailler  trop  tard  le  soir.  L'école,  qui  est  évidemment 
une  très  heureuse  institution,  a  de  r£tat  un  subside  de  2,400  francs. 

2.  La  Bourse  du  travail.  —  Elle  ne  date  que  de  i89â  ;  c'est  une 
institution  dont  il  est  inutile  de  définir  le  caractère  ;  dès  la  pre- 
mière année  il  y  a  eu  149  demandes  et  49  offres  d'emploi. 

3.  La  bibliothèque.  —  Avec  la  devise  :  «  Qui  veut  avancement  lise 
avec  jugement.  »  Trop  récente  pour  donner  lieu  à  des  constatations 
importantes. 

4.  Uarbitrage,  La  consultation.  —  L'arbitrage  est  imposé  par  les 
statuts  de  la  Gilde.  Les  membres  qui  ont  des  difficultés  doivent  les 
isoumettre  à  l'arbitre  permanent  élu.  S'ils  ne  se  soumettent  pas  à 
sa  décision,  ils  peuvent  s'adresser  au  juge  ordinaire,  mais  le  mem- 
bre qui  par  trois  fois  refuse  celte  soumission  peut  être  exclu  de  la 
corporation.  L'annuaire  indique  que  l'arbitre  est  intervenu  à 
diverses  reprises ,  et  constate  que  l'institution  a  été  utile,  mais 
il  en  souhaite  le  développement.  Sans  doute,  pour  le  favoriser,  on 
a  ouvert  cette  année  un  bureau  de  consultation  gratuite  pour  les 
membres,  mais  il  semble  qu'ils  n'en  aient  pas  encore  bien  appris  le 
chemin.  On  ne  doit  pas  oublier ,  il  est  vrai,  qu'ily  a  une  action  per- 
sonnelle très  active  du  Doyen  à  qui  très  souvent  sont  soumises  avec 
confiance  les  difficultés  qui  surgissent  et  qui  les  tranche  à  l'amiable. 

5.  Rapports  entrepatrons  et  ouvriers.  —  C'est  là  certes  un  des  points 
d'intérêt  professionnel  et  social  où  la  Gilde  pourrait  souvent  utile** 
ment  étendre  son  action.  Elle  cherche  d'une  manière  générale  à 
développer  la  fraternité.  Elle  intervient  d'ailleurs  à  titre  officieux. 


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LA   GILDE   DES  MÉTIERS   DE  LOUVAIN.  487 

Taction  personnelle  mettant  fin  à  des  contestations  ou  à  des  diffi- 
cultés, ainsi  que  nous  venons  de  le  dire.  Mais  elle  n'a  encore  rien  à 
ce  sujet  d'officiel,  d'organisé,  et  Louvain  ne  possède  pas  non  plus 
jusqu'ici  de  Conseil  de  V industrie  et  du  travail  sur  la  base  de  la  loi 
belge  de  1887. 

La  Gilde  n*est  guère  encore  intervenue  non  plus  d'une  façon 
expresse  et  précise  dans  le  régime  du  travail.  C'est  une  entreprise 
délicate  qui  demande  prudence  et  réflexion.  Elle  est  cependant 
décidée  à  entrer  dans  cette  voie.  Jusqu'ici,  elle  s'est  bornée  à 
quelques  mesures  particulières.  C'est  ainsi  que  le  prix  du  mètre 
carré  a  été  fixé  pour  les  peintres  et  les  plafonneurs  ;  ils  ont  accepté 
et  appliqué  le  tarif. 

Cette  action  va  prochainement  faire  l'objet  de  règlements  d'en- 
semble des  métiers  qui  porteront  entre  autres  sur  les  heures  de 
traraîl.  On  est  en  train  de  les  rédiger  et  ce  sera  certes  un  essai 
qu'on  pourra  suivre  avec  un  très  vif  intérêt.  La  base  adoptée,  en  ce 
moment,  sera  le  paiement  de  Fourrier  et  non  de  la  ^^/èce.  Dans  la 
pensée  des  rédacteurs,  les  ouvriers  seront  catégorisés  d'après  leur 
valeur  :  apprentis,  demi-ouvriers,  ouvriers,  bons  ouvriers,  etc.,  et 
à  chaque  catégorie  sera  fixé  un  salaire.  Pour  déterminer  cette 
échelle,  ils  comptent  établir  des  examens  de  capacité,  d'après 
lesquels  on  se  prononcera,  et  auxquels  les  ateliers  des  confrères 
devront  se  soumettre.  Nous  n'avons  pas  à  apprécier  ici  le  procédé 
choisi;  il  faut  surtout  en  attendre  l'expérience,  qui  sera  très 
instructive. 

Sur  tous  ces  points  où  la  Gilde  se  considère  comme  appelée  à 
exercer  son  action,  elle  est  loin  d'avoir  encore  pu  achever  son 
programme. 

IV.  —  Institutions  de  délassement. 

Réunir  les  ouvriers,  les  habituer  à  fraterniser,  les  maintenir  dans 
une  atmosphère  de  paix,  de  cordialité,  tout  cela  ne  peut  se  faire 
sans  leur  procurer  le  moyen  de  se  récréer.  Point  ne  suffit  de  se 
réunir  pour  traiter  les  questions  graves  ;  c'est  la  coutume  de  la 
fraternité  qui  s'impose  aussi  dans  la  récréation.  De  là  les  cercles 
nombreux  qu'il  suffltd'énumérer,  mais  dont  on  ne  méconnaît  point 
la  portée  sociale  :  cercles  de  chant,  de  fanfares,  de  tirs  à  l'arc  et  à 
l'arbalète,  et  même  le  café  ou  lieu  de  réunion  de  la  Maison. 


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488  RÉUNION  ANNUËLLIi:. 

La  dernière  section  créée,  celle  de  gymnastique,  a  îe  plus  de 
succès.  Elle  est  déjà  très  nombreuse.  On  y  admet  même  les  enfants. 


V.  —  Institutions  de  relèvement  moral. 

Nous  avons  indiqué  le  caractère  éminemment  chrétien  de  la 
Gilde.  Cette  pensée  chrétienne  y  est  essentielle  et  imprègne  toute 
son  activité,  si  bien  qu'on  peut  dire  qu'elle  vise  au  relèvement 
moral,  sinon  directement  au  moins  implicitement,  dans  toute  sa  vie 
même  économique.  Bornons-nous  à  citer,  dans  cet  ordre  d'idées,  les 
services  pour  les  défunts,  les  messes  des  patrons,  la  participation 
aux  lètes  religieuses  et  aussi  Tinfluence  très  effective  des  membres 
du  Grand  Conseil  qui  opèrent  activement  l'apostolat  mutuel,  enfin 
les  conférences  données  par  le  doyen  ou  les  hommes  d'œuvresétran- 
gères  auxquels  il  fait  appel.  Il  faut  insister  sur  ce  caractère  qui  " 
est  un  trait  essentiel  de  l'institution,  qui  définit  sa  vie. 

Nous  croyons  avoir  donné  une  idée  suffisante  du  groupe  profes- 
sionnel de  la  petite  industrie  tel  qu'il  fonctionne  à  Louvain.  Point 
n'est  question  d'y  voir  une  œuvre  complète  réalisant  déjà  la  pleine 
notion  de  la  corporation  avec  toutes  les  institutions  et  les  influences 
sociales  qui  pourraient  lui  échoir;  mais  c'est  une  institution  utile, 
forte,  capable  de  rendre  de  très  appréciables  services,  digne  d'être 
étudiée,  imitée  et  étendue.  Elle  se  développe  lentement,  mais  par- 
viendra sans  doute  petit  à  petit  à  compléter  ses  cadres.  Tout  cela 
fait  une  corporation,  c'est-à-dire  un  groupement  vivant  où  se  con- 
centrent une  série  d'institutions  qui  existent  ailleurs  à  l'état  isolé 
et  qui  ici  convergent  dans  une  action  et  dans  un  but  collectifs,  pro- 
fessionnel, moral  et  social.  C'est  le  trait  dominant.  Nous  croyons 
que  personne  ne  songera  à  nier  ce  qu'il  peut  donner  d'avantage  et 
de  force  (i). 

V.  Brants, 

professeur  à  TUniversité  catholique  de  Lourain, 
avec  la  collaboration  de 

Romain  Moyersoen  et  Edouard  Crahay, 

membres  de  la  Conférence  d'Économie  sociale  de  TUniTersité. 

(1)  Une  courte  discussion  a  suivi  la  lecture  de  cette  notice.  On  en  trouvera 
le  résumé  dans  la  Réforme  sociale  du  !•>'  juillet  1893,  p.  67  et  68. 


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SOPflISMES  ANCIENS  ET  NOUVEAUX 


TY  W 


Les  œuvres  pies  ont  considérablement  changé  de  nature  depuis 
le  moyen  âge.  Nous  ne  nous  mettons  plus  en  quête  de  morts  à 
ensevelir;  et  la  visite  des  prisonniers  se  hérisse  de  formalités 
administratives  qui  la  réservent  aux  spécialistes  —  philanthropes, 
ou  disciples  du  D'Lombroso.  —  Mais,comme  notre  pauvre  humanité 
ne  saurait  se  reposer  sans  charges  ni  corvées,  le  progrès  de  la  civi- 
lisation nous  a  créé  d'autres  tâches  plus  délicates,  de  celles  où  la 
meilleure  intention  ne  suffit  pas,  et  dont  on  a  dit  fameusement 
qu'  «  il  est  moins  difficile  de  faire  son  devoir  que  de  le  connaître  ». 
Les  conflits  d*idées  et  d'intérêts,  plus  moraux  encore  que  maté- 
riels, nous  ont  jetés  dans  un  désarroi  qui  peut  se  terminer  en  chaos 
sensible  et  tangible,  du  moins  momentanément.  On  sait  combien 
d'âmes  simples,  naïves,  —  encore  que,  parfois,  elles  se  regardent 
comme  ingénieuses  et  d'une  complexité  savante  à  la  hauteur  des 
circonstances,  —  ont,  dans  ces  derniers  temps,  entrepris  de  res- 
susciter l'ordre  qui  leur  paraît  indispensable  à  la  vie  sociale.  L'a- 
venture est  plus  qu'ardue.  Les  esprits  avisés,  que  Ton  qualifie  de 
sceptiques,  inclinent  à  croire  que  Thumanité  ne  reprendra  le  joug 
d'une  certaine  autorité  qu'après  avoir  couru  le  risque  de  mort,  ou 
de  fracture  grave,  dans  ses  échappées  folles  en  tous  sens.  <<  Le 
progrès  consiste  à  culbuter  dans  tous  les  fossés  avant  de  trouver 
la  vraie  route»,  écrivait  naguère  un  philosophe  anglais  (2).  Nous 
n'en  sommes  qu'à  la  période  des  culbutes,  et  nous  avons  bien  des 
fossés  à  sonder  en  nous  y  jetant  à  corps  perdu.  Mais  les  sceptiques 
n'ont  pas  la  parole,  —  j'entends  celle  qu'on  écoute,  —  excepté 

(1)  En  publiant  les  pages  qui  suivent  et  qui  touchent  à  la  politique  courante, 
à  propos  de  certains  problèmes  délicats  de  la  science  politique,  Tauteur  entend 
ne  parler  qu'en  son  nom  propre  et  n'engager  en  quoi  que  ce  soit  la  rédaction, 
dont  les  idées  peuvent  très  légitimement  différer  des  siennes. 

(2)  M.  Lcslie  Stephen.  «  C'est  la  marche  de  Tesprit  humain,  »  disait  aussi 
Vabbé  Raynal,  «  de  ne  rentrer  dans  le  bon  chemin  que  lorsqu'il  s'est  épuisé 
dans  les  fausses  routes.  » 

La  Kir.  Soc,  i'^'  octobre    1893.  3«  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.),  32. 


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AiH)  SOPUISMES   ANCIENS   ET   NOUVEAUX. 

quand  ils  exécutent  des  variations  narquoises  sur  les  griefs  tradi- 
tionnels contre  les  vieilles  institutions,  autrement  dit,  quand  ils 
ajoutent  leur  petite  œuvre  de  démolition  à  la  dévastation  générale. 
Pour  l'instant,  le  courant  porte  ailleurs;  on  éprouve  des  velléités 
reconstructrices.  Nous  sommes  entourés  de   vaillants  prêts  à  se 
croiser  pour  reconquérir  la  Terre-Sainte   où   Thumanité   coulera 
des  jours  pacifiques,  agrémentés  de  joies  fraternelles.  Seulement, 
on  ne  sait  pas  bien  où  elle  est  située,  ni  quels  en  sont  les  limites, 
le  climat,  les  ressources  et  conditions  d'existence.  S'il  ne  s'agissait 
que  de  reprendre  l'autre  Terre-Sainte,  celle  qui  dort  sous  la  garde 
de  r  ((  ineffable  Turc  »,  ainsi  que  disait  Carlyle,  ce  serait  décidé  vile 
et  tôt  fait.  Les  Anglais  ont  pris  l'Egypte,  les  Français  l'Indo-Chine, 
les  Russes  l'Asie  centrale,  et  les  Italiens  ce  qui   restait  à  prendre, 
avec  des  facilités  qui   émerveilleraient  Godefroy  de  Bouillon  ou 
Gauthier-sans-Avoir,  s'ils  entrelevaient  la  lourde  pierre  de  leurs  sé- 
pulcres pour  interroger,  sur  la  marche  du  monde,  leurs  arrière- 
neveux.  Mais  cette  Jérusalem  humanitaire  et  quasi  céleste,  où  tous 
les  contraires  de  la  foi  la  plus  éthérée  et  de  la  science  la  plus  posi- 
tive seront  réunis;  où  tous  les  citoyens  se  montreront  pétris  de 
Tégoïsme  le  plus  subtil  pour  leurs  affaires  propres,  et  de  l'abné- 
gation la  plus  généreuse  pour  celles  de  l'État;  où  Tautorité  con- 
servera tout  son  prestige  discrétionnaire,  avec  une  subordination 
sans  limite  et  une   obéissance  sans   réserve   aux   intentions  du 
peuple  ;  où  la  démocratie  trouvera  le  moyen  de  secouer  tous  ses 
liens,  en  s'imposant  à  elle-même  des  freins  qui  plairont  aux  plus 
indisciplinés;  — ^^ cette  cité  de  rêve  continuera  t-elle  de  vivre  mnw- 
bibtis,  suivant  la  jolie  expression   des  feudistes,    et  d'abriter  les 
oiseaux  moqueurs,  de  même  qu'au  temps  d'Aristophane?  Il  semble, 
hélas  !  qu'on   n'en  puisse  douter.  Et,  cependant,  que  d'honnêtes 
gens  continuent  de  la  chercher,  en  se  dissimulant  sous  un  masque 
solennel  et  savant,  —  je  n'ose  dire  pédant,  —  comme   un  cher- 
cheur de  pierre  philosophale  qui  s'abriterait  sous  le  diplôme  d'un 
ingénieur  chimiste  ! 

M.  Charles  Benoist,  dont  le  dernier  volume  sur  les  Sophisines poli- 
tiques de  ce  temps  (1)  nous  apporte  ici  l'occasion  de  discuter  quel- 
ques opinions  en  vogue,  se  récrierait  à  l'idée  qu'on  le  puisse  con- 

(l)  Sophismes  politiques  de  ce  temps j  Etude  critique  sur  les  formes^  les  prin 
cipes  et  les  procédés  de  Gouvernement.  Paris,  Pcrrin,  1893.  Un  toI.  in-12  de 
xix-265  p. 


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SOPUISMES   ANCIENS    KT    NOUVEAUX.  491 

fondre  avec  les  illuminés  qui  travaillent  a  la  refonte  de  la  société. 
Et,  pour  l'avouer,  il  s'en  éloigne  assurément  par  la  trempe  de  son 
esprit.  Mais  il  lui  reste,  quoiqu'il  s'efforce  de  s'en  défaire,  des 
ingénuités  qui  le  rapprochent  des  néo-réformateurs  plus  qu'il  ne 
le  soupçonne.  Il  a  voulu  détruire  les  principaux  sophismes  qui  se 
perpétuent  dans  le  commerce  quotidien  de  la  presse  ou  de  la  con- 
versation^  sortes  de  champignons  indéracinables  que  multiplie  la 
rosée  d'encre  versée  soir  et  matin  dans  nos  cervelles  par  le  jour- 
nalisme quotidien.  Il  s'est  flatté  d'observer  le  monde  avec  des 
yeux  sincères,  et  d'écarter  les  «  raisons  de  sentiment  »,  vagues 
et  douteuses  comme  toujours  (i),  de  sa  dialectique.  Mais  on  ne 
s'institue  pas  observi^teur  et  raisonneur  à  volonté  :  il  y  faut  une 
éducation  préalable  pour  saisir  le  point  juste  du  problème,  et 
intei'préter  les  résultata  de  l'enquête  suivant  le  vrai  caractère  de 
l'espèce  humaine.  Cette  éducation,  par  malheur,  on  ne  la  retrouve 
guère  dans  le  livre  de  M,  Benoist  (2).  D'autre  part,  l'auteur, 
quoique  des  derniers  venus  dans  le  journalisme,  s'y  est  fait  une 
place  rapide  en  évidence.  Il  a  écrit  sous  un  pseudonyme  sybillin, 
percé  bientôt  à  .«souhait,  des  croquis  malicieux  sur  nos  grands 
hommes  parlementaires  pour  montrer  leur  insuffisance  poli- 
tique (3).  Il  appartient,  en  outre,  &  cette  diplomatie  bénévole  qui 
s'ingère  d'amener  un  traité  d'alliance  entre  le  temporel  et  le  spi- 


(1)  Rev.  des  Deux  Mondes,  15  mars  1893,  «  La.  France  et  le  Pape  Léon  XIII  » 
p.  403.  Cet  article  de  M.  Benoist  est  à  lire  en  entier  comme  un  amusant  exemple 
des  contradictions  et  du  raisonnement  habituels  do  Tautour.  Après  avoir  éliminé 
le*  «  raisons  do  gentiment,  Vagues  comme  toutes  les  raisons  de  sentiment  >*,  et 
«  les  raisons  du  cœur,  dont  est  faite  la  raison  d'État,  mais  que  la  justice,  c'est-à- 
dire  encore  la  raison  dans  les  actes,  ne  connaît  pas  et  no  peut  pas  connaître  », 
:  M.  Benoist  nous  explique  gravement  que,  si  le  Pape  adopte  une  politique  spé- 
ciale à  regard  de  la  France,  ce  n'est  pas  qu'il  attende  d'elle  la  restauration  du 
pouvoir  temporel,  «  naïveté  »,  ou  «  songerie  creuse  »  ;  ce  n'est  pas  même  qu'il 
ioi  demande  «  l'abrogation  de  certaines  lois  »  ;  mais  c'est  «  qu'il  aime,  dans  la 
République, la  France;  c'est  quil  aime,  dans  la  France  contemporaine,  l'immor- 
telle histoire  et  l'impérissable  génie  de  la  France  ;  car  la  France  va  toujours 
d'un  pas  plus  vite,  un  pas  plus  loin  que  le  reste  du  monde  »  (p.  429-430).  — 
11  parait  que  ce  ne  sont  plus  là  des  raisons  de  sentiment  ;  et  que,  quand  la 
France  ne  sera  plus  assez  catholique  pour  Tétre  officiellement,  elle  le  sera  tout 
de  même  assez  pour  conquérir  catholiquement  le  monde  I 

(2)  Par  instants,  M.  Benoist  rappeUe  Emile  de  Girardin  qui  se  mit  un  beau 
jour  en  tète  d'  a  en  finir  avec  tous  ces  mots  tels  que  droit,  raison,  justice,  dont 
le  sens  varie  et  se  contredit  selon  les  temps  et  les  pays  ». 

(3)  Croquis  parlementaireSf  p&v  Syh'û.  Paris,  Perrin.  Ce  livre  .serait  le  pre- 
mier d'une  trilogie  philosophique,  dont  les  Sophismes  politiques  formeraient  le 
second  volumOi  suivi  prochainement  d'un  troisième  iatitulé  Théorie  organique 
de  VÊiaL 


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492  SOPIUSMES  ANCIENS   ET  NOUVEAUX. 

rituel  (i),  tels  qu'on  les  imagine  aujourd'hui  ;  et,  fermement,  il 
semble  persuadé  que  cette  union  du  Pape  avec  la  démocratie  offre 
plus  de  chances  de  durée  que  le  mariage  légendaire  du  Grand 
Turc  avec  la  République  de  Venise.  L'avenir  dira  ce  qu'il  en  doit 
être,  si  l'alliance  se  conclut,  quand  les  lunes  de  miel  auront  fini 
leur  cours  trompeur.  Du  moins  pouvons-nous  retenir  de  ces  ten- 
tatives, d'ordre  divers,  que  M.  Benoist  mérite  l'attention  du  public 
qui  s'intéresse  aux  réputations  naissantes.  Nous  allons  donc  re- 
prendre à  sa  suite  l'œuvre  pie  d'éplucher  quelques  sophismes;  — 
mais,  puisque  sophismes  il  y  a,  l'œuvre,  nous  l'espérons,  ne  perdra 
rien  de  sa  piété  pour  s'exercer  parfois  aux  dépens  de  l'écrivain 
même  qui  nous  invite  à  la  remplir. 


Et,  dès  la  préface,  nous  nous  heurtons  à  un  sophisme  énorme, 
dont  M.  Benoist  ne  mérite  ni  le  blâme  ni  l'éloge  de  l'invention, 
comme  on  voudra,  mais  dont  il  accepte  la  responsabilité  d'autant 
plus  fièrement  qu'il  en  a  fait  la  trame  de  son  livre.  Sans  doute,  il 
proteste,  avec  la  modestie  seyante,  que  «  dans  ce  livre,  on  ne 
trouvera  pas  grand'chose  qui  soit  absolument  nouveau  »  (p.  ix); 
mais  aussitôt  il  ajoute  :  «  Peut-être  y  a-t-il  quand  même  quelque 
chose  de  neuf,  si  peu  que  ce  puisse  être.  Ce  quelque  chose, 
c'est  l'idée  de  vie^  ou  plutôt  l'application  de  l'idée  de  vie  aux 
formes,  aux  principes  et  aux  procédés  de  gouvernement  »  (p.  x). 
L'idée,  nous  le  répétons,  de  considérer  le  corps  social  comme  un 
tout  organique  n'est  point  neuve  (2),  à  moins  que  l'auteur  ne  fasse 
porter  la  nouveauté  sur  l'introduction  de  la  vie  gouvernementale  et 
non  plus  senlemeui  sociale  dans  sa  considération  du  problème  poli- 
tique. Mais,  neuve  ou  vieille,  l'idée  nous  paraît  éminemment  dan- 

(1)  tt  En  1890,  1891,  1892,  j'ai  eu  de  Léon  XIII  trois  longues  audiences  priyées 
et  du  Cardinal  secrétaire  d'État  tant  d'audiences  que  je  ne  les  compte  plus.  » 
Rev,  des  Deux  Mondes j  15  mars  1893,  p.  428. 

(2)  M.  de  Vareilles-Sommières  lui  a  consacré  une  bonne  critique,  dans  ses 
Principes  fondamentaux  du  Droit,  t.  I,  ch.  xxv  (Paris,  Cotillon  et  Guillaumin, 
1889),  et  M.  H.  Joly  Ta  également  réfutée  dans  la  Nouvelle  Revue,  1887.  Voir 
encore  Bcudant,  Le  Droit  individuel  et  VÉtat  (Paris,  Rousseau,  2*  éd.  1881, 
p.  206  et  suiv.). 


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SOPHISMES  ANCIENS  ET  NOUVEAUX.  493 

gereuse  et  contraire  à  la  réalité  des  faits.  Elle  supprime  un  élément 
capital  parmi  ceux  qui  distinguent  Thomme  des  autres  élres,  savoir 
son  libre  arbitre  et  la  responsabilité  de  ses  actes.  C'est  ce.  qu'il 
importe  de  bien  saisir,  si  Ton  ne  veut  se  trouver  à  chaque  moment 
sur  le  point  d*étre  enfermé  dans  une  nouvelle  impasse. 

Il  va  de  soi  que  nous  n'entendons  pas,  de  ce  chef,  rentrer  dans 
l'interminable  querelle  du  libre  arbitre  et  du  serf-arbitre.  Il  nous 
suffit  que  les  déterministes  avérés  reconnaissent  ici,  quand  ils  ne  sont 
pas  en  veine  de  paradoxe,  une  responsabili  té  suffisante  pour  étàyer  la 
rétribution  juridique  de  nos  actes.  M.  Benoist,  du  reste,  ne  doit  pas 
être  partisan  a^un  déterminisme  implacable.  Dans  le  milieu  littéraire 
où  se  meut  sa  personnalité  d'écrivain,  on  accorde  volontiers  qu'il 
peut  y  avoir  là  comme  un  postulat  indémontrable  (1)  :  et,  de  fait, 
remarque  M.  Courcelle-Seneuil,  on  aura  beau  contester  le  libre 
arbitre,  on  se  conduit  pour  l'ordinaire  comme  s'il  n*existait  aucun 
doute  à  son  égard  (2).  Cela  étant,  nous  devons  maintenir  que  la 
possibilité  pour  chaque  individu,  membre  du  corps  social,  de  tirer 
de  son  bord  et  d*agir  à  sa  guise,  détruit  complètement  le  lien 
qu'x>n  voudrait  établir  entre  les  molécules  de  ce  grand  corps,  et 
réduit  à  néant  sa  prétendue  forme  organique,  qui  n'est  plus  alors 
qu'un  simple  jeu  d'esprit.  Sans  doute,  l'existence  d'un  peuple  a  iine 
individualité  propre  qui  peut  devenir  l'objet  de  spéculations 
curieuses,  et  qui  figure  la  vie  à  de  certains  égards.  Mais,  que  l'as- 
similation soit  suffisante  pour  autoriser  un  échafaudage  de  théories 
solidaristes  et  humanitaires,  c'est  ce  que  nous  ne  saurions  accepter. 
Si  l'on  veut  une  image,  à  toute  force,  qui  représente  celte  indivi- 
dualisation de  l'existence  nationale,  le  cours  d'un  fleuve  en  donne- 
rait plus  exactement  l'idée,  avec  celte  presse  affolée  des  parcelles 
humides  que  maîtrise  à  graud'peine  la  digue  élevée  de  part  et 
d'autre,  et  qui  s'échappent  par  la  moindre  fissure,  à  la  première 
occasion.  Le  fleuve,  pourtant,  a  son  caractère  :  son  histoire,  les 
sinuosités  de  son  lit,  la  rapidité  de  son  cours,  le  volume  et  la  cou- 
leur de  ses  eaux,  le  distinguent,  dans  le  souvenir,  des  autres 
fleuves  que  le  voyageur  a  pu  traverser  pendant  son  itinéraire. 
Encore  n'y  a-t-il  rien  d'organique  en  l'espèce.  Un  baril  d'eau  du 
Nil  ou  du  Jourdain  ressemble  infiniment  plus  pour  l'usage  aune 

(1)  Voir  les  remarques  trùs  sages  du  Temps,  21  janv.  I89i.  M.  Benoist  est  ua 
collaborateur  tî'ès  actif  du  Temps  et  de  la  Hevue  Bleue, 

(2)  Préparation  à  Vélude  du  droit,  Paris,  Guillaumin,  1881,  p.  5. 


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494  sopnisMEs  anciens  et  nouveaux. 

cargaison  d'émigranls  qu'à  un  membre  désarticulé  du  corps 
humain.  L'eau  du  Nil  peut  désaltérer,  l'eau  du  Jourdain  peut  bap- 
tiser. La  pincée  d*émigrants  travaille  et  récolte  sans  difficulté 
propre  ni  différence  nationale,  pour  peu  que  le  climat  s'y  prête,  à 
l'autre  bout  du  monde  [i].  Mais  d'une  oreille  ou  d'un  bras  coupé, 
que  saurions-nous  faire? 

Que  fericz-Tous,  Monsieur,  du  nez  d'un  marguillier  (2)  ? 
Visiblement  M.  Benoist  s'est  laissé  persuader  ici  par  Tatlrait 
d'une  métaphore  ;  et  l'on  écrirait  un  piquant  article  sur  le  danger 
des  métaphores  ou  des  comparaisons  dans  la  politique.  Lorsque  la 
métaphore  se  tient  et  se  poursuit  avec  un  semblant  de  logique,  ce 
qui  était  l'excellence  de  Théophile  Gautier,  comme  il  s'en  vantait, 
on  finit  par  s'imaginer  que,  pour  acquérir  cette  solidité  continue, 
elle  renferme  plus  qu'une  apparence  et  devient  mieux  qu'une 
image  ou  même  une  allégorie.  Et  l'on  s'ingénie  à  augmenter  la 
ressemblance  factice  par  des  essais  nouveaux  de  rapprochements, 
des  apports  de  vues  plausibles,  qui  semblent  autant  de  raisons 
nouvelles  de  persévérer  dans  la  voie  fausse  où  Ton  s'engage.  La 
société,  vous  dit-on,  est  un  corps  ;  donc  elle  a  ses  organes.  On  les 
cherche,  on  les  trouve,  on  triomphe  (3).  Mais,  humble  question, 
sont-ce  bien  des  organes?  Le  pouvoir  exécutif,  le  pouvoir  législatif 
et  le  pouvoir  judiciaire,  dont  «  la  séparation  n'a  pas  cessé  de  nous 
être  un  rempart  »,  si  nous  en  croyons  M.  Benoist  (p.  xvu),  sont-ils 
aussi  distincts  que  le  pied  et  la  main,  qui  ne  se  remplacent  guère 
l'un  par  l'autre  que  chez  les  acrobates,  et  le  cerveau  ou  le  cœur 
qui  ne  se  confondent  que  chez  les  monstres?  Il  ne  manque  pas  de 

(1)  Un  écrivain  radical  et  pessimiste,  ancien  ministre  de  l'Instruction  publique 
en  Victoria,  estime  même  que  le  patriotisme  doit  se  resserrer  un  jour,  non  par 
l'effet  d'une  éducation  meilleure,  mais  par  les  difficultés  plus  grandes  que  ren- 
contrera l'émigration  des  races  civilisées,  maintenue,  par  le  climat,  le  tassement 
des  populations  et  l'égoïsme  national  ou  protectionniste  de  chaque  peuple,  dans 
des  limites  assez  étroites.  (Charles  H.  Pearson,  National  Life  and  Characfer  : 
A.  Forecastf  Londres,  MacmiUan,  1893.) 

(2)  L'idée  d'association  est  encore  celle  qui  explique  le  mieux  l'existence  du 
corps  social.  Et,  chose  curieuse,  dans  la  Nouvelle- Angleterre,  les  historiens 
montrent  aujourd'hui  clairement  la  transformation  de  la  Compagnie  coloniale, 
créée  en  1629,  et  de  son  administration,  organe  pour  organe,  en  gouvernement 
régulier.  (Cf.  Charles  F.  Adams,  Study  ofChurch  and  Town  Govemmenl.  Boston, 
Houghton,  1892,    p.  815-816.) 

(3)  Et  l'on  arrive  bientôt  à  ne  plus  savoir  si  l'on  a  démontré  le  tout  par  la 
partie  ou  la  partie  par  le  tout,  Texistenco  du  corps  par  les  organes  ou  celle  des 
organes  par  le  corps,  ce  qui  diffère  quelque  peu,  philosophiquement  parlant. 
(Alfr.  Fouillée,  Descaries.  Paris,  Hachette,  1893,  p.  27-28.;  Boudant,  Le  Droit 
individuel  et  VÊtat,  p.  218.) 


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SOPUISMES   ANCIENS   ET  NOUVEAIX.  495 

gens  pour  en  douter,  et  pour  de  forts  bons  motifs  qu'il  serait  trop 
long  d'énumérer  ici.  Il  nous  suffira  de  rappeler  qu'en  Angleterre  ou 
raille  volontiers  les  publicistes  inébranlables  qui  tablent  sur  ce  prin- 
cipe de  la  séparation  leurs  doctrines  constitutionnelles.  Et  chacun 
de  nous  sent  d'instinct  que  le  jour  où  l'exécutif  et  le  législatif 
seraient  d'accord  pour  réclamer  notre  télé,  fût-ce  indûment  et 
simplement  parce  qu'elle  serait  une  tête  gênante,  le  judiciaire  et 
ses  arrêls  nous  deviendraient  un  «  médiocre  rempart  ».  Il  ne  Faut 
pas  le  reprocher  à  la  judicature  :  nul  n'est  tenu  d'avoir  la  vocation 
du  martyre.  Ceux  qui  cèdent  à  l'impulsion  de  se  dévouer  ont  fré- 
quemment, d'ailleurs,  la  récompense  amère  d'en  être  pour  leurs 
frais  de  sacrifice.  11  ne  manquerait  même  probablement  pas  d'écri- 
vains, parmi  les  collaborateurs  ordinaires  de  M.  Benoist,  pour 
ridiculiser  les  scrupules  des  naïfs  qui  s'indigneraient.  On  leur 
prouverait  que  quelques  tètes  de  moins  ne  sont  pas  une  affaire, 
que  le  sang  des  victimes  n'était  pas  si  pur,  et  qu'un  grand  peuple 
dans  sa  marche  ne  saurait  s'arrêter  à  des  minuties  de  «  politique 
au  microscope  ^>,  suivant  une  expression  délicieuse  il). — J'entends 
bien  que  ce  sont  là,  me  dira- t-on,  des  cas  exceptionnels,  et  que, 
pour  l'ordinaire,  on  ne  me  coupera  même  pas  un  cheveu  sans 
toute  une  hiérarchie  de  formalités.  Mais  c'est  qu'à  l'ordinaire  aussi 
le  gouvernement  n'a  pas  besoin  de  ma  tête,  non  plus  que  du  nez 
d'un  notaire  ou  d'un  marguillier  :  c'est  aux  heures  critiques  que 
doivent  servir  les  défenses.  Nos  ingénieurs  ne  construisent  de  rem- 
parts qu'en  vue  de  guerres  peu  fréquentes;  et  si.  dès  l'ouverture  des 
hostilités,  le  rempart  s'écroule,  que  sert  de  l'avoir  construit  (2^  ? 
A  supposer  même  quil  y  eût,  dans  cette  différenciation  pré- 
tendue, quelque  fondement  réel ,  ce  ne  serait  point  encore  la 
marque  d'une  structure  organique.  Les  éléments]  dont  se  com- 
pose la  croûte  terrestre  se  sont  différenciés  graduellement.  Dans  ce 
passage  de  l'homogène  à  l'hétérogène,  on  a  vu  se  séparer  successi- 
vement les  métaux  et  leurs  composés,  s'accuser  les  roches  d'ori- 

(1)  Elle  est  de  M.  Emmanuel  Arène. 

(2)  M.  Benoist  insiste  sur  les  exemples  de  confusion  de  pouvoirs,  qui  se  sont 
produits  dans  Talfaire  de  Panama,  comme  une  preuve  do  la  nécessité  d*on 
revenir  au  principe  (p.  259-260).  Mais  cette  confusion  —  que  le  Times  indignr 
({ualifiait  de  «  monstrueuse  »  (30  nov.  92),  —  s'est  produite  également  en  Anglo- 
terre  dans  l'affaire  Parnell  {Rev.  d'Edimbourg ,  janv.  93,  p.  270j.  N'en  peut-on 
conclure  que  ces  scandales,  si  scandales  il  y  a,  sont  inhérents  au  régime  parle- 
mentaire ?  qu'ils  ne  tirent  pas  à  grave  conséquence,  puisqu'on  les  oublie  dès  \o 
lendemain*?  et  que  le  principe,  dès  lors,  n*a  qu'une  valeur  très  relative? 


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496  SOPfllSMES  ANCIENS   ET  NOUVEAUX, 

gine  divei'se,  aqueuses,  ignées,  métamorphiques.  Est-ce  à  dire  que 
la  terre  soit  un  être  organisé,  vivant,  sensitif  peut-être  ?  Qui  Tose- 
rait  soutenir? 

Une  considération  plus  haute  nous  interdit,  au  reste,  de  tenir  la 
société  pour  un  corps  organique  :  savoir,  l'impossibilité  d'y  intro- 
duire le  concept  du  juste  et  de  Tinjustcsur  lequel  repose  en  bonne 
part  toute  la  fabrique  sociale.  Un  ivrogne  tombe  et  se  casse  la 
jambe  :  il  n'entrera  dans  l'esprit  de  personne  de  s'apitoyer  sur  le 
sort  de  cette  pauvre  jambe,  victime  de  la  sottise  du  cerveau  et  de 
la  gourmandise  de  l'estomac.  L'ivrogne  est  un  :  nous  lui  octroyons 
en  bloc  notre  pitié,  notre  blâme,  ou  notre  indifférence.  Imaginez 
maintenant  que  le  pauvre  hère  soit  tombé  devant  votre  porte  et 
que  vous  le  couchiez  par  bonté  d'âme  dans  le  hangar  voisin.  Si 
votre  hôte  impromptu,  souhaitant  allumer  sa  pipe,  allume  le  reste 
de  la  maison  et  vous  réduit  à  la  mendicité,  toutes  les  sympathies 
vous  seront  dues  et  sans  doute  accordées,  si  mince  que  vous  pa- 
raisse, au  total,  la  consolation.  C'est  qu'en  effet  vous  ne  deviez 
point  à  votre  prochain,  sous  une  forme  inéluctable,  rigide,  les  ser- 
vices que  la  jambe  doit  au  corps  humain.  Le  sentiment  de  la  jus- 
tice se  révolte  à  Taspect  de  cette  co-responsabilité  en  l'absence  de 
co-opération  fautive.  Il  se  révolte  si  bien  que  c'est  exactement  pour 
s'y  soustraire  qu'il  s'y  est  mieux  jeté,  —  à  l'exemple  célèbre  de  ce 
personnage  des  contes  bleus,  qui  se  précipitait  dans  l'eau  de 
peur  de  la  pluie.  C'est  pour  mieux  délivrer  les  fils  des  conséquences 
de  l'incurie  paternelle,  que  l'on  a  imaginé  la  thèse  de  la  solidarité 
générale,  l'une  des  inventions  les  plus  injustes  de  notre  philosophie 
dernier  genre  (i).  Or,  l'idée  d'incorporer  la  société  conduit  droit  à 
l'idée  de  la  solidariser.  On  peut  croire  que  M.  Benoist  n'a  pas  man- 
qué de  l'adopter  et  d'en  faire  le  thème  d'une  campagne  décidée 
contre  l'antique  fraternité  qu'il  estime  surannée,  impraticable.  Et 
pourtant,  si  l'on  y  regardait  de  près,  on  verrait  que  cette  prétendue 
solidarité  n'est  qu'une  forme  vague  et  désobligeante  de  la  frater- 
nité qu'elle  dédaigne.  Essayons  de  le  montrer  en  peu  de  mots. 

La  solidarité  n'est  point  une  chimère;  nous  la  connaissons  de 
vieille  date.  Du  droit  romain,  elle  a  passé  dans   nos  codes;  mais 

(1)  «  Les  sociétés  primitives,  je  le  reconnais,  bien  avant  toute  illuminatioa 
anthropologique,  ont  édicté  cette  solidarité  familiale.  Mais  je  cro/ais  que  le  pro- 
jri'ès  humain  consistait  à  rompre  ce  faisceau  naturel  pour  permettre  à  ses  élé- 
iiicnts  disjoints  la  formation  d'associations  vraiment  sociales  par  leur  origine  et 
Irur  but.  »  G.  Tarde,  Les  Transformations  du  droil^  Paris,  Alcan,  <89:i,  p.  103. 


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SOPHISMES  ANCIENS  ET  NOUVEAUX.  497 

elle  y  a  du  moins  cet  avantage  de  n'être  qu'une  punition  méritée 
pour  Timprudence,  en  de  certains  cas,  et  de.  figurer,  si  j'ose  dire, 
comme  une  sorte  d'injustice  légitime.  Elle  rend  un  débiteur  res- 
ponsable de  la  faute  d'autrui,parce  que  lui-même  s'est  mis  en  faute 
de  lier  au  fait  d'autrui  son  port  et  sa  fortune.  Est-ce  là  ce  dont  on 
puisse  faire  la  règle  dans  notre  société  pour  en  tirer,  au  profit  d'au- 
trui, même  incapable  ou  paresseux,  des  titres  injustifiés  devant 
quiconque  se  donne  la  plu»  minime  peine  de  réfléchir?  Assuré- 
ment il  existe,  si  Ton  veut,  une  ombre  de  solidarité,  rudimentaire 
à  bien  des  égards,  —  par  le  fait  seul  que  nous  sommes  empor- 
tés, voyageurs  dans  l'espace,  sur  un  même  véhicule,  le  globe 
terrestre,  au  risque  d'un  même  anéantissement  en  cas  de  choc  for- 
tuit contre  une  planète  ou  comète  errante,  —  ou  mieux,  et  plus 
généralement,  par  cela  seul  que  nous  sommes  entraînés  dans  le 
cours  de  la  vie  à  travers  les  obstacles  et  nécessités  qui  attendent 
une  même  génération.  Mais  cette  solidarité  n'est  guère  qu'une 
solidarité  d'accident;  et  notre  éducation  tend  préciséiDent  toute  à 
nous  aiguiser  l'esprit  pour  nous  aider  à  découvrir  la  possibilité 
d'échapper  au  sort  commun.  Cette  recherche  des  voies  et  moyens 
de  nous  créer  un  sort  particulier  est,  du  reste,  ce  qui  entretient  le 
mouvement  d'où  sort  la  civilisation  courante.  Se  peut-il  rien  ima- 
giner de  plus  direclement  contraire  à  la  solidarité  fameuse  et 
fumeuse  dont  on  nous  rebat  les  oreilles?  La  seule  solidarité  que 
Ton  paisse  vraiment  découvrir  dans  le  monde  est  celle  de  l'exploi- 
tation réciproque.  On  l'a  dit  spirituellement,  à  ce  propos,  —  le  pa- 
radis des  chats  ne  peut  être  que  l'enfer  des  souris  :  si  les  souris 
n'existaient  pas,  Whittington  et  son  chat  n'eussent  point  fait  for- 
tune. Nous  laissons  à  chacun  le  soin  de  conclure  s'il  se  trouve  là 
rien  de  favorable  à  la  thèse  des  solidaristes  ;  car,  ainsi  comprise,  la 
solidarité  couvre  toute  la  nature  qui  n'est  en  somme  qu'une  vaste 
société  d'exploitation  mutuelle.  «  L'homme  se  nourrit  de  viande 
de  bœuf,  le  bœuf  se  nourrit  de  trèfle,  le  trèfle  est  fécondé  par  les 
frelons,  les  frelons  sont  dévorés  par  les  campagnols,  le  chat  à  son 
tour  détruit  le  campagnol.  L'homme,  le  bœuf,  le  trèfle,  le  frelon  et 
le  chat  forment  donc  un  tout  solidaire  ou,  si  l'on  veut,  une  alliance 
commune  (i).  »  11  n'en  va  pas  autrement  dans  les  cercles  d'action 
et  de  rencontre  purement  humaines.  11  est  clair  que  cette  solidarité 
élémentaire  n'est  pas  celle  que  l'on  rêve*,  mais,  aussitôt  que  l'on 
(I)  J.  Novicow,  Les  Luttes  entre  sociétés  humaines.  Paris,  Alcan,  !893,  p.  9. 


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498  i^OPIlH^KS   ANCfCRS  ET   NOCVBAUX. 

risque  des  efforts  pour  en  créer  une  autre  qui  réponde  mieux  a 
)*idéal  de  ia  justice  entre  hommes,  on  voit  naître  des  efforts  en  sens 
contraire  pour  en  arrêter  Tinconvénient.  Dans  les  sociétés  finan- 
cières dont  les  entreprises  ont  abouti  à  la  superbe  transformation 
économique  du  monde  actuel,  il  est  manifeste  que  la  ruine  de  l'af- 
faire doit  entraîner  celle  de  tous  les  participants.  Mais  déjà  l'ou- 
vrier, par  son  salaire  quotidien,  a  su  retrancher  de  cette  ruine  le 
fruit  de  son  travail;  et  Ton  sait  comment,  dans  la  plupart  des 
pays,  soit  par  des  garanties  d'État,  soit  par  la  distinction  entre 
obligataires  et  actionnaires,  la  masse  des  capitalistes  s'évertue  à 
<liminuer  l'aléa,  quitte  à  subir  en  échange  une  diminution  de  sa 
part  dans  les  bénéfices  éventuels. 

A  quoi  donc  se  réduit  la  solidarité  que  l'on  invoque,  à  tort  et  à 
travers,  même  hors  des  milieux  résolument  et  logiquement  collec- 
tivistes? A  ceci,  que  Thomme  ne  saurait  être  traité  comme  un  ins- 
trument inutile  aussitôt  qu'il  cesse  de  servir,  et  que  nous  lui  devons 
une  sorte  d'égard  en  sa  qualité  de  congénère.  Mais  c'est  de  la  fra- 
iernilé,  pas  autre  chose.  Et,  sanslafrateraité,  on  ne  voit  pas  quel 
droit  l'individu  malheureux  pourrait  invoquer  à  l'attention  de  ses 
concitoyens.  Edison,  dernièrement,  contait  à  un  v  reporter  »  du 
Figaro  {{)  qu'une  grève  ayant  éclaté  dans  ses  ateliers  pour  la  ^ou- 
dure  des  lampes  électriques,  il  avait  jeté  75  grévistes  sur  le  pavé 
en  leur  jouant  Texcellent  tour  de  les  remplacer  par  une  machine 
nouvelle  de  son  invention.  Dès  lors,  à  quel  litre  ces  hommes,  le 
soir  venu,  auraient-ils  réclamé  le  vivre  et  le  couvert,  si,  d'une  part, 
ils  dédaignaient  avec  certains  socialistes  Taumùne  charitable  de 
leurs  frères,  et  si,  d'autre  part,  toutes  les  fabriques  similaires  leur 
étaient  fermées,  n'ayant  aucun  besoin  de  leur  travail?  Pouvaient- 
ils  prétendre  faire  encore  partie  du  corps  social  ?  Mais  le  corps 
social  avait  le  droit  de  les  rejeter  comme  une  excrétion  inutile;  leur 
valeur  de  production  s'était  annulée  dès  qu'ils  n'avaient  plus  d'em- 
ploi, et  leur  valeur  de  consommation  se  réduisait  à  proportion  de 
leur  incapacité  de  gagner  leur  vie.  Rien  n'empêchait  de  les  dépor- 
ter sur  un  ilôt  de  l'Océan,  et  de  les  y  laisser  mourir  de  faim  'comme 
les  vieux  esclaves  dans  Tile  du  Tibre.  Hors  de  la  fraternité,  point 
de  salut  pour  le  pauvre  ;  et  c'est  le  sentiment  familial  seul  qui  nous 
empêche  de  résoudre  la  question  sociale  en  servant  du  plomb  à  qui 
manque  de  pain. 

{\)  Figaro,  H  mai  1893. 


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SOPHISMES   ANCIENS   ET   NOUVEAUX.  499 

Les  objections  de  M.  Benoist  conlrc  Tintroduction  de  la  fraternité 
dans  le  mouvement  social  nous  paraissent  donc  absolument 
incompréhensibles.  «  J'ai  beau  regarder,  »  dit-il,  «je  ne  vois  pas  de 
fraternité  dans  la  nature...  »  Et  «  ce  qui  n'est  pas  dans  la  nature, 
vous  ne  pouvez  pas,  quand  vous  le  voudriez,  le  mettre  dans  la 
société  (p.  131)  (1).  »  A  ceci  Ton  répond  simplement  :  La  famille  est 
dans  la  nature,  au  moins  poun l'homme  (2).  Or,  la  fraternité  résulte 
de  la  famille;  par  quoi  elle  est  naturelle.  Les  hommes  forment  une 
immense  famille,  où  l'on  doit  et  peut  se  traiter  en  frères.  Si,  d'ail- 
leurs, on  ne  pouvait  mettre  dans  la  société  ce  qui  n'est  pas  dans  la 
nature,  il  faudrait  retourner  aussitôt  à  l'état  sauvage,  car  nous  ne 
vivons  que  d'institutions  qui  s'écartent  précisément  de  la  nature, 
exemple  :  la  monogamie.  Ainsi  que  l'observe  le  D'  Huxley  (3),  le 
conseil  des  Stoïciens,  qu'il  faut  suivre  la  nature,  demande  à  être 
compris  et  pratiqué  avec  réserve;  et  le  progrès  moral  de  la  société 
dépend  moins  de  l'imitation  des  procédés  cosmiques  que  de  l'oppo- 
sition réûéchie  où  nous  entrons  vis-à-vis  d'eux. 

«  Êtes-vous  à  ce  point  fraternel  »,  objecte  M.  Benoist,  «que  tous 
les  hommes,  tous  les  peuples,  tous  les  êtres  soient  à  vos  yeux 
des  frères?  Si  vous  n'êtes  pas  François  d'Assise  et  que  vous  ré- 
pondiez oui,   vous  vous    flattez.  » 

•  Je  ne  suis  pas  François  d'Assise;  et,  nonobstant,  je  répondrai  oui, 
Avec  les  atténuations  que,  si  je  ne  me  trompe,  suggère  le  bon  sens. 
J'imagine  que,  dans  les  très  nombreuses  familles,  comme  ces  fruc- 
tueuses progénitures  canadiennes  où  les  parents  comptent  leurs 
enfants  par  douzaines,  et  sans  aller  chercher,  du  reste,  les  354  en* 
fants  naturels  d^Auguste  de  Pologne  ou  les  079  enfants  légitimes 
de  tel  roi  moins  connu  de  Birmanie,  il  doit  se  créer  entre  frères  et 
sœurs  des  petits  coins  d'affection  qui  n'admettent  qu'un  petit  nom- 
bre d'élus.  Cela  n'empêche  pas  la  fraternité  d'exister  pour  le  reste. 
Dans  nos  campagnes  même,  il  n'est  pas  rare  de  voir  des  fils  aller 

(1)  L'auteur  ajoute  :  «  C*est  assez  indiquer  que  l'on  ne  peut  fonder  le  gouver- 
nement sUr  la  fraternité  ».  Pai*  où  il  semble  confondre  le  gouvernement  et  la 
société,  ce  qui  reviendrait  à  prendre  le  capitaine  pour  le  navire.  Il  tombe,  en 
effet,  sous  le  sens  qu'une  société  fraternelle,  familiale  par  exemple,  n'impliquo 
pas  nécessairement  un  gouvernement  fraternel,  mais  aussi  bien,  et  plutôt,  un 
gouvernement  paternel. 

(â)  Et  c'est  une  question  de  savoir  si  elle  n'y  est  pas  aussi  chez  les  animaux, 
comme  tendent  à  le  démontrer  les  travaux  de  M.  Westermarck.  {History  of 
Human  Marriage,  Londres,  Macmillan,  1891.) 

(3}  «  L'évolution  et  la  morale  »,  conférence  faite  à  Oxford,  mai  1893. 


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I 


500  SOPHISMES  ANCIENS  ET  NOUVEAUX. 

au  loin  chercher  fortune,  et  qui  deviennent  pour  ainsi  dire  étran- 
gers aux  préoccupations  affectueuses,  au  dévouement  cordial,  qui 
s'échangent  à  l'entour  du  foyer  primitif;  mais  le  lien  familial  n'en 
subsiste  pas  moins,  et  Tenfant  oublié  n'est  pas  moins  assuré  d'un 
morceau  de  pain  ou  d'un  abri,  s  il  revient  jamais  sous  le  toit  de 
son  père.  Il  n*y  a  là  rien  de  a  cette  fraternité  débordante  qui  jette- 
rait l'humanité  hors  d'elle-même,  et  qui  s'épancherait  en  tout  lieu 
comme  l'eau  d'une  source  inépuisable,  cette  fraternité  à  laquelle 
les  petits  oiseaux  viendraient  boire  »  (p.  134).  Cette  fraternité,  nous 
ne  la  connaissons  pas,  s'écrie  M.  Benoist.  Nous  non  plus  ;  et  nous 
n'avons  aucun  souci  d'abreuver  les  petits  oiseaux  dans  notre  fra- 
ternité, ainsi  que  l'illustre  Pégase 

A  qui  l'Aurore  donne  à  boire 
Dans  les  urnes  de  la  clarté. 

Jusque-là  nous  sommes  d'accord.  Mais,  quandM.  Benoist  ajoute: 
c(  Je  ne  prétends  pas  qu'on  ne  puisse  fonder  sur  la  fraternité  une 
morale  très  haute,  une  sorte  de  religion  humaine,  je  défie   qu'on 
s'en  serve  avec  fruit  pour  fonder  un  gouvernement,  »  (p.  134),  nous 
^\  lui  répondrons  aussitôt  :  un  gouvernement,  non;  une  société,  si. 

S  Nous  avons  d'abord  un  «  coefficient  d'humanité  »  fraternelle,  pour 

Î!  employer  le  mot  désormais  célèbre  d'un  ministre  dont  l'éloquence 

.  ,  a  d'étonnantes  trouvailles,  et  c'est  un  élément  qui  n'est  pas  à  dé- 

l  '  daigner.  C'est  même  autre  chose,  n'en   déplaise  à   M.   Benoist, 

f:\  qu'  «  une  fraternité  de  cannibales  dont  on  se  donne  mutuellement 

^^  la  marque  en  ne  se  mangeant  pas  l'un  l'autre  »  (p.  135).  Non  seu- 

f  '  lement  l'État  nous  préserve  réciproquement  du  pot  au  feu  où  les 

K  cannibales  vainqueurs  plongent  leurs  ennemis  vaincus,  mais  il  se 

K  croit  tenu  d'enlever  au  vainqueur,  pour  nous  l'offrir,  un  morceau 

/-  du  pain  que  celui-ci  tremperait  dans  sa  soupe  avec  nos  os  démem- 

\'.'  brés.  Puis  il  y  a  mieux.  11  suffit  de  regarder  l'Inde, où  la  mendicité 

•  n'existe  pas,  pour  comprendre  le  parti  que  l'on  peut  tirer  de  la  fra- 
ternité dans  l'organisation  sociale.  Un  homme  d'État  d'Angleterre, 

'  raconte  Sir  Edwin  Arnold,  demandait  un  jour  communication  des 

lois  sur  les  pauvres  de  l'Inde  pour  l'aider  à  réglementer  le  paupé- 

*  risme  anglais.  «  Rien  de  plus  simple,  »  lui  répondit-on;  «il  n'y 
,                            a  dans  l'Inde  ni  pauvres,  ni  lois  pour  ou  contre  eux  (1).  »  C'est  que 

(1)  North- American  Review,  févr.  1892.  M.  Barthélémy  SaintrHilairc,  dans  son 
Inde  anglaise  (Paiis,  Porrin,  1881),  n*y  reconnaît  non  plus  comme  mendiants 
que  les  religieux  ayant  fait  vœu  d'indigence. 


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SOPUISMES  ANaENS  ET   NOUVEAUX.  501 

rinde,  sous  ce  rapport,  a  l'heureuse  fortune  de  n'avoir  jamais  été 
réduite  à  l'état  de  nation.  Les  groupes  ordinaires  y  sont  ceux  de  la 
nature,  avec  la  famille  pour  base  et  sans  aucun  de  ces  éléments 
artificiels  qui  entrent  aujourd'hui  dans  notre  patriotisme.  Si,  au 
lieu  de  tendre  à  égaliser  toutes  les  situations  au  sein  d'un  même 
peuple,  dont  les  membres  seraient  unis  par  une  fraternité  factice, 
on  suivait  exactement  la  route  inverse  en  fortifiant  la  famille  et  en 
lai  permettant  son  libre  développement  suivant  la  nature,  on  aurait 
chance  d'arriver  à  de  meilleurs  résultats;  et  plus  ne  serait  besoin 
de  supposer,  pour  retirer  de  celte  fraternité  quelques  fruits,  a  un 
progrès  si  considérable  qu'il  équivaut  à  un  changement  total  de  ce 
qui  est  et  de  ce  qui  a  été»  (p.  136).  La  fraternité,  même  dans  la 
famille  —  on  le  voit  tous  les  jours,  —  ne  suppose  pas  l'égalité. 
Pourquoi  ne  pas  reconnaître  à  chacun  de  nous,  comme  nous  le 
proposions  ici-méme  il  y  a  quelque  temps  (1),  des  droits  d'assis- 
tance contre  notre  famille,  corrélatifs  aux  avantages  de  succession 
que  notre  famille  a  sur  nous?  Pourquoi  ne  pas  établir  que,  dans  la 
proportion  où  mes  oncles  et  cousins  peuvent  hériter  de  moi,  en  cas 
de  fortune,  j'ai  le  droit,  en  cas  d'infortune,  de  leur  réclamer  se- 
cours et  assistance?  Au  lieu  de  restreindre  les  degrés  de  successi- 
bilité  au  profit  de  la  masse  indifférente,  ne  vaudrait-il  pas  mieux 
les  étendre  encore  et  mettre  rigoureusement  à  la  charge  de  chaque 
groupe  naturel,  représenté  parla  famille,  les  indigents  qui  lui 
appartiennent  de  par  la  nature,  ainsi  que  l'Ëtat  le  fait  déjà  pour  la 
commune,  et  que  les  pays  étrangers  le  font  pour  l'État  même?  La 
seule  objection,  invincible,  je  le  crains  pour  l'instant,  est  que  Ton 
verrait  ainsi  des  familles  riches  prospérer  au  milieu  des  familles 
pauvres,  et  que  cette  inégalité  froisserait  encore  davantage  le  sen- 
timent déjà  si  susceptible  de  la  fraternité  patriotique.  Mais,  encore 
une  fois,  pas  plus  entre  familles  sœurs  au  sein  de  la  patrie  qu'entre 
individus  frères  au  sein  de  la  famille,  l'égalité  de  principe  n'est  la 
base  du  sentiment  qui  nous  anime  (2).  L'affection  diminue-t-elle 

(1)  Réforme  socialCf  !•'•  novembre  1891,  p.  661. 

{2)  U.  Tarde  (Transformations  du  droit,  p.  20-2J,  61-6i?,  98)  note  Télargis- 
sement  continu  de  la  sympathie  entre  hommes,  passant  de  la. famille  à  la  patrie, 
puis  à  l'humanité.  A  vrai  dire,  le  sentiment  perd  en  intensité  ce  qu'il  gagne 
en  surface;  mais,  ajoute  l'auteur,  «  nous  pouvons  tenir  pour  assuré  que  le  com- 
munisme familial  ou  villageois  ne  renaîtra  pas,  car  l'agrandissement  de  l'horizon 
social  s'y  oppose.  »  —  Le  communisme  familial  ou  villageois,  non  ,*  mais  la 
fainiUe  ne  continuera  pas  moins  d'être  unie  par  les  liens  du  sang  qui  lui  impo  - 
sent  de  certaines  charges.  Et,  d'homme  à  homme,    voire  do   peuple  à  peuple, 


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502  SOPUISMES   ANCŒNS   ET    NOUVEAUX. 

parce  que  chaque  enfant   d'un  même   père   conserve  le  bénéfice 
individuel  de  son    industrie  ? 

Qu*est  -ce  que  cette  prétention,  d'ailleurs,  d'être  tous  fraternelle- 
ment égaux  dans  les  limites  territoriales  d'un  pajs,  qui  changent 
avec  les  vicissitudes  de  la  politique,  et  de  se  targuer  ensuite  d'une 
supériorité  patriotique  à  Tégard  des  peuples  voisins.  «Tous  les  Fran- 
çais sont  nobles  depuis  1789  !»  s'écriait  un  jour  à  la  Chambre  M.  de 
Douville-Maillefeu  (1).  Tous  décorés,  si  Ton  veut:  mais  nobles  ou 
décorés  vis-à-vis  de  qui  ?  Et  que  voilà  bien  une  égalité  plaisante 
qui  commence  par  chercher  tous  les  moyens  d'humilier  Tétranger. 
Du  reste,  il  n'est  pas  nécessaire  de  sortir  de  France  pour  relever 
d'autres  indices  contradictoires  de  notre  vanité.  Le  Parisien,  qui  se 
croirait  déshonoré  d'admettre  une  aristocratie  quelconque  en  son 
milieu,  est  intimement  convaincu  que  lui-même  est  un  aristocrate 
par  rapport  au  reste  du  pays.  Et  peut-être  ne  faudrait-il  pas  le 
pousser  beaucoup  pour  lui  faire  avouer  que  le  mur  d'octroi  ren- 
ferme une  population  d'aristocrates  tous  rigoureusement  égaux  (â;, 
à  moins  qu'il  n'y  ait  une  inégalité  légère  en  faveur  de  l'ouvrier,  — 
si  votre  interlocuteur  est  prolétaire.  Ainsi,  de  plus  en  plus,  s'im- 
plante dans  les  cerveaux  la  devise  de  la  démocratie  que  formule 
une  revue  américaine  :  <  Être  l'égal  de  ses  supérieurs  et  le  supé- 
rieur de  ses  égaux  (3.  >»  La  nature  heureusement  n'entre  point 


charité  bien  ordonnée  continue  par  le  voisin  après  aroir  commencé  par  soi- 
même  (ïale  lievieWt  mai  I89î,  p.  6-9,  «  International  Almsgiving  »  ).  — 
Accordons,  au  surplus,  que  la  facilité  de  déplacement  et  la  diversité  des 
occupations  tendent  à  relâchor  les  liens  de  la  famille,  ainsi  que  le  fait  s'opère  à 
vue  d*œU  dans  les  campagnes  de  la  Russie.  Mais  de  nouveaux  groupes 
no  se  formeront-ils  point  pour  protéger  Tindividu,  appuyés  sur  des  intérêts 
sociaux  ou  politiques?  Contre  le  flot  montant  de  la  démocratie  autoritaire, 
ne  se  créera-t-il  point  de  petite»  patries  dans  la  grande,  au  risque  de  se  désinté- 
resser quelque  peu  do  celte  dernière?  On  les  verrait  alors  s'isoler  ou  se  conso- 
lider au  sein  de  TÉlat  socialiste  comme  les  communautés  chrétiennes  d'Orient 
chez  les  Turcs.  Pour  ma  part,  je  me  sens  plus  rapproché  d'un  conservateur 
anglais  ou  allemand  que  d'un  radical  français . 
(1)24  juin  1886. 

(2)  M.  Benoist  a  écrit  des  pages  très  spirituelles  Sur  notre  incurable  vanité, 
p.  112  et  suiv.  Le  joli  mot  qu'il  cite  d'un  cocher  de  âacre  m'en  rappeUe  un  tout 
pareil  qui  m'est  resté  dans  le  souvenir  depuis  l'Exposition  de  1878.  Je  me  trouvais, 
par  hasard,  près  d'une  hiachino  très  connue  dans  le  monde  du  journalisme.  Un 
bourgeois  émerveillé,  désireux  de  connaître  l'inventeur,  demande  s*ll  est  li. 
«  Non,  »  répond  l'ouvrior  qui  expliquait  la  machine  ;  «  mais,  »  ajoute-t-il  avec 
une  exquise  insolence  de  talon  rouge,  «  voilà  son  fils,  —  ce  gros,  qui  a  Tair  d'un 
palefrenier.  » 

(3)  Cenlury  Magazine,  juillet  1892,  p.  383.  Autant  pensait,  à  sa  façon,  le  brave 
Irlandais  qui,  dans  une  réunion  électorale,  approuvait  un   orateur    égalitaire  : 


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SOPmSMES   ANCIENS   ET    NOUVEAUX.  503- 

dans  ces  humeurs  fantaisistes.  Frères  nous  sommes,  et  frères  nous 
resterons  :  mais  avec  des  nuances  qui  vont  de  l'affection  la  plus- 
vivo  à  la  plus  relative  indifférence,  h  mesure  que  Ton  s'éloigne  des. 
ancêtres  communs.  Ce  va-et-vient  de  sentiments  en  perpétuel 
renouvellement  et  décomposition  est  l'histoire  journalière  des 
familles,  qui  peut  nous  expliquer  celle  du  pays.  Il  me  serait  aussi 
parfaitement  désagréable  d'être  le  frère  de  tous  les  hommes  que 
d'être  le  mari  de  toutes  les  femmes  (1).  Mais,  si  ma  fraternité  som- 
meille vis-à-vis  de  l'immense  majorité,  il  n'est  pas  moins  vrai 
qu'elle  se  réveille  à  l'heure  du  besoin,  sans  quoi  je  n'hésiterais  pas  à 
demander  que  Ton  se  débarrasse  du  quatrième  état  gênant,  comme 
on  se  débarrasse  du  cinquième  élat,  celui  des  chiens  et  des  ani- 
maux domestiques,  lorsqu'ils  deviennent  inutiles. 


Il 

Une  seconde  erreur  de  M.  Benoist,  dont  l'inconvénient  se  laisse 
apercevoir  en  plus  d'un  passage  de  son  livre,  est  un  défaut  de  mé- 
thode qui  lui  fait  risquer  des  synthèses  sans  avoir  essayé  tout 
d'abord  l'analyse.  C'est,  j'en  conviens,  une  méthode  expéditive  et 
qui  sourit  à  beaucoup  de  gens,  parce  qu'elle  les  dispense  d'études- 
fastidieuses.  Imaginez  un  médecin  qui  se  lancerait  dans  l'étude  de 

«  Est-ce  qu*an  homme  n'en  vaut  pas  un  autre  ?  »  demandait  Tictorieusemenl 
l'orateur.  —  «  Sûr,  »>  interrompit  Paddy  plein  d'enthousiasme  ;  w  et  même  beau- 
coup plus  l  »  Quarterly  Hev.,  juillet  93,  p.  124. 

(l)  On  connaît  le  joli  mot  de  Massimo  d'AzcgUo  :  h  Les  faits  et  gestes  des  rois 
qui  se  disent  nos  pères  me  donnent  enrie  d*étre  orphelin  ;  les  faits  et  gestes  des- 
rîépablicains  qui  se  disent  nos  frères  me  donnent  envie  d'être  fils  unique.  »  En 
rain  cherche-t-on  ridiculement  à  découvrir  des  motifs  de  rapprochement  fra- 
ternel pour  étancher  la  soif  de  considération  qui  dévore,  parait-il,  les  classes 
inférieures.  M.  Paul  Lafitte  croit  s'être  aperçu  do  la  sorte  que  le  passage  à  lu 
cas«me,  l'habitude  du  travail,  et  les  rencontres  patriotiques  autour  do  Purne 
électorale*  diminuent  les  préjugés  qui  séparent  la  bourgeoisie  du  peuple  {Revue 
Bleue,  21  mai  1893,  p.  659-$60).  Oserai-je  .  lui  déclarer  qull  est  absolument  au 
rebours  de  la  vérité  dans  ses  réflexions  ou  ses  observations  ?  Le  passage  à  la 
caserne  donne  un  sentiment  beaucoup  plus  net  des  différences  de  classe,  ainsi 
qull  est  facile  de  le  constater  du  haut  en  bas  do  l'échelle  militaire;  l'habitude  du 
travail  nous  rend  dédaigneux  des  efforts  que  nous  ne  sentons  point  supérieurs 
à  notre  capacité,  témoin  la  raideur  proverbiale  des  parvenus;  enfin  l'urne  élec- 
torale est  la  boite  de  Pandore  d'où  sortent  la  plupart  de  nos  divisions,  si  bieib 
qu'en  tout  pays  les  gens  instruits  et  paisibles  s'en  écartent  de  plus  en  plus.  L'idée 
de  fraterniser  à  Tentour  exciterait  la  risée  des  paysans,  en  bien  des  cantons  de^ 
la  France,  comme  il  m'est  arrivé  personnellement  d'en  avoir  la  preuve  un  jour 
d'élection  récente.  Quoi  que  l'on  veuille,  l'homme  du  peuple,  en  tant  que  peuple^ 
n'a  droit  qu'à  une  conndération  banale,  qui,  par  sa  banalité  même,  n'est  plus- 
de  la  confildération. 


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504  SOPHISMES  ANCIENS  ET  NOUVEAUX. 

la  pathologie,  sans  daigner  s'arrêter  im  instant  à  Tanatomie  ou  à 
révolution  physiologique  des  cellules.  Certains  esprits  qui  se 
piquent  de  bon  sens,  et  ne  sont  d'ordinaire  que  des  esprits  de  sens 
commun,  c'est-à-dire  non  de  sens  droit  mais  de  sens  ordinaire, 
affectent  de  dédaigner  les  analystes  comme  des  coupeurs  de  che- 
veux en  quatre.  Et,  tant  qu'on  n'aura  pas  trouvé  le  moyen  d'en- 
seigner les  théorèmes  pratiques  de  la  géométrie  sans  commencer 
par  la  définition  des  perpendiculaires  ou  le  postulat  des  parallèles, 
tant  qu'an  n'aura  pas  trouvé  le  moyen  d'apprendre  à  lire  sans 
débuter  par  l'alphabet,  il  faudra  se  résigner  à  des  études  prépara- 
toires dont  on  ne  saisit  pas  toujours  la  portée.  Si  les  Anglais,  qui 
ne  sont  rien  moins  que  chimériques,  travaillent  depuis  tant  d'an- 
nées, —  on  pourrait  dire  depuis  tant  de  siècles,  —  à  creuser  la 
notion  de  «  souveraineté  »  et  autres  conceptions  analogues,  c'est 
que,  vraisemblablement,  le  besoin  de  cette  œuvre  se  faisait  sentir. 
On  imagine  dès  lors  Tétonnement  parfait  avec  lequel  nous  avons 
vu  M.  Benoist  jeter  d'un  tour  de  main  par-dessus  bord,  comme  un 
fatras  inutile ,  l'œuvre  où  se  sont  absorbées  des  générations  de 
penseurs,  d'Aristote  à  nos  jours. 

«  La  première  question  qui  se  pose  »,  écrit-il,  «  est  la  question 
des  formés  de  gouvernement.  Quel  est  le  meilleur  gouvernement  et 
d'abord  combien  y  a-t-il  de  formes  de  gouvernement?  Neuf  cent 
quatre-vingt-dix  personnes  sur  mille  répondent  immédiatement  : 
<r  II  y  en  a  trois.  »  Vous  croyez  qu'elles  vont  nommer  la  royaulé 
constitutionnelle,  l'empire  et  la  république  ?»  —  Non,  je  ne  le 
crois  pas  ;  car  on  n'a  pas  le  droit  de  supposer  a  priori  que  son  pro- 
chain est  un  imbécile,  capable  de  ne  vous  répondre  qu'une  sottise. 
Ce  serait  une  impertinence  que  l'on  peut  se  permettre  tout  au  plus 
quand  on  a,  comme  Mérimée,  affaire  à  un  troupeau  de  sénateurs: 
encore  serait-il  bon  d'être  Mérimée  pour  se  la  permettre.  Et,  vrai- 
ment, la  réponse  serait  d'une  absurdité  de  premier  ordre.  Scienti- 
fiquement, nous  n'avons  pas  à  entrer  dans  les  rancunes  des  gens 
de  lettres  qui  classent  les  gouvernements  suivant  le  plus  ou  moins 
de  latitude  que  ceux-ci  laissent  à  la  liberté  de  la  presse  (1).  Nous 
n'avons  pas  à  recommencer  le  procès  du  second  empire,  ni  celui 
de  la  monarchie  de  juillet.    Mais,  rancunes  à  part,  il  serait  bon 

vl)  Tous,  plus  ou  moins,  rappellent  assez  l'irascible  Jean-Jacques,  dont  M.  Beu* 
dant  dit  avec  esprit  que,  «  jugeant  la  société  établie  par  ce  qu'il  lui  reproche 
de  n'avoir  pas  fait  pour  lui,  il  n'en  voit  que  les  abus  et  les  excès  »  (p.  i51). 


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SOPUISMES  ANCIENS   ET   NOUVEAUX.  505 

d'indiquer,  si  Ton  partage  cette  opinion,  en  quoi  Tempire  d'Au- 
triche qui  est  constitutionnel  se  rapproche  de  l'empire  de  Russie 
qui  ne  Test  pas,  et  diflfère  de  la  monarchie  d'Angleterre  qui  lui 
ressemble  sous  tous  les  rapports.  Et,  comme  peu  s'en  est  fallu  que 
la  reine  Victoria  devînt,  pour  une  simple  question  de  préséance,  si 
Ton  en  croit  la  chronique,  impératrice  de  tout  l'Empire  britan- 
nique, ainsi  qu'elle  est  d'ailleurs  devenue  impératrice  des  Indes, 
M.  Benoist  n'eût  point  perdu  sa  peine  à  nous  prouver  que  ce  chan- 
gement d'étiquette  entraînait  une  modification  d'essence  gouver- 
nementale (1).  Mais  il  ne  s'arrête  pas  à  ces  vétilles,  a  Et  l'esprit  clas- 
sique »,  continue-t-il,  «  qu'en  faites-vous?  On  remonte  aux  Grecs 
et  aux  Romains.  On  vous  nomme  la  monarchie,  l'aristocratie,  la 
démocratie.  On  vous  renvoie  par  Montesquieu  à  Aristote  ;  et,  ici  se 
montre  Vesprit  simpliste,  à  un  Aristote  écourté,  simplifié.  Car,  s'il 
est  vrai  qu' Aristote  reconnaît  ces  trois  formes  normales,  la  hasiîie 
ou  royauté,  Varistocratie  et  la  poliiie,  il  citait  aussi  trois  formes  anor- 
males, la  tyrannie  oixdespotie^  V oligarchie,  et  \2l  démocratie  [^,  20-21)». 
—  Voilà  ce  que  l'on  gagne  à  jeter  par-dessus  bord  les  notions  pre- 
mières, à  commencer  par  celle  de  la  souveraineté  à  laquelle  notre 
jeune  auteur  ne  veut  plus  entendre.  Si  M.  Benoisc  n'avait  pas 
dédaigné  de  se  placer  à  cet  égard  sur  le  terrain  où  tout  le  monde 
se  place,  il  eût  su  qu'Aristote  avait  raison  de  classifier  ainsi  les 
formes  de  gouvernement,  et  que  l'esprit  simpliste  lui-même  n'avait 
pas  tort  d'éliminer,  pour  le  moment,  les  formes  anormales.  Le  bon 
et  le  mauvais,  dans  l'espèce,  me  sont  indifférents.  Lorsque  j'étu- 
die, par  exemple,  les  différentes  formes  de  propriété  pour  en 
reconnaître  les  droits  et  devoirs,  je  n'ai  pas  à  chercher  si  le  pro- 
priétaire est  un  honnête  homme  ou  un  coquin.  Une  paire  de  bottes 
en  face  d'une  paire  de  pantoufles  reste  une  paire  de  bottes,  qu'elle 
soit  neuve  ou  vieille,  solide  ou  percée.  Tout  le  point  est  de  savoir 
où  réside  la  souveraineté  ;  —  et,  selon  qu'elle  se  trouve  concentrée 
sur  une  seule  tête  ou  disséminée  sur  plusieurs,  les  effets  qui  résul- 
tent de  sa  répartition  auront  d'avance  un  caractère  qui  diminue 
de  beaucoup  la  portée  des  classifications  en  bons  et  mauvais  gou- 
vernements. Un  républicain  fervent,  dont  les  travaux  ont  marqué 
dans  la  science,  et  fort  connu  de  la  plupart  de  nos  grands  hommes 

(t)  Comment  s'entendro  avec  ses  collaborateurs  du  Temps,  qui  rappelaient  ces 
jours  derniers,  à  l'occasion  do  la  nouvclie  insurrection  brésilienne,  qu'en  perdant 
l'Empire  de  Dom  Pedro,  TAmériquedu  Sud  avait  perdu  sa  seule  République? 

La  Réf.  Soc,  1"  octobre  1893.  3«  série,  t.  VI  (t.  XXVI  col.  ),  33 


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506  SOPfllSMES   ANCIENS  ET   NOUVEAUX. 

au  pouvoir  dont  il  avait  dirigé  l'éducation,  nous  écrivait  un  jour: 
«  Vous  souvenez- vous  que  je  définissais  la  démocratie,  sans  aucun 
souci  étymologique,  le  système  idéal  où  chacun  serait  maître  de 
son  action  propre.  Je  définirais  volontiers  celle  que  nous  avons  :  le 
régime  trop  réel  où  nous  avons  substitué  à  un  seul  qui  pouvait  être 
bon  ou  mauvais,  intelligent  ou  imbécile,  suivant  l'accident  des 
choses,  six  à  huit  cents  tyranneaux  dont  le  génie  correspond  bien 
aux  destinées  qui  semblent  désormais  fixées  pour  la  France.  »  Il 
savait  ce  que  parler  veut  dire.  La  vérité  est  que  la  part  d'aléa  qui 
existe  dans  la  monarchie,  et  qui  peut  nous  donner  des  princes 
éclairés,  des  saint  Louis,  des  Henri  IV,  en  France,  —  des  AJcbar 
même  dans  la  dynastie  du  Grand  Moghol,  —  n'existe  point  dans  la 
démocratie  qui  demeure  uniformément  médiocre  ou  vicieuse.  C'est 
pourquoi  les  vrais  philosophes,  qui  sont  tous  plus  ou  moins  sus- 
pects d'agoraphobie,  la  tiennent  en  petite  estime  ;  et  la  dénomina- 
tion fâcheuse  d'Aristote  a  fini  par  devenir  le  nom  générique  du 
régime  (1).  Je  suppose  bien  qu'ici  l'on  réclamera  contre  la  sévérité 
de  leur  appréciation.  Mais,  si  la  démocratie  nous  semble  suppor- 
table, ce  n'est  pas  qu'elle  soit  aussi  acceptable,  comparativement, 
qu'un  autre  régime,  mais  simplement  que  la  politique  à  laquelle 
tant  de  vanités  exacerbées  accordent  une  importance  extrême  ne 
joue  qu'un  rôle  très  extérieur  dans  notre  vie  quotidienne.  Et  si, 
régime  pour  régime,  les  gens  de  lettres  qui  ont  un  penchant  pour 
la  démocratie,  parce  qu'elle  les  émancipe,  voulaient  instruire  son 
procès  avec  la  même  sévérité  qu'ils  apportent  dans  leur  jugement 
contre  les  autres  formes  gouvernementales,  on  verrait  quel  est  en 
définitive  le  plus  lourd  dossier.  Le  grand  malheur  de  l'Ancien 
Régime  est  que  ses  archives  les  plus  secrètes  nous  sont  ou- 
vertes ;  on  ne  jugera  bien  notre  démocratie  que  dans  un  siècle, 
quand  on  pourra  comparer,  pièces  en  mains,  ses  incohérences 
avec  celles,  moins  prétentieuses  du  reste,  de  ses  prédécesseurs. 

Quoi  qu'il  en  soit,  et  pour  en  revenir  à.  M.  Benoist,  nous  avons 
dit  qu'il  supprimait  l'idée  de  «  souveraineté  »  pour  la  remplacer 
parcelle  de  «  vie  nationale  ».  Il  n'y  a  pas  de  souveraineté  de  nos 
jours,  atHrme-t-il,  du  moins  dans  la  démocratie.  C'est  une  idée 
vieillie,  dangereuse,  et,  somme  toute,  d'origine  théologique.  «  La 


(1)  Maine,  Gouvernement  populaire^  Irad.  (Paris,  Thorin,  1887),  p.  111.  —  Pol- 
\ockf  lnh\  à  Vétude  de  Ut  politique  (ibid.,  1893),  p.  449, 


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SOPHISMES  ANCIENS   ET   NOUVEAUX.  507 

nation  est-elle  souveraine?  On  ne  s'en  préoccupe  pas.  Elle  vit, 
tout  le  monde  vit  physiquement  dans  la  nation.  Dès  lors,  tout  le 
monde  a  le  droit  d'y  vivre  politiquement,  pourvu  qu'il  en  ait  les 
moyens,  et  dans  la  mesure  de  ses  moyens,  en  obéissant  à  la  loi  » 
(p.  163).  Il  est  en  effet  bizarre,  observe  M.  Benoist  avec  assez  de  rai- 
son, ce  peuple  souvî^rain  qui  n'est  souverain  qu'une  fois  tous  les 
quatre  ans,  et  simplement  pour  choisir  entre  deux  ou  trois  candidats 
qui  le  Qagomentà  qui  mieuxmieux  pour  le  gruger  à  qui  mieux  pis. 
M.  Benoist  propose  donc  de  remplacer  l'idée  de  souveraineté  par 
celle  de  vie  nationale.  Au  lieu  de  volonté  nationale  on  devrait  dire 
activité  de  la  nation.  Comme  on  le  voit,  c'est  une  nouvelle  consé- 
quence de  la  faute  qu'il  a  commise  de  vouloir  assimiler  le  corps 
social  à  un  corps  organique,  au  lieu  de  le  considérer  simplement 
comme  une  association  semblable  à  la  plupart  de  celles  qui  exer- 
cent autour  de  nous.  Mais,  dans  la  vie  même,  on  constate  l'action 
de  volontés  bien  arrêtées.  Il  y  a  un  cerveau  dont  les  décisions 
mènent  le  corps,  et  qui  fait  que  l'homme  agit  par  action  réûéchie 
pour  le  moins  autant  que  par  acte  réflexe.  Et  il  ne  suffirait  pas  pour 
expliquer  notre  conduite  de  dire  que  nous  avons  la  plénitude  de  la 
vie.  On  sait  très  bien  remarquer  des  gens  excentriques  qu'ils  ont 
le  cerveau  mal  équilibré.  Où  est  le  cerveau  dans  la  nation  ?  Où  s'éla- 
borent les  décisions  qui  font  qu'un  peuple  dans  le  cours  de  l'his- 
toire différera  d'un  autre  peuple  plus  qu'un  bœuf  d'un  autre  bœuf 
dans  son  pâturage?  C'est  toute  la  question  de  la  souveraineté.  Et, 
si  H.  Benoist,  qui  cite  volontiers  Henry  Maine,  avait  pris  la  peine  de 
lire  les  chapitres  que  l'auteur  anglais  consacre  à  la  critique  des 
idées  de  Benlham  et  d'Âustin,  dans  son  Histoire  des  institutions pri^ 
miHves  (1),  il  eût  aperçu  peut-être  les  difficultés  de  son  propre  sys- 
tème. 

La  souveraineté  du  peuple,  telle  qu^elle  se  comporte  en  France, 
est  ridicule  :  —  d'accord.  Qu'est-ce  que  cela  prouve?  Que  les  poli- 
ticiens sont  d'intrépides  mystificateurs  qui  savent  la  confisquer  à. 
leur  profit  comme  un  notaire  infidèle  trouve  le  moyen  de  dépouiller 
ses  clients,  sans  qu'il  y  ail  pourtant  lieu  de  contester  en  principe 
la  propriété  dont  ces  derniers  seraient  titulaires  jusqu'au  jour  de 
leur  ruine  absolue.  La  souveraineté  du  peuple  est  dangereuse,  car 
elle  lui  donne  des  illusions  sur  l'infinité  de  son  pouvoir  :  —  d'ac- 

(1)  Trad.  Paris,  Thorin,  1880,  cli.  xii-xm. 


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508  ,  SOPHISMES   ANCIENS   KT   NOUVEAUX. 

cord  aussi.  Mais  qu'est-ce  que  cela  prouve?  Qu'il  faut  au  peuple  une 
éducation  morale  et  que  cette  éducation  semble,  à  lui  inculquer, 
plus  difficile  qu'elle  ne  le  serait  à  un  prince  ou  à  une  aristocratie 
héréditaire  (1).  De  là  vient  que,  pour  mon  humble  part,  je  ne  serai 
jamais  partisan  ni  de  cette  souveraineté  populaire,  ni  de  la  démo- 
cratie dont  elle  est  la  condition  première,  ni  de  la  République  qui 
en  est  aujourd'hui  l'incarnation  la  [plus  certaine.  Mais,  une  fois 
bien  pénétré  que  la  souveraineté  existe  quelque  part,  il  est  facile 
de  comprendre  la  classification   d'Aristote.   M.  Benoist  proteste 
qu'il  n'y  a  jamais  eu  de  monarchie  ni  de  démocratie  pure.  «  Re- 
montez aussi  loin  que  vous  voudrez,  où  trouvez-vous  le  gouverne- 
ment d'un  seul?  Louis  XIV  a  beau  dire  :  l'État,  c'est  moi,  l'État 
c'est  lui  et  quelques  autres.  Allez  aussi  loin  en  sens  opposé,  où 
trouvez-vous  le  gouvernement  de  tous?»  Ici,  M.  Benoist  confond 
manifestement  des  choses  très  divei*ses  :  le  commandement  et  l'in- 
fluence d'une  part,  le  gouvernement  et  l'administration  de  l'autre, 
ou  si  Ton  veut  et  comme  nous  Tavons  déjà  dit,  le  rôle  du  capitaine, 
seul  maître  à  son  bord  après  Dieu,  et  celui  de  ses  subalternes,  depuis 
le  second  du  navire  jusqu'au  dernier  maître  de  l'équipage.  Pourtant 
Sir  Frederick  Pollock  nous  avait  parfaitement  résumé  sur  ce  point 
les  leçons  de  l'école  anglaise.  Admettez  aussi  grande  que  vous  vou- 
drez l'influence  des  politiciens  dans  la  démocratie,  «  la  majorité 
exerce  le  pouvoir  de  tous.  Quiconque  désire  que  Ton  exerce  ce  pou- 
voir en  tel  ou  tel  sens  doit  persuader  la  majorité  ^de  penser  comme 
lui  ;  et,  s'il  y  parvient,  plus  ne  sera  besoin  d'autre  peine.  Mais  alors, 
que  dire  de  celui  qui  persuade  la  majorité?  Périclès,  par  exemple, 
est-il  souverain  lui  aussi?  Et  siAspasie  persuade  Périclès?  N'est-ce 
pas  là  plutôt  une  recherche  vaine  pour  remonter  à  l'inflni  de  cause 
en  cause?  La  réponse  est  facile.  La  persuasion  qui  l'emporte  n'est 
pas  la  souveraineté.  Périclès  persuade  la  majorité  des  citoyens 

(1)  Pourquoi  en  serait-il  autrement  do  la  souveraineté  que  de  la  propriété  avec 
laqucUc  si  souvent  elle  s'est  confondue?  Le  jus  abutendi  que  celle-ci  nous  con- 
fère doit  s'entendre  avec  do  certaines  réserves,  sous  peine  de  nous  voir  appli- 
quer les  articles  du  code  relatifs  ;\  l'interdiction.  C'est  pourtant  ce  que  M.  Cher- 
buliez  se  refuse  à  comprendre.»  Après  cela  »,  dit-il, «  libre  à  chacun  de  soutenir 
que  l'omnipotence  du  Parlement  est  absolue,  comme  le  contrat  primitif  invenw^ 
par  Rousseau.  Cette  omnipotence  n'est  qu'une  vaine  fiction.  Qu'est-ce  qu'une 
puissance  dont  on  est  résolu  à  ne  pas  se  servir?  On  ne  peut  vraiment  que  ce 
qu'on  peut  vouloir  »  {Rev.  des  Deux  Mondes^  1er  août  1893,  p.  705).  Mais  suisje 
maître  moins  absolu  de  ma  fortune,  parce  que  je  ne  puis  la  jeter  par  exemple  dans 
la  Seine  sans  le  risque  d'être  interné  comme  fou,  alors  qu'il  m'est  permis  néan- 
moins de  me  ruiner  à  fond  de  cinquante  autres  manières? 


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SOPUISMËS  ANCIENS   ET   NOUVEAUX.  509 

d'Athènes  ;  mais  cette  majorité  n'a  plus  besoin  de  convaincre  per- 
sonne, elle  commande  (1).  >  Tout  de  même,  Colbert  et  Louvois  con- 
seillent Louis  XIV;  Louis  XIV  donne  ses  ordres;  et,  quand  les 
remontrances  lui  déplaisent,  il  n'éprouve  aucune  gène  à  témoi- 
gner son  désagrément.  Vauban  ne  tardera  pas  en  savoir  quelque 
chose. 

Il  était  donc  difficile  de  se  mettre  plus  complètement  en  désac- 
cord avec  les  enseignements  traditionnels,  calculés,  de  TËcole  an- 
glaise, que  ne  le  fait  M.  Benoist  quand  il  nous  annonce  triomphale- 
ment sa  découverte  du  gouvernement  mixte  comme  une  vérité 
supérieure  à  toutes  les  autres.  <  Encore  une  fois  »,  nous  dit-il, 
tt  le  gouvernement  du  pays  par  le  pays  est  iine  jolie  formule.  Mais, 
pris  à  la  lettre  c'est  une  absurdité  épaisse  puisqu'on  n'imagine 
pas,  ou,  si  on  Timagine,  on  ne  Ta  vu  nulle  (part,  le  peuple  tout 
entier,  également  souverain,  gouvernant  le  peuple  tout  entier 
également  sujet  »  (p.  26).  Si  :  on  voit  le  peuple  également  souve- 
rain gouverner  le  peuple  également  sujet,  mais  non  pas  Tad- 
ministrer,  ce  qui  est  chose  toute  différente.  «  Il  suffit,  si 
les  garanties  sont  sérieuses,  si  le  contrôle  est  efficace,  si  la 
machine  marche  bien,  pour  que  le  gouvernement  établi  ait  la 
qualité  essentielle,  indispensable  à  tout  gouvernement,  pour  qu'il 
soit  un  gouvernement  national,  pour  que  plus  ou  moins  grande, 
plus  ou  moins  petite,  tout  le  monde,  grands  et  petits,  toute  la 
nation  y  ait  sa  part  »  (p.  26-27).  Sans  doute,  répondrait  ici  Sir  Fre- 
derick Pollock,  tle  gouvernement  se  poursuit  à  l'aide  d'un  système 
de  compromis  ou  d'entente  qui  n'ont  jamais  été  pour  la  plupart 
définis  d'une  manière  authentique,  et  qui  ont  encore  moins 
acqnis  la  force  d'une  loi  positive  ».  Il  y  aurait  là  peul-être,  et 
même  il  y  aura  là  certainement,  un  jour,  matière  à  une  étude  nou- 
velle, à  la  création  d'une  branche  spéciale  de  la  politique,  dont  les 
fruits  réservent  plus  d'une  surprise  à  ceux  qui  s'imaginent  avoir 
remplacé  définitivement  l'arbitraire  d'autrefois  par  le  respect 
judaïque  et  le  règne  majestueux  de  la  stricte  légalité.  «  Mais  », 
ajoute  Sir  Frederick,  «pourquoi  les  Anglais  (chez  qui  le  mécanisme 
constitutionnel  semble  plus  complexe  qu'il  n'est  ailleurs)  vont-ils 
tranquillement  à  leurs  affaires,  d'avance  persuadés  que  cette 
machine  compliquée,  avec  ses  organes  indépendants  en  apparence, 
va  travailler  régulièrement  et  tout  d'une  pièce? C'est  qu'en  défini- 

(l)  Tracl.,  p.  il'I, 


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510  SOPUISMKS   ANCIENS  ET   NOUVEAUX. 

live  Bagehot  a  prouvé  —  ce  que  les  gens  réfléchis  devaient  senlir 
avant  lui,  sans  le  discerner  très  clairement,  —  que  la  constitution 
anglaise,  sous  sa  forme  moderne,  donne  la  souveraineté  réelle  à  la 
majorité  de  la  Chambre  des  Communes,  et  la  lui  domie  de  la  façon 
la  plus  effective.  La  machine  fonctionne  au  mieux,  non  parce  que 
les  forces  sont  équilibrées,  mais  parce  qu'en  dernier  ressort  il 
n'existe  qu'une  seule  force  >.  En  France,  par  exemple,  si  le  pou- 
voir semble  plus  réellement  divisé  entre  le  Sénat  et  la  Chambre  des 
députés,  on  peut  dire  qu'en  définitive,  et  malgré  toutes  les  appa- 
rences, il  n'existe  qu'un  seul  pouvoir,  Télectorat,  auquel  il  faut 
toujours  en  appeler  au  cas  de  conflit  intraitable,  et  qui  seul  trou- 
vera le  moyen  de  tmncher  la  question,  ainsi  qu'il  ferait  du  reste 
en  Angleterre  si  la  Chambre  des  Communes  se  trouvait  trop  nette- 
ment en  opposition  avec  la  Chambre  des  Lords  (1). 

En  résumé,  l'idée  de  souveraineté,  loin  d'être  une  gène,  est  un 
ingrédient  indispensable  de  la  politique.  C'est  la  répartition  de  la 
souveraineté  qui  détermine  le  caractère  du  gouvernement. 
M.  Benoist  croit  pouvoir  trouver  dans  notre  République  tous  les 
éléments  des  autres  gouvernements  réunis.  «  Nous  avons,  »  dit-il, 
a  un  Président  qui,  M.  Jules  Simon  l'observait  l'autre  jour,  est  plus 
roi  que  Louis-Philippe.  Et  M.  Jules  Simon  n'est  pas  tout  seul  de 
cet  avis.  M.  Goblet,  M.  Clemenceau,  M.  Ranc,  M.  Sigismond  Lacroix, 
ne  se  lassent  pas  de  gémir  parce  que  la  Constitution  est  monar- 
chique »  (p.  33).  A  l'exception  de  M.  Jules  Simon,  dont  on  ne  com- 
prend pas  toujours  les  raisons  de  penser,  les  autres  écrivains  consti- 
tutionnels que  l'on  vient  de  citer  n'ont  qu'une  autorité  assez  res- 
treinte. On  ne  les  lit  même  que  par  manière  de  désœuvrement  el 

(l)  La  preuve  on  est  qu'aujourd'hui  où  la  majorité  de  TAngleterre  —je  ne  dis 
pas  du  Royaume-Uni  —  s'oppose  énergiquement  à  l'établissement  du  Home  liule, 
les  Unionistes  les  plus  convaincus  avouent  que,  si  après  le  rejet  du  BiU  Glads- 
tone parla  Chambre  des  Lords,  suivi  d'une  dissolution  de  la  Chambre  des  .'com- 
munes, le  pays  renvoie  de  nouveaux  députés  favorables  au  Home  Rule,  force  sert 
de  s'incliner  devant  la  décision  populaire.  «  Il  est  impossible  À  la  Chambre  héré- 
ditaire de  se  mctti*e  en  opposition  peroranente  contre  la  volonté  déclarée  du 
peuple  par  le  scrutin  »  [Quarlerly  Reviens  juil,  1893,  p.  261-8).  C'est  une  preuve 
manifeste  de  la  remarque  excellente  de  M.  Beudant,  qu'un  princi|'e  introduit 
dans  une  constitution  n'y  reste  jamais  inactif.  «  Le  bon  sens  public  ne  perd 
assurément  jamais  ses  droits,  chez  un  peuple  éclairé...;  néanmoins,  le  système 
est  tel,  avec  ses  suites  toujours  possibles  quand  il  le  faudra  »  (p.  213).  Le  plus 
curieux  est  que  M.  Benoist  se  trouve  obligé  de  convenir  que,  en  France,  c'est 
aussi  la  Chambre  qui  gouverne  (p.  223-224)  ;  seulement  il  s*en  choque  parce  que 
le  fait  contredit  sa  thèse  ;  et  il  ne  s'aperçoit  pas  que  c'est  justement  le  principe 
qui  remporte. 


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SOPHISMKS  ANCIENS    ET   NOUVEAUX.  511 

pour  s*ainu8er  à  étudier  le  rétrécissement  d'esprit  dans  le  cerveau 
d'un  «  gendelettre  ».  Oserait-on  sans  rire  invoquer  dans  une  dis- 
cussion scientifique  Topinion  de  M.  Ranc,  qui  serait,  à  Tégard  d'un 
Gneist  ou  d'un  Bluntschli,  ce  qu'un  Larousse  est  à  PÉcole  des 
chartes?  Quant  à  M.  Jules  Simon,  il  ferait  bien  de  s'entendre  avec 
l'ombre  de  Henry  Maine,  lequel,  de  son  vivant,  pensait  qu'au  moins 
les  Louis-Philippe  régnaient  s'ils  ne  gouvernaient  pas.  tandis  que 
le  président  de  notre  République  a  l'ineffable  et  ridicule  posture  de 
ne  pouvoir  ni  gouvernerni  régner.  Malgré  les  attributions  superbes 
que  réussit  à  lui  découvrir  M.  Jules  Simon,  d'aucuns  pensent  que 
sa  fonction  principale  est  de  voyager  pour  représenter  l'État,  et 
qu'il  ne  manque  jamais  plus  gravement  à  ses  devoirs  constitution- 
nels que  quand  il  s'avise  d'être  malade  à  l'heure  du  départ.  Le 
régime  présidentiel  en  France,  c'est  le  régime  du  mannequin 
représentatif  (1). 

Nous  avons  aussi,  dit  M.  Benoist,  une  aristocratie.  «  S'imagine- 
rait-on d'aventure,  »  s'écrie-t-il,  a  que  la  démocratie  contempo- 
raine n'a  gardé  nulle  trace  d'aristocratie?  Même,  sans  sortir  du 
Parlement,  il  s'en  est  formé  une  chez  nous  depuis  la  Constituante 
et  la  Convention.  La  liste  serait  curieuse  à  dresser  des  fils,  petits* 
fils  ou  petits-neveux  de  constituants  et  de  conventionnels  qui,  de 
1800  à  1890,  ont  été  ou  sont  investis  de  fonctions  électives»  (p.  34). 
La  remarque  avait  été  faite  déjà  par  Nordau,  lequel  signalait,  dans 
la  constitution  de  notre  nouvelle  noblesse  républicaine,  l'un  des 


(1)  Maine,  Gouvernement  populaire,  p.  348.  Notez  que  personne  ne  s'exprime 
là-dessus  plus  irrévérencieusement  que  M.  Benoist  :  «  Le  président  de  la  Répu- 
blique (quelle  que  soit  sa  personne,  la  personne  n'est  pas  on  cause)  se  voit  con- 
traint de  rester  tapi,  comme  on  un  trou,  dans  les  quatre  articles  de  la  loi  du 
25  février  et  les  sept  ou  huit  articles  de  la  loi  du  16  juillet  1875,  qui  le  concer- 
nent. Il  reçoit,  signe  et  représente.  11  a  «  les  fonctions  de  Majesté  ».  Pour  ce 
qui  touche  le  Parlement,  il  ouvre  et  clôt  les  sessions  par  décret.  La  Constitution 
prend  soin  de  dire  qu'il  n'est  pas  responsable,  hormis  le  cas  de  trahison.  C'est  la 
précaution  inutile  :  de  quoi  serait-il  responsable,  puisqu'il  ne  fait  rien  par  lui- 
même,  et  que  s'il  faisait  quelque  chose,  ce  serait  précisément  la  trahison,  le  coup 
d'État,  le  Deux-Décembre,  le  Dix-Huit  Brumaire,  —  que  sais-je  ?  »  (p.  225). 

Du  reste,  cette  conception  gouvernementale,  accentuée  résolument  par  la  con- 
duite du  président  Jules  Grévy,  est  bien  celle  qui  répond  on  France  aux  aspira- 
tic  des  républicains  bourgeoiseants.  «  Ils  se  soucient  fort  peu  de  la  liberté  », 
disait  Dumont  à  Nassau  Senior,  dès  1859,  «  et  préfèrent  le  despotisme,  non  pas 
celui  d'un  individu,  niais  celui  d'une  assemblée,  d'un  comité  de  salut  public,  d'un 
directoire  si  l'on  veut,  pourvu  qu'il  se  renouvelle  constamment  et  que  chacun 
puisse  espérer  tenir  le  pouvoir  à  son  tour.  »  J'arrête  la  citation,  parce  que  les 
derniers  événements  lui  donneraient  une  justesse  trop  impertinente.  {Conversa- 
tions wilh  M.   Thiers,  etc.  Londres,  Hurst  et  Blackctt,  1878,  l"*"  mai  ï859.) 


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512  SOPUISMKS    ANCIENS   ET   NOUVEAUX. 

meilleurs  mensonges  de  la  civilisation  courante,  où  Ton  voit,  sous 
le  prétexte  le  plus  rigoureusement  égalitaire,  se  recréer  des  diffé- 
rences de  castes  (1).  M.  Benoist  voit  aussi  quelque  tournure  aristo- 
cratique ((  aux  sénateurs  et  députés  élus,  mis  par  réleclion 
au-dessus  de  la  foule  ».  Je  doute  pourtant  que  ce  prestige  soit  très 
captivant.  Sans  rappeler  ici  Tépithète  de  soua-vétérinaires,  qui  figure 
jusque  dans  les  comptes  rendus  de  la  Chambre,  sans  rappeler  non 
plus  que  la  vieille  et  morose  Revue  d" Edimbourg  XnviQ  nos  Chambres 
actuelles  comme  inférieures  à  toutes  celles  qui  les  ont  précé- 
dées (2),  il  nous  sera  permis  de  dire  que  nos  sénateurs  ne  repré- 
sentent pas  encore,  du  fait  de  leur  élection,  les  ducs  et  marquis  de 
l'Ancien  Régime,  et  que  nos  conseillers  municipaux  ne  sont  pas 
encore,  même  pour  le  temps  de  teur  mandat  électif,  Téquivalenl 
d'un  simple  vidame.  Si  M.  Benoist  me  faisait  l'honneur  de  me 
rendre  visite  dans  ma  petite  commune  rurale,  la  plus  irréfutable 
réponse  à  ses  théories  serait  peut-être  de  l'inviter  à  déjeuner,  non 
pas  avec  les  propriétaires  voisins,  qui  tous  ont  leurs  diplômes  en 
poche  et  dont  certains  pourraient  causer  de  visu  de  TËgypteoa  du 
Japon,  mais  avec  un  lot  de  conseillers  municipaux  choisis  au  ha- 
sard de  Tordre  alphabétique  (3). 

Est-ce  à  dire  qu'il  n'y  ait  pour  nous  aucune  conclusion  à  tirer  de 
cette  apparente  complexité  des  régimes  gouvernementaux? Assuré- 
ment si.  Nous  en  devons  même  recueillir  une  leçon  très  impor- 
tante :  savoir,  qu'il  est  inutile  de  s'emballer  d'enthousiasme  dans 
le  culte  d'une  forme  quelconque  de  gouvernement.  Quel  que  soit  le 
souverain  unique  ou  multiple,  l'intluence  réelle  appartient  tougours 


(1)  «  C'est  ainsi  que  les  Carnol,  les  Cambon,  les  Andricux,  les  Brisson,  les 
Besson,  les  Périer,  les  Arago,  etc.,  ont  fond«5  des  dynasties  politiques  d'une 
grande  importance  ;  mais  ceux  qui  connaissent  les  propriétaires  actuels  de  ces 
noms  savent  que  c'est  à  ces  noms  seuls  qu'ils  doivent  les  situations  qu'ils  occu- 
pent dans  l'État.  »  {Les  mensonges  conventionnels  de  la  civilisation,  trad.  Paris, 
Hcinrichsen,  1888,  p.  128.) 

(2)  Avril  1889,  Le  Centenaire  de  1789,  p.  530.  «  Le  suffrage  universel  a  broyé 
la  représentation  du  pays  jusqu'à  Textrème  de  la  médiocrité  ;  il  ne  choisit  que 
des  gens  de  capacité  inférieure,  égoïstes,  scrviles  devant  la  foule,  profondément 
ignorants  des  affaires,  et  que  l'on  paie  25  francs  par  jour  pour  leur  service.  Il  en 
résulte  que  la  Chambre  est  un  objet  de  haine  et  de  mépris  pour  tout  le  monde,  et 
(juc  le  gouvernement  parlementaire  est  partout  attaqué,  parce  que  le  Parlement 
est  ridicule  ot  que  les  sages  y  sont  impuissants.  » 

(3)  D*ailleurs  M.  Benoist  éreinto  bnllamment  cette  aristocratie  novice, 
choisie  «  entre  les  deux  ou  trois  oranges  pourries  qui  composent  peut-être  looi 
l'assortiment  du  marché  local  »,  ainsi  qu'il  le  déclare  sans  illusion,  en  emprun- 
tant sa  formule  à   John  Mill. 


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SOPUISMES  ANCIENS    ET   NOUVEAUX.  513 

à  un  petit  nombre  de  gens  qui  lui  dictent  la  plupart  de  ses  décisions. 
C'est  ce  que  le  D'  Huxley,  avec  son  esprit  si  merveilleusement 
lucide,  a  mis  parfaitement  en  lumière  dans  une  page  qui  mérite 
d*étre  connue.  «  On  ne  s'écarterait  pas  beaucoup  de  la  vérité  si  Ton 
soutenait  que  la  seule  forme  de  gouvernement  qui  ait  jamais  existé 
d'une  façon  constante  est  l'oligarchie.  Un  despote  très  énergique, 
une  multitude  affolée,  peuvent  pendant  un  très  court  laps  de  temps 
faire  valoir  leur  volonté  unique  ou  collective.  Mais  la  puissance 
d^un  monarque  absolu  est  aussi  bien  abandonnée  aux  mains  d'une 
coterie  de  ministres,  de  maîtresses  et  de  prêtres,  que  le  pouvoir 
de  Démos  se  trouve  abandonné,  somme  toute,  à  une  coterie  d'ora- 
teurs et  de  politiciens  «tire-ficelle»  {wire-pullers).  Ainsi  que  le 
remarque  liobbes,  la  démocratie  n'est  en  définitive  qu'une  aristo- 
cratie d'orateurs,  interrompue  momentanément  par  la  monarchie 
temporaire  d'un  orateur  unique  (1).  L'alternative  n'est  donc  pas 
entre  l'individu  souverain  et  la  multitude  souveraine;  mais  entre 
une  aristarchie  et  une  démarchie,  c'est-à-dire  entre  deux  oligar- 
chies aristocratique  et  démocratique.  La  grande  affaire  de  Taris- 
tarque  est  de  persuader  le  Roi,  l'Empereur  ou  le  Tzar,  de  suivre  la 
ligne  de  conduite  qu'il  lui  indique,  tandis  que  le  démarque  s'oc- 
cupe d'endoctriner  le  peuple  de  la  même  façon  (â).  «  Établissez  le 
gouvernement  d'un  seul  »,  dit  à  son  tour  M.  Courcelle-Seneuil, 
«  monarchie,  dictature,  tyrannie,  comme  vous  voudrez  l'appeler  : 
est-ce  un  seul  qui  gouverne  ?  Pas  du  tout.  Le  dictateur  aura  des 
amis  de  tous  les  degrés,  des  solliciteurs,  des  flatteurs,  etc.,  dans 
les  deux  sexes.  Il  sera  le  centre  où  viendront  se  buter  mille 
influences  opposées.  Établissez  une  démocratie,  vous  verrez  sous 
d'autres  noms  la  même  lutte,  et  vous  la  verrez  encore  dans  une 
oligarchie  quelle  qu'elle  soit.  Les  mêmes  influences  bonnes  ou 
mauvaises  s'agitent  autour  des  gouvernements  sous  toutes  leurs 
formes.  C'est  de  la  prédominance  des  unes  ou  des  autres  que 
dépend  la  direction,  cause  de  la  prospérité  ou  de  la  décadence  de 
l'État  (3).  » 

(1)  De  corpore  poUlico,  ch.  ii,  §  5. 

(2)  Huxley,  Nineteenth  Cmtun/.  mai  1890,  p.  851. 

(3)  La  Société  moderne,  Paris,  Guillaumin,  1892,  p.  74-75.  Du  reste,  il  sVn  faut 
ênopmémcnt  que  les  partis  qui  inrncnt  le  peuple  dirigent  le  gouvernement  à  leur 
guise.  «  Je  sais  tr<'*s  bien  »,  remai-quait  le  due  de  Wellington,  «  que  l'Angleterre 
n*a  jamais  été  gouvernée  suivant  les  principes  absolus  d'aucun  parti,  et  moins 
encore  suivant  les  principes  que  lui  prête  le  parti  adverse.  »  [Quarlei'^y  Heview^ 
iuiU.  1878,  p.  74.; 


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514  SOPBISMES  ANCIENS   ET   NOUVEAUX. 

Mais  ceci  nous  donne  une  seconde  conclusion  :  savoir  que,  s'il  ne 
faut  point  s'enthousiasmer  pour  aucun  gouvernement,  il  ne  faut 
pourtant  pas  se  rallier  indifféremment  au  premier  venu.  Car,  nous 
dit  encore  M.  Courcelle-Seneuil,  si  «  les  formes  du  gouvernement 
considérées  abstraitement  sont  indifférentes  dans  la  pratique,  elles 
ne  le  sont  à  aucun  moment  de  Thistoire.  Dans  la  réalité,  en  effet, 
chaque  forme  de  gouvernement  emporte  avec  elle  ses  doctrines, 
ses  procédés,  son  personnel,  choses  auxquelles  les  peuples  ne  peu- 
vent être  indifférents,  parce  que  ce  sont  justement  celles  qui  déter- 
minent le  caractère  bon  ou  mauvais  du  gouvernement  (p.92).»  Ainsi, 
la  souveraineté  restant  intacte  au  profit  du  prince  ou  du  peuple, 
nous  serons  toujours  la  proie  d*un  tas  de  faiseurs,  si  Ton  veut  bien 
nous  passer  l'expression.  Mais  il  importe  grandement  de  savoir  si 
les  faiseurs  auront  affaire  à  un  prince  capable  d'échapper  parfois  à 
toutes  les  circonventions,  ou  à  une  pauvre  multitude  de  cerveaux 
débiles  qui  seront  toujours,  bon  gré  mal  gré,  la  matière  exploitable 
des  charlatans.  C'est  ainsi  que,  devant  nos  tribunaux,  il  importe 
beaucoup  de  savoir  si  l'avocat  plaidera  devant  trois  juges  experts 
ou  douze  jurés  naïfs.  Mais  si,  pour  comble  de  malheur,  le  personoel 
des  charlatans  doit  changer  avec  la  forme  gouvemeiûeatele,  et 
diminuer  encore  de  scrupule  à  mesure  qu'il  s'adr^se  à  la  plèbe,  on 
conviendra  que  le  scepticisme  n'est  plus  de  mise,  et  qu'il  y  a  lieu 
pour  le  citoyen  lettré  d'y  regarder  deux  ou  trois  fois  avant  d'ac- 
corder son  adhésion  au  nouveau  régime.  Peut-être  les  honnêtes 
théologiens  et  les  savants  docteurs  ès-sciences  politiques  qui  nous 
accablent,  depuis  quelques  mois,  de  dissertations  candides  sur  l'é- 
quivalence relative  des  formes  de  gouvernement,  ont-ils  oublié  sur 
ce  point  d'éclairer  leur  lanterne.  Personne  ne  conteste  qu'une  ré- 
publique peuplée  d'anges  vaille  une  monarchie  gouvernée  par  un 
saint.  Le  tout  est  de  savoir  ce  que  nous  devons  penser  de  la  répu- 
blique actuelle,  en  France,  par  rapport  aux  monarchies  environ- 
nantes, ainsi  qu'aux  différents  régimes  qui  se  sont  succédé  en 
France  durant  ce  siècle  (1). 

(4)  On  perd  trop  souvent,  dans  la  presse,  un  temps  précieux  à  réfuter  des 
objections  que  personne  ne  formule,  et  à  négliger  celles  qui  s*éveillent  au  fond  des 
cerveaux.  On  nous  connaît  et  comprend  si  peu,  que  M.  E.  M.  de  Vogué,  l*un  des 
esprits  en  apparence  les  plus  ouverts  d'aujourd'hui,  vient  d*avouer  dans  le  Figai^ 
(13  septembre  1893)  qu'il  avait  autrefois  entrepris  sa  campagne  électorale  de  TAr- 
dëche  plein  de  préventions  contre  les  conservateurs,  et  qu'il  avait  eu  la  surprise 
de  rencontrer  chez  eux  des  hommes  de  sens  et  de  dévouement.  Il  y  a  des  jours, 
positivement,  où  Ton  se  demande  si  la  pratique  de  la  littérature  exerce,  autant 


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SOPUISMES   ANCIENS    ET   NOUVEAUX.  515 

C'est  ce  quMl  serait  vivement  intéressant  d'étudier  ici,  le  livre  de 
M.  Benoist  en  mains,  si  les  circonstances  présentes  et  les  dernières 
instructions  papales  ne  nous  interdisaient  d'exprimer  le  fond  de 
notre  pensée. 

M.  Benoist  est  républicain  pour  le  moment.  11  Test,  dit-il,  avec 
tout  le  sérieux  d'une  conviction  scientifique.  Pourle  moment  aussi, 
je  ne  le  suis  pas,  avec  l'égal  sérieux  d'une  conviction  tout  aussi 
scientifique.  Personnellement,  je  n'en  saurais  dire  davantage. 
«  Mais  n'est-ce  pas  chose  étrange,  »  ainsi  qu'il  le  remarque  fort  à 
point,  qu'avec  notre  gloriole  de  liberté  de  presse,  il  soit  si  difficile 
d'exprimer  ses  idées  sur  les  matières  dont  tout  le  monde  se  préoc- 
cupe, et  «  qu'il  faille  prendre  tant  de  précautions  oratoires  dans  un 
temps  où,  Dieu  merci,  on  ne  met  plus  les  écrivains  à  la  Bastille,  et 
où  chacun  a  le  droit  de  disserter  librement  des  affaires  publiques  » 
(p.  2).  Et  il  serait  d'autant  plus  utile  d'élever  la  voix  pour  se  faire 
entendre,  que  les  opinions  politiques  ne  dépendent  en  principe  ni 
du  savoir,  ni  de  l'intelligence.  Elles  viennent  de  causes  bien  plus 
profondes,  où,  comme  le  notait  John  Mill,  les  divers  éléments  de 
notre  constitution  personnelle  et  de  notre  atmosphère  sociale  en- 
trent pour  beaucoup.  De  telle  sorte  que  les  partis  qui  nous  divisent 
se  sont  groupés  dès  le  début  d'après  leurs  vraies  affinités  électives, 
et  suivant  des  lois  qu'il  n'est  pas  [malaisé  de  découvrir,  mais  aux- 
quelles les  changements  d'étiquette  ne  font  rien  (1).  11  n'importe. 
Borna  ïocuta  est,  A  ceux  qui  l'écoutent  d'ordinaire  avec  soumission, 
il  convient  uniquement  de  se  taire.  M.  Benoist,  qui  a  senti  un  em- 
barras égal  de  parler  et  de  garder  le  silence,  mais  qui  n*est  pas 
retenu  par  les  mêmes  considérations,  développe  sa  protestation  en 

qu'on  le  croit,  la  compréhension  des  hommes  et  des  choses.  En  tout  cas,  la  poli- 
tique exige  les  mêmes  qualités  d'imagination  que  le  roman  pour  deriner  ce  que 
pense  un  adversaire.  M.  Goschen,  ex-chancelier  de  l'Echiquier  et  recteur  de 
rUniversité  d'Edimbourg,  a  mis  ce  besoin  en  relief  dans  une  remarquable  confé- 
rence aux  étudiants  de  son  Université,  (19  nov.  1891%  conférence  qui  vient  d'être 
réimprimée  à  Londres  :  The  Cultxvation  and  Use  of  imagination^  Edward  Arnold 
1893. 

(1)  «  Nous  serons  les  derniers  à  déprécier  la  puissance  des  convictions  mora- 
les; mais  les  convictions  de  l'humanité,  en  général,  vont  de  pair  avec  ses  iiité- 
rt^ts  ou  ses  sentiments  de  classe...  Le  cœur  et  l'intelligence  ont  une  part 
énorme  dans  la  détermination  du  genre  de  consci*vatisme  ou  de  libéralisme  que 
Kon  adopte  ;  mais  c'est  la  position  sociale,  sauf  de  rares  exceptions,  qui  rend 
libéral  ou  conservateur.  »  (Cité  par  M»  John  Morley,  Fortnightly  Rev.,{évriev  188C, 
p.  173.)  Ce  passage  n'a  jamais  été  réimprimé  dans  les  œuvres  de  Mill.  — «  Quand 
le  talent  ne  fait  pas  défaut  au  défenseur,  les  raisons  no  manquent  pas  à  la  cause,  » 
ajouta  Cornewall  Lewis.  {Quelle  est  la  meilleure  forme  de  gouvetmement?  Trad., 
Paris,  Germer-Bailliére,  1867,  p.  xlvui.) 


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516  SOPHISMES  ANCIENS   ET   NOUVEAUX. 

termes  curieux  et  excellents.  «  Bref»,  dit-il,  et  nous  sommes  en- 
core à  meilleure  enseignepour  le  dire,  «  nous  sommes  de  ceux  qui 
demandent  à  y  voir.  Au  risque  d'être  accusés  (ce  qui  ne  manquera 
pas)  d'enfoncer  une  porte  ouverte,  nous  réclamons  la  liberté  de 
penser  en  politique.  Vous  m'entendez  parfaitement.  Cette  liberté, 
je  la  réclame,  non  de  mes  adversaires,  mais  de  mes  amis,  et,  pour 
ne  pas  m'insurger,  de  mes  chefs.  Nous  ne  discuterons  pas,  nous 
ne  critiquerons  pas,  nous  n'épiloguerons  pas  pour  nier,  mais  nous 
voudrions  bien  comprendre  »  (p.  9).  J'ignore  si  ses  chefs  lui  ont  su 
gré  de  la  permission  grande  qu'il  a  prise.  Les  miens  seraient  sans 
doute  moins  accommodants. 

Au  surplus,  la  résignation  est  facile.  Les  arguments  ne  conver- 
tissent jamais  personne;  comme  toujours,  les  faits  seront  plus  con- 
vaincants. Un  dogme  religieux,  celui  de  la  Sainte-Trinité  ou  de 
rimmaculée  Conception,  qui  ne  relève  point  de  Texpérience 
humaine,  est  au-dessus  de  leur  atteinte.  Un  dogme  politique 
leur  est  fatalement  soumis  (1).  L'avenir  qui  dissipe  toutes  les  illu- 
sions prononce  en  dernier  ressort,  sans  souci  des  prédictions  ni  des 
amours-propres.  L'histoire  sous  les  yeux,  je  persiste  à  ne  croire  ni 
à  la  bonification,  ni  à  la  fraternisation  prochaine  de  l'espèce 
humaine.  —  «  Ah  !  monsieur,  »  disait  à  Lord  Byron  un  honnête 
commerçant  français  d'Athènes,  qui  avait  fait  à  ses  dépens  l'ap- 
prentissage des  Grecs,  «  ce  sont  bien  les  mêmes  canailles  que  du 
temps  de  Thémistocle.  »  —  Pour  ma  très  humble  part,  je  dors  tran- 
quille, sans  cauchemars  ni  sans  rêves  dorés  :  nous  serons  long- 
temps encore  les  mêmes  jobards  que  du  temps  d'Arislote. 

Stdney  Dean. 


(1)  Si  l'Eglise  veut  s'allier  à  la  démocratie,  il  lui  faudra  se  résigner  aux  condi- 
tions démocratiques  de  la  libre  discussion  (politiquement  parlant)  et  ne  pas  s'i- 
maginer réduire  ses  critiques  en  leur  imposant  le  silence  au  nom  du  respect.  On 
peut  constater  aujourd'hui,  dans  toutes  les  professions  libérales,  —  chez  les  mé- 
decins, les  avocats,  les  notaires,  les  architectes,  —  une  difficulté  d'agir  plus 
grande,  provenant  do  ce  que  l'instruction  plus  répandue  rend  la  clientèle  soup- 
çonneuse, raisonneuse,  indocile.  Je  ne  vois  pas  comment  le  clergé,  dans  la  sphèro 
des  choses  humaines,  échapperait  à  cet  embarras.  Je  puis  m'incliner,  sans  mot 
dire,  devant  un  dogme  théologique  nouveau  ;  je  puis  voter  mécaniquement  pour 
le  candidat  que  l'on  me  désigne  ;  mais  je  ne  saurais  travailler  à  propager  et  prê- 
cher une  politique  que  je  no  comprends  pas. 


>  I   <»   n 


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LES  ÉTATS-UNIS  CONTEMPORAINS 


Notre  distingué  ami  le  D''  Walter  Kaempfe,  de  Salzbourg,  dont  nos 
lecteurs  ont  souvent  remarqué  les  intéressantes  correspondances  sur  le 
mouvement  social  en  Autriche,  vient  de  publier  une  œuvre  considé- 
rable sur  les  Etats-Unis. 

II  a  traduit  intégralement  la  4^^  édition  de  l'ouvrage  si  connu  de 
M.  Claudio  Jannet  que  l'auteur,  en  vue  de  cette  traduction,  a  mis  au 
courant  des  faits  les  plus  récents  ;  mais  il  ne  s'est  pas  borné  au  rôle  de 
traducteur;  il  a  utilisé  de  nombreux  travaux  publiés  en  Allemagne 
dans  ces  dernières  années  sur  la  grande  république  du  Nouveau-Monde 
et  il  a  formulé  des  jugements  personnels  sur  toutes  les  grandes  ques- 
tions à  l'ordre  du  jour  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique.  Les  additions  que 
M.  Walter  Kaempfe  a  faites  à  Touvrage  de  M.  Claudio  Jannet  et  qui  sont 
indiquées  par  des  signes  distinctifs  ont  ajouté  plus  d'un  tiers  à  son 
œuvre  (1).  Sous  cette  forme  nouvelle  ce  livre  est  appelé  à  un  vif  succès 
dans  le  grand  public  allemand  auquel  s'adresse,  dans  les  deux  mondes, 
la  puissante  maison  Herder,de  Fribourgen  Brisgau  qui  l'a  édité.  L'étroite 
collaboration  de  nos  deux  amis  a  été  féconde  parce  que  lun  et  l'autre 
s'inspirent  des  mêmes  principes  sociaux  et  sont  également  fidèles  à  la 
méthode  d'observation  de  notre  maître  Le  Play.  Elle  a  abouti  à  une 
œuvre  remarquablement  homogène  qui  rendra  leurs  noms  inséparables 
dans  l'histoire  de  la  littérature  sociale  contemporaine. 

Nous  reproduisons  ici  dans  une  traduction  littérale  quelques-uns  des 
passages  les  plus  remarquables  de  la  partie  de  l'ouvrage  due  à  M.  Walter 
Kaempfe. 


I.  —  La  METHODE  lE  Le  Play  et  l'étude  de  la  République  américaine. 

L'ouvrage  du  distingué  disciple  de  l'inoubliable,  mais  encore  trop  peu 
connu  en  Allemagne,  Frédéric  Le  Play,  se  recommande  de  lui-même, 
car  il  offre  ce  que  tout  ouvrage  d'économie  sociale  doit  offrir,  mais  n'offre 
pas  toujours  :  l'exposition  ordonnée  de  matériaux  complets  fondés  sur 
des  faits  réels. 

Claudio  Jannet  a  fait  dans  ses  États-Unis  contempwains  ce  que  Le  Play 
indiquait  comme  le  but  de  sa  vie  et  de  son  école  ;  sans  avoir  égard  à 
l'ami  ou  à  l'ennemi,  aux  admirateurs  ou  aux  adversaires  du  développe- 
ment qui  s'est  accompli  dans  la  grande  République  transatlantique,  il 
a  laissé  parler  les  faits  et  distribué  équitablement  l'ombre  et  la  lumière. 
Il  a  aiiisi  répondu  aux  désirs  de  ceux  qui  jugent  sainement  ce  qui 
existe  réellement  aux  États-Unis  et  qui  veulent  s'en  faire  une  image 
exacte;   en  même  temps  il  a  donné  une  preuve  de  la  valeur  de  la    mé- 

(\)1)ie  Vereiniglen  StaatenNordameHkas  in  âer  Gegentoarf;  Sitlen^Institutionen 
und  Ideen  seit  dem  Secessionkt'iege,  von  Claudio  Jannet  und  D»"  Walter  Kaempfe. 
Frciburg  in  Breisgau,  Herder.  Un  fort  in-8"  de  701  pages.  Prix,  10  francs. 


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318  LES   ÉTATS-UNIS  CONTEMPORAINS. 

tliode  tracée  par  le  maître  et  pratiquée  par  des  milliers  de  disciples 
réunis  dans  la  Société  internationale  d*Èconomie  sociale  et  dans  les 
Unions  de  la  Paix  sociale.  Quiconque  a  lu  attentivement  les  États-Unis 
contemporains  est  en  état  de  formuler  un  jugement  qui  sera  indépen- 
dant, c'est-à-dire  qui  pourra  être  dans  de  certaines  limites  différent  de 
celui  de  Fauteur.  D'aprèsjce  jugement  le  lecteur  pourra  apprécier  l'état  des 
choses  actuel  aux  États-Unis,  favorablement  ou  défavorablement,  comme 
l'auteur  Ta  fait  lui-même.  Il  appréciera  avec  quelle  justesse  et  quelle  im- 
partialité, unies  à  la  réserve  et  la  circonspection  convenables  au  savant, 
ce  dernier  a  su  tirer  ses  conclusions  des  matériaux  mis  en  œuvTe. 

Mais  qui  voudrait  affirmer,  en  présence  de  la  complexité  de  Tétat  des 
choses  existant  de  nos  jours  aux  États-Unis,  de  la  diversité  des  cou- 
rants, de  tant  de  problèmes  qui  y  attendent  leur  solution,  qu'il  soit  pos- 
sible de  porter  un  jugement  absolu  et  certain  sur  le  présent  on  même 
sur  Tavenir  de  cette  nationalité  dont  le  développement  continu  ne  peut 
se  comparer  à  celui  d'aucune  autre  nation  ?  On  ne  saurait  assez  insister 
sur  ce  point,  abstraction  faite  des  autres  facteurs  importants  qui  influent  ' 
bur  la  formation  du  caractère  national,  que  les  qualités  propres  de  la 
population  de  la  puissante  République  américaine  dépendront  en  géné- 
ral de  ce  fait  que  le  vieil  esprit  Yankee  conservera  la  suprématie  sur 
les  immigrants  dans  la  plupart  des  cas  et  qu'il  se  les  assimilera  suffi- 
samment, ou  que  ceux-ci  resteront  plus  ou  moins  fidèles  à  la  nationalité 
de  leur  race.  Sur  cette  question  comme  sur  beaucoup  d'autres,  étant 
donnée  la  manière  dont  s'est  développée  l'Union  américaine,  divers  points 
de  vue  sont  possibles  ;  chacun  peut  se  justifier,  mais  à  condition  qu'on 
ne  les  donne  que  comme  des  l;iypothèses  plus  ou  moins  vraisemblables, 
et  qu'on  s'éloigne  de  la  méthode  combattue  si  énergiquement  et  à  si 
juste  titre  par  Le  Play,  méthode  qui  consiste  à  introduire  des  affirma- 
tions tranchantes  basées  sur  des  matériaux  incomplets,  dans  on  domaine 
qui  naturellement  ne  peut  être  éclairé  que  par  une  réelle  observation 
des  faits.  Claudio  Jannet  ne  tombe  jamais  dans  ce  défaut.  Il  est  en  effet 
dans  cet  ouvrage  le  fidèle  disciple  de  l'école  de  Le  Play.  Au  sein  de  la 
France,  pays  qui  a  souffert  comme  pas  un  autre  en  Europe  des  fausses 
idées  abstraites,  du  dogmatisme  idéologique  d'un  des  plus  éblouissants 
phraseurs  de  tous  les  temps,  J.-J.  Rousseau,  cette  école,  avec  une  science 
active,  et  grâce  à  un  zèle  déjà  couronné  d'importants  succès,  a  répandu 
pacifiquement  les  vérités  sociales  et  économiques  proclamées  par  cet 
esprit  vraiment  scientifique,  étranger  par  conséquent  à  l'intolérance  et 
aux  préjugés.  Cette  école  par  ses  recherches  fournit  la  preuve  empirique 
qu'aucun  bonheur  ne  peut  subsister  pour  le  particulier,la  famille  et  l'État, 
sans  la  croyance  à  un  Dieu  personnel  et  sans  l'observation  du  Décalogue. 

Il  n'est  malheureusement  pas   possible    d'entrer    ici    dans  de  plus 


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LES  ÉTATS-UNIS  CONTEMPORAINS.  519 

grands  détails  sur  la  méthode  de  Le  Play  et  de  son  école,  ou  même 
de  nommer  simplement  les  principales  œuvres  du  grand  savant,  quoiqu'il 
eût  été  très  important  d'y  insister  afin  d'offrir  aux  amis  des  recherches 
sociales  objectives,  qui  peut-être  ne  connaîtraient  pas  encore  les  princi- 
paux travaux  de  Le  Play,  la  possibilité  de  les  comparer  avec  l'œuvre 
présente  et  de  vérifier  la  fidélité  de  cette  dernière  aux  vérités  fonda- 
mentales proclamées  par  l'auteur  des  Ouvriers  européens  et  de  la  Réfo)ine 
sociale  en  France, 

Nous  parlerons  d'ailleurs  bientôt  dans  le  Staatslexikon  édité  par  la 
«  GOrresgeselIschaft  »,  de  la  vie,  de  Faction  et  des  aspirations  de  l'inou- 
bliable savant. 

II.  —  La  littérature  allemande  contemporaine  sur  les  États-Unis. 

De  larges  emprunts  ont  été  faits  aussi  aux  ouvrages  allemands  récents 
relatifs  aux  États-Unis  afin  que  l'œuvre  offrit  aux  lecteurs  de  l'Allemagne 
ce  qu'un  livre  destiné  dans  l'origine  aux  Français  ne  devait  avoir  traité 
naturellement  que  d'une  manière  moins  approfondie.  Ainsi  l'émigration 
allemande  aux  États-Unis  est  à  tous  égards  ime  chose  extrêmement 
importante  ;  de  même  toutes  les  questions  qui  touchent  à  l'avenir  de  la 
nationalité  allemande  de  l'autre  c6té  de  l'Océan  sont  d'un  vivant  intérêt 
pour  le  lecteur  allemand,  soit  en  elles-mêmes,  soit  par  rapport  aux 
influences  exercées  sur  la  mère  patrie  par  le  degré  de  consolidation  et 
d'extension  de  la  race  germanique  dans  l'Union. 

Nous  avons  aussi,  en  ce  qui  concerne  les  matières  traitées  par 
Claudio  Jannet,  donné  la  parole  aux  auteurs  allemands,  autant  que  le 
cadre  de  l'ouvrage  l'a  permis,  soit  pour  faire  valoir  les  résultats  de 
leurs  recherches,  soit  pour  réfuter  des  jugements  erronés,  comme  ceux 
qui  ont  été  répandus  par  le  livre  de  Rapp  Aus  und  ûber  Amerika,  livre 
auquel  d'ailleurs  certains  mérites  ne  peuvent  être  contestés. 

Abstraction  faite  de  l'ouvrage  grandiose  en  sept  volumes  de  Holst 
Verfassung  und  Demokratie  der  Vereinigten  sfaaten  von  Amerika  (Berlin, 
Springer),  achevé  seulement  en  1891  et  qui  se  termine  malheureusement 
au  commencement  de  la  guerre  de  sécession,  par  conséquent  qui  pouvait 
être  utilisé  seulement  par  rapport  au  développement  antérieur  des 
États-Unis,  nous  avons  principalement  consulté  trois  travaux  d'origine 
très  diverse  et  de  contenu  très  inégal,  parus  depuis  une  dizaine 
d'années,  et  qui  présentent  l'avantage  d'une  observation  calme  et  d'une 
pondération  objective  ;  ce  sont  :  les  volumineux  États-Unis  de  PAméiique 
du  Nord  de  Frédéric  Ratzel  (Munich,  1880),  la  dissertation  sur  La  vraie 
signification  et  les  véritables  causes  de  la  concurrence  de  V Amérique  du 
Nord  dans  la  production  agricole  d'Henri  Semler  de  San-Francisco  (Wis- 
mar,  1889)  et  les  Lettres  d'Amérique  de  l'économiste  bien  connu  Rudolf 


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520  LES   ÉTATS-UNIS   CONTEMPORAINS. 

Meyer,  lettres  très  appréciées,  parues  en  1881  et  1882  dans  le  Vateiland 
de  Vienne. 

Le  premier  de  ces  travaux  est  un  ouvrage  général  sur  l'état  naturel, 
politique  et  social  des  États-Unis,  qui  consacre  une  large  part  à  la  des- 
cription géographique  du  pays  et  n'offre  qu'une  peinture  sommaire  des 
rapports  politiques  et  sociaux.  Mais  son  apparition  imraédiatemeut 
après  Tépoque  de  la  plus  mauvaise  corruption  que  les  États-Unis 
eurent  à  subir  et  Tesprit  de  calme  pondération  qui  guidait  Katzel  dans 
l'élaboration  des  matériaux  de  toute  sorte  qu'il  avait  recueillis,  rendaient 
cet  ouvrage  très  propre  à  la  comparaison  des  résultats  qui  y  sont  consi- 
gnés avec  ceux  des  recherches  de  Jannet.  Au  contraire,  la  dissertation  de 
Semler  ne  pouvait  absolument  servir  qu'à  l'exposition  des  conditions 
agricoles.  Mais  cet  agronome  avait  pratiqué  la  culture  lui-même  en  plu- 
sieurs endroits  de  l'Amérique;  il  était  Tauteur  de  l'ouvrage  Economk 
forestièi'e  des  tropiques  et  de  V Amérique  du  I^ord  (Berlin,  Parey,  1888)  et 
il  peut  être  considéré  comme  une  autorité  de  premier  ordre  sur  l'état 
des  choses  dominant  aux  États-Unis.  Son  livre  est  caractérisé  par  un 
esprit  d'observation  et  par  une  appréciation  très  complète  pour  tout  ce 
qui  touche  aux  conditions  de  l'agriculture  nord-américaine,  c'est-à- 
dire  pour  la  partie  de  la  population  productive  de  l'Union  moralement 
la  plus  saine.  Ce  livre,  qui  probablement  ne  s'est  répandu  que  dans  ud 
cercle  assez  restreint,  paraissait  juste  au  moment  où  l'agriculture  améri- 
caine se  transformait  dans  le  sens  d'une  mi.se  en  valeur  plus  rationnelle 
et  plus  (intensive  du  sol  et  prenait  une  fixité  beaucoup  plus  grande 
grâce  aux  capitaux  qui  y  étaient  consacrés;  il  a  été  poumons  une  mine 
de  renseignements  importants. 

Les  lettres  de  R.  Meyer  furent  écrites  pendant  un  voyage  scientifique 
relativement  long  à  travers  toutes  les  parties  des  États-Unis,  par  un 
homme  que  son  grand  savoir  et  le  sérieux  de  ses  aspirations  prémunis- 
saient contre  les  dangers  que  cache  précisément  en  soi  un  tel  voyage  : 
Tobjectivité  des  observatioiis  est  en  efTet  très  facilement  lésée  par  Pac- 
cueil  extrêmement  obligeant  que  les  indigènes  ne  manquent  pas  de 
faire  aux  savants  et  aux  voyageurs  riches  et  distingués;  elle  est  faussée 
aussi  par  l'influence  que  dans  de  telles  conditions  la  glorification  systé- 
matique du  pays  et  de  ses  institutions  de  la  part  des  Américains  exer- 
ce trop  souvent  sur  les  étrangers  qui  ne  sont  pas  très  bien  au  courant 
des  choses  de  l'Union.  Les  observations  vastes  et  profondes  de  R.  Me- 
yer, quoique  portant  principalement  sur  les  questions  agraires,  ont  été 
pour  nous  d'une  haute  valeur;  et,  si  peu  que  nous  partagions  les  diver- 
ses théories  sociales  de  cet  écrivain  et  en  particulier  son  hostilité 
déclarée  contre  le  capital  mobile,  il  nous  a  fait  faire  un  grand  pas  dans 
la  juste  appréciation  des  conditions  de  l'Union. 


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LES  ÉTATS-UNIS  CONTEMPORAINS.  5!il 

La  plus  récente  littérature  allemande,  quand  elle  rentrait  dans  le  cadre 
de  l'ouvrage,  a  été  enfinmise  à  contribution.  Le  livre  deDeckert,  si  vive- 
ment écrit,  Le  Noweau-Monde,  croquis  de  voyage  (Berlin,  Pàtel,  1892), 
réunion  d'articles  parus  dans  VAllgemeine  Zeitung  de  Munich,  dans 
VExport  et  ailleurs,  nons  a  été  en  bien  des  cas  d'une  grande  utilité. 
Nous  nous  trouvons ,  eu  égard  à  la  possibilité  de  la  conservation  de  la 
nationalité  allemande  aux  États-Unis,  dans  une  certaine  opposition  avec 
les  vues  de  Deckert.  Mais  qui  prétendrait  dans  une  question  dépendant 
de  tant  d^nfluences  fournir  des  preuves  irréfutables  ?  Et  pour  l'indépen- 
dance de  son  jugement,  en  dépit  du  danger  de  l'influence  qui  menace  le 
voyageur  chercheur  aux  États-Unis,  Deckert  mérite  une  sincère  recon- 
naissance. 

m.  —  La  présidence  de  M.  Cleveland  et  l'orientation  de  la  politique  | 

SOCIALE. 

On  pourrait  se  demander  s'il  n*eût  pas  été  plus  sage  de  retarder  la  l 

publication  de  ce  livre.  Il  y  a  a  peine  trois  mois  que  les  dés  viennent 
d'être  jetés  dans  la  grande  lutte  électorale  de  1892.  Cleveland  a  été  mis 
à  la  tête  de  FUuion  avec  une  majorité  considérable  par  les  électeurs 
présidentiels,  et  il  aura  à  sa  disposition  à  la  Chambre  des  représentants 
du  Congrès  une  majorité  d'environ  100  voix,  assez  forte  pour  qu'elle 
puisse  en  imposer  aux  républicains  du  Sénat.  Ne  devra-t-on  pas  s*at- 
tendre  à  un  changement  important  sinon  essentiel  des  conditions  des 
États-Unis,  dès  que  le  Président,  au  commencement  de  mars  de  cette 
année,  sera  installé  à  la  Maison-Blanche  et  qu'il  aura  eu  le  temps  de  s'en- 
tourer d'hommes  capables  ? 

La  lecture  du  présent  ouvrage  indiquera  clairement  que  la  victoire  qui 
vient  d'être  remportée  par  un  des  grands  partis  à  Toccasion  du  vote  pour 
la  présidence  en  1893,  aura  des  conséquences  importantes  relativement, 
en  tout  cas,  à  un  changement  du  système  protecteur  excessif,  tel  qu'il  fut 
introduit  par  les  tarifs  Mac-Kinley  en  1890.  Cette  victoire  aura  son  puis- 
sant contrecoup  sur  les  grosses  méprises  commises  en.matière  de  poli- 
tique monétaire.  Mais  une  réforme  morale  et  sociale  réellement  éner- 
gique et  durable  ne  peut  être  attendue  d'aucun  de  ces  partis  qui  sont 
encore  moins  séparés  aujourd'hui  par  de  profondes  différences  dans  les 
opinions  que  quelques  années  auparavant.  S'il  en  était  autrement  les 
républicains  dans  la  Floride  par  exemple,  les  démocrates  dans  le  Nord-  .i 

Ouest  n^auraient  pas  fait  cause  commune  pour  les  élections  avec  le 
People's  Party  nouvellement  formé  qui  a  un  programme  très  radical  (1). 

(1)  Y.  Sur  ce  noaveau  paiti  dans  la  Réforme  sociale  du  !•'  janvier  1892,  Par- 
Uele  de  M.  Ciaadio  Jannet,  Les  Farmers  et  leurs  aspirations  sociales,  et  la 
Monographie  du  métayer  de  Vouest  du  Texas  (§  18)  dans  le  tome  IV,  nouvelle 
férié,  des  Ouvriers  des  Deux-Mondes.  N.  du  Sbcrbt. 

La  Rir.  Soc,  1«  octobre  1893.  3«  «ér„  t.  VI  (t.  XXVI  col.),  34, 


>> 


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522  yes  états-ums  contemporains. 

Les  démocrates  sont  aujourd'hui  moins  dignes  de  confiance  et  les  répu- 
blicains sont  plus  respectables  qu'auparavant.  On  réfléchira  probable- 
ment beaucoup  avant  d'arriver  à  des  mesures  réellement  radicales  dans 
le  sens  du  programme  éa  parti  en  question.  Et  quel  que  soît  le  parti 
qui  soit  victorieux  dans  les  élections  futures,  on  examinera  bien  encore 
du  côté  de^  démocrates,  dans  le  cas  où  ce  dernier  parti  devrait  rester 
vainqueur,  si  on  doit  résolument  entrer  dans  une  politique  libre  échan- 
giste.^On  réfléchira  encore  davantage  du  côté  des  républicains,  si  ceux- 
ci  arrivent  de  nouveau  au  pouvoir,  avant  de  passera  la  politique  exclu- 
sive du  monométallisme  qui,  sans  doute,  convient  à  certains  cercles  de 
leur  parti,  mais  qui  est  si  peu  sympathique  aux  couches  populaires  que 
les  républicains,  dans  les  dernières  élections,  avaient  dû  bon  gré  mal  gré 
inscrire  le  bimétallisme  sur  leurs  bannières. 

La  prépondérance  du  parti  victorieux  est  de  nos  jours  aux  Ëtats-Unis  si 
peu  tyrannique,  que  ce  parti  doit  reculer  avec  effroi  devant  les  mesures 
rigoureuses  de  son  programme,  s'il  ne  veut  jeter  les  indifférents  dans  les 
bras  du  parti  adverse  et  aider  ce  dernier  à  reprendre  possession  du  pou- 
voir et  des  avantages,  charges,  faveurs,  qui  y  sont  attachés.  C'estpour- 
quoi  la  prochaine  entrée  en  fonction  du  nouveau  gouvernement  démocra- 
tique ne  peut  pas  passer  pour  un  fait  tellement  important  dans  la  vie 
des  États-Unis  qu'il  eût  fallu  en  tenir  compte  dans  cet  ouvrage  et  en 
retarder  la  publication. 

Peut-être  sous  le  nouveau  gouvernement  une  certaine  amélioration  se 
produira-t-elle.  Les  antécédents  de  M.  Gleveland  font  espérer  que  le 
système  corrupteur  sera  appliqué  avec  plus  de  modération,  que  le  nom- 
bre des  cas  de  scandaleuse  faveur  publique  du  parti  dominant  dans  les 
recensements,  les  créations  de  nouveaux  États,  etc.,  sera  diminué  et 
qu'on  témoignera  plus  de  considération  aux  États  du  Sud.  Mais  M.  Gleve- 
iand  ne  pourra  pas  complètement  briser  avec  le  système  de  l'exploitation 
des  profits  d'État  par  le  parti  vainqueur.  Il  dépend  trop  des  siens  pour 
avoir  les  mains  libres,  et  la  durée  des  fonctions  de  président  des  États- 
Unis  est  trop  courte  pour  qu'il  puisse  songer,  en  présence  de  l'état  des 
choses  dominant  de  nos  jours  dans  ce  pays,  à  créer  de  nouveaux  orga- 
nes pour  former  l'opinion  publique  et  à  trouver  de  nouvelles  formules 
pour  l'exprimer.  Puisset-il  exercer  une  influence  préparatoire  à  cet 
égard  et  agir  avec  succès  I  Puisse  aussi  bientôt  arriver  le  jour  où  le  vrai 
et  grand  parti  réformateur  de  la  puissante  République  paraisse  si  pais- 
sant, que  sa  victoire  et  les  profondes  réformes  qu'on  est  en  droit  d'en 
attendre  excitent  l'intérêt  de  tous  et  répandent  une  lumière  profonde  sur 
la  lutte  électorale,  ses  incidents  et  les  motifs  produits  au  jour  le  jour! 
C'est  sûrement  le  désir  de  tout  esprit  judicieux  (i). 

(1)  Ces  pages  étaient  écrites  on  février  1893.  LVbsence  absolue  de  tout  change- 


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LES  ÉTATS-UNIS  CONTEMPORAINS.  5^3^ 


IV.  —  La  qoestion  sociale. 


Le  développement  futur  aux  États-Unis  de  la  question  ouvrière  et  en 
particulier  du  socialisme  dépend  d*un  si  grand  nombre  de  facteurs,  qu'il 
est  encore  plus  difficile  qu*en  Europe  de  former  des  prévisions  déter- 
minées. Il  est  certain  que  les  terres  cultivables  de  l'Ouest  non  encore 
occupées  vont  en  diminuant  rapidement  et  qu'une  des  soupapes  de 
sûreté  sociale,  pour  ainsi  dire,  commence  à  faire  défaut.  Mais  qui 
pourrait  prédire  combien  de  temps  elle  fonctionnera  encore  avant  d'être 
impropre  à  tout  service?  D'ailleurs  le  pays  étant  riche  en  capitaux, 
ne  serait-il  pas  possible,  par  un  vaste  système  d'irrigation  et  de 
reboisement  des  prairies,  de  rendre  cultivables  des  espaces  considé- 
rables ?  Et,  dans  ce  dernier  cas,  le  moment  où  toute  la  surface  cultivable 
des  États-Unis  serait  occupée  serait  ajourné  pour  si  longtemps,  que  les 
conséquences  qui  naîtraient  de  cette  occupation  ne  s'imposent  pas  à 
l'examen.  Après  un  si  long  intervalle  il  pourrait  se  produire  dans  le 
caractère  des  habitants  des  changement  moraux  et  sociaux  si  impor- 
tants, qu'il  ne  serait  pas  raisonnable,  en  s'appuyant  sur  la  situation 
actuelle  du  pays,  de  conjecturer  l'état  de  choses  qui  suivrait  éventuelle- 
ment. 

Jusqu'à  ce  que  la  colonisalion  des  territoires  non  cultivés  à  l'ouest 
du  llississipi  ait  atteint  son  minimum,  on  peut  évidemment  considérer 
la  possibilité  de  migrations  à  l'ouest  toujours  ouverte  aux  travailleurs 
comme  un  moyen  d'atténuer  le  danger  d'une  sérieuse  collision  sociale. 
La  possibilité  de  pareilles  catastrophes  n'est  pas  du  tout  écartée  pour 
cela.  Nous  aurons  à  montrer  quelles  scènes  de  lutte  sociale  se  sont 
jouées  ces  derniers  temps  les  armes  à.  la  main  au  delà  de  l'Océan. 

La  prospérité  constante  qui  existe  momentanément  aux  États-Unis  est 
un  rempart  puissant  contre  les  envahissements  du  paupérisme  et  du  so- 
cialisme. Peu  de  jours  av^t  d'écrire  ces  lignes,  une  dépêche  de  Washing- 
ton, datée  du  20  juillet  1892,mentionnait  les  faits  suivants  qui  confirment 
le  bien-être  de  l'Union.  Le  comité  des  finances  du  Sénat  a  présenté  le 
compte-rendu  partiel  de  son  sous-comité  sur  les  résultats  généraux  des 
tarifs  Mac-Kinley.  D'après  ce  compte  rendu  les  prix  des  vivres  aux 
États-Unis  se  sont  peu  élevés,  tandis  que  ceux  des  produits  ruraux  en 
j^ros  se  sont  élevés  de  18,67  %.  Mais  les  salaires  aux  États-Unis  sont  de 
77  %  supérieurs  à  ceux  de  l'Angleterre. 

Nous  avons  dit  la  manière  insuffisante  dont  sont  recueillies  les  statis- 
tiques aux  États-Unis  et  même  les  falsifications  officielles  dont  elles  ont 

méat  dans  la  politique  américaine  intérieure  durant  les  quatre  mois  écoulés  de- 
puis llnauguralion  de  M.  Cloveland  comme  président  justifient  pleinement  la 
perspicacité  de  notre  collaborateur.  Note  du  SBCRérARiAT. 


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■l'^p»^' 


524  LES  ÉTATS-UNIS  CONTEMPORAINS. 

été  parfois  Tobjet.  On  ne  doit  pas  accorder  une  confiance  absolue  anx 
données  américaines,  surtoat  lorsque,  comme  dans  le  cas  présent,  les 
intérêts  de  parti  sont  en  jen.  Car  le  parti  républicain  qui  dispose  de  la 
majorité  au  Sénat  a  tout  intérêt  à  peindre  sous  de  belles  couleurs  les 
résultats  de  son  œuvre,  le  bill  MacKinley.  Mais  tout  cela  peut  être  vrai, 
et  il  est  certain  que  la  situation  actuelle  des  ouvriers  aux  États-Unis 
est  favorable,  ainsi  que  M.  Jannet  Ta  exposé.  Une  preuve  à  Fappui  de  ses 
affirmations  se  trouve  dans  le  Sixth  annual  report  of  the  commissioner  of 
labory  1890  :  Cost  of  production  ;  tron,  steal,  coal.  (Washington  1891.)  Ce 
rapport,  qui  traite  du  prix  de  revient  de  trois  grands  articles  de  première 
nécessité,  le  fer,  Tacier,  le  charbon,  parle  aussi  des  prix  d'entretien  des 
ouvriers  de  ces  branches  d'industrie  et  donne  des  aperçus  sur  les  résul- 
tats de  l'enquête  faite  en  Europe  et  aux  États-Unis  sous  la  direction  de 
M.  CaroU  D.  Wright,  le  Commissionner  of  labor  (1). 

De  quelque  manière  que  l'on  juge  les  résultats  de  cette  enquête,  il  est 
certain  qu'on  est  en  présence  d'un  essai  absolument  scientifique  fait 
d'après  les  meilleures  méthodes,  essai  des  plus  heureux  pour  la  mise  en 
lumière  des  rapports  sociaux.  Plus  de  la  moitié  du  rapport  a  trait 
à  des  familles  d'ouvriers  et  enregistre,  d'après  des  observations  per- 
sonnelles, les  recettes  et  les  dépenses  de  3,260  d'entre  elles,  savoir  2,490 
vivant  en  Amérique  et  770  vivant  en  Angleterre,  en  France,  en  Belgique 
et  en  Allemagne.  On  voit  en  fait  que,  sur  ces  2,490  familles  américaines, 
i,o51   seulement  vivent  du  salaire  de  leur  chef   et  qu'il  n'y  a  donc 
qu'une  minorité  qui  s'entretienne  avec  le  travail  des  femmes  et  des 
enfants,  tandis  que,  dans  tous  les  autres  pays  soumis  à  Tenquête,  la 
majorité  des  familles  recensées,  soit  396,  se  trouve  dans  ce  dernier  cas. 
S'il  faut  convenir  que  des  preuves  comme  celles  fournies  par  l'enquête 
ne  peuvent  donner  un  exposé  indubitable  de  la  situation,  néanmoins  le 
choix  scrupuleux  des  familles  dont  la  condition  a  été  observée,  choix  qui 
n'a  considéré  que  ce  qui  était  réellement  typique,  l'étendue  des  recherches 
à  un  très  grand  nombre  de  familles  du   même  type,  nous  assurent  de 
l'exactitude  de  l'ensemble  des  résultats  obtenus  et  indiquent  la  sapério* 
rite  des  salaires  actuels  des  Américains.  Mais  il  est  bien  entendu  que  cela 
ne  peut  s'appliquer  qu'aux  périodes  d'essor  comme  celle  qui  domine 
actuellement  ;  dans  les  temps  de  crise,  inévitables  dans  nos  conditions 
économiques  modernes,  le  manque  d'institutions  de  patronage  de  la 
part  des  employeurs  et  Tabsence  de  larges  mesures  de  prévoyance 
publique,  si  bien  mis  en  relief  par  Jannet,  jettent  un  jour  très  triste  sur 
la  situation  des  ouvriers  américains  moins  favorisés,  et  sur  l'impossi- 
bilité dans  laquelle  ils  se  trouvent  de  faire  de  sérieuses  économies.  11 

(1)  V.  le  résumé  de  cette  enquête  dans   la  Réforme  sociale  dos  !•'  et  !6  jwi- 
^er  1893. 


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LES  ÉTATS-UNIS  CONTEMPORAINS.  525 

faut  encore  ajouter  un  inconvénient  dont  souffrent  la  population 
ouvrière  indigène  de  race  anglo-saxonne  et  les  ouvriers  des  autres  na- 
tions qui  dans  leur  manière  de  voir  se  sont  joints  à  leurs  camarades 
anglo-américains,  inconvénient  qui  nous  montre  leur  avenir  sous  un  jour 
défavorable,  quelque  avantageuse  que  paraisse  leur  situation  matérielle. 

M.  W.  Kaempfe  reproduit  ici  quelques  passages  de  l'étude  faite  par 
M.  Gould  sur  la  condition  comparée  des  ouvriers  du  fer  et  de  la  houille 
en  Amérique  et  en  Europe.  L'éminent  statisticien  y  constate  l'affaiblis- 
sement de  Tesprit  de  famille  chez  les  ouvriers  américains. 

Ce  manque  d'esprit  de  famille  du  travailleur  américain  n'est  pas  seu- 
lement déplorable  au  point  de  vue  moral  et  au  point  de  vue  de  la  bonne 
disposition  du  caractère  de  Tindividu  :  c'est  une  source  débordante  de 
dangers  sociaux  ;  l'existence  dissipée  de  gens  qui  ne  se  préoccupent  pas 
beaucoup  de  l'avenir  de  leurs  enfants  est  éminemment  propice  à  l'ex- 
tension des  doctrines  sociales  extrêmes.  Celui  qui  n'a  pas  à  subvenir 
aux  besoins  des  siens,  grâce  à  la  facilité  de  pourvoir  à  ses  propres  be- 
soins, comme  cela  existe  encore  aux  États-Unis,  ne  tarde  pas  à  se  relâ- 
cher et  s'habitue  â  un  va-et-vient  continuel  afin  de  rechercher  les  con- 
ditions de  salaire  les  plus  favorables;  c'est  ce  que  font  actuellement  en 
Europe  les  sujets  les  plus  avides  de  mouvement  parmi  les  travailleurs 
mariés.  Et  que  doit-on  dire  alors  des  jeunes  gens  de  l'Union  dont  les 
parents  sont  cependant  intelligents  et  assagis  par  l'expérience,  qui,  sans 
direction  aucune,  se  laissent  trop  souvent  entraîner  aux  grèves  les  plus 
téméraires  et  aux  errements  les  plus  déplorables? 

Quant  aux  faits  cités  par  Gould,  à  savoir  que  les  familles  d'ouvriers 
américains  consomment  beaucoup  moins  de  spiritueux  que  les  familles 
d'ouvriers  européens,  ils  ne  peuvent  faire  oublier  que  les  ouvriers  d'Eu- 
rope émigrés  aux  États-Unis,  tant  qu'ils  conservent  l'esprit  de  famille 
de  leur  patrie,  doivent  être  considérés  comme  des  éléments  de  popula- 
tion d'une  très  haute  valeur.  Ce  que  Gould  dit  des  Anglais  émigrés  con- 
firme hautement  cette  vérité. 

La  comparaison  des  chiffres  relatifs  â  la  consommation  des  boissons 
alcooliques  apprend  que  les  classes  ouvrières  en  Amérique  dépensent 
moins  de  ce  chef  que  celles  d'Europe  et  que  la  consommation  par  tète 
des  spiritueux  y  est  bien  moindre,  puisque  les  prix  des  boissons  alcoo- 
liques y  sont  plus  élevés. 

Tout  cela  indique  sans  doute  un  important  progrès  social,  bien  qu'on 
ne  doive  pas  attribuer  une  trop  grande  valeur  à  la  baisse  moyenne  de  la 
consommation  des  boissons  spiritueuses,  et  que  le  fait  que  les  travailleurs 
de  race  américaine  ne  dépensent  que  2,9  %  sur  l'ensemble  de  leurs 
dépenses  pour  ces  boissons  ne  puisse  être  considéré  comme  une  supé- 
riorité particulière.  La  consommation  modérée  de  ce  produit  n'est  sûre- 


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646  LES  ÉTATS-UNIS  CONTEMPORAINS. 

ment  pas  nuisible  à  la  santé,  et  elle  est  peut-être  plus  à  recommander 
que  le  système  complet  de  tempérance  que  beaucoup  de  Yankees  pra- 
tiquent. Les  traits  extrêmes  ne  sont  pas  isolés  dans  le  caractère  de  ces 
derniers  ;  une  abstention  exagérée  des  spiritueux  s'y  rencontre  à  côté 
des  plus  tristes  excès  de  Talcoolisme. 

M.  Walter  Kaempie  emprunte  ici  au  travail  de  M.  Gould  plusieurs  pas- 
sages indiquant  l'amélioration  qui  s'opère  dans  les  habitudes  des 
Anglais,  des  Irlandais,  des  Allemands,  des  Italiens  une  fois  transpUotés 
aux  États-Unis  :  on  les  retrouTera  dans  la  Réforme  sociaie  du]  là  jan- 
vier 1893.  11  conclut  ainsi  : 

Il  faut  bien  remarquer  que  tout  cela  n'a  trait  qu'aux  classes  des  travail  - 
leurs  les  mieux  placés  de  TUnion.  Car  les  familles  soumises  à  l'enquête, 
dont  parle  Gould,  avaient  un  revenu  moyen  de  3,110  fr.  70. 

On  doit  donc  se  garder  de.  juger  la  situation  des  travailleurs  de  TUnion 
trop  favorablement.  Elle  laisse  sur  bien  des  points  à  désirer  et 
elle  est  de  nature  à  éveiller  beaucoup  de  craintes.  Les  considérations  ex- 
clusivement matérielles  et  pratiques  qui  dominent  dans  les  cercles  des 
employeurs  et  encore  plus  dans  les  couches  profondes  des  ouvriers,  le 
penchant  bien  marqué  à  la  défense  personnelle  qui  s'est  manifesté  fré- 
quemment en  divers  points  de  l'Union  et  dont  de  si  terribles  exemples 
sont  mentionnés  au  chapitre  8,  font  prévoir,  dès  que  la  situation 
économique  deviendrait  défavorable,  de  formidables  explosions  de  haine 
entre  les  classes.  Des  luttes  furieuses  pour  les  salaires  seraient  encore 
plus  fréquentes  et  seraient  menées  à  l'aide  de  grèves  et  autres  moyens 
a  nalogues.  Des  scènes  semblables  à  celles  de  la  guerre  des  chemins  de 
fer  en  1877  peuvent  se  renouveler  à  Fheure  actuelle  aux  États-Unis  et 
sont  à  craindre  pour  l'avenir.  Ce  qui  le  prouve  fort  bien,  ce  sont  les  jour- 
nées de  luttes  sociales  qui  se  sont  produites  en  juillet  1892  à  la  fois  à 
Homesteaddansla  Pensylvanie,  dans  les  mines  de  l'idaho  et  dans  le  Ten- 
nessee (1).  Ces  faits  montrent  ce  qui  est  encore  possible  aujourd'hui  aux 
États-Unis.  Il  faut  ajouter  qu'à  la  fin  des  milices  furent  envoyées  à 
Homestead,  et  qu'elles  ne  se  heurtèrent  à  aucune  difficulté.  Les  travail- 
leurs se  soumirent  paisiblement  aux  dispositions  qu'elles  prirent; 
même  ils  n'opposèrent  aucune  résistance  aux  mandats  d'arrêt  lancés 
contre  eux.  M.  Garneggie  dispose  de  nouveau  librement  de  sa  fonderie, 
et  il  attire  les  travailleurs  non  syndiqués  de  toutes  les  parties  de  TUnion, 
en  déclarant  que  jamais  un  syndiqué  ne  trouvera  de  l'occupation  chez  lui. 

D'après  ce  que  nous  avons  dit  de  la  situation  militaire  et  en  particu- 
lier de  la  petite  armée  de  l'Union,  comme  d'après  les  données  existantes 
sur  l'Agence  Pinkerton,  dont  la  conduite  pendant  les  événements  de 
Homestead  a  été  sur  le  point  d'amener  la  poursuite  en  justice  du  direc- 

(1)  V.  La  hif orme  sociale  an  l<"août  1892,  p.  248-244. 


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LES  ÉTATS-UNIS  CONTEMPORAINS.  527 

teiir  de  lafonderie  Garneggie,  il  n^y  a  pas  lieu  de  s'étonner  si  de  pareilles 
atrocités  se  produisent  aux  États-Unis.  Des  événements  de  cette  sorte 
indiquent  bien  Tinfinie  et  presque  insurmontable  opposition  des  classes 
qui  règne  aux  États-Unis,  opposition  qu'accentuent  encore  l'instabilité  de 
la  population  et  l'absence  de  rapports  personnels  entre  riches  et  pau-^ 
Très  tels  qu'ils  existent  souvent  dans  toutes  les  contrées  de  l'Europe. 

Quel  que  soit  le  jour  sérieux  que  ces  événements  jettent  sur  Tétat 
misérable  de  la  police  dans  la  grande  République,  nous  croyons  cepen-» 
dant  que  ces  excès  n'auraient  pas  atteint  de  telles  proportions  si  le 
cancer  qui  ronge  les  États-Unis,  la  tyrannie  de  parti,  n'avait  pas  empêché 
le  gouverneur  de  la  Pensylvanie  de  prendre  des  mesures  radicales,  afin 
de  ne  pas  discréditer  son  parti  aux  yeux  d'une  masse  considérable  d'élec- 
teurs. Dans  d'autres  cas,  où  ce  motif  ne  sera  pas  déterminant,  on  inter^ 
viendra  sûrement  avec  énergie  contre  les  masses  populaires  et  les  hordes 
de  travailleurs  révoltés  ;  la  chose  est  déjà  arrivée  au  mois  d'août  1892  au 
moment  de  l'agitation  des  mineurs  dans  le  Tennessee  et  lors  de  la  grève 
des  aiguilleurs  de  plusieurs  lignes  aux  environs  de  Buffalo,  dans  laquelle 
des  incendies  avaient  été  allumés  par  les  grévistes. 

De  tels  excès  se  sont  produits  d'ailleurs  autre  part,  notamment  en 
Angleterre  au  commencement  de  ce  siècle,  en  Belgique  il  y  a  quelques 
années,  lors  du  soulèvement  des  mineurs  et  des  autres  ouvriers  dans  le 
Hainont  et  dans  divers  autres  lieux  d'Europe,  où  ils  ont  été  énergique- 
ment  étouffés.  C'est  pourquoi  ce  serait  grandement  se  tromper  que  de 
vouloir  conclure  de  ces  événements  que  les  États-Unis  se  trouvent  à  la 
veitle  d'une  guerre  générale  entre  capitalistes  et  travailleurs.  Il  convient 
de  remarquer  que  souvent  les  grèves  soht  empêchées  et  qu'un  accom- 
modement des  intérêts  en  présence  est  obtenu  dans  la  plupart  des  cas. 

L'article  de  Schvrieland  cité  au  chapitre  27,  part.  III,  sur  les  arrêts  du 
travail  en  Amérique,  indique  justement,  comme  étant  sur  le  point  de  se 
réaliser  aux  États-Unis,  la  transition  qui  a  permis  à  la  classe  ouvrière  et 
industrielle  de  l'Europe  de  devenir,  par  sa  propre  force,  un  facteur  de 
production  indépendant,  et  par  son  organisation  militaire  un  instrument 
de  paix,  de  même  que  dans  la  vie  des  États  les  puissantes  alliances  et  les 
forts  armements  de  chacun  assurent  la  paix  de  tous.  Gomme  preuve  des 
descriptions  de  Schwiedland,  on  peut  citer  ce  fait  qu'après  la  grève  ter- 
rible qui  éclata  en  1884  dans  une  partie  du  bassin  houiller  de  l'Hocking 
(Ohio  et  Pensylvanie), la  formation  de  syndicats  amena  une  amélioration 
des  rapports  entre  entrepreneurs  et  travailleurs. 

Aussi  longtemps  que  l'état  des  choses  dans  l'Union  n'aura  pas  subi  une 
transformation  totale  par  le  changement  des  conditions  naturelles  de 
production  et  par  tme  énergique  politique  douanière  de  l'Europe,  basée 
sur  l'union  politico-économique  des  puissances  de  l'Europe  centrale, 


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528  .LES  ÉTATS-UNIS  CONTEMPORAINS. 

transformation  qui  pourrait  amener  une  lutte  désespérée  entre  les  classes, 
le  sens  des  affaires,  si  puissamment  développé  chez  les  capitalistes  amé- 
ricains et  chez  la  partie  indigène  des  travailleurs  qui  est  suffisamment 
américanisée,  de  même  que  les  vertus  sociales  d'un  nombre  important 
d*ouvriers  étrangers  qui  restent  fidèles  à  leur  nationalité,  comme  par 
exe;mple  le  bon  esprit  des  Franco-Canadiens  et  d'une  partie  des  Alle- 
mands et  des  Italiens,  préserveront  les  États-Unis  d*une  lutte  dévasta- 
trice générale  et  établiront  des  rapports,  qui,  il  est  vrai,  ne  seront  pas 
amenés  le  plus  souvent  par  une  vraie  bienveillance  mutuelle,  mais  qui 
cependant,  comme  cela  arrive  si  fréquemment  en  Angleterre,  reposeront 
sur  une  prudente  pondération  des  intérêts. 

Si  contre  toute  attente,  un  vaste  conflit  social  armé  se  produisait  dans 
rUnion  (et  grâce  au  manque  absolu  d'organisation  militaire,  ce  cas  pour- 
rait se  présenter  là  plus  facilement  qu'en  Europe,  y  compris  l'Angle- 
terre), il  faudrait  s'attendre  à  un  immense  bouleversement  de  la  ri- 
chesse nationale,  mais  non  pas  à  l'anéantissement  de  Tordre  social  établi 
sur  la  propriété  privée,  ni  non  plus  à  une  grande  restriction  de  la 
liberté  du  travail. 

Les  nombreux  petits  propriétaires  terriens,  qui  dans  la  guerre  de  sé- 
cession ont  assuré  la  victoire  du  Nord  contre  le  Sud,  reprendraient 
encore  les  armes  avec  un  tout  autre  zèle  pour  combattre  dans  les  rangs 
des  défenseurs  de  la  propriété.  La  puissante  liberté  de  l'individu,  ce 
côté  brillant  des  États  anglo-saxons,  qui  malheureusement  ne  va  pas 
sans  de  bien  vifs  inconvénients,  peut  parfois  recevoir  des  atteintes 
dans  l'ardeur  des  luttes  de  parti,  ou  par  suite  de  la  prédominance  de 
l'intérêt  d'une  classe  ;  mais,  aussi  loin  que  la  prévision  humaine  peut 
s'en  rendre  compte^  elle  ne  disparaîtra  jamais  de  la  vie  des  États-Unis, 
même  si,  comme  nous  le  croyons,  les  grands  groupes  de  peuples,  alle- 
mands, franco-canadiens,  etc.,  parviennent  à  s'y  consolider  d'une  ma- 
nière durable,  car  ces  peuples  eux-mêmes  trouveront  une  grande  satis- 
faction à  la  posséder. 

V.  —  L'avenik  des  États-Unis. 

Nous  avons  peu  de  chose  à  ajouter  aux  déductions  de  Jannet  sur  l'ave- 
nir du  peuple  américain.  Notre  jugement  sur  cet  avenir,  aussi  loin  qu'il 
peut  être  prévu  d'une  manière  quelconque,  peut  se  résumer  et  se  fonder 
en  ces  quelques  mots  :  les  États-Unis  demeureront  probablement  et 
dans  l'ensemble  ce  qu'ils  sont  aujourd'hui.  Nous  disons  probablement; 
car  qui  pourrait  embrasser,  dans  leur  action  réciproque  et  dans  leur 
développement  individuel,  tous  les  facteurs  dont  dépend,  dans  une  seule 
génération,  le  développement  de  l'Union  et  de  ses  habitants  ? 


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LES   ÉTATS-UNIS  CONTEMPORAINS.  529 

Le  sort  de  l'Europe,  c'est-à-dire  le  sort  des  vieilles  contrées  agricoles 
dans  lesquelles  les  États-Unis  déversent  lear  richesse  avec  tout  ce  qui 
s'y  rapporte,  jouera  un  grand  rAle  aussi  dans  la  formation  future  de 
rUnion  ;  et  cela  à  cause  du  trait  le  plus  saillant  du  caractère  de  la  grande 
partie  du  peuple  américain  :  Tamour  du  gain  et  de  Targent.  Une  guerre 
violente  viendrait-elle  par  exemple  à  dévaster  notre  pauvre  Europe?  elle 
contribuerait  puissamment  au  bien-être  de  la  population  des  États-Unis  ; 
car  la  consommation  des  armées  multipliées  d'une  manière  gigantesque 
et  celle  des  autres  habitants  de  notre  continent,  minés  en  partie  dans 
leurs  récoltes,  assureraient  alors  un  marché  immense  aux  produits  agri- 
coles de  l'Amérique. 

Mais,  tant  que  cette  guerre  européenne  n'éclate  pas  et  que  les  États- 
Unis  ne  sont  pas  touchés  d'une  manière  sensible]  par  les  influences 
extérieures  dans  leur  direction  actuelle,  ils  resteront  en  tout  dans  l'an- 
cien état  des  choses,  jusqu'à  ce  que  la  colonisation  du  sol  cultivable  soit 
accomplie  et  que  la  consolidation  des  groupes  d'immigrants,  qui  con- 
servent leur  nationalité  et  pour  cela  se  dérobent  aux  influences  des 
indigènes  américains  de  souche  anglo-saxonne,  irlandaise  ou  allemande, 
soit  complètement  terminée.  Mais  examiner  ce  qui  pourrait  alors  arriver 
et  quelles  perspectives  plus  ou  moins  grandes  d'un  renouvellement 
moral  et  religieux  de  la  grande  partie  ou  au  moins  d'un  large  cercle  de. 
la  nation  pourraient  s'ouvrir,  en  présence  de  la  grande  incertitude  de 
toutes  les  circonstances  entrant  ici  en  considération,  en  présence  des 
forces  indéterminables  des  diverses  influences  qui  devront  y  coopérer,  ' 
cela  ne  peut  être  Fâlfaire  d'une  œuvre  scientifique  qui  s'appuie  sur  des 
faits  et  non  sur  de  vagues  hypothèses.  Dans  l'intervalle,  jusqu'à  l'époque 
où  les  faits  importants  et  graves  qu'on  vient  de  mentionner  seront  près 
de  s'accomplir,  si  l'état  de  l'Europe  n'a  pas  son  contrecoup  sur  le  sort 
des  États-Unis,  les  grands  courants  qu'on  peut  actuellement  y  remar- 
quer rempliront  la  vie  de  l'Union. 

Une  minorité  religieuse  considérable  et  moralement  respectable  sera, 
par  conséquent,  assez  libre  de  vivre  conformément  à  ses  nobles  traditions 
et  pourra  exercer,  sur  un  plus  ou  moins  grand  nombre  d'individus,  une 
propagande  salutaire. 

Les  grandes  masses,  déjà  en  partie  moralement  contaminées,  si  elles 
ne  sont  pas  encore  dépourvues  du  sentiment  du  droit  et  de  tous  les  nobles 
mobiles,  ces  grandea  masses  qui  décidément  sont  au-dessous  du  niveau 
de  la  personne  moyenne  de  l'Europe,  formeront  aussi  à  l'avenir  le  gros 
de  la  nation.  Elles  feront  de  l'argent,  le  perdront  de  nouveau  en  partie, 
provoqueront  çà  et  là  une  modération  des  inconvénients  par  trop  grands 
de  la  vie  de  parti,  et  cela  au  mieux  pour  un  certain  temps  ;  mais  elles  ne 
prendront  pas  toujours  des  voies  conformes  au  sentiment  de  l'honneur 


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530  LES  ÉTATS-UNIS  CONTEMPORAINS. 

politique,  jusqu'à  ce  que  cette  corruption,  qui  nous  est  heureusement  le 
plus  souvent  encore  inconnue  à  nous  autres  Européens,  relère  dé  nou- 
veau la  tête,  et  hâte  de  nouvelles  explosions  de  colère. 

Malgré  tous  les  remèdes  que  Ton  a  essayes  et  dont  on  a  fait  men- 
tion, la  coterie  de  la  politique  industrielle  continuera  à  faire  Topi- 
nion  publique  en  jetant  des  mots  de  ralliement  parmi  les  masses, 
et  les  conduira  en  laisse  comme  elles  l'avaient  été  auparavant  à  propos 
de  Fabolition  de  Vesclavage  et  d'autres  belles  questions,  qui  devaient  ser- 
vir de  prétexte  aux  buts  politiques  et  à  Tavènement  au  pouvoir  des 
divers  groupes  progressistes.  Il  en  sera  ainsi  quand  même  on  devrait 
peu  s'attendre  à  ce  qu'une  nouvelle  tyrannie  de  parti  et  une  exploitation, 
telles  qu'elles  existaient  sous  la  présidence  de  Grant,  se  produisissent. 
Mais  les  corruptions  et  les  fraudes  dans  les  élections,  les  changements 
en  masse  de  fonctionnaires  et  les  exigences  mal  fondées  d'une  grande 
masse  d'électeurs,  comme  elles  se  sont  manifestées  ces  dernières  années 
lors  de  l'alliance  d'une  partie  de  la  Démocratie  avec  la  Farmers'  AUiance, 
resteront  à  l'ordre  du  jour.  Mais  pourquoi  conjecturer  que  ce  mélange  de 
bien  et  de  mal,  qui  gagne  à  Theure  actuelle  toutes  les  conditions  de  la  vie 
des  États-Unis,  se  maintiendra?  Pourquoi  ne  croiraitron  pas  que  les  élé- 
ments de  ce  mélange  pourront  gagner  ou  perdre  en  force  et  en  extension 
d'une  manière  très  importante  jusqu'à  ce  que  les  grandes  transforma- 
tions esquissées  plus  haut  se  soient  accomplies?  Le  fondement  de  cette 
supposition  se  trouve  tout  simplement  dans  ce  fait  que  les  facteurs  déve- 
loppés par  l'état  actuel  des  États-Unis  subsistent  encore.  Gomment 
croire  en  effet  que  cette  masse  avide,  privée  d'un  idéal  élevé,  à  qui  les 
scrupules  politiques  et  les  relations  d'affaires  honnêtes  et  solides  qui 
existent  généralement  dans  la  plupart  des  pays  d'Europe,  surtout  en 
Allemagne,  en  France,  en  Italie,  en  Autriche-Hongrie,  sont  presque 
inconnus,  puisse  entreprendre  une  sérieuse  réforme  avant  qu'elle  ne  se 
soit  modifiée  dans  son  essence  grâce  à  de  grandes  transformations  des 
conditions  du  pays?  Avant  qu'une  transformation  essentielle  se  soit 
accomplie,  d'autres  éléments  tout  différents  ne  seront-ils  peut-être  pas 
parvenus  à  une  plus  grande  puissance,  éléments  qui  ne  seront  pas  même 
de  race  anglo-américaine  et  seront  unis  avec  les  descendants  des  anciens 
possesseurs  d'esclaves  purifiés  parle  malheur.  Nous  avons  certainement 
montré,  en  nommant  les  cinq  États  mentionnés  plus  haut,  que,  sous  le 
rapport  des  u  scrupules  politiques  »,  no  us  n'étions  pas  d'une  exigence  trop 
grande.  La  formation  de  l'Italie  est  bien  connue,  et  le  gouvernement 
actuel  de  la  République  française,  sur  le  terrain  religieux  et  scolaire,  ne 
s'est  pas  conduit  jusqu'ici  d'une  manière  particulièrement  estimable 
vis-à-vis  des  plus  élémentaires  libertés  du  citoyen  ;  nous  passons  sous 
silence  ce  qui  s'est  produit  et  se  produit  encoreà  oe  sujet  dans  ht  plupart 


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LES  ÉTATS-UNIS   CONTEMPORAINS.  531 

des  contrées  de  rAUemagne.  Et  cependant,  dans  toutes  ces  contrées,  la 
magistrature  est  encore  respectable  et  Tadministration  n'est  pas  com- 
plètement corrompue.  Aux  États-Unis,  au  contraire,  nous  le  reconnais- 
sons volontiers,  la  liberté  de  l'individu  et  de  TÉglise  est  plus  grande. 
Mais  qui  garantirait  que  cette  liberté  ne  deviendra  pas  parfois  tout  à 
fait  licencieuse,  si,  par  exemple,  les  sociétés  secrètes  poussent  aux  excès 
les  masses  excitées  sous  prétexte  que  tel  on  tel  cloître  fait  aux  ou- 
vriers une  concurrence  dangereuse,  ou  bien  si  on  persuade  à  ces  masses 
que  rËglise  catholique  n'ira  pas  jusqu'à  s'incliner  devant  certaines  ma- 
nifestations «  du  peuple  éclairé  et  infaillible  »  ? 

Nous  craignons  réellement  que  Parchevéque  Irelandde  Saint-Paul  qui, 
dans  Tété  de  1892,  à  Paris,  représentait  au  clergé  français  combien  le 
clergé  catholique  américain  était  populaire  en  s'occupant  de  tous  les 
intérêts  matériels  du  peuple,  d'œuvres  publiques,  etc.,  ne  fasse  un  jour 
de  fort  mauvaises  expériences  de  cette  popularité,  si  les  masses  excitées 
exigent  des  mesures  quelque  peu  coercitives  pour  américaniser  les 
Allemands  et  les  autres  émigrants  qui  leur  sont  odieux  par  leur  sobriété 
et  leur  énergie;  par  exemple,  si  elles  exigent  que  la  prédication  n'ait 
plus  lieu  dans  la  langue  maternelle  de  ces  derniers,  etc.,  ce  que  natu- 
rellement le  prélat  n'accordera  pas. 

Jusqu'à  ce  que  le  célèbre  second  sober  tkought  de  la  nation  soit  arrivé, 
de  nombreuses  églises  et  écoles  pourront  s*abimer  dans  les  flammes  ; 
car  les  citoyens  éclairés  de  la  grande  Bépublique  sont  énergiques  et  les 
basses  couches  renferment  des  éléments  qui,  comme  nous  l'avons  vu, 
sont  prêts  à  recourir  au  meurtre  et  à  l'incendie  pour  atteindre  leur  but 
social.  La  majorité  de  la  population  actuelle  des  États-Unis,  peu  reli- 
gieuse et  moralement  assez  large  de  cœur,  peut  accomplir  de  belles 
réformes.  Une  partie  de  cette  majorité,  dans  laquelle  nous  ne  compre- 
nons pas  la  grande  faction  des  agitateurs  de  la  politique  industrielle,  1rs 
spéculateurs  de  profession  et  les  éléments  sans  ccnscience  de  la  haute 
finance  (car  tous  ces  divers  éléments  sont  au-dessous  du  niveau  moral 
de  la  moyenne  des  Américains  du  Nord),  nourrit  une  aversion  réelle 
contre  Tignoble  exploitation  des  partis  et  de  l'argent.  Mais,  tant  que  les 
gens  comme  il  faut  ne  se  décident  pas  à  soustraire  autant  de  temps 
qu'il  convient  à  leurs  occupations  fondées  sur  le  seul  amour  du  gain, 
aûn  d'élever  la  vie  publique  et  d'être  quelques  années  députés  ou  juges, 
il  ne  faut  point  attendre  une  sérieuse  amélioration  des  conditions 
publiques  des  États-Unis.  Il  en  coûterait  encore  moins,  si  on  se  donnait 
seulement  la  peine  de  choisir  et  d'élire  de  dignes  représentants  parmi  le 
nombre  croissant  des  éléments  réellement  éduqués,  qui  se  recrutent 
parmi  la  minorité  importante  et  très  estimable  de  la  nation,  parmi  la 
foule  des  gens  comme   il  faut  de  la  deuxième  classe,  pour  ainsi  dire. 


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53Î  LES   ÉTATS-IIMS  CONTEMPORAINS. 

Mais,  comme  il  n'est  jamais  temps,  pour  le  faire,  c'est  la  preuve  qu*il  y  a 
une  lacune  dans  le  sentiment  moral  de  cette  majorité. 

Qae  cela  soit  ainsi,  on  ne  doit  pas  trop  s'en  étonner.  Les  gens  qui  ne 
possèdent  pas  une  ferme  conviction  religieuse,qni  leur  fasse  haïr  ce  que 
rÉtre  suprême  a  défendu,  tombent  en  général  très  facilement  dans  un 
<claxisme  »  moral,  quand  ils  entendent  glorifier  continuellement,  sans 
mesure,  leur  nationalité,  et  quand  ils  voient  excuser  tous  ses  défauts 
sous  prétexte  de  phases  nécessaires  de  tout  développement.  Écoutons 
par  exemple  «  le  plus  grand  poète  »  de  TAmérique,  Emerson,  saisissant 
sa  lyre,  et  comme  un  poète  bamum  célébrant  son  pays.  Pour  donner 
une  idée  complète  de  son  emphase,  nous  citons  le  passage  Suivant: 
{Hùicellanies  I.  c.  1887,  XI,  399,400).  Ce  doit  être  Pair  excitant  de  l'Amé- 
rique du  Nordi  qui,  lorsqu'il  ne  s'agit  pas  d'affaires,  trouble  le  regard 
des  Américains  au  point  de  vue  de  l'admiration  qu'ils  ont  pour  leur 
patrie  comme  aux  autres  points  de  vue.  C'est  ce  qui  a  empêché  Emerson 
de  discerner  clairement  les  conditions  des  États-Unis  et  les  causes  de  l'im- 
migration qui  s'y  produit.  Voici  ce  qu'il  dit  : 

«  Maintenant  le  point  culminant  de  ces  triomphes  de  l'humanité  —  et 
celui  qui  contient  en  réalité  l'abolition  de  l'esclavage  —  c'est  la  coloni- 
sation de  l'Amérique.  A  toutes  les  époques  il  y  a  un  pays  qui  représente 
plus  qu'aucun  autre  le  sentiment  et  l'avenir  de  Thumanité.  Personne  ne 
doute  que  l'Amérique  n'occupe  cette  place  dans  l'opinion  des  nations, 
ainsi  que  le  prouve  le  fait  do  la  nomnreuse  immigration  de  toutes  les 
contrées  de  rEurope  centrale  et  occidentale  vers  ce  pays.  Et  quand  les 
émigrants  se  sont  établis  et  ont  regardé  autour  d'eux,  ils  envoient  toat 
l'argent  dont  ils  peuvent  disposer  afin  d*y  amener  leurs  amis. 

tf  En  ce  moment  ils  trouvent  ce  pays  traversant  une  grande  crise  de 
son  histoire  qui  lui  est  aussi  nécessaire  que  Tallaitement,  la  dentition  oa 
la  puberté  le  sont  à  l'être  humain. 

«  Actuellement  nous  décidons  pour  nous-mêmes  et  pour  nos  descen- 
dants des  questions  qui,  suivant  qu'elles  seront  jugées  aune  manière  ou 
d'une  autre,  produiront  la  paix  et  la  prospérité  ou  le  malheur  des  siècles 
suivants.  Les  questions  sur  l'éducation,  sur  la  société,  sur  le  travail,  sur 
la  direction  du  talent,  du  caractère,  sur  la  nature  et  les  habitudes  des 
Américains  peuvent  bien  nous  occuper  autant  et  plus  que  la  question 
de  religion. 

«  Les  nouvelles  conditions  dans  lesquelles  se  trouve  l'homme  en  Amé- 
rique sont  réellement  favorables  au  progrès,  à  l'abolition  de  restrictions 
absurdes  et  d'antiques  inégalités. 

«  Plus  on  se  sert  de  son  intelligence,  plus  claire  elle  devient  et  ici  elle 
est  continuellement  mise  en  usage.  L'homme  le  plus  humble  est  chaque 
jour  appelé  à  donner  son  opinion  sur  des  questions  pratiques,  et  comme 
la  liberté  civile  et  sociale  existe,  la  stupidité  même  produit  un  effet  favo- 
rable. L'hypocrisie  provoque  le  bon  sens.  L'Église  catholique,  les 
médiums  spirites,  les  paradoxes  toujours  renouvelés,  exaspèrent  le  sens 
commun.  Plus  le  paradoxe  est  exagéré,  plus  il  est  sûr  que  Punch  l'at- 
tachera au  pilori. 

«  La  concentration  du  pouvoir  reposant  dans  le  peuple,  comme  dans 
les  gouvernements  républicains,  a  pour  effet  de  maintenir  l'Etat  plus  près 
du  bon  sens  ;  car  une  cour  ou  une  aristocratie  qui  ne  sont  jamais  quune 


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LES  ÉTATS-UNIS  CONTEMPORAINS.  533 

infime  miiiorité,peuvent  plus  facilement  faire  des  folies  qu'une  république. 
Une  république  en  effet  a  trop  d'observateurs  armés  de  leur  bulletin  de 
Tote  et  qui  ne  se  laisseront  jamais  tourner  la  tête  p&r  des  extravagances 
d'aucune  sorte;  caria  faim,  la  soif,  le  froid,  les  cris  des  enfants  et  les 
dettes  sont  toujours  là,  attachant  avec  force  les  masses  aux  devoirs  essen- 
tiels. » 


On  peut  à  peine  en  croire  ses  yeux  en  lisant  ces  louanges,  si  on  consi* 
dère  la  date  à  laquelle  elles  ont  été  composées.  C'était  le  30  mars  1878, 
dans  une  conférence  à  Boston,  un  an  après  les  fraudes  qui  avaient  élevé 
Hayes  à  la  présidence,  et  quelque  temps  après  les  scandales  inouïs 
dont  les  Carpei^baggen  s'étaient  rendus  coupables  dans  les  malheureux 
États  du  Sud,  après  la  découverte  de  l'abîme  de  corruption  rendu 
public  sous  la  seconde  présidence  du  général  Hayes,  après  le  dévoile- 
ment des  intrigues  du  Tammany  à  New- York  (Voir  chap.  12,  IV  et  Vil). 
Peut-on  véritablement  trouver  une  glorification  de  sa  propre  nationalité 
plus  dépourvue  de  critique,  unie  à  une  haine  du  catholicisme  plus  into- 
lérante et  provenant  d'une  ignorance  plus  complète?  Dans  ces  épanche- 
ments  le  vieux  poète  ne  se  fait  aucun  scrupule  de  placer  l'Église  catho- 
lique sur  le  même  pied  que  le  spiritisme,  et  de  là  livrer,  avec  toutes 
ses  institutions  particulièrement  odieuses  aux  sceptiques,  à  l'action 
d'une  feuille  satirique  comme  le  moyen  le  plus  propre  à  l'anéantir?  Et 
l'homme  qui  écrit  cela  est  le  poète  que  Ratzel,  qui  refiète  ici  l'opi- 
nion publique  de  la  moyenne  des  Américains,  cite  comme  le  phis  hardi 
et  le  plus  original  de  tous  les  poètes  et  penseurs  du  Nouveau-Monde,  et 
dont  il  célèbre  également  la  portée  d'esprit  et  la  perspicacité  I   ' 

Cette  atmosphère  intellectuelle  épaisse,  dans  laquelle  l'incapacité 
absolue  de  l'observation  critique  des  faits  sociaux,  économiques,  poli- 
tiques et  religieux,  s'unit  aune  grossière  ignorance," permet-elle  d'espérer, 
pour  ceux  qui  y  vivent,  le  retour  à  la  forte  croyance  en  Dieu,  à  la  moralité 
solide,  à  la  sérieuse  réforme  sociale  et  à  la  profoildeur  scientifique? 
Cette  atmosphère  est  malheureusement  trop  étendue,  et  l'infiuence  que 
la  vanité  collective  lui  donne  sur  des  éléments  meilleurs  mais  manquant 
de  fermeté  est  trop  considérable,  pour  qu'un  sérieux  retour  qui  transfor- 
merait réellement  la  majorité  de  la  nation  puisse  être  attendu.  Les 
meilleures  lois  ne  servent  à  rien  si  elles  ne  sont  pas  exécutées.  Et  si  on 
confie  leur  exécution,  comme  le  droit  de  suffrage  le  comporte,  à  la  majo- 
rité avide  de  réformes,  elles  devront  naturellement  pour  la  majeure 
partie  rester  lettre  morte. 

Cest  là  précisément  la  différence  profonde  qui  sépare  l'Angleterre  du 
siècle  dernier,  tombée  aussi  très  bas  au  point  de  vue  moral,  et  les  États- 
Unis  de  nos  jours.  Dans  la  première  le  pouvoir  politique  n'était  pas  entre 
les  mains  de  la  masse,  mais,  toute  proportion  gardée,  dans  celles  d^un 


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534  tes  ÉTATS-UNIS  CONTEMPORAINS. 

nombre  restreint  d'électeurs,  et  des  membres  de  la  haute  aristocratie 
avec  voix  et  siège  héréditaire  à  la  Chambre  Haute.  Aussi  ceux  qui  prê- 
chaient un  retour  sérieux  à  la  morale  et  à  la  religion  pouvaient  s'adresser 
à  un  nombre  de  personnes  beaucoup  plus  petit  que  ceux  qui  partagent 
leur  manière  de  voir  ne  peuvent  le  faire  aujourd'hui  en  Amérique  avec 
quelque  espérance  de  succès. 

Ce  qui  rendait  les  espérances  de  succès  plus  favorables  encore  en 
Angleterre,  c'était  cette  circonstance  que  les  réformateurs  du  temps  de 
Georges  III,  dont  Le  Play  parle  longuement  dans  sa  lettre  publiée  en  tête 
de  ce  livre,  avaient  à  s'adresser  à  des  personnes  toutes  plus  ou 
moins  éduquées,  qui  savaient  écouter  la  voix  des  événements  et  appré- 
cier les  conséquences  des  erreurs  sur  lesquelles  elles  avaient  été  éclai- 
rées. La  perspective  est  malheureusement  toute  différente  aux  États- 
Unis.  Celui  qui  veut  diriger  la  nation  américaine  dans  d'autres  voies  doit 
d'abord  instruire  beaucoup  de  gens  qui  s'accrochent  à  leurs  préjugés 
avec  l'entêtement  si  fréquent  dans  les  basses  couches  sociales;  car  ces 
préjugés  flattent  au  plus  haut  degré  la  vanité  humaine.  L'oubli  des 
devoirs  si  répandu  dans  les  hautes  classes,  et  la  légèreté  au  point  de  vue 
social  qui  apparaît  tous  les  jours  d'une  bien  triste  manière,  offrent  tou- 
jours un  aliment  nouveau  à  ces  préjugés.  Môme  dans  la  France  démocra- 
tique, où  une  minorité  de  la  population,  très  active  et  digne  d'estime, 
prend  part  avec  zèle  à  la  vie  publique  et  consacre  ses  forces  à  d'innom- 
brabûus  oeuvres  de  salut  social,  il  est  extrêmement  difficile  de  détacher 
lesipa^s  des  plus  grossiers  sophismes  de  Tidéocratisme  révolutionnaire. 
Bien  (fifi  les  femmes  et  les  jeunes  filles  soient  restées  religieuses  comme 
auparavant  et  que  la  vie  de  famille  qui,  avant  la  Révolution;  s'était  bien 
affaiblie  dans  le  grfmd  nombre,  se  soit  de  nouveau  fortifiée  dans  les 
hautes  classes,  la  vie  dM  peuple  tout  entier,  pour  ainsi  dire,  est  encore 
privée  d'influences  salutaires^  Comment  peut-on  alors  espérer,  aux  États- 
Unis  une  rapide  transformation  de  l'esprit  public  ?  Aux  États-Unis  ces 
éléments  de  conservation  et  de  propagande  réformiste  sont  bien  plus  fai' 
blement  représentés  qu'en  France,  et  ils  manquent  le  plus  souvent  aussi 
de  cet  esprit  de  famille  qui,  en  Angleterre,  dans  la  période  même  d'abais- 
sement religieux  et  moral  mentionnée  plus  haut,  ne  s'était  jamais  com- 
plètement éteint,  restant  ainsi  à  travers  des  milliers  d'années  le  don 
précieux  intimement  attaché  au  sol  national  de  la  race  anglo-saxonne. 

Comment  la  plupart  de  ces  immigrants  de  toutes  les  contrées  pour- 
raient-ils posséder  cet  esprit,  eux  qui,  avec  si  peu  d'avoir  et  de  bien,  sé- 
parés de  leurs  familles  par  l'Océan,  se  trouvent  dans  des  situations  tout 
à  fait  nouvelles  et,  dans  leurs  luttes  pour  l'existence,  sont  beaucoup, 
plus  enclins  à  l'amour  du  gain  et  au  relâchement  de  la  conduite,  qu'au 
développement  des  qualités  de  Tâme,  qui  sont  la  base  de  la  piété  ?  Cette 


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LES  ÉTATS-UNIS  CONTEMPORAINS.  535 

disposition  des  plus  larges  couches  de  la  population  de  rAmérique  du 
Nord  et  cette  illusion  des  grandeurs  nationales,  augmentent  les  diffi- 
cultés que  la  constitution  démocratique  ofTre  déjà  d'elle-même  aux  essais 
de  réforme.  Quand  une  démocratie  se  trouve  dans  de  mauvaises  voies,  il 
est  jbien  plus  difficile  de  lui  porter  secours  qu'à  une  nation  gouvernée 
par  un  monarque  ;  car  celui-ci,  lorsqu'il  est  en  présence  de  quelques 
éléments  solides,  peut  opérer  des  réformes  radicales.  Mais  ce  moyen 
manque  aux  États-Unis.  Le  comte  de  Hubner,  homme  d'État  et  penseur 
mort  récemment,  disait  aux  Américcdns  cette  vérité  trop  évidente  :  «  La 
monarclde  vous  est  refusée  ;  il  vous  manque  ses  conditions  essentielles. 
Les  rois  ne  s'improvisent  pas  ;  ils  ressemblent  plutôt  aux  géants  de  vos 
forêts  vierges  ;  ils  exigent  un  sol  particulier  et  croissent  lentement  dans 
le  cours  des  siècles.  » 

G^est  à  peine  si  on  peut  songer  pour  les  États-Unis  à  une  dictature  de 
longue  durée.  Ce  sera  bien  plutôt  leur  pratique  des  affaires  qui  préser- 
vera les  Américains  longtemps  encore  de  trop  grandes  catastrophes 
sociales  et  économiques,sans  lesquelles  une  dictature  ne  peut  être  imar 
ginée»  C'est  pourquoi,  jusqu'au  moment  où  ces  catastrophes  se  produi- 
ront, les  États-Unis  conserveront  l'ancien  état  de  choses. 

Quant  à  l'avenir  de  l'Église  catholique  dans  la  République,  nous  eu 
avons  déjà  parlé  au  chapitre  xix.  Les  espérances  sur  la  conversion  de  la 
majorité  de  la  nation  sont  d'autant  moindres  qu'il  immigra  actuelle- 
ment beaucoup  d'hétérodoxes. 

Les  autres  confessions  chrétiennes,  qui  prennent  à  cœur  leur  profes- 
sion de  foi  et  leur  morale,  feraient  bien  de  ne  pas  compter  non  plus  sur 
on  aecroissement  très  important  du  côté  des  conversions  d'indifférents. 
Toutefois  un  avenir  éloigné  pourrait  bien  amener  des  changements .  Cet 
avenir  est  entre  les  mains  de  Dieu  et  nous  n'avons  pas  à  le  prévoir. 

Walter  K.\empfe. 


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LITTÉRATURE  SOCIALISTE  ALLEMANDE 


Le  développement  du  socialisme  dans  la  plupart  des  pays  de  l'Europe 
est  aujourd'hui  Tune  des  préoccupations  les  plus  graves  des  amis  de  la 
paix  sociale  et  des  hommes  de  liberté.  En  étudiant  à  notre  dernier  Con- 
grès annuel  (1)  les  progrès  de  cette  doctrine  en  Allemagne,  j'ai  indiqué 
brièvement  quels  étaient  les  divers  modes  de  propagande  recommandés 
par  les  chefs  du  parti,  et  mentionné  Tessor  considérable  que  la  «  littéra- 
ture socialiste  »  prend  depuis  quelques  années.  Peut-être  ne  sera-t^il 
pas  sans  intérêt  pour  les  lecteurs  de  la  Réforme  sociale  de  connaître  les 
impressions  que  de  récentes  lectures  ont  laissées  dans  mon  esprit. 

En  dehors  des  journaux  dont  le  nombre  augmente  tous  les  ans  et  aux- 
quels il  ne  serait  pas  inutile  de  consacrer  une  étude  particulière,  il  y  a 
trois  sortes  de  productions  littéraires  qui,  toutes  trois,  ont  en  Allemagne 
plus  d'importance  que  chez  nous,  et  avec  lesquelles  il  est  indispensable 
de  faire  connaissance  si  Ton  veut  apprécier  équitablement  Tesprit,  Tàme 
et  les  aspirations  de  Touvrier  allemand.  Je  veux  parler  des  poésies,  des 
romans  et  des  almanachs  (2). 

Il  y  a  aujourd'hui  toute  une  poésie  socialiste,  faite  pour  les  ouvriers, 
et  s'adressant  exclusivement  à  cette  partie  du  peuple  qu'on  peut  appeler 
le  quatrième  état.  G^est  surtout  une  poésie  lyrique,  d'un  caractère  plu- 
tôt sentimental.  On  aurait  tort  de  s'imaginer  qu'elle  soit  animée  d'un 
souffle  de  haine,  et  qu'elle  ressemble  à  un  chant  de  guerre  ou  à  un 
appel  aux  armes.  Il  y  est  sans  doute  parlé  de  lutte,  de  révolte  contre 

*  l'oppression,  de  résistance  à  Tiniquité  ;  mais  on  n'y  rencontre  en  réalité 
ni  ces  protestations  contre  l'idée  de  patrie,  ni  ces  attaques  contre  l'Em- 
pereur, la  royauté  ou  les  institutions  politiques  actuelles,  dont  les  jour- 
naux socialistes  sont  coutumiers.  Cette  poésie  est  en  général  d'un  style 
élevé  qui  n'est  dépourvu  ni  d'élégance  ni  d'éclat.  On  y  trouve  çà  et  là 
des  aspirations  généreuses  et  un  désir  hautement  exprimé  de  réconci- 
liation, de  paix  et  de  fraternité.  Guillaume  Hasenclever  termine  son 
poème   la  Haine  par  ces   mots  :  «  Nous  voulons  que  toutes  ces  malé- 

V  dictions  aient  un  terme  pour  que  la  haine  puisse  faire  place  au  saint 
amour.  »  «  Ce  n'est  pas  la  haine  des  riches  que  nous  prêchons,  dit 
Andorf  dans  la  Marseillaise  des  travailleurs,  nous  voulons  seulement 
droit  égal  pour  tous.  »  Aussi  ne  faut-il  pas  s'attendre  à  trouver  dans  ces 

(1)  y.  la  Réforme  sociale  du  16  juillet  1893. 

(2;  Cf.  Schnftenveneichnise  der  Buchhandlung  des  Voi*wdris,  novembre  1892. 


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[ 


UTTÉRATURE   SOCIAUSTE  ALLEMANDE.  537 

écrits  des  indications  précises  sur  le  but  que  les  socialistes  se  proposent 
d'atteindre,  et  sur  les  intentions  de  leurs  chefs.  Quand  on  y  parle  de 
lutte  on  ne  dit  même  pas  nettement  contre  qui  et  contre  quoi,  et  c'est 
en  termes  fort  vagues  qu'on  décrit  Tantagonisme  du  capital  et  du  tra- 
vail. On  se  borne  à  célébrer  pompeusement  le  travail  et  à  prophétiser 
pour  l'avenir  le  triomphe  des  travailleurs.  Mais  on  ne  dit  pas  comment 
s'obtiendra  la  victoire.  Ainsi  les  socialistes  allemands,  qui  sembfent, 
lorsqu'on  parcourt  leurs  journaux  ou  qu'on  lit  les  programmes  de  leurs 
Congrès  annuels,  avoir  des  idées  très  arrêtées,  se  contentent  dans  leur 
poésie  de  belles  phrases,  de  grands  mots  et  de  descriptions  gracieuses. 
Ei  pourtant  que  n'ont-ils  pas  dit  de  la  «  phraséologie  creuse  »  des 
poètes  libéraux  de  la  première  moitié  de  ce  siècle  I  Ils  font,  en  réalité, 
comme  eux  :  leur  poésie  ressemble  visiblement  à  la  leur  ;  on  y  trouve 
également  ce  style  coloré,  ces  tirades  sonores,  ces  expressions  abstraites 
qui  laissent  à  l'imagination  prendre  tout  son  essor. 

11  en  est  même  parmi  leurs  poètes  qui  s'efforcent  d'imiter  Schiller  dont 
les  œuvres,  parait-il,  figurent  dans  toutes  les  bibliothèques  socialistes  à 
côté  de  celles  de  Marx  et  de  Lassalle.  Voici  par  exemple  des  vers  de  Max 
Kegel  que  Schiller  n'eût  peut-être  pas  désavoués  : 

«  Dans  l'âpre  mêlée  des  partis  —  que  sépare  la  diversité  des 
croyances—  il  (le  quatrième  état)  vient  jeter  fièrement  son  amour  de  la 
science,  —  oui  seule  afTranchit  les  esprits.  —  A  la  haine  aveugle  de  s 
peuples  —  à  la  gloire  sanglante  des  batailles,  —  il  oppose  l'éclat  radieux 
—  ae  la  vraie,  de  la  noble  humanité  (1).  » 

Et  le  peuple  allemand  apprécie  cette  poésie  élevée  qui  nourrit  son 
imagination  et  l'élève  au-dessus  du  terre-àterre  delà  vie  quotidienne;  il 
la  préfère  à  ces  descriptions  réalistes  auxquelles  on  cherche  cependant 
peu  à  peu  à  l'accoutumer.  L'esprit  germanique  a  toujours  eu  et  aura 
sans  doute  toujours  un  certain  faible  pour  les  idées  abstraites  qui  ne 
correspondent  à  rien  de  pratique  et  il  y  a  peut-être  quelque  habileté  delà 
part  des  poètes  socialistes  à  conserver  ce  ton  :  ils  savent  que  le  tempéra 
ment  d'un  peuple  ne  se  transforme  pas  du  jour  au  lendemain,  et  en  dépit 
de  leurs  tendances  internationalistes,  les  socialistes  allemands  restent 
au  fond  plus  allemands  qu'eux-mêmes  ne  le  supposent. 

La  lecture  des  romans  socialistes  suggère  des  réflexions  analogues, 
mais  c'est  aux  scènes  de  la  vie  réelle  qu  ils  empruntent  de  plus  en  plus 
leurs  descriptions.  Voici  d'abord  un  roman  de  Robert  Schweichel,  l'un 
des  principaux  collaborateurs  de  la  grande  revue  socialiste  Die  neue 
Zeit  (2).  La  scène  se  passe  dans  un  district  minier.  Le  patron  veut  réduire 
les  salaires,  les  ouvriers  protestent  et  organisent  une  grande  réunit>n; 

(1)  Max  Kegol,  Sozialdemokralisches   Liederbuch, 

(2)  In  Acht  und  Bann.  Erzahlung  von  R.  Schweichel. 

La  R4f.  Soc,  !•'  octobre  1893.  3«  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.),  35 


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Goosle 


538  LITTÉRATURE   SOCLALISTE  ALLEMANDE. 

un  d'entre  eux  est  député  auprès  du  propriétaire,  mais  ses  efforts  sont 
inutiles.  Bien  mieux  :  on  le  renvoie  sous  prétexte  de  menées  révolution- 
naires. Il  essaie  d'ouvrir  dans  le  village  un  magasin  de  charbon;  mais  le 
propriétaire  refuse  de  lui  en  vendre.  Il  veut  alors  installer  un  débit  de 
boissons  pour  les  ouvriers,  mais  on  défend  à  ceux-ci  d'y  mettre  les  pieds. 
Un  jour,  dans  un  accès  de  désespoir  il  tente  d'assassiner  ce  patron  impi- 
toyable, mais  il  échoue  et  paie  de  sa  tète  son  audacieuse  tentative. 

Mais  tous  les  propriétaires  ne  sont  pas  aussi  inflexibles  que  celui-là. 
Les  écrivains  socialistes  nous  montrent  aussi  quelquefois  de  bons  patrons. 
C'est  ce  que  fait  M.  Friedrich  dans  son  intéressant  roman  Le  premier 
mai  (I).  La  misère  est  grande  parmi  les  ouvriers  d'une  petite  ville  indus- 
trielle :  l'un  d'eux  ne  peut  subvenir  aux  besoins  de  sa  famille  ;  sa  femme 
et  ses  enfants  obligés  de  travailler  se  ruinent  la  santé,  et  ces  pauvres  gens 
tombent  dans  une  profonde  misère.  Le  premier  mai  approche  :  les 
ouvriers  veulent  organiser  une  grande  fête  pour  ce  jour-là.  Le  pro- 
priétaire s'y  oppose,  un  conflit  va  éclater.  Mais  voici  le  fils  de  ce  patron 
qui  revient  de  Paris  :  il  y  a  fréquenté  les  chefs  du  parti  socialiste,  il  s'est 
laissé  convaincre  par  leurs  idées,  il  essaie  à  son  tour  de  convaincre  son 
père,  de  lui  démontrer  Tiniquité  de  forganisation  actuelle  de  l'industrie, 
et  de  plaider  la  cause  des  ouvriers.  Le  père  se  laisse  toucher,  il  accorde 
Tautorisation  désirée,  il  accepte  la  journée  de  huit  heures,  et  consent  à 
relever  les  salaires.  Les  ouvriers  sont  au  comble  de  la  joie  etmanifestent 
bien  haut  leur  satisfaction. 

Il  y  a  donc  de  bons  patrons  à  côté  des  mauvais,  et  je  dois  loyalement 
reconnaître  que  dans  la  littérature  socialiste  le  second  type  est  presque 
aussi  fréquent  que  le  premier. 

Les  anecdotes  qui  se  rencontrent  dans  les  almanachs  populaires  ne 
sont  pas  moins  instructives  à  cet  égard  (2).  La  lecture  de  ces  petits  livres 
si  répandus,  qui  pénètrent  dans  les  chaumières  les  plus  reculées,  est  une 
source  intéressante  d'informations.  Le  ton  des  almanachs  socialistes  ne 
s'élevait  guère  dans  le  début  au-dessus  de  celui  de  la  littérature  du  plus 
bas  étage.  Mais  depuis  plusieurs  années  quelques-uns  d*entre  eux,  renon- 
çant à  ces  grossièretés  de  langage,  cherchent  à  rivaliser  avec  les  meil- 
leurs almanachs  populaires.  On  y  trouve  d'intéressantes  biographies  des 
chefs  les  plus  célèbres;  on  y  lit  de  petites  histoires  destinées  tantôt  à 
apitoyer  le  lecteur  sur  le  sort  des  ouvriers,  tantôt  à  vanter  les  bienfaits 
de  la  démocratie  sociale.  On  y  remarque  surtout  un  effort  persévérant 
pour  mettre  le  peuple  au  courant  des  découvertes  scientifiques  les  plus 
importantes,  et  lui  faire  connaître  à  l'aide  de  vulgarisations  très  bien  faites 

(1)  Der  erste  Mai,  Ein  Zeidbild  in  3  Abtheilungen  von  H.  Friedrich. 

(2)  V.  notamment  Der  arme  Konrad^  illustrirter  Kalender  far  das  arboitcnde 
Volk.  —  Der  neue  Weitkaicnder,  Hamburg,  Auer  et  Cio. 


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LITTÉRATURE    SOCIALISTE   ALLEMANDE.  539 

les  résultats  de  la  science  moderne.  Si  l'on  doit  faire  de  graves  réserves 
sur  Tesprit  qui  anime  quelques-unes  de  ces  notices,  on  doit  du  moins 
rendre  hommage  à  Tardeur  avec  laquelle  on  travaille  à  l'instruction  du 
peuple  et  au  développement  de  son  intelligence. 

L'impression  qui  se  dégage  de  toutes  ces  lectures  est  en  somme  plus 
favoriible  qu'on  ne  serait  d'abord  tenté  de  le  supposer.  Ni  dans  la  poésie, 
ni  dans  les  romans,  ni  dans  les  almanachs,  toutes  choses  qui  en  Alle- 
magne ont  plus  d'importance  que  chez  nous,  on  ne  trouve  ce  ton  haineux 
qui  devient  de  plus  en  plus  celui  de  nos  socialistes  français  (i).  L'Alle- 
mand fait  tout  avec  mesure  et  lenteur.  N'est-ce  pas  le  moyen  le  plus  sûr 
de  conquérir  les  intelligences  et  de  gagner  les  cœurs?  C'est  progressive- 
ment qu'on  cherche  à  pénétrer  le  peuple  de  l'esprit  socialiste,  et  il  sem- 
ble qu'on  évite  avec  soin  ce  qui  pourrait  effrayer  les  recrues  nouvelles 
qu'on  cherche  à  conquérir.  Est-ce  à  dire  que  les  idées  aient  beaucoup 
changé  ?  Il  est  permis  d'en  douter.  Les  chefs  du  parti,  les  députés  socia- 
listes par  exemple,  au  contact  d'hommes  dont  l'éducation  première  est 
plus  raffinée  que  la  leur,  ont  pris  une  plus  grande  urbanité.  Mais  si  l'on 
cherche  à  pénétrer  plus  avant  dans  leur  pensée,  et  à  les  voir  dans  leurs 
congrès,  on  ne  saurait  être  rassuré  sur  leurs  intentions.  C'est  un  point  sur 
lequel  nous  reviendrons  bientôt. 

G.  Blondel. 


(1)  Nos  socialistes  français  redoutent  par-dessus  tout  ce  qui  pourrait  amener 
une  détente  entre  les  divers  facteurs  du  travail.  M.  Rafialovich  a  cité  dans  le 
Mionde  économique  la  réponse  d*un  socialiste  devant  lequel  on  parlait  des  moyens 
d'accroître  le  contentement  des  ouvriers,  u  Le  contentement  de  l'ouvrier!  mais 
c'est  la  pire  des  choses.  Il  n'est  pas  de  sottise,  de  vice  même,  qui  ramène  un  peu- 
pie  en  arrière  autant  que  le  contentement  I  »  Cette  réponse  ne  montre-t-elle  pas 
queUe  est  la  pensée  de  derrière  la  tète  do  ces  agitateurs  quand  ils  demandent  à 
diriger  eox-mèmes  et  sans  l'intervention  des  patrons  les  institutions  créées  en 
faveur  des  ouvriers. 


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^^•'"^^1 


BIBUOGRAPHIE 


I.     —    Recueil»    périodique». 

Revue  Internationale  de  •oclolo§;le,  recueil  bimestriel  publié 
par  René  Worms;  t.  I,  1"  partie  (Paris,  janvier-juin  1892).  —  Worms 
(R.)  La  Sociologie,  p.  3-16  [«  Découvrir  Tunité  sociale,  l'atome  social,  qui 
présente  déjà  en  petit  tous  les  phénomènes  que  la  société  reproduit  en 
grand,  ce  sera  créer  quelque  chose  d'analogue  à  la  physique  et  à  la 
chimie  moléculaire,  à  la  biologie  cellulaire,  qui  ont  transformé  toute  la 
physico-chimie  et  toute  la  biologie,  ce  sera  réformer  la  face  de  la  science 
sociale.  Trouver  un  groupement  à  la  fois  multiple  et  un,  un  groupement 
simple  et  pourtant  déjà  complexe,  dont  les  membres  soient  tout  ensemble 
indépendants  et  solidaires,  qui  se  prête  à  Tétude  plus  aisément  que  nos 
sociétés  contemporaines,  tout  en  nous  offrant  une  image  abrégée,  et  par 
là  même  une  explication  de  ce  qui  se  passe  en  elles,  tel  doit  être  le  but 
du  sociologue,  car  là  est  évidemment  la  solution  du  problème  à  la  fois 
initial  et  ultime  de  sa  science  :  qu'est-ce  qu'une  société  ?  »  Cet  élément 
simple,  n'est-ce  pas  la  famille,  dont  Técole  Le  Play  a  fait  son  postulat? 
Il  ne  le  semble  pas,. car  elle  ne  serait  qu'un  élément.  Il  faut  s'aider  de  la 
biologie  et  diviser  en  deux  classes  la  science  sociale  :  sociologie  descrip- 
tive étudiant  les  familles,  les  individus,  les  sociétés,  le  détail  vivant  et 
concret  du  monde  social  ;  sociologie  comparée  rapprochant  ces  données 
pour  en  tirer  des  lois  universelles,  dont  les  anciennes  sciences  sociales 
seraient  les  subdivisions.  La  méthode  adoptée  sera  celle  déjà  suivie  qui 
ne  comporte  que  des  perfectionnements  de  détail.  Les  résultats  de  la 
sociologie  synthétique  deviendront  plus  complets  et  le  progrès  plus 
rapide.  La  sociologie  rendra  des  services  quand  bien  même  son  utilité 
pratique  n'apparaîtra  pas  immédiatement  :  l'acte  peut  être  contenu  en 
puissance].  — ^JBabeau  (Albert),  Une  grève  sous  la  régence,  p.  16-23 
[Grève  de  1717  à  Abbeville  entre  patrons  et  ouvriers  de  la  fabrique  de 
draps  Yan  Rohais.  Les  intendants  et  le  ministre  ne  parvenaient  pas  à 
vaincre  toutes  les  résistances.  Par  des  privilèges  on  avait  cru  augmenter 
la  force  de  production  et  de  richesse  de  la  France  et  à  la  An  du  règne  de 
Louis  XIV  la  crise  était  intense].  —  Bertillon  (J.),  La  natalité  en 
France,  p.  24-46  [Le  danger  est  grand,  car  dans  vingt  ans  pour  un  cons- 
crit français  il  y  en  aura  deux  allemands.  La  natalité  est  d'autant  plus 
basse  que  le  pays  est  plus  riche  et  parmi  les  pauvres  le  plus  pauvre  a  le 
plus  d'enfants.  Les  réformes  proposées  consistent  dans  l'augmentation  du 
nombre  des  mariages  (l'auteur  refuse  toute  influence  aux  idées  reli- 
gieuses), la  diminution  de  la  stérilité  volontaire  (syphilis,  alcoolisme,  e  te.)  ^ 
les  réformes  sociales  diverses,  la  diminution  de  la  mortalité  aussi,  dit-on, 
bien  que  tout  semble  réalisé  sous  ce  rapport.  Ces  moyens  sont  peu  pra- 
tiques. Que  faire  alors  ?  La  loi  couvre  d'impôts  les  familles,  «  les  lois  sur 
l'héritage  sont  la  grande  cause  de  la  faible  natalité  française  ».  On  ferait 
payer,  comme  en  1789,  un  impôt  aux  familles  de  moins  de  trois  enfants  et 
l'Etat  perdrait  ainsi  2,032,134  parts  contributives,  alors  qu^il  en  recou- 
vrerait 2,064,047.  Conclusion:  il  faut  augmenter  la  natalité].  -^Marous- 
Bom  (P.  du),  Tiers  État  commercial  et  Grands  Magasins,  p.  46-64  [Cette 


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RECUEaS  PÉRIODIQUES.  541 

étude  est  divisée  en  deux  parties  :  riches  et  pauvres  :  i'^  théorie  aristo- 
cratique avec  ses  auxiliaires,  institutions  de  patronage,  œuvres  d'assis- 
tance, assistance  Rueil,  distributions  et  fêtes  ;  2<>  théorie  démocratique  : 
a)  la  ligue  de  défense  du  commerce  et  de  l'industrie  :  histoire,  organi- 
sation, doctrine,  le  projet  de  réforme  des  patentes,  «  les  répartition- 
nistes  »  ;  6)  la  chambre  syndicale  des  employés  de  la  Seine  :  théorie 
collectiviste  moins  hostile  aux  Grands  Magasins.  Triomphe  probable  de 
Toligarchie  des  riches] .  —  Faure  (F.) ,  La  Sociologie  dans  les  facultés  de 
droit  en  France,  p.  113-121  [On  n'ose  pas  contester  l'existence  de  la 
sociologie,  donc  on  l'admet  implicitement.  D'ailleurs  la  sociologie  s'est 
introduite  dans  tous  les  cours  de  droit.  Mais  ce  ne  sont  là  que  des 
notions  générales  :  il  importe  de  placer  au  sommet  ou  au  centre  de  l'en- 
seignement un  cours  de  science  sociale,  l'article  3  de  Tarrêté  ministériel 
du  6  janvier  1891  éclairé  parla  circulaire  du  31  janvier  1891  en  est  Tin- 
dication.  Les  Facultés  de  droit  se  doivent  de  le  réclamer].  —  Lemoine 
(J.),  L'Irlande  qu'on  ne  voit  pas,  p.  122-147  [Le  home  rule  de  M.  Gladstone 
est  insuffisant.  La  politique  de  résistance  a  été  constante  à  la  vérité,  mais 
d'autre  partFIrlande  loyaliste  poursuit  son  œuvre  par  des  voies  pacifiques]. 

—  John  Lubbook,  Lerôle  social  deTinstruction  primaire,  p.  148-157  [Ce 
que  l'instruction  acquiert  est  économisé  en  prisons  et  en  police].  — 
Tarde  (G.),  Monades  et  Science  sociale,  p.  157-173,  231-46,  [Quelque 
théorie  qu'on  adopte,  on  remplit  les  corps  vivants  d'atomes  spirituels  ou 
quasi  spirituels.  Cela  suppose  que  toute  chose  est  une  société,  que  tout 
phénomène  est  un  fait  social.  «  La  vie  a  commencé  un  jour  sur  ce  globe 
et  en  un  point.  Pourquoi  en  ce  point  et  non  ailleurs,  si  les  mêmes  sub- 
stances étaient  composées  des  mêmes  éléments?  Admettons  que  la  vie 
ne  soit  qu'une  combinaison  chimique  spéciale  et  très  compliquée.  Mais 
d'où  a-t-eile  pu  naître,  si  ce  n'est  d'un  élément  différent  des  autres?  »] 

—  Wopm8(R.),  Sur  la  définition  de  la  sociologie,  p.  173-177  [La  socio- 
logie est  la  science  générale  des  sociétés  et  non  de  telle  ou  telle  science 
sociale  particulière.  On  la  peut  comprendre  en  deux  sens.  Au  sens  large 
elle  étudie  les  faits  sociaux  dans  leur  détail  et  dans  leurs  relations  réci- 
proques; elle  est  la  somme  des  sciences  particulières,  la  science  de 
l'intégralité  des  phénomènes  sociaux.  Certains  esprits  estiment  que  la 
sociologie  comprend  l'ensemble  des  phénomènes  généraux  qui  carac- 
térisent essentiellement  les  sociétés  pour  nous  apprendre  :  l'^  les  rap- 
ports existant  entre  les  divers  ordres  de  faits  sociaux  (statique  sociale)  ; 
2«  les  lois  générales  présidant  à  l'évolution  de  ces  sociétés  (dynamique 
sociale},  soit  ce  que  renferment  de  général  les  phénomènes  sociaux.  On 
en  vient  à  des  erreurs  en  s'éloignant  de  la  première  définition,  car  la 
sociologie  n'est  pas  une  science  spéciale].  —  Duguit,  Un  séminaire  de 
sociologie,  p.  201-208.  [A  l'instar  des  séminaires  allemands  l'auteur,  pro- 
fesseur à  Bordeaux,  a  réalisé  un  essai  de  séminaire  de  sociologie.  On  a 
étudié  ces  diverses  questions  :  existe-t-il  une  science  sociologique?  à 
côté  d'elle  existe-t-il  un  art  social  et  quels  sont  leurs  rapports?  quelles 
sont  les  différentes  parties  de  la  sociologie  scientifique  (phénomènes  de 
nutrition,  de  relation)?  y  a-t-ilune  conscience  sociale?]  —  Gumplowloz, 
Les  anciennes  populations  de  la  Hongrie  [Le  royaume  gélodacique,  la 
Dacie  province  romaine,  le  royaume  des  Goths  en  Dacie  et  en  Pannonie, 
la  domination  des  Huns  et  des  Avares].  —  Travers,  Questions  ouvrières 
anglaises,  l'échelle  mobile  des  salaires,  p.  246-270  [La  commission 
anglaise  du  travail  nommée  le  27  avril  1891  s'est  prononcée  contre  la 


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542  BIBLIOGRAPHIE. 

pratique  des  grèves  ou  des  lock-out  nuisibles  à  tons  :  les  trois  sections 
ont  entendu  des  témoins  qui  réclament  unanimement  l'échelle  mobile 
des  salaires,  pratique  inaugurée  en  1840  et  qui  correspond  à  la  même 
idée  que  la  participation  aux  bénéfices,  avec  cette  différence  qu'elle  est 
un  accor4  établissant  une  relation  absolue  entre  le  salaire  et  le  prix  de 
vente  quel  qu'il  soit,  tandis  qu'au  dernier  cas  on  ajoute  seulement  au 
salaire  fixé  une  somme  variable,  calculée  d'après  ce  salaire  et  les  béné- 
fices. L'ouvrier  anglais  est  intéressé  à  Tentreprise.  Un  arbitrage  règle 
les  différends.  Les  obstacles  résident  dans  la  difficulté  d'établir  une 
base  et  dans  Thostilité  des  associations  ouvrières],  —  Faure  (F.),  Ensei- 
gnement de  l'économie  politique,  de  la  statistique  et  de  la  sociologie  aux 
Etats-Unis,  p.  278-281  (En  1871  on  comptait  41  cours  dans  38  établisse- 
ments, ce  nombre  s'est  élevé  en  1892-93  à  242  dans  66  établissements, 
avec  21  séminaires]. 

Louis  Batcave. 

Revue  de»  DeusL-Moncle»  $  t.  OXYIII,  juille^aoùt  1893.  — 
Bazin  (René),  Les  Italiens  de  nos  jours  ;  I.  Provinces  du  Nord,la  vie  pro- 
vinciale, p.  49-94.  [Charmants  récits  où  la  vue  des  lieux  et  la  conversa- 
tion des  hommes  sont  l'occasion  de  digressions  attachantes  sur  le  mou- 
vement politique,  l'état  intérieur  du  royaume,  les  affaires  et  les  mœurs. 
Dans  la  grande  plaine  lombarde,  contraste  étrange  entre  un  sol  qui 
paraît  pouvoir  tout  donner  et  une  population  pauvre  quoique  très  labo- 
rieuse ;  spectacle  ordinaire  en  Italie,  la  principale  cause  est  l'excès  de 
l'impôt,  33  %  du  revenu  net  des  terres  et  50  à  60  X  du  revenu  des  maisons. 
Malgré  cela  les  communes  sont  pauvres  et  endettées.  —  Promenades 
dans  les  principales  villes  :  Milan,  «  la  capitale  morale  de  Tltalie  »  ;  pen- 
dant la  période  électorale  :  les  professions  de  foi  des  candidats  conser- 
vent la  forme  latine  avec  ses  longues  périodes  et  souvent  parlent  de 
choses  morales  et  élevées  sans  que  les  candidats  soient  pour  cela  battus; 
Vicence  avec  son  école  industrielle  fondée  par  M.  A.  Rossi;  Padoue  et 
Bologne  avec  leurs  universités;  Florence  et  Sienne.  — II.  Les  maisons 
de  Rome  et  la  campagne  Romaine,  p.  524-71.  [Examen  critique  de  la 
transformation  de  Rome,  préparée  par  Mgr  de  Mérode,  brutalement 
amenée  an  plan  régulateur  après  1870;  tableau  des  nouveaux  quartiers; 
la  faute,  c'est  d'avoir  voulu  improviser  une  capitale  et  d'avoir  construit 
trop  et  trop  vite  par  une  folie  de  spéculation;  prêts  sans  garanties, 
effondrement  des  banques  atteignant  partiellement  des  maisons  prîn- 
cières  et  le  trésor  pontifical.  —  Vagro  romanOf  ses  pasteurs  et  ses  trou- 
peaux errants,  ses  cultures  et  ses  travailleurs  émigrants;  l'assainisse- 
ment a  été  tenté  par  les  Romains,  les  papes  et  les  Français  ;  après  1870, 
commission  d'études  présidée  par  Ubaldino  Peruzzi,  lois  de  1878  {bonifl- 
camento  idraulico)  et  de  1883  (loi des  10  kilom.),  lapremière  prescrivant  des 
travaux  de  drainage  et  de  dessèchement  par  des  syndicats  et  le  concours 
de  l'État;  la  seconde  décrétant  que  dans  un  délai  de  six  mois  et  un  rayon 
de  10  kilom.  les  propriétaires  devaient  arrêter  les  projets  pour  cultiver, 
planter,  bâtir...,  résultats  médiocres  jusqu'ici;  Les  mercante  di  campagna 
trouvent  qu'on  a  assez  fait;  les  grands  propriétaires  ont  a  X  et  aiment 
mieux  ne  rien  changer  et  être  un  peu  dégrevés;  les  partisans  des  réfor- 
mes les  voudraient  obligatoires  ;  promenades  pittoresques  à  travers 
Vagro,  Cf.  le  travail  publié  ici  par  M.  Assirelli,  Vagro  romano],  —  Bled 
(Victor  du),  La  Franche-Comté,  II.  La  domination  autrichienne  et  espa- 


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RECUEILS   PÉRIODIQUES.  $43 

gnole,  la  conquête,  p.  125-63.  [Tableau  des  franchises  de  la  Comté  «  telles 
qu'elles  se  développent  à  travers  les  dominations  bourguignonne,  autri- 
chienne et  espagnole,  franchises  non  écrites,  vieux  usages  enracinés 
dans  les  mœurs  et  revêtant  aux  yeux  de  nos  ancêtres  le  caractère  de 
dogmes,  contestées,  violées  quelquefois,  revendiquées  intrépidement 
sous  Louis  XI  lui-même  et  Charles  VIII,  accrues  sans  cesse  comme  une 
terre  fertile  entre  les  mains  d'enfants  économes,  qui  les  rendirent  si 
Gdèles  à  leurs  souverains  et  firent  de  cette  nationalité  «  une  forme  de 
république  ayant  nom  de  monarchie,  préférable  à  toutes  les  autres  ».  A 
la  mort  du  Téméraire,  Louis  XI  s'empare  de  la  Bourgogne  et  même  de  la 
Comté  qui  aurait  voulu  s'allier  aux  cantons  suisses  et  qui  fut  rendue  plus 
tard  à  Maximilien  par  Charles  VIII;  alors  ce  fut  pendant  un  siècle  et 
demi  la  meilleure  partie  de  son  histoire,  longue  paix  et  prospérité  par 
Talliance  héréditaire  avec  les  Suisses  et  par  des  traités  de  neutralisation 
embrassant  la  Comté,  la  Bourgogne  et  la  Champagne.  Au  xvi«  siècle 
pépinière  d'hommes  d'État,  Nicolas  Perrenot  (Granvelle),  fils  d'un 
maréchal- ferrand  d'Ornans,  devient  garde  des  sceauxde  Charles-Quint  et 
son  conseiller  la  plus  écouté  ;  la  principauté  de  Montbéliard  et  ses  quatre 
terres  (Héricourt,  Blamont,Chatclotet  Clémont)  ;  la  conquête  de  Louis  XIV.] 
—  III.  Légendes  et  traditions  populaires,  situation  de  Tagri culture, p.  788- 
824.  [L'auteur  esquisse  quelques-unes  des  légendes  et  des  traditions  delà 
province,  pieuses,  poétiques,  comiques  ou  amoureuses,  qui  malheureu- 
sement confinent  parfois  à  la  sorcellerie  ;  vient  ensuite  un  tableau  des 
usages  et  coutumes  conservés  surtout  par  les  paysans;  les  noces  avec  leurs 
banquets,  leurs  cadeaux,  leurs  chansons  et  leurs  contes  où  le  paysan 
se  montre  très  attaché  aux  idées'  d'égalité  avec  une  rancune  tenace  contre 
les  seigneurs  et  les  curés;  les  cérémonies  du  mariage,  etc.;  enfin  un 
exposé  de  la  crise  agricole  et  des  remèdes  que  le  progrès  peut  y  apporter, 
avec  une  statistique  de  la  production  de  la  province.]  —  Valbert  (G.), 
La  jeunesse  de  Joseph  de  Maistre  d'après  une  publication  récente,  p.  213- 
24.  [A  l'aide  de  divers  documents  inédits  et  surtout  des  notes  écrites  par 
le  chevalier  Gaspard  de  Roze,  son  ami  d'enfance,  les  jeunes  années  de 
J.  de  Maistre  ont  été  racontées  par  M.  Descottes  :  tableaux  charmants  de 
la  vie  simple,  économe,  des  plaisirs  modestes  que  son  incomparable 
mère  savait  ménager  à  ses  enfants,  car  «  il  faut  amuser  les  enfants  de 
peur  qu'ils  ne  s'amusent  »  ;  années  d'éducation  chez  les  Jésuites  auxquels 
il  doit  «  celte  gaîté  de  l'esprit  et  de  la  conscience  qui  fait  bon  marché 
des  vains  scrupules  »  ;  débuts  dans  la  magistrature  et  enfin  carrière  diplo- 
matique ;  curieux  de  tout  il  fut  un  peu  hanté  par  les  idées  de  Rousseau, 
s'affilia  à  une  loge  maçonnique,  mais  au  spectacle  de  la  révolution,  il  se 
reprend  :  «  Mon  aversion  pour  tout  ce  qui  se  passe  en  France,  écrivait-il 
en  1791,  devient  de  l'horreur...,  les  massacres,  les  pillages,  les  incendies 
ne  sont  rien  ;  mais  Tesprit  public  anéanti,  l'opinion  viciée  à  un  point 
efTrayant,  en  un  mot  la  France  pourrie,  voilà  l'ouvrage  de  ces  mes- 
sieurs ».  «  La  Savoie,  la  vie  patriarcale,  son  père,  sa  mère,  les 
jésuites,  ses  fonctions  de  magistrat,  comme  les  rochers  et  les  torrents 
des  Alpes,  l'avaient  fait  ce  qu'il  était;  mais  c'est  la  révolution  qui 
lui  a  fourni  l'emploi  de  son  éloquence  et  de  son  génie.  »].  —  Fouillée 
(Alfred),  Le  tempérament  physique  et  moral  d'après  la  biologie  con- 
temporaine, p.  272-304.  [L'auteur  pensé  w  malgré  Fextrême  diffi- 
culté du  sujet,  qu'on  peut  aujourd'hui  définir  au  moins  les  conditions 
fondamentales,  les  éléments  dont  les  «  quantités  »  combinées  impriment 


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544  BIBUOGRAPHIE. 

à  l'individu  sa  marque  propre.  »  AOn  d'avoir  une  base  solide,  il  demande 
d'abord  à  la  biologie  les  derniers  résultats  de  »es  recherckes  et  de  ses 
découvertes,  et  il  établit  sur  cette  base  une  classification  naturelle  du 
tempérament.  «  Au  point  de  vue  pratique,  la  science  du  tempérament 
aurait  une  incontestable  utilité  pour  la  morale  et  la  pédagogie...  Le 
tempérament  a,  tout  le  long  de  la  vie,  deux  grandes  influences  que  Ton 
ne  devrait  pas  négliger,  Tune  sur  le  bonbeur,  l'autre  sur  la  moralité 
même  )>.]  —  Jaxmet  (ClaudioV  La  société  au  Mexique  et  l'avenir  écono- 
mique du  pays,  p.  305-40.  [Etude  très  documentée  sur  la  question  de 
l'argent  (le  Mexique  fournit  le  quart  de  la  production  annuelle  du  métal 
blanc)  et  les  mines  métalliques,  sur  les  conditions  de  l'agriculture  dans 
la  table  centrale  (1,500  à  3,000  m.  d'alt.)  ou  dans  les  tetres  ckaudeSy  si 
merveilleusement  propres  à  la  production  du  sucre  et  du  café;  nécessité 
d'une  immigration  que  retardent  le  climat,  l'occupation  du  sol  par  les 
Indiens  assez  compacts,  et  la  constitution  un  peu  vague  de  la  propriété; 
industrie  manufacturière  encore  arriérée  avec  de  bas  salaires  et  dont  le 
développement  est  subordonné  à  la  découverte  ou  à  l'exploitation  de 
gîtes  bouillers.  «  En  résumé  le  Mexique  présente  aux  capitaux  euro- 
péens et  aux  hommes   d'initiative  des  champs  variés  et  très  féconds 
d'emploi.  Peu  de  pays  nouveaux  en  offrent  aujourd'hui  autant...  A  la  dif- 
férence des  États-Unis  qui  cherchent  maintenant  à  restreindre  Timmi- 
gration  des  travailleurs  manuels...,  le  Mexique  fait  des  conditions  excep- 
tionnellement favorables  aux  industriels,  aux  commerçants,  aux  spécu- 
lateurs étrangers...  Mais  sa  grande  force  consiste  dans  les  idées  nouvelles 
qui  se  font  jour  dans  la  classe  des  grands  propriétaires  et  les  poussent  à 
faire  valoir  les  richesses  naturelles  à  peine  exploitées  dont  ils  sont  les 
détenteurs.  Elle  réside  aussi  dans  la  vive  aspiration  au  progrès  qui  tra- 
vaille tous  les  hommes  ayant  reçu  l'instruction  et  qui,  avec  le  temps, 
arrivera  k  constituer  des  clauses  moyennes  solides  ».]  —  Mimande  (Paul), 
I.  Au  bagne  ;  II.  la  colonisation  pénale,  p.  364-93  [article  très  attachant, 
vécu  et  raconté  avec  humour  ;  l'auteur  montre  le  libéré  auquel  on  accorde 
une  concession  et  qu'on  y  prépare  non  plus  malheureusement  par  l'ins- 
titution abandonnée  des  «  élèves  concessionnaires  )>,  mais  par  «  l'assigna- 
gnation  »  chez  le  colon  ;  conséquences  curieuses  et  funestes  du  régime 
parlementaire  donné  à  la  colonie  :  «  A  nous,  s'est  écrié  le  chœur  des 
agriculteurs,  des  industriels,  voire  des  «  marchands  de  goutte  »,  à  nous 
la  main-d'œuvre  économique  »;  le  seul  remède  c'est  de  revenir   aux 
•  élèves  concessionnaires  et  de  leur  faire  préparer  les  villages  qu'ils  habi- 
teront ou  exécuter  les  grands  travaux  d'utilité  générale.  Fait  curieux  à 
noter  contre  les  exagérations  de  l'atavisme  :  pas  un  seul  enfant  d'ori- 
gine pénale  n'a  été  l'objet  d'une  poursuite  correctionnelle,  tant  le  milieu 
a  changé  les  hommes.  Visite  à  Bourailcréé  en  1869  et  comprenant  main- 
tenant "00  familles   avec  4650  personnes,  concessionnaires  ruraux  et 
urbains;  le  «  couvent  »,  maison  de  correction  des  femmes,  mariages  des 
libérés  ;  exemples  de  concessionnaires  chez  eux,  syndicats  po  ur  faire  la 
vente  des  produits  sans  la  tyrannie  des  marchands.  Le  programme  peut 
se  résumer  ainsi  :  employer  les  forçats  au  profit  exclusif  de   TEtat, 
opérer  parmi  eux  une  sélection,  transformer  les  meilleurs  en  colons, 
avec  un  foyer  ;  exercer  la  tutelle  de  ces  nouvelles  familles,  instruire 
les  enfants  et  leur    apprendre  un  métier;   en  un   mot  utiliser  une 
puissante    main-d'œuvre    et    fournir    au    pays    des    habitants.]    — 
Vogtté  (le  vicomte  de),  Une  enquête  sur  l'Egypte,  p.  448-63.  [Examen 


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RECUEILS   PÉRIODIQUES.  545 

critique  du  livre  si  fortement  pense  du  duc  d'Harcourt  que  la  Réforme 
sociale  a  déjà  signalé  (ci- dessus,  p.  387)  et  sur  lequel  elle  reviendra. 
M.  d'Harcourt  considère  «  Taptitude  à  recevoir  des  coups  »  comme  la 
caractéristique  des  Égyptiens  ;  la  renaissance  sous  les  grands  Khalifes 
lui  parait  surtout  l'œuvre  des  Grecs,  l'Europe  a  été  dupe  de  la  prétendue 
régénération  de  l'Egypte  par  Méhémet  Âli  ;  les  Anglais  apporteront  le 
progrès  matériel  ;  quant  au  relèvement  il  dépend  d'une  réforme  morale 
qu'on  n'entrevoit  pas.  Pour  la  situation  actuelle  de  la  France  sur  le  Nil, 
il  reconnaît  que  ses  électeurs  de  Falaise  ne  s'en  préoccupaient  aucune- 
ment, et  que  les  gouvernants  se  sont  ainsi  conformés  aux  principes  mo- 
dernes, en  abandonnant  tout  ;  reprendra-t-on  la  position  perdue?  peut- 
être,  car  il  suffit  que  les  Anglais  aient  notre  gouvernement  et  que  nous 
prenions  le  leurl  M.  de  Vogué  se  montre  au  contraire  confiant  dans  les 
lumières  du  suffrage  universel  qui  a  poussé,  dit-il,  la  France  vers  la 
Russie  et  qui  saura  aussi  éclairer  la  question  d'Egypte.]  —  Delom  de 
Mézerao(J.),  Le  barreau  libre  pendant  la  révolution;  les  défenseurs 
officieux,  p.  572-90.  [Réfutation  expérimentale  des  projets  de  suppression 
de  Tordre  des  avocats  (propositions  Maurice  Faure  et  Trouillot);  histoire 
des  défenseurs  libres  officieux,  de  1790  à  1810;  la  plupart  étaient  des 
agents  d'affaires  sans  considération,  sots  prétentieux  des  clubs,  anciens 
laquais  ou  même  repris  de  justice,  odieusement  rapaces,  obligés  toute- 
fois de  fournir  un  certificat  de  civisme  qui  n'était  accordé  qu'aux  favoris 
du  pouvoir;  le  décret  de  4810  rétablit  enfin  l'ordre,  encore  sous  la 
dépendance  étroite  du  garde  des  sceaux,  mais  du  moins  avec  les  garan- 
ties d'honorabilité  et  de  compétence  nécessaires  aux  plaideurs  et  à  la 
société;  les  lois  de  1822  et  1830  rendirent  à  Tordre  Tindépendance  que 
la  Constituante  avait  détruite.]  —  Lévy  (Raphaël  Georges),  La  spécula- 
tion et  la  banque,  p.  591-620.  [Deux  parties  :  la  spéculation,  ses  effets 
légitimes  et  ses  abus,  la  banque,  son  objet  propre  et  sa  fonction  dis- 
tincte. Étude  lumineuse  du  mécanisme  de  la  spéculation,  le  comptant, 
opérations  à  terme,  à  découvert,  leur  utilité  pour  rendre  le  marché  large 
et  stable,  pour  les  valeurs  ou  les  marchandises  ;  «  le  marché  à  terme  est 
un  grand  régulateur  précisément  parce  qu'il  permet  Tintervention  de  la 
spéculation.  »  Banque,  ce  mot  correspond  chez  nous  à  deux  fonctions 
distinctes  ailleurs  :  le  banker  anglais  reçoit  les  dépôts  de  capitaux  et  les 
fait  fructifier;  le  merchant  fait  des  entreprises  financières;  le  premier 
opère  avec  des  dépôts  toujours  exigibles  ;  le  second  émet  des  actions  et 
des  obligations  en  vue  de  bénéfices  supérieurs  ;  examen  détaillé  des 
diverses  attributions  de  la  banque  pure  séparée  de  la  spéculation.  Cf. 
Claudio  JannetyLe  capital,  la  finance  et  la  spéculation.]  —  Harris  (Frank), 
Conklin  l'ancien,  p.  621-68.  [Roman  d'analyse  psychologique  qui  dépeint, 
non  pas  seulement  dans  le  mouvement  varié  de  leurs  actions,  mais  sur- 
tout dans  la  profondeur  intime  de  leurs  pensées,  quelques  types  intéres- 
sants de  la  vie  américaine  :  le  rude  pionnier  du  Kansas,  dur  au  travail, 
àpré  au  gain,  pieux  et  peu  scrupuleux,  énergique  jusqu'à  la  rébellion  ; 
sa  fille,  avec  les  dons  gracieux  de  la  nature,  mais  indépendante  et 
vaniteuse,  illettrée  et  frivole  ;  le  maître  d'école,  Bostonien  également 
épris  de  culture  classique  et  de  bon  ton  ;  l'avocat  de  petite  ville,  etc.]. 
—  Valbert  (G.),  Sir  Frederick  Pollock  et  sa  théorie  de  la  persécution, 
p.  694-705.  [On  sait  que  le  savant  professeur  d'Oxford  malmène  fort  le 
Contrat  social  et  la  Déclaration  des  droits  de  l'homme;  il  pense  «  qu'il 
faut  retourner  à  Aristote  et  affirmer  avec  lui  que  l'homme  est  un  animal 


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546  BIBLIOGRAPHIE. 

politique...  à  quoi  il  faut  ajouter  qu'il  n'y  a  pas  de  société  possible  sans 
un  pouvoir  souverain,  qui  ne  relève  et  dépende  de  personne...  »  ;  on  a 
vu  ici  même  son  opinion  sur  le  désétablissement  de  l'Église  auquel, 
quoique  un  peu  évolutionniste,  ce  conservateur  libéral  ne  souscrira 
jamais.  Dans  sa  théorie  de  la  persécution,  il  écarte,  et  ML.  Valbert  Ten 
loue  justement,  Texplication  insuffisante  de  la  tyrannie  des  prêtres; 
partout,  si  ceux-ci  désignaient,  c'était  l'État  qui  frappait.  Les  motifs  des 
persécutions  sont  aussi  vieux  que  le  monde  :  dans  l'antiquité,  ofTenser 
les  dieux  protecteurs,  c'était  un  crime,  car  c'était  mettre  en  danger  la 
cité  et  la  nation  ;  de  même  pour  les  persécutions  contre  les  chrétiens  qui 
formaient  comme  une  sorte  de  république  dans  Tempire,  et  au  temps  des 
dragonnades,  c'était  l'opposition  plus  que  Thérésie  que  poursuivait 
Louis  XIV.  Ce  qu'il  y  a  de  changé,  c'est  que  l'intolérance,  autrefois 
encouragée  par  les  lois,  est  aujourd'hui  combattue  par  elles.]  —  Deorais 
(Julien),  Une  élection  en  Angleterre,  p.  760-87.  [Piquant  tableau  de 
mœurs  électorales,  encadré  dans  un  récit  plein  d'humour  et  montrant 
dans  un  bourg  anglais  le  rôle  de  Vélection  agent  que  le  candidat  doit 
choisir  pour  conduire  toute  son  élection  avec  l'appui  du  club  local  et 
dont  les  soins  sont  rémunérés  généralement  par  5  à  10  %  de  la  somme 
que  la  loi  d'après  le  nombre  des  électeurs  permet  au  candidat  de  con- 
sacrer à  ses  frais  d'élection.]  —  Avenel  (le  vicomte  G.  d'),  La  propriété 
foncière  de  Philippe- Auguste  à  Napoléon;  IV,  Valeur  et  revenus  des 
terres,  p.  842-69.  [Les  prix  recueillis,  réduits  en  francs  et  rapportés  à 
l'hectare,  sont  calculés  par  moyenne  de  quart  de  siècle  avec  les  précau- 
tions nécessaires  pour  obtenir  aussi  exactement  que  possible  de  vraies 
moyennes  dans  un  sujet  si  variable,  selon  l'époque,  le  lieu,  le  degré  de 
culture  et  le  nombre  des  serfs...  Ainsi  le  prix  de  l'hectare  au  commence- 
ment du  xuj*  siècle  est  environ  de  135  francs  pour  s'élever  à  261  francs 
sous  Philippe  le  Bel,  du  moins  pour  les  terres  bien  cultivées  et  acces- 
sibles aux  échanges  ;  au  xiv«  siècle,  une  grande  baisse  à  108  francs, 
quand  tout  augmente,  provient  du  morcellement  qui  suit  l'affranchisse- 
ment; la  moyenne  descend  à  68,  à  48  francs  sous  Louis  XI  par  suite  des 
guerres  anglaises  et  des  routiers.  Le  relèvement  est  rapide  au  xvi«  siècle, 
malgré  la  grande  baisse  de  l'argent,  et  la  propriété  traverse  heureuse- 
ment cette  crise  financière  ;  il  se  continue  jusque  vers  1680;  puis  un 
grand  krach  rabaisse  les  prix  de  481  &  265  francs  pour  remonter  et  tripler 
en  quatre-vingt-dix  ans,  et  pour  doubler  encore  depuis  cent  ans;  com- 
paré au  propriétaire  mobilier,  le  foncier  n'a  pas  à  se  plaindre;  mêmes 
observations  pour  le  revenu.  En  résumé,  «  le  présent  travail  montre  la 
propriété  immobilière  soumise,  depuis  sept  siècles,  à  d'innombrables 
vicissitudes,  mais  s'en  tirant  toujours  à  son  avantage,  déjouant  par  la 
hausse  proportionnelle  de  son  capital  la  baisse  du  taux  de  l'intérêt 
depuis  le  moyen  âge,  et  par  la  hausse  simultanée  de  son  revenu  et  de  sa 
valeur  bravant  les  atteintes  que  portent  à  la  fortune  métallique  le  chan- 
gement de  la  puissance  d'achat  des  métaux  précieux  et  la  réduction  de 
la  monnaie  au  25*  de  son  poids  primitif.  »]  D. 

^ohn»  Hopktn»  Untverstty  Studte»  In  hlstorlcal  and  pe- 
littcal  «ksienoe;  t.  XI,  !»•  partie  (Baltimore,  janvier-août  1893).  — 
Gould  (E.  R.  L.),  La  condition  sociale  des  travailleurs,  p.  i-42.  [Nos  lec- 
teurs connaissent  déjà  cette  remarquable  étude  dont  la  Réforme  sociale  a 
eu  la  primeur  en  janvier  1893].  —  Alden  (Edmund  K.),  Les  assemblées 


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RECUEILS  PÉRIODIQUES.  547 

représentatives  dn  monde  contemporain,  p.  48-92  [C'eat  une  promenade 
à  Tol  d'oiseau  à  travers  un  très  vaste  sujet  :  impossible  de  résumer  ce 
résumé  ;  exact  en  général,  il  pourrait  appeler  quelques  critiques  de 
détail  :  ainsi  Fauteur  indique  encore  dans  la  composition  du  Sénat  fran- 
çais 73  membres  à  vie,  il  fait  de  Textension  des  libertés  communales 
l'un  des  principaux  objectifs  de  la  politique  radicale  en  France,  quand 
les  conservateurs  seuls  les  ont  défendues  pratiquement  à  propos  des  lois 
scolaires].  —  Edward  Ingle,  Les  nègres  dans  le  district  de  Golumbia, 
p.  97-202  [Ils  forment  aujourd'hui  le  tiers  de  la  population  du  district  et, 
quand  on  examine  les  progrès  réalisés  depuis  trente  ans,  on  est  surpris 
que  beaucoup  soient  arrivés  au  point  où  ils  sont  capables  aujourd'hui  de 
se  maintenir  eux-mêmes.  Ces  résultats  sont  dus  au  zèle  témoigné  par 
les  noirs  pour  l'instruction,  à  l'égalité  des  races  devant  la  loi,  sinon  dans 
les  mœurs.  Il  est  à  désirer  qu'on  s'occupe  maintenant  de  relever  le  ni- 
veau général  des  gens  de  couleur,  et  de  leur  donner  quelque  unité] .  — 
Weeks  (Stephen  Beauregard),  L'Église  et  l'État  dans  la  Caroline  du  Nord, 
p.  207-267  [Les  dissidents  luttent  pendant  tout  le  cours  du  xvni»  siècle 
contre  l'intolérance  de  l'anglicanisme,  religion  d'État.  iMen  qu'ils  ne 
subissent  pas  de  violence  corporelle,  ils  se  plaignent  d'une  persécution 
indirecte,  qui  s'affirme  dans  les  lois  scolaire  et  militaire,  le  régime  des 
mariages,  l'assujettissement  à  des  taxes  (dîmes)  destinées  à  payer  un 
enseignement  que  leur  conscience  réprouve.  C'est  seulement  en  1776 
que  la  Déclaration  des  droits  fait  prévaloir  ce  principe  nouveau  :  nul  ne 
sera  troublé  dans  l'exercice  du  droit  naturel  et  inaliénable  qu'il  a  d'ado- 
rer Dieu  selon  ses  convictions.  Et  encore  les  catholiques  durent'ils 
attendre  la  réforme  de  1835  pour  jouir  pleinement  de  la  liberté  de  cons- 
cience]. —  Harris  (William  T.),  La  philosophie  de  l'éducation,  p.  269- 
277  [Résumé  de  cinq  conférences  faites  sur  ce  siyet  en  janvier  1893, 
étude  critique  des  théories  de  Rousseau  et  de  Spencer.  On  remarquera 
l'importance  que  l'auteur  attribue  justement  à  la  littérature  dans  l'édu- 
cation]. —  Bentlej  (Arthur  F.),  La  condition  du  fa7*mer  de  l'Ouest, 
d'après  l'histoire  d'un  canton  du^  Nebraska,  p.  283-370  [Étude,  par  la 
méthode  monographique,  de  la  crise  agricole  dans  l'Ouest  des  États-Unis. 
On  ne  peut  espérer  faire  aussi  rapidement  ni  aussi  sûrement  fortune  que 
les  pionniers  d'il  y  a  vingt  ans.  Pour  réussir,  il  fieiut  une  énergie  intelli- 
gente, la  chance  de  ne  pas  subir  d'accidents  extraordinaires,  et  quelques 
capitaux.  Le  prix  du  sol  s'est  sensiblement  élevé,  plus  même  que  ne  le 
comporteraient  les  revenus  qu'on  en  tire.  L'endettement  aussi  s'est 
développé.  Ceux  qui  commencent  à  emprunter  soit  pour  des  consom- 
mations personnelles,  soit  pour  des  dépenses  qui  ne  sont  pas  directe- 
ment productives,  sont  presque  inévitablement  perdus,  le  rendement  de 
la  terre  n'étant  pas  en  rapport  avec  le  taux  de  Fintérêt  qu'ils  paient. 
Cette  étude  très  nette^  remplie  de  détails  précis,  ne  s'applique,  l'auteur  en 
avertit,  qu'à  un  district  déterminé,  dans  l'État  de  Nebraska.  La  situation 
est  sensiblement  différente  au  Texas,  ainsi  que  le  révèle  la  très  intéres- 
sante monographie  que  M.  Claudio  Jannet  vient  de  donner  aux  Ouvriers 
des  Detus  Mondes.]  J.  A.  des  R. 

Yale  Revtew,  t.  I  (i)  (Boston,  mai  1892  à  mai  1893).   —  Villard 

(l)  Recueil  trimestriel  fondé  par  des  professeurs  de  l'Université  de  Yale  (Con- 
neeUcut),  dont  elle  représente  resprit,  mais  sans  aucune  attache  officielle  ni  offi- 
cieuse. 


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548  BIBUOGRAPHIE. 

(Henry)  et  Famam  (Henry  W.),  La  politique  douanière  de  l'Allemagne, 
p.  10-34  [Le  traité  de  1853,  entre  le  ZolWerein  allemand  et  rAutriche, 
a  été  le  premier  traité  de  commerce  international,  en  même  temps  que 
le  premier  pas  de  T Allemagne  vers  le  libre-échange.  Elle  continuait 
dans  cette  voie,  jusqu'à  s'approcher  des  tarifs  simplement  fiscaux, 
lorsque,  en  1878,  le  prince  de  Bismarck,  un  peu  en  sa  qualité  de  pro- 
priétaire, devint  subitement  protectionniste.  Depuis  1890,  pourtant,  l'Al- 
lemagne fait  mine  de  revenir  au  libre  échange  ;  mais  il  ne  faut  guère 
compter  sur  un  retour  sérieux,  les  nécessités  de  la  Triplice  l'obligeant  à 
une  politique  de  réserve  financière  contre  la  France  et  la  Russie.  Le 
protectionisme  plus  ou  moins  outré  de  ces  derniers  temps  a  eu  le  détes- 
table effet  d'encourager  le  cultivateur  allemand  dans  sa  nonchalance  et 
sa  routine.]  —  Bourne  (Edw.  Gaylord),  La  ligne  de  démarcation  du 
pape  Alexandre  VI,  p.  35-55  [Histoire  curieuse  delà  bulle  du  4  mai  1493. 
Elle  a,  contrairement  aux  intentions  pontificales,  implanté  les  Portugais 
au  Nouveau- Monde  dont  on  les  voulait  écarter,  et  leur  a  donné  le  BrésiL 
Elle  a,  de  plus,  encouragé  la  géographie  en  provoquant  l'expédition  de 
Magellan.  Elle  est,  du  reste,  la  base  des  idées  modernes  sur  l'appropria- 
tion des  pays  barbares,  et  sur  le  monopole  du  commerce  colonial  avec 
la  mère-patrie).—  Hadley  (Arthur  T.),  Théories  juridiques  sur  le  règle- 
ment des  prix,  p.  56-67  [Chez  les  Romains,  l'absolutisme  de  la  propriété 
autorise  chacun  à  vendre  au  prix  qu'il  veut,  outre  que  les  grands  pro- 
priétaires romains  se  suffisant  à  eux-mêmes,  grâce  au  travail  des 
esclaves,  n'éprouvent  le  besoin  ni  d'acheter  ni  de  vendre.  Au  moyen  âge 
au  contraire,  l'intérêt  public  commence  à  s'imposer,  sous  forme  de  tarifs; 
mais  ce  sont  souvent  les  corporations  productrices  qui  décident  du  prix. 
Vient  ensuite  la  période  de  libre  concurrence  célébrée  par  les  écono 
mistes  de  la  fin  du  xviir  siècle.  Aujourd'hui,  le  commerce  et  Tindustrie 
exigent  trop  de  capitaux  pour  être  à  la  portée  de  tout  le  monde;  la  con- 
currence n'existe  plus  librement,  au  moins  pour  les  industries  qui  repré- 
sentent un  monopole  effectif,  comme  les  chemins  de  fer.  On  ne  peut  leur 
susciter  de  concurrence  artificielle  sans  les  ruiner;  inutile  aussi  de  leur 
fixer  de  tarif  maximum,  car  elles  restent  continuellement  et  spontané- 
ment au  dessous.  On  doit  seulement  exiger  qu'elles  traitent  tous  leurs 
clients  sur  un  pied  d'égalité] .  —  Woollen  (Evans),  Les  troubles  ouvriers 
de  1834  à  1837,  p.  87-100  [Souvenirs  de  grèves  trop  oubliées  et  qui  ont 
disparu  subitement  comme  elles  étaient  venues,  ce  qui  peut  rassurer  sur 
l'avenir  du  mouvement  actuel.  Les  troubles  éclataient  pour  les  motifs 
les  plus  injustes  et  les  plus  futiles.  En  1839,  les  terrassiers  de  la  Penn- 
sylvanie se  mettent  encore  en  grève  pour  obtenir  un  supplément  de 
whiskey,  «  la  ration  n'étant  que  d'une  pinte  et  demie  par  jour,  distri- 
buée en  neuf  doses,  à  tous,  jeunes  et  vieux.  »  En  1835,  les  matelots  pro- 
mènent déjà  leur  bannière  avec  la  devise  :  «  Du  grog  ou  la  mort.  »  Les 
ouvriers  de  la  Nouvelle-Orléans,  à  la  même  époque, décident  qu'on  empê- 
chera les  esclaves  d'apprendre  aucun  métier.  Tous  les  corps  d'ouvriers 
s'en  mêlaient.  Il  y  avait  grève  de  décrotteurs  ;  grève  de  tailleurs  pour  la 
diminution  des  apprentis  et  le  droit  de  jouer  aux  cartes  en  buvant  de  la 
bière,  le  dimanche,  dans  l'arrière-boutique  ;  grève  de  prisonniers,  parce 
que  Noël  tombant  un  dimanche,  ils  perdaient  un  jour  de  repos  ;  grève 
d'ébénistes,  parce  qu'on  avait  mis  aux  enchères  des  meubles  venus  de 
France  ;  grève  pour  fumer  la  pipe  pendant  le  travail,  etc.  Toutes  ces 
grèves,  d'ailleurs,  accompagnées  de  boycottage,  violences,  incendies].  — 


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RBGUEaS  PÉRIODIQUES.  549^ 

Walker  (Francis  À.),  L'immigration,  p.  125-45  [Les  premiers  émigrants 
aux  États-Unis  étaient  des  gens  énergiques,  dont  le  concours  servait 
réellement  à  la  prospérité  du  pays.  Maintenant,  les  encouragements  à 
rémigration  sont  tels  qu'un  agent  de  chemin  de  fer  ou  un  notaire  qui 
décide  une  famille  de  cinq  personnes  à  émigrer  reçoit,  à  titre  de  com*^ 
mission,  l'équivalent  d'un  mois  de  son  salaire  ou  traitement  habituel. 
Par  suite,  la  lie  de  tous  les  peuples  vient  se  déverser  aux  États-Unis, 
continuant  d'y  vivre  dans  une  saleté  si  repoussante  qu'un  médecin  ne 
peut  reconnaître .  la  couleur  de  leur  peau,  et  abaissant  le  prix  des 
salaires  qui  sont  normalement  assez  élevés  pour  que  le  tiers  de  la 
somme  suffise  au  bien-être  d'une  famille  d'ouvriers  européens.  Il  fau- 
drait, pendant  dix  ans,  pour  arrêter  ce  flot,  exiger  une  caution  de. 
iOO  dollars,  remboursable  seulement  en  cas  de  retour  avant  trois  ans  au 
pays  natal,  ou  au  bout  de  trois  ans  si  l'ouvrier  s'est  créé  une  situation 
indépendante].  —  Adams  (George  B.),  Pétrarque  et  les.  origines  de  la 
science  moderne,  p.  146-161  [Montre  chez  Pétrarque  les  débuts  de  Tes- 
pnt  critique,  à  propos  de  deux  Chartes  prétendues  de  Jules  César  et  de 
Néron,  que  lui  avait  soumises  l'empereur  Charles  IV.  C'est  depuis  lors, 
seulement,  que  l'érudition  a  suivi  son  cours  régulier] .  —  Woolsey 
(Théodore  S.),  Les  relations  étrangères  des  États-Unis,  p.  162-175  [Étude 
des  difficultés  pendantes  avec  l'Angleterre,  le  Chili,  le  Guatemala].  — 
Sohwab  (J.-C),  L'emprunt  étranger  des  confédérés  :  épisode  de  l'his- 
toire financière  de  la  guerre  de  sécession,  p.  175-186.  [Histoire  d'un 
emprunt  de  75  millions,  où  la  maison  Erlanger  a  dû  gagner  12  millions 
et  demi.]  —  Raynolds  (Edward  V.),  Les  ministres  en  Prusse  et  le  régime 
impérial,  p.  187-199  [La  constitution  de  l'Empire  allemand  ressemble 
sur  plus  d'un  point  à  celle  des  États-Unis;  et,  de  fait,  on  ne  sait  pas 
encore  si  théoriquement  l'Empire  est  une  Monarchie.  Mais  la  grande 
différence  est  que  l'Empereur  n'est  pas  responsable,  comme  le  président 
américain,  envers  les  électeurs.  Puis,  aux  États-Unis,  il  n'y  a  pas  d'iné- 
galité entre  les  États,  et  l'on  n*est  pas  obligé  de  compter  avec  d'an- 
ciennes dynasties  subalternes.  Cependant,  les  HohenzoUern,  malgré 
Tadulatlon  des  hobereaux,  ne  sont  pas  en  principe  monarques  absolus. 
Certains  libéraux  voudraient  voir  introduire  le  régime  parlementaire 
dans  le  mécanisme  de  l'Empire.  Ce  régime  a  des  avantages  et  des  incon- 
vénients :  s'il  avait  existé  en  Prusse  il  y  a  trente  ans,  l'Empire  serait 
encore  à  faire].  —  Williams  (Frederick  Wells),  Les  guildes  en  Chine  et 
au  moyen  âge,  p.  200-217,  275-290  [Étude  très  importante,  à  lire  en 
entier.  La  Chine  se  méfie  de  nos  grandes  innovations  industrielles  qui 
lui  créeront  les  embarras  ouvriers  dont  nous  souffrons.  Son  organisa- 
tion manufacturière  ou  commerciale  est  encore  celle  de  notre  moyen 
âge.  Dans  un  pays  où  l'autorité  est  corrompue,  où  d'ailleurs  elle  inter- 
vient le  moins  possible  dans  la  vie  courante  des  citoyens,  où  la  morale 
n*a  pas  de  sanction  religieuse,  les  associations  privées  sont  d'une  utilité 
capitale  et  introduisent  dans  l'esprit  public  le  germe  de  certaines  vertus 
sociales.  On  a  vu  des  guildes  chinoises  en  remontrer  pour  la  probité 
aux  négociants  européens  et  les  forcer  à  se  soumettre  par  l'emploi  d'un 
boycottage  rigoureux,  témoin  la  guilde  des  marchands  de  thé  à  Han- 
kow,  en  1883.  Les  guildes  comptent  généralement  peu  de  membres, 
moins  de  30,  mais  autant  que  possible  des  gens  d'importance,  quoiqu'il 
n'y  ait  pas  de  scrutin  d'entrée.  Chaque  membre  paie  un  tant  pour  cent 
(par  exemple  i/10  %)  sur  ses  affaires,  et  la  guilde,  au  besoin,  peut  exiger 


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^ëO  BIBUOGRAPHIE. 

la  production  de  ses  livres.  Les  amendes  sont  employées  en  festins  et 
représentations  théâtrales, pour  mainteiUr  la  bonne  harmonie  et  diminuer 
rhumiliation  du  coupable.  Elles  entretiennent  à  gages  un  lettré,  capable 
par  son  rang  et  son  esprit  de  les  représenter  auprès  des  mandarins.  11 
faut  reconnaître  qu^elles  abusent  parfois  de  leur  force,  mais,  au  fond, 
leur  influence  est  bienfaisante  et  facilite  même  Faction  des  autorités  à  qui 
elles  abandonnent  volontiers  leurs  membres  quand  ils  sont  coupables.] 

—  Baoon  (Thomas  R.),  Le  caractère  de  Christophe  Colomb,  p.  245-257 
[Venge  ce  caractère  des  accusations  passionnées  de  M.  Justin  WinsQr«] 

—  Clark  (J.-B.),  L'étalon  définitif  du  prix  et  de  la  valeur,  p.  258-274.  — 
Bemingr  (Clarence),  La  crise  agricole  dans  la  Nouvelle- Angleterre, 
p.  291-300  [A  des  causes  morales  et  sociales  non  moins  qu^économiques« 
L'avènement  de  la  vapeur  a  créé  des  inégalités  de  fortune,  des  affluences 
urbaines,  des  intérêts  nouveaux  pour  Tesprit,  qui  ont  remplacé  la  vie 
calme,  égalitaire,  concentrée  autour  du  clocher,  que  menaient  les  vieux 
puritains.  Il  ne  sert  pas  de  conseiller  au  fermier  de  se  restreindre  aux 
anciens  usages^  les  conditions  sont  changées  pour  lui.  La  main-d'œuvre 
agricole  a  augmenté  de  80  %  ;  la  visite  du  médecin  lui  coûte  2  dollars  au 
lieu  de  50  cents;  l'éducation  même  élémentaire  de  ses  enfants  ne  peut 
se  contenter  du  peu  d'autrefois.  Aussi  la  fécondité  des  familles  diminue; 
elle  est  moindre  en  définitive  (mortalité  infantile  déduite)  que  celle  des 
émigrants  (2,41  contre  3,46).  Les  terres,  dans  le  Connecticot,  sont  tom- 
bées  à  9o  francs  Thectare,  bâtiments  compris,  et  dans  les  centres  indus- 
triels à  290  francs.  «  Messieurs,  disait  un  propriétaire  à  ses  invités,  je 
vous  offre  du  lait  et  du  Champagne  :  ils  me  reviennent  au  même  prix.  •] 

—  Hadley  Arthur-T.),  La  morale  envisagée  c6mme  science  politique, 
p.  3>M-3 15,354-36?  [Le  problème  de  Tautorité  et  de  la  liberté  individuelle 
en  politique  est  identique  au  problème  de  Tautorité  et  du  libre  jugement 
en  morale.  Ce  sont  choses  difficiles  à  concilier,  et  néanmoins  une  con> 
ciliation  de  fait  est  indispensable  à  trouver.  En  politique,  l'Angleterre 
doit  sans  doute  son  succès  à  ce  qu'elle  a  le  mieux  approché  de  la  solu- 
tion. En  morale,  ni  le  catholicisme,  qui  cependant  est  plus  logique,  ni  le 
protestantisme  n'ont  encore  trouvé  de  formule  décisive.  L'avantage  res- 
tera dans  la  vie  à  ceux  qui,  tout  en  acceptant  Tautorité,  sauront  le 
mieux  exercer  leur  liberté  de  jugement,  de  même  qu'à  la  guerre  aujour- 
d'hui la  victoire  est  à  l'armée  dont  les  soldats  savent  le  mieux  déployer 
leur  intelligence  sur  le  terrain,  sans  s'écarter  un  seul  instant  de  la  plus 
rigoureuse  discipline.]  —  Walker  (Williston),  Un  township  de  la  Nou- 
velle-Angleterre, p.  368-380  [D'après  la  monographie  historique  de 
M.  Charles  Francis  Adams  sur  la  petite  ville  de  Quincy  (Massachusettâ). 
Tableau  intéressant  de  la  vie  des  anciens  puritains;  leur  existence 
simple,  honnête,  peu  confortable,  étroite  de  vues;  leur  goût  pour  l'alcool, 
seule  distraction  d'alors  ;  et  leur  charité  sévère,  parcimonieuse  envers 
les  pauvres.  Le  grand  changement  de  régime  qui  s'est  produit  dans  la 
Nouvelle-Angleterre  date,  non  pas  de  la  révolution  des  Etats-Unis,  mais 
de  l'introduction  des  chemins  de  fer.  En  même  temps,  Tintérêt  de  chacun 
pour  la  politique  communale  a  diminué.  Le  31  décembre  1891,  à  Hart- 
ford, ville  de  53,000  âmes,  une  réunion  du  Toumship  se  composait  du 
secrétaire  (elerk)  de  la  ville,  de  trois  reporters  et  de  deux  citoyens  béné- 
voles.j  —  Andrews  (Charles-M.),  Des  méthodes  récentes  dans  l'étude  des 
institutions  humaines,  p.  381-410  [compare  et  discute  la  méthode  large- 
ment comparative  de  Grimm,   Maurer,   Kemble  et  Vaine;   celle  plus 


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PUBLICATIONS  NOUVEUES.  551 

étroite  de  Fustel  de  Goulanges  et  de  M.  Langlois;  puis  le  système  de 
M.  Fred.  Seebohm  et  de  M.  VinogradolT,  qui  écrivent  Fhistoire  institu- 
tionnelle à  rebours,  en  remontant  du  présent  au  passé;  enfin,  le  cas  des 
sociologues  qui  font  état  de  tons  les  renseignements  possibles,  tels  que 
Tylor,  taylor,  Lubbock,  Hartland,  Lang,  Robertson  Smith,  etc.  Incidem- 
ment, Fauteur  se  trouve  réfuter  en  partie,  d'avance,  la  thèse  de  M.  Tarde 
sur  Hmitation,  dans  son  nouvel  ouvrage,  les  Transformations  du  droit]» 
—  Hoorwioh  (!saac-A.),  La  crise  agricole  en  Russie,  p.  411-433.  [Très 
intéressant  et  suggestif.  La  dernière  famine  n'était  rien  moins  qu'im- 
prévue. Le  paysan  russe  s'appauvrit  graduellement  depuis  Témancipa- 
tion.  Faute  de  terres  suffisantes,  il  défriche  la  forêt;  et.  par  suite,  faute 
de  combustible,  il  brûle  son  fumier  au  lieu  de  s'en  servir  pour  engraisser 
)e  sol.  De  plus  en  plus  misérable,  il  ne  peut  acheter  des  instruments 
aratoires  perfectionnés  pour  atteindre  les  riches  couches  profondes. 
Criblé  d'impôts  qui  dépassent  même  le  revenu  de  la  terre,  il  émigré 
dans  les  centres  industriels,  et  laisse  se  dissoudre  la  vieille  communauté 
familiale.  De  son  côté,  la  noblesse  propriétaire  se  ruine  en  dépenses  de 
luxe  ou  en  expériences  agricoles  improductives.  C'est  alors  que  le  bour- 
geois capitaliste  entre  en  scène.  «  Autrefois,  la  coopération  familiale,  la 
communauté  de  village,  la  noblesse  et  l'agriculture  naturelle  étaient  le 
régime  normal  de  la  Russie  ;  à'  l'avenir,  on  y  verra  une  bourgeoisie 
paysanne,  un  prolétariat  rural  et  une  agriculture  capitaliste.  »  Le  paysan 
se  transforme  en  simple  manouvrier  rural.  Et  comme  sa  main-d'œuvre 
est  à  vil  prix,  la  Russie  menace  d'écraser  prochainement  sur  le  marché 
la  production  agricole  des  Américains.]  S.  D. 

II.    —    Publlcallonft    nouvelle». 

Élément»  d'enquête  sur  le  rôle  de  la  remme  dan»  l'In- 
dustrie, le»  <euvre»,  les  art»  et  la  •clence  en  Bel§;l<iue. 

Bruxelles,  imp.  Lesigne,  1893;  in-8*>  426  p.  avec  cartes  et  planches.  — 
Sous  le  haut  patronage  de  la  Reine  et  la  présidence  d'honneur  de  la  com- 
tesse de  Flandre,  un  comité  de  dames,  présidé  par  Mme  de  Denterghem, 
a  rédigé  ce  volume  en  vue  de  l'Exposition  de  Chicago,  dans.laquelle,  ou 
le  sait,  un  palais  spécial  a  été  affecté  aux  industries  et  aux  arts  de  la 
femme.  L'ouvrage  comprend  trois  parties  pour  répondre  aux  trois  ques- 
tions posées  par  le  comité  américain  :  1»  Quelle  est  la  participation  de  la 
femme  au  travail  national  (industrie,  mines,  agriculture...)  ;  2<>  Faire 
connaître  les  institutions  sociales  charitables  et  philanthropiques  créées 
par  la  femme  ou  pour  elle  (enseignement,  bienfaisance)  ;  3<>  Quelles  sont 
les  femmes  qui  ont  illustré  en  Belgique  l'histoire  du  passé  ?  On  estime  à 
on  million  le  nombre  des  femmes  qui  sont  obligées  de  vivre  de  leur  tra- 
vail dans  l'industrie,  le  commerce,  l'agriculture,  la  domesticité...;  c'est 
une  dure  condition  si  Ton  songe  que  la  plupart  ont  en  outre  la  lourde 
charge  d'élever  leurs  enfants  et  de  soigner  leur  ménage.  Aussi  en 
lisant  les  chapitres  sur  l'industrie  et  les  charbonnages  notamment,  est- 
on  porté  à  penser  qu'il  y  a  encore  beî^ucoup  à  faire  pour  protéger 
moralement  et  physiquement  tant  de  femmes  qui,  après  21  ans,  ont 
la  même  durée  de  travail  que  les  hommes  avec  un  salaire  moindre.  De 
combien  de  souffrances  et  de  morts  la  petite  enfance  doit  payer  ce  sur- 
menage des  mères!  Toutefois  le  comité  ^  soin  de  faire  remarquer  qu'il 


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552  BIBUOGRAPUIE. 

faut  dans  cette  voie  améliorer  lentement  sous  peine  de  réduire  àmotirir 
de  faim  celles  que  l'on  voudrait  tout  à  coup  trop  protéger.  Dans  la 
deuxième  division  Ténumération  des  œuvres  charit^les  dans  lesquelles 
le  cœur  de  la  femme  prend  une  si  grande  place,  est  admirable  par  la  mul- 
tiplicité et  l'ingéniosité  des  remèdes  appliqués  aux  misères  sociales: 
mais  combien  faut-il  que  notre  société  soit  désorganisée  pour  avoir 
besoin  de  tant  de  rouages  artificiels  qui  exigent  des  prodiges  d'abnéga- 
tion et  de  dévouement?  La  troisième  partie  est  une  sorte  de  livre  d'or 
des  femmes  qui  ont  été  illustres  parleur  sainteté,  leur  rôle  dans  l'État, 
leurs  talents  dans  les  lettres,  les  arts  et  les  sciences.  De  nombreuses 
cartes,  des  dessins  et  des  photographies  enrichissent  ce  volume  dont  le 
but  qu'on  ne  saurait  trop  louer,  est  dans  l'esprit  de  ses  auteurs  d'aider  à 
améliorer  peu  à  peu  le  sort  de  la  femme  et  par  suite  de  Tenfant, 

Eilirre    de   raison   de    la    famille  Dudrot  de  CapdebcMM^ 

(lo22-1675),  publié  et  annoté  par  M.  P.  Tamizey  de  Larroque,  Paris,  Alpb. 
Picard,  1891.  —  Bien  qu'antérieure  à  la  dernière  publication  de  l'auteur 
sur  les  livres  de  raison  (V.  ci-dessus,  p.  207),  celle-ci  mérite  d'être  men- 
tionnée ici  comme  un  témoignage  de  l'importance  que  présente  cet 
ordre  de  recherches  pour  l'histoire  de  la  famille  et  des  mœurs.  Le  volume 
original,  qui  est  en  forme  de  cœur  par  suite  de  la  piété  de  son  premier 
auteur,  commence  par  des  prières  à  la  Vierge  en  vers  latins  ou  en  vei^ 
français,  pièces  non  inédites  mais  très  peu  connues  quoique  fort  répan- 
dues alors;  ensuite  viennent  les  mentions  relatives  aux  faits  mémorables 
de  famille,  avec  les  récits  intercalés  de  divers  événements  locaux  plus  ou 
moins  importants  et  oubliés,  par  exemple  le  séjour  de  François  l"'^  à  Né- 
rac,  en  octobre  1542.  Quelques  documents  annexés  complètent  cette 
très  intéressante  publication,  notamment  des  tables  chronologiques  de 
tous  les  faits,  soit  domestiques,  soit  publics,  qui  y  sont  relatés. 

La  Diminution  du  revenu,  par  M.  Paul  Bureau;  Paris,  F.-Didot, 
1893;  br.in-18,  vn-131  p.  —  Articles  de  revue  sur  la  baisse  du  taux  del'in- 
lérêt  et  la  diminution  des  revenus  fonciers,  deux  questions  qui  ont  été  trai- 
tées en  ces  derniers  temps  par  les  économistes  les  plus  compétents,  à  la 
Société  d'économie  politique  et  à  la  Société  d'économie  sociale,  et  que 
l'auteur  résume  à  son  tour.  Il  insiste  sur  les  exemples  des  banques  ita- 
liennes du  moyen  âge,  mis  en  lumière  par  M.  Claudio  Jannet,  pour  prou- 
ver qu'à  toute  époque  la  baisse  du  taux  de  l'intérêt  a  pour  principale 
cause  l'accumulation  des  bénéfices  du  commerce  (qui  est  d'abord  seul  à 
en  profiter)  quand  l'agriculture  et  Tindustrie  n'absorbent  pas  les  capi- 
taux pour  des  entreprises  nouvelles.  De  la  diminution  du  revenu,  il  con- 
clut à  la  nécessité  du. travail  productif,  à  la  déchéance  des  oisifs,  et  vante 
non  sans  raison  l'activité  laborieuse  et  l'expansion  prépondérante  des 
Anglo  Saxons  dans  le  monde  moderne. 


Le  Gérant  :  C.  Trbiche. 
^ Paris.  —  Imprimerie  F.  Levé,  rue  Cassette,  11. 


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r 


'       LES  PROGRAMMES  RADICAUX  DE  RÉFORMES  D'IMPOTS  '' 


Les  questions  d'împôl  acquièrent  malheureusement,  dans  ce 
dernier  quart  de  siècle,  une  importance  anormale,  dont  la  cause 
première  doit  être  attribuée  au  développement  désordonné  des 
dépenses  publiques.  En  vain,  certains  pays  essayent-ils  de  pour- 
voir temporairement  à  ce  débordement  de  dépenses  au  moyen 
d'emprunts  plus  ou  moins  déguisés,  de  tels  procédés  ne  sauraient 
se  prolonger.  Force  est  donc  de  se  résigner  tôt  ou  tard,  et  d'autant 
plus  largement  qu'on  recule  davantage,  à  relever  le  montant  des 
impôts  au  niveau  des  dépenses,  c'est-à-dire  à  désorganiser  le 
système  fiscal  existant  par  une  succession  de  créations  et  de  re- 
touches généralement  incohérentes. 

Corrélativement,  le  mouvement  des  idées  sociales,  surexcité 
d'ailleurs  par  la  situation  que  nous  venons  d'indiquer,  se  lance 
plus  que  jamais  dans  la  voie  des  projets  radicaux  de  réformes 
d'impôts.  Ces  projets,  à  l'ordre  du  jour  dans  tous  les  pays,  préten- 
dent substituer  au  régime  actuel  condamné  sans  merci  un  régime 
entièrement  nouveau,  où  régnera  désormais  la  mise  en  pratique 
sincère  de  la  véritable  justice  démocratique. 

Il  ne  s'agit  plus,  alors,  comme  précédemment,  de  remaniements 
partiels  effectués  au  jour  le  jour.  Le  bloc  même  des  contributions 
existantes  doit  disparaître  d'un  seul  coup,  et  faire  place  d'emblée 
au  merveilleux  système  sortant  tout  agencé  du  cerveau  de  ses  pro- 
moteurs. 

La  fantasmagorie  d'un  tel  changement  à  vue,  malgré  son  invrai- 
semblance, n'en  séduit  pas  moins  la  masse  du  public.  Il  suffit,  pour 
s'en  convaincre,  d'avoir  parcouru,  en  août  1893,  les  diverses  com- 
munes de  France,  où  s'étalaient  sur  tous  les  murs  les  professions 
de  foi  des  candidats  aux  élections  générales. 

Sauf  de  courageuses  exceptions,  la  grande  majorité  parmi  ces 

(1)    Cet    article   reproduit    à  peu  prés  textuellement  la  préface  du  nouvel 
ouvrage  de  notre  collègue  M.  René  Stovipm,  intitulé  Systèmes  généraux  d'im-  ; 
pots,  qui  va  paraître  à  la  librairie  Quillaumin. 

La  Rbp.  Soc,  16  octobre  1893.  3«  sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.),  36 


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-    tîï;^ 


554  LES   PROGRAMMES   RADICAUX   DB  RÉFORMES  D*1MP0TS. 

professions  de  foi,  et  les  plus  avidement  lues,  se  confondaient  en 
promesses  hyperboliques  de  dégrèvements  universels,  accablant 
d'épithètes  intransigeantes  et  dogmatiques  le  système  actuel,  dont 
la  chute  était  considérée  comme  imminente.  Voici  quelques  échan- 
tillons pris  sur  le  fait. 

Parmi  Us  réformes^  la  plus  urgmU^tt  sans  laquelle  la  plupart  des 
autres  seraient  irréalisables,  c'est  la  réforme  financée.  Il  favt^  dé  toute 
nécessité,  commencer  par  substituer  aux  impôts  existants,  tous  impropor- 
tionnels,  et  tous  plus  ou  moins  iniques,  qui  pressurent  les  petits  au  profit 
des  gros,  l'impôt  progressif  sur  la  fortune,  en  prenant  pour  basesle  capital 
et  le  revenu,,. 

Il  faut  débarrasser  nos  forces  productives  des  charges  qui  les  écrasent. 
Il  faut  aborder  le  problème  de  front,  résoudre  la  question  d'ensemble,  et 
après  avoir  supprimé  tous  les  impôts  destructifs  assis  sur  les  besoins^ 
s'adresser  directement  à  ceux  qui  possèdent,  demander  de  V argent  là  oit  il 
g  en  a. 

—  Je  demande  la  refonte  de  notre  sgstème  financier,  la  suppression 
complète  des  impôts  de  toute  nature,  iniques,  improportionnels,  et  leur 
remplacement  par  V  application  du  principe  de  V  égalité  en  rapport  avec  la 
fortune  de  chacun  et  basé  sur  le  capital  et  le  revenu, 

Parcemoyen,  arriver  à  la  suppression  des  octrois,  à  rétablissement  de 
caisses  de  retraites  pour  les  ouvriers  des  villes  et  des  can^agnes  et  à  V orga- 
nisation de  Vctssistanee publique  (i). 

Évidemment  si  les  candidats  s'accordent  pour  risquer  de  telles 
élucubrations,  c'est  que  leurs  électeurs  s'y  complaisent.  Là  est  le 
grave  danger,  le  danger  permanent.  Car  autrement  on  pourrait 
supposer  que  les  programmes  électoraux  ne  survivront  pas  plus 
longtemps  aux  élections  que  les  affiches  en  papier  sur  lesquelles 
ils  sont  imprimés. 

Mais  le  public  conservera  vraisemblablement  les  sentiments 
irréfléchis  qu'attisent  périodiquement  ses  courtisans.  Ces  senti- 
ments, d'ailleurs,  en  dehors  de  la  période  électorale,  trouveront 
leur  aliment  toujours  renouvelé  dans  les  discours  des  orateurs  de 
clubs,  la  propagande  des  comités  locaux,  les  articles  de  journaux, 
les  travaux  des  législateurs.  De  sorte  que,  sous  la  pression  de 
l'opinion  publique,  mal  conseillée  et  grisée  d'illusions,  les  reven- 

(1)  Poi'  le  moyen  des  suppressions  d'impôts,  an  iver  à  l'augmentation  des  dé- 
penses! curieuse  association  d'idées  empruntée  textuellement  à  rafiiclic  rouge 
d'un  candidat  radical. 


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LES   PROGRAMMES   RADICAUX   DE   RÉFORMES   d'iMPOTS.  555 

dicalions  radicales  seront  capables,  un  jour  ou  Tautre,  de  prendre 
corps  et  d*envahir  le  budget  des  recettes. 

En  présence  de  telles  conjonctures,  Tinlérét  actuel  des  études 
fiscales  n'a  pas  besoin  d*étre  longuement  démontré. 

C'est  bien  le  moins  qu'on  cherche  à  reconnaître  méthodiquement 
le  terrain  sur  lequel  on  s'avance  à  si  grands  pas. 

La  fiscalité,  d'ailleurs,  est  une  science  qui,  avant  toute  question 
d'application,  comporte,  par  son  essence  môme,  des  études 
didactiques. 

Ce  titre  de  science  ne  saurait  lui  être  refusé  ;  elle  en  possède  tous 
les  caractères  :  principes  généraux,  déductions  logiques,  constata- 
tions de  vérités  d'ordre  universel. 

Ainsi,  démontre-t-elle  successivement  :  la  nécessité  de  l'impôt 
et,  par  conséquent,  sa  légitimité  dans  les  sociétés  modernes;  — 
que  l'impôt,  quoi  qu'on  fasse,  constituera  toujours  une  souffrance, 
en  prélevant  une  part  des  facultés  du  contribuable;  — que  son  seul 
rùle  consiste  en  céini  de.  pourvoyeur  dnTrésov;  —  que  des  règles  pré- 
cises, qu'Adam  Smith  et  divers  autres  auteurs  ont  formulées,  pré- 
sident à  son  établissement;  —  que  son  incidence  réelle  dépasse  les 
limites  visibles  de  son  assiette  et  se  répartit  de  mille  manières  sans 
qu'il  soit  possible  de  suivre  exactement  ses  mouvements;  —  que 
les  taxes  directes  se  différencient  des  taxes  indirectes  par  un 
ensemble  de  qualités  et  de  défauts  parfaitement  définis;  de  même 
pour  les  taxes  de  quotité  et  de  répartition;  pour  les  taxes  sur  la 
propriété  et  les  consommations;  —  que  tout  impôt,  en  fin  de 
compte,  retombe  sur  les  revenus,  à  moins  qu'il  ne  les  ait  épuisés  : 
—  que,  s*il  en  arrive  à  cette  extrémité,  la  nation,  entamant  son 
capital,  s'appauvrit  et  se  ruine  ;  —  etc. 

Ce  sont  là,  à  titre  d'exemple,  les  fondements  mêmes  de  l'édifice 
qu'il  faut,  en  tout  état  de  cause,  commencer  par  asseoir  le  plus 
solidement  possible. 

Mais,  en  matière  d'impôt,  Vart  succède  promptement  à  la  science. 
Des  leçons  de  pure  théorie  ne  suffiraient  plus  pour  résoudre  les 
problèmes  fiscaux  contemporains.  Jainais,  d'ailleurs,  la  formule 
d'une  législation  unique  n'a  pu  spécifier  irrévocablement  le  meil- 
leur système  d'impôts.  Dès  lors,  après  avoir  posé  les  principes 
généraux,  après  avoir  proclamé  les  vérités  d'ordre  universel,  faut- 
il  descendre  aux  délicates  questions  d'application«  seules  suscep- 
tibles de  conduire  à  des  conclusions  effectives. 


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55ti  LES   PROGRAMMES   RADICAUX   DE    RÉFORMES   d'IMPOTS. 

Ces  délicates  questions  d'applicalion  se  résument  dans  la  sui- 
vante :  Quelles  natures  de  contributions  conviennent  le  mieux  à  la 
situation  d'un  peuple  ou  d'une  époque  déterminés? 

L'impôt,  en  effet,  pénètre  trop  profondément  dans  la  vie  même 
des  sociétés  pour  ne  pas  se  modeler  à  leur  empreinte.  Interpeller 
annuellement  tous  les  propriétaires,  tous  les  industriels  et  com- 
merçants, tous  les  consommateurs,  etc.,  pour  leur  demander 
une  part  de  leur  fortune,  c'est  toucher  au  cœur  même  du  pays. 
L'impôt  met  à  l'épreuve  non  seulement  les  intérêts,  mais  en  outre 
—  chose  plus  grave  —  les  habitudes,  les  caractères  et  les  senti- 
ments personnels.  Si  le  fait  de  payer  crée  déjà  de  significatives 
distinctions  entre  les  populations  industrieuses,  économes,  riches 
par  conséquent,  d'une  part,  et  les  populations  arriérées  et  pauvres, 
d'autre  part,la  série  des  formalités  qui  précèdent  ou  accompagnent 
les  diverses  classes  de  perceptions  constitue  un  critérium  bien  autre- 
ment caractéristique  du  degré  de  sagesse,  de  patience,  d'honnêteté 
scrupuleuse,  de  dignité  civique,  propres  à  chaque  nation. 

Tel  peuple,  en  raison  de  son  tempérament  rassis,  de  son  respect 
traditionnel  des  devoirs  sociaux,  de  son  intelligence  des  nécessités 
publiques,  etc.,  se  soumettra  patriotiquement  aux  recherches,  aux 
inquisitions,  aux  déclarations  fiscales,  rendues  légères,  d'ailleurs, 
par  ces  qualités  mêmes,  que  tel  autre  peuple  d'un  tempérament 
revêche,  brouillon  ou  craintif,  insuffisamment  préparé  à  la  vie  poli- 
tique, enclin  à  la  fraude,  refusera  de  supporter,  ou  fera  dégénérer 
spontanément  en  vexations  intolérables.  Ici,  le  passé  sera  rassu- 
rant; là  de  funestes  traditions  effrayeront  les  esprits.  Ici,  la  poli- 
tique ne  risquera  pas  d'empiéter  sur  le  domaine  de  la  fiscalité;  là, 
au  contraire,  les  partis  s'apprêteront  à  transformer  l'impôt  en  ins- 
trument de  combat  et  d'oppression.  Enfin,  certains  budgets  sage- 
ment aménagés,  modérés  en  dépenses,  seront  en  mesure  de  choi- 
sir avec  discernement  les  meilleures  sources  de  recettes,  tandis  que 
d'autres,  accablés  de  besoins,  contraints,  pour  y  faire  face,  de 
lever  le  ban  et  Tarrière-ban  des  taxes  de  toute  qualité,  en  arrive- 
ront fatalement  aux  pires. 

La  constitution  de  chaque  système  fiscal,  dans  le  milieu  où  il 
opère,  résulte,  en  résumé,  des  diverses  influences  suivantes  : 

1"  Degré  de  la  richesse  publique  ; 

2°  Tempérament,  mœurs  et  habitudes  locales; 

3°  Antécédents  et  traditions; 


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LES   PROGRAMMES   RADICAUX   DE  RÉFORMES   d'iMPOTS.  557 

4*»  Etat  politique; 

5**  Situation  budgétaire. 

Dès  lors,  pour  déterminer  la  nature  et  l'étendue  des  meilleurs 
impôts  qu'un  peuple  peut  supporter,  il  faudrait  dresser  le  bilan  des 
origines  de  ce  peuple,  reconnaître  de  quelle  argile  il  a  été  pétri, 
analyser  les  qualités  composant  son  héritage,  discuter  son  carac- 
tère, son  tempérament,  son  genre  de  vie,  ses  habitudes,  ses  mœurs, 
ses  aspirations,  etc.,  etc.  Travail  colossal,  dira-t-on,  que  la  puis- 
sance d'esprit  d'un  Hippolyte  Taine  pourrait  seule  entreprendre  et 
faire  aboutir  !  Sans  doute.  Mais,  travail  analogue  à  celui  qu'exige 
toute  élude,  toute  recherche,  tout  projet  dans  Tordre  politique, 
administratif,  religieux,  ou  autre.  Il  n'est  pas  plus  permis,  à  l'oc- 
casion des  questions  fiscales,  qu'à  l'occasion  des  questions  consti- 
tutionnelles, électorales,  sociales,  confessionnelles,  etc.,  de  faire 
abstraction  de  l'état  d'esprit  actuel  d'un  pays.  Heureusement, 
d'ailleurs,  que,  sans  avoir  besoin  de  rédiger  les  admirables  volumes 
des  Origines  de  la  Frame  contemporaine^  on  parvient,  au  moyen  de 
connaissances  beaucoup  plus  modestes,  à  découvrir,  soit  intuiti- 
vement, soit  expérimentalement,  ce  qu'est  un  pays,  quels  anté- 
cédents l'inspirent,  quelles  passions  animent  ses  habitants,  quel 
idéal  les  séduit,  quel  régime,  par  conséquent,  y  peut  le  mieux 
fleurir. 

Nous  savons,  par  exemple,  que  notre  système  d'impôts  français 
date  de  la  Révolution,  qu'il  a  été  créé  au  moment  même  de  l'ex- 
pansion des  idées  nouvelles,  corrélativement  à  l'ensemble  des  in- 
stitutions modernes  politiques  et  sociales.  Malgré l'énormité  delà 
t&che  qu'elle  embrassait  alors,  l'Assemblée  constituante,  loin  de 
reléguer  les  questions  financières  au  second  plan,  leur  attribua,  au 
contraire,  une  place  prépondérante  dans  ses  délibérations.  La 
solution  qui  leur  fut  donnée  représente  ainsi  le  plus  pur  effort  des 
hommes  de  la  Révolution.  Pourquoi  le  répudier  aujourd'hui?  N'est 
ce  pas  une  œuvre  nationale? 

D'autant  que  tous  les  matériaux  utilisables  de  l'ancien  régime 
furent  soigneusement  remployés  par  l'Assemblée  constituante,  et 
que,  depuis  le  début  du  siècle,  les  gouvernements  successifs  n'ont 
cessé  de  remettre  sur  le  métier  le  canevas  fiscal  de  1789,  pour  en 
élargir  ou  resserrer  les  mailles  suivant  les  besoins  budgétaires  et 
les  progrès  de  l'esprit  public.  De  sorte  que  ce  système,  relié  par 
une  chaîne  ininterrompue  aux  origines  de  la  nation,  associé  à  ses 


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558  LES   PROGRAMMES  RADICAUX   DE   RÉFORMES   D'IMPOTS. 

vicissitudes,  transformé  avec  elle,  ayant  vécu  de  sa  vie,  se  trouve 
aujourd'hui  fidèlement  refléter  son  image. 

Est-il  devenu  pour  cela  intrinsèquement  parfait?  Certainement 
non.  Mais  nous-mêmes  le  sommes-nous  davantage  ?  Nos  impôts,  . 
en  définitive,  sont  ceux  que  nous  ont  mérités  nos  fautes  et  nos 
gloires,  nos  vertus  et  nos  défaillances,  nos  bonnes  et  mauvaises 
passions,  nos  préjugés  et  nos  généreux  sentiments,  nos  révolu- 
tions et  nos  étonnantes  résurrections. 

Si  la  taxe  unique  sur  les  revenus,  par  exemple,  n'existe  pas  en 
France  comme  dans  d'autres  pays,  c'est  un  peu  d'abord  parce  que 
les  souvenirs  de  la  Tailh  de  l'ancien  régime  épouvantent  encore  les 
esprits;  puis  surtout  parce  que  nos  divisions  politiques,  insutBsam- 
menl  apaisées,  rendent  redoutable  la  partialité  des  taxateurs; 
parce  que  notre  individualisme  de  fraîche  date  s'insurgerait  contre 
la  violation  du  secret  des  fortunes  personnelles,  etc.  Les  procédés 
fiscaux  choisis  autrefois  librement,  en  pleine  connaissance  de 
cause,  continuent  donc,  pour  les  mêmes  raisons  qui  les  ont  fait 
adopter,  à  justifier  nos  préférences. 

Peu  à  peu,  d'ailleurs,  ces  procédés  se  sont  laissé  perfectionner. 
Déjà,  beaucoup  de  revenus  nouveaux,  notamment  parmi  ceux  des 
valeurs  mobilières,  sont  venus  prendre  leur  place  longtemps 
inoccupée  au  sein  du  réseau  fiscal  primitif,  lequel,  avec  le  temps 
et  le  concours  de  l'opinion  publique,  finira  par  englober  peut-être 
un  jour  tous  les  revenus  sans  exception.  Mais  le  temps  seul, 
secondé  par  le  mouvement  général  des  idées  du  pays,  accomplira 
cette  grande  œuvre  de  transformation. 

Nous  savons  aussi  que  la  succession  de  gloires  militaires  et  d'in- 
fortunes sociales  qui  caractérise  notre  bilan  national  pèse,  d'une 
manière  singulièrement  onéreuse,  sur  nos  budgets,  lesquels,  d'un 
autre  côté,  continuent  à  subir  la  surcharge  des  dépenses  considé- 
rables essentiellement  inhérentes,  assure-t-on,  à  l'état  démocra- 
tique dont  nous  avons  fait  choix. 

Il  en  résulte  que,  pour  payer  les  dettes  du  passé  et  les  prodiga- 
lités du  présent,  une  série  d'impôts  multiples  et  excessifs  devient 
indispensable.  Par  quel  moyen,  dans  de  telles  conditions,  les  bien 
recruter?  De  ce  côté,  une  nouvelle  fatalité,  créée  et  aggravée  par 
nous  exclusivement,  commande  encore  notre  système  fiscal. 

Si  donc,  à  première  lecture,  nous  semblons  émettre  des  appré- 
ciations trop  favorables  anx  impôts  français,  ou  trop  leur  ménager 


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•pp 


I 


LES   PROGRAMMES   RADICAUX   DE   RÉFORMES   d'IMPOTS.  559 

nos  critiques,  ce  n'est  pas  faute  de  connatlre  leurs  imperfections 
6t  leurs  lacunes.  Sans  contredit,  le  régime  français  offre  un  aspect 
très  peu  symétrique.  Composé  d'éléments  hétérogènes,  fait  de 
pièces  et  de  morceaux,  incessamment  retouché,  réparé,  agrandi 
par  les  gouvernements  les  plus  contradictoires,  il  manque  d'unité 
apparente.  Mais  par  là  même  il  s'adapte  d'aussi  près  que  possible 
aux  diverses  formes  de  la  nation  sur  lesquelles  il  s'est  successive- 
ment moulé,  et  devient  préférable  aux  rigides  et  corrects  amena- 
gements  des  projets  tout  faits  qu'on  voudrait  lui  substituer. 

Tant  que  la  France  sera  ce  qu'elle  est,  ou  plutôt  ce  qu'elle  était 
en  1789,  tant  qu'en  outre  le  flot  des  dépenses  ne  suspendra  pas 
son  cours,  ou,  mieux,  ne  reculera  paSj  toute  innovation  fondamen- 
tale constituera  une  entreprise  téméraire. 

Voilà  pourquoi,  en  dépit  de  la  faveur  aveugle  qui  s'attache 
aujourd'hui  aux  idées  radicales  et  de  la  popularité  qui  entoure 
leurs  partisans,  nous  n'hésitons  pas  à  les  combattre  (1). 

D'autant  que  la  fiscalité  française  jouit  d'un  dernier  mérite  pra- 
tique, susceptible,  mieux  que  tout  raisonnement,  de  la  défendre, 
encore  longtemps  peut-être,  contre  la  pioche  des  démolisseurs: 
nous  voulons  parler  de  sa  surprenante  productivité.  Trois  milliards 
environ  s'appesantissent,  chaque  année,  sur  le  contribuable  fran- 
çais. Aucun  peuple  ne  subit  d'aussi  lourdes  charges.  Cependant,  en 
fin  d'exercice,  ces  trois  milliards  rentrent  intégralement  au  Tré- 
sor, ou  peu  s'en  faut  :  la  faible  proportion  des  retards  semble 
même  invraisemblable  et  comble  d'étonnement  nos  voisins  moins 
favorisés. 

Nouvel  argument  incident,  à  l'appui  des  démonstrations  précé- 
dentes: car  si  les  taxes  subsistant  en  France  contredisaient  le  sen- 
timent national,  d'aussi  heureux  phénomènes  n'illustreraient  pas 
nos  statistiques. 

En  plus  de  sa  productivité  normale  au  cours  des  années  pros- 
pères, la  fiscalité  française  n'a  cessé  de  faire  preuve  aux  époques 
de  crises  d'une  élasticité  merveilleuse.  En  iSii,  en  1816,  comme 
en  1871,  après  le  premier  et  le  second  Empire,  le  vieux  fonds 
d'impôts  constitué  au  début  du  siècle  put,  presque  à  lui  seul,  rien 


(1)  Bien  entendu,  nous  ne  préconisons  en  aucune  façon  le  staiu  quo.  Au  con- 
traire, les  modifications  que  nous  réclamons  dans  l'assiette  des  diverses  contri- 
butions eussent  sutli,  en  d'autres  temps,  pour  nous  faire  taxer  d'audacieux 
réformateur. 


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^560  LES   PROGRAMMES   RADICAUX   DE  RÉFORMES  d'iMPOTS. 

que  par  Texhaussement  de  ses  tarifs,  sans  qu'aucune  innovaticm 
de  quçlque  importance  l'ait  renforcé,  subvenir  aux  frais  d'une 
liquidation  désastreuse. 

Aussi  chaque  régime  politique  se  glorifîe-t-il  tour  à  tour  de 
cette  facilité  de  rendement,  de  cette  progression  spontanée;  der- 
nièrement encore  le  ministre  des  finances  récapitulait  avec  un 
juste  orgueil  le  mouvement  ascendant  des  recettes  fiscales  depuis 
la  fondation  de  la  République, 

L'instrument  capable  de  tirer  de  la  sorte,  chaque  année,  trois 
milliards  des  contribuables,  sans  plaintes  exceptionnelles,  sans 
aucuns  retards,  sans  non- valeurs  appréciables,  avec  progressian 
continue j  possède  évidemment,  dans  le  pays  où  il  opère,  des  qua- 
lités qui,  d'elles-mêmes,  plaident  en  sa  faveur,  et  qui,  en  tous 
cas,  lui  méritent  le  respect  de  ses  plus  ardents  adversaires,  dès 
qu'ils  sont  au  pouvoir. 

Nous  étonnerons  maintenant  beaucoup,  sans  doute,  les  auteurs 
de  projets  radicaux  en  résumant  nos  griefs  contre  eux  par  la  simple 
accusation  de  confondre  la  science  et  Vart^  tels  quMls  viennent  d'être 
définis  plus  haut.  Cette  confusion  d*apparence  technique  constitue 
bien  cependant  le  vice  primordial  de  leurs  conceptions.  Ils  s'obs- 
tinent à  proclamer  comme  vérités  d'ordre  universel  des  vérités 
d^ordre  contingent;  ils  tracent  sur  le  papier  des  plans  qu'ils  décla- 
rent intrinsèquement  admirables,  sans  vouloir  tenir  compte  du 
milieu  où  ces  plans  doivent  recevoir  leur  exécution  ;  ils  considèrent 
en  un  mot,  comme  dogme  ce  qui  n'est  que  combinaison,  comme 
science  ce  qui  n'est  qu'art. 

Que  ne  réservent-ils  leur  amour  des  dogmes  et  de  la  science  pour 
les  grands  principes  fiscaux,  réellement  dotés  de  caractères  uni- 
versels, trop  méconnus  aujourd'hui,  dont  nous  avons  énuméré  les 
principaux  précédemment  I  Là  seulement  la  science  serait  vérita- 
blement à  sa  place. 

Qu'importe,  en  effet,  que  leurs  utopies  (i)  revêtent  des  formes 
plus  ou  moins  séduisantes,  agrémentées  d'exposés  et  de  citations 
plus  ou  moins  topiques,  du  moment  que  le  point  essentiel  des 
possibilités  d'application  pratique  demeure  incertain?  Un  architecte 

(1)  Si  l'on  veut  apprécier  à  leur  juste  mérite  les  utopies  radicales,  il  suffit, 
avant  tout  autre  examen,  de  leur  faire  subir  l'épreuve  de  cette  seule  question  : 
Dans  un  pays  déterminé  pris  pour  objectif,  queUe  possibilité  d'exécution  leur 
sera  réservée? 


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LES   PROGRAMMES   RADICAUX   DE   RÉFORMES   D*1MP0TS.  561 

sort-il  jamais  de  ses  carions  même  les  mieux  étudiés  parmi  ses 
projets  de  constructions»  sans  avoir,  au  préalable,  reconnu  la  soli- 
dité du  sol  qui  doit  les  supporter?  • 

Peut-être,  s'il  s'agissait  de  légiférer  pour  le  royaume  de  Salente, 
où  Mentor,  accompagné  de  Télémaqm^  fit  régner  l'abondance,  la 
paix,  la  vertu,  la  candeur  même,  où  Gérés  prodiguait  ses  épis,  où 
fiacchus  faisait  couler  des  ruisseaux  de  vin  plus  doux  que  le  nectar, 
^  où  les  magistrats  demeuraient  inconnus  parce  que  la  propre  con- 
science des  habitants  suffisait  aies  juger,  etc.,  pourrait-on  ne  pas 
s'inquiéter  dès  moyens  d'exécution!  Vraisemblablement,  ces  naïfs 
citoyens  allaient  d'eux-mêmes  déposer  dans  un  tronc  public  leurs 
offrandes  volontaires.  Mais,  depuis  longtemps,  l'âge  d'or  a  cessé  de 
régner  sur  la  terre  et  les  populations  contemporaines  ont  perdu 
l'habitude  de  porter  pieusement  au  Trésor  commun  te  juste  tribut 
de  leurs  épargnes.  Bien  heureux,  maintenant,  quand  elles  se  lais^ 
sent  arracher  ce  tribut  sans  révolte  !  Dès  lor8,  obligé  de  courir  sus 
aux  contribuables,  le  fisc  ne  peut  plus,  réussir  à  les  atteindre  que 
sur  leur  propre  terrain,  en  diversifiant  sa  poursuite  au  gré  de  leurs 
modes  particulien^  de  tentatives  d'évasion. 

Vouloir  créer  de  toutes  pièces  aujourd'hui  une  législation  fiscale 
identique  pour  des  hommes  idéaux,  ce  serait  rééditer  la  légende 
de  Salente. 

Espérons  que  le  bon  sens  du  pays  finira  par  triompher  de  ces 
dangereuses  illusions,  destructives  de  la  productivité  de  nos  re- 
cettes budgétaire^i. 

Nos  charges  sortt  trop  lourdes,  nos  dettes  trop  sacrées  pour  qu'il 
soit  permis  de  risquer  de  telles  expériences.  D'autant  moins  que  la 
simple  étude  des  questions  fiscales,  envisagées  impartialement 
dans  leur  théorie  et  leur  application,  suffit  dès  maintenante  faire 
reconnaître  explicitement  la  seule  voie  salutaire,  celle  des  pro- 
grès rationnellement  poursuivis  par  étapes  successives. 

René  Stourm. 


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-^■"rPt';,-'! 


LES  ŒUVRES  DE  L'INITIATIVE  PRIVÉE 

A  GENÈVE  (1) 


fp^''  ;  I.    —    Caractères  de  l'initiative  privée  a  Genève. 

Le  premier  caractère  de  l'initiative  genevoise,  c'est  qu'elle  ne 
demande  à  ceux  qu'elle  secourt  d'autre  reconnaissance  que  celle 
du  client  qui  achète  de  solides  marchandises  à  bon  marché,  dans 
la  boutique  du  commerçant  qu'il  honore  de  ses  achats.  Le  second 
caractère  de  cette  assistance,  c'est  que  les  capitaux  qui  y  sont 
employés,  loin  d'être  dévorés  par  les  œuvres  qu'ils  alimentent, 
reçoivent  des  intérêts  et  vont  en  faisant  la  boule  de  neige,  si  leurs 
possesseurs  laissent  les  intérêts  s'accumuler  dans  les  réserves  des 
œuvres.  Le  Genevois  qui  donne  500  francs  pour  une  œuvre  d'assis- 
tance, ou  plutôt  qui  réserve  500  francs  à  une  institution  devant 
moraliser  la  cité,  ne  fait  pas  abandon  de  son  capital.  Il  le  place 
à  petits  intérêts  et  le  retrouve  finalement,  pour  en  disposer  de 
nouveau  en  faveur  d'une  œuvre  diflFérente. 
A  quoi  cela  tient-il?  A  ce  que  les  donneurs  sont,  à  Genève,  les 
fi  initiateurs  de  l'œuvre  et  ses  administrateurs.  Le  père  élève  lui- 

f  même  ses  enfants:  il  ne  les  met  pas  en  nourrice.  Les  citoyens 

ffl    .  éminonts  de  Genève  paient  de  leur  intelligence  et  de  leur  activité 

^  tout  aussi  bien  que  de  leurs  écus,  quand  ils  se  mêlent  d'assistance. 

!^  Ils  ne  veulent  d'autres  fondés  de  pouvoirs  et  d'autres  directeurs 

jj.  qu'eux-mêmes.  C'est  grâce  à  ce  triple  concours  que  le  capital  ne 

^.  s'épuise  pas,  qu'il  renaît  chaque  année,  de  façon  à-  secourir  le 

\  pauvre,  sans  appauvrir  le   riche  qui  le    secourt.   Passons   aux 

'^  \  exemples. 

*  '  (1)  La  présento  étude  a  fait  l'objet  d'une  communication  à  la  Réunion  annuelle 

t'  et  a  donné  lieu  à  une  discussion  dont  le  résumé  a  été  inséré  dans  le  compte  ren- 

^  du  général  (ci-dessus,  p.  71-72). 

c 


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LES   CEUVRES   DE  L'INITIATIVE   PRIVÉE   A   GENÈVE.  563 


II.  —  Le  Lavoir  Public  de  Genève. 

H  a  été  créé  en  4856  par  des  personnes  qui  visitaient  les  mé  • 
nages  ouvriers,  les  assistaient,  s*apitoyaient  sur  la  difficulté  du 
nettoyage  de  leur  linge  dans  leurs  étroits  logements.  C'étaient  des 
personnes  ayant  le  sentiment  religieux  et  appartenant  à  un  orga- 
nisme spécial,  qui  s'appelait  alors  Diaconie  de  la  Fusteriê,  Pour  faire 
passer  dans  la  pratique  leur  idée  d'un  établissement  où  les  res- 
sources de  propreté  seraient  offertes  au  meilleur  marché  possible, 
il  fallut  150,000  francs.  Ils  furent  obtenus  par  la  souscription  de 
600  actions  de  250  francs;  la  contruction  de  l'immeuble  demanda 
la  somme  de  133,688  francs;  il  resta,  comme  fonds  de  réserve, 
14,312  francs. 

Tels  furent  les  débuts  du  Lavoir  Public. 

Quant  aux  moyens  de  blanchissage^  ils  furent  mis  à  la  portée  de 
la  clientèle  du  lavoir,  à  raison  de  : 

1 .  Buanderie  et  essorage  ;  l'heure 0  fr.  25 

2.  Séchoir  pour  le   linge   lavé     hors   de    re'tablissement  ; 

rheure 0  10 

3 .  Repassage  ;  l'heure 0  20 

4.  Une  seille  de  soude 0  20 

5.  Cuvier  pour  couler  sur  place'  une  lessive  ;  l'heure 4  00 

Ils  étaient  la  perfection  même,  quand  ils  furent  établis  en  1857, 
avec  le  concours  d'ingénieurs  expérimentés,  ayant  amélioré  les 
dispositions  des  lavoirs  à  vapeur  de  Londres  les  plus  réputés. 
Encore,  en  1893,  après  trente-cinq  ans  sonnés,  le  Lavoir  Public  de 
Genève  reste  un  modèle  pour  les  établissements  analogues. 

Au  moment  où  furent  installés  à  Genève  les  appareils  appliquant 
la  vapeur  à  l'ébullition  de  l'eau  de  lavage  et  abrégeant  les  opéra- 
tions du  blanchissage,  il  fut  rédigé  une  notice  expliquant  l'emploi 
des  trois  baquets  que  chacune  des  clientes  du  lavoir  trouvait  dans 
celle  des  22  stalles  qui  lui  était  affectée,  et  détaillant  l'usage  des 
trois  robinets  :  eau  froide,  eau  chaude,  vapeur,  quelle  avait  à  sa 
disposition.  En  quelques  secondes,  la  cliente  portait  à  l'ébullition 
Peau  chaude  de  l'un  des  baquets,  au  moyen  du  robinet  de  vapeur; 
elle  savonnait  sur  une  planchette  posée  obliquement  sur  le  second 


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564  RÉUNION  ANNUELLE. 

baquet;  elle  rinçait  à  Teau  froide  sur  le  troisième  baquet.  En 
emportant  son  linge  du  lavage,  la  cliente  le  portait  à  l'esso- 
reuse, avant  de  le  mettre  au  séchoir.  Là  encore,  une  innovation 
remplaçait  le  tordage  manuel,  avec  un  grand  avantage  pour  le 
linge  et  au  point  de  vue  du  temps  employé.  Plaçant  son  linge  dans 
un  récipient  en  lôle  percé  de  petits  trous,  mettant  en  mouvement 
le  balancier,  lâchant  un  ressort,  la  cliente  faisait  tourner  le  réci- 
pient rapidement,  et,  une  fois  celui-ci  revenu  au  repos,  les  trois 
quarts  de  Teau  du  linge  étaient  exprimés  par  la  force  centrifuge. 

Tout  cela  était  nouveauté  sur  le  continent,  en  1857.  La  notice 
apprenait  ensuite  à  la  cliente  qu'elle  devait  alors  se  rendre  au 
séchoir,  ouvrir  la  case  dont  elle  avait  reçu  la  clef  numérotée,  tirer 
à  elle  un  tiroir  vertical,  glissant  sur  roulettes,  et,  après  avoir 
étendu  son  linge  sur  plusieurs  traverses  recouvertes  de  zinc,  re- 
pousser le  tiroir  ;  puis,  au  moyen  d'un  levier  en  fer,  ouvrir  par  une 
bascule  la  communication  avec  le  courant  d'air  chaud  du  séchoir 
et,  en  moins  d'une  demi-heure,  retirer  son  linge  sec,  prêt  à  être 
repassé. 

Le  résultat  de  ces  appareils  nouveaux  fut  de  faciliter  à  la  cliente 
son  blanchissage,  en  lui  permettant  de  faire  en  deux  ou  trois 
heures  la  besogne  qui,  avant  l'invention  de  ces  appareils,  exigeait 
de  dix  à  douze  heures.  Quant  au  quart  d'heure  de  Rabelais,  c'était 
une  affaire  de  50  à  75  centimes,  atteignant  à  peine  le  tiers  de  ce 
que  réclamaient  les  lavoirs  de  cette  époque  pour  un  service  ana- 
logue. Enfin  le  Lavoir  remettait  le  linge  dans  un  état  incomparable 
de  blancheur  et  de  propreté. 

Ai  nsi  débuta  le  Lavoir  Public,  en  1857.  Après  36  années  de  pro- 
grès dans  les  diverses  branches  de  l'industrie  buandière,  le  Lavoir 
Public  de  Genève  se  trouve  encore  à  la  tète  des  établissements 
similaires,  comme  perfection  de  nettoyage  (1)  aussi  bien  que 
comme  inodicité  de  prix,  ainsi  que  le  montre  le  tarif  ci-des- 
sous : 

{ .  1  heure  de  savonnage  et  1/2  heure  de  séchoir 0  fr.  20 

2.  42  heures  de  savonnage  et  une  nuit  de  séchoir '.  2        40 

3.  1  heure  supplémentaire  de  séchoir  pendant  la  journée...  0        20 

4.  I  tiroir  supplémentaire  pendant  la  nuit 0        50 


(1)  Je  trouve  une  confirmation  inattendue  de   ce  fait  dans  l'anecdote  que  me 
raconte  M.  Glasson,  membre  de  Tlnsiiiut,  après  cette  communication.  Un  de  ses 


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LES   ŒUVRES   DE   l'iNITIATIVE  PRIVÉE   A   GENÈVE.  565 

J'ai  écrit  que  la  fondation  de  rétablissement  avait  exigé  un  ca- 
pital de  150,000  francs.  En  1873,  ce  capital  avait  touché  60,270  fr. 
à  litre  d'intérêts  et  42,400  francs  ^  litre  d'amortissement,  tandis 
que  le  fonds  de  réserve  s'était  élevé  à  23,199  francs.  Le  capital  non 
amorti  ressortait  à  102,670  francs,  et,  comme  le  bénéfice  annuel 
était  alors  de  7,760  francs,  il  y  avait  lieu  à  distribuer  au  capital 
un  intérêt  de  3  à  4  % ,  tout  en  employant  une  somme  égale,  soit  à 
Tamortissement  des  102,670  francs  restants,  soit  à  la  constitution 
d'une  réserve  en  vue  des  réparations  de  l'immeuble  et  des  ma- 
chines. 

Je  n'ai  pas  eu  entre  les  mains  de  documents  précis  touchant  les 
combinaisons  adoptées  depuis  1873  pour  la  distribution  des  inté- 
rêts et  pour  l'amortissement  du  capital.  J'affirme  toutefois,  d'après 
les  renseignements  oraux  que  j'ai  recueillis,  que  le  Lavoir  Public 
esl  resté  une  affaire  industrielle  restituant  à  ses  actionnaires  le 
capital  immobilisé  par  eux  afin  d'obtenir  le  but  primitif  :  donner 
au  meilleur  marché  possible  les  ressources  de  propreté. 

Au  lavoir  sont  joints  des  bains  chauds.  La  notice  de  1857  les 
avait  trouvés  installés  dans  23  salles,  avec  de  merveilleuses  con- 
ditions d'hygiène  et  de  propreté,  au  tarif  suivant: 

\ .   Bain  chaud  avec  une  serviette  pour  une  personne 0  fr.  30 

2.  —      —         —  —  pour  deux  enfants 0        30 

3 .  Bain  froid  avec  une  serviette 0        20 

4.  Une  serviette  en  plus 0        05 

J'ai  eu  la  curiosité  de. comparer  ces  prix  avec  le  tarif  de  1891, 
que  voici  : 


amis,  fort  soigneux,a  Thabitude  d'envoyer  son  linge  sale  de  Paris  à  Genève, pour 
le  faire  blanchir.  Le  spirituel  académicien  dit,  après  ma  conférence  :  Je  me 
rends  compte  maintenant  de  la  pt^férence  de  mon  ami.  Ce  que  je  supposais  une 
inanie  est  une  comparaison  réfléchie.  En  reproduisant  ici  le  propos  de  Téminent 
président  du  Congrès  d'économie  sociale,  je  remarque  que,  mcme  grevé  du 
double  transport  de  Paris  à  Genève,  le  linge  blanchi  au  Lavoir  Public  coûte  sen- 
siblement moins  cher  que  s'il  était  blanchi  à  Paris.  Le  tarif  du  blanchissage  à 
Genève  est  en  effet  40  à  50  %  plus  bas  qu'à  Lyon  ou  à  Paris,  à  cause  du  bas 
prix  de  Topération  au  Lavoir  Public,  sur  lequel  se  règlent,  parla  loi  de  concur- 
rence, les- divers  établissements  de  buanderie  de  Genève.  C'est  ainsi  que  l'ini- 
tiative intelligente  de  gens  do  coeur  crée  à  l'industrie  d'une  cité  une  supériorité 
inexplicable  en  apparence,  attirant  à  cette  industrie  l'élite  de  la  clientèle  des 
autres  cités.  Quand  on  réfléchit  à  ce  que  l'homme  peut  de  bien  et  à  ce  qu'il  fait 
de  mal,  on  est  pénétré  d'admiration  pour  le»  gens  qui,  remontant  le  courant  de 
l'égoïsme,  indiquent  la  bonne  route  à  leurs  contemporains. 


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566  RÉUNION   ANNUELLE. 

i .  Bain  chaud  simple,  eau  à  discrétion 0  fr.  40 

2.  Bain  chaud  simple,  avec  douche  froide 0  50 

3 .  Bains  soufrés,  depuis 0  60 

4 .  Bain  de  son 0  65 

5.  Bain  au  cristal  de  soude 0  55 

6.  Bain  au  sel  marin , 0  60 

7.  Une  serviette  chaude 0  05 

8 .  Un  grand  drap  chaud 0  15 

9.  Un  fond  de  bain 0  15 

L'établissement  de  la  rue  du  Rhône  fournil  en  moyenne  vingt 
mille  bains  par  an.  Les  bains  du  samedi  sont  appréciés  pour  une 
raison  particulière  par  la  clientèle  mal  pourvue  de  linge  de  rechange, 
qui  pour  une  raison  démonstrative  garde  sa  chemise  sur  le  dos 
jusqu'à  ce  que  celte  chemise  la  a  quitte  j».  Les  procédés  de  blan- 
chissage en  vigueur  à  rétablissement  de  la  rue  du  Rhône  permet- 
tent de  remettre  au  client  qui  a  une  chemise  et  une  paire  de  bas 
^combien  sont  heureux  de  jouir  de  cet  unique  et  précieux  acces- 
soire!) son  linge  parfaitement  nettoyé,  au  moment  où  lui-même  se 
trouve  lavé  par  Teau  de  sa  baignoire,  c'est-à-dire  moins  d'une 
heure  après  y  être  entré. 

Je  cite  le  fait.  Il  est  difficile  à  imiter  ;  car  oii  trouver,  hors  de 
Genève,  un  établissement  aussi  parfaitement  outillé  que  le  Lavoir 
Public  ?  Cependant,  il  répond  à  un  besoin,  car  chaque  samedi  une 
vingtaine  de  clients  profitent  avec  empressement  de  la  facilité  de 
se  blanchir  en  se  lavant  que  leur  offre  l'établissement,  moyennant 
un  supplément  de  cinq  sous  (1). 

III.  —  L'aumentation  populaire. 

Second  exemple:  après  le  Lavoir  Public, les  Cuisines  Populaires. 
Le  caractère  le  plus  net  de  l'assistance  à  Genève,  nous  l'avons  déjà 

(1)  Quelle  est  exactement  la  situation  du  Lavoir  Public,  en  1893?  Voici  la 
réponse  que  j'ai  obtenue  à  ce  sujet  do  M.  Gustave  Rochette,  président  de  la 
Société  du  Lavoir  Public. 

«  Genève^  31  juillet  1893.  En  réponse  à  votre  demande  contenue  dans  votre 
lettre  du  27  iuillet,  je  m'empresse  de  vous  dire  que  le  cajiital  de  la  Buanderie  de 
la  rue  du  Rhône  est  de  100,000  francs,  divisé  en  actions  de  230  francs.  Ces 
actions  rapportent  10  francs.  Rien  de  nouveau,  du  reste,  à  vous  annoncer  sur  cet 
établissement  c^ui  continue  à  avoir  une  marche  normale.  Quelques  améliorations 
ont  été  introduites  l'année  dernière.  Le  mobilier  de  la  buanderie  a  été  renouvelé 
et  perfectionné.  Le  service  de  l*eau  chaude  se  fait  beaucoup  mieux,  en  parti- 
cuiier.  QusTAVB  Rocbbttb.  » 


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LES   OEUVRES   DE   L'iMTIATIVE   PlUVÉE   A   GENÈVE.  567 

noté,  c'est  qu'elle  ne  comporte  pas  de  restriclion  :  elle  ne  vise  pas 
spécialement  l'ouvrier  ;  elle  n'a  aucun  scrupule  de  faire  profiter  de 
ses  bienfaits  les  gens  en  redingote  et  en  chapeau  ;  elle  n'exige  pas 
que  l'assisté  soit  en  blouse  et  en  casquette  ou  en  guenilles,  ou 
fasse  profession  publique  qu'il  souffre  de  la  faim  ;  elle  sait  que  la 
misère  qui  se  dissimule  soigneusement  sous  les  vêtements  de  drap 
correctement  entretenus,  est  souvent  la  pire  de  toutes  et  qu'elle  est 
aussi  funeste  que  la  misère  étalée  sans  vergogne  à  travers  des 
haillons.  L'assis  lance,  à  Genève,s'adresseà  tous  ceux  qui  veulent  en 
profiter.  Résultat  de  cette  libéralité  de  l'assistance  :  parmi  les  gens 
qui  souffrent  de  la  misère,  aucun  ne  ressent  de  honte  à  en  bénéficier, 
L^ouvrier  s'assied  avec  plaisir  à  la  table  du  restaurant  populaire, 
parce  qu'il  n'y  rencontre  pas  comme  convive  la  prétention,  habi- 
tuelle à  la  plupart  des  initiateurs  français  de  l'assistance,  de  réser- 
ver à  l'ouvrier  des  douceurs  que  ne  connaîtra  jamais  le  palais  des 
simples  citoyens.  L'ouvrier  goûte  mal  ces  douceurs  qui  lui  sont  un 
privilège  :  il  se  méfie.  Au  contraire,  quand  il  entre  au  restaurant 
populaire  sans  plus  de  formalités  que  chez  n'importe  quel  empoi- 
sonneur patenté,  l'ouvrier  est  sans  défiance  :  il  ne  se  sent  pas 
Tobjet  d'une  sollicitude  spéciale  qui,  aux  jours  où  il  est  mal  dis- 
posé, lui  semble  plutôt  importune  qu'agréable  :  il  y  est  servi  par 
des  domestiques  dont  il  n'est  pas  l'obligé  ;  bref  l'ouvrier  est  dans 
un  restaurant  comme  les  autres,  avec  divers  avantages  que  ne  pré- 
sentent pas  les  autres,  savoir  :  ne  pas  être  poussé  à  la  consom* 
ination  par  un  cabaretier  sans  scrupules  ;  manger  à  sa  faim  ;  boire 
à  sa  soif;  cela  pour  la  moitié  du  prix  ordinaire;  éviter  les  éclats  de 
voix  et  les  fanfaronnades  des  meneurs  ;  toutes  sortes  d'avantages 
dont  l'ouvrier  est  privé  dans  la  plupart  des  cités  françaises,faute  que 
les  philanthropes  aient  compris  qu'il  faut  qu'une  porte  soit  grande 
ouverte  pour  que  l'ouvrier  y  entre  volontiers,  sans  s'effacer.  Les 
Cuisines  Populaires  de  Genève  sont  fort  bien  fréquentées;  l'alimen- 
tation que  Ton  y  reçoit  est  conforme  à  une  sage  hygiène;  elle  n'est 
pas  pour  délecter  un  palais  délicat ,  mais  elle  convient  à  tous  les 
estomacs,  ce  qui  est  l'important. 

Quant  aux  prix,  ils  sont  grosso  modo  la  moitié  de  ce  qu'ils  sont 
chez  le  marchand  de  vin.  Une  portion  de  viande,  semblable  à  celles 
qui  coûtent  communément  dix  sous,  se  vend  cinq  sous.  La  portion 
de  légumes  qui  se  vend  couramment  quatre  sous,  est  livrée  pour 
deux  sous.  Le  demi-litre  de  vin  se  vend  cinq  sous.  Il  est  d'une 


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568  RÉUNION   ANNUELLE. 

qualité  égale,  sinon  supérieure,  au  vin  qui  se  vend  ordinairement 
dix  sous  le  demi-litre. 

Je  cite  des  faits.  Afin  de  me  rendre  compte  de  visu  etgmhi  du  fonc- 
tionnement des  Cuisines  Populaires,  j'y  suis  entré  ;  je  me  suis  assis 
à  table  :  je  n'ai  eu  qu'à  payer  et  à  consommer  pour  être  édifié.  Je 
n'ai  rien  trouvé  à  redire  à  la  qualité  des  mets  :  quant  à  la  quantité, 
j'ai  constaté  qu'avec  huit  sous,  un  de  pain,  cinq  de  viande,  deux 
de  légumes,  un  appétit  ordinaire  se  trouvait  satisfait. 

En  livrant  pour  un  prix  aussi  modique  des  mets  de  bonne  qua- 
lité, les  hommes  de  cœur  qui  ont  eu  l'idée  des  Cuisines  Populaires 
ne  perdent  pas  d'argent,  ne  font  pas  Taumùne  sous  une  forme 
déguisée.  Au  contraire,  ils  réalisent  un  bénéfice  et  un  bénéfice 
appréciable,  qui  a  été  en  1892  de  plus  de  3  %  du  capital.  Plus  ils  ven- 
dent, plus  ils  gagnent!  Pour  être  fidèle  à  la  vérité,  je  dois  ajouter 
que  ces  bénéfices  n'ont  pas  été  distribués  aux  actionnaires  :  ils  ont 
contribué  à  créer  une  réserve,  en  vue  de  l'amortissement  du  capital 
consacré  à  la  fondation  de  rétablissement. 

J'ai  déjà  dit  qu'afin  de  mieux  connaître  le   fonctionnement  des 
Cuisines  Populaires,  je  me  suis  assis  à  Tune  de  ses  tables,   obser- 
vant la  clientèle,  examinant  la  manière  dont  elle  était  servie.  C'est 
àpeu  de  chose  près  la  clientèle  des  Bouillons  Du  val.  S'il  fallait  com- 
pléter ma  pensée,  j'ajouterais  que  c'est  encore  plus  exactement,  la 
clientèle  des  Bouillons  Duval  d'il  y  a  trente  ans.  C'est  la  simplicité  de 
mise  chez  les  hommes  et  chez  les  femmes  qui  caractérisait  la  clien- 
tèle des  Bouillons  Duval,aux  années  de  leurs  débuts.  Actuellement» 
les  Bouillons  Duval  ont  subi  une  évolution  :   ils  ont  attiré  une 
notable  portion  de  la  clientèle  aisée,  qui  boit  du  vin  à  deux  francs 
la  bouteille,  consomme  volontiers  des  huîtres,  déguste  quotidien- 
nement des  glaces  et  des  parfaits  au  café,  dépense  quatre  et  cinq 
francs  à  son  repas.  Aux  Cuisines  Populaires,  il  n'y  a  pas  de  clients  de 
ce  genre,  pas  plus  qu'il  n'y  enavait  dans  les  Bouillons  Duvalenl863. 
Ouant  à  la  qualité  des  mets  servis  aux  Cuisines  Populaires,  elle 
est  aussi  parfaite  que  dans  les  Bouillons  Duval  :  sans  doute  elle 
n'est  pas  rehaussée  parjla  variété  des  mayonnaises  et  des  béarnaises 
qui  met  actuellement  les  Bouillons  Duval  à  même  de  satisfaire  les 
caprices  d'une  clientèle  à  l'estomac  fatigué  et  au  palais  blasé.  En 
cela  seulement  elle  en  diffère,  ainsi  du  reste  que  par  les  prix  qui 
sont  de  50  à  60  %  inférieurs  pour  une  même  quantité  do  pain,  de 
vin.  de  viande,  de  légumes. 


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LES   OEUVRES   DE   L'INITIATIVE   PRIVÉE   A   GENÈVE.  569 

Au  reste,  les  Cuisines  Populaires  ne  sont  pas  le  seul  établissement 
de  Genève  où  le  consommateur,  médiocrement  pourvu  de  pièces 
de  monnaie,  trouve  un  repas  sain  et  à  bon  marché  :  j*ai  eu  l'occa- 
sion de  fréquenter  d'autres  établissements  ayant  le  même  objet, 
répondant  aux  besoins  de  la  même  clientèle.  Je  me  borne  h  citer 
ces  établissements,  afin  de  faire  comprendre  par  Texemple  que 
pareils  restaurants  peuvent  vivre  l'un  à  côté  de  l'autre  et  faire  le 
bien  chacun  à  leur  manière,  dans  les  conditions  qui  répondent  le 
mieux  aux  idées  de  leurs  fondateurs. 

Les  deux  restaurants  dont  je  vais  parler  ont  été  créés  en  vue  de 
combattre  l'intempérance  —  ou  l'ivrognerie,  puisqu'il  faut  l'appeler 
par  son  nom  —  chez  les  clients  habituels  du  marchand  de  vin.  Cette- 
intempérance,  même  lorsqu'elle  ne  se  traduit  pas  par  l'abdication 
complète  de  la  raison,  est  un  des  fléaux  les  plus  cruels  qui  sévissent 
sur  l'ouvrier  :  d'où  le  mot  :  Restaurants  dé  tempérance,  choisi  par  les 
ennemis  du  marchand  d'ivrognerie. 

L'un  de  ces  restaurants  a  été  fondé  en  1877,  au  numéro  5  de  la 
rue  de  la  Navigation,  dans  le  quartier  des  Pàquis.  Au  début,  le  vin 
était  absolument  proscrit  de  ce  restaurant.  11  semblait  juste  de  ne 
laisser  aucune  brèche  ouverte  à  l'ennemi  de  la  tempérance.  Les 
fondateurs  durent  en  rabattre.  Cette  proscription  écartait  du  res- 
taurant de  tempérance  maint  client  tenant  à  boire  son  demi-litre 
ou  son  quart  de  litre  de  vin,  et  désireux  cependant  de  ne  pas  en  boire 
davantage  :  elle  fut  remplacée  par  une  disposition  permettant  à 
chaque  dîneur  de  consommer  trois  décilitres  de  vin,  sans  plus. 
Alors  la  clientèle  ouvrière  vint  en  nombre,  autant  du  moins  que  le 
permet  l'exiguïté  du  local  :  on  compte,  je  crois, un  peu  plus  de  cent 
clients  par  jour,  avec  une  moyenne  quotidienne  de  cent  quarante 
repas. 

Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que,  pour  une  raison  ou  pour 
une  autre,  beaucoup  de  clients  du  restaurant  y  prennent  un  seul 
repas  :  cela  tient  à  ce  que  maint  client,  parmi  ceux  qui  ont  faim, 
est  coutumier  d'un  seul  repas  par  jour,  et  ne  s'en  plaint  pas,  heu- 
reux de  cet  unique  repas,  en  songeant  aux  jours  où  il  ne  l'avait 
pas.  O/ortunatos  nimium  !  sont-ils  tentés  de  penser  de  ceux  qui 
ont  chaque  jour  le  repas  assuré,  panem  quotidianuml  C'est  pour  ces 
modestes  que  les  restaurants  populaires  sont  utiles;  et,  là  encore,  il 
faut  bannir  cette  idée  que  les  gens  qui  font  un  seul  repas  par  jour 
sont  nécessairement  des  ouvriers.  Erreur  !  j'ai  raconté  dans  mon 

La  Réf.  Soc,  16  octobre  1893.  3«  Sôr.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.),  37 


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570  ^  RÉUNION  ANNUELLE. 

ouvrage  sur  Us  CEuvres  de  VinUiative  privée  à  Oenève  (i)  comment  un 
professeur  des  plus  distingués  fit  partie  de  ces  gens  pour  qui  l'uni- 
que repas  par  jour  constitue  la  joie  suprême  ;  je  n'y  insisterai  pas, 
d'autant  que  le  héros  de  l'aventure  est  vivant  :  c'est  aujourd'hui 
l'un  des  romanciers  parisiens  le  plus  en  vogue;  je  ne  prononce 
pas  son  nom  (2),  mais  je  profite  de  son  exemple  pour  montrer  l'in- 
suffisance  des  établissements  où  nul  ne  peut  pénétrer  sans  une 
carte  personnelle  attestant  l'indigence  relative  du  titulaire.  Avec 
rinstabililé  actuelle  des  fortunes  et  des  situations,  il  y  a  autant  de 
misères  en  redingote  qu'en  haillons;  c'est  k  la  bienfaisance 
privée  d'ouvrir  les  yeux  pour  bien  placer  ses  largesses,  et  d'ouvrir 
aussi  les  portes  de  ses  lieux  d'asile,  de  les  faire  très  hautes  et  très 
larges  afin  que,  parmi  les  mourants  de  faim,  pas  un  n'ait  honte 
du  morceau  de  pain  ou  de  la  tasse  de  bouillon  nécessaires  à  sou- 
tenir un  estomac  vide  qu'anime  une  àme  trop  fière  pour  mendier! 

Il  existe  à  Genève  d'autres  restaurants  de  tempérance  que  celui 
de  la  rue  de  la  Navigation.  Je  me  suis  assis  un  matin  à  l'une  des 
tables  d'un  établissement  portant  le  même  titre,  dans  une  rue 
dont  j'ai  oublié  le  nom,  entre  le  chemin  Dancet  et  la  route  de 
Carouge.  Je  déjeunai  copieusement  pour  cinquante  centimes.  Je 
dois  dire  toutefois  que  je  ne  pus  y  boire  de  vin.  Ce  restaurant  de 
tempérance,  plus  rigide  que  son  émule  de  la  rue  de  la  Navigation, 
ne  donnait  pas  encore  de  vin  à,  ses  clients. 

Comment  pareils  établissements,  vendant  les  denrées  nécessaires 
à  l'alimentation  à  60  %  au-dessous  du  cours  normal  du  marchand 
de  vin,  peuvent  ils  faire  leurs  frais?  Grave  question,  parce  que  Ton 
se  rend  compte  de  l'avantage  qu'il  y  a  pour  toute  agglomération 
urbaine  à  être  dotée  d'un  organe  aussi  salutaire.  C'est  quelque 
chose  de  précieux  que  de  faire  cadeau  d'un  repas  tous  les  jours  au 
besoigneux  qui  n'en  ferait  qu'un,  s'il  était  à  la  merci  du  marchand 
de  vin.  C'est  précisément  ce  que  font  les  restaurants  de  tempérance 
et  les  Cuisines  Populaires. 

J 'ai  sous  les  yeux  le  bilan  des  Cuisines  Populaires  genevoises.  U 
sert  à  montrer  comment  on  peut  faire  cadeau  de  cent  mille  repas 
par  an  aux  gens  économes  (économes  par  goût,  ou  économes  par 


(1)  Guillauinin,  éditeur,  14,  rue  Richelieu. 

(2)  Jo  mo  suis  permis  de  le  nommer  à  la  page  39  de  mon  livre  sur  les  Œuvres 
de  LHniliative  privée  à  Genève,  afin  de  bien  établir  l'authenticité  du  cas. 


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LES   OEUVRES  DE  L'INITUTIVE  PRIVÉE  A   GENÈVE.  571 

force),  et,  par-dessus  le  marché,  rémunérer  le  capital  consacré  au 
premier  établissement  d'une  institution  de  ce  genre. 

Les  chiffres  que  je  vais  citer  sont  empruntés  au  troisième  Rap- 
port du  Président,  lu  à  l'assemblée  des  actionnaires  du  A  fé- 
vrier 1893,  rapport  imprimé  chez  Ronset,  26,  boulevard  de  Plainpa- 
lais.  • 

Le  service  des  jetons  s'est  fait  à  notre  grande  satisfaction  et  nous  en 
remercions  notre  caissière,  Mlle  Aline  Wenger.  Après  un  mouvement, 
pendant  Tannée,  de  près  de  900,000  jetons,  la  différence  de  caisse  n'a  été 
que  de  0  fr.  65  à  son  débit.  Nous  nous  applaudissons  d^avoir  conservé, 
comme  au  Locle  et  à  la  Ghaux-de-Fonds,  la  division  des  jetons,  car  elle 
nous  permet  d'exercer  un  plus  grand  contrôle  sur  chaque  catégorie  de 
denrée,  à  la  dépense  et  à  la  recette.  De  plus,  le  consommateur  y  trouve 
son  avantage,  en  ce  qu'il  peut,  après  avoir  acheté  un  dîner  complet  de 
0  fr.  65,  disposer  à  sa  guise  et,  selon  son  appétit,  des  jetons  qu'il  pos- 
sède. Si  après  avoir  consommé  soupe  et  viande,  il  est  satisfait,  il  met  en 
poche  et  pour  un  autre  repas  le  solde  de  ses  jetons.  En  outre,  des  per- 
sonnes bienfaisantes  achètent  des  jetons  de  soupe,  légume,  pain,  pour  les 
donner  à  des  gens  nécessiteux  ;  ces  personnes  sont  certaines  que  leurs 
intentions  sont  remplies,  car  il  est  interdit  chez  nous  d'échanger  des  je- 
tons de  vivres  contre  des  jetons  de  boissons. 

Veut-on  savoir  comment  se  comporte  le  personnel  qui  sert  les 
clients  des  Cuisines  Populaires? 

Le  personnel  fait  bien  son  service  et  n'a  subi  aucun  changement  en 
1892,  sauf  dans  le  personnel  supérieur  que  nous  avons  augmenté  en 
décembre  dernier.  Nous  cherchons  à  ce  qu'il  se  trouve  bien  chez  nous, 
tant  sous  le  rapport  du  service  que  sous  celui  du  salaire.  Outre  le  congé 
de  huitaine  et  Taprès-midi  du  dimanche,  le  personnel  a  été  assuré  contre 
les  accidents  et  nous  lui  av  ons  fait  donner  à  nos  frais  les  soins  médicaux, 
dans  les  jours  de  maladie,  tout  en  faisant  remplacer,  également  à  nos 
frais,  les  malades  qui  ne  pouvaient  travailler.  De  ce  chef,  vous  trouverez 
dans  nos  comptes  une  somme  de  303  fr.  55  employée  à  cet  usage.  Durant 
Tannée,  nous  avons  augmenté  les  appointements  annuels  de  1,500  francs 
entre  tout  le  personnel,  et  nous  lui  avons  donné  710  francs  de  gratifica- 
tion. 

Yeut-ou  savoir  comment  se  solde  l'exploitation?  Voici  les  chif- 
fres empruntés  au  compte  de  profits  et  pertes  au  31  décembr6 1892. 
D'abord  les  dépenses  : 


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572  RÉUNION   ANNUELLE. 

1 .  Gratifications  au  personnel 7J0fr. 

'i                            2.  Soins  médicaux 259  m 

^                           3.  Journées  de  remplacement  pour  maladie 44  s 

^                          4.  Appointements  du  personnel 8.181» 

^  '  l).  Frais  généraux,  loyer,  intérêts  du  capital  à  4  X,  taxe  mu- 

!*.                                      nicipale 8.046  » 

ir                           6.  Combustible 1 .743  » 

.♦                  ,         7.  Eclairage 63o  » 


Total 19.613  fr. 

D'autre  part,  le  bénéfice  brut  sur  vivres  et  liquides,  est  de 
28.499  francs:  d'où  résulte  un  bénéfice  net  de  8.886  francs.  Notons 
que  c'est  là  un  bénéfice  net,  vu  l'attribution  déjà  faite  au  capital 
d'établissement  d'un  intérêt  de  4  9i  (5^  article  des  dépenses)  :  les 
actionnaires  peuvent  en  disposer  au  mieux  de  la  prospérité  de 
l'œuvre.  C'est  ce  qu'ils  ont  fait,  en  portant  ces  8.886  francs  à  un 
compte  de  prévision  pour  constrution  et  à  un  compte  de  réserve 
pour  nouveau  matériel. 

A  ces  8.886  francs  de  bénéfice  d'exploitation  s'ajoutent  :  !•  les 
intérêts  sur  titres  et  comptes  de  dépôts  :  1.063  francs  ;  2*  les  inté- 
rêts sur  capital-actions  (non  distribués  aux  actionnaires  par  une 
disposition  facile  à  deviner)  :  681  francs;  et,  enfin,  3°  le  bénéfice 
réalisé  sur  la  vente  de  la  Rente  genevoise  qui  constituait  le  porte- 
feuille de  la  Société  :  1.268  francs. 

Ces  trois  articles  augmentent  de  3.012  francs  les  sommes  à  la 
disposition  de  la  Société  :  ils  grossissent  les  deux  comptes  de 
réserve  et  de  prévision  qui  ont  été  indiqués  plus  haut. 

Le  Rapport  sur  l'exercice  1892  contient  le  prix  des  denrées 
acquises  par  la  Société  pour  : 

1 .  Les  assaisonnements 1 .  842  fr. 

2.  Les  légumes  frais 2.700» 

3.  La  charcuterie : 4.992» 

Pour  les  autres  denrées,  les  acquisitions  sont  indiquées  en 
volume  : 

1 .   Vin. 50.075  litres 

'i.  Lait 6.748      >» 

ou  en  poids  :  •  '  ' 


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LES   OEUVRES   DE   l'iNITIATIVE  PRIVÉE   A   GENÈVE.  573 

1-  Viande l7.565kUos 

2.  Légumes  secs 7.064  » 

3.  Pain*. 32.781  » 

4.  Pâtes 2.608  » 

5.  Pommes  de  terre 48.949  « 

6.  Beurre  et  saindoux 1 . 373  » 

7.  Fromage 2.022  » 

8.  Combustible 41 .270  » 

Les  denrées  dont  il  a  été  consommé  moins  de  1.000  kilogrammes, 
sont  : 

9.  Café  et  chicorée 146  kilos 

10.  Sucre 434    » 

i\.  Chocolat 228     » 

12.  Farine 763    » 

Au  moyen  de  cette  statistique,  il  est  facile  de  se  rendre  compte 
des  goûts  et  des  besoins  de  la  clientèle  des  Cuisines  Populaires. 

Le  nombre  des  jetons  vendus  en  1892  a  été  de  897.689,  tandis 
qu'en  1891  ce  chiflfre  avait  été  de  789,833  (page  6  du  Rapport)  (1), 
soit  107,856  de  plus,  vendus  en  1892. 

Le  mois  où  il  a  été  consommé  le  plus  de  jetons  est  août,  avec 
85,766  jetons  en  1892,  contre  82,774  en  1891.  Le  mois  où  il  a  été 
consommé  le  moins  de  jetons  est  janvier,  avec  59,544,  en  1892, 
contre  45,400,  en  1891. 

On  lit  le  renseignement  suivant  à  la  page  11  du  Rapport  sur 
Texercice  1892  : 

Ajoutons  im  détail  qui  vous  intéressera  et  qui  concerne  la  dépense 
journalière  de  nos  consommateurs  pour  leurs  repas.  Nous  avons  pu 
rétablir  d'après  les  livres  spéciaux  que  nous  tenons  particulièrement. 
Pour  toutes  les  rubriques  de  denrées  dont  vous  avez  le  détail,  la 
dépense  moyenne  journalière  d'un  consommateur  est  de  quarante-trois 
centimes. 

Cette  moyenne  montre  combien  est  intéressante  la  clientèle  des 
Cuisines  Populaires,  combien  est  utile  Tassistance  qui  lui  est  fournie 
par  les  actionnaires  de  la  Société  des  Cuisines  Populaires,  assistance 

(1)  Les  chiffres  ci-dessrus  empruntés  à. la  page  6  difièrent  légèrement  de  la 
page  10,  oà  sont  inscrits  897,286  jetons  consommés  en  1892  et  788,356  jetons 
consommés  en  1891.  Les  chiffres  delà  page  10  fournissent  pour  1892  un  excédent 
de  108,9130  jetons  consommés  sur  1891. 


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''7^p^' 


574  RÉUNION   ANNUELLE. 

qui  équivaut  à  uo  don  de  plus  de  quarante^troîs  centimes,  chaque 
/ ,  fois  que  le  client  y  fait  un  repas  pour  cette  somme  modique. 

*  Quant  aux  conditions  auxquelles  rétablissement  est  ouvert  au 

public,   les  voici  sous  la  forme  même  que  résume  le  prospectus 

remis  au  consommateur  î 

t  SOCIÉTÉ    ANONYME 

CUISINES  POPULa'iRES    GENEVOISES 

RUE    PÉOOLAT    (Genève) 

Ouvertes  :  En  été,      de  6  heures  du  matin  à  8  heures  du  soir. 
—  En  hiver,  de  7      —         —         à8      —         —. 

Le  local  est  fermé   le   dimanche  de  2  heures 
à  6  heures  de   raprès-midl. 

DÉJEUNER  (café  au  lait  ou  chocolat) 

En  été,      de  6  à  8  heures  du  matin. 
En  hiver,  de  7  à  8        —  — 

DINER   (chaud) 

De  11  heures  du  matin  à  1  Va  heure  de  Taprès-midi. 

SOUPER  (chaud) 

De  6  à  8  heures  du  soir. 

Il  ne  peut  être  servi  à  chaque  consommateur  plus  éCun  demi-litre 
de  vin  par  repas. 

Entre  les  heures  du  déjeuner,  du  dîner  et  du  souper,  il  sera  servi 
des  mets  froids  :  conserves,  charcuterie,  viande  froide,  etc. 

M    <»    %% 

PRIX   DES   JBTONS 

Pain. 05  cent.      Vin,  3  décilitres 15  cent. 


Soupe iO  — 

Viande 25  — 

Légumes 10  — 

Fromage 10  — 

Vin,  l  litre 25  — 


—  2        —         10  — 

—  1        —         05  — 

Café  au  lait 10  — 

Chocolat 13  — 


Soupe,  1  litre 15  cent. 

~      2  litres 25    — 

Légumes,  2  râlions  . . .       15    — 


A    EMPORTER 

Viande,  2  rations 50  cent. 

Vin,  1  litre 50    — 


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LES   OEUVRES  DE  L'iNITUTIVE   PRIVÉE  A   GENÈVE.  575 

D'après  ce  tableau  et  au  moyen  de  la  statistique  des  sept  sortes 
de  jetons  utilisés  en  1892,  l'on  a  les  éléments  d'appréciation  des 
services  rendus  par  les  Cuisines  Populaires. 

Jetons  Rations 

1 .  Chocolat  et  café 23.640  23.640 

2.  Fromage 25,942  25.942 

3.  Pain 249.297  249.297 

4.  Viande 130.039  134.320 

5.  Soupe 102.315  111.475 

6.  Légumes 210.947  222.886 

7.  Vin, 155  106  155.106 

Total  897.286        922.666  ^ 

Tient-on  à  savoir  avec  quels  fonds  de  premier  établissement  est 
devenu  possible  ce  mouvement  annuel  de  neuf  cent  mille  rations? 
Voici  la  réponse. 

«  A  la  création  de  notre  établissement  et  pour  faire  lace  à  toute  l'ins- 
tallation du  local,  le  mobilier,  la  lingerie,  les  fourneaux  et  débuter  dans 
le  service  des  vivres,  nous  avions  comme  capital  : 

4.704  actions  14.112  francs 

Depuis,  nous  avons  vendu  en  1890  785  2.355  ^^ 

—  1891  39  117  '• 

—  1892  138  414 
Ce  qui   porte   le    capital  au 

31  décembre  1892  à  5.666  actions  16.998  francs 

Veut-on  savoir  ce  que  sont  devenues  les  Cuisines  Populaires  depuis 
le  4  février  1893  ?  J'emprunte  au  Journal  de  Genève  du  9  mai  1893  i 

les  lignes  qui  suivent  : 

Dans  quelques  jours,  les  Cuisines  Populaires  genevoises  vont  prendre  «^ 

possession  de  leurs  nouveaux  locaux  installés  dans  l'immeuble  qu'elles 
ont  fait  construire  rue  Pécolat.  Une  rapide  visite  que  nous  avons  faite 
hier  nous  a  permis  de  constater  que  la  commission  de  construction, 
composée  de  MM.  J.  Guillaumet-Vaucher,  président,  J.-L.  Badel-Grau, 
Louis  Chauffât  et  P.- A.  Gampert,  a  bien  fait  les  choses.  Le  bureau  du 
conseil  d'administration,  composé  de  MM.  Guillaumet-Vaucher,  Max 
Fnitiger,  Aug.  Blondel,  Alf.  Moser,  Henri  Chauvet  et  Henri  Aubert,apris 
aussi  une  large  part  à  la  réussite  de  cette  entreprise,  qui  montre  une 
fois  de  plus  les  résultats  que  peut  obtenir  l'initiative  privée.  Les  nou- 
veaux locaux  de3  Cuisines  Populaires  sont  presque  luxueux,  et  les  moin* 


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576  RÉUNION  ANNUELLE. 

dres  détails  montrent  qu'un  esprit  pratique  a  présidé  à  leur  installation. 
L'air  et  la  lumière  pénètrent  largement  partout,  et  tout  y  est  calculé  pour 
le  bien  être  des  consommateurs  et  du  personnel  Les  locaux  des  Cuisines 
sont  séparés  du  reste  de  l'immeuble,  qui  contient  des  appartements  loca- 
tifs. Une  large  allée  donne  accès  dans  les  locaux  des  Cuisines,  et  sur 
cette  entrée  s'ouvrent  deux  guichets  pour  la  vente  des  jetons  dont  cha- 
que consommateur  doit  se  munir  avant  de  pénétrer  dans  les  salles  à 
manger.  On  arrive  ensuite  dans  un  spacieux  vestibule  où  se  trouvent  des 
guichets  pour  les  mets  à  emporter,  et  un  lavabo  dont  les  clients  des 
Cuisines  pourront  user  avant  de  prendre  leur  repas. 

Plusieurs  points  méritent  l'attention  dans  ces  quelques  lignes. 
Une  société  privée  au  capital  de  16,998  francs  inspirant  assez  de 
confiance,  pour  trouver  les  moyens  de  bâtir  un  immeuble  considé- 
rable! Bien  plus,  une  société  qui,par  ses  humbles  offlces.ressemble 
davantage  à  une  société  de  bienfaisance  qu'à  une  société  indus- 
trielle, non  contente  de  réaliser  des  bénéHces  sur  les  bienfaits 
qu'elle  accorde  à  ses  clients,  ajoute  à  ces  bénéfices  la  plus-value 
locative  d'appartements  qu'elle  procure  aux  amateurs  du  confor- 
table et  de  l'hygiène  I  Voilà  deux  paradoxes  réalisés  par  les  Cui- 
sines Populaires. 

Nouvelle  surprise  !  Cet  établissement,qui  vend  cinq  sous  le  demi- 
litre  de  vin,  compté  couramment  dix  sous  ou  treize  sous  dans  les 
restaurants  (la  demi-bout«ille  de  vin  équivaut  à  1/3  de  litre)  s'ins- 
talle avec  luxe  et  offre  à  ses  clients  un  lavabo  !  C'est  de  l'hygiène, 
de  la  meilleure  et  de  la  plus  rare  ;  on  ne  se  serait  pas  attendu  à  la 
trouver  là,  quand  elle  est  absente  des  Bouillons  Duval  et  de  maint 
restaurant  luxueux. 

Je  continue  de  citer  le  Journal  de  Oenève  : 

La  salle  à  manger  pour  les  hommes,  contenant  quatre  vingt-quatre 
places,  prend  jour  sur  la  rue  Pécolat  et,  du  côté  du  square,  se  trouvent 
deux  autres  salles,  l'une  de  cinquante-huit  couverts  pour  familles,  et 
l'autre  de  trente-deux  couverts  pour  dames  seules.  Ces  salles  sont  admi- 
rablement installées  ;  elles  sont  garnies  de  tables  couvertes  de  marbre. 
Aux  parois  sont  fixés  des  casiers  destinés  à  recevoir  les  serviettes  que  les 
habitués  pourront  se  procurer  à  un  prix  modique  ;  dans  la  salle  pour  les 
familles,  on  remarque  deux  genres  de  sièges  :  des  tabourets  pour  les 
hommes,  tandis  que  le  conseil  d'administration  a  voulu  se  montrer 
galant  envçrs  les  dames  en  leur  achetant  des  chaises.  Au  centre  du  rez* 
de-chaussée,  entre  les  trois  salles  à  manger,  se  trouve  l'office,  qui  cor* 


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LES  ŒUVRES   DE   L'iNITIATIVE   PRIVÉE   A   GENÈVE.  577 

respond  avec  la  cuisine,  située  au  premier  étage,  par  un  monte-charge. 
Dans  Toffîce  a  été  installé  un  gigantesque  chaufToir  construit  par 
MM.  TrachseL  et  Gie,  sur  les  indications  de  M.  Guillaume-Vaucher,  le 
dévoué  président  du  conseil  d'administration.  Ce  chaufToir,  établi  en 
trente  parties  distinctes,  qui  peuvent  se  chauffer  séparément  ou  toutes  à 
la  fois,  permettra  de  préparer  les  portions  d'avance  tout  en  les  conser- 
vant chaudes,  et  contribuera  beaucoup  k  activer  le  service.  Mentionnons 
encore  un  local  spécial  pour  le  lavage  de  la  vaisselle,  où  des  robinets 
amèneront  Teau  chaude  comme  Teau  froide  en  abondance. 

Cette  attention  de  deux  salles  spéciales  pour  les  familles  et  pour 
les  dames  seules  en  dit  long  sur  l'assistance  morale  qu'offrent  libé« 
ralement  les  Cuisines  Populaires,  en  plus  de  l'assistance  matérielle. 
L'installation  duchauffoir  est  également  significative.  Nous  n'avons 
du  reste  pas  fini  avec  les  surprises  de  la  visite. 

Les  cuisines  sont,  comme  nous  Tavons  dit,  installées  au  premier 
étage  ;  elles  sont  vastes  et,  comme  tous  les  autres  locaux,  installées  de 
la  manière  la  plus  pratique.  Un  fourneau  de  vastes  dimensions,  sortant 
des  ateliers  de  M.  Henri  Chevalier,  en  occupe  le  centre,  et  un  monte- 
charge,  construit  d'après  les  plans  de  M.  de  Morsier,  ingénieur,  met  la 
t^uisine  en  communication  avec  les  caves  où  se  trouvent  les  magasins  des 
légumes  et  denrées.  Au  premier  étage,  se  trouvent  encore  un  dépôt  de 
marchandises,  un  appartement  pour  la  directrice  et  la  cuisinière  et  une 
salle  à  manger,  lorsque  les  locaux  du  rez-de-chaussée  seront  devenus 
trop  exigus.  Si;  plus  tard,  le  besoin  s'en  faisait  sentir,  la  directrice  pour- 
rait être  logée  au  second  étage  et  rappartement  qui  lui  est  destiné  trans- 
formé également  en  salles  à  manger.  Le  conseil  d'administration  a 
Fintentlon  d'ouvrir  un  Jour  ou  l'autre,  une  ou  deux  salles  dans  la  soirée, 
après  les  heures  des  repas,  où  ses  clients  pourraient  passer  leurs  soirées 
en  bavant  du  thé  ou  du  café.  Les  sous-sols  comprennent  de  nombreux 
locaux,  dépôts  pour  les  marchandises  et  les  combustibles,  chambre  à 
lessive,  etc.  Tous  ces  locaux  sont  fort  spacieux  et  sont  éclairés  au  gaz. 
Dans  les  caves  se  trouvent  déjà  deux  vastes  tonneaux,  d'une  contenance 
de  3,700  litres,  d'où  le  vin  monte  au  moyen  d'une  pompe  à  l'office  ;  un 
manomètre  placé  entre  ces  deux  futailles  permet  d'en  vérifier  facilement 
le  contenu. 

N'y  a-t-il  pas  un  défi  à  notre  conception  mesquine  de  l'assistance, 
dans  ce  luxe  de  monte-charges  et  de  pompes  conduisant  le  vin  de 
la  cave  à  l'office?  Et  ce  luxe,  sans  qu'il  en  coûte  un  centime  au  con- 
tribuable !  Au  contraire,  cela  rapporte  aux  actionnaires  I  Plus  d'un 


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''JC3ïf3»r^ 


578  RÉUNION  ANNUELLE. 

de  nous,  s'il  n'était  entouré  de  documents  précis,  se  croirait  trans- 
porté sur  les  bords  de  la  Garonne.  Et  pourtant  non  I  nous  sommes  à 
la  source  du  Rhône  :  le  journal  que  je  cite  est  l'un  des  moins  suscep- 
tibles d'exagération  qui  se  puissent  rencontrer  à  deux  cent  lieues  à 
la  ronde.  Je  termine  par  des  considérations  qui  ont  aussi  quel- 
que éloquence. 

Tout  a  été  combiné  pour  éviter  de  trop  grosses  fatigues  au  personnel 
entièrement  féminin  des  cuisines  ;  pour  ne  citer  qu'un  exemple  les 
employées  n^auront  qu'à  placer  dans  des  wagonnets  le  bois  déposé  au 
sous-sol,  et  les  pousser  jusqu'au  monte-charge,  qui  les  élèvera  à  la  cui- 
sine. Au  premier  étage,  chaque  servante  aura  son  armoire  particulière, 
et  un  lavabo  y  a  été  aussi  installé  pour  le  personnel* 

Bref,  les  Cuisines  Populaires  sont  un  exemple  remarquable  de  ce 
que  peut  l'initiative  privée,  lorsqu'elle  applique  au  bien  de  clients 
pauvres  et  besogneux,  l'énergie  et  l'intelligence  qu'elle  exerce  habi- 
tuellement à  satisfaire  ses  passions,  à  accumuler  d'année  en  année 
de  gros  dividendes. 

J'ai  eu  la  curiosité  de  savoir  comment  fonctionnait  actuellement 
le  service  de  la  clientèle  geni^voise  dans  la  nouvelle  installation  des 
Cuisines  Populaires  et  j'ai  écrit  à  ce  sujet  au  président  de  l'établisse- 
ment. Voici  sa  réponse  : 

Genève  !•'  août  1893.  —  Je  réponds  avec  plaisir  à  votre  honorée  du 
27  écoulé«et  je  vous  adresse  sous  bandes  divers  imprimés. 

i®  Vous  trouverez  sur  la  feuille  Jetons  vendus  le  détail  de  la  vente  des 
mois  de  juin  et  juillet,  98,596  jetons  en  juin,  105,716,  en  juillet; 

2*  Le  bénéfice  net,  en  juin,  a  été  1,600  francs,  et  en  juillet,  1,700  francs; 

3<»  La  vente  de  jetons,  en  juin,  12,099,  et  en  juillet,  12,924  francs; 

4*  Avec  la  comptabilité  que  nous  avons,  nous  avons  pu  arrêter  le 
résultat  de  juillet,  ce  matin,  jetons,  marchandises  et  caisses.  Guuxaumet- 
Vaucher. 

Voici  le  document  relatif  aux  jetons  vendus  en  juin  et  en 
juillet  1893,  il  est  des  plus  significatifs. 


1.  Chocolat 

Jetons  vendus . 

juin 

568 
2.014 
2.067 

juillet 
539 

2.  Café 

2.484 

3.  Fromage 

i.945 

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LES   ŒUVRES   DE  l'inITLATIVE  PRIVÉE   A   GEKÈVE.  579 

4.  Pain 25.623  27.712 

1  ration 15.790  17.050 


5.   Viande.     ^  g  rations 982  918 

12  litres 165  161 

1  litre 317  312 

1/2  litre 7.426  7M1 

^     -.  \  {  ration 23.619  '26.289 

7.  Légumes  :l           ,  .  „^, 

^  I  2  rations 2.221  1 .884 

1  litre 197  213 

1/2  litre ^1 .246  1 .495 

8.  Vin  :      /  3  décilitres '  6.704  7.455 

2  décilitres 9.237  9.482 

1  décilitre 419  480 

Total 98.596        105,716 

En  juin  1892,  il  avait  été  vendu  78,936  jetons,  et,  en  juillet, 
83,691  jetons.  La  différence  est  de  19,660  jetons  pour  juin,  de 
2!2,025  pour  juillet.  Cette  dernière  diflFérence  correspond  à  un 
accroissement  quotidien  de  710  jetons,  c'est-à-dire  de  236  repas. 

Je  n'insiste  pas  sur  cette  constatation.  Il  est  facile  d'en  conclure 
que  le  nouvel  établissement  jouit  de  la  faveur  de  ses  anciens 
clients  et  en  attire  nombre  de  nouveaux. 

Une  courte  observation  au  sujet  des  chiffres  de  bénéfices  accusés 
par  la  lettre  de  M.  Guillaumet-Yaucher  :  les  3,300  francs  gagnés  en 
deux  mois  par  les  Cuisines  Populaires  sur  une  vente  de  25,023  francs 
prouvent  à  l'évidence  que  .c'est  une  entreprise  industrielle,  et  que 
ses  clients  n'ont  en  y  entrant  aucune  honte  de  recevoir  l'aumône. 
Us  sont  moins  exploités  qu'ailleurs;  ils  doivent  à  leurs  hôtes  la 
reconnaissance  que  Ton  a  en  pareil  cas,  sans  être  humiliés. 

Le  meilleur  genre  d'assistance  est  celui  qui  se  suffit  à  lui-même, 
grâce  au  zèle  et  à  rindustrie  de  ses  initiateurs.  Les  Cuisines  Popu- 
laires actuelles  sont  tout  à  fait  dans  ce  cas. 


IIL  — Les  rafraîchissements  a  bon  marché. 

Il  est  un  troisième  point  que  je  regretterais  de  ne  pas  indiquer  ; 
son  utilité,  pour  être  moins  évidente  que  celle  de  Talimentation 
populaire,  est  tout  aussi  sérieuse.  Je  veux  parler  du  rafraichlssement 
offert  à  bon  marché  et  dans  des  conditions  excellentes  de  qualité. 


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580  RÉUNION   ANNUELLE. 

Le  rafraichissement,  c'est  le  verre  de  sirop  de  groseille  ;  c'est  le 
bol  de  lait;  c*est  la  tasse  de  thé.  Cest  aussi  le  bouillon,  le  café,  le 
chocolat  au  lait.  Bref,  c'est  tout  ce  que  les  estaminets  les  mieux 
achalandés  offrent  à  leurs  clients,  sauf  les  boissons  alcooliques,  eau- 
de  vie,  vermout,  bière,  vin. 

Le  prix  de  la  tasse  de  bouillon,  du  verre  de  sirop,  de  la  tasse  de 
lait,  en  un  mot  des  diverses  consommations,  est  de  dix  centimes. 
Quant  à  la  qualité,  elle  est  la  même  que  celle  qui  est  offerte  dans 
les  cafés  élégants,  où  le  prix  varie  de  trente  centimes  à  cinquante 
centimes. 

Je  parle  de  ces  rafraîchissements  en  connaissance  de  cause.  Plus 
d'une  fois,  j'ai  consommé  le  matin  une  tasse  de  chocolat  dans  Tun 
ou  l'autre  des  douze  cafés  de  tempérance  que  les  adversaires  de 
l'ivrognerie  et  les  défenseurs  de  la  jeune  fille  séparée  des  siens, 
travaillant  dans  un  atelier  ou  dans  magasin,  ont  semés  sur  les 
divers  points  de  la  périphérie  de  Genève;  je  dois  à  la  vérité  de 
constater  que  ce  chocolat  était  irréprochable,  que  la  propreté  du 
service  était  parfaite,  que  la  clientèle  se  tenait  parfaitement  et  que 
la  vingtaine  de  clients  lisait  avec  plaisir  les  cinq  ou  six  jour- 
naux quotidiens  placés  à  sa  portée.  Maintes  fois,  par  une  chaude 
après-midi,  je  suis  entré  dans  un  de  ces  établissements  afin  de  me 
rafraîchir.  Le  verre  de  sirop  et  le  verre  de  limonade  étaient  chaque 
fois  aussi  frais  et  aussi  parfumés  que  le  sont  les  verres  de  coco  à  la 
glace  débité  par  certains  marchands  ambulants,  bien  connus  de 
l'enfance  parisienne  qui  fréquente  les  -Champs-Elysées.  Au  reste, 
j'ai  à  cet  égard  le  témoignage  de  Genevois  familiers  avec  ces  salles 
de  rafraîchissements.  Parmi  les  plus  distingués  et  les  plus  fortunés 
de  ces  habitants  de  Genève,  il  en  est  qui,  accompagnés  de  leurs 
enfants,  fréquentent  ces  cafés,  de  préférence  à  tout  autre,  quand 
ia  soif  exige  d'être  satisfaite.  L'économie  y  est  notable,  Les  cinq 
verres  de  sirop  coûtent  cinquante  centimes,  au  lieu  de  coûter  soit 
un  franc  cinquante,  soit  trois  francs,  selon  l'exigence  des  lambris 
dorés  dressés  par  le  tenancier  du  café  autour  de  ses  clients. 


IV.  —  L'lNITIATIVE  privée  et  le  GITE. 

Quatrième  exemple  :  Le  gîte  à  bon  marché.  Cette  fois,  nous  le 
verrons,  tout  n'est  pas  rose  dans  l'accomplissement  de  l'assistance  et 


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I   LES   OEUVRES   DE  l'INITIATIVE   PRIVÉE   A   GENÈVE.  581 

Éième,  après  dix  ans  de  succès,  peut  venir  une  crise  fort  instructive 
mais  douloureuse  pour  l'institution  qui  la  subit. 

Je  passe  sans  in*y  arrêter  auprès  des  asiles,  où,  sans  bourse 
délier,  les  misérables  privés  de  logis  trouvent 'un  lit  dans  une 
salle  commune,  et  y  évitent  la  pluie  et  la  gelée. 

Je  me  borne  à  remarquer  que  l'asile  de  la  rue  Voltaire  est  bien 
installé,  pourvu  de  matelas  confortables,  de  couverture?  propres  et 
épaisses,  aussi  confortable  que  la  plus  agréable  des  chambrées 
dans  les  casernes  de  nos  grandes  villes  de  France. 

Je  m'arrête  auprès  d*un  établissement  du  même  genre,  bien  que 
plus  relevé  et  exigeant  de  ses  hôtes  une  pièce  d'argent  pour  paie- 
ment de  son  hospitalité. 

Un  homme  de  bonne  éducation,  un  employé,  un- professeur,  si 
dépourvue  d'argent  que  soit  sa  bourse,  peut  malaisément  frapper 
à  Tasile  gratuit.  La  promiscuité  avec  ce  qu'ily  a  de  moins  dis- 
tingué dans  la  clientèle  de  l'asile  est  pour  déconcerter  le  plus  enclin 
à  l'économie.  Cela  est  plus  évident  encore  s'il  s'agit  d'une  femme, 
d'une  jeune  fille  momentanément  sans  logis  et  cherchant  une  situa- 
lion.  Une  chambre  à  soi  constitue  un  besoin  pour  beaucoup  de 
personnes  qui  néanmoins  n'ont  pas  les  deux  francs  indispensables 
pour  payer  la  chambre  la  plus  modeste  dans  un  hôtel  convenable. 
C'est  pour  ce  genre  de  clients  que  l'Auberge  de  famille  de  Genève  a 
été  fondée  en  1882. 

J'ai  sous  les  yeux  la  statistique  de  1890;  elle  correspond  à  une 
moyenne  quotidienne  de  vingt-deux  hôtes  de  passage  à  l'Auberge  ; 
au  total,  huit  mille  deux  cents  nuits.  Outre  ces  hôtes,  qui  couchent 
en  moyenne  chacun  quatre  nuits,  il  y  a  des  pensionnaires  ayant 
couché  quatre  mille  nuits  à  l'Auberge. 

Pour  les  hôtes  de  passage,  le  prix  moyen  de  la  nuit  ressort  à 
soixante-quinze  centimes  environ  :  6,222  francs  pour  8,217  jour- 
nées. Pour  les  pensionnaires,  la  moyenne  de  couchée  s'abaisse  à 
trente-cinq  centimes  :  1,493  francs  pour  3,926  journées.  Ces  chiffres 
suflisent  à  apprécier  l'utilité  de  l'établissement  :  ils  justifient  les 
détails  où  je  vais  entrer  sur  la  façon  dont  il  a  été  fondé. 

Il  existe  à  Genève  une  Sodéti  d'utilité  publicité.  Elle  mérite  son 
nom  en  étudiant  les  propositions  de  ses  membres  qui  ont  un  but 
conforme  à  l'intérêt  de  la  cité,  et  en  faisant  passer  dans  la  pratique- 
ocelles  de  ces  propositions  qui  réunissent  le  suffrage  d'un  certain 
nombre  de  ses  membres. 


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582  RÉUNI0I9  ANNUELLE. 

Le  15  mars  1878,  la  Société  d'utilité  publique  était  réunie  pour 
entendre  la  lecture  d'un  mémoire  d'un  de  ses  membres  sur  les 
Auberges  ouvrières  en  Allemagne.  L*auteur  du  mémoire,  M.  Eugène 
de  Budé,  faisait  connaître  à  3es  compatriotes  les  ayantages  que  les 
cités  allemandes  retiraient  de  ces  établissements  ;  il  examinait  les 
difficultés  d'une  installation  du  même  genre  à  Genève  et  montrait 
qu'il  était  du  devoir  de  citoyens  soucieux  du  bien  public  de  les 
résoudre.  Ce  mémoire  trouva  de  l'écho  ;  un  comité  d'initiative  réunit 
le  capital  nécessaire  et  convoqua  le  15  mai  1882  une  assemblée  d'ac- 
tionnaires destinée  à  constituer  une  Société  pour  V  exploitation  àê  VAu- 
berge  de  famille. 

Les  statuts  proposés  furent  adoptés  ;  le  capital  fut  fixé  à 
30,000  francs  :  une  partie  seulement,  17,500  francs,  fut  émise  et 
souscrite  sous  forme  d'actions.  C'est  avec  ces  fonds  que  fut  entre- 
prise l'exploitation  de  l'Auberge. 

J'ajoute,  pour  expliquer  la  modicité  de  ce  capital,  qu'indépen- 
damment de  la  Société  d'exploitation  avait  été  constituée  une  So- 
ciété, désignée  sous  le  nom  de  Flmmeublede  la  rus  Bautte,  dans  le 
but  d*acheter  à  un  particulier  et  ensuite  de  louer  à  la  Société  d'ex- 
ploitation l'immeuble  sis  rue  Bautte,  n^  11,  qui  était  convenable 
comme  Auberge.  Cette  Société  n'avait  rien  d'une  association  de 
bienfaisance  :  elle  avait  les  caractères  d'une  société  industrielle 
procurants  ou  4  %  à  ses  actionnaires.  Les  autres  avantages  qu'elle 
leur  procurait  étaient  de  contribuer  à  la  fondation  de  l'Aubei^e, 
c'est-à-dire  à  une  bonne  action,  au  point  de  vue  de  Tordre  dans 
la  cité  genevoise. 

Le  28  décembre  1881,  la  Société  de  l'Immeuble  de  la  rue  Bautte 
avait  été  créée  au  capital  de  60,000  francs,  formé  par  120  actions 
de  500  francs. 

Ces  60,000  francs  lui  avaient  servi  à  constituer  les  trois  cinquièmes 
du  prix  de  l'immeuble,  et  elle  avait  contracté  un  emprunt  hypothé- 
caire de  40,000  francs  pour  parfaire  les  100,000  francs  nécessaires 
à  l'achat. 

Quant  au  loyer  à  la  Société  d'exploitation,  il  fut  fixé  d*accord  à 
5,500  francs,  dont  2,000  francs  pour  les  intérêts  de  l'emprunt  hypo- 
caire.  Les  3,500  francs  restants  devaient  procurer  3  1/2  %  aux 
actionnaires,  soit  2,100  francs:  le  reste,  soit  1^400  francs,  devait 
être  consacré  à  l'imprévu,  aux  réparations,  aux  aménagements  et 
aux  réserves. 


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LES   OEUVRES  DE  LINITIATIVE  PRIVEE  A   GENÈVE.  583 

Il  fui  fait  ainsi.  En  1885,  le  loyer  fut  abaissé  à  5,000  francs,  ce 
qui,  déduits  les  2,000  francs  de  Temprunl  hypothécaire  et  les 
2,100  francs  du  dividende  des  actions,  laissait  900  francs  pour  les 
réparations  (dont  la  Société  de  Tlmmeuble  se  chargeait)  et  pour 
divers  amortissements. 

La  Société  de  Tlmmeuble  se  proposait  d'abaisser  à  4,500  francs 
le  loyer  annuel,  aussitôt  que,  ces  amortissements  ayant  atteint  un 
chiffre  suffisant,  un  prélèvement  à  l'effet  de  les  former  serait 
devenu  superflu. 

Avec  nos  idées  latines  sur  l'assistance,  nous  sommes  tentés  de 
juger  mesquins  ces  marchandages  de  loyer.  £n  jugeant  ainsi,  nous 
commettrions  une  erreur.  Je  lisais,  dans  une  lettre  récente  d'un 
Genevois,  les  lignes  suivantes  : 

Deux  membres  de  notre  comité  doivent  se  rendre  cette  semaine  à 
Lyon,  à  Saint-Étienne,  et  peut-être  à  Reims,  pour  visiter  trois  asiles  de 
nuit,  au  point  de  vue  des  appareils  d'épuration,  afin  de  savoir  quel  est  le 
meilleur  système  :  épuration  par  le  gaz  ou  par  la  vapeur  d'eau  à  120<^.  Il 
parait  que  Reims  possède  un  asile  de  nuit  modèle,  qui  a  été  donné  par 
un  riche  particulier  de  cette  ville  et  qui  a  coûté  100,000  francs.  Vous 
voyez  qu'on  sait  faire  largement  les  choses  en  France. 

Cette  dernière  remarque  est  exacte.  On  fait  largement  les  choses 
en  France  :  on  ignore  les  combinaisons  qui  permettent  de  rému- 
nérer les  100,000  francs  à  3  1/2  %  et  Ton  s'étonne  que  les  frais  de 
la  gestion  du  don  de  100,000  francs  soient  quatre  ou  cinq  fois  ce 
qu'ils  seraient  aux  mains  de  la  Société  genevoise  qui  administre 
sévèrement  son  bien.  L'assistance,  pour  être  bonne,  doit  être  stric- 
tement réglée.  Avec  la  forme  d'une  Société  industrielle  présentant 
des  comptes  rigoureux,  elle  peut  survivre  à  de  généreux  donateurs 
et  rester  toujours  apte  à  rendre  Toffice  en  vue  duquel  elle  a  été 
fondée. 

Il  est  permis  de  faire  largement  les  choses,  à  condition  de  pour- 
suivre de  ses  yeux  et  de  son  esprit  l'administration  de  ses  largesses. 
Donner,  c'est  peu  ;  surveiller  l'usage  du  don,  contrôler  son  emploi, 
c'est  le  difficile,  c'est  le  tout  de  l'assistance. 

Bref,avec  son  loyer  de  5,000  francs  pour  un  immeuble  comprenant 
39  chambres,  des  salles  à  manger  et  des  salles  de  lecture,  l'Auberge 
de  famille  a  hébergé  en  1890  plus  de  2,000  individus.  Les  uns  ont 
choisi  les  chambres  de  deuxième  classe,  où  le  logement  etla  nourri* 


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584  RÉUNION   ANNUELLE. 

ture  coûtent  1  fr.  75  environ  par  jour.  Les  autres  ont  choisi  les  cham- 
bres de  première  classe,ofi  le  prix  est  plus  élevé  et  où  le  confortable 
est  plus  grand.  J'ai  visité  les  chambres  de  ce  genre  :  elles  ne  dif- 
fèrent pas,  quant  à  la  propreté  et  quant  au  confort,  des  chambres 
qui  se  payent  3  francs  et  4  francs  dans  les  hôtels  de  second  ordre. 
Il  n'y  a  pas  de  luxe,  mais  il  y  a  Tutile. 

Sur  les  1,068  personnes  qui  ont  profité  des  chambres  de  première 
classe,  la  statistique  de  1890  accuse  2^  dames,  123  diaconesses  ou 
gouvernantes,  146  individus  voyageant  en  famille,.  74  instituteurs 
et  étudiants,  88  pasteurs  et  évangélistes,  248  industriels  ou  em- 
ployés de  commerce,  90  négociants.  Quant  aux  1,188  voyageurs  de 
deuxième  classe,  les  divers  corps  de  métiers  y  sont  représentés. 
On  y  trouve  34  imprimeurs,  75  employés  de  commerce,  125  em- 
ployés d*hôtel  ;  ces  derniers  sont  particulièrement  à  même  d'appré- 
cier les  bienfaits  de  TAuberge  et  la  modicité  de  ses  prix. 

Je  n'ai  pu  apprécier  que  d'un  coup  [d'œil  rapide  la  propreté  et  le 
confortable  des  chambres  de  T Auberge.  J'ai  le  regret  de  n'avoir  pas 
poussé  plus  loin  Texamen  et  de  n'y  avoir  pas  séjourné  deux  ou  trois 
nuits,  afin  de  mieux  saisir  les  avantages  de  l'établissement,  et  aussi 
les  points  laissant  à  désirer,  s'il  en  paraissait. 

Cette  expérience,  l'un  ou  l'autre  de  mes  auditeurs  la  fera  aisé- 
ment* en  se  rendant  à  Genève,  occasion  qui  se  présentera  pour  plus 
d'un  cet  été.  11  sera  intéressant  d'écouter  les  impressions  d'un 
séjour  de  ce  genre,  séjour  qui  n'aura  certainement  rien  de  désa- 
gréable, car  le  bon  ton  règne  à  table,  ainsi  que  dans  les  salles  de 
lecture,  quelque  humble  que  soit  la  fortune  de  la  plupart  de  ses 
clients. 

«  Les  règles  de  la  maison  entraînent  une  surveillance  bienveil- 
lante :  le  directeur  ne  se  borne  pas  aux  soins  matériels,  mais 
cherche  à  contribuer  au  bien  des  hôtes,  à  exercer  une  influence 
morale  et  religieuse,  et  à  leur  faire  entendre  la  parole  de  Dieu.  » 
L'action  du  directeur  est  salutaire  :  n'oublions  pas  le  but  de  l'Au- 
berge, but  réalisé  dans  les  diverses  cités  où  il  existe  des  similaires 
de  cet  établissement  ;  «  la  baisse  de  l'alcoolisme, du  vice  et  de  la  cri- 
minalité sont  en  rapport  avec  leur  existencejet  le  nombre  des  déten- 
tions a  diminué  de  ce  fait  ». 

Genève,  la  plus  populeuse  cité  de  la  Suisse,  n^est  pas  seule  dotée 
d'une  Auberge  de  famille.  Berne  et  Bâle,  Zurich  et  Saint-Gall,  Win- 
lerthur  et  Vevey  possèdent  des  Auberges  de  ce  genre.  Leur  instal- 


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LES   OEUVRES  DE  l'iNITIATIVB  PRIVÉE  A   GENÈVE.  585 

lation  a  amené  un  déficit  de  plus  de  50  %  sur  Talcoolisme  cons- 
taté par  les  procès-verbaux  de  la  police.  En  rendant  service  à  leurs 
hôtes,  les  sept  cités  suisses  ont  en  même  temps  travaillé  pour  elles- 
mêmes.  L'Auberge  a  épargné  à  la  ville  les  milliers  de  francs  dépensés 
par  les  clients  de  la  prison.  Seuls  les  débitants  d'alcool  et  tenan- 
ciers d'auberges  louches  ont  à  s'en  plaindre.  Puissent-ils  être 
amenés  dans  nos  diverses  cités  à  fermer  boutique,  ces  pour- 
voyeurs des  prisons,  des  hôpitaux,  des  mauvais  lieux  ! 

Est-ce  à  dire  que  tout  marche  comme  sur  des  roulettes,  quand  il 
s'agit  du  fonctionnement  de  pareils  établissements?  Non  I  le  bilan 
des  années  1891  et  1892  que  j'ai  entre  les  mains,  grâce  à  l'obh- 
geance  de  M.  le  pasteur  Mittendorff,  suffit  à  le  montrer.  Il  y  a  eu 
des  hauts  et  des  bas  dans  ces  deux  années  :  les  uns  et  les  autres 
présentent  un  vif  intérêt  pour  qui  étudie  la  sociologie  au  point  de 
vue  pratique  et  pas  seulement  pour  faire  de  l'optimisme.  Le  Rap- 
port présenté  à  l'assemblée  générale  des  actionnaires  du  30  mars 
1892,  s'exprime  ainsi  : 

Votre  assemblée  du  17  novembre  de  Tannée  dernière  a  chargé  une 
commission  de  faire  une  enquête  sur  les  réformes  que  notre  Auberge  de 
famille  devra  sans  doute  effectuer.  Un  bon  logement,  des  locaux  plus 
complets  avec  une  bonne  répartition  des  services,  les  installations  et  le 
confort  avec  un  matériel  suffisant,  sont  des  conditions  à  réaliser.  Il  nous 
parait  que,  hors  d'un  appel  du  capital  pour  constituer  notre  entreprise 
sur  un  pied  meilleur,  qui  la  place  à  égalité  à  peu  près  avec  les  institu-  M 

tions  semblables  du  reste  de  la  Suisse,  notre  hospitalité  ne   cessera  de  '^ 

présenter  des  lacunes.  Il   n'est  pas  tout  à  fait  suffisant  de  faire  un  | 

accueil  empressé  et  de  chercher  par  une  gestion  serrée  à  ne  pas  s'en-  .|| 

detter,  encore  n'y  avons-nous  pas  tout  à  fait  réussi  :  il  faut  être  établi  ! 

sur  un  pied  suffisant. 

Ces  doléances  montrent  que  l'établissement  actuel  est  mesquin 
aux  yeux  du  comité  de  l'Auberge.  Ce  qui  suit  laisse  entendre  que 
les  actionnaires  ne  font  pas  écho  aux  sentiments  du  comité. 

Nous  avons  cherché  jusqu'ici  à  ne  dépendre  que  de  nos  revenus  pour 
acquitter  nos  charges  et  nous  y  étions  arrivés  ;  toutefois  notre  capital, 
trop  faible  à  l'origine  (16,250  francs),  a  été  la  source  de  difficultés  ;  il 
aurait  dû  s'élever  au  moins  à  cinq  ou  dix  fois  ce  chiffre.  Il  ne  nous  a  pas 
permis  de  faire  nos  installations  premières,  ainsi  qu'il  aurait  fallu,  dis« 
posant  d'ailleurs  d'une  somme  insuffisante  pour  compléter  notre  mobi- 
lier et  pour  avoir  un  fonds  de  roulement  nécessaire.  Nous  est-il  permis 

La  RéF.Soc,  16  octobre  1893.  3«  série,   t.  VI  (t.  XXVI  coL  ),  38. 


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586  RÉUNION  ANNUELLE. 

d'espérer  que  nos  amis  comprendront  la  convenance  de  Textension  de 
nos  moyens,  de  manière  à  n'être  pas  obligés,  par  la  petitesse  de  notre 
maison,  de  refuser  d'admettre  une  partie  des  voyageurs  de  la  2«  classe, 
des  travailleurs  et  des  familles  peu  aisées,  que  notre  hospitalité  doit 
réchercher  particulièrement  ? 

Le  Rapport  sur  rexercice  1891  poursuit  en  ces  termes  trop  signi- 
ficatifs pour  avoir  besoin  de  commentaires  : 

Les  loyers  payés  à  la  Société  de  l'immeuble  de  la  rue  Bautte  consti- 
tuent une  charge  et  ont  en  partie  rendu  difficile  à  notre  direction  de 
couvrir  les  frais.  Nous  ne  trouvons  pas  mauvais  que  cette  Société  ait 
touché  un  intérêt  qui  satisfasse  ses  actionnaires  ;  mais  nous  regrettons 
de  ne  pas  être  placés,  comme  à  Bâle  et  à  Zurich,  où  la  maison  est 
donnée  à  l'œuvre,  sans  rétribution  d'intérêt,  ou  appartient  eu  propre  à 
l'Auberge  de  famille. 

Ce  regret  est-il  justifié?  Non  !  En  1891,  l'Auberge  de  famille  a 
vendu  12,726  nuits  d'hospitalité.  Pour  balancer  avec  cette  vente 
le;;5  4,850  francs  de  loyer  payés  par  elle  à  la  Société  de  l'Immeuble, 
il  eût  sufïl  d'élever  de  38  centimes  le  prix  de  la  nuit,  ce  qui  laisse 
ce  prix  encore  fort  au-dessous  du  prix  exigé  par  les  diverses  hôtel- 
leries de  Genève,  dans  des  conditions  moins  avantageuses. 

Seconde  indication.  Le  produit  des  deux  tables  et  des  restau- 
rants s'est  élevé  à  16,989  francs  en  1891  :  pour  obtenir  le  prix  du 
loyer,  il  eût  sufïî  de  majorer  de  25  %  le  prix  moyen  des  diverses 
denrées.  Même,  avec  cette  majoration,  la  nourriture  de  l'Auberge 
de  famille  eût  été  notablement  moins  coûteuse  que  la  nourriture 
équivalente  fournie  dans  les  diverses  hôtelleries  des  faubourgs. 

Je  me  borne  à  ces  deux  indications.  Le  plus  simple  aurait  été 
d'obtenir  ces  4,050  francs,  partie  sur  le  prix  des  nuits  s'élevant  à 
17,854  francs,  partie  sur  le  prix  de  la  table,  en  majorant  de  14  % 
la  moyenne  des  deux  tarifs.  Même  ainsi  majorés,  les  prix  de  l'Au- 
berge de  famille  auraient  constitué  des  prix  extrêmement  favo- 
rables, de  vrais  prix  de  faveur.  Je  reviens  au  Rapport  du  Comité. 

Nous  sommes  certains  que  notre  œuvre  est  sympathique  au  public  : 
aussi  n'est-ce  pas  sans  quelque  regret  que  nous  avons  constaté  la  timi- 
dité dans  l'assemblée  de  l'automne  dernier  pour  prendre  une  résolution 
dans  le  sens  d'une  augmentation  de  capital  que  nous  proposions  d'é- 
lever à  i5d,000  francs,  résolution  que  l'unanimité  du  Conseil  vous 
recommandait. 


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LES  ŒUVRES  DE  l'iNITIATIVE  PRIVÉE  A   GENÈVE.  587 

Cette  timidité  de  rassemblée  des  actionnaires  est-elle  pour 
étonner?  Non,  certes.  C'est  Taudace  des  actionnaires  qui  eût  été 
pour  surprendre.  Eux  sont  dans  le  vrai  en  restant  membres  d'une 
société  industrielle.  Quand,  pendant  neuf  exercices,  on  a  marché 
avec  un  capital  de  17,000  francs,  on  est  inquiet  de  la  révolution 
d'idées  qui  fait  le  procès  à  ce  petit  capital. 

En  même  temps  que  se  produisait  cette  révolution,  un  change- 
ment de  personnel  avait  lieu  dans  la  direction  de  l'Auberge  de 
famille. 

M.  et  Mme  Meier  qui  nous  ont  donné  neuf  ans  de  fldèles  services  ont 
désiré,  à  cause  des  liens  de  famille  qui  les  rattachent  au  directeur  de 
l'établissement  de  Zurich,  retourner  dans  celte  ville  pour  la  direction  de 
l'Herberg  zur  Heimath,  où  ils  avaient  été  sous-directeurs  avant  de  venir 
à  Genève.  Nous  devons  parler  avec  éloges  du  dévouement  constant  et  de 
la  conscience  qu'ils  ont  apportés  dans  leur  tàchç.  Payant  Tuu  et  l'autre 
de  leur  personne,  ils  ont  laissé  un  bon  souvenir  par  leur  cordialité,  leur 
bon  conseil,  leur  assiduité  à  leur  tâche  et  Tesprit  chrétien  dans  lequel 
ils  l'ont  remplie.  Nous  n'aurions  pas  songé  à  un  remplacement  si  ce 
départ  ne  nous  avait  obligés  à  le  faire.  Nous  y  avons  pourvu  en  appelant 
à  la  direction  M.  et  Mme  Boller,  de  Zurich,  qui  ont  déjà  été  à  la  tête 
d'un  institut  évangélique  important  de  ce  canton.  Mlle  Sprenermann, 
sœur  de  Mme  Boller,  est  aussi  une  précieuse  aide  dans  la  maison. 

Le  Rapport  présenté  à  l'Assemblée  générale  des  actionnaires  du 
5  avril  1893  répète  les  mêmes  doléances  que  le  Rapport  de  1892. 

Les  salles  d'attente,  de  lecture  ou  d'agrément,  de  jeux,  de  bains,  un 
piano,  des  escaliers  bien  séparés,  le  téléphone,  sont  des  améliorations 
que  nous  ajournerions  volontiers  ;  mais  l'essentiel,  un  mobilier  suffi- 
sant, nos  ressources  ne  nous  permettent  pas  toujours  de  le  donner. 

Les  sept  améliorations  que  le  rapport  de  1893  consent  à  ajourner 
sont  pour  provoquer  quelque  stupeur  chez  pas  mal  de  lecteurs. 
Même  observation  sur  ce  qui  suit. 

Une  libéralité  bien  placée  nous  donnerait  les  moyens  de  réaliser  ce 
qui  serait  le  plus  urgent.  Nous  regrettons  que  le  vœu  du  Comité  d'une 
extension  sufQsante  de  nos  ressources  ait  échoué  par  la  timidité  de  nos 
actionnaires.  Disons  encore  que  nous  avons  examiné  la  transformation 
de  notre  Société  en  simple  association  de  bienfaisance,  mais  que  notre 
Comité  n'a  pas  été  favorable  à  cette  transformation  adoptée  par  d'autres 
établissements  qui  recourent  à  des  collectes  annuelles. 


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il^: 


588  RÉUNION   ANNUELLE. 

Il  est  sage  de  la  part  du  Comité  de  l'Auberge  de  famille  d'avoir 
été  défavorable  à  cette  transformation.  Les  extrêmes  sont  dange- 
reux. Le  piano  et  le  téléphone  sont  un  peu  de  luxe.  Dans  une  cer- 
taine mesure,  une  chambre  à  soi  avec  un  bon  lit  est  du  luxe,  et 
maint  travailleur  des  champs,  suant  quinze  heures  par  jour  de- 
puis quarante  années,  n'a  jamais  connu  ce  luxe.  Ce  luxe  doit  se 
payer.  En  bonne  administration»  le  paiement  doit  couvrir  les  frais 
de  ce  luxe.  A  celui  qui  ne  peut  le  payer,  il  reste  l'asile  de  nuit,  à 
moins  que  l'assistance  secourable  d'un  particulier  juge  ce  luxe 
nécessaire  à  son  client.  Mais  poser  en  principe  que  pareil  établis- 
sement ne  doit  pas  vivre  par  lui-même,  c'est  une  imprudence. 

En  réalité,  l'Auberge  de  famille  a  vécu  neuf  années  sinon  pros- 
père, au  moins  faisant  honneur  à  sa  gestion.  Cela  grâce  aux  remar- 
quables aptitudes  de  son  premier  directeur.  Ce  directeur,  on  l'a 
laissé  partir  à  Zurich.  Son  remplaçant  ne  pouvait  avoir  ses  apti- 
tudes; c'eût  été  trop  beau.  D'où  le  désarroi  actuel.  Cela  prouve  que 
gérer  une  institution  de  ce  genre  n'est  pas  à  la  portée  des  meilleures 
intentions.  Le  directeur  capable  de  diriger  parfaitement  un  établis- 
sement de  ce  genre,  d'acheter  à  propos,  de  ne  rien  laisser  gâter  de 
ses  denrées,  de  parler  ainsi  qu'il  faut  à  chacun  des  deux  mille 
clients  que  roule  la  vague  de  chaque  année,  se  trouve  malaisé- 
ment. C'est  la  cause  de  l'insuccès  que  rencontrerait  certainement 
rinstallalion  d'une  Auberge  de  famille  dans  chacune  de  nos  grandes 
cités  françaises.  C'est  la  cause  de  la  décadence  actuelle  de  l'Auberge 
de  famille  de  Genève.  Dès  1891,  cette  difficulté  avait  été  signalée 
par  un  observateur  impartial  (1)  :  l'expérience  a  donné  raison  à  ce 
pronostic. 

Il  est  extraordinaire  que  le  Genevois,  habituellement  perspicace 
et  prompt  à  deviner  le  remède,  n'ait  pas  vu  cette  cause  et  ne  l'ait 
pas  signalée  nettement  dans  son  Rapport  du  5  avril  1893. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  diminution  du  loyer  exigé  par  la  Société  de 
rimmeuhle  Bautte  et  Textension  du  capital  primitif,  si  désirables 
qu'elles  paraissent,  sont  de  simples  expédients.  Si  le  bénéGce  actuel 
est  trop  faible  sur  le  gîte  et  sur  la  table,  parce  que  le  gérant  n'a  pas 
le  savoir-faire  de  son  prédécesseur  pour  entretenir  l'Auberge  et 
l'habileté  industrielle  de  M.  Guillaumet-Vaucher  pour  acheter  bon 


(4)  Page  58  du  Coup  d'œil  sur  les  œuvres  de  IHnUialive  privée  à  Genève  (Guil 

laumin,  éditenr). 


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LES  OEUVRES  DE   L'INITTATIVE  PRIVÉE   A   GENÈVE.  589 

et  à  bon  compte,  il  faut  relever  les  tarifs,  tant  du  gîte  que  de  la 
table.  A  moins  toutefois  qu*un  donateur  généreux  ne  fasse  la  diffé- 
rence. Encore  ne  serait-ce  là  qu'un  palliatif.  Le  seul  bénéfice  qui 
dure  est  fondé  sur  la  relation  des  choses  entre  elles,  sur  le  parti 
que  l'administrateur  sait  en  tirer. 

Je  ne  regrette  pas  de  me  trouver  en  face  de  cette  difficulté  sur- 
prenant les  (renevois,  les  gens  de  la  cité  sage  et  prudente.  En  effet, 
si  quelque  découragement  les  envahit  pour  un  incident  de  ce  genre, 
cela  est  pour  montrer  que  rien  en  ce  monde  n'échappe  à  la  déca- 
dence et  aux  mauvais  jours.  Le  tout  est  de  les  passer  sans  perdre 
la  tramontane  et  de  s'astreindre  à  une  discipline  sévère  pour  ne 
pas  être  pris  au  dépourvu  quand  le  vent  soufQe  en  tempête.  C*ést 
ce  que  la  Société  de  Tlmmeuble  de  la  rue  Bautte  a  su  réaliser  avec 
beaucoup  de  prévoyance.  Déjà  elle  a  amorti  10,000  francs  sur  les 
40,000  fr.  de  dettes  contractées  par  elle  pour  parfaire  le  prix  d'achat 
de  l'immeuble.  Continuant  ainsi,  elle  aura  procuré  aux  gens  peu  for- 
tunés un  gîte  aussi  peu  coûteux  qu'on  peut  le  faire  ;  car  le  capital, 
qui  se  borne  à  exiger  3  1/2  %  d'intérêts  et  un  amortissement  rai- 
sonnable pour  l'immeuble,  est  le  moins  exigeant  et  le  plus  chrétien 
que  puisse  souhaiter  le  locataire  en  quête  d'un  gîte. 

La  Société  de  l'immeuble  de  la  rue  Bautte  n'est  pas  cause  si  la 
Société  qui  exploite  Timmeuble  a  pour  la  représenter  un  gérant 
moins  habile  que  son  prédécesseur.  La  séparation  des  attributions 
entre  les  deux  Sociétés  est  chose  excellente.  Admettant,  ce  qui  est 
médiocrement  probable  et  nullement  à  souhaiter,  la  liquidation  de 
la  Société  actuelle  d'exploitation,  il  restera  la  ressource  d'en  cons- 
tituer une  autre,  évitant  l'écueil  qui  a  nui  à  sa  devancière,  après 
plusieurs  années  d'une  exploitation  heureuse.  Plus  est  restreint  le 
capital  nécessaire  à  la  Société  d'exploitation,  plus  est  facile  sa 
reconstitution  en  cas  d*échec.  Et  l'éventualité  d'un  échec,  il  ne  faut 
jamais  la  perdre  de  vue,  lorsque  l'on  cherche  à  fonder  une  œuvre 
•l'assistance.  Pareille  entreprise  est  exposée  à  la  ruine  comme  toute 
entreprise  humaine,  et  même  un  peu  plus.  Car  ce  qui  fait  triompher 
la  plupart  des  œuvres  entourées  de  difficultés,  c'est  le  génie  de 
l'industriel  qui  se  déploie  de  mille  manières  pour  satisfaire  ses 
intérêts;  quand  l'égoïsme  et  les  passions  qu'il  supporte  ne  sont  pas 
de  la  partie,  quand  l'intérêt  personnel  n'est  pas  en  jeu,  les  chances 
de  vaincre  sont  diminuées. 

Les  difficultés  vaincues  sont  la  pierre  de  touche  des  œuvres  vrai- 


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590  RÉUNION   ANNUELLE. 

ment  utiles,  vraiment  salutaires.  A  croire  que  Tassistance  soit  affaire 
de  capitaux  généreusement  confiés,  on  commet  une  grave  erreur. 

Je  passe  sur  la  crise  de  l'Auberge  de  famille.  Semblable  crise  sévit 
sur  le  Bureau  de  bienfaisance  de  Genève,  œuvre  digne  d'être  imi- 
tée, plus  encore  que  l'Auberge  de  famille.  Pareille  décadence  sévit 
sur  l'Asile  de  nuit,  qui,  de  société  industrielle,  est  devenu  une  pure 
association  de  bienfaisance,  perdant  son  caractère  originel,  le  gîte 
vendu  six  sous  par  nuit  au  vagabond,  arrachant  celui-ci  aux  infâmes 
sollicitations  des  garnis  louches! 

Les  années  que  nous  traversons  ne  sont  pas  marquées  d'un 
caillou  blanc  :  à  l'exemple  du  soldat  qui  jeta  son  bouclier  àPhar- 
sale,  faudrait-il  donc  que  l'initiative  privée  jettât  aussi  Tarme 
défensive  qui  a  fait  ses  preuves  contre  la  misère  et  contre  le  vice? 
Non,  certes!  Il  faut  considérer  que  ce  qui  est  humain  est  péris- 
sable, si  le  feu  divin,  seul  éternel,  seul  survivant  à  nos  aspirations 
éphémères,  n'anime  pas  les  entreprises  des  hommes. 
.  Ce  feu  divin,  il  est  permis  de  le  saisir,  en  dérobant  leurs  secrets 
aux  œuvres  qui  ont  survécu  à  leurs  auteurs.  A  nous  de  ne  pas  le 
laisser  perdre  au  milieu  des  cendres  où  il  dort ,  et  de  l'entre- 
tenir pieusement  dans  les  règlements  d'œuvres  assistant  l'homme 
privé  de  fortune,  le  munissant  du  nécessaire,  sans  rien  demander  à 
la  puissance  qui  s'appelle  l'État,  qui  représente  la  force  et  qui  ne 
cessera  jamais  d'être  aveugle  sur  le  véritable  but  de  l'homme  : 
améliorer  l'âme. 

Il  semble  puéril  de  parler  d'âmes  à  propos  d'Auberge  de  famille, 
à  propos  de  Lavoir  Public,  à  propos  de  Cuisines  Populaires  :  pour- 
tant le  matérialiste  qui  n'aperçoit  pas  l'âme  à  traversle  corps,  quand 
celui-ci  dort  tranquille  sur  le  lit  de  repos  que  lui  procure  l'Auberge, 
se  purifie  et  se  fortifie  dans  le  bain  où  il  est  plongé,  se  repaît  et  se 
rafraîchit  sans  appréhender  l'indigestion  ou  l'ivresse,  ce  matéria- 
liste ne  comprend  pas  le  sens  du  drame  qui  se  joue  devant  lui.  La 
force  dy  l'initiative  privée  dans  les  œuvres  d'assistance,  c'est  le  salut 
de  l'âme,  absente  pour  le  matérialiste  qui  rit  des  phrases  où  il  en 
est  question.  Supprimez  le  salut  de  Tâme,  l'initiative  privée  tombera 
au  niveau  de  l'État.  Celui-ci  n'a  cure  que  le  vagabond  soit  dépouillé 
ou  étranglé  sur  le  banc  où  son  défaut  d'espèces  sonnantes  le  pousse 
à  s'endormir,  que  le  besogneux  soit  ou  non  couvert  de  sueur  et  de 
boue,  qu'il  souffre  de  la  faim  ou  ingère  dans  son  estomac  une  viande 
gâtée  et  un  alcool  frelaté. 


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LES  OEUVRES  DE  L'INITIATIVE   PRIVÉE  A   GENÈVE.  591 

L'Élal  est  le  brutal  par  excellence:  c'est  Tinintelligence  armée. 
Devenir  l'État,  c'est  perdre  la  notion  du  juste  et  de  Tinjuste  :  c'est 
vivre  d'expédients,  à  la  façon  de  la  brute  qui  ne  sait  même  pas 
qu'elle  a  commis  un  crime,  en  déchirant  les  membres  pantelants 
des  vierges  que  l'État  lui  offre  dans  les  fêtes  du  Cirque. 

Paul  Marin. 


P.  S.  Le  Courrier  de  Oenive  du  24  septembre  contient  une  nou- 
velle relative  au  fonctionnement  des  Cuisines  Populaires  :  cette  note 
montre  que  les  initiateurs  de  l'œuvre  ont  fait  prudemment  de  pré- 
voir son  extension  au  delà  du  cadre  décrit  dans  cette  étude,  d'après 
le  Journal  de  Genève  du  9  mai  1893.  Voici  la  teneur  exacte  de  la  nou- 
velle. 

Les  travaux  d'agrandissement  des  locaux  viennent  de  commencer,  et 
sous  peu  une  nouvelle  salle,  pouvant  contenir  50  personnes,  sera  mise  à 
la  disposition  du  public  qui  réclame  cette  amélioration  devenue  urgente, 
par  sui(e  de  l'augmentation  constante  de  la  vente.  Dans  la  première 
quinzaine  de  septembre,  il  a  été  vendu  :  en  1890,  26,543  jetom;  en  1891, 
38,6:)0;  en  1892,  4-2,457;  en  1893,  54,681.  Ces  chiffres  expliquent  le 
besoin  du  nouveau  local.  Si  ce  local  ne  suffit  pas,  on  peut  encore  agrandir 
pour  60  personnes  de  plus. 

Nos  lecteurs  voient,  d'après  cette  note,  que  l'enfant  de  M.  Guil- 
laume t-Vaucher  se  porte  si  bien  dans  son  vêtement  neuf,  qu'il  en 
ferait  craquer  les  coutures,  si,  en  père  prévoyant,  M.  Guillaumet- 
Vaucher  n'avait  pris  ses  mesures  en  conséquence,  avant  de  couper 
le  vêtement.  P.  M. 


Le  partage  forcé  détruit  les  petits  domaines  agglomérés  y  à  familUs 
fécondes;  il  les  remplace  par  ces  .petits  domaines  morcelés  où  la  fécondité 
conduit  fatalement  au  paupérisme  y  où  la  stérilité  du  mariage  et  Végoïsme  pro- 
curent seuls  aux  familles  cei^taines  apparences  de  bien-éire. 

La  Réforme  sociale  en  France,  3f,  XXIL 


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LA  RÉPRESSION  LÉGALE  DE  L'USURE  EN  ALLEMAGNE 

(lois  du  24  MAI  1880  et  du  19  juin  1893) 


L'usure  est  un  des  délits  qui  répugnent  le  plus  à  la  conscience 
publique.  Il  ne  s'agit  certes  pas  des  tripotages  dont  sont  victimes 
les  fils  de  famille,  viveurs  et  gaspilleurs  d'argent,  de  l'usure  per- 
sonnifiée dans  les  types  connus  de  la  comédie  ancienne,  qui  n'in- 
digne pas  parce  que  les  personnages  qui  en  usent  sont  eux-mêmes 
peu  intéressants  et  peU  dignes  de  pitié.  Il  s'agit  de  l'usure  qui  s'at- 
tache comme  un  chancre  au  petit  commerçant,  au  petit  cultivateur 
besogneux,  ignorant  et  inexpérimenté,  le  grise  de  belles  promesses, 
l'exploite,  le  harcèle  et  finit  trop  souvent  par  lui  enlever  son  petit 
patrimoine.  C'esl  cette  usure  qui,  dans  certains  pays,  aigrit  les 
populations  exploitées,  envenime  la  lutte  des  classes  et  présente 
ainsi  un  des  côtés  multiples  de  la  question  sociale. 

De  tout  temps,  les  gouvernements  ont  fait  des  lois  pour  réprimer 
l'usure.  Mais  qu'est-ce  que  l'usure?  Des  définitions  nombreuses 
ont  été  tentées,  sans  grand  succès.  On  peut  définir  le  vol,  par 
exemple,  qui  est  un  délit  simple  et  parfaitement  caractérisé,  mais 
l'usure?  Est'Ce  faire  l'usure  que  d'exiger  un  taux  immodéré  d'in- 
térêts que  ne  justifient  ni  les  circonstances  du  marché,  ni  la  nature 
du  service  rendu?  Oui.  Mais  c'est  aussi  faire  l'usure  que  de  se 
rendre  cessionnaire  d'une  créance  pour  un  prix  très  inférieur  au 
montant  réel;  c'est  aussi  de  l'usure  que  de  donner  en  location  du 
bétail  médiocre,  en  se  réservant  la  faculté  de  reprendre  à  tout 
moment  la  bête  louée;  c'est  aussi  de  l'usure  que  les  pratiques  sui- 
vies très  souvent  dans  le  commerce  des  terres.  En  un  mot,  l'usure 
n'offre  pas  de  signe  distinctif  simple  qui  puisse  en  tout  cas  la  faire 
reconnaître.  Par  conséquent  la  loi  ne  peut  atteindre  à  coup  sûr  ce 
délit  qui  se  dérobe  sous  mille  formes  diverses,  et  les  usuriers  aussi 
bien  que  les  contrebandiers  sont  des  maîtres  dans  l'art  de  passer 
entre  les  mailles  du  filet  légal. 

Faut-il  donc  que  la  loi  se  désintéresse  tout  à  fait  de  la  question? 


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ïiVf M'    '^^ 


LA   RÉPRESSION   LÉGALE   DE  L'uSURK   EN   ALLEMAGNE.  393 

Je  ne  le  pense  pas.  Certes,  l'usure  ne  disparaîlra  jamais,  tant  que  , 

le  monde  sera  monde,  tant  qu'il  y  aura  d'un  cùlé  des  gens  cupides  r  J* 

et  malhonnêtes,  deTautre,  des  malheureux,  des  inexpérimentés  ou  -  ^ 

simplement  des  imbéciles.  Mais  on  peut  la  combattre  et  on  le  doit, 
je  dirai  plus  tard  comment.  Dans  ce  combat,  la  loi  ne  peut  jouer  le 
rôle  principal,  mais  elle  doit  fournir  des  armes  à  ceux  qui,  s'atta- 
chanl  à  poursuivre  l'usure  dans  tous  ses  repaires,  sont  parvenus  à 
découvrir  un  cas  bien  caractérisé.  11  faut  alors  que  Tusurier  ne 
puisse  jouir  de  l'impunité. 

En  Allemagne,  comme  dans  plusieurs  autres  pays,  en  France 
notamment,  on  a  fixé  d'abord  un  taux  maximum  d'intérêt  légal. 
Exiger  un  intérêt  supérieur  était  se  rendre  coupable  d*usure.  Mais 
ce  n'était  atteindre  qu'une  des  formes  de  Tusure  et  pour  cela 
entraver  dans  bien  des  cas  une  foule  d'opérations  utiles  et  honnêtes. 
La  loi  du  14  novembre  1867  inaugura  la  liberté  complète  du  taux 
de  l'intérêt. 

En  1879  cependant  F.  P.  Reichensperger,  s'appuyant  sur  le  déve- 
loppement de  Tusure,  fit  une  proposition  tendant  à  la  reprise  de 
l'ancien  système.  La  commission  nomniée  par  le  Reichstag  rejeta  •  ] 

celle  proposition,  mais  fui  d'avis  qu'il  y  avait  lieu  de  prendre  cer- 
taines mesures  répressives.  Elle  élabora  un  projet,  qui  fut 
approuvé  par  le  Reichstag  et  le  Conseil  fédéral  et  devint  la  loi  du  i 

^  mai  1880.  \ 

Celte  loi  contient  trois  articles  : 

Article  premier  * 

A  la  suite  du  §  302  du  Code  pénal  pour  TEmpire  allemand,  sont 
intercalés  les  paragraphes  suivants  : 

§  302  a  :  I 

Celui  qui  abusant  de  Tétat  besogneux,  de  la  légèreté  ou  de  l'inexpé-  j 

rience  d'un  autre,  lui  concède  un  prêt  ou  consent  à  proroger  le  terme 
d'échéance  d'une  créance  d'argent  et  se  fait  promettre  ou  accepte  dans  j. 

ce  but,  pour  lui  ou  pour  un  tiers,  des  avantages  pécuniaires  qui  excèdent  j 

le  taux  habituel  de  l'intérêt,  de  telle  manière  que,  d'après  les  circons-  '! 

tances  de  la  cause,ces  avantages  se  trouvent  en  disproportion  choquante 
avec  le  service  rendu,  sera  puni,  comme  usurier,  d'emprisonnement  jus- 
qu'à six  mois  et  d'une  amende  qui  ne  pourra  dépasser  ,T,000  Mk.  Le  tri- 
bunal pourra  prononcer  la  déchéance  des  droits  civiques. 

§  302  6 
Gelai  qui, pour  soi  ou  pour  un  autre,dissimule  ces  avantages  pécuniaires 


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594  LA   RÉPRESSION  LÉGALE  DE  L'uSURE 

(§  302  a)  OU  se  les  fait  promettre  par  billet,  sur  engagement  d'honneur, 
sur  parole  d'honneur,  par  serment  ou  par  toute  autre  protestation  simi- 
laire, sera  puni  d'emprisonnement  qui  ne  pourra  excéder  un  an  et 
d'amende  jusqu'à  6,000  Mk.  Le  tribunal  pourra  prononcer,  etc.. 

§  302  c 

Les  mêmes  peines  (§  302  a,  302  6)  sont  également  applicables  à  celui 
qui,  ayant  acquis  en  connaissance  de  cause  une  créance  portant  intérêt 
usuraire,  la  négocie  à  un  tiers  ou  en  fait  usage  contre  le  débiteur. 

§  302  d 

Celui  qui  pratique  habituellement  l'usure  sera  puni  d'emprisonnement 
dont  le  minimum  est  iixé  à  trois  mois  et  d'une  amende  de  1,500  à 
15,000  Mk.  Le  tribunal  pourra... 

Article  2 

Le  §  360,  n*"  12,  du  Gode  pénal,  tel  qu'il  a  été  établi  par  la  loi  du 
26  février  1876,  est  remplacé  par  la  disposition  suivante  : 

§  360 

Sera  puni  d'une  amende  de  150  Mk.  au  maximum  ou  de  prison 12; 

celui  qui,  comme  prêteur  sur  gages  ou  revendeur,  agit,  dans  l'exercice 
de  son  industrie,  contrairement  aux  dispositions  qui  règlent  cette  indus- 
trie ou  transgresse  le  taux  d'intérêt  qui  aurait  été  fixé  par  une  loi  parti- 
'culière  de  son  état  ou  par  décision  de  l'autorité  compétente. 

Article  3 

Les  contrats  conclus  en  violation  des  §§  302  a  et  302  6  du  Gode  pénal, 
sont  nuls. 

Tous  les  profits  usuraires  payés  par  le  débiteur  ou  pour  lui  (§  302  a) 
seront  restitués  et  porteront  intérêt  à  partir  du  jour  où  ils  auront  été 
reçus.  Tous  ceux  qui  ont  pratiqué  ou  participé  à  Tasure  seront  solidai- 
rement responsables  ;  celui,  toutefois,  qui  s'est  rendu  coupable  du  délit 
prévu  au  §  302  c  n'est  responsable  que  de  ce  que  lui-môme  ou  l'un  de  ses 
cocontraclants  a  reçu.  La  responsabilité  d'un  tiers,  qui  ne  s'est  pas 
rendu  coupable  d'usure,  se  détermine  d'après  les  principes  généraux. 

Le  droit  d'exiger  la  restitution  se  prescrit  par  5  ans  à  partir  du  jour  de 
la  prestation. 

Le  créancier  a  le  droit  de  réclamer  la  restitulion  de  ce  qu'il  a  prêté 
en  suite  du  contrat  nul;  la  garantie  ^gage,  hypothèque,  caution)  donnée 
parle  débiteur  assurera  l'exécution  de  celte  réclamation.  Les  droits  plus 
étendus  du  créancier,  auquel  d'après  les  dispositions  du  code  civil  ne 
peut  être  opposée  la  nullité  du  contrat,  ne  sont  pas  touchés  par  la  pré- 
sente loi. 

Cette  loi  a  inauguré  en  matière  d'usure  un  système  tout  différent 
de  celui  qui  était  en  vigueur  avant  1867.  On  ne  défînit  plus  Tusure 


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EN   ALLEMAGNE:.  595 

par  le  chiffre  d'intérêt  dépassant  un  maximum  légal,  mais  par  les 
circonstances  de  la  cause,  par  les  manœuvres  employées  par  le 
créancier  pour  abuser  de  son  débiteur.  Une  plus  grande  latitude 
est  accordée  ainsi  au  juge.  On  a  dit  que  c'était  une  grave  infraction 
aux  principes  du  droit  pénal  que  de  laisser  au  juge  le  soin  de 
définir  le  délit.  Si  la  loi  laisse  une  grande  latitude  au  juge,  elle  le 
guide  d'autre  part  en  déterminant  les  circonstances  qui  doivent 
concourir  pour  qu'il  y  ait  délit  d'usure.  C'était  le  seul  moyen  de 
régler  la  matière,  puisqu'il  n'est  pas  possible  de  donner  de  l'usure 
une  définition  stricte,  applicable  à  tous  les  cas. 

Il  faut  noter  que  la  loi  de  1880,  tout  en  élargissant  considérable- 
ment le  champ  de  répression  de  Tusure,  restreint  cependant  son 
action  répressive  à  une  seule  catégorie  d'usure,  à  celle  qui  se  pra- 
tique surtout  dans  les  relations  de  crédit,  ou  Creditivucher. 

L'article  302  a  punit  ceux  qui,  abusant  de  la  situation  embarrassée, 
de  la  légèreté  ou  de  l'inexpérience  d'autrui,  se  font  promettre  des 
profits  dépassant  le  taux  habituel  d'intérêt,  et  disproportionnés 
d'une  manière  choquante,  d'après  les  circonstances  de  la  cause, 
avec  le  service  rendu  ;  mais  seulement  en  cas  de  prêt  ou  de  cpnces-* 
sion  d'un  terme  d'échéance  plus  éloigné. 

Il  ne  s'agit  donc  que  de  l'usure  pratiquée  dans  les  relations  de 
crédit.  L'article  suivant  prévoit,  il  est  vrai,  certaines  manières 
détournées  ou  certaines  manœuvres  employées  pour  s'assurer  des 
profits  usuraires,  mais  toujours  dans  l'hypothèse  d'un  prêt  d'ar- 
gent. Tel  serait,  par  exemple,  le  cas  où,  au  lieu  de  faire  un  contrat 
de  prêt  bien  déterminé  (je  m'engage  à  vous  remettre  500  francs 
que  vous  me  rendrez  à  telle  date  en  me  payant  entre-temps  un 
intérêt  de...),  le  créancier  se  fait  promettre  par  le  débiteur  de  lui 
rendre  une  somme  plus  élevée  que  celle  qu'il  a  réellement  reçue; 
par  exemple,  de  rendre  au  bout  de  l'an  600  francs  au  lieu  de  500. 
Ce  surplus  de  100  francs  tient  réellement  lieu  d'intérêts  et  ce  sont 
des  contrats  semblables,  très  usités,  que  la  loi  a  voulu  atteindre 
au  §  302  h. 

Les  §§  302  c  et  302 c?  punissent  ceux  qui,sciemment,négocient  des 
créances  usuraires  ou  qui  pratiquent  habituellement  l'usure.  Les 
articles  2  et  3  concernent  les  préteurs  sur  gage  et  les  conséquences 
civiles  des  condamnations  pour  usure. 

Donc  la  loi  de  1880  ne  réprime  que  l'usure  en  matière  de  crédit. 

Malgré  ce  champ  d'action  restreint,  elle  a  produit  quelques  résul- 


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596 


LA   RÉPRESSION    LÉGALE   DE   l'uSURE 


tats.  L'exposé  des  motifs  de  la  loi  de   1893  a  donné  le  tableau 
suivant  des  condamnations  pour  usure,  pour  lapériode  de  1882-90  : 


ANNÉES 

TOTAL 

TOTAL 

TOTAL 

DES  ACCUSÉS. 

DES  CONDAMNÉS. 

DES  ACQUITTÉS. 

4882 

176 

98 

78 

1883 

155 

93 

61 

i884 

132 

61 

70 

1885 

99 

37 

62 

1886 

104 

42 

62 

1887 

81 

36 

45 

1888 

82  (?) 

36  (?) 

45  (?) 

1889 

9H 

41 

55 

4890 

64 

22 

42 

989 

466 

520 

===== 

Ce  chifTre  de  989  accusés  en  neuf  ans  est  peu  élevé  eu  égard  aux 
plaintes  nombreuses  qui  s'élèvent  contre  les  abus  usuraires  du 
crédit.  11  perd  encore  plus  de  sa  valeur  si  on  lui  oppose  le  nombre 
élevé  des  acquittements. 

Si  la  loi  n'a  pas  produit  de  meilleurs  résultats,  c'est  que  d'abord 
la  loi  ne  peut  à  elle  seule  guérir  cette  plaie  sociale,  pas  plus  que 
beaucoup  d'autres,  et  qu'ensuite  ceux  mêmes  qui  sembleraient  ses 
alliés  naturels,  les  victimes  de  l'usure,  avouent  rarement  leur 
détresse  et  négligent  de  citer  en  justice  ceux  qui  les  exploitent. 

De  plus,  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  l'usure,  traquée  sous 
une  de  ses  formes,  a  su  continuer  ses  exploits  sous  une  multitude 
d'autres  formes,  et  l'on  a  souvent  prétendu  que,  loin  d'avoir  dimi- 
nué après  la  loi  de  1880,  l'usure  a  pris  plus  d'extension,  surtout 
parmi  les  populations  rurales. 

Le  Verein  fur  Socialpolitik  a  entrepris,  il  y  a  quelques  années,  une 
enquête  sur  la  question,  dont  les  résultats  ont  été  publiés  dans  le 
volume  35  des  écrits  de  l'Association  (1887)  et  discutés  en  séance 
(Compte  rendu  des  discussions,  vol.  38, 1889).  D'après  celte  enquête, 
l'usure  rurale  est  répandue  à  des  degrés  divers  dans  les  différentes 
contrées  de  l'Empire.  On  s'en  plaint  particulièrement  dans  le  Cen* 
tre  et  à  l'Ouest,  surtout  dans  les  parties  pauvres  des  arrondisse- 
ments prussiens  de  Cassel,  Wiesbaden,  Trêves,  Coblence  et  Ams- 
berg,  dans  l'Ouest  de  la  Thuringe,  dans  le  pays  du  Vogelsberg  et  de 


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EN   ALLEMAGNE.  597 

rOdenwaldhessois,  dans  les  parties  vînicoles  du  Grand  Duché  de 
Bade,  dans  le  Palatinat  bavarois  et  TÀlsace-Lorraine. 

En  1888,  l'Association  contre  l'usure  de  la  Saar  adressa  une 
pétition  au  chancelier  de  l'Empire,  par  l'entremise  du  Keichstag, 
dans  laquelle  on  recommandait  les  mesures  suivantes  : 

1)  Extension  des  dispositions  pénales  contre  l'usure  à  tous  les 
contrats  onéreux  (non  plus  seulement  au  contrat  de  prêt);  2)  res« 
triction  légale  à  l'industrie  de  la  bande  noire,  aux  abus  commis  dans 
le  commerce  des  terres;  3)  interdiction  pénale  du  débit  gratuit  de 
boissons  alcooliques  à  l'occasion  des  ventes  immobilières. 

Le  gouvernement  s'est  ému  de  cette  pétition  et,  cédant  à  de  pres- 
santes sollicitations  qui  lui  venaient  de  nombreux  côtés,  il  déposa, 
le  23  décembre  1892,  un  projet  de  loi  étendant  les  dispositions  de 
la  loi  de  1880. 

La  discussion  eut  lieu  en  février  et  avril  1893  et  donna  lieu  à 
quelques  scènes.très  vives,  soulevées  par  les  Antisémites,  qui  sur 
ce  terrain  trouvaient  une  occasion  propice  de  déployer  leur  dra- 
peau. Le  projet,  amendé  sur  certains  points  importants  par  la  com- 
mission et  le  Reichstag,fut  voté  en  troisième  lecture  le  28  avril  1893. 

Article  premier 
Les  §§  302  a  et  302  d  du  Gode  pénal  sont  changés  de  la  manière   sui- 
vante ;  à  la   suite  du    §  d  sera  intercalé  un  §  302  e,  et  à  la  suite  du  §  367 
n*»  ib,  un  n*  16  : 

§  302  a 
Celui  qui,  abusant  du  besoin,  de  la  légèreté  ou  de  Tinexpérience  d'un 
autre,  par  rapport  à  un  prêt  ou  à  une  prorogation  du  terme  d'échéance 
d'une  créance  d'argent  ou  par  rapport  à  tout  autre  contrat  bilatéral  des- 
tiwJ  à  satisfaire  les  mêmes  besoins  économiques,  se  fait  promettre  ou 
accepte,  etc. 

§  302  d 
Celui  qui  pratique  habituellement  l'usure  (§§  302  a  à  302  c),  etc.. 

§  302  6 
Sera  puni  de  la  même  peine  (§  302  d)  celui  qui, par  rapport  aune  opé- 
ration juridique  d'une  autre  espèce  que  celles  prévues  au  §  302  a,  se  fait 
promettre  on  reçoit  habituellement  pour  soi  ou  pour  un  tiers,  en  abusant 
de  rétat  embarrassé,  de  la  légèreté  ou  de  Finexpérience  d'un  autre,  des 
profits  qui  dépassent  la  valeur  du  service  rendu,  de  telle  manière  que, 
d'après  les  circonstances  de  la  cause,  ces  profits  se  trouvent  en  dispro-* 
portion  choquante  avec  le  service  rendu. 


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598  LA   RÉPRESSION   LÉGALE   DE   l'uSURE 

§  367 

Sera  puni  d'emprisonnement  jusqu'à  150  Mk.  ou  de  prison..:  16)  celai 
qui  contrevient  aux  règlements  de  police  sur  la  tenue  des  ventes  publi- 
ques et  sur  le  débit  des  boissons  alcooliques  avant  et  pendant  ces 
ventes. 

Article  II 
Dans  la  loi  sur  Tusure  du  24  mai  1880,  à  l'article  3  l'alinéa  1  et  la  pre- 
mière phrase  de  Talinéa  2  sont  changés  comme  suit,  et  les  articles  4 et  5 
suivants  sont  intercalés  : 

Article  3 
Les  contrats  faits  en  violation  des  §  302  a,  302  6  et30!^  e... 
Tous  les  profits  usuraires  payés  par  le  débiteur  ou  pour  lui  (§  302  a, 
30»  e).... 

Arlicle  4 

Celui  qui  fait  un  commerce  régulier  d'argent  ou  de  crédit,  doit,  pour 
l'année  écoulée,  clôturer  le  compte  de  chaque  personne  qui  a  conclu 
avec  lui  des  affaires  de  l'espèce  et  est  devenue  ainsi  son  débiteur;  il 
doit  remettre  endéans  les  trois  mois  de  la  fin  d'année  un  extrait  écrit 
de  ce  compte  à  son  débiteur,  lequel  extrait,  outre  le  total  du  cotnpte, 
mentionnera  comment  ce  total  s'est  formé. 

Celui  qui  néglige  intentionnellement  de  se  conformer  à  cette  pres- 
cription sera  puni  d'amende  jusqu'à  500  marcs  ou  de  prison  et  perdra  le 
droit  de  réclamer  les  intérêts  de  Tannée  écoulée  par  rapport  aux  affaires 
qui  devaient  figurer  dans  Fexirait  du  compte. 

Les  dispositions  précédentes  ne  sont  pas  applicables  : 

1)  Lorsqu'une  seule  affaire  a  été  conclue  pendant  l'année  entre  le 
débiteur  et  le  créancier  et  que  le  débiteur  possède  une  pièce  écrite 
constatant  le  montant  et  la  cause  de  la  dette  ; 

2)  Aux  banques  publiques,  banques  d'émission,  établissements  de  cré- 
dit foncier  et  banques  hypothécaires  par  actions,  aux  établissements 
publics  de  prêt,  aux  caisses  d'épargne  et  de  prêt  des  corps  publics  et 
aux  associations  enregistrées,  lorsqu'il  s'agit,  pour  ces  dernières,  de 
relations  d'affaires  avec  leurs  membres  ; 

3)  Aux  relations  d'affaires  entre  commerçants,  dont  la  firme  est  enre- 
gistrée an  registre  de  commerce. 

Article  5. 

L'alinéa  3,  phrase  1  du  §  35  de  la  Geiverbeordnung  est  changé  comme 
suit  : 

La  même  restriction  s'applique  à  ceux  qui .... .  au  commerce  habituel 
du  placement  de  bétail  [location  de  bétail),  au  commerce  de  bétail  et  aux 
transactions  sur  pièces  de  terre 


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EN   ALLEMAGNE.  599 

La  nouvelle  loi  maintient  donc  le  système  inauguré  par  la  loi 
de  1880.  Elle  étend  seulement  la  qualification  d'usure  à  un  nombre 
plus  considérable  d'actes  malhonnêtes  qui  échappaient  à  la  loi  pré- 
cédente. 

L'article  302  a  de  la  loi  de  1880  punissait  les  profits  usuraires  faits 
en  cas  de  contrat  de  prêt  ou  de  prolongation  d'échéance  d'une 
créance.  La  nouvelle  loi  punit  en  outre  tous  autres  profits  usu- 
raires, faits  dans  les  conditions  qu'elle  détermine,  par  rapport  à 
tout  autre  contrat  bilatéral  destiné  à  satisfaire  les  mêmes  besoins 
économiques,  c'est-à-dire  le  crédit.  L'usurier,  dans  cette  hypo- 
thèse, se  sert  pour  exploiter  son  débiteur  non  pas  du  contrat  de 
prêt,  mais  d'un  autre  contrat.  Il  escompte,  par  exemple}  à  son  dé- 
biteur une  créance  que  ce  dernier  possède  contre  un  tiers,  pour 
une  somme  très  inférieure  au  montant  réel  de  la  créance.  C'est  sa- 
tisfaire d'une  autre  manière  les  mêmes  besoins  économiques  que 
s'il  lui  avait  concédé  un  prêt.  Or,  de  semblables  procédés,  lorsqu'ils 
présentaient  même  toutes  les  circonstances  déterminées  par  la  loi 
pour  être  qualifiés  d'usure,  n'étaient  pas  punissables  sous  Tan- 
cienne  loi,  parce  que  l'article  302  a  ne  prévoyait  que  le  cas  de  prêt 
ou  de  prolongation  d'échéance. 

L'article  302  S  prévoyait,  il  est  vrai,  le  cas  où  le  créancier  cher- 
chait à  dissimuler  le  contrat  de  prêt.  Les  formes  étaient  autres, 
mais  au  fond  c'était  bien  un  prêt.  Ici,  il  s'agit  d'un  contrat  autre 
que  le  prêt. 

Cet  article  302  h  subsiste  toujours,  de  même  que  l'article  302  c, 
et  l'article  302  ^  n'a  subi  qu'un  changement  de  détail.  La  nouvelle 
loi  a  intercalé  entre  parenthèses  :  §  302  a  à  302  Cy  pour  marquer 
que  l'usure  habituelle  qu'elle  punit  au  §  302  d  ne  se  rapporte 
qu'aux  cas  prévus  dans  les  §§  302  a  à  302  (;,et  pour  différencier  cet 
article  du  paragraphe  suivant  (302  b)  où  elle  punit  d'autres  opéra- 
tions usuraires,  lorsqu'elles  sont  pratiquées  habituellement  aussi. 

Ce  §  302  B  est  nouveau  et  constitue  une  première  extension 
importante  de  la  loi  de  1880.  Cette  dernière  punissait  uniquement 
l'usure  pratiquée  dans  les  relations  de  crédit.  Mais  il  y  a  une  foule 
d'opérations  où  l'exploitation  usuraire  se  donne  libre  carrière 
sans  que  la  loi  pénale  soit  applicable,  parce  que  la  relation  entre 
l'exploitation  usuraire  et  le  crédit  n'existe  pas,  ou  du  moins  ne 
peut  se  prouver.  On  cite  notamment  :  les  opérations  de  location 
de  bétail,  de  morcellement  des  propriétés  et  de  revente  par  par- 


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600  LA   RÉPRESSION  LÉGALE   DE  L'USURE 

celles,  très  souvent  entachées  d*abus  ;  les  cas  où  le  créancier,  pour 
concéder  une  nouvelle  échéance,  accepte  des  paiements  en  nature, 
fort  au-dessous  de  la  valeur  réelle  des  objets,  etc..  Tous  ces  cas  ne 
peuvent  être  prévus  un  à  un  par  la  loi,  les  moyens  employés  par 
les  usuriers  variant  k  Tinfîni.  C'est  pourquoi,  complétant  ses  dis- 
positions précédentes,  la  loi  nouvelle  a  réprimé  d'une  manière 
générale  toutes  les  opérations  autres  que  celles  qui  touchent  au 
crédit,  dans  les  conditions  qu'elle  détermine  au  §  302  e. 

Ces  opérations  sont  désignées  par  le  terme  générique  de  Sach- 
toucher^  opposé  au  Greditwttcher.  La  loi  badoise  de  1845,  les  lois  de 
plusieurs  cantons  suisses  et  les  projets  du  nouveau  Code  pénal 
autrichien  de  1891  punissent  également  le  Sachwucher. 

Le  §  367  n**  16  munit  d'une  sanction  pénale  les  règlements  de 
police  concernant  les  ventes  publiques  et  le  débit  des  boissons 
alcooliques  à  l'occasion  de  ces  ventes. 

L'article  2  adopte  deux  changements  accessoires  à  l'article  3  de 
1880  et  introduit  deux  nouveaux  articles  :  4  et  5. 

L'article  4  consacre  une  innovation  très  importante,  destinée  à 
combattre  une  des  manœuvres  favorites  des  usuriers.  Souvent, 
surtout  à  la  campagne,  ces  derniers,  décidés  à  exploiter  jusqu'au 
bout  leurs  débiteurs,  retardent  tantôt  sous  un  prétexte,  tantôt  sous 
un  autre  le  règlement  de  Taffaire  ;  ou  bien,  profitant  de  la  noncha- 
lance ou  de  la  misère  de  leur  victime,  ils  lui  laissent  ignorer 
l'étendue  de  sa  dette;  les  intérêts  s'accumulent  avec  les  intérêts,  la 
dette  augmente,et  un  beau  jour  le  débiteur,  qui^turait  pu  peut-être 
se  sauver  encore  s'il  avait  connu  plus  tôt  l'état  de  ses  affidres,  se 
trouve  ruiné.  De  là,  les  obligations  que  Tartiele  4  impose  au  com-- 
merce  d'argent  et  de  crédit.  Mais,  il  est  un  certain  nombre  d'opé* 
rations,  un  certain  nombre  d'établissements  et  de  personnes  que  la 
loi  suppose  à  bon  droit  rester  étrangères  aux  pratiques  qu'elle 
poursuit.  De  là,  les  exceptions  admises  par  elle. 

Le  §  35  de  la  Oetverheordnung  autorise  l'autorité  compétente  à 
défendre  l'exercice  de  certaines  industries  qu'elle  énumère,  lorsque 
se  produisent  certains  faits  qui  prouvent  que  ceux  qui  les  exercent 
manquent  de  la  moralité  nécessaire.  Tels  sont,  par  exemple  :  les 
établissements  où  se  donnent  des  leçons  de  danse,  de  natation,  etc» 
A  cette  liste,  l'article  5  de  notre  loi  ajoute  les  catégories  d'indus- 
tries soulignées  dans  Je  texte. 
Telle  est  la  loi  du  19  juin  1893.  Le  législateur  allemand  s'est  cer- 


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EN   ALLEMAGNE.  601 

tainement  donné  beaucoup  de  peine  pour  arriver  à  un  bon  système 
de  répression  de  Tusure.  Mais  ce  n'est  pas  par  des  lois  seules,  nous 
l'avons  dit,  que  Ton  parviendra  k  combattre  efiQcacement  les  abus. 
Le  mal  étant  pour  ainsi  dire  insaisissable  parce  qu*il  se  dérobe 
sous  mille  formes  différentes,  c'est  surtout  par  l'action  sur  les 
mœurs  qu'on  peut  arriver  à  un  résultat.  On  ne  peut  se  flatter  de 
convertir  jamais  ceux  qui  pratiquent  l'usure.  Mais  ou  peut  leur 
enlever  les  moyens  d'existence,  en  plaçant  leurs  victimes  ordinaires 
dans  une  situation  telle  qu'elles  puissent  refuser  leurs  services. 
Beaucoup  a  déjà  été  fait  dans  ce  sens  parles  associations  de  crédit, 
et  notamment  par  les  caisses  Raiffeisen.  On  ne  peut  trop  vanter 
'excellente  organisation  de  ces  utiles  associations  et  leur  haute  elll- 
cacité.  Un  paysan,  assuré  de  trouver  chez  elles  un  bon  crédit,  ne 
recourra  jamais  à  l'usurier.  Or  pour  faire  partie  de  ces  associations, 
il  ne  faut  pas  être  riche,  il  suffit  d'être  honnête  et  travailleur.  Et  si 
Ton  parvenait  déjà  à  sauver  les  gens  travailleurs  et  honnêtes,  mais 
dans  le  besoin,  ignorants  ou  inexpérimentés,  des  griffes  de  l'usurier, 
ne  serait-ce  pas  partie  gagnée? 

A  côté  des  associations  de  crédit,  les  associations  pour  Télevage 
du  bétail,  les  associations  pour  l'achat  des  matières  premières,  les 
associations  créées  spécialement  pour  combattre  l'usure  ont  aussi 
donné  d'excellents  résultats. 

Le  concours  de  toutes  ces  énergies  est  nécessaire  pour  combattre 
le  mal.  C'est  à  elles  qu'incombe  le  gros  de  l'ouvrage.  La  loi  ne  vient 
ensuite  que  pour  les  aider  dans  leur  besogne,  en  châtiant  les  cou- 
pables. En  face  de  pratiques  aussi  impudemment  contraires  à  la 
loi  morale,  la  loi  humaine  ne  peut  rester  inactive. 

Ern.  Dubois. 


La  multiplication  des  fonctions  gratuites  contribuerait^  sous  deux  influences 
principales,  à  la  restauration  de  Vordre  moral.  Elle  stimulerait  des  hommes 
qui  sont  en  situation  de  donner  ^exemple  et  de  rendre  des  services.  Elle 
découragerait  les  hommes  de  proie  et  de  violence  qui,  depuis  1789,  s* appli- 
quent à  renverser  les  gouvernements  établie,  pour  se  jeter  sur  une  multitude 
de  fonctions  rétribuées  par  le  trésor  public, 

La  Réforme  sociale  en  France,  67,  XXIII. 


La  R^.  Soc,  t|  ooU>bre    1693.  3«  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.).  39. 


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UN  MOT  SUR  LE  CRÉDIT  AGRICOLE 

A  PROPOS  D'UN  LIVRE  RÉCENT  (1) 


11  est  peu  de  questions  qui,  dans  notre  pays,  aient  autant  attiré 
Tattention  que  celles  qui  se  rattachent  à  l'organisation  des  insti- 
tutions de  crédit  populaire.  La  plupart  des  auteurs,  fort  nombreux 
d'ailleurs,  qui  ont  écrit  sur  ce  sujet,  se  sont  appliqués  surtout  à 
exposer  ce  qui  se  fait  à  Fétranger,  à  énumérer  les  excellents  ré- 
sultats obtenus,  et  à  conclure  qu'il  fallait  importer  les  mêmes  ins- 
titutions chez  nous.  Quelle  que  soit  la  puissance  décisive  de 
l'exemple  et  de  l'expérience,  M.  Touillon,  dans  le  volume  qu'il 
vient  do  publier,  a  envisagé  la  question  du  crédit  agricole  à  un 
autre  point  de  vue,  à  la  lumière  des  principes;  c'est  d'une  façon  irré- 
futable, par  une  déduction  logique  d'une  netteté  et  d'une  précision 
remarquables,  que  l'auteur  arrive  à  prôner  la  coopération  de  crédit 
et  à  démontrer  qu'elle  seule  peut  résoudre  le  problème.  Ce  volume 
||;  nous  a  paru  si  intéressant  que  nous  ne  voulons  pas  nous  borner  à  le 

l-V  signaler  et  à  le  recommander  :  nous  nous  proposons  de  suivre  ra- 

|v,  pidement  l'auteur  dans  le  développement  de  sa  pensée,  afin  de 

|,  reprendre  avec  lui, au  passage,  la  discussion  des  points  principaux. 


Et,  tout  d'abord,  qu'est-ce  que  le  crédit  agricole?  Le  prêt  sera 
agricole  toutes  les  fois  que  le  capital  sera  prêté  en  vue  d'une 
«  destination  agricole  ».  En  précisant  davantage  encore,  nous  ar- 
rivons à  réserver  le  nom  de  «  crédit  agricole  »  à  celui  qui .  a  pour 
effet  de  concourir  aux  dépenses  «  d'exploitation  ». 

A  ceux  qui  disent  :  il  n'y  a  pas  de  crédit  spécialement  agricole, 
il  n'y  qu'une  espèce  de  crédit,  —  on  peut  facilement  répondre  que 
l'économie  politique  a  intérêt  à  connaître  l'emploi  des  capitaux; 
elle  considère  le  crédit  comme  un  auxiliaire  de  la  production  et 
recherche  les  moyens  d'attirer  les  capitaux  là  où  il  en  est  besoin. 
En  outre,  s'il  est  vrai  que  le  crédit,  d'une  façon  générale,  com- 
porte des  règles  invariables,  il  se  spécialise  ensuite  suivant  l'em- 

(l)  U  Crédit  agricole,  par  M.  G.  Touillon,  avocat  â  la  Cour  d'appel  (Thèse  de 
doctorat),  Paris,  Cheyaliep  Marescq,  1893;  in-8°,  184  p. 


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UN  MOT  SUR  LE  CRÉDIT  AGRICOLE.  603 

ploi  auquel  il  doit  servir  et  révèle  alors  certaines  conditions  parti- 
culières aux  cas  où  on  rapplique.  Et  la  meilleure  preuve  qu'il  y  a  un 
crédit  agricole,  c'est  la  différence  très  grande  dans  les  conditions 
qui  distinguent  le  crédit  agricole  du  crédit  commercial. 

Mais,  avant  d'en  arriver  là,  voyons  une  fois  de  plus,  et  rapide- 
ment, quelle  est  l'essence  de  toute  opération  de  crédit. 

Le  préteur  s'expose  à  un  dommage  et  à  un  risque  :  le  dommage 
consiste  à  être  privé  pendant  un  certain  temps  d*un  capital  (qui 
peut  lui  devenir  nécessaire  avant  la  restitution)  ;  le  risque  est  de 
ne  pas  être  remboursé.  L'intérêt  n'est  que  la  compensation  de  ce 
dommage  et  de  ce  risque  ;  il  sera  d'autant  moins  élevé  que  le  dom- 
mage et  que  le  risque  seront  moins  grands.  Il  en  sera  ainsi  :  1"*  si  le 
prêteur  peut  rentrer  dans  ses  fonds  avant  l'échéance;  ^^  si  des 
garanties  viennent  diminuer  les  risques  de  non-paiement. 

L'emprunteur,  lui,  ne  devra  emprunter  qu'en  vue  d'une  consom- 
mation reproductive,  pour  obtenir,  une  fois  l'opération  terminée, 
un  bénéfice.  Il  ne  devra  pas  payer  un  intérêt  qui  ne  lui  laisserait, 
en  fin  de  compte,  aucun  bénélice. 

Gomment,  maintenant,  doit  être  fixé  le  terme?  On  répond  géné- 
ralement que  le  terme  doit  être  calculé  sur  le  temps  nécessaire  à  la 
reproduction  du  capital.  C'est  là  ce  qui  arrivera  le  plus  souvent  pour 
l'agriculteur  qui  paiera,  avec  le  produit  de  la  récolte,  les  dettes  con- 
tractées en  vue  de  la  réaliser.  Mais  on  aurait  tort  de  faire  de  cela 
une  règle  absolue  ;  les  opérations  d'un  même  individu  s'entrecroi-»- 
sent  Tune  dans  l'autre  et  on  paie  avec  le  produit  de  l'une  la  dette 
contractée  pour  une  autre.  Il  ne  faut  pas  laisser  croire  que  l'a- 
griculteur ne  fait  qu'une  seule  rentrée  de  fonds  par  an;  c'est  con- 
traire à  la  réalité,  et  M.  Touillon,  d'accord  en  cela  avec  les  agro- 
nomes, montre  que  l'agriculteur  fait  des  dépenses  tout  le  long  de 
l'année  et  fait  ses  rentrées  principales  à  cinq  époques  différentes 
(vente  des  laines,  des  foins,  des  céréales,  des  plantes  industrielles, 
des  vins).  La  facilité  pour  l'agriculteur  de  se  libérer  avant  la  liquida- 
tion de  l'opération  à  l'occasion  de  laquelle  il  a  emprunté,  cette 
facilité  croîtra  avec  la  variété  des  cultures  qu'il  aura  groupées 
dans  une  même  exploitation.  Il  était  important,  on  le  verra  plus 
tard,  de  bien  affirmer  que  l'agriculteur  n'est  pas  absolument  con- 
traint de  n'accepter  que  de  longues  échéances. 

L'agriculteur  a-t-il  aujourd'hui  toutes  les  facilités  désirables  pour 
se  procurer  les  capitaux  qui  lui  manquent? 


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604  UN  MOT   SUR  LE  CRÉDIT  AGRICOLE 

Répondons  d'abord  à  ceux  qui  afiQrment  que  Temprunt  mènera 
ragriculleur  à  saruine  ;  nous  sommes  d'accord  avec  eux  si  le  culti- 
vateur emprunte  pour  augmenter  son  capital  foncier  et  reste  sans 
ressources  pour  le  faire  valoir.  En  effet  le  revenu  foncier  est  de 
â  1/2  à  3  %  ,  tandis  que  l'emprunt  coûte  5  %  ;  mieux  vaudrait  pren- 
dre à  ferme  le  bien  convoité  que  de  l'acheter.  Mais  le  capital 
d'exploitation,  au  contraire,  rapporte  8  ou  10  %  ,  quelquefois  plus. 
Il  faut  donc,  pour  apprécier  l'utilité  de  l'emprunt,  s'inquiéter  de 
l'usage  qui  sera  fait  des  fonds  empruntés,  et  c'est  encore  une  con- 
sidération  qu'il  faudra  retenir. 

Or,  chose  étonnante  mais  vraie,  l'agriculteur  peut  facilement 
réaliser  Temprunt  foncier  qui  est  de  nature  à  le  ruiner,  —  mais  il 
lui  sera  d'une  grande  difficulté  de  trouver  des  fonds  pour  l'emploi 
qui  peut  le  faire  vivre.  La  crise  agricole  existe,  tout  le  monde  le 
reconnaît;  il  faut  que  l'agriculteur  se  relève  par  de  nouveaux  efforts; 
à,  cet  effet,  on  lui  indique  des  remèdes  :  semences,  engrais,  ma- 
chines, etc.  Seulement  on  n*organise  pas  le  crédit.  «  C*est  comme 
si  on  disait  à  un  malade  sans  ressources,  dit  M.  A.lglave  :  c  Prenez 
du  bon  vin,  une  bonne  nourriture,  ne  vous  fatiguez  pas.  »  Il  ne  lui 
manque  que  les  moyens  de  suivre  l'ordonnance,  et  le  crédit  cons- 
titue un  de  ces  moyens  les  plus  efficaces.  > 
•  Prenons  donc  la  question  par  la  base  :  le  crédit  «  naturel  »  de 
l'agriculteur,  c'est-à-dire  sa  valeur  morale  et  sa  solvabilité  (en 
Pabsence  de  toute  garantie  réelle).  Même  honnête,  il  n'a  pas  le 
respect  de  Téchéance,  habitué  qu'il  est  à  des  complaisances  et  à 
des  délais.  Aussi  prudent,  aussi  avisé  que  le  commerçant,  ce  sera 
peu  de  chose  que  de  lui  inculquer  la  notion  commerciale  qui  lui 
manque  :  l'obligation  de  faire  honneur  à  sa  signature  au  jour  de 
la  présentation.  Honnête  et  capable,  voilà  qui  vient  affirmer  sa 
valeur  morale  auprès  de  ceux  qui  le  connaissent.  M.  Touillon,  dont 
nous  allons  citer  un  passage,  dépeint  bien  la  situation  à  laquelle 
nous  faisons  allusion  :  «  Cette  probité,  cette  capacité  sont  des  forces 
de  crédit  d'autant  plus  énergiques  qu'elles  ont  plus  de  notoriété, 
plus  de  rayonnement.  Eh  bien  !  les  conditions  modestes,  la  retraite 
au  sein  de  laquelle  s'écoule  l'existence  du  cultivateur;  la  difficulté 
qu'il  y  a,  si  Ton  n'est  pas  du  métier,  à  se  rendre  compte  de  l'habi- 
leté d'un  chef  d'entreprise  agricole,  cette  double  circonstance  limite 
à  une  sphère  très  restreinte  la  puissance  que  les  qualités  person- 
nelles de  l'emprunteur  communiquent  à  son  crédit.  Sans  doute 


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A  PROPOS  d'un  UVRE  RÉGENT.  605 

leur  influence  s'exercera  fortement  sur  les  voisins,  sur  les  habi« 
tants  de  la  commune  ;  elle  se  fera  sentir  encore,  quoique  affaiblie, 
dans  le  canton,  mais  elle  dépassera  rarement  cette  limite.  » 

Si  nous  résumons  tout  ce  que  nous  venons  d'exposer  jusqu'ici, 
nous  voyons  :  que  l'agriculteur  ne  doit  emprunter  que  pour  les 
dépenses  de  son  exploitation  ;  que  Temprunt  doit  être  calculé  de 
manière  à  ce  que  l'opération  laisse  un  bénéfice  ;  que  l'emploi  de 
la  somme  empruntée  doit  être  déterminé  et  surveillé;  que  le  terme 
doit  être  fixé  d'après  un  ensemble  précis  de  conditions;  que  l'em- 
prunteur doit  être  connu  du  prêteur.  Quel  sera  l'organe  de  crédit 
qui  pourra  satisfaire  à  toutes  ces  conditions?  La  réponse  ne  peut 
être  douteuse;  un  organisme  local,  à  même  de  connaître,  d'appré- 
cier, de  contrôler. 


II 


Étant  donné  que  l'agriculteur  possède  un  capital  foncier  évalué 
à  94  milliards,  un  capital  d'exploitation  de  8  milliards  1/2;  que  le 
produit  brut  annuel  s'élève  à  13  milliards  1/2  (statistique  de  1882), 
comment  se  fait-il  que  de  tels  éléments  de  fortune  n'engendrent 
pas  un  crédit  actif  et  fécond?  Il  est  évident  qu'il  y  a  à  cela  des 
causes  —  et  que  si  le  législateur  peut  les  arracher  de  nos  lois 
comme  le  cultivateur  arrache  de  son  champ  les  mauvaises  herbes, 
le  Parlement  qui  ne  se  livre  pas  à  cette  opération  d'assainissement 
manque  à  tous  ses  devoirs.  —  Quelles  sont  ces  causes?  Le  législa- 
teur y  peut-il  quelque  chose  ? 

L'agriculteur  peut  aujourd'hui  emprunter  sur  hypothèque  ou 
garantir  par  une  hypothèque  une  ouverture  de  crédit  :  mais  tous 
nos  lecteurs  connaissent  de  quels  droits  sont  grevées  et  la  constitu- 
tion d'hypothèque,  et  la  vente  forcée  I  Pour  une  somme  de  1,000  fr., 
les  frais  de  constitution  d'hypothèque  sont  de  45  fr.  30.  Pour  une 
vente  de  500  francs  et  moins,  les  frais  sont  de  123  fr.  72  par  100  fr. 
du  prix;  de  500  à  1,000  francs,  ils  sont  de  47  fr.  30  %  ;  de  1,000 fr. 
à  2,000  francs,  ils  sont  de  27  fr.  42  %  (Btdlêiin  du  Ministère  de  la 
Justice,  compte  rendu  de  1889,  publié  en  1893).  Ces  lourdes  charges 
qui  grèvent  le  prêt  hypothécaire  et  s'appesantissent  surtout  sur 
les  petits  emprunts,  est-ce  tout?  Non.  Il  faut  apprécier  la  garantie 
hypothécaire,  la  valeur  du  titre,  les  charges  du  fonds,  les  causes 


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606  UN  MOT  SUR  LE  CRÉDIT  AGRICOLE 

clandestines  de  résolution  —  et  on  aura  recours  aux  bons  soins  du 
notaire  :  d'où,  honoraires  et  perte  de  temps. 

Elles  sont  aussi  justes  qu'autrefois  ces  paroles  du  procureur 
général  Dupin  :  a  Dans  l'état  actuel  de  notre  législation  :  en  ache- 
tant, on  n'est  jamais  sûr  d'être  propriétaire;  en  payant,  on  n'est 
jamais  sûr  d'être  libéré  ;  en  prêtant,  on  n'est  jamais  sûr  d'être 
remboursé.  » 

Les  considérations  qui  précèdent  sont  devenues  tellement  pres- 
santes qu'une  nouvelle  réforme  des  droits  fiscaux,  qu'une  refonte 
du  système  foncier  français,  son  ta  l'étude.  Elles  s'appliquent  d'ail- 
leurs aux  garanties  foncières  qui  peuvent  être  données  par  le  culti- 
vateur; or,  c'est  à  son  a  crédit  mobilier  »  que  nous  avons  hâte 
d'arriver. 

Une  cause  incontestable  de  la  défaveur  du  prêt  agricole,  quand 
le  prêt  commercial  est,  au  contraire,  si  usuel  —  c'est  évidemment 
le  caractère  civil  de  l'engagement  contracté  par  le  cultivateur  :  les 
formalités  de  poursuite  sont  plus  longues,  plus  onéreuses,  outre 
que  l'engagement  ainsi  pris  n'est  pas  négociable  à  cause  de 
l'échéance  à  long  terme  qui  y  est  fixée. 

Le  long  terme,  ce  n'est  pas  un  obstacle;  nous  avons  dit  que 
l'agriculteur  pouvait  emprunter  à  3  et  à  6  mois  et  non  pas  seule- 
ment à  9  mois,  comme  il  est  de  coutume  de  le  dire. 

Dans  tous  les  cas,  rien  n'empêche  de  faire  deux  renouvellements 
pour  rendre  l'engagement  escomptable,  et  c'est  ce  qui  se  fait  déjà 
dans  plusieurs  associations. 

Quant  k  la  compétence  donnée  au  tribunal  de  commerce  pour  la 
demande  en  paiement,  elle  serait  résolue  par  la  commercialisation 
des  engagements  contractés  par  les  agriculteurs,  quand  ces  engage" 
mmts  prendraient  la  forme  à  ordre.  C'est  peu  compliqué  et  ne  soulève 
pas  de  bien  grosses  difficultés,  comme  on  pourrait  le  croire  en  lisant 
les  monceaux  de  pages  que  cette  proposition  a  fait  noircir.  Cette 
solution  ne  présente  aucun  inconvénient,  au  contraire  ;  elle  sup* 
prime  une  exception  qui  n'a  pas  raison  d'être.  Le  Code  de  com- 
merce (art.  631,  §  3)  ne  donne-t-il  pas  compétence  aux  tribunaux 
de  commerce  pour  la  connaissance  de  tout  acte  de  commerce 
«  entre  toutes  personnes  »?  —  L'émission  ou  l'endossement  d'un 
billet  à  ordre  ne  devraient-ils  pas  toujours  constituer  un  acte  de 
commerce  ?  C'est  en  effet  le  Code  de  commerce  qui  règle  la  forme 
des  billets  à  ordre,  l'endossement  (mode  de  cession  étranger  au 


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A   PROPOS   d'un  livre   RÉCENT.  607 

droit  civil),  la  solidarité  des  cosignataires  (qui  ne  se  présume  pas  en 
droit  civile,  et  qui,  déplus,  édicté  la  compétence  du  tribunal  de  com- 
merce quand  le  billet  à  ordre  a  reçu,  en  cours  de  circulation,  une  si- 
gnature commerciale.  Ce  dernier  cas  est  le  plus  fréquent;  pourquoi 
ne  pas  le  rendre  général,  tout  comme  pour  la  lettre  de  change? 
On  peut  objecter  que  le  commerçant  peut  faire  honneur  à  sa 
signature  parce  qu'il  a  toujours  un  marché  ouvert  à  ses  produits  — 
ou  parce  que  la  nature  ne  lui  fait  jamais  faillite  ;  mais  le  commer- 
çant est  soumis,  lui  aussi,  à  bien  des  aléas.  Tout  au  plus  le  culti- 
vateur sera-t-il  forcé  de  vendre  ses  produits  à  contre-temps,  dans 
un  moment  défavorable?  Alors  intervient  la  création  de  magasins 
généraux  agricoles,  qui  peuvent  rendre  à  ce  point  de  vue  des  ser- 
vices considérables. 

La  commercialisation  de  tout  engagement  à  ordre  —  nous  bor- 
nerons là  notre  incursion  dans  la  voie  commerciale,  repoussant 
pour  le  moment  tout  ce  qui  irait  au  delà  sur  le  terrain  de  l'assimi- 
lation entre  le  cultivateur  et  le  commerçant. 

Une  autre  difficulté,  plus  délicate  celle-là,  c'est  l'impossibilité 
pour  l'agriculteur  de  donner  en  gage  son  actif  mobilier;  ici  se  place 
la  théorie  du  gage  sans  dessaisissement. 

On  sait  qu'une  partie  du  capital  de  l'agriculture  est  immobilisé 
par  nature  (récoltes  pendantes  ou  coupes  futures)  ou  par  destination 
[objets  placés  par  le  propriétaire  pour  le  service  et  l'exploitation  du 
fonds).  Mais  le  restant  (ustensiles  et  animaux)  ne  peut  être  donné 
en  gage  que  si  on  le  met  en  la  possession  du  créancier  ou  d'un 
tiers  convenu^  et  pourtant  l'agriculteur  ne  pourrait  s'en  dessaisir, 
sans  préjudice  pour  son  exploitation.  Aussi  a-t-on  demandé,  dans 
certains  systèmes,  la  mobilisation  des  objets  déclarés  immeu- 
bles par  nature  et  la  possibilité  de  constituer  des  gages  sans 
déplacement  des  objets  donnés  en  nantissement. 

En  ce  qui  touche  la  mobilisation  des  objets  déclarés  immeubles 
par  destination,  nous  ferons  remarquer  que  rien  n'empêche  aujour- 
d'hui le  fermier  propriétaire  de  donner  en  gage  un  objet  faisant 
partie  de  son  matériel  d'exploitation,  pourvu  que  cela  ne  préju- 
dicie  pas  à  un  créancier  hypothécaire,  pourvu  aussi  que  le  gage 
soit  déplacé.  Mais  le  législateur  a  cru  sage  de  ne  pas  séparer  du 
fonds  les  objets  nécessaires  à  son  exploitation.  Il  ne  veut  pas 
«  qu'une  saisie-exécution  vienne  empêcher  la  récolte  de  se  pro- 
duire et  l'usine  de  marcher  »  (Boitard). 


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608  UN  MOT  SUR  LE  CRÉDIT  AGRICOLE 

Nous  ne  voyons  pas  d'intérêt  à  cette  réforme  des  articles  520  et 
suivants  du  code  civil;  partisan  de  VHomestead^  nous  voudrions 
plutôt  que  le  domicile  et  une  certaine  étendue  de  terres  fussent 
déclarés  insaisissables  (tout  comme  une  pension  alimentaire).  Voilà 
une  réforme  utile,  nécessaire  à  la  conservation  de  bien  des 
familles  rurales.  Aussi,  loin  de  supprimer  l'immobilisation  pres- 
crite par  le  Code,  nous  voudrions  qu'elle  fût  étendue  au  fermier- 
locataire,  quitte  à  organiser  une  procédure  simple  et  peu  coûteuse 
pour  l'exécution  forcée  de  ce  nouvel  immeuble. 

Ne  consentant  pas  à  la  mobilisation  des  immeubles  par  destina- 
tion, nous  admettrions  au  contraire  la  mobilisation  des  récoltes 
pendantes  et  des  coupes  de  l'année,  que  le  cultivateur  a  déjà  le 
droit  de  vendre  à  l'avance  ;  il  n'est  pas  mauvais  qu'il  puisse  tout 
aussi  bien  les  donner  en  gage  pour  n'être  vendues  qu'au  moment  le 
plus  favorable.  «  En  limitant  le  crédit  aux  objets  destinés  à  la 
vente,  —  disait  M.  de  Brianne  en  1884  —  on  ne  fait  qu'anticiper  la 
réalisation  de  la  valeur  et  du  nantissement.  En  l'étendant  au  delà, 
on  aide  l'agriculteur  à  liquider  son  exploitation.  La  limitation 
permet  à  l'agriculteur  d'acheter  et  de  vendre  en  temps  utile,  l'ex- 
tension Taide  à  compléter  sa  ruiné.  »  Réduit  à  ces  termes,  le  gage 
sans  déplacement  n'a  pas  d'inconvénient;  il  existe  aux  colonies. 
Peut-être  faudrait-il  compléter  le  système  de  publicité  dont  il  faut 
entourer  cette  constitution  de  gage;  peut-être  aussi  faudrait-il  ren- 
forcer l'article  408  du  Code  pénal. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  y  a  une  chose  sur  laquelle  tout  le  monde 
sera  d'accord  :  simplification  de  la  constitution  du  gage  et  de  l'exé- 
cution,  en  se  rapprochant  de  ce  qui  se  passe  en  matière  commer- 
ciale. 

Sera-ce  suffisant?  Ne  faudra-t-il  pas,  pour  que  ce  gage  consistant 
en  récolte  ou  en  coupe  ait  une  valeur  appréciable,  qu'il  soit  assuré 
contre  les  fléaux  qui  peuvent  l'anéantir?  C'est  affaire  aux  individus 
que  de  contracter  les  assurances  qu*il  convient,  en  attendant  que 
le  Parlement  ait  examiné  s'il  incombe  à  l'État  d'organiser  l'assu- 
rance agricole  et  de  la  rendre  obligatoire. 

Ce  que  nous  venons  de  demander  au  législateur  de  faire  en  faveur 
du  crédit  agricole,  jusqu'à  présent,  c'est  peu  de  chose  en  apparence  : 
commercialisation  des  engagements  à  ordre,  nantissement  de  la 
récolte  pendante  ou  de  la  coupe  de  l'année,  constitution  du  homes- 
tead  ;  c'est  beaucoup    en  réalité.  Il  appartiendra  aux  syndicats 


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A  PROPOS  d'un  livre  récewt.  609 

d'organiser  les  magasins  généraux  de  Tagriculture  et  à  TÉtat  d'or- 
ganiser l'assurance  agricole. 


III 


Reprenons  nïaintenant  notre  étude  au  point  où  nous  avons  laissé 
tout  à  l'heure  les  parties  en  présence  :  emprunteur  et  prêteur. 
Nous  avons  montré  les  difficultés  qui  se  présentaient  et  il  en  est 
résulté  jusqu'à  l'évidence  que,  seul,  un  organisme  local  pouvait 
les  aplanir. 

11  est  un  point  que  nous  n'avons  pas  encore  examiné,  et  auquel  il 
faut  arriver  maintenant!  Nous  avons  parlé  du  crédit  naturel  de 
l'agriculteur,  celui  qui  existe  en  dehors  de  toute  garantie  réelle  ; 
n'cst-il  pas  vraisemblable  que,  seuls,  les  voisins  et  amis  connaissent 
ce  crédit,  et  que  l'emprunt  sera  singulièrement  facilité  s'il  est  cau- 
tionné par  ceux-ci;  et  si,  au  lieu  d'un  débiteur,  le  préteur  en  a 
plusieurs  garantissant  la  solvabilité  de  l'emprunteur  et  payant  au 
besoin  pour  lui?  C'est  incontestable.  Or  quel  que  soit  le  banquier  — 
fût-il  à  l'arrondissement  ou  au  canton  —  il  devra  demander  des 
rcnseignemenls  ;  et  ce  qui  fait  la  difficulté  du  prêt  agricole,  c'est 
l'incertitude  sur  la  véracité  de  ces  renseignements.  Gomme  Ta  dit 
très  justement  M.  Méline  à  la  Chambre  (1892,  Joum^,  off,^  Débats, 
p.  823):  c  Les  capitalistes  sont  trop  loin  des  agriculteurs  et  ils  n'ont 
la  possibilité  ni  de  se  procurer  des  renseignements,  ni  d'exercer  ce 
contrôle.  Il  n'y  a  que  les  agriculteurs  eux-mêmes,  que  les  habitants 
de  la  commune  habitée  par  les  emprunteurs,  ses  voisins  et  ses 
amis,  qui  puissent  fournir  ces  renseignements.  Eux  seuls  sont 
en  mesure  de  savoir  ce  que  vaut  chaque  agriculteur  au  point  de 
vue  du  crédit,  quelle  est  sa  capacité,  sa  probité^  et  par  conséquent 
les  chances  de  remboursement  qu'il  offre  k  l'échéance  de  sa  dette... 
Si  vous  voulez  obtenir  la  vérité  tout  entière  (de  l'agriculteur  sur 
son  voisin),  il  faut  qu'il  ait  un  intérêt  personnel  à  vous  la  dire, 
qu'il  soit  engagé  dans  la  réponse,  par  la  responsabilité  non  seu- 
lement morale,  mais  encore  pécuniaire. ..  » 

A  la  campagne,  on  zonnM parfaitement  la  situation  de  chacun  et, 
quand  on  accepte  de  le  cautionner,  c'est  presque  à  coup  sûr.  Le 
seul  risque,  l'incertitude  des  saisons,  on  y  pare  au  moyen  de  l'as- 
surance. 

Nous  arrivons  insensiblement  à  la  seule  solution  pratique  du 


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610  Vfi   MOT   SUR  LE  CRÉDIT  AGRICOLE 

problème  :  Tassocialion  coopérative  de  crédit,  dont  tous  les 
membres  seront  intéressés  à  ne  garantir  que  des  opérations  sé- 
rieuses. 

Ce  ne  sera  plus  le  cultivateur  isolé  qui  empruntera,  ce  sera  l'as- 
sociation. Elle  empruntera  non  pas  au  particulier,  mais  au  ban- 
quier. «  Ainsi,  dit  M.  Touillon,  ainsi  sont  évités  les  inconvénients  du 
prêt  direct  du  capitaliste  à  Vemprunteur  ;  il  y  a  d'abord  ceux  que  nous 
avons  signalés  jusqu'à  présent,  mais  il  y  a  aussi  les  inconvénients 
généraux  en  cette  matière  :  le  préleur  el  l'emprunteur  s'ignorant 
Tun  l'aulre,  le  prêteur  voulant  placer  ses  fonds  à  longue  durée 
tandis  que  l'emprunteur  veut  rembourser  le  plus  tôt  possible,  le 
préteur  ayant  à  placer  une  somme  dont  l'emprunteur  n'a  besoin 
qu'en  partie,  le  préteur  craignant  d'aventurer  ses  fonds  dans  une 
opération  unique  et  sur  un  seul  débiteur  et  exigeant  alors  des 
garanties  que  souvent  le  cultivateur  ne  pourra  pas  fournir.  » 
(Touillon,  p.  125.) 

L'intermédiaire  naturel  de  ces  opérations,  c'est  le  banquier.  Les 
capitaux  vont  chez  lui  parce  qu'il  est  toujours  prêt  à  les  recevoir 
—  et  les  emprunteurs  vont  chez  lui  parce  qu'ils  savent  qu'il  a  tou- 
jours des  fonds  disponibles. 

La  banque  rapproche  le  capital  du  travail  et  accomplit  le  crédit. 
«  L'argent  ne  circule  plus  par  à-coup  et  avec  lenteur  ;  il  court  sans 
trêve  et  avec  régularité  cependant  vers  tous  les  emplois  productifs 
où  son  besoin  se  fait  sentir...  »  Elle  fait  crédit  et  suscite  le  crédit 
autour  d'elle  (vente  à  terme).  L'intervention  des  banques  étant 
nécessaire,  comment  la  provoquer  dans  la  réalisation  du  crédit 
agricole  ? 

IV 

Ici  se  placerait  tout  naturellement  l'examen  historique  que 
M.  Touillon  a  placé,  nous  semble-t-il,  un  peu  trop  tôt  dans  son 
livre.  Pour  cette  partie  de  son  travail,  ainsi  que  pour  l'exposé  des 
systèmes  étrangers  qui  le  termine,  l'auteur  est  très  bref  et  nous 
renvoie  pour  les  développements  aux  autres  ouvrages  dans  les- 
quels tout  cela  est  longuement  expliqué  ;  nous  ne  saurions  lui 
donner  tort,  et,  nous  adressant  à  des  lecteurs  déjà  au  courant  de 
ces  questions,  nous  ferons  comme  M.  Touillon  :  nous  les  renvoyons 
aux  auteurs  —  et  nous  préparons  nous-même  un  volume  où,  au 


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A  PROPOS  d'un  UVRE  RÉCENT.  611 

contraire  de  notre  confrère,  nous  exposerons  tout  au  long  la  partie 
historique  et  comparée. 

Mais  au  point  où  nous  ont  amené  des  déductions  successives,  il 
n'est  plus  besoin  ni  d'exposé  historique,  ni  de  systèmes  comparés: 
nous  trouvons  en  présence  le  banquier  et  l'association  coopérative 

—  et  c'est  là  la  conclusion  très  fortement  motivée  de  M.  Touillon, 
c'est  par  là  seulement  que  peut  se  résoudre  le  problème  plus 
embrouillé  que  difficile  du  crédit  agricole. 

Rien  n'empêchera  une  banque  ordinaire  de  donner  son  concours 
financier  à  une  caisse  rurale  coopérative.  Il  faudra  seulement 
qu'elle  ait  soin  de  n'engager  dans  les  opérations  agricoles  à  longue 
échéance  que  les  capitaux  qui  lui  sont  confiés  à  longue  disposition. 
Une  banque  peut  ouvrir  à  un  agriculteur  ou  à  une  caisse  rurale  un 
compte  courant;  le  délai  de  liquidation  est  plus  étendu,  l'échéance 
est  moins  rigoureuse;  l'agriculteur  apprendra  le  chemin  de  la  ban- 
que, y  domiciliera  son  papier  et  acquerra  le  respect  de  l'échéance. 

—  Rappelons  seulement  qu'en  Ecosse  les  banques  populaires 
envoient  des  agents  aux  foires  et  marchés. 

Mais  on  a  bien  compris  que  le  détenteur  de  capitaux,  quel  qu'il 
soit,  prêtera  facilement  à  une  caisse  rurale  coopérative,  —  mais 
qu'il  hésitera  et  refusera  même,  s'il  lui  faut  prendre  des  renseigne- 
ments sur  les  emprunteurs.  Et  c'est  pour  cette  raison  que  s'impose 
la  caisse  rurale  à  responsaMité  solidaire,  illimitée  en  apparence  mais 
en  réalité  absolument  limitée,  comme  l'établit  très  nettement  l'é- 
tude de  M.  Durand,  parue  dans  la  Ré/,  soc.  du  16  août  dernier  et  à 
laquelle  nous  prions  le  lecteur  de  se  reporter.  Cette  caisse  rurale  a 
une  personnalité  distincte  de  celle  de  ses  membres,  elle  peut  pos- 
séder un  capital  et  une  réserve;  elle  peut  se  constituer  suivant  les 
formes  les  plus  variées,  selon  les  circonstances  et  les  milieux. 

Il  y  a  un  passage  dans  le  livre  de  M.  Touillon  que  nous  ne  vou- 
lons pas  laisser  passer  sans  le  mentionner,  car  il  contient  en 
germe  tout  un  aspect  nouveau  de  la  question  agricole,  que  le  parti 
socialiste  a  bien  saisi  puisqu'il  le  transporte  dans  son  programme 
rural;  il  s'agit  de  savoir  qui  créera  les  magasins  généraux  de  l'a- 
griculture ;  M.  Touillon  répond  :  les  syndicats  ou  les  communes, 
a  Craint-on  que  cette  initiative  soit  un  premier  pas  dans  la  voie  de 
quelque  socialisme  communal  ?  A  cela  on  peut  répondre  que  le 
socialisme,  lorsqu'il  a  pour  limites  d'action  les  limites  mêmes  de  la 
commune,  est  d'une  telle  tournure  que  ses  avantages  sont  plus 


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'f^-as3fr^  1^ 


B12  UN  MOT  SUR  LE  CRÉDIT  AGRICOLE. 

apparents  que  ses  dangers,  ce  qu'on  est  très  éloigné  de  pouvoir 
afTirmer  du  socialisme  d'État.  L'unité  communale  deviendrait  autre- 
ment vivante  et  féconde,  si,  de  purement  administrative  qu  elle  est 
presque  partout  aujourd'hui,  elle  entrait  franchement  dans  la  voie 
de  l'activité  économique. 

((  11  existe  à  notre  connaissance  plusieurs  communes  qui  ont 
heureusement  donné  l'exemple  d'une  telle  initiative.  Elles  ont 
organisé  l'éclairage  de  la  localité;  elles  ont  acheté  des  machines 
agricoles,  construit  des  bâtiments  pour  les  recevoir,  etc.  ;  ces  com- 
munes se  livrent  à  une  véritable  exploitation  industrielle.  » 

Remercions  sincèrement  M.  Touillon  de  Toccasion  qu'il  nous  a 
donnée  de  reprendre  à  nouveau  dans  cette  Revue,  où  cela  a  été  fait 
déjà  avec  tant  de  talent  et  de  compétence,  la  question  du  crédit 
agricole  ;  cela  nous  a  permis  de  réduire  toutes  ces  discussions,  trop 
longues  et  trop  lentes,  à  leur  plus  simple  expression. 

En  dehors  de  la  solution  à  laquelle  nous  sommes  arrivé,  il  n'y  a 
rien  de  pratique  ;  c'est  à  propager  les  caisses  rurales  que  doivent 
se  dévouer  tous  ceux  qui  ont  à  cœur  la  prospérité  de  notre  agri- 
culture. Je  suis  heureux  d'affirmer  ici  que  je  suis  en  complète 
communauté  d'idées  sur  ce  point  avec  tous  ceux  qui  s'occupent  en 
France,  à  Theure^actuelle,  de  la  propagation  du  crédit  populaire. 

E.  Benoit-Lévy, 

Avocat  à  la  Cour  de  Paris,  Secrétaire  général  de  la  Société 
pour  la  propagation  du  crédit  populaire  (1). 

(1)  La  Société  de  propagation  du  crédit  populaire  est  de  fondation  récente; 
elle  a  pour  but  : 

De  propager  par  tous  les  moyens  l'idée  et  l'application  du  crédit  populaire^ 
d*unir  dans  ce  but  tous  ceux  que  cette  question  intéresse; 

Do  tenir  ses  adhérents,  par  la  publication  d*un  Bulletin,  au  courant  des  pro- 
grès du  crédit  populaire  en  France  et  à  l'étranger; 

De  vulgariser  par  des  conférences  et  par  des  publications  les  principes  sur 
lesquels  doivent  reposer  les  banques  populaires  ;  de  faire  connaître  les  résultats 
déjà  obtenus; 

De  tenir  à  la  disposition  des  sociétaires  qui  voudraient  les  consulter  les  publi- 
cations et  documents  ayant  trait  au  crédit  populaire; 

De  publier  des  statuts-type  et  un  règlement-modèle  qui  seraient  mis,  ainsi  que 
tous  les  renseignements  nécessaires,  à  la  disposition  des  fondateurs  de  banques 
populaires  ;  , 

De  vult^ariser  les  actes  des  congrès  annuels  ; 

D'agir  enfin  pour  le  mieux  afin  d'arriver,  dans  le  plus  bref  délai  possible,  à  la 
pratique  régulière  et  générale  du  crédit  coopératif. 

Le  siège  social  est  17,  boulevard  Saint-Martin. 


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U  REORGANISATION  DE  L'ENSEIGNEIENT  DES  SCIENCES  POLITIQUES 

DANS   LES  UNIVERSITÉS    DE    L'ÉTAT   EN  NEL6IQUE 


L'enseignement  développé  des  sciences  adrainistralives,  politiques  et 
sociales,  s'impose  aujourd'hui  de  tous  côtés,  aussi  bien  pour  former  des 
fonctionnaires  mieux  préparés  à  un  rôle  de  plus  en  plus  étendu,  que 
pour  suivre  dans  leur  importance  sans  cesse  croissante  les  questions 
sociales  contemporaines. 

En  France,  au  temps  de  la  révolution  de  i848,  le  Gouvernement  provi- 
soire créa  une  École  d'administration  dont  la  trop  courte  carrière  ne  fut 
ni  sans  utilité,  ni  sans  éclat;  mais,  fondation  officielle,  elle  avait  le  double 
inconvénient,  d'abord  de  ne  pouvoir  distribuer  qu'un  enseignement 
d'État,  dépourvu  de  toute  initiative  indépendante,  ensuite  de  ressembler 
fort,  dans  cette  préparation  de  fonctionnaires,  à  une  fabrique  souvent 
embarrassée  pour  écouler  ses  produits.  Bien  plus  féconde,  en  raison  de 
ses  libres  allures,  s'est  montrée  la  belle  École  libre  des  sciences  politi- 
tiques  fondée  par  M.  E.  Boutmy.  Gomme  un  arbre  vigoureux,  elle  a  sans 
cesse  poussé  de  nouveaux  rameaux,  et  par  la  variété  de  ses  cours  comme 
par  Télasticité  de  son  organisation,  elle  peut  se  plier  à  toutes  les  conve- 
nances, satisfaire  à  tous  les  besoins,  réaliser  tous  les  progrès  que  l'avenir 
rendra  nécessaires.  Entraînées  par  son  exemple,  les  facultés  de  droit  ont 
peu  à  peu  élargi  le  cadre  de  leurs  programmes  et  créé  de  nouveaux 
cours  (droit  administratif,  économie  politique,  finances,  statistique,  etc..) 
qui,  sans  ériger  une  faculté  indépendante,  dispensent  du  moins  très 
largement  l'enseignement  des  sciences  politiques  et  administratives. 

A  l'étranger,  en  Allemagne  notamment,  les  mêmes  préoccupations  ont 
depuis  longtemps  provoqué  de  nombreux  cours,  tantôt  rattachés  comme 
en  France  aux  facultés  de  droit,  tantôt  comme  à  Munich  et  à  Tubingen 
groupés  en  une  faculté  spéciale,  dite  des  «sciences  d'État  ».  Aux  États- 
Unis  même,  les  sciences  politiques  et  sociales  disposent  de  plusieurs 
chaires  dans  la  plupart  des  grandes  Universités,  surtout  à  Harvard  et  à 
Yale,  à  Baltimore  et  à  Philadelphie.  Elles  sont  en  outre  enseignées  dans 
quelques  écoles,  telles  que  la  «  Wharton  School  ».  (V.  la  Réf.  soc,  16 
juillet,  !«'  août  1891),  organisée  sur  le  modèle  de  l'École  de  Paris. 


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614  L^ENSEIGNEMENT   DES  SCIENCES  POLITIQUES 

En  Belgique,  les  Universités  libres  se  sont  les  premières  engagées  dans 
p.,  cette  voie.  Bruxelles  a  commencé  il  y  a  quelques  années  une  école  des 

sciences  sociales.  Il  y  a  deux  ans,  M.  Van  den  Heuvel — on  s'en  souvient— 
a  présenté  sur  ce  sujet  au  Congrès  de  Malines  un  rapport  des  plus  ins- 
tructifs ,  à  la  suite  duquel  s'est  organisée  à  Louvain,  sur  un  plan  très 
large,  une  École  des  sciences  politique.s  et  sociales  qui  commence  sa 
seconde  année  de  eeim  après  des  succès  encourageants  et  avec  des  déve- 
loppements nouveaux  (l). 

Un  arrêté  royal  du  2  de  ce  mois  vient  à  son  tonrcle  régler,  avec  une 

grande  ampleur  de  vues,  renseignement  des  sciences  administratives, 

^  politiques  et  sociales  dans  les  Universités  de  l'État.  Modifiant  rarrélé  du 

!f^  10  octobre  1877,  qui  avait  institué  le  doctorat  en  sciences  politiques,  la 

nouvelle  décision  préparée  par  M.  de  Burlet  et  ratifiée  par  le  Roi  établit 

un  diplôme  de  candidat  en  sciences  politiques  et  trois  licences,  chacune 

S  avec  son  doctorat  correspondant,  en  sciences  administratives,  en  sciences 

.  .  politiques,  en  sciences  sociales.  La  durée  des  études  est  de  trois  années, 

\\f'  deux  pour  la  candidature,  et  une  pour  Tune  ou  l'autre  des  licences. 

I  L'examen  pour  le  grade  de  candidat  en  sciences  politiques  comprend  : 

^  .  !•  l'histoire  politique  moderne  et  des  notions  d'histoire  contemporaine; 

K  2<>  la  logique  ;   la  psychologie,  y  compris  les  notions  d'anatomie  et  de 

P  physiologie  humaines  que  cette  étude  comporte;  3*»  le  droit  naturel; 

'•  4«  l'encyclopédie  du  droit  ;  5"  l'introduction  historique  au  droit  civil  ; 

Ç  6°  le  droit  civil  (des  personnes,  des  biens;  droit  successoral)  ;  7<*  le  droit 

^  public  ;  S^  le  droit  administratif;  9^  les  éléments  du  droit  des  gens  ; 

k*  lO»  l'économie  pohtique. 

y.  L'examen  de  licencié  comprend  :   A,  Pour  le   grade  de  licencié,  en 

sciences  administratives  :  1®  l'histoire  parlementaire  et  législative  de  la 
Belgique;  2*  le  droit  administratif  (institutions  provinciales  et  commu- 


1^ 


(1)  Pendant  la  première  année,  quatre  cours  ont  été  donnés  :  M.  J.  Van  dbn 
Hbuvbl,  Histoire  parlementaire  de  la  Belgique  depuis  1830;  M.  Y.  B&amts,  La 
législation  ouvrière  comparée  ;  M.  L.  Dupribz,  Les  institutions  politiques  de 
l'Angleterre  et  de»  États-Unis  ;  M.  A.  Nyssens,  Du  régime  légal  des  sociétés 
commerciales  en  droit  comparé.  Trente-six  élèves  ont  suivi  cet  enseignement, 
mais  le  grade  de  docteur  en  sciences  politiques  et  sociales  n'est  accessible 
qu'aux  docteurs  en  droit  et  ne  peut  être  obtenu  qu'à  la  suite  d'épreuves  très 
sérieuses. 

En  présence  du  succès  qui  lui  est  venu  au  delà  des  prévisions  les  plus  opti- 
mistes, l'École  va  pouvoir  étendre  et  développer  son  programme.  Six  cours 
auront  lieu  dans  la  seconde  année  :  M.  V.  Brants,  Le  crédit  et  la  spéculation  en 
législation  comparée  ;  M.  L.  Dupribz,  Les  institutions  politiques  de  TAlle- 
mague  et  de  la  France  ;  M.  Prosper  Poullet,  Histoire  diplomatique  de  l'Europe 
depuis  le  Congrès  de  Vienne  ;  M.  E.  Descamps,  La  neutralité  de  la  Belgique  et 
de  la  Suisse;  M.  J.  Van  den  Hbuvbl,  L'Église  et  l'État  aux  États-Unis;  M.  P. 
DE  Haullbvillb,  Lcs  vingt  premières  années  de  l'Empire  allemand. 


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DANS   LES   UNIVERSITÉS   DE  l'ÉTAT   EN   BELGIQUE.  615 

nales  des  principaux  États  et  matières  spéciales)  ;  3»  la  statistique;  4'  la 
science  financière  ;  5<»  les  matières  d'au  moins  deux  cours  choisis  par  le 
récipendiaire.  —  B.  Pour  le  grade  de  licencié  en  sciences  politiques  : 
1®  l'histoire  diplomatique  de  l'Europe  depuis  le  congrès  de  Vienne  ;  2*'  le 
droit  constitutionnel  comparé;  3<»  le  droit  des  gens  (neutralité  de  la  Bel- 
gique ;  législation  consulaire  et  matières  spéciales)  ;  4^  le  régime  colonial 
et  la  législation  du  Congo  ;  5<>  les  matières  d'au  moins  deux  cours  choisis 
par  le  récipiendaire).  —  C.  Pour  le  grade  de  licencié  en  sciences  sociales: 
i»  l'histoire  économique  (matières  spéciales)  ;  2"  les  institutions  civiles 
comparées  (matières  spéciales);  3<^  le  régime  du  travail  en  légisiaUon 
comparée;  4*>  l'économie  politique  (matières  spéciales);  5*  la  science 
financière  ;  6*  les  matières  d'au  moins  deux  cours  choisis  par  le  réci- 
piendaire. 

Les  dispositions  de  l'arrêté  royal  laisseot,  comme  on  le  voit,  aux  étu- 
diants une  assez  large  liher té,  puisque  les  examens  comprennent  partout 
des  matières  dont  ils  ont  le  choix;  en  outre,  des  cours  pratiques,  ana- 
logues aux  séminaires  des  Universités  allemandes,  sont  prévus  pour  initier 
les  élèves  aux  bonnes  méthodes  de  travail  par  une  collaboration  réelle 
avec  les  maîtres;  enfin,  une  grande  place  est  faite  aux  études  com- 
parées, c'est-à-dire  à  Tohservation  et  à  l'expérience  ;  c'est  là  un  caractère 
qu'on  ne  saurait  trop  louer  dans  l'enseignement  nouveau,  car  ce  recours 
aux  faits  est  la  meilleure  garantie  contre  le  défaut  ordinaire  des  études 
théoriques  qui  conduisent  si  aisément  en  ces  matières  aux  conceptions 
systématiques  et  à  l'excès  de  réglementation. 

En  résumé,  l'arrêté  royal  donne  dans  les  Universités  de  l'État  une 
grande  extension  à  l'enseignement  des  sciences  politiques  et  sociales  par 
la  création  de  multiples  cours  nouveaux;  il  provoque  la  spécialisation 
des  études  par  la  création  de  trois  licences  distinctes  dans  chacune  des- 
quelles les  élèves  conservent  encore  une  certaine  liberté  de  choix  entre 
diverses  matières;  enfin  il  accorde  à  un  grand  nombre  d'auditeurs  la 
facilité  de  suivre  l'enseignement  en  ne  subordonnant  pas  la  fréquenta- 
tion des  cours  à  la  collation  préalable  du  diplôme  de  docteur  en  droit. 

Une  réforme  importante  faite  à  son  heure  et  des  mesures  si  judicieuses 
font  grand  honneur  au  gouvernement  belge,  toujours  si  soucieux  de 
liberté  et  de  progrès.  Nul  doute  qu'il  n'en  résulte  un  grand  élan  pour 
rétude  des  sciences  politiques  et  des  questions  sociales,  à  une  époque 
où  cette  étude  devient  de  plus  en  plus  urgente,  à  mesure  que  grandit, 
peut-être  trop  rapidement,  le  rôle  de  l'État  et  que  les  problèmes  sociaux 
se  montrent  plus  menaçants. 

A.  D. 


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CBRONIQUE  DU  MOUVEMENT  SOCIAL 


Sommaire.  —  La  grcvo  du  Pas-de-Calais;  résistance  de  la  «  Bastille  da  Nord  » 
et  des  bassins  de  U  Loire  et  de  l'Aveyron  ;  échec  de  la  conciliation  ;  interven- 
tion des  députés  socialistes.  —  L'opportunisme  collectÎTiste.  —  La  loi  des  socié- 
tés de  secours  mutuels  et  l'interdiction  de  posséder  des  immeubles. 

La  grève  du  Pas-de-Calais.  —  Les  scrutins  de  ballottage  avaient  à  peine 
terminé  les  élections  que  le  premier  lancement  de  la  grève  générale 
commençait  le  10  septembre  par  le  Congrès  de  Lens. 

Les  Compagnies  minières  du  Pas-de-Calais  recevaient  le  soir  même 
le  texte  suivant  des  revendications  des  mineurs  :  1^  Remise,  chaqae 
quinzaine,  d'un  double  du  carnet  de  paye;  2^  salaire  minimum  de  5  fr.  50, 
plus  30  %  de  prime  pour  les  ouvriers  à  la  veine;  3®  qu'il  ne  soit  plus  con- 
gédié d'ouvriers  ayant  atteint  leur  quarantième  année;  4*  suppression 
des  amendes  pour  charbons  malpropres  ;  5»  que,  pour  aucune  raison,  on 
ne  réduise  plus  les  prix  de  tâche  actuels,  sauf  en  ce  qui  concerne  les 
différences  qui  doivent  exister  entre  les  traçages  et  les  dépilages  ;  ô^qu'à 
l'avenir,  il  ne  soit  plus  renvoyé  d'ouvriers  ayant  encouru  une  condamna- 
tion, autant  que  celle-ci  n*aura  pas  porté  préjudice  à  la  Compagnie; 
7<>  une  augmentation  de  salaire  pour  les  ouvriers  du  jour  correspondante 
à  celle  des  ouvriers  du  fond  ;  8^  un  minimum  de  4  fr  50  pour  les  ouvriers 
de  corvée  et  raccommodeurs,  plus  la  prime  de  30  X;  9^  un  minimum  de 
4  francs  pour  les  rouleurs,  plus  la  prime  de  30  %;  10^  pas  de  remise  de 
livrets  pour  faits  de  grève. 

Les  Compagnies  ayant  toutes  refusé  de  déférer  aux  vœux  des  mineurs, 
la  grève  générale  fut  décidée  pour  le  lundi  18  septembre;  des  réunions 
publiques  furent  tenues  dans  tout  le  bassin  du  Pas-de-Calais,  ainsi  qae 
dans  celui  du  Nord,  des  dépêches  envoyées  dans  les  bassins  de  la  Loire 
et  de  l'Hérault,  à  Montceau,  à  Carmaux  et  en  Belgique,  etc.,  pour  provo- 
quer une  grève  parallèle,  c'est-à-dire  un  commencement  de  grève  uni- 
verselle. 

M.  Basly  avait  promis  aux  mineurs  que  le  lendemain  il  irait  dans  le 
bassin  d'Anzin  organiser  la  prise  de  la  «  Bastille  du  Nord  ».  En  même 
temps  un  Congrès  des  délégués  mineurs  du  bassin  du  Nord,  réuni  à  Sin- 
le*Noble,  votait  la  grève  à  l'unanimité,  moins  deux  voix.  Elle  éclata  en 
effet  sur  plusieurs  points,  mais  «  la  Bastille  du  Nord  »  résista.  M.  Basly, 
après  avoir  tenté  l'assaut,  se  repliait  quelques  heures  après  sur  Lens, 
en  déclarant  :  «  Il  n'y  a  rien  à  faire  ici  pour  nous.  »  Les  mineurs  d'Anzin 
sont  restés  jusqu'ici  fermes  dans  leur  volonté  de  résister.  Il  faut  dire 
que  dans  ce  bassin  il  n'y  a  pas  encore  de  syndicat  et,  de  plus,  que  les 
troupes  firent  un  cordon  sanitaire  qui  le  protégea  contre  l'invasion  des 
ap6toes  de  la  grève.  Ajoutons  que  la  grève  de  1884,  qui  a  duré  56  jours, 


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M 


LA   GRÈVE  DU    PAS-DE-CALAIS.  617 

a  laissé  dans  le  bassin  d'Anzin  un  souvenir  qui  ne  semble  pas  près  de 
s'effacer.  Elle  n'a  eu  pour  les  mineurs  d'autres  résultats  que  des  dettes 
nombreuses,  non  encore  éteintes  aujourd'hui.  Du  reste,  à  cette  époque, 
les  mineurs  du  Pas  de-Calais  ne  firent  pas  cause  commune  avec  eux. 
Pourquoi  se  dévouer  pour  des  hommes  qui  ne  ]es  ont  pas  soutenus? 

Les  tentatives  sur  le  bassin  de  la  Loire  ne  furent  pas  plus  heureuses. 
Après  une  longue  discussion  tenue  le  25  septembre,  le  comité  de  la 
Fédération  nationale  des  mineurs  de  France  et  celui  de  la  Fédération 
des  mineurs  de  la  Loire  volèrent  à  l'unanimité  la  déclaration  suivante  : 
a  Les  Fédérations  départementale  et  nationale,  réunies  le  24  sep- 
tembre 1893,  regrettent  que  leurs  camarades  du  Nord  et  du  Pas-de-Calais 
se  soient  engagés  dans  une  grève  pour  des  questions  absolument  locales  ; 
elles  préféreraient  les  voir  agir  sur  les  questions  générales,  traitées  etac- 
ceptées  par  le  Congrès  national  de  la  Ricamarie  en  1892  et  les  précédents  ^^ 

auxquels  les  citoyens  Basly  et  Lamendin  ont  pris  part  ;  reconnaissent 
qu'il  leur  est  matériellement  impossible  de  les  suivre  dans  leur  mouve- 
ment et  passent  à  l'ordre  du  jour,  a 

A  Decazeville,  la  Chambre  syndicale  des  puvriers  de  l'Aveyron,  «  con- 
sidérant qu'il  n'y  a  que  la  grève  générale  qui  puisse  faire  aboutir  les 
justes  revendications  des  travailleurs  »,  a  émis  le  vœu  c  que  tous  les 
mineurs  de  France  doivent  profiter  de  l'occasion  pour  se  mettre  en  grève; 
mais  que,  attendu  qu'elle  ne  constitue  pas  la  majorité  des  mineurs  dans 
son  syndicat  respectif,  elle  attendra  le  moment  où  tous  les  mineurs  du 
Midi  et  du  Centre  se  mettront  en  mouvement  ».  A  Decazeville,  en  particu- 
lier, un  référendum  a  donné  2,816  voix  pour  la  grève  générale  et 
81  contre.  Néanmoins,  la  grève  n'a  pas  encore  eu  lieu. 

La  grève  n'a  pas  éclaté  à  Vendin-lès-Béthune  ;  ce  n'est  pas  que  les 
meneurs  se  soient  fait  faute  d'agiter  la  localité;  mais  le  propriétaire  de  la 
mine,  M.  Bureau,  a  eu  la  bonne  pensée  de  prendre  les  devants  et  de 
faire  observer  aux  mineurs  l'excellente  situation  qu  il  leur  avait  main- 
tenue malgré  le  bas  prix  des  charbons.  Les  mineurs  n'en  prétendirent 
pas  moins  que  les  salaires  avaient  subi  une  diminution  sensible.  Alors 
M.  Bureau   fit  'afficher  dans  tous  les  corons  les  feuilles  de  paye  de  la  ^ 

quinzaine  avec  les  noms  des  mineurs  et  leurs  moyennes,  invitant  ceux  qui  ^| 

n'avaient  pas  touché  le  salaire  indiqué,  à  venir  avec  leur  livret  individuel  'jf^ 

se   faire  payer  la  différence.   Aucun  ne  vint.   La  plus  haute   de  ces  | 

moyennes  était  de  8  fr.  73,  la  plus  faible  de  5  fr.  97;  toutes  variaient  {^ 

entre  6  fr.  oO  et  7  francs  en  général.  La  plus  faible  était  précisément  V, 

celle  du  délégué  au  Congrès  de  Lens.  ^ 

Deux  jours  après  la  déclaration  de  la  grève,  c'est-à-dire  le  20  sep- 
tembre dernier,  les  délégués  du  syndicat  des  mineurs  du  Pas-de-Calais 
votèrent  par  81  voix  contre  21  le  principe  d'un  arbitrage  semblable  à 

La  Rb».  Soc,  16  octobre  1893.  3«  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.)  40. 


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618  CHRONIQUE  DU    MOUVEMENT   SOCUL. 

celui  qui  avait  eu  lieu  à  Arras  en  novembre  1891,  et  des  délégués  furent 
nommés  le  22.  Ces  délégués  se  réunirent  le  25  septembre  en  vue  de  se 
concerter  sur  la  réponse  à  faire  aux  juges  de  paix  qui,  usant  de  Tinilia- 
tive  que  leur  confère  la  loi  du  27  décembre  1892,  proposaient  la  forma- 
tion d'un  comité  de  conciliation  et  d'arbitrage.  Ils  répondirent  à  ces 
Juges  de  paix  qu'ils  acceptaient  de  recourir  à  la  conciliation,  mais  sous 
la  condition  de  ne  traiter  qu'avec  une  commission  représentant  é^^ale- 
ment  toutes  les  Compagnies  concessionnaires  en  cause.  Dans  un  nouveau 
congrès  tenu  le  28  septembre  à  Lens,  les  grévistes  renouvelèrent  l'ex- 
pression de  leurs  propositions  d'arbitrage.  Dès  le  26  septembre,  le  direc- 
teur de  la  Compagnie  de  Lens  répondit  à  l'invitation  faite  par  le  juge  de 
paix,  qu'il  n  acceptait  pas  de  recourir  à  la  conciliation  et  à  l'arbitrage 
pour  régler  le  différend  qui  existe  entre  la  Compagnie  et  ses  ouvriers. 
«  Comme  depuis  1891,  dit  le  directeur,  il  ne  s'est  produit  aucun  fait  de 
nature  à  provoquer  une  hausse  de  salaire,  ma  société  ne  peut  accepter 
l'arbitrage  sur  une  demande  d'augmentation  de  salaires.  En  ce  qui  con- 
cerne le  double  carnet,  ma  société  est  disposée  à  remettre,  à  ceux  de  ses 
ouvriers  qui  le  lui  demanderaient,  un  bulletin  ou  carnet  de  paye  indi- 
viduel contenant  tous  les  éléments  ayant  servi  à  calculer  le  montant  net 
de  la  quinzaine.  La  plupart  des  autres  Compagnies  répondirent  par  les 
mêmes  arguments  et  la  conciliation  ne  put  entrer  en  voie  d'exécution. 

C'est  à  ce  moment  que  les  organisateurs  de  la  grève,  voyant  qu'elle 
n'aboutissait  pas  et  que,  sur  beaucoup  de  points,  les  ouvriers  reprenaient 
le  travail,  décidèrent  de  provoquer  une  descente  de  toute  la  députation 
socialiste  sur  les  bassins  houillers  et,  dès  le  dimanche  l®'  octobre,  com- 
mença le  débarquement  sur  les  quais  de  Lens  des  Sembat,  Baudln, 
Viviani,  Millerand,  jusqu'à  M.  Vaillant  et  M.  Walter,  le  maire  de  Saint- 
Denis.  M.  Basly  avait  cependant  répété  à  plusieurs  reprises  que  ce 
n'était  pas  lui  qui  avait  conseillé  la  grève,  mais  les  mineurs  eux-mêmes 
qui  l'avaient  décidée  en  toute  liberté.  Si  ce  sont  les  mineurs  eux-mêmes, 
pourquoi  donc  déverser  sur  eux  ces  excitations  de  commande  qui  heu- 
reusement semblent  avoir  eu  cette  fois  peu  d'effet,  puisque  l'apaisement 
continue.  Rien  n'est  plus  pitoyable  que  de  voir  ces  bandes  affamées 
de  désordre  tomber  sur  le  pauvre  être  faible,  indécis,  lui  arracher  par 
la  violence  des  paroles  son  consentement  à  la  lutte  et  à  la  misère. 
Ah  I  la  prédication  est  facile  pour  les  députés  qui  n'ont  pas  un  centime  à 
perdre  de  leur  traitement,  qui  voyagent  aux  frais  des  Compagnies,  qui 
n'ont  jamais  à  supporter  le  plus  léger  contre-coup  des  batailles,  des 
émeutes  qu'ils  ont  soulevées,  et  qui,  en  somme,  dans  chacun  de  ces  con- 
(lils  sociaux  ne  font  que  préparer  leur  réélection,  au  prix  des  misères  et 
souvent  de  la  liberté  de  leurs  dupes  I 

^opportunisme  collectiviste,  —  Le  onzième  congrès  national  du  parti 


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LA   LOI   DES   SOCIÉTÉS  DE   SECOURS   MUTUELS.  619 

ouvrier  vient  de  se  tenir  à  la  salle  du  Commerce,  faubourg  du  Temple, 
mais  à  huis  clos.  La  presse  a  été  consignée  à  la  porte.  Les  journaux  ont 
cependant  appris  et  publié  une  déclaration  patriotique  des  ex-sans- Patrie, 
M.  J.  Guesde  a  fait  voter  cette  proposition  :  «  que  la  solidarité  inter- 
uationale  n'exclut  pas  ou  ne  limite  pas  le  droit  et  le  devoir  d'une  nation 
de  se  défendre  contre  un  gouvernement,  quel  qu'il  soit,  traître  à  la  paix 
europe'enne  ;  que,  en  conséquence,  la  France  attaque'e  n'aurait  pas  de 
plus  ardents  défenseurs  que  les  socialistes  du  parti  ouvrier.  »  Avec  cela 
la  propagande  socialiste  ne  se  heurtera  plus  à  cet  obstacle  que  le  parti 
ouvrier  avait  vu  se  dresser  devant  lui,  quand  il  criait  :  «  A  bas  la  Patrie.  » 

La  loi  des  sociétés  de  secours  mutuels,  —  C'est  avec  un  vif  plaisir  que 
nous  avons  vu  tout  récemment  plusieurs  syndicats  agricoles  mettre  à 
Tordre  du  jour  la  question  des  sociétés  de  secours  mutuels.  La  mutualité 
est,  en  effet,  encore  très  peu  répandue  dans  nos  campagnes  (l)et,  cepen- 
dant, elle  est  une  des  nécessités  les  plus  urgentes  pour  améliorer  le  sort 
des  petits  paysans,  les  arrêter  dans  leur  exode  vers  les  villes  et  les 
défendre  contre   Tenvahissement  du  collectivisme  agraire. 

Mais  comment  organiser  la  mutualité  à  la  campagne?  C'est  certaine- 
ment plus  difficile  que  dans  l'industrie,  parce  que  celle  ci  est  une 
source  continue  de  salaires  en  argent,  permettant  de  payer  régulièie- 
ment  les  cotisations.  Dans  l'agriculture  où  les  ressources  du  petit  paysan 
sont  loin  d'avoir  ce  même  degré  de  fixité,  la  mutualité  doit  donc  recourir 
à  des  procédés  un  peu  spéciaux.  Mais  ce  n'est  pas  là  ce  qui  nous  préoc- 
cupe pour  le  moment.  Ce  que  nous  voulons  aujourd'hui,  c'est  attirer 
l'attention  des  syndicats  agricoles  sur  la  loi  qui  menace  la  mutualité  et 
dont  les  sociétés  mutuelles  agricoles  auraient  à  subir  les  effets. 

Par  une  grande  manifestation  publique  qui  a  eu  lieu  à  la  Sorbonue, 
le  14  mai  dernier,  nous  avons  réussi  d'abord  à  empêcher  le  vote  de  ce 
projet  de  loi,  tel  qu'il  était  présenté  à  la  Chambre  par  sa  commission,  et 
ensuite  à  obtenir  le  dépôt  de  dix  amendements  réunissant,  en  tout,  les 
signatures  de  quinze  députés.  Le  projet  reviendra  très  prochainement  en 
discussion,  car  un  très  grand  nombre  de  députés  ont  fait  des  promesses 
formelles  aux  mutualistes  dans  leurs  professions  de  foi.  Il  est  donc  de 
toute  nécessité  que  les  modifications  du  projet  de  loi  réclamées  par  la 
mutualité  soient  portées  à  la  connaissance  de  tous  et  appuyées  auprès 
de  leurs  députés  par  chacun  des  groupements  sociaux  intéressés  dans 
la  question. 

Le  projet  de  loi  contient  quelques  bonnes  dispositions;  celle  que  les 
syndicats  apprécieront  le  plus  assurément,  c'est  la  liberté  de  fonder  des 

(l)  Lo  dernier  Annuaire  des  syndicats  agricoles  n'en  signale  que  trente  et  un 
ayant  institué  une  caisse  do  secours  mutuels. 


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'•'^f^!5ip|IH 


B'^O  CURONIQUE  DU   MOUVEMENT   SOCUL. 

sociétés  de  secours  mutuels  libres  sans  avoir  à  demander  aucune  autori- 
salion  àTadministration  préfectorale.  Cette  autorisation,  encore  exigée  à 
Theure  actuelle,  en  vertu  du  décret  de  1852,  est  supprimée  et  remplacée 
par  un  simple  dépôt,  comme  dans  le  cas  des  syndicats  professionnels  : 
un  mois  après  ce  dépôt,  la  société  a  toute  liberté  de  fonctionner.  C'est 
un  très  grand  progrès  :  la  liberté  substituée  au  bon  plaisir.  Toutefois; 
l'article  12  du  projet  de  loi,  qui  traite  des  sociétés  libres,  a  besoin  de  cer- 
taines modifications;  il  exige  que  le  dépôt  soit  fait  à  la  préfecture  ou  à 
la  sous-préfecture  et  qu'un  avis  soit  publié  dans  un  journal;  nous 
demandons  qu'on  s'en  tienne  aux  formalités  imposées  par  la  loi  des 
syndicats  :  c'est-à-dire  le  simple  dépôt  à  la  mairie,  sans  aucune  publi- 
cation dans  les  journaux. 

Mais  c'est  là  la  moindre  question.  La  question  capitale  pour  nous,  c*est 
la  suppression  de  toutes  les  incapacités  et  entraves  imposées  par  l'ar- 
ticle 13  aux  sociétés  mutuelles  appelées,  par  dérision  probablement, 
sociétés  libres» 

La  principale  de  ces  incapacités  consiste  en  ce  que  «  les  sociétés  libres 
ne  pourront  recevoir  des  dons  et  legs  immobiliers,  ni  acquérir  des 
immeubles  sous  quelque  forme  que  ce  soit,  à  peine  de  nullité,  sauf 
l'immeuble  nécessaire  à  leurs  réunions  ».  La  même  im^pacité,  en 
matière  de  possession  d'immeubles,  est  également  édictée  par  la  loi 
pour  les  sociétés  approuvées;  on  leur  permet,  à  la  vérité,  de  recevoir  des 
dons  et  des  legs  immobiliers,  mais  ce  droit  n'est  qu'une  fiction,  attendu 
que  Tarticle  15  dispose  que  «  les  immeubles  compris  dans  un  acte  de 
donation  ou  dans  une  disposition  testamentaire  seront  aliénés  dans  les 
délais  et  la  forme  prescrits  par  le  décret  qui  en  autorise  Tacceptation  ». 
Notons,  en  passant,  que  cette  revente  obligatoire  aurait  pour  résultat  de 
frapper  la  valeur  des  dons  ou  legs  immobiliers,  d'abord,  des  droits  de 
donation,  ensuite  de  ceux  de  mise  en  vente,  adjudication  et  mutation, 
soit  plus  de  20  %  en  tout. 

Mais  le  fait  dominant  sur  lequel  nous  insistons,  c'est  l'interdiction  de 
POSSÉDER  DES  IMMEUBLES.  Quelle  qu'cu  soit  l'origine,  achat  ou  donation, 
cette  possession  est  rigoureusement  défendue  aux  sociétés  de  secours 
mutuels,  libres  ou  approuvées.  Voilà  la  grosse  question.  Déjà,  les  syndi- 
cats agricoles  ont  été  frappés  de  la  même  incapacité  par  la  loi  de  1884. 
Au  fond,  c'est  la  crainte  de  la  reconstitution  des  biens  de  mainmorte 
qui  motive  toutes  ces  rigueurs.  Mais  comment  cette  crainte  ne  vous  prend- 
elle,  Messieurs  les  législateurs,  que  lorsqu'il  s'agit  de  modestes  sociétés 
qui  ne  seront  jamais  de  bien  gros  propriétaires,  et  vous  quitte-t-elle 
devant  les  grosses  sociétés  financières  ou  commerciales,  libres  de  cons- 
tituer autant  de  biens  de  mainmorte  qu'elles  peuvent  en  acheter?  Ne 
laissez-vous  pas,  d'ailleurs,  à  ces  mêmes  sociétés  de  secours  mutuels 


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LA   LOI   DES   SOCIÉTÉS   DE   SECOURS   MUTUELS.  621 

toute  capacité  de  posséder,  à  la  seule  condition  de  chanf,'er  d'étiquette 
et  de  s'appeler  coopérative  ou  commerciale  ?N*est-il  pas  scandaleux,enlin, 
de  tout  permettre  à  certaines  sociétés  de  spéculateurs  qui  trompent 
indignement  les  ouvriers  par  des  promesses  fallacieuses  de  retraite 
basées  sur  la  propriété  agricole,  et  d'amputer  la  liberté  des  honnêtes 
sociétés  de  secours  mutuels  qui  ne  sont  faites  que  de  sincérité,  de  désin- 
téressement et  de  passion  du  bien  public.  En  somme,  c'est  la  liberté 
pour  le  mal  et  Tinterdiction  pour  le  bien,  que  la  loi  institue.  Et  qu'on  ne 
dise  pas  que  les  sociétés  de  secours  mutuels  ne  seront  pas  aptes  à  gérer 
des  immeubles.  Gomment,  pas  aptes?  Mais  ne  leur  reconnaissez  vous  donc 
pas  cette  aptitude,  dès  que  vous  les  avez  reconnues  d'utilité  publique? 

Nous  ne  voyons  donc  pas  les  raisons  do  l'interdiction  de  posséder 
posée  par  les  articles  14  et  15  du  projet  de  loi.  Par  contre,  nous  con- 
naissons bien  celles  qui  rendent  ce  droit  de  possession  absolument  né- 
cessaire. Les  sociétés  de  secours  mutuels  et  de  retraite  ont,  en  efTet 
pour  base  de  leur  fonctionnement  la  capitalisation  ;  or,  l'intérêt  des 
valeurs  mobilières  allant  toujours  en  baissant,  ces  sociétés  seraient  frap- 
pées peu  à  peu  d'impuissance,  si  elles  continuaient  à  ne  placer  leurs 
fonds  qu'à  la  Caisse  des  dépôts  et  consignations  ou  en  fonds  publics. 
L'immeuble,  dans  les  grandes  villes,  résiste,  au  contraire,  beaucoup 
mieux  à  la  baisse  et  conserve  encore,  à  l'heure  actuelle,  dans  Paris,  un 
revenu  complètement  net  de  4  à  5  X.  N'est-il  pas  absolument  nécessaire 
de  permettre  aux  sociétés  mutuelles  ce  placement  plus  avantageux  tout 
comme  il  est  permis  à  n'importe  quelle  société  financière  ou  commer- 
ciale? On  peut  admettre  aussi  la  possession  d'immeubles  disposés  en 
petits  logements  qui  seraient  mis  gratuitement  à  la  disposition  des  re- 
traités à  titre  de  pension  do  vieillesse. 

D'autre  part,  ne  peut-on  pas  admettre,  par  exemple,  que  les  sociétés 
de  secours  mutuels  agricoles  qui  feront  la  retraite  de  leurs  membres, 
créeront,  chacune  dans  sa  circonscription,  un  domaine  rural  auquel 
chaque  sociétaire  devra  quelquesjournées  de  travail  à  titre  de  cotisa- 
tion et  dont  les  produits  constitueront  la  pension  des  vieillards?  Déjà  nous 
connaissons  plusieurs  sociétés  agricoles  de  secours  mutuels  rurales,  celle 
des  Riceys  notamment,  où  les  sociétaires  payent,  en  partie,  leurs  coti 
sations  par  des  journées  gratuites  sur  la  propriété  de  leur  confrère 
alité.  D'ailleurs  ce  domaine  rural,  affecté  aux  pensions  de  vieillesse, 
pourra  être  aussi  bien  une  forêt,  garantie,  bien  entendu,  par  l'as- 
surance contre  l'incendie  :  ses  coupes  payeront  les  retraites. 

On  doit  supposer  même  qu'un  jour  viendra  où  la  maison  de  rapport 
et  le  champ  d'exploitation  ne  suffisant  plus  à  la  retraite,  il  faudra  com- 
pléter le  service  des  pensions  par  l'industrie  elle-même,  qui  comporle 
forcément  des  immeubles  de  toute  nature. 


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622  CURONIQUE   DU   MOUVEMENT   SOCIAL. 

Un  autre  motif  d'autoriser  les  sociétés  de  secours  mutuels  à  posséder 
des  immeubles,  c'est  la  nécessité  d'intéresser  le  plus  grand  nombre  pos- 
sible de  citoyens  à  la  conservation  de  la  fortune  publique.  On  dit  sou- 
vent, et  avec  juste  raison,  que  la  révolution  violente  est  rendue  bien 
difficile  en  France  par  Textrêrae  division  de  la  fortune  publique,  sous 
forme  detitresmobiliers  ;la  diffusion  de  la  propriété  immobilière  ne  sera- 
t-elle  pas  une  digue  encore  bien  plus  résistante  contre  l'envahisse  ment 
du  flot  socialiste  et  révolutionnaire,  à  la  ville  et  dans  les  champs?  Cette 
diffusion  de  la"  propriété  immobilière  ne  peut  se  faire  que  par  voie 
d'association  populaire  et  les  sociétés  de  secours  mutuels  sont  précisé- 
ment une  forme  toute  trouvée  et  organisée  de  cette  association.  Il 
ne  reste  qu'à  l'étendre,  et,  par  conséquent,  à  lui  mettre  en  mains  tous  les 
moyens  d'agir;  le  droit  de  posséder  en  est  un  et  des  plus  efficaces. 

Nous  demandons  donc  instamment  que  le  projet  de  loi  sur  les  so- 
ciétés de  secours  mutuels  soit  modifié,  tout  d'abord,  par  la  suppression 
des  entraves  qu'il  opporte  au  droit  de  posséder.  L'exemple  de  l'étranger 
confirme,  en  tous  points,  notre  vœu.  On  sait  quel  développement  a  pris 
la  mutualité  dans  le  Royaume-Uni.  D'après  les  dernières  statistiques, 
les  friendty  societies  enregistrées  s'élevaient,  à  elles  seules,  au  nombre  de 
15,000  :  leur  avoir  était  de  600  millions  de  francs  et  le  nombre  de  leurs 
membres  participants,  de  5  millions.  Deux  sociétés  anglaises,  notam- 
ment, laissent  loin  derrière  elles  toute  concurrence  :  les  Originaux  de 
V  unité  de  Manchester  comptent  plus  de  600,000  membres;  V  Ancien  ordre 
des  Forestiers,  tout  autant.  En  France,  il  n'y  avait  eu  lS90que  7,674  so- 
ciétés de  secours  mutuels  approuvées  ou  reconnues  d'utilité  publique, 
comptant  en  tout  1,091,152  membres.  Eh  bien,  la  loi  anglaise  prévoit 
comme  modes  de  placements  des  fonds  des  friendly  societies^  les  place- 
ments en  fonds  publics,  en  terres,  en  immeubles  bâtis  et,  généralement, 
tous  placements  garantis  par  des  sûretés  réelles,  mais  dans  les  condi- 
tions de  droit  commua.  Pourquoi  les  sociétés  françaises  ne  jouiraient- 
elles  pas  des  mêmes  droits  que  les  sociétés  similaires  anglaises  dont  le 
développement  et  la  prospérité  sont  si  remarquables?  Tout  le  monde  est 
d'accord  en  France,  aujourd'hui,  pour  réclamer  l'extension  des  institu- 
tions de  prévoyance,  et  tous  les  adversaires  du  collectivisme  reconnais- 
sent qu'il  n'y  a  pas  de  meilleure  barrière  à  lui  opposer  que  ces  in.stitu 
tions.  Donc  la  première  chose  à  faire  pour  le  législateur,  c'est  de  ne  pas 
les  comprimer  par  une  servitude  stérilisante  et  de  leur  fournir,  au  con- 
traire, le  maximum  de  liberté  et  de  puissance. 

A.  FOUGEROUSSE. 


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NÉCROLOGIE 


Deux  nouveaux  deuils  ont  depuis  peu  frappé  la  Société  d'Économie 
sociales  et  les  Unions.  M.  Lf^once  Chagot  était  partout  honoré  comme 
l'une  des  gloires  de  l'industrie  française,  et  comme  un  patron  modèle 
entre  tous  par  Télévation  de  son  esprit,  la  générosité  de  son  cœur  et  son 
infatigable  dévouement  au  bien.  Comme  on  Ta  justement  rappelé,  c'est  à 
la  religion  que  ce  noble  caractère  devait  son  unité;  il  fut  un  grand 
homme  de  bien  parce  qu'il  fut  avant  tout  un  grand  chrétien.  Ingénieur, 
il  a  créé,  avec  son  oncle  d'abord,  des  établissements  industriels  de  pre- 
mier ordre  et  cette  grande  cité  laborieuse  de  Montceau  qui  forme  avec 
ses  annexes  une  agglomération  de  40,000  âmes.  Patron,  il  a  toujours 
compris  sa  haute  mission  sociale,  et,  instruit  k  la  dure  leçon  des  faits,  il 
a  reconnu  que  son  action  directe  était  devenue  insuffisante  dans  un  si 
vaste  atelier;  il  s'est  appliqué  alors  à  organiser  les  intermédiaires  indis- 
pensables. Ainsi  se  sont  créées  des  associations  multipliées  où  les 
ouvriers  apprennent  peu  à  peu  à  unir  leurs  efforts,  à  gérer  leurs  intérêts, 
à  conduire  les  institutions  mutuelles  ou  coopératives  qui  les  concernent. 
N'est-ce  pas  là  le  vrai  patronage,  celui  qui,  selon  l'expression  de  Le 
Play,  voudrait  se  rendre  inutile  en  élevant  les  ouvriers  à  l'indépendance 
par  l'épargne  ?  Mais  pour  accomplir  cette  tâche  paternelle,  il  faut,  môme 
avec  d'excellents  collaborateurs,  une  sollicitude  constante  et  active,  dé- 
licate et  généreuse,  qui  sache  diriger  et  protéger.  M.  Chagot  possédait  à 
un  rare  degré  ces  qualités  précieuses,  seules  capables  d'assurer  le  règne 
de  la  paix  sociale.  Aussi  l'œuvre  patronale  qu'il  a  fondée  n'est  pas  moins 
remarquable  que  ses  créations  industrielles,  et  sa  mémoire,  toujours 
honorée  parmi  nous,  sera  longtemps  bénie  dans  sa  famille  ouvrière. 

M.  Henri  Garreau,  ancien  commissaire  de  la  marine,  avait  visité 
la  plupart  de  nos  possessions  d'outre-mer  et  était  particulièrement  versé 
dans  la  connaissance  des  intérêts  maritimes  et  coloniaux.  Il  les  a  dé- 
fendus dans  un  grand  nombre  de  Revues,  et  souvent  ici  même,  avec  une 
compétence  qu'on  ne  pouvait  mettre  en  doute,  et  une  énergie  de  convic- 
tion qui  s'imposait.  Familiarisé  avec  les  questions  de  banque  et  de 
crédit,  il  donna  son  concours  aux  œuvres  de  crédit  populaire  et  dirigea 
avec  talent  VUnion  économique.  Il  était  surtout  un  homme  de  bien,  mo- 
deste et  dévoué,  digne  de  la  haute  estime  qu'il  inspirait  et  du  long  sou- 
venir qui  entourera  sa  mémoire. 


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BIBLIOGRAPHIE 


I,     —    Recueil»    périodicfue». 

Études  relisteiiBefi,  philoBophicfueB,  hietori^fiieBetlUtr- 

ralres,  revue  des  Pères  de  laCompagniedeJésus;  t.  LVI  (Paris,  mai-août 
i892).  —  Delaporte(V.),  Jean-Jacques  Rousseau  et  l'Université  à  proposde 
publications  récentes,  p.  25-55  [Spécimens  et  réfutation  des  éloges  pro- 
digués à  Rousseau  dans  de  nombreux  livres  littéraires  ou  classiques].  — 
Cornut  (Et.),  Mgr  Freppel  :  L'Alsace,  p.  57*81  ;  La  Sorbonne.  p.  233-64; 
Rome,  p.  450-74;  Angers,  p.  662-92  [Suite  de  la  biographie  de  l'illustre 
év(^que  d'Angers].  —  Prat  (F.),  Oxford  :  Une  journée  d'étudiant,  p.  82- 
104;  L'année  scolaire,  p.  581-605  [Description  minutieuse  et  du  plus 
haut  intérêt  des  institutions  et  des  rouages  fort  compliqués  de  la  vie 
universitaire  anglaise;  prédominance  de  l'éducation  sur  Tinstruction ; 
les  exercices  physiques;  les  études;  les  frais  d'études;  les  pro- 
grammes, etc.].  —  Sortais  (G.),  Un  sermon  laïque  :  Le  devoir  présent, 
p.  157-70  [Critique  assez  rude  de  l'opuscule  si  connu  de  M.  Paul  Desjar- 
dins (Paris,  Colin,  1892)j.  —  Bumiolion  (J),  La  loi  contre  les  congréga- 
tions religieuses  et  les  droits  de  l'homme,  p.  184-2(>9  [Réfutation  solide 
d'une  des  principales  objections  des  faiseurs  de  projets  contre  les  con- 
grégations, à  savoir  qu'elles  portent  atteinte,  dans  la  personne  de  leurs 
membres,  aux  «  Droits  de  Thomme  »].  —  Martin  (H.),  Le  bilan  cri- 
minel de  la  France  (1825-1888),  p.  210-32  [Intéressant  résumé  des  savants 
ouvrages  de  M.  H.  Joly  :  Le  Crime,  —  la  France  criminelle,  —  le  Combat 
contre  le  crime,  dont  Tauteur  dit  que  «  on  n'a  rien  écrit  de  plus  cons- 
ciencieux, de  plus  clair  et  d'aussi  juste.  »  Cf.  dans  la  Réforme  sociale  du 
16  janvier  1892,  la  conférence  de  M.  Joly  sur  le  même  sujet]. —  Prélot 
(H.),  Au  golfe  de  Guinée,  p.  285-309,  382-414  [A  propos  de  l'expédition 
du  Dahomey  l'auteur  étudie  d'abord  «  quel  est  Taspect  et  l'histoire  de  la 
côte  de  Guinée,  quels  sont  les  peuples,  indigènes  ou  européens,  qui  s'y 
rencontrent  avec  leurs  compétitions  et  leurs  rivalités?  »  Il  raconte 
ensuite  en  détail  les  événements  survenus  en  1889,  1890,  1891  dans  le 
Dahomey,  et  qui  ont  nécessité  notre  expédition  de  1892],  G. 

T.  LVII  (Paris,  septembre-décembre  1892).  —  Fontaine  (J.),  l'Histoire 
des  religions,  causes  principales  de  son  développement,  son  utilité, 
p.  25-64  (Les  services  que  peut  rendre  l'hiérographie  sont  à  la  fois  scien- 
tifiques, coloniaux  et  religieux...  elle  éclaire  l'état  passé  et  présent  des 
peuples  païens...  exerce  une  influence  sur  les  mœurs,  les  coutumes,  les 
institutions  des  nations  elles-mêmes,  sur  leur  décadence  ou  leurs  pro- 
grès ;  vraies  ou  fausses,  les  religions  ont  toujours  eu  la  prétention  de 
fournir  la  solution  du  double  problème  de  la  destinée  et  du  devoir:  de 
là  leur  action  bienfaisante  ou  funeste.  Les  hiérographes  auraient  aussi  à 
étudier  la  constitution  de  la  famille  et  de  la  société  politique,  sous  l'in- 
fluence des  idées  religieuses.  Il  s'agirait  de  reprendre  pour  chacun  des 
peuples  orientaux  ce  que  Fustel  de  Coulanges  a  si  bien  fait  pour  les 
Grecs  et  les  Romains.  L'étude  des  religions  favoriserait  les  étabhsse- 
ments  coloniaux  et  les  missions  catholiques  elles-mêmes,  vu  la  fièvre 
d'expansion] .  —  Burniohon  (J.),    La   question  des  répétiteurs,  p.  64-92 


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RECUEILS   PÉRIODIQUES.  825 

[Revendications  des  pions  ou  maîtres  surveillants,  trop  nombreux  par  la 
surproduction  des  grades.  Ils  ont  fondé  une  association  pour  se  soutenir 
et  réclament  le  dédoublement,  la  diminution  de  moitié  des  heures  de 
travail].  —  Martin  (H.),  Les  facteurs  du  crime,  p.  92-il7  [Le  combat 
contre  le  vice  et  le  crime  devient  le  devoir  de  tous  ceux  qui  n'ont  perdu 
ni  la  notion  du  bien,  ni  Tintelligence  du  péril  social.  L'instruction  suffit- 
elle  ?  non,  car  les  relations  entre  elle  et  la  criminalité  sont  telles  que 
pour  être  efficace  Tinstniction  doit  s'appuyer  sur  l'éducation  morale  et 
l'enseignement  religieux.  Il  y  a  encore  à  Paris  10  %  d'illettrés.  La  crimi- 
nalité au-dessus  de  seize  ans  a  augmenté  comme  augmente  aussi  le 
crime-délit.  La  morale  la  meilleure  et  la  plus  sûre,  c'est  le  Décalogue], 

—  Ohérot  (H.),  Le  père  du  Grand  Condé,  p.  193-232  [«  Ce  soin  des 
domestiques  que  Bourdaloue,  en  l'une  de  ses  mercuriales,  recommandera 
plus  tard  aux  grands  de  l'époque,  et  qui,  appliqué  dans  la  nôtre  avec 
discernement,  adoucirait  les  rapports  entre  patrons  et  employés, 
ouvriers  et  maîtres,  M.  le  Prince  en  faisait  la  première  maxime  de  sa 
politique  intérieure  et  son  devoir  le  plus  cher  envers  tous  ceux  sur  les- 
quels il  avait  du  pouvoir  »].  —  Sortais  (G.),  La  Constitution  d'A- 
thènes par  Aristote,  p.  320  330  [Analyse  de  l'ouvrage  récemment  décou- 
vert du  grand  philosophe].  —  Prat  (F.),  Oxford,  TUniversité,  p.  479- 
498  [Les  collèges  d'Oxford  sont  des  cours  constitués  ,  à  personnalité 
civile,  indépendants  comprenant  :  {•un directeur;  2«  des  agrégés;  3*  des 
étudiants,  il  y  a  des  agrégés  pauvres,  ceux  qui  n'ont  qu'un  faible  revenu, 
et  qui  reçoivent  pendant  sept  ans  le  vivre,  le  couvert  et  une  pension 
de  5,000  francs  pour  s'occuper  de  recherches,  et  des  agrégés  d'enseigne- 
ment Le  gouvernement  appartient  à  trois  corps  :  conseil  hebdomadaire, 
congrégation  et  convocation  ;  il  jouit  d'une  entière  liberté  sauf  trois  ou 
quatre  fois  dans  ce  siècle  que  la  couronne  a  usé  de  son  droit  pour 
imposer  des  réformes.  Les  professeurs  sont  laïques,  hormis  en  théologie]. 

—  Sœhnlin  (L.),  Le  mouvement  catholique  en  Allemagne  et  le  congrès 
de  Mayence,  p.  521-552. —  Cornut  (Et.),  Mgr  Freppel  :  la  question  so- 
ciale, p.  617-643  [Au  lendemain  de  la  guerre  l'évêque  d'Angers  étudie  la 
question  ouvrière  sur  place  avec  sa  vive  et  pénétrante  intelligence.  Il 
préside  en  sa  ville  épiscopale  le  congrès  catholique  de  i879  et  démontre 
qu'il  faut  ramener  l'ouvrier  par  la  religion.  A  la  séance  de  la  Chambre 
du  2  février  1884,  répondant  aux  divers  leaders^  il  prouve  que  la  meil- 
leure solution  de  la  question  sociale  est  celle  où  se  concilie  l'idée  de 
justice  qu'il  faut  mettre  avant  tout  dans  l'ordre  économique,  et  l'idée  de 
dévouement  ou  de  charité  complément  de  la  justice.  D'abord  peut-être, 
flottant,  il  fait  trop  large  la  part  de  l'État,  mais  pour  en  rejeter  le  socia- 
lisme, qui  dérive  de  l'affranchissement  du  sens  religieux,  de  la  surexci- 
tation des  instincts  égoïstes  dans  les  masses,  de  l'orgueil  de  l'indépen- 
dance et  de  l'égalité,  de  la  diffusion  de  certaines  erreurs  économiques 
et  philosophiques.  Mais  l'État  doit  intervenir.  Il  déclare  louable  la  parti- 
cipation des  ouvriers  aux  bénéfices  stipulée  par  des  conventions  posi- 
tives acceptées  de  part  et  d'autre,  dénie  à  l'État  le  droit  de  fixer  un  mi- 
nimum de  salaire  en  dehors  de  ces  situations  anormales  où  la  nécessité 
est  la  suprême  loi.  Au  socialisme  il  oppose  les  grands  principes  de 
liberté  et  d'association.] 

T.  LVII (Paris,  janvier-avril  1893).—  Ganaaèqne  (P.),  Madagascar, p. 34- 
55  [Le  gouvernement  français  devrait,  pour  accroître  son  influence  proté- 


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626  BIBUOGRAPHIE. 

ger  éuergiquement  les  missions  en  présence  surtout  des  agissements  de 
l'Angleterre  :  statistiques  des  diverses  missions] . —  J.  B.  (P.),  Constantino- 
ple,  p.  ii2-143.  [La  capitale  de  la  Turquie  est  un  mélange  d'Osmanlis,  de 
Grecs,  d'Arméniens,  de  Juifs,  de  Persans,  de  Maltais,  de  Bulgares,  de 
Croates,  etc.,  gardant  leurs  mœurs  et  «  même  une  sorte  d'indépendance 
civile  »  ;  on  suit  la  lutte  entre  TOrient  et  l'Occident,  l'esprit  d'initiative, 
d'entreprise,  de  progrès  des  nations  chrétiennes,  et  l'immobilité  des 
peuples  figés  dans  l'islamisme].  —  Soelinlin  (L.),  Le  mouvement 
catholique  en  Allemagne  et  le  congrès  de  Mayence,  p.  189-212,  668-98, 
[L'unité  de  direction  y  est  fort  grande.  Le  prince  Charles  de  Lowenstein 
en  est  l'âme.  Tout  a  subi  une  organisation  jusqu'aux  comwîers  d'étudiants 
où  il  ne  faut  point  voir  les  gueuletons  décrits  par  certains  écrivains  fan- 
taisistes, mais  des  occasions  de  se  solidariser,  de  se  pénétrer  mutuelle  - 
ment].  —  Martin  (Hte),  Le  type  criminel,  sa  genèse  et  sa  mort, 
p.  264-290,  602-31  [Le  congrès  de  1892  a  porté  le  dernier  coup  à  cette 
école  qui  ne  considère  que  le  criminel  ou  l'organisme  dont  l'acte  dé- 
lictueux sera  comme  la  fonction.  Réfutation  de  la  doctrine  qui  traite 
la  société  comme  une  faune  ou  une  flore,  par  l'analogie  biologique,  et  pour 
laquelle  le  critérium  positif  de  la  pénalité  réside  dans  la  tèmébilité  ou 
le  degré  de  péril  que  le  criminel  fait  courir  à  la  société.  C'est  la  suppres- 
sion du  libre  arbitre; .  Réfutation  sensée  de  la  théorie  funeste  qui  veut 
comprendre  l'homme  sans  l'àme  et  le  crime  sans  la  loi  morale,  étudiant 
l'être  biologique  privé  de  sa  raison  et  de  sa  volonté,  ce  qui  n'est  plus 
expliquer  le  crime  mais  nier  son  existence.  —  Trélot  (H.),  L'État  et 
le  droit  naturel  en  matière  d'association,  p.  388-418,  632-652  [La  société 
est  l'union  de  plusieurs  êtres  raisonnables  pour  la  poursuite  d'un  même 
but  et  cette  idée  est  fondée  sur  la  nature.  L'objection  viendra  de  l'État 
dont  (c  la  fin  essentielle  est  la  protection  des  droits  naturels  des  indi- 
vidus et  des  familles,  puisque  tout  en  lui,  permanence,  prérogatives, 
appareil,  outillage,  mode  de  fonctionnement,  etc.,  tout  est  réglé  en  vue]de 
cette  fin.  »  Or,  le  droit  naturel  demande  que  l'association  puisse  se  créer 
librement  et  ne  soit  pas  exposée  à  périr  sous  le  coup  d'un  simple  arrêté 
administratif,  que  sa  dissolution  ne  puisse  être  prononcée  que  par  un 
arrêt  de  justice.  Enlèvera-l-on  ainsi  à  l'État  le  droit  de  répression?  Nulle- 
ment, car  la  loi  atteindra  le  délit  et  jamais  le  principe  même  de  l'asso- 
ciation. La  personnalité  morale  sera  reconnue  par  l'État  non  comme  un 
privilège,  mais  comme  l'épanouissement  normal  de  l'union  en  un  seul 
corps  de  plusieurs  personnes  physiques,  et  le  contrat  d'association  tom- 
bera sous  le  coup  de  l'article  1134.  L'État  doit  éviter  tout  accaparement, 
tout  monopole.  L'association  existait  sous  l'ancien  régime  comme  une 
nécessité  sociale  et  ce  caractère  n'est  pas  autre  aujourd'hui.  Or  les  intru- 
sions de  l'État  produisent  l'incapacité  sociale  et  l'incapacité  politique.  Sa 
compétence  spéciale  engendre  son  incompétence  générale.  Il  ne  faut  pas 
adapter  un  organisme  à  une  fonction  qui  n'est  pas  la  sienne.  Les  asso- 
ciations de  diverses  sortes  recevront  leurs  règles  sous  l'influence  de 
«  l'idée  religieuse  resserrant  encore  les  liens  de  la  solidarité  profes- 
sionnelle, et  introduisant  dans  les  relations  entre  l'artisan  et  celui  qui 
l'emploie  cet  élément  moral  dont  rien  ne  saurait  suppléer  l'absence.  »] 

Louis  Batcavk. 


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RECUEILS   PÉRIODIQUES.  627 

Tlie  Kconomlc  Revle\?v,  t.  III,  1"  partie  (Londres,  janvier  à 
juillet  1893).  —  L'Union  chrétienne  sociale,  p.  1-9.  [Dans  une  réunion 
tenue  à  Oxford,  en  novembre  1892,  on  a  tenté  de  préciser  le  but  de  cette 
association  de  clergymen.  On  peut  le  résumer  ainsi  :  faire  pénétrer  l'esprit 
chrétien  non  seulement  dans  la  vie  individuelle,  mais  dans  la  vie  sociale. 
On  ne  craint  pas  le  mot  de  socialisme  chrétien],  —  Anson  (W.  R.),  Une 
colonie  universitaire  dans  TEst  de  Londres,  p.  10-22  [Gomme  Toynbee 
Hall,  Oxford  House,  à  Bethnal  Green,  date  de  1884.  Mais  c'est  une  œuvre 
nettement  chrétienne,  du  moins  pour  ses  pensionnaires  (une  vingtaine 
environ),  qui  sentent  le  besoin  d*être  unis  par  la  communauté  de  leur 
foi  religieuse.  On  s'occupe  surtout  d'organiser  et  de  soutenir  des  clubs 
d'ouvriers,  de  leur  faire  sentir  la  valeur  éducatrice  de  l'esprit  de  corps. 
Ges  associations  qui  ont  pour  objet  l'instruction,  la  music^e,  les  exer- 
cices physiques,  etc.,  dont  les  unes  groupent  des  enfants,  d'autres  des 
adolescents,  d^aulres  des  hommes  faits,  sont  au  nombre  de  soixante  avec 
plus  de  six  mille  membres.  Elles  jouissent  d'une  réelle  autonomie.  On 
inscrit  toujours  dans  leurs  statuts  cette  double  mention  :  neutralité 
politique  et  religieuse  ;  prohibition  de  toute  boisson  alcoolique  dans  les 
locaux  ou  les  réunions  de  l'association.  Cf.  dans  la  même  Revue,  les 
études  sur  les  tee-to-lums  en  juillet  1892,  et  sur  Toynbee  Hall  en 
octobre  1892].  -—  Wantage  (The  Lord),  Quelques  améliorations  pra- 
tiques dans  la  condition  des  classes  rurales,  p.  23-37  [Pour  restaurer  la 
vie  de  village  en  Angleterre,  on  ne  saurait  songer  à  provoquer  un  ren- 
chérissement artificiel  des  denrées  agricoles,  du  froment  et  de  la  viande. 
Mais  on  peut  et  on  doit  améliorer  le  sol  —  la  grande  culture,  avec  des 
capitaux  et  des  connaissances  scientifiques,  est  aussi  bienfaisante  que  la 
petite  culture;  —  il  faut  tenter  de  développer  certaines  industries  dans 
les  campagnes,  travaux  de  charpente  et  de  charronnage,  briquete- 
ries, etc.  ;  il  faut  enûn  propager  dans  les  comtés  du  Sud,  moins  avancés 
à  cet  égard  que  ceux  du  Nord,  l'usage  de  la  coopération.  L'organisation 
du  commerce  de  détail  est  très  défectueuse,  et  l'auteur  montre,  par  l'ex- 
périence qu'il  a  faite  dans  le  village  d'Ardington,  le  succès  que  peut  avoir 
une  boulangerie  coopérative].  — Hughes  (Son  Honneur  le  Juge),  Un 
socialiste  chrétien,  E.  Vansittart  Neale,  p.  38-49,  174-89  [Mort  en  sep- 
tembre 1892,  il  fut,  au  milieu  de  ce  siècle,  l'éloquent  et  dévoué  propaga- 
teur de  la  coopération  en  Angleterre.  G'est  sous  son  influence  que  fut 
votée  en  1852,  la  loi  qui  reconnaissait  les  associations  ouvrières  et 
garantissait  leurs  fonds  jusque-là  mal  protégés  contrôles  malversations. 
Le  professeur  Brentano  a  appelé  Neale  «  un  héros  et  un  saint.  » 
Le  dernier  effort  qu'ait  tenté  cet  apôtre  de  la  coopération,  qu'il  consi- 
dérait comme  l'application  des  principes  chrétiens  aux  affaires  indus- 
trielles et  commerciales,  a  échoué,  au  moins  pour  le  moment.  11  voulait 
décider  les  coopéraleurs  à  introduire  la  participation  aux  bénéfices  dans 
les  usines  et  magasins  où  ils  emploient  de  nombreux  ouvriers.  Le  Congrès 
de  Rochdale  an  1892  s'est  prononcé  nettement  pour  une  politique  moins 
idéaliste,  la  politique  des  gros  dividendes]. — Horseley  (The  Rev.  J.  W.), 
Le  logement  des  pauvres,  p.  50-63  [L'auteur  de  cet  article  est  un  clergy- 
man,  qui  jugeant  que  c'est  une  mauvaise  plaisanterie  de  prêcher  la  tem- 
pérance et  la  décence  à  des  gens  qu'on  entasse  dans  des  taudis  malsains, 
a  entrepris  une  vigoureuse  campagne,  dans  sa  paroisse  de  Woolwich, 
contre  les  logements  insalubres.  En  trois  ans,  il  a  provoqué  une  heu- 
reuse transformation  des  habitations  ouvrières.  Il   recommande  à  ses 


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6^  BIBLIOGRAPHIE. 

confrères  de  faire  comme  lui,  de  provoquer  l'application  des  lois  récentes 
votées  contre    les  logements  insalubres  {The   Hoiising  of  ihe  working 
Classes  Act.  1890),  de  mettre  en  mouvement  les  autorités  locales  char- 
gées de  la  police  sanitaire],  —  Lndlow  (Jotm  M.),  La  réforme  des  buil- 
ding societies,  p.  64-86  [Ce  sont  des  sociétés  qui  ne  construisent  pas, 
mais  qui  prêtent  pour  construire.  On  en  compte  2,860  dans  la  Grande- 
Bretagne  (année  1890)  groupant  au  moins  6<'0,000  membres.  Mais  on  se 
xiemande  si  le  système,  qui  s'est  généralisé,  du  tirage  au  sort  du  droit  à 
obtenir  une  avance,  droit  qui  peut  être  cédé  et  que  la  société  rachète  par- 
fois, n'aboutît  pas  simplement  à  tenter  les  petites  gens  par  un  vaste  sys- 
tème  de   loterie.    L*auteur   propose  diverses  mesures  pratiques  pour 
remédier  aux  abus  assez  graves  qui  se  sont  introduits  dans  la  gestion  de 
ces  compagnies],  —  Stanton  (The  Rev.  V.  H.),  Christianisme  et  Devoir 
social,  p.  87-102  (Réponse  d*un  professeur  de  Cambridge  au  professeur 
Sanday,  d'Oxford,  qui  avait  recommandé  au  clergé  une  grande  prudence 
sinon  Tabstention  totale,  en  ce  qui  touche  les  questions  sociales.  Com- 
ment le  christianisme   qui  nous  exhorte  à  soulager  les  misères  indivi- 
duelles, serait-il  indifférent  aux  efTorts  tentés  contrôles  causes  mêmes  de 
la  misère?  Et  puis  n'aperçoit-on  pas  qu'un  des  principaux  arguments  de 
rirréligion  contemporaine,  c'est  la  prétendue  indifférence  du  christia- 
nisme aux  injustices  sociales!  Le  clergé  doit  étudier  les  questions  sociales 
contemporaines  pour  savoir  les  devoirs  qu'elles  imposent  à  des  chrétiens 
consciencieux].  —  Ashley  (Prof.  W.  J.),  L'histoire  du  servage  en  Angle- 
terre, p.  153-173  [Examen  critique  de  l'ouvrage  récemment  publié  par 
M.  Vinogradoff,  professeur  à  l'Université  de  Moscou,  et  qui  donne  des 
renseignements  intéressants  sur  Ift  condition  des  classes  rurales  aux 
xiii'  et  XIV»  siècles,  sous  ce  titre  :    Villainage  in  England].  —  Pry  (The 
Rev.  T.  C),  La  morale  et  la  liberté  testamentaire,  p.  190-200  [Plaidoyer 
très  vif  et  qui  révèle  la  profonde  transformation  des  idées  sociales  en 
Angleterre,  contre  la  liberté  testamentaire.  L'auteur  parle  de  Le  Play  et 
La  Réforme  sociale,  mais  paraît  n'en  avoir  qu'une  connaissance  superfi- 
cielle. Il  conteste  les  prétendus  avantages  de  la  liberté  testamentaire  r 
maintien  de  grands  domaines  —  comme  si  c'était  toujours  un  bien;  — 
respect  des  enfants,  comme  s'il  existait  en  Amérique  et  comme  s'il  fallait 
fonder  les  vertus  de  famille  sur  la  crainte  d'être  déshérité.  Par  conti-e 
l'auteur  aperçoit  bien  les  inconvénients  de  la  libre  fantaisie  des  testa- 
teurs :  incertitude,  injustices,  querelles  de  famille.  Il  affirme  que  les 
hommes  de  loi  en  Angleterre  ne  l'accuseront  pas  d'exagérer  sur  ce  point.] 
—  Snell  (W.   E.),  Les  coopérateurs  et  la  participation  aux  bénéfices, 
p.   20^-211  [Regrets  mélancoliques  sur  le  caractère  peu  idéaliste  des 
coopérateurs  actuels,  peu  soucieux  de  propager   la  participation  aux 
bénéfices  qui   est  un   puissant  moyen  d'apaisement.  Autrefois  ce  qui 
séduisait  dans  le  socialisme  chrétien  c'était  l'espoir  de  rendre  les  gens 
meilleurs  :  les  hommes  d'aujourd'hui  demandent  seulement  à  l'État,  à  la 
loi,  de  mettre  de  l'argent  dans  leurs  poches.]  —  King  (Joseph),  Le 
monopole  de  Talcool  en  Suisse,  p.  212-228  [Il  a  commencé  à  fonctionner 
en  1887.  Il  donne  de  bons  résultats  financiers,  La  recette  brute  a  été,  en 
1891,  de  14,473,000  francs  et  la  recette  nette  de  plus  de  6  millions.  Le  pro- 
blème de  l'alcoolisme  n'a  pas  été  résolu,  mais  pourtant  la  consommation  a 
été  réduite.  Le  produit  net  de  la  taxe  est  réparti  entre  les  cantons  propor- 
tionnellement à  leur  population;  et  ceux-ci  doivent  employer  le  dixième 
de  cette  recette  à  combattre  l'alcoolisme.  Les  asiles  pour  enfants  aban- 


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REGUEILS  PÉRIODIQUES.  629 

donnés  et  pour  aliénés  sont  considérés  comme  rentrant  dans  cette  caté- 
fçorie.  On  paraît  disposé  en  Suisse  à  établir  d'autres  monopoles].  — 
Ottley  (The  Rev.  R.  L.),  L'élude  de  la  morale  chrétienne  et  les  questions 
contemporaines,  p.  228-241  [L'auteur  conseille  au  clergé  d'étudier  com- 
ment Tesprit  du  christianisme  doit  s'appliquer  aux  problèmes  pratiques 
delà  société  contemporaine.il  recommande  d'opposer  au  socialisme  une 
haute  conception  de  la  personne  humaine,  le  sens  de  la  responsabilité; 
il  veut  qu'on  préfère,  autant  que  possible,  les  efforts  volontaires  et  les 
libres  associations  aux  contraintes  exercées  par  TÉtat  ;  il  montre  enfin 
combien  il  importe  d'apprendre  au  peuple  à  bien  e:uployer  les  loisirs 
que  devrait  lui  laisser  un  travail  moins  prolongé.^  J.  A.  des  R. 

ff>le  Mations  t.  X,  1"  partie  (Berlin,  octobre  1892  à  avril  1893).  — 
Barth  (Th.),  M.  Miquel  et  la  réforme  de  Timpôt,  p.  5  [Montre  la  diffé- 
rence qui  existe  entre  la  politique  de  cet  homme  d'État  et  celle  de 
Bismarck  qui  s'occupait  plus  volontiers  des  intérêts  de  l'agriculture.  On 
peut  sans  doute  justifier  le  projet  d'impôt  sur  la  fortune,  à  condition 
qu'il  remplace  en  partie  l'impôt  sur  le  revenu.  Mais  cette  réforme  ne  ren- 
drait pas  grand  service  à  l'agriculture  et  aux  u  Agrariens  ».  Mieux  vau- 
drait étudier  la  façon  dont  on  pourrait  abandonner  aux  communes  la 
part*  qui  revient  à  l'État  dans  le  produit  des  impôts  qui  frappent  les  pro- 
priétés foncières  soit  bâties,  soit  non  bâties].  —  Hirsohberg,  Le  prix  du 
pain  à  Berlin,  p.  10  [avec  statistiques  intéressantes;  insiste  sur  les  incon 
vénieuts  de  la  vente  au  «  pain  »  plutôt  qu'au  poids].  —  X.  X.  X.,  La 
question  de  Texpulsion  des  étrangers  d'après  les  délibérations  de  l'Ins- 
titut de  droit  international,  p.  22  [L'expulsion  ne  doit  pas  être  une  peine, 
et  il  faut  surtout  protester  contre  cet  esprit  d'exclusivisme  qui  se  mani- 
feste à  l'occasion  de  la  concurrence  que  viennent  faire  les  ouvriers 
étrangers.  On  a  démontré  combien  sont  stériles  en  définitive  les  lois  sur 
la  protection  du  travail  national].  —  X.  Y.  Z.,  France  et  Allemagne, 
p.  37  [A  propos  du  livre  de  Luc  Gersal  (Jules  Legras),  V Athènes  de  la 
Spréc.  Tout  en  reconnaissant  que  les  chapitres  consacrés  à  décrire  l'état 
social  de  Berlin  sont  assez  exacts,  l'auteur  relève  les  principales  erreurs 
que  contient  cet  ouvrage  :  on  ne  peut  surtout  accepter  l'éloge  qu'il  con- 
tient des  socialistes  berlinois].  —  Brœmel  (M.),  La  charge  des  impôts,  et 
la  façon  dont  ils  sont  supportés  en  Prusse  depuis  l'introduction  du  nou- 
vel impôt  sur  le  revenu,  p.  53  [ce  qui  apparaît  d'abord  le  plus  clairement 
c'est  l'augmentation  des  impôts  (15  millions  de  plus  par  an).  C'est  donc 
une  charge  plus  lourde  pour  la  population  ;  le  meilleur  moyen  d'atténuer 
le  poids  des  impôts  communaux  personnels,  ce  serait  d'abandonner  l'im- 
pôt réel  aux  communes].  —  Brœmel  (M.),  La  propriété  rurale  considérée 
à  la  lumière  des  nouveaux  impôts  sur  le  revenu,  p.  70-98  [L'impôt  sur  la 
propriété  foncière  va  diminuer  et  ne  plus  figurer  dans  le  chiffre  total  que 
pour  1/4  au  lieu  de  1/3.  Les  nouvelles  réformes  portent  visiblement 
l'empreinte  des  infiuences  auxquelles  on  a  cédé.  Le  gouvernement  a  fait 
de  grandes  concessions  aux  agrariens.  Ces  questions  très  difficiles  sont 
devenues  des  questions  politiques  de  première  importance  :  leur  solution 
est  étroitement  liée  à  la  question  de  la  revision  si  urgente  du  système 
électoral  actuellement  en  vigueur  (division  de  la  population  en  trois 
classes)].  —  Bar  CL.  von),  La  théorie  et  la  pratique  gouvernementale  dans 
les  divers  régimes  constitutionnels,  p.  113  [a  propos  du  bel  ouvrage  de 
M.  Dupriez  sur  les  Ministres  dans  les  principaux  pays  d'Europe  et  d'Amer 


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630  BIBLIOGRAPHIE. 

rique.  C'est  un  livre  écrit  sine  ira  et  stiuiio,  qui  montre  d'une  façon  saisis- 
sante l'influence  respective  des  lois  et  des  mœurs;  la  conclusion  vient 
confirmer  l'adage  fameux  :  Quid  leges  sine  moribua?].  —  Brœmel  (M.),  La 
balance  des  impôts,  p.  i26  [Étudie  la  réforme  de  Tirnpôt  direct,  montre 
les  inconvénients  de  L'augmentation  croissante  des  impôts  (surtout  des 
charges  militaires)  et  s'associe  aux  plaintes  provoquées  par  les  impôts 
sur  la  bière  et  le  tabac].  —  Franoke,  Comment  on  peut  s'élever  du  petit 
commerce  aune  grande  industrie,  p.  119.  [Il  s'agit  du  développement  de 
la  cordonnerie  dans  la  petite  ville  de  Pirmasens.  C'est  une  sorte  de 
monographie  très  curieuse.  L'auteur  montre  comment  une  industrie 
peut  naître  et  grandir,  sans  appui  extérieur  et  sans  le  secours  de  l'Étal; 
il  raconte  l'histoire  de  la  fabrication  des  chaussures  à  Pirmasens  depuis 
les  origines  les  plus  humbles  jusqu'à  l'époque  présente  où  elle  est 
devenue  une  source  de  prospérité  pour  toute  une  contrée].  — 
Barth  (Th.),  Les  ancêtres  politiques  d'Ahlwardt,  p.  143  (cf.  p.  158  et  163) 
[Etude  sur  l'antisémitisme  allemand.  L'auteur  attaque  en  passant  les 
nobles  qui  marient  leurs  fils  aux  filles  des  riches  Israélites;  il  critique 
les  procédés  auxquels  recourent  les  agitateurs  antisémites  et  pense  qu'un 
jour  viendra  peut-être  où  les  hobereaux  prussiens  regretteront  d'avoir 
encouragé  la  campagne  antisémite],  —  Bar  (L.  von),  Les  attaques  contre 
les  institutions  religieuses  au  point  de  vue  du  droit  pénal,  p.  il9.  — 
EUinger,  Jeanianssen^  p.  240  [Étude  intéressante  sur  le  grand  historien 
catholique.  L'auteur  (luthérien)  proteste  vivement  contre  cette  opinion 
de  Janssen  que  les  déchirements  religieux  du  xvi^'  siècle  ont  été  un 
malheur  pour  l'Allemagne.  Janssen,  dit-il,  étant  profondément  catho- 
lique eût  voulu  que  rÈglise  conservât  sa  suprématie  universelle,  il 
s'afflige  des  luttes  religieuses  de  la  Réforme,  autant  que  de  l'incrédulité 
contemporaine,  aussi  est-il  admirateur  enthousiaste  du  moyen  âge  qui 
réalisa  l'union  de  l'Église  et  de  l'État.  La  méthode  de  Jansseo,  qui  con- 
siste à  extraire  des  documents  qu'il  parcourt  les  passages  favorables  à 
la  thèse  qu'il  soutient,  est  au  surplus  très  criticable.  —  MûhliBgv  Poli- 
tique et  chauvinisme  dans  renseignement  de  l'histoire,  p.  256  et  272 
[critique  l'enseignement  historique  donné  dans  les  Universités,  ce  qui 
est  plus  propre  à  faire  des  érudits  qu'à  former  l'homme  pour  la  vie.  Mais 
ce  .n'est  pas  à  dire  qu'il  faille  faire  des  écoles  un  instrument  politique  : 
il  faut  prendre  garde  de  se  servir  de  l'histoire,  qui  est  si  propre  à  fournir 
de  bons  citoyens,  pour  développer  un  esprit  de  chauvinisme  qui  n'est 
propre  qu'a  rétrécir  les  idées,  et  à  iausser  l'intelligence  du  passé] .  — 
Barth  (Th.),  Échec  politique  et  littéraire,  p.  300  [A  propos  du  livre  de 
Bebel  sur  la  femme.  Cet  ouvrage  a  été  très  peu  goûté  des  collègues  de 
Bebel  au  Reichstag.  Sans  le  nom  de  son  auteur  on  l'eût  regardé  comme 
une  utopie.  La  «  foi  »  des  socialistes  est  bien  aveugle,  car  ils  n'arrivent 
guère  à  nous  montrer  nettement  ce  que  sera  cet  État  socialisé  de  l'avenir; 
ils  ne  sont  clairs  et  intelligibles  que  lorsqu'ils  dénoncent  les  injustices 
du  présent.  Mais  comment  comprendre  cette  foi  enthousiaste  pour  un 
avenir  si  indéterminé.  Et  cependant  le  vague  de  leurs  conceptions  parait 
contribuer  à  leur  succès  !  Les  progrès  du  socialisme  sont  favorisés  par 
les  doctrines  des  socialistes  d'Etat  et  par  l'extrême  désorientation  de  la 
bourgeoisie  allemande.  Les  amis  de  la  liberté  sont  encore  les  plus 
capables  de  combler  l'abîme  qui  sépare  la  classe  bourgeoise  de  la  classe 
ouvrière].  —  Barth  (Th.),  Travail  à  bon  marché,  salaires  élevés,  et 
diminution  des  heures  de  travail,  p.  315.  [Ce  ne  sont  pas  là  des  choses 


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PUBUCATIONS   NOUVELLES.  631 

inconciliables  comme  le  montrent  quelques  travaux  récents,  en  parti- 
culier celui  de  M.  E.  R.  L.  Gould,  The  social  condition  of  Labor  (Cf. 
Réforme  sociale,  janvier  1892)  et  celui  de  M.  Lujo  Brentano  sur  le  rapport 
du  salaire  avec  le  temps  de  travail  et  le  travail  produit.  Il  ne  faudrait 
pas  croire  en  effet  qu*en  seize  heures  de  travail  un  ouvrier  fera  néces- 
sairement deux  fois  plus  d'ouvrage  qu'en  huit.  Mais  c'est  une  question 
bien  délicate  de  déterminer  le  maximum  de  productivité  du  travail.  Ce 
maximum  dépend  en  partie  des  méthodes  de  production.  Nulle  part  la 
proportion  ne  paraît  meilleure  qu'en  Amérique.  M.  Gouldt  a  pris  ses 
exemples  dans  diverses  industries  et  constate  que  les  Allemands  qui 
vont  en  Amérique  adoptent  très  facilement  les  méthodes  américaines.  — 
Barth  (Th),  La  fronde  agraire,  p.  320  et  345  [Rappelle  les  efforts  qui 
ont  été  faits  (depuis  1806,  date  des  grandes  réformes  antiféodales  de  Har- 
denberg)  par  les  nobles  pour  empocher  l'établissement  d'un  impôt  sur  le 
revenu.  Et  proteste  contre  les  tendances  protectionnistes  de  l'aristocra- 
tie]. —  Sohwalb,  Le  passé  et  Tavenir  du  droit  ecclésiastique,  p.  332  [à 
propos  du  livre  récent  de  R.  Sohm,  Les  bases  historiques  du  droit  ecclé^ 
siastique].  —  Gildemeister  (Otto),  Un  chapitre  de  morale,  p.  373  [L'hu- 
manité au  cours  des  temps  devient-elle  meilleure  au  point  de  vue  mo- 
ral? La  morale  n'est  déjà  plus  aujourd'hui  ce  qu'elle  était  à  une  époque 
encore  rapprochée  de  nous.  Bien  des  choses  regardées  maintenant 
comme  contraires  à  la  morale  ne  choquaient  pas  au  siècle  dernier.  Des 
scandales  comme  celui  de  Panama  n'y  eussent  pas  provoqué  une  aussi 
grande  émotion.  Ni  l'usure  ni  le  maintien  du  servage  ne  soulevaient  de 
protestations.  Les  transformations  économiques  et  le  développement  du 
crédit  ont  eu  une  grande  influence  sur  la  morale  :  il  faut  protester 
contre  l'élasticité  de  conscience  des  banquiers.  Mais  les  ministres  d'au- 
trefois s'enrichissaient  encore  plus  que  ceux  d'aujourd'hui,  et  les  che- 
valiers de  fortune  du  xviii»  siècle  valaient  bien  les  rastaquouères  du  xix"]. 
—  Barth  (Th.),  Les  espérances  des  Agrariens,  p.  376  [Si  la  confiance  à 
l'égard  des  nobles,  des  agrariens,  et  des  bimétallistes  augmente,  la  dé- 
fiance des  libéraux  à  leur  égard  ne  fait  que  grandir].  —  Baumbaob,  Le 
budget  de  l'Empire,  p.  389  [Jamais  il  n'a  provoqué  de  discussion  aussi 
longues  que  pour  l'exercice  1893-94.  En  ce  qui  concerne  la  marine,  il  n'a 
été  fait  aucune  réduction  de  quelque  importance  au  projet  du  gouverne- 
ment. Mais  on  n'a  pas  ménagé  les  critiques,  et  toutes  les  questions  éco- 
nomiques qui  préoccupent  aujourd'hui  l'opinion  publique  ont  été  dis- 
cutées (repos  du  dimanche,  inspection  des  fabriques,  assurances  ou- 
vrières, libre  échange  et  protection,  mesures  contre  les  étrangers, 
bimétallisme,  questions  agraires,  etc.)  Finalement  les  économies  s'é- 
lèvent à  803,000  marcs.  Mais  en  somme  la  dette  de  l'Empire  s'accroît 
rapidement;  elle  s'élève  maintenant  à  1,755,542,400  marcs.  Elle  n'était,  il 
y  a  20  ans,  que  de  1,573,200  marcs.  L'article  se  termine  par  des  rensei- 
gnements numériques  intéressants  sur  les  différentes  parties  du  budget . 

G.  Blondel. 


II.     —    Publications     nouveliefe». 

Paul  Eiamache  (1810-1892),  par  Paul  Allard  ;  Paris,  V.  Lecoffre, 
1893;  1  vol.  in-12,  iv-275p.  —  «  On  est  ravi,  a  dit  Pascal,  lorsqu'au  lieu 
d'un  livre  on  rencontre  un  homme  ».  C'est  la  délicate  impression  d'âme 


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632  BIBUOGRAPHIE. 

qu'on  éprouvera  en  parcourant  ces  pages  qui  auraient  pu  avoir  pour 
titre  :  Un  grand  chrétien  inconnu.  Celui  dont  M.  P.  AUard  raconte  la 
belle  vie  avec  son  cœur  de  chrétien  et  ses  souvenirs  d'ami,  n'eut  pas 
en  effet  parmi  ses  contemporains,  la  place  et  la  notoriété  que  lui  méri- 
taient ses  talents  et  ses  vertus.  Mais  en  notre  temps  de  journaux  et  de 
réclames,  pour  être  connu  il  faut  être  bruyant,  et  la  vertu  préférée  de 
Paul  Lamache  fut  toujours  l'humilité.  Quoi  de  plus  attachant  cependant 
que  les  actes  et  les  travaux  de  celui  qui  fut  avec  Ozanam  et  Lallier  l'un 
des  créateurs  de  la  Société  de  Saint- Vincent-de-Paul,  qui  avec  eux  et  avec 
Lacordaire  obtint  la  fondation  des  conférences  de  Notre-Dame;  qui 
avant  tout  autre  fit  campagne  contre  l'esclavage  colonial,  qui  défendit 
vaillamment  l'ordre  des  jésuites  si  calomnié  alors,  et  qui  prit  enûn  une 
part  considérable  aux  grandes  luttes  en  faveur  de  la  liberté  d'enseigne- 
ment. Appelé  d'abord  à  diriger  comme  recteur  une  des  Académies  dépar- 
tementales créées  en  18>9,  il  fut  ensuite  nommé  professeur  à  la  Faculté 
de  droit  de  Strasbourg,  d'où  il  passa  après  l'année  terrible  à  Grenoble 
pour  y  continuer,  même  dans  son  grand  âge,  un  enseignement  toujours 
remarqué.  Aimant  par- dessus  tout  la  religion,  la  liberté  et  la  patrie,  il 
ressentit  douloureusement  les  désastres  de  la  défaite  et  le  triomphe  des 
passions  sectaires,  et  resta  toute  sa  vie  dévoué  aux  grandes  causes  qu'il 
avait  servies  dès  sa  jeunesse.  Ceux  qui,  comme  il  nous  l'a  été  donné 
dès  l'enfance,  ont  pu  connaître  l'homme  même,  dans  le  cadre  intime 
d'une  famille  d'élite,  n'oublieront  jamais  le  charme  et  la  bonté  de  cette 
âme  qui  était  tout  entière  pénétrée  du  sentiment  chrétien  le  plus  intense, 
sans  mièvrerie  ni  petitesse,  mais  avec  je  ne  sais  quoi  de  robuste  et  de 
sain,  de  joyeux  et  de  confiant,  qui  relevait  les  courages  et  haussait  les 
cœurs.  Un  pareil  sursum  corda  sera  aussi  l'impression  que  garderont  tous 
ceux  qui  liront  le  beau  livre  où  M.  Paul  Aliard  a  si  heureusement  con- 
signé tant  de  nobles  exemples  et  de  souvenirs  émus. 

Étude  du  rermag^e  et  de»  bauic  et  ferme  dan»  le  dépar- 
tement de  l'Iudre,  par  Henri  Ratouis  de  Limay,  secrétaire  de  la 
Société  d'agriculture  de  l'Indre;  Châteauroux,  Majesté,  1892;  pet.  in-8*, 
71  p.  —  Dans  le  département  de  l'Indre,  le  fermage  n'est  pas  beaucoup 
moins  répandu  que  le  métayage  ;  c'est  en  dire  l'importance.  L'auteur 
rappelle  la  nécessité  des  progrès  de  l'agriculture  rationnelle,  la  perma- 
nence routinière  dans  les  baux  de  diverses  clauses  inconciliables  avec 
les  nécessités  actuelles,  et  tout  en  rendant  hommage  aux  avantages 
sociaux  du  métayage,  il  s'attache  à  discuter  les  conventions  ordinaires 
des  baux  et  à  justifier  les  dispositions  d'un  bail  modèle  proposé  parla 
Société  d'agriculture  de  l'Indre.  Cette  intéressante  monographie  dépar- 
tementale qu'on  peut  rapprocher  du  Dialogue  sur  le  métayage  dans  V Allier 
de  M.Méplain,et  de  l'étude  de  M.  Isidore  Pasquier  sur  les  divers  genres 
d'amodiation  des  terres  dans  le  Craonnais  (Réf.  soc.  du  2®  semestre  1892), 
est  précédée  d'une  introduction  substantielle  dans  laquelle  l'auteur 
esquisse  le  budget  d'un  fermier,  avec  indication  des  prix  des  journées, 
des  denrées,  etc.. 


Le  Gérant  :  G.  Treiche. 

Paris.  —  Imprimerie  F.  Levé,  rue  Cassette,  11. 


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LA  CONSTITUTION  DE  LA  FAMILLE  ET  OU  PATRIMOINE 

SOUS   LE    FOR,    EN   BÉARN   (1) 

PERSISTANCE  DES  IDÉES  ANCIENNES  SOUS  LE  CODE. 

Il  ne  semble  pas  que  les  études  d'économie  sociale  puissent  ren- 
contrer d'auxiliaires  plus  précieux  et  plus  utiles  à  la  fois  que  les 
études  d'histoire  du  droit  coutumier.  Une  Coutume,  en  effet,  fondée 
sur  des  faits  constatés,  sur  Texpérience,  organise  la  famille,  Tin- 
forme  depuis  la  naissance  de  ses  membres  jusque  même  après  leur 
décès  en  régissant  surtout  dans  Tintervalle  l'union  conjugale  :  par 
l'observation  comparative  de  la  vie  privée  aux  diverses  époques  et 
de  ses  évolutions  successives,  parla  variété  des  rédaclions  de  son 
texte,  elle  fournit  à  la  sociologie  des  points  de  départ,  de  rappro- 
chement et  de  comparaison  dont  il  serait  malaisé  à  ceite  science  de 
se  passer.  Dès  lors  elle  inspire  des  aperçus  féconds,  des  faits 
d'observation  générale,  des  conclusioo»  et,  par  l'histoire  de  son 
application,  de  ses  modifications,  de  ses  renouvellements  sous  Tac- 
tioft  incessante  du  temps,  elle  permet  de  contrôler  les  données  du 
présent,  d'en  préciser  le  sens  et  aussi  la  portée.  Que  vaudrait  en 
effet  la  constatation  des  faits  possibles  à  recueillir  encore  dans  nos 
contrées,  si  les  témoignages  des  Fors  vieux  ei  nouveau^des^  commen- 
tateurs et  des  annotateurs  ne  venaient  corroborer  les  résultats 
de  ces  études? 

Ainsi  que  le  reiaarquait  un  historien  espagnol  (2),  en  mettant  ce 
point  en  relief,  les  Fors,  en  général,  eurent  pour  résultat  d'amé- 
liorer l'état  social  des  personnes  et  d'assurer  les  libertés  et  fran- 
chises des  peuples.  C'est  cet  esprit  d'indépendance  —  et  tout  obser- 
vateur le  peut  remarquer  dans  son  histoire  —  qui  faisait  le  fond 
de  la  race  pyrénéenne  lorsqu'elle  résistait  tour  à  lour  à  Auguste, 
aux  Wisigoths,  aux  Alains,  aux  Suèves  et  aux  Vandales  (3),  lors- 

(1)  Cf.  La  Réfoime  sociale^  numéro  du  1»^  juillet  1892,  p.  57.  Cette  conférence 
forme  le  chapitre  vni  d*uno  Étude  sur  le  statut  matrimonial  et  la  famille  en 
Béarn. 

(2)  Sempère,  Historia  del  derecho  espaûol,  p.  173. 

(3)  Fustel  de  Coulanges,  L'Invasion  germanique,  p.  348-349  et  les  notes  : 
Oroso  (VII,  40^3)  dit  qu'il  fallut  traiter  avec  ces  barbares;  p.  353,  saint  Jérôme, 

La  Réf.  Soc,  1«'  noTcmbre    1893.  3«  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  co!.),  il. 


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634  LA    CONSTITUTIOX   TtE   LA    FAMILLE   ET    DU    PATRIMOINE 

Un  qu'elle  arrêtait  Charlemagne  et  entonnait  Thymne  épique  d'Alta- 

?  biscar  sur  le  cadavre  de  Roland,  ou  encore  lorsqu'elle  «  se  don- 

--  nait  »  des  rois  constitutionnels  appelés  vicomtes. 

i .  A  ce  peuple  libre  il  fallait  des  institutions  libres,  et  ici  surtout, 

comme  dans  presque  tout  le  Midi  (1),  le  mariage  était  libre,  car  on 
n'y  connut  jamais  les  droits  ûe/ormariage  ou  tous  autres.  II  importe 
donc  d'examiner  ù  Taide  des  explications  fournies  quelle  empreinte 
lui  donnèrent  le  For  et  la  Coutume,  quelle  fut  leur  action  sur  la 
constitution  de  la  famille  et  du  patrimoine,  comment  se  doit  expli- 
quer la  persistance  des  Idées  anciennes  sous  le  Code. 


I 

CONSTITUTION  DE   LA   FAMILLE. 

/.  Le  père.  —  //.  La  mère,  —  III.  L^  frère  aîné,  —  IV,  Les  cadets,  — 

V,  Conclusion, 

§1.   —  Le  père. 

i''  Le  père  chef  de  la  famille.  —  Le  père  à  Rome  est  le  prêtre  du 
culte  de  famille,  et,  comme  le  dit  Fustel  de  Coulanges,  a  le  nom 
même  dont  on  Tappelle,  pater,  porte  en  soi'  de  curieux  enseigne- 
ments (2).  »  Le  père  au  sens  propre  du  mot  était  dénommé  le 
genitor  dans  la  langue  des  Grecs,  des  Romains  et  des  Hindous.  Mais 
aucune  idée  de  paternité  n'était  attachée  anciennement  au  vocable 
pafer:  «On  l'appliquait  même  à  quelqu'un  qui  n'avait  pas  d'enfants, 
n'était  pas  marié,  et  il  contenait  en  lui,  non  pas  l'idée  de  paternité, 
mais  celle  de  puissance,  d'autorité,  de  dignité  majestueuse.  » 

Ce  haut  respect  du  pouvoir  domestique  ne  se  retrouve-t-il  pas 
dans  ces  contrées  où  le  père  est  appelé  loii  meste  (le  maître),  même 
par  la  mère  qui  souvent  lui  parle  à  la  seconde  personne  du  plu- 
Lettre  XCI,et  p.  401,  cliap.  VIlï  :  Comment  les  Wisigoths  sont  entrés  enGauIe^ 
p.  428. 

(1)  Forestier,  Le  livre  de  comptes  des  frères  Bonis;  Paris,  Champion, 
1890,  p,  cLvi.  Cfr.  Guric-ScLmbi'cs  :  Essai  sur  les  villes..,  fondées  sous  le  nom 
générique  de  bastides.  Toulouse,  Privât,  1880,  p.  ViO. 

(2)  Fustel  de  Coulangcs,  La  Cité  antique^  11»  éd.,  Hachette,  188o,  p.  93-94  et 
surtout  97.  Cfr.  p.  366. 


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sous  LE  FOR,    EN  BÉARN.  635 

riel  (1  j?  Dans  certaines  vieilles  maisons  de  campagne  les  enfants  du 
sexe  masculin  sont  seuls  admis  à  la  taible  les  jours  où  des  étrangers 
viennent  s'y  asseoir. 

Le  père,  chef  de  la  famille,  autorise  Tenfant  continuateur  du 
nom  à  contracter  mariage  ou  peut  s'opposer  à  ce  mariage  jusqu'au 
moment  de  la  cérémonie,  prescription  respectée  malgré  la  défa- 
veur attachée  aux  secondes  noces.  Le  contrat  de  fiançailles  est 
rédigé  par  les  parents  seuls.  Le  père  constitue  une  dot  â  Tenfant 
sans  que  celui-ci  ait  une  action  pour  se  faire  doter,  même  au  cas 
où  les  biens  appartiennent  à  cet  enfant,  et,  si  la  constitution  de  dot 
est  conçue  en  termes  vagues,  généraux,  les  seuls  biens  du  père  en 
répondent.  Celte  dot  est  versée  en  mains  du  beau-père  qui,  à  la 
garantie,  hypothèque  ses  immeubles. 

Le  père  est  seigneur  et  maître  :  il  doit  reslituer  la  dot,  c*est-à- 
dire  la  conserver.  L*enfant  créancier  n'obtiendra  une  condamna- 
tion contre  lui  que  si,  par  ce  fait,  il  n'est  pas  réduit  à  la  misère  ;  il 
travaille  pour  la  masse  de  famille  hors  les  cas  d'une  industrie 
exercée  au  dehors  ;  et  des  biens  qui  lui  adviennent  par  succession, 
donation  ou  autre  libéralité,  si  la  propriété  lui  en  est  réservée, 
Tusufruit  appartient  au  père. 

Le  père  a  le  droit  de  corriger,  mais  non  de  battre  la  femme  (!i'. 

Par  le  convoi  cependant  il  perd  la  moitié  de  la  dot,  mais  non 
l'administration  du  bien  des  enfants,  la  tutelle,  le  droit  à  des  ali- 
ments et  le  respect,  car  par  l'article  182  le  Vieux-For  de  Morlaas 
inflige  une  peine  de  50  besants  d'or  au  fils  marié  qui  u  va  contre 
s«n  père  ou  sa  mère  en  faits  ou  en  paroles  pendant  leur  vie  ». 

Dépositaire  du  pouvoir  domestique,  le  père  était  investi  de  celU 
grande  autorité  parce  qu'il  devait  choisir  l'héritier  ou  le  continua- 
teur du  nom.  Ne  convient-il  pas  dès  lors  de  voir  dans  cette  idée  à 
l'égard  de  la  transmission  mâle  de  la  vie,  l'origine  de  la  coutume 
antique  appelée  la  couvade^  qui  consiste  pour  les  femmes  à  quitter 
le  lit  immédiatement  après  leurs  couches  et  à  être  remplacées  par 
les  maris  qui,  en  leur  lieu,  prennent  l'enfant  et  reçoivent  les  com- 
pliments des  amis.  Déjà  Strabon  (111)  et  Justin  (XLIV)  rapportaient 


(1)  Le  mari  germain  appelle  la  femme  ancilla  et  la  femme  Tappelle  dominas 
(Du  Gange,  ▼•  Maritus  dominus)  —  Mareulf,  form.  1,  12  ;  2,  7,  8,  11. 

(2)  Cfp.  Beaumanoir,  C.  55,  n**  6,  et  C.  30,  n"  5  ;  Toir  l'idée  exprimée  par  Po- 
thier,  éd.  fiugnet,  t.  X,  p.  360  et  654  sq. 


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636  LA   CONSTITUTION    DE   LA   FAMILLE  ET   DU    PATRIMOINK 

cet  usage  aux  Ibères  (1).  Cet  acte  ne  symboliserail-il  pas  la  recon- 
naissance, imposée  au  père  comme  pontife  du  culte  de  famille? 

Les  anciens  actes  qualifiaient  le  père  de  seignor,  meste^  chez  les 
paysans  comme  chez  les  bourgeois  (2).  Les  coutumes  basques  di- 
saient le  coseigneur^  le  maître  vievx  et  le  maître  jeime.  Au  demeurant 
tout  contribuait  à  entourer  le  père  d'une  auréole  particulière,  car 
on  ne  pensait  guère  alors  às*étonner  que  Tenfant  restât  longtemps 
isolé  des  siens.  Dans  les  familles  bourgeoises  il  rentrait  de  nour- 
rice à  Tàge  de  raison  et  jusqu'à  cette  époque  venait  de  temps  en 
temps  rendre  ses  hommages  à  ses  parents  comme  à  des  étran- 
gers (3). 

(1)  Diodore  l'attribue  aux  Corses.  Cfr.  sur  la  question  :  Herbert  Spencer,  La 
science  sociale^  C.  vi,  p.  145  ;  Cordier,  Le  droit  de  famille  aiut  PyrénéeSy  p.  55 
et  5G;  Les  Origines  de  la  famille^  p.  230  et  239; —  BertiUon,  v*  BasqueSyEncyclo- 
pédic  générale,  1870. —  Parnu  les  auteurs  antérieurs  à  notre  époque,  ScaligeranOj 
V»  Béaim;  de  Bordeu,  Recherches  sur  Vhisioire  de  la  médecine;  Paul  Colomiés, 
Mélanges  historiques;  VArt  des  accouchements ^  1792.  Il  a  paru  dans  la  Bévue  des 
Deux-Mondes  do  1874  (n»  du  1«»*  novembre  18U,  p.  230-240)  un  article  sur  les 
Ongines  de  la  famille  consacré  aux  ouvrages  de  MM.  John  Lubbock  (Ongin  of 
civilisation)  et  A.  Giraud-Teulon  {Les  Ongines  de  la  famille)  :  «  Dans  cert*ini^ 
cas,  est-il  dit  p.  239,  la  parenté  du  père  se  substitua  si  complètement  à  celle  de 
la  mère  que  celle-ci  fut  pour  ainsi  dire  exclue.  C'est  ce  qui  explique,  d*aprés 
M.  Lubbock,  une  curieuse  coutume  que  Ton  rencontre  chez  les  Indiens  de  l'Amé- 
rique, en  Asie  et  jusque  dans  le  Midi  de  l'Europe  :  à  la  naissance  de  rcnfani, 
c'est  le  père  qui  se  met  au  lit  et  qu'on  soigne.  C'est  ce  qu'on  appelle  en  Béam 
faire  la  couvade.  M.  Giraud-Teulon  veut  voir  dans  ces  bizarres  pratiques  uu 
symbole  d'adoption  par  lequel  le  père  est  en  quelque  sorte  investi  de  droils 
(^gaux  à  la  mère.  »  Cfr.  Bulletin  de  la  Société  des  Sciences,.,  de  Pau,  2«  série, 
t.  IV,  1874-1875,  p.  132-13i,et  t.  VII,  1877-1878,  p.  74-77,  où  se  trouve  l'attesta- 
tion par  les  maires  de  Labastide-Clairence  et  d'Ayherre  de  la  pratique  récent'^ 
de  la  couvadejdans  une  famille  de  cette  dernière  localité  ;  —  Vinson,  Etudes  de 
linguistique,  p.  197-209;  feuilleton  scientifique  de  La  République  Française  du 
19  janvier  1877;  VioUet,  Histoire  du  droit,  p.  326;  Létourneau,  La  Sociologie, 
Paris,  1880,  p.  366;  Bulletin  de  la  Société  des  Sciences...  de  Bayonne,  1874-77, 
p.  XLVi  et  LUI.  Oudifi  ne  dit-il  pas  :  «  Servez  Godard,  sa  femme  est  en  couches.  » 
Curiosités  françaises,  p.  142. 

{2)Le  bourgeois  ou  voisin  jouissait  do  franchises  spéciales  en  Béam  apiv5 
avoir  été  reçu  à  ce  titre  et  avoir  prêté  serment  {For  Morlaas,  art.  cxc,  p.  161  ;  — 
Marca  I.  v.  C.  1,  p.  339  ;  —  Le  Martinet  d'Orthez  AAl  15°  42).  Ses  privilège;* 
étaient  :  1*  le  service  militaire  réduit  à  neuf  jours  et  trois  fois  l'an  (Cfr.  For 
Morlaas,  art.  xxxiv  etxxxv,  p.  120);  2°  le  droit  de  franchise  pour  les  péages  ei 
droits  d'entrée  en  Béarn  (rubq.  xxvii,p.  124  à  126);  3'»  le  droit  de  guet,  de  garde 
de  la  ville,  etc...;  4°  le  droit  de  ne  pas  prêter  au  vicomte  (art.  xvii,  p.  116). 

(3)  Nous  savons  tel  vieux  médecin  [orthézien  qui,  demeuré  en  nourrice  jus- 
qu'à l'âge  de  10  ans,  allait  saluer  ses  parents  aux  grands  jours  de  fête  d'un 
«  Adéchats,  Moussu,  adéchals.  Madame :Bon]o\x.T,  Monsieur,  bonjour,  Madame.  ^ 
Cette  mode  n'était  pas  particulière  :  «  On  sait  que,  jusqu'à  Jean-Jacques,  c'était 
tme  mode  assez  répandue  dans  les  grandes  maisons  de  peu  s'occuper  des  enfants: 
les  laisser  plusieurs  années  en  nourrice,  les  confier  ensuite  à  des  subalternes  ou 
les  envoyer  au  couvent,au  collège;  deux  entrevues  quotidiennes,  en céréraonic,où 
la  fillette  aura  bien  soin  d'embrasser  sa  mère  sous  le  menton  pour  ne  pas  effacer 


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sous   LK    FOR,    EN    BÉARN.  637 

^  Le  père  chef  du  patrimoine,  —  Le  père  qui  est  un  aine,  ou  un 
cadet  fondateur  d'une  branche  cadette  et  par  voie  de  conséquence 
d'un  droit  d'ainesse,  habite  la  /^r,  X^cap-CManow  cap^maysou^  maison 
de  famille,  ou  înanoir  ainsi  qu'on  l'appelait.  En  ses  mains  sont 
réunies  les  aptitudes  à  succéder  aux  biens  constitués  en  dot  aux 
cadets  avec  charge  de  retour,  les  biens  vinclésou  indisponibles. 

En  cette  qualité,  le  père  dissocie  de  la  famille  parl'exhérédalion 
le  fils  qui  se  marie  malgré  son  opposition.  Il  forme  en  sa  faveur 
une  institution  contractuelle  dans  le  contrat  de  mariage;  seul  il 
constitue  la  dot,  est  tenu  parfois  de  redoter,  opère  le  retranche- 
ment de  dot,  perçoit  la  dot  donnée  à  la  belle-fille  dont  ses  biens 
répondent  et  qu'il  emploiera  à  conserver  le  bien  patrimonial  sur  la 
tête  de  l'alné  en  payant  leurs  légitimes  aux  cadets;  gère  par  con- 
sentement tacite  les  paraphernaux  de  la  femme  qui  ne  peut  ester 
en  justice  sans  son  autorisation  ;  doit  être  appelé  par  les  descen- 
dants de  la  dotiste  pour  l'aliénation  de  partie  d'une  dette  sujette  à 
retour.  Seigneur  de  la  communauté  il  a  tous  les  pouvoirs,  sauf 
celui  d'exercer  les  actions  réelles  concernant  la  dot  de  la  femme 
vinclée  en  faveur  des  consti tuteurs;  il  en  répond,  et  ses  héritiers  la 
gardent  pendant  Tan  et  jour  afin  de  pouvoir,  en  conservant  le 
patrimoine  ainsi  organisé,  réunir  les  fonds  nécessaires  h  payer  la 
créance  de  la  femme.  C'est  encore  dans  ce  même  esprit  de  conser- 
vation que  le  père,  en  dotant  un  enfant,  stipule  le  retour  pour 
l'époque  incertaine  où  les  enfants  du  mariage  auquel  elle  a  été 
atTectée  disparaîtront. 

Ji  11.  —  La  mère 

S'il  est  vrai  que  les  sociétés  sont  d'autant  plus  morales  que  les 
femmes  y  sont  plus  respectées,  les  Coutumes  pyrénéennes  étaient 
bien  supérieures  aux  Coutumes  voisines  par  le  respect  accordé  aux 
femmes. 

Le  Vieux-For  défendait  de  pratiquer  une  saisie  dans  la  maison 
de  toute  femme  en  couches  (art.  150),  et  le  For  Morlaas  prescrivait 
au  mari  m  de  la  vêtir  et  chausser,  lui  donnera  boire  et  à  manger,  et 
la  servir  en  santé  comme  en  maladie  i>  (art.  292).  Le  viol,  sévére- 

5on  rouge;  le  respect   de  Tamour  filial  poussé  jusqu'au  tremblement...  »  V.  eu 
Bled  :  La  comtesse  de  Genlis  {Revue  des  Deux-Mondes^  l^'  juin  1892,  p.  64U;, 


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638  LA   CONSTITUTION  DE   LA   FAMILLE  ET  DU   PATRIMOINE 

ment  puni,  entraînait  en  effet  la  décapitation  du  coupable,  car  tel 
semble  le  sens  de  ces  mots  de  l'article  293  :  il  «  subissait  justice  ». 
La  femme  qui  «  va  mariée  »  dans  une  maison,  occupe  cependant 
une  situation  inférieure  au  point  de  vue  du  droit  de  famille.  Elle 
est,  dit-on,  une  «  pièce  rapportée  »,  vénérant  son  mari,  le  chef  de 
famille,  servant  à  table  lorsqu'il  y  a  des  étrangers,  même  aux  jours 
d'enterrement  dans  les  maisons  de  bourgeoisie,  s'effaçant  encore 
aujourd'hui  avec  joie;  a  elle  ne  compte,  suivant  une  expression 
heureuse,  que  comme  un  membre  de  son  époux  (i)  >. 

Plus  loin  cependant  on  examinera  la  condition  de  l'héritière. 

1*  La  mère  dans  îa  famille.  —  La  Coutume  est  une  charte  de  pro- 
tection pour  la  femme  qui,  jeuoe  fille  et  rendue  enceinte,  peut 
désigner  le  père  de  son  enfant;  qui,  fiancée  et  délaissée,  réclame 
une  indemnité.  Mariée  et  mère,  elle  n'a  pas  le  droit  de  s'opposer  au 
mariage  de  l'enfant,  lequel  n'est  pas  tenu  de  rapporter  son  consen- 
tement: mais,  dans  la  pratique,  on  avait  attaché  à  ce  manque 
d'égards  la  peine  de  l'exhérédation.  Ordinairement  elle  ne  dote  pas 
ses  enfants,  —  droit  réservé  au  mari  seul,  —  mais  sa  présence  au 
contrat  fait  présumer  un  engagement  solidaire  ;  de  même,  au  cas 
où  après  le  décès  du  père  le  fils  constitue  une  dot  aux  cadets,  la 
présence  de  la  mère  vaut  solidarité. 

2^  La  mère  et  le  patrimoine  de  famille,  —  La  mère  apporte  une  dot 
e  pour  supporter  les  charges  du  mariage  »  et,  par  le  fait  même  de 
cette  définition,  le  seigneur  et  maître  en  prend  la  possession,  en 
garde  l'usufruit,  la  propriété  demeurant  vinclée  par  le  retour  en 
mains  de  la  femme,  à  moins  que,  par  un  remploi  comme  dans  le 
pays  basque,  il  ne  l'échange  contre  \xn  àvoii  à^  coseigneurie  ou  de 
copropriété  avec  les  maîtres  vietùx. 

Si  la  présence  des  filles  au  contrat  pour  stipuler  n'était  pas  néces- 
saire en  Béarn,  comme  en  Navarre  ou  en  Soûle,  elles  devaient  être 
représentées  par  un  mandataire.  On  colloquait  la  dot  constituée  en 
mains  on  pièces  solvables,  et  la  femme  jouissait,  dès  le  jour  du  con- 
trat s'il  s'agissait  d'un  acte  public,  du  jour  de  la  célébration  du 
mariage  au  cas  d'acte  privé,  d'une  hypothèque  préférable  k  celle 
des  créanciers  de  son  mari  postérieurs  aumariage,en  telle  sorte  que 
jamais  elle  ne  primât  les  créanciers  antérieurs. 

La  femme  administre  les  paraphernaux  à  sa  guise,  mais  sans 
pouvoir  vendre,  et  le  mari  l'autorise  dans  les  affaires  y  relatives  à 

(1)  Fustel  de  Coulanges,  La  Cité  antique,  p.  94. 


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sous   LE   FOR,    EN    BÉAKN.  (i39 

stipuler  aux  contrats,  à  transiger,  à  donner  ses  paraphernaux  et  à 
s'engager  lorsque  la  Coutume  le  permet. 

La  dot  est  inaliénable  tant  qu'il  existera  des  enfants  du  mariage. 

Sous  le  régime  dotal  la  femme  acquiert  valablement  en  son 
nom. 

Elle  est  protégée  dans  ses  biens  au  point  que,mème  en  cas  d'adul- 
tère, elle  conserve  sa  dot  par  TefiFet  du  vinclement  des  biens  et  du 
retour.  Si,  lors  de  la  dissolution  du  mariage,  elle  n'obtient  le  rem- 
boursement qu'après  Tan  et  jour  et  après  avoir  travaillé  pour  les 
héritiers  du  mari  durant  ce  temps,  elle  jouit  de  ce  privilège  consii- 
dérable,  le  droit  d'emparence,  en  vertu  duquel  elle  détient  les  biens  de 
son  mari  jusqu'à  ce  que  sa  dot  ait  été  assignée  et  par  préférence 
aux  dots  antérieures. 

La  mère  dans  le  contrat  de  mariage  d'un  enfant  stipule  le  retour 
de  la  légitime  et  de  la  succession  paternelle.  Elle  a  droit  à  l'aug- 
ment,  la  dot  ne  fût-elle  pas  payée,  lorsqu'on  lui  en  a  constitué  une, 
et  en  proportion  de  ce  qu'elle  a  payé  si  elle  se  dote  avec  ses  propres 
tonds  :  il  en  résulte  encore  une  hypothèque  subsidiaire  à  celle  de 
la  dot  et  le  droit  d'emparence. 

Pendant  l'an  de  deuil  elle  est  nourrie  et  entretenue  aux  frais  de 
la  succession  du  mari,  mais  par  le  convoi  elle  perd  ce  droit,  la 
moitié  de  sa  dot,  la  tutelle  et  l'administration  des  enfants;  elle 
doit  faire  procéder  à  un  inventaire  pour  dégager  les  biens  de  son 
second  mari  de  la  responsabilité  de  l'administration,  sinon  elle 
peut  être  recherchée  et  son  conjoint  avec  elle  pour  faits  anté-* 
rieurs. 

La  femme  dispose  par  testament  des  biens  extra-dotaux,  mais 
non  point  des  conquêls  ou  hees  de  conquestes  (1),  propriété  du  mari 
chef  de  la  communauté  :  elle  ne  pourra  attribuer  à  son  second  mari 
qu'un  simple  usufruit,  sauf  les  cas  où  le  premier  l'a  autorisée  à 
convoler. 

En  somme  la  condition  de  la  femme  était  supérieure  en  Béam  à 
celle  qu'elle  avait  obtenue  en  pays  coutumiei-s  et  encore  n'est-il  ici 
question  que  de  celle  qui  «  va  mariée  ».  Elle  ne  pouvait,  à  la  vérité, 
disposer  de  la  dot  vinclée  par  la  Coutume  en  mains  de  ses  descen- 

(1)  Les  conquèts  s'entendent  ici,  comme  dans  cette  étude,  des  acquisitions 
faites  par  le  mari  sous  le  régime  dotal,  le  seul  reconnu  par  le  For.  Il  on  était 
autrement  dans  le  régime  conventionnel  de  la  société  d'acquêts,  les  acquêts  for- 
mant des  biens  libres  en  mains  des  époux. 


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-w 


640  LA   CONSTITUTION    DE   LA   FAMILLE   ET   DU    PATRIMOINE 

i  dants  ou  des  descendants  de  i^ainé,  des  conquéts  demeurés  pro- 

^  priété  du  mari,  el  encore  la  pratique  avait  adouci  la  rigueur  de  ce 

/»'  principe  :  elle  n^avait  pas  davantage  la  jouissance  de  la  dot  donnée 

^  au   mari  pour  «  faire  aller  le  pot  et  feu  »,  mais  les  autres  biens 

demeuraient  libres  en  ses  mains. 

Sa  situation  dans  la  famille  était  honorable,  à  preuve  rexhéréda- 
tion,  et  Ton  peut  dire  qu'elle  était  vraiment  la  socia  de  son  mari,  au 
rang  immédiatement  inférieur  :  dans  la  maison  du  chef  de  famille 
elle  est  une  mineure  et  ne  commande  pas  parce  que  la  lar  n'est  pas 
sa  propriété. 


§  III.  —  Le  frère  aîné. 

-  Le  droit  d'aînesse,  qui  fut  lent  à  s'établir  dans  les  provinces  pyré- 
néennes, aurait,  d'après  M.  Laferrière  (l),une  origine  antique  et 
profonde,  une  origine  ibérienne.  Mais  comment  sa  théorie  serait- 
elle  exacte,  puisqu'on  ne  trouve  rien  d'analogue  au  droit  absolu  de 
primogéniture  sans  distinction  de  sexe  dans  les  Fueros  espagnols? 
Or  il  est  exact  que  Iqs  vieilles  Coutumes  de  Bayonne,  de  Soûle  el 
de  Navarre,  accordaient  un  avantage  important  à  l'aîné  des  enfants, 
mâle  ou  femelle,  qui  parfois  même  recueillait  tout  l'héritage.  Ce 
privilège  de  primogéniture  n'existait-il  pas  d'ailleurs  aussi  à  Rome? 
fc  ,  MM.  Balasque  et  Dulaurens  ont  démontré,  pour  Bayonne,  qu'il  pro- 

venait du  principe  essentiellement  gallique  ou  celtique  de  la  con- 
servation des  patrimoines,  et  on  ne  peut  nier  l'invasion  de  l'Ibérie 
par  les  Celtes.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  n'y  a  là  rien  d'originairement 
ibérien. 

.  Comme  l'ont  fort  bien  observé  Mazureet  Hatoulet(2),le  Nouveau- 
For  démontre  par  l'article  3  de  la  rubrique  Des  successions  que,  sous 


I - - 

l^  la  législation  primitive,  le  mâle  n'excluait  pas  la  femelle  dans  les 

It  biens  roturiers  :  en  d'autres  termes  on  connaissait  le  droit  d*aî- 

:  nesse  et  non  celui  de  masculinité.  La  nouvelle  législation  attribua 

la  succession  à  l'atné  mâle  seul. 
Ce  changement  ne  s'explique  guère  que  par  l'influence  des  lois 
;  romaines  mieux  connues  au  xvi*  siècle  et  où,  bien  qu'on  ne  trouve 

aucune  loi  consacrant  son  droit,  l'aîné  était  considéré  comme  le 


^ 


•  (1)  Ilist.  du  droit,  t.  V.  p.  403. 
(2)  Fors  de  H  ^nrr  p.    107  n^to  ?. 


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SOIÎS   LE    POR,    EN   BÉARN.  641 

continuateur,  le  chef  religieux  de  la  famille  (1).  En  Béarn  le  prin- 
cipe générateur  ne  pouvait  être  le  même,  car  l'organisation  de  la 
famille  parait  avoir  été  moins  un  fait  religieux  qu*un  failcivil,|expli- 
cable  peut-être  par  la  sollicitude  extrême  avec  laquelle  les  Cou- 
tumes veillent  à  la  conservation  et  à  Thonneur  de  la  maison  (2), 
vestiges  possibles  d'une  religion  domestique.  La  femme,  même  en 
Béarn,  perdait  son  nom  pour  l'échanger  contre  celui  d*un  mari; 
dès  lors  le  culte  de  celle  famille  finissait,  la  race  s'éteignait.  C*est  à 
quoi  avisait  le  Nouveau-For. 

L'aîné,  d'après  la  Coutume  ancienne,  répondait  du  meurtre, 
plaie  ou  autre  méfait  commis  par  le  puîné,  et  le  seigneur  s'en  pre- 
nait à  son  héritage  pour  les  amendes  jusqu'à  ce  qu'il  représentât 
les  coupables,  «  qu'il  s'en  soit  retiré  ou  qu'il  ait  une  portion  raison- 
nable de  la  terre  »,  c'est-à-dire  qu'il  ait  prouvé  ne  rien  détenir  de 
la  part  d'héritage  du  cadet  (art.  175),  ei  le  For  Morlaas  décidait 
«  est  usage  en  Béarn  que,  si  un  bourgeois  a  deux  fils,  ou  trois,  ou 
quatre,  et  qu'il  meure  sans  leur  avoir  donné  leur  part,  et  qu'en- 
suite les  frères  puînés  demandent  leur  part  à  l'héritier,  il  doit  leur 
en  donner  comme  à  ses  frères,  selon  l'héritage  que  le  père  aura 
laissé,  de  telle  manière  que,  s'ils  ont  gagné  par  leur  industrie 
quelque  chose,  ce  qu'ils  ont  gagné  retourne  à  l'héritier  s'ils 
veulent  leurs  parts...  Entendu  quand  ils  ont  fait  ce  gain  avec  les 
biens  du  père  »  (art.  258). 

Le  Nouveau-For  modifia  cette  règle  :  «  Par  notre  Coutume,  dit 
Labourd,  le  premier  fils  mâle  succède  universellement  en  tous  les 
biens  du  défunt,  et  exclut  les  autres  frères  et  sœurs,  ne  leur  laissant 
que  leurs  légitimes.  La  différence  procède  de  ce  que  le  droit 
romain  n'a  d'autre  but  que  de  maintenir  toute  égalité  entre  frères 
et  sœurs,  et  notre  Coutume  a  eu  en  vue  le  hien  public  et  la  conserva- 
tion des  familles  et  des  maisons  :  ne  scilicet  minutiores  in  partes  fristillatim 
communia  scindantur^  et  comme  l'on  void  une  source  tarir  qu'on 
écoule  par  divers  ruisseaux  et  canaux,  on  a  eu  crainte  que  les  mai- 
sons ne  se  perdissent  aussi  par  les  divers  partages  et  distractions. 

(1)  Fustcl  de  Coulango?,  La  Cité  antique ,  p.  17,  18,90,  312.  Nous  croyons  plutôt 
à  cette  idée  qu*à  un  droit  d'aînesse  absolu  tel  que  le  connurent  nos  Coutumes  en 
général,  car,  si  nous  osons  roxprimer,  il  nous  semble  que  Fustel  de  Coulanges  n'a 
pas  suffisamment  établi  ce  droit  d'ainessc,  dont  en  tout  cas,  somble-t-il,  il  ne 
restait  pas  de  trace  à  Tépoquc  des  XII  tables. 

(2)  V.  sur  ce  princijx»  do  la  conservation  des  biens  :  O i»le,  ÉtuU.  sur  la  cond. 
privée  de  la  feinme,  p.  114. 


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642  LA   CONSTITUTION   DE   LA   FAMILLE   ET   DU    PATRIMOINE 

Voyla  pourquoy  notre  article  ajoute  qu'en  Béam  la  noblesse  ne  se 
divise  point  au  partage  d'entre  frères  et  soeurs,  parce  qu'on  la 
réserve  par  entier  à  l'aîné  pour  conserver  en  sa  personne  le  lustre  et  la 
splendeur  de  la  maison^  à  l'exemple  des  duchés  et  des  royaumes, 
comme  traitte  Guipape  en  sa  question  476.  Il  n'en  est  pas  ainsi  des 
biens  roturiers  parce  que  les  légitimes  sont  payées  aux  puisnés  en 
corps  héréditaire  desquels  chacun  prend  sa  portion,  le  bien  pubHc 
voulant  que  les  cadets  bâtissent;  cette  coutume  d'avantager  les  nXnés 
au-dessus  des  autres  n'est  pas  singulière,  mais  est  semblable  à 
celle  de  plusieurs  royaumes  et  provinces  raportée  par  Argentré  sur 
la  Coutume  de  Bretagne  en  l'avis  des  partages  des  nobles...  En  Béam, 
l'aîné  aies  deux  tiers  présupposant  qu'il  y  a  quatre  enfants  ou  au- 
dessous,  et  une  part  égale  avec  les  autres  sur  le  tiers  restant,  et  s'il 
y  en  a  cinq  ou  au-dessus  il  a  la  moitié  et  une  portion  égale  avec 
les  autres  frères  ou  sœurs  sur  l'autre  moitié  suivant  l'authentique 
Novissima,  C.  De  in  off.  teftam.  (1),  ce  qu'on  suit  aussi  en  Navarre. 

((  De  plus  l'aîné  succède  universellement  par  notre  article  en  toute 
l'hérédité  de  ses  père  et  mère,  sans  que  ses  frères  puisnés  y 
puissent  prétendre  qu'une  simple  légitime,  laquelle  ils  sont  obligés 
de  prendre  de  ses  mains,  comme  les  autres  légataires,  avec  cet 
avantage  pourtant  que  si  l'héritier  universel  contracte  des  dettes 
pour  lesquelles  ses  créanciers  veuillent  faire  saisir  et  décréter  les 
biens  de  l'hérédité,  le  décret  ne  peut  avoir  d'effet  qu'en  payant  la 
portion  légitime  de  ses  frères,  comme  étant  une  charge  héréditaire 
infuse  dans  le  total,  et  en  chaque  partie  de  l'hérédité.  » 

L'aîné  seul  des  mâles  héritait  donc  et  à  son  défaut  l'aînée  des 
femelles.  C'est  à  tort  qu'on  a  pu  prétendre  (2)  que  la  coutume 
d'aînesse  absolue  s'est  perpétuée  dans  ces  contrées.  Comme  dans  le 
Béarn,  le  premier  enfant  mâle,  et,  à  défaut  de  mâle,  la  fille  aînée 
recueille  la  succession  en  Soûle,  à  Dax  et  à  Saint-Sever.  La  Cou- 
tume de  Labourd  appelait  à  l'héritage  l'aîné  mâle  ou  femelle. 

1**  Du  rôle  de  Vaine  duns  la  Jamille,  —  «  L'aîné,  dit  un  judicieux 

(1)  L.  6.  C.  De  in  off.  testam.,  III,  28. 

(2)  Le  Play,  La  Réfoi^me  sociale  en  France,  5»  édit.,  t.  I,  p.  247  et  324.  Cela 
est  Trai  pour  le  Bigorre,  dans  les  Coutumes  du  marquisat  de  Béaac,  de  Riviére- 
Ousse,  des  Angles,  de  Barèges  (Cf.  CoiiL  anc,  et  nouv.  de  Barèges.  Bagnères  1835) 
et  de  Lavedan.  Sur  cette  dernière  cf.  Le  Play,  VOrganis,  de  la  famlUcy  p.  184. 
Dans  la  Navarre  espagnole  le  testateur  était  libre.  Moret  nous  apprend  qu'en 
Catalogne  les  trois  quarts  reviennent  à  Taîné  (p .  31)  et  qu'on  Aragon  les  biens 
sont  libres  (p.  58). 


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sous   LE   FOR,    EN   BÉARN.  6i*i 

observateur  (1),  dès  radolescence  s^dentiûant  avec  son  père,  dont 
il  devait  soutenir  la  vieillesse,  travaillait  avec  ardeur  à  Taméliora- 
tion  de  son  bien,  pour  se  préparer  les  moyens  de  payer  en  argent 
les  légilimes  de  ses  sœurs.  »  jL'aîné  est  en  effet  le  continuateur  du 
nom.  Le  premier,  il  a  fait  naître  le  sentiment  paternel;  dès  l'en- 
fance, par  son  âge,  il  a  acquis  Tascendant  sur  les  frères  et  les 
sœurs  :  de  bonne  heure  on  Ta  occupé  aux  travaux  du  champ  ou  de 
rindustrie.  Tout  lui  crée  une  supériorité.  Comment  se  manifes- 
lera-t-elle? 

A  défaut  du  père  Tainé  donne  avec  la  mère  le  consentement  au 
mariage  des  autres  enfants  ou  manifeste  son  opposition,  il  y  assiste 
aux  fins  d'autorisation  et  de  constitution  d'une  dot  sur  les  biens 
paternels;  si  la  mère  est  présente,  la  promesse  étant  censée  soli- 
daire, il  demeure  responsable  au  cas  d'insolvabilité  de  celle-ci.  Si 
—  ce  qui  arrivait  —  en  plus  de  la  légitime  «  il  fait  des  fonds  »  les 
intérêts  en  courent  depuis  le  jour  de  l'échéance.  Il  ne  stipule  pas 
le  retour  des  biens  personnels  du  cadet  constitués  en  dot  non  plus 
que  des  légitimes,  n*ayant  sur  eux  aucun  droit  de  propriété.  Par  sa 
qualité  d'af né  ou  de  prim-iorner  il  a,  lui  et  sa  branche,  une  vocation 
tacite  et  perpétuelle  aux  divers  retours  qui  s'ouvriront  dans  la 
famille. 

En  échange  de  ce  droit,  l'aîné  demeure  seul  attaché  à  la  maison  : 
il  travaille  avec  le  père  à  faire  prospérer  le  fonds  patrimonial,atten- 
dant,  et  souvent  fort  longtemps  (2),  son  tour  de  devenir  le  chef  de 
famille.  Or  comme  les  mariages  en  Béarn  étaient  conclus  de  bonne 
heure,  on  voit  que  le  fils  primogénit  s'occupait  plusieurs  années 
durant  et  suivant  Theureuse  expression  de  la  Coutume  de  Labourd 
«  au  profit  et  utilité  de  la  maison  »  (Titre  Xll,  art.  20).  Et  les  cadets 
«  apparcellé^  »  de    leurs   légitimes  fondaient  de  nouvelles    mai- 

(1)  Général  Serviez,  préfet  des  Bassrs-Py rénées  :  Statistique  du  département 
des  Basses- Pyrénées,  Pau,  imp.  Alexandre  Daumon,  an  X,  in-S*»,  102  p.,  p.  92. 
Il  a  paru  une  autre  édition.  Paris,  imp.  des  Sourds-Muets,  an  X,  in-S»,  140  p. 

(2)  Il  est  impossible  do  dresser  des  statistiques  exactes  puisqu'on  nUnscrirait 
pas  sur  les  registres  mortuaires  Tàgo  dos  décédés.  Mais  on  peut  affirmer  que  les 
"vieiUards  de  K5  à  9\ans  étaient  fort  nombreux.  Cfr.  à  titre  do  curiosité  une  let- 
tre de  M.  de  Baureau,  évéque  de  Bayonnc,  à  la  date  du  14  novembre  1704,  parue 
dans  le  Mercure  galant  (édition  de  Toulouse),  décembre  1104,  p.  11,  où  l'on  peut 
lire  ces  mots  :  <i  le  curé  (en  Navarre)  me  présenta  un  homme  âgé  de  111  ans, 
marchant  comme  un  jeune  homme  de  35  ans.  »  Le  Mercure  de  FraTice  (février  1173) 
relate  la  mort  subite  de  Jean  Noguez,  de  Sauveterre,  maître  en  chirurgie,  surve- 
nue le  13  décembre  1772  à  l'âge  de  109  ans.  Dans  le  Journal  encyclopédique 
d'avril  1781  (p.  331),  il  est  question  d'un  Jean  Delamotte,  de  Guicho  (canton  de 
Bayonne;,  né  le  12  novembre  1677. 


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()4i  LA    CONSTITUTION  DE  LA    FAMILLE   ET   DU    PATRIMOINK 

sons  cadettes  et  travaillaient  pour  eux  pendant  ce   même  temps. 

L'aîné  participait  au  respect  dont  la  famille  entourait  le  maître 
ou  chef.  Comme  signe  de  primogéniture  on  lui  donnait  le  nom  de  la 
famille  dont  il  devait  être  le  continuateur  et  on  lui  parlait  à  la  se- 
conde personne  du  pluriel. 

Quelques  voix  s'élevèrent  cependant  contre  ce  droit.  Le  juriscon- 
sulte Maria  (1)  s'écrie  dans  son  Commentaire  :  «  On  voit  déjà  com- 
bien la  disposition  de  notre  Coutume  à  Tégard  des  successions  est 
tyrannique,  combien  on  sacrifie  les  intérêts  des  cadets  à  l'élévation 
d'un  aîné  qui  doit  être  Tunique  héritier  des  biens  d'un  défunt;  cette 
pratique  est  déraisonnable  de  rendre  bien  souvent  cinq  ou  six  ca- 
dets misérables  pour  enrichir  un  aîné  qui  ne  vaudra  pas  autant 
qu'eux.  On  dit  là-dessus  que  les  maisons  étant  petites  en  Béarn,  elks 
ne  peuvent  pas  subsister  partagées^  qu'il  f<iut  nécessairement  les  réunir 
sur  la  tête  d'un  seul  pour  les/aire  durer  et  les  consen^er  dans  leur  état,  que 
les  cadets  n'ayant  presque  rien  à  attendre  de  leur  maison  s'ani- 
ment à  s'en  procurer  parleur  mérite.  Faibles  raisons  pour  pouvoir 
<^)ter  aux  cadets  le  pain,  quand  la  nature  le  leur  donne,  ce  qu'elle  a 
fait  lorsqu'elle  les  a  fait  naître  d'un  père  qui  peut  donner  à  ses 
enfants  de  quoi  s'entretenir,  en  le  partageant  également.  Quoi  qu'il 
en  soit  le  mal  est  à  présent  assés  ancien  pour  qu'on  y  soit  accoutumé, 
et  les  cadets  se  contentent  aussi  bien  de  leurs  légitimes  que  les 
aînés  de  leurs  successions  (2).  » 

2"  Uatnèe  ou  îiéritière,  —  Faute  d'enfant  mâle,  l'aînée  des  filles 
relevait  la  qualité  d'aînesse  (3)  :  «  Supposons,  dit  Noguès,  une  mai- 
son distinguée  dans  laquelle  il  ne  se  trouve  qu'une  fille.  Cette  fille 
venant  à  se  marier,  ses  biens  sont  transportés  ailleurs.  Voilà  son 

(1)  Maria  montre  une  âme  d*autant  plus  compatissante  que  ses  cadets  ne  souf- 
frirent guère  des  avantages  que  la  Coutume  lui  attribuait  en  sa  qualité  d'ainé,  car 
il  n'eut  qu'une  sœur.  Les  raisons  qu'il  qualifie  de  «  faibles  »  sont  au  contraire 
excellentes. 

(2)  (Quelques  années  plus  tard  (1721)  Montesquieu  écrivait  dans  les  Letti^es 
Persanes  :  «  C'est  un  esprit  do  vanité  qui  a  établi  chez  les  Européens  l'égoïste 
droit  d'aînesse,  en  ce  qu'il  porte  lattention  d'un  père  sur  un  seul  de  ses  enfants 
et  détourne  ses  yeux  de  tous  les  autres  ;  en  ce  qu'il  l'oblige,  p^ur  rendre  solide  la 
fortune  d'un  seul,  de  s'opposer  à  l'établissement  de  plusieurs;  enfin,  en  ce  qu'il 
détruit  l'égalité  des  citoyens, qui  en  fait  toute  l'opulence.  »  (CXIX).  Si  tels  éuieni 
les  maux  dépeints  par  le  grand  historien,  ne  convient-il  pas  de  mettre  en  regard 
la  célèbre  boutade  de  M.  de  Viel-Castel  :  «  L'ancien  régime  faisait  des  fils  aines, 
le  régime  nouveau  fait  des  fils  uniques.  » 

(3)  En  Navarre  et  en  Biscaye  la  fille  aînée  a  mémo  le  droit  d'aînesse.  Cf.  Gide, 
Étud,  sur  la  cond.  priv,,  p.  321  etp  363,  note  4  ;  —  Cf.  Cordier,  Le  droit  de 
famille  aux  Pyrénées,  p.  54. 


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EN   BÉAKN.  045 

nom  et  sa  famille  éteints  pour  toujours.  Dans  notre  Coutume  (de 
Barègesl,  au  contraire,  un  cadet  épouse  Théritière  de  la  maison, 
qui,  par  ce  moyen,  conserve  son  nom  et  ses  biens.  »  Il  n'en  allait 
pas  autrement  en  Béarn  où  l'aînée  des  filles  conservait  le  nom  de 
famille  en  épousant  un  cadet  qui  perdait  le  sien  et  cette  habitude 
ne  s'était  pas  encore  perdue  il  y  a  peu  d'années. 

Faut-il  rattacher  cette  coutume,  ainsi  que  Testiment  MM.  John 
I^ubbock  et  Giraud-Teulon  à  un  ordre  social  fondé  sur  la  suprématie 
de  la  femme?  C'est  peu  probable  :  «  C'est,  dit  l'auteur  plus  haut 
cité  (W  l'époque  de  Idi gynérocratie,  le  règne  de  lamère,  le  triomphe 
du  droit  le  plus  faible.  L'homme  occupe  dans  la  famille  le  second 
rang,  c'est  la  femme  qui  fait  souche,  qui  transmet  son  nom  aux 
enfants.  La  descendance  s'établit  dans  la  ligne  féminine,  —  usage 
qui  exi.ste  encore  chez  beaucoup  de  peuples  sauvages.  Plus  lard 
Télément  tout  spirituel  de  la  paternité  l'emporte  sur  l'idée  plus 
matérielle  du  sein  de  la  mère  :  le  père  est  l'auteur  de  la  vie,  la 
mère  n'est  plus  qu'une  nourrice...  Lamère,  voilà  pour  ces  races 
toute  la  famille;  c'est  par  elle  que  s'établit  l'état  civil,  la  situation 
juridique.  La  femme  étrusque,  lydienne,  dispose  de  sa  main,  choi- 
sit son  époux.  Chez  les  Cantabres,  les  frères  sont  donnés  en  ma- 
riage par  leurs  sœurs.  Bien  des  vestiges  du  «  droit  de  la  mère  »  se 
rencontrent  encore  dans  les  Coutumes  des  Basques,descendants  des 
anciens  Ibères.  Ici,  le  droit  d'aînesse  a  lieu  sans  distinction  des 
sexes;  lorsqu'il  échoit  à  la  fille,  elle  devient  Vhériiièrp,  le  chef  de 
la  famille,  donne  son  nom  à  son  époux,  et  le  transmet  à  ses  fils. 
Malgré  les  réformes  du  siècle  dernier,  la  tradition  persiste  dans  les 
vallées,  et  l'on  cherche  à  éluder  le  Code  civil.  » 

Malgré  la  haute  autorité  de  ces  savants  historiens,  on  peut  consi- 
dérer que,  pour  les  contrées  pyrénéennes  du  moins,  leurs  argu- 
ments sont  plus  spécieux  que  fondés.  On  se  rappelle  en  effet  que 
dans  la  couvade  nous  avons  recherché  l'acte  symbolique  de  la  recon- 
naissance parle  père  résultant  de  la  définition  même  du  mot  com, 
couha.  Or,  ces  faits  étaient  mentionnés  par  Strabon  qui  constatait 
également  la  ^^nécoc7*«//>  chez  les  aborigènes  des  Pyrénées.  Un  argu- 
ment de  fait  s'impose  ici  :  commenta  la  môme  époque  Strabon 
pouvail-il  constater  des  états  sociaux  si  divers,  —  la  substitution 
du  pouvoir  du  père  à  celui  de  la  mère,  —  qui  exigent  de  longs 
espaces  de  temps  ? 

{\)  Revue  des  Deux  Mondes,  !•'  nov.  1874,  p.  236  et  p.  237. 


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•(H6  LA    CONSTITUTION   DE   LA    FAMILLE   ET   DU    PATRIMOINE 

En  second  lieu  il  importerait  de  ne  pas  fausser  les  faits  au  nom 
-d'une  méthode  scientifique  ou,  pour  les  mal  connaître,  de  formuler 
une  loi  d*induction  inexacte.  Chez  les  Cantabres  et  leurs  voisins 
actuels  le  droit  d*atnesse  absolue  n'existe  qu'en  Labourd,  la  preuve 
vient  d'en  être  administrée.  En  Béarn,  en  Soûle,  à  Dax  et  à  Saint- 
Sever,  le  premier  né  des  mâles  et,  à  son  défaut,  IsT  première  née  des 
femelles  héritent. 

Il  ne  faut  donc  point  se  perdre  dans  des  assimilations  exagérées 
et  qui  ne  conduisent  pas  à  des  conclusions  scientifiques.  Cest  le 
■droit  d'aînesse  qui  a  pénétré  dans  ces  contrées;  encore  si  on  con- 
naissait les  anciens  Fors  du  pays  basque,  peut-être  serait-il  permis 
de  rechercher  l'origine  de  ce  droit  de  la  femme,  car  les  Euskariens 
eurent  d'autres  Coutumes  que  la  codification  des  usages  faite  le 
21  octobre  1520  (1).  C'est  en  se  méfiant  d'une  paléontologie  sociale 
qui  ne  suit  pas  la  méthode  rigoureuse  de  Cuvier  qu'on  verra  dans 
€etle  prétendue  gynécocratie  Tapplicalion  du  droit  d'aînesse  à  la 
femme,  à  défaut  de  mâles,  sauf  en  Labourd. 

Les  prérogatives  des  femmes  étaient  identiques  à  celles  des 
aînés.  On  s'en  expliquera  plus  longuement  au  paragraphe  suivant 
en  traitant  des  aiiventices  ou  cadets. 


S  IV.  —  Cadets 

Dans  chaque  famille  —  et  les  familles  comptaient  des  membres 
nombreux  (2)  —  à  côté  de  l'aîné  ou  chef  se  trouvaient  des  frères  ou 
des  sœurs.  Tandis  que  quelques-uns  d'entre  eux,  nantis  de  leurs 
légitimes,  recherchaient  une  héritière  dans  le  voisinage,  que  d'au- 
tres s'expatriaient,  plusieurs  demeuraient  souvent  sous  le  loil  do 
l'aîné. 

Ces  cadets  dénommés  omicom  et  tata»  (l'ainé  des  cadets  perdant 

(1)  Si  CCS  lois  existaient  il  serait  curieux  de  voir,  pour  Thisloire  du  droit,  l'in- 
fluence du  Bréviaire  dAlaric  ti  des  lois  wisigothiques  barbares  sur  les  Ck»uiuinc«. 
Les  Espagnols  ont  conservé  le  Forum  judicum  ou  Fuero  jttzgo  dont  «  un  sixi^uir 
environ  est  emprunté  au  Code  Théodosicn  ou  au  Bréviaire  d'Alaric.  »  Violieï, 
Précis  de  Vhistoire  du  droit  français^  lo86,  p.   100. 

(4)  V.  Maria  déjà  cité.  A  défaut  de  statistiques  exactes,  la  langue  populaire 
fournit  des  données,  car  on  rencontrait  beaucoup  de  Sélou,  Sétine  (septième  , 
Detzouj  Detzine  (dixième),  Tré^sine  (treizième).  Ces  prénoms  n'allaient  pas  d'ail- 
leurs sans  se  justifier  par  des  préjugés,  car  le  septième  guérissait  le  maii  dé  la 
meusse  (mal  de  la  rate),  le  dixième  le  mol  deu  cintre  (sorte  de  lombago)  et  1p 
4reizième  le  mal  deu  rey  (mal  du  roi  ou  les  écrouelles). 


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sous  LE  FOR,    EN   BÉARN.  647 

SOD  prénom  pour  s'appeler  Caddet  ou  Caddète)  ne  réclamaient  pas 
leurs  légitimes  demeurées  infuses  dans  le  bien  patrimonial.  On  leur 
attribuait  pour  leurs  besoins  personnels  un  petit  nombre  de  bœufs 
ou  de  moutons  mêlés  au  troupeau  commun  et  de  peu  de  dépense. 
Us  se  procuraient  ainsi  un  petit  pécule  leur  permettant  de  ne  rien 
demander  au  meste  et  abandonnaient  à  leur  décès  cette  part  à  la 
branche  aînée  (1).  De  la  sorte,  en  maintenant  l'héritier  ou  aîné  à  la 
tète  de  la  fortune  patrimoniale,  ils  fortifiaient  la  famille  (2j., 

Il  se  rencontrait  souvent  dans  les  familles  un  prêtre  qui,  ne  récla- 
mant pas  sa  part,  était  aussi  une  source  d'accroissement  pour  la 
maison  souche  par  des  dons  et  des  legs  (3). 

Les  cadets  s'adonnaient  souvent  aussi  au  commerce  ou  à  toute 
autre  profession  manuelle  qu'ils  allaient  exercer  en  Espagne,  ou 
encore  aux  Iles,  c*est  ainsi  qu'on  désignait  les  colonies  (i). 

Il  serait  inexact  de  croire  que  les  cadets  étaient  des  déshérités 
sacrifiés  à  l'aîné.  Les  parents  s'imposaient  généralement  des  sacri- 
fices pour  leur  éducation  et  les  mettaient  à  même  de  se  procurer 
une  existence  honorable  :  «  Il  peut  arriver,  dit  Bêla,  que  leurs  père 
et  mère  dépendent  leurs  biens  propres  pour  l'avancement  de  leurs 
enfants,  ni  autrement  leur  baillent  un  bon  commencement  en  la 
société,  que  lesdlls  enfants  sortent  pleins  d'honneur,  qualifiés  et 
emmoyennés,  quoique  issus  de  maison  qui  était  et  qui  est  petite  (5).  » 
Et  u  il  faut  que  tous  les  chefs  de  famille  mettent  ordre  que  leurs 
membres  recte  vivent  et  puisque  recte  vivere  est  secundum  virtuiem 
vivere^  ledit  soin  de  Téducalion  de  la  jeunesse  est  nécessaire  en 
ceux  qui  y  ont  de  l'intérebl,  et  doivent  en  respondre  devant  Dieu  et 
devant  le  monde  (6).  » 

Les  cadets  «  apparcellés  »  devenaient  domestiques  dans  les  pro- 
priétés où  les  bras  manquaient.  Ils  y  obtenaient  des  conditions 
d'égalité  encore  observées  aujourd'hui  et  entretenaient  aussi  quel- 
ques têtes  dans  le  troupeau   du  maître.   Parfois  ils   épousaient 

(1)  Le  Play,  Organisation  delà  famille^  p.  184  ;  Serviez,  op.  cit..,  p.  92. 

(2)  Cfr.  Salviat  (1824),  t.  II,  v*"  Société  tacite,  p.  341. 

(3)  D'après  ÏOrdo  du  diocèse  de  Bayonnc  pour  1892  et  non  compris  les  prêtres 
du  clergé  régulier,  on  remarque  encore  que  les  villages  de  la  montagne  fournis- 
sent le  plus  de  sujets.  Alors  que  les  villes  d'Oloron,  de  Bayonne,  d'Hasparren, 
de  Pau,  d'Orthez,  de  Salies,  de  Nay  ont  fourni  au  clergé  séculier  21,  19,  19,  17, 
13,  11,8  membres,  certains  villages  do  la  plaine,  Bénéjac,  Barzun,  Mirepcix, 
Montant,  Lestelle  indiquent  respectivement  les  chiffres  de  15,  12,  9,  6,  6. 

(4)  Serviez,  op.  cil,  p.  92. 

(5)  De  Béla,  p.  449. 

(6)  Id.  Commentaires  sur  le  titre  XYII. 


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B48  LA   CONSTITUTION   DE   LA   FAMILLE   ET    DU    PATRIMOINE 

]*héritière  d'une  maison  ou  encore  s'installaient  en  qualité  d'ou- 
vriers charpentiers,  maçons  ou  forgerons. 

Leurs  biens  propres  étaient  de  deux  sortes  : 

1°  Pécules,  —  Si  le  fils  travaille  avec  le  père  ses  gains  sont  capi- 
talisés pour  la  masse.  Ce  qu*il  gagne  par  une  industrie  propre  lui 
appartient  en  pleine  propriété  et  il  n'a  que  l'usufruit  des  biens 
de  donation  ou  de  succession,  le  domaine  utile  demeurant  affecté 
au  père.  Le  caval  (1)  est  sa  chose. 

2**  Légitimes.  -  La,  légitime  est  la  part  qui  revient  aux  cadets  dans 
la  succession  des  parents,  réglée  par  le  père  de  famille  dans  un  acte 
entre-vifs  ou  dans  un  testament.  Loi*sque  la  quotité  n'a  pas  été 
déterminée,  le  conseil  des  proches  se  substitue  au  père.  Les  cadels 
ont  sur  les  biens  paternels  un  droit  de  créance  et  non  un  droit  suc- 
cessif: néanmoins  il  leur  est  interdit  d'exiger  le  partage  en  nature. 

Nantis  de  leurs  pécules  ou  de  leurs  légitimes,  la  plupart  des 
cadets  cherchaiei^  Vàêntière,  objet  de  leur  ambition,  laquelle,  riche 
ou  aisée,  ne  réclamait  d'eux  que  Tintelligence  ou  l'honorabililé 
pour  continuer  dignement  son  nom.  Ces  cadels  portaient  le  nom 
d*advenlicps.  Dans  la  maison  de  la  femme  ils  occupaient  une  situation 
inférieure,  dépouillés  des  prérogatives  «  d'ancien  et  de  maître»,  et 
juridiquement  leur  situation  semble  adéquate  à  celle  de  la  femme 
(t  qui  va  mariée  ». 

Cependant  la  dot  d'homme  ne  résultait  point,  comme  pour  la 
femme,  du  seul  contrat.  Il  était  d'absolue  nécessité  d'y  insérer  le 
mot  dot  ou  ses  équipollents.  La  femme  jouissait  de  la  dot  dont  le 
mari  conservait  la  nue  propriété;  mais,  comme  on  se  méfiait  de?a 
faiblesse,  elle  devait  faire  emploi  des  deniers,  la  quittance  ne  suf- 
fisant pas.  Le  mari  n'obtenait  pas  le  droit  d'emparence,  et  celle 
déchéance  n'était pascompensée  pour  lui  parla  faculté  de  réclamer 
la  restitution  de  son  bien  à  la  dissolution  du  mariage  :  on  lui  avait 
concédé  le  privilège  du  mandement  d'assignation. 

L'héritière  obtenait  les  pouvoirs  généralement  accordés  au  mari 
dans  la  condition  matrimoniale  inverse.  Elle  était  toutefois  resti- 
tuable contre  son  engagement  au  cas  d'obligation  avec  Tadventice 
si  le  créancier  ne  fournissait  la  preuve  de  l'emploi  des  fonds. 

Le  mari  payait  de  cette  capitulation  Tabdication  de  son  autorité. 
Durant  toute  sa  vie  il  conservait  cette  situation  de  premier  domes- 

(!)  Capital  que  les  cadets  rivant  avec  leur  père  acquièrent  dans  la  maison 
paternelle. 


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sous   LE   FOR,    EN   BÉARN.  649 

lique  ayant  apporté  son  travail,  l'espérance  d'une  postérité  et  une 
modique  légitime  :  sa  femme  était  la  daune  (maîtresse).  Même  à  la 
mort  de  Théritière  il  demeurait  toujours  un  cadet,  et  le  fils  aîné 
continuait  la  maison  (1). 

Ces  mœurs  curieuses  qui  scandalisèrent  si  fort  Strabon  (2)  dé- 
montrent que  la  conservation  du  patrimoine  était  préférée  à  la  con- 
servation de  la  famille  par  le  droit  de  primogéniture,  ou  mieux  que 
celle-ci  n'était  que  la  résultante  de  la  première. 

§  V.  —  Conclusion 

La  famille  béarnaise  ne  ressemble  guère  au  type  conçu  par  les 
nnciennes  législations.  A  Athènes  et  à  Rome  l'objet  unique  de  la 
loi  est  le  citoyen,  le  chef  de  la  famille  (3)  chargé  de  conserver  le 
culte.  Tout  converge  vers  cette  unité  :  on  lui  sacrifie  tout. 

Sous  le  For,  au  contraire,  la  famille  apparaît  comme  un  ensemble, 
un  tout,  dont  les  divers  membres  se  relient  entre  eux  autour  du 
père,  du  chef,  héritier  du  nom  et  du  «  manoir  »,  chargé  de  con- 
server et  de  faire  prospérer  ce  petit  microcosme  social,  de  conti- 
nuer cet  organisme  dont  Tagrégat  forme  la  vicomte.  Dès  lors  le 
membre  de  la  famille  n'est  plus  une  entité  pure,  une  unité  mathé- 
matique, mais  un  être  réel  complété  par  la  famille  et  par  la  terre  : 
par  scissiparité  il  deviendra  chef,  si  mieux  il  n'aime  la  condition 
inférieure  de  Tadventice.  Aussi  le  chef  occupe  la  place  principale, 

(1)  On  dira  exactement,  avec  Denys  d'Halicarnasse,  xupt'a  toO  oîxou  t6v  aÙTov 
TpOTcov  o'j  Tcap  xa\  ô  àviQp  (ii-25).  Cf.  :  Columçile  De  re  rust^^prœf.^1  et  8.  Dans  la 
monographie  du  paysan  basque  du  Labourd  [Ouvriers  européens^  i.  V,  p.  iî)2), 
l*'.  Le  Play  a  signalé  les  difficultés  qui  provenaient  de  ces  gendres  dans  les  règle- 
ments de  succession.  Cf.  t.  IV,  p.  443,  et  Ouvriers  des  Deux  Mondes  (!»'<'  série, 
1. 1^"",  n»  31).  A.  de  Saint-Léger  et  E.  Delbet,  Paysan  du  Labourd. 

(2)  Loc.  cit.  —  L'autorité  des  femmes  qui  composaient  le  tribunal  chargé  de 
régler  avec  Ânnibal  les  dommages -intérêts  dus  pour  le  passage  dans  les  Pyré- 
nées (219  av.  J.-C.)  se  conserva  en  certaines  contrées.  On  en  vit  résister  par 
leurs  votes  aux  hommes.  Cf.  :  Bascle  de  Lagrèze  :  La  successiofi  d'Isabelle 
d^ Armagnac,  procès  du  xyi®  siècle  [Revue  de  Gascogne,  t.  XI,  p.  203).  —  M.  Cor- 
dier  a  rappelé  un  exemple  mémorable,  du  17  germinal  an  II.  Encore  aujourd'hui, 
à  Salies  do  Béarn,  dans  les  votes  concernant  l'administration  do  la  fontaine 
salée,  les  femmes  cadettes,  bien  eue  ne  possédant  qu'un  demi-droit  de  compte  de 
sauce  (ou  pai*t  des  revenus)  ont  un  suffrage  complet  dont  elles  usent  avec  un  zôle 
qui  pourrait  servir  d'exemple.  Le  décret  du  10  juin  1793  concernant  le  partage 
des  biens  communaux  décide  par  l'article  3  de  la  section  III  que  «  tout  individu 
de  tout  sexe  ayant  droit  au  partage,  et  âge  de  vingt-un  ans,  aura'  droit  d'y  voler  » 
(Siiey,  Lois  annotées^  t.  1,  p.  234). 

(3)  Fustel  deCoulanges,   La  Cité  antique^  p.  iO,  50,  93,  366. 

La  Réf.  Soc,  !«'  novembre  1893.  3«  série,   t.  VI  (t.  XXVI  col.  ),  42. 


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sr 


650  LA    CONSTITUTION    DE    LA    FAMILLE   ET    DU    PATRIMOINE 


g  la  place  d'honneur,  mais  en  vue  de  Tadministration  et  de  la  direc- 

(^-  tion  générale  sans  préjudicier  aux  droits  nés  de  chacun. 

î  C'est  qu'à  Rome  la  loi  de  conservation  n'existe  pas.  L'institution 

jtv  d'héritier  est  la  règle  dominante,  car  l'hérédité  légitime  du  sang 

;•  ,  est  secondaire.  La  puissance  du  père  de  famille  se  résume  en  ce 

v'  niot«  l'omnipotence»,  le  dominium  plénum. 

'f]i  Le  mari  béarnais  ne  ressemble  pas  au  mari  romain  et  le  For, 

r  lorsqu'il  parle  de  la  femme  en  poder  dé  marit  (1),  le  démontre  sura- 

J.  hoadamment.  car  Rome  n'admit  jamais  de  puissance  maritale  dis- 

^  tincte  de  la  puissance  paternelle.  A  la  vérité,  on  y  rencontre  bien  des 

f  traits  de  la  puissance  paternelle,  telle  cette  succession  du  pouvoir 

p.  entre  les  mains  de  l'aîné  à  l'exclusion  de  la  mère.  Mais  que  Ton 

n'oublie  pas  cette  singulière  capacilé  de  la  femme  héritière  sur 
«  \  adventice  corrélative  à  une  maxima  capiits  deminutio  du  cadet-époux. 

:^  Trouvera-t-on  dans  une  coutume  des  peuples  latins  qui  subirent  le 

^  joug  de  Rome  et  sa  loi,  un  fait  plus  contraire  aux  traditions  des 

/'  vieux  Quirites? 

Partout  dans  les  contrées  pyrénéennes  le  mariage  donnait  nais- 
sance il  la  fois  à  l'autorité  maritale  et  à  la  puissance  paternelle; 
partout  cette  double  autorité  impliquait  l'idée  de  protection  de  la 
femme,  des  enfants  et  des  cadets  ;  partout  cependant  elle  était 
limitée  par  une  certaine  liberté  laissée  à  la  femme  et  par  la  ma- 
jorité précoce  des  enfants;  partout  enfin  la  femme  héritière  obte- 
nait les  pouvoirs  à^pere  et  de  mari.  Cette  identité  de  mœurs  qui  se 
peut  observer  dans  les  Coutumes  voisines,  démontre  suffisamment 
combien  les  usages  de  ce  pays  étaient  étrangers  au  droit  de  Rome, 
quelle  était  l'influence  du  christianisme  sinon  des  institutions  ger- 
maniques, et  l'action  du  progrès  naturel  des  idées  et  du  droit  (2i. 
Comme  chez  les  Gaulois,  le  double  principe  d'affectation  et  de 
conservation  des  biens  patrimoniaux  formait  la  base  de  la  consti- 
tution de  la  famille.  Diverses  institutions  maintenaient  perpétuel- 
lement la  règle  d'affectation  (hérédité  légitime  des  descendants, 
retour  des  propres  à  la  ligne  d'où  ils  venaient,  même  collatérale), 

(1)  Notamment  :  For  de  Béarn^  rubrique  lxxxiii,  art.  261,  p.  101,  et  rubrique 
i.x.vii,  art.  240,  p.  ITi. 

(2)  Fusiel  de  Coulanges,  VInvas.  germnn.,  p.  S'ie-oo?  :  «  Ces  changements  et 
beaucoup  d'autivs  ont  été  l'effet,  non  de  l'invasion  d'une  race,  mais  du  dcvelop- 
[jcmont  l'ôgulier  du  droit.  »  Portalis  avait  déjà  dit  avec  grande  raison  :  a  Les 
codes  des  peuples  se  font  avec  le  temps,  mais  à  pro]>rcment  parler,  on  ne  les 
fait  pas.  »  (Fcnct;  t.  1,  p.  'ilCj. 


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EN   BËARN,  651 

et  la  règle  de  conservation  (consentement  nécessaire  duprim-torner 
à  l'aliénation,  droit  pour  lui  de  provoquer  l'interdiction  du  grevé 
de  retour  prodigue,  défense  d'aliéner  le  fonds  dotal  même  des  dots 
d'hommes,  nullité  de  la  vente  consentie  par  le  mari),  etc.. 

£t  le  droit  d'aînesse  1    M.  Laferrière  admet  qu'il  demeura  étran- 
ger à  la  féodalité  parce  qu'il    s'applique   aux   héritages    nobles 
comme  aux  héritages  roturiers  (1).  Or,  on  a  vu  qu'en  Béarn  jusqu'au 
For  réformé  le  mâle  n'excluait  pas  la  femelle  dans  les  biens  rotu- 
riers. De  plus  ce  droit  est  encore  étranger  à  la  féodalité  en  ce  qu'il 
n'est  pas  adéquat  au  droit  de  masculinité,  comme  dans  le  droit 
féodal,  puisque  la  fille  devient  apte  à  l'exercer  à  défaut  de  mâle. 
Qu'on  voie  en  lui  un  droit  de  primogéniture  absolue,  comme  en 
Labourd  et  dans  les  Coutumes  des  Hautes-Pyrénées,  d3  telle  sorte 
que  l'ainé  des  enfants  soit  Télu,  ou  que  le  droit  de  primogéniture 
se  joigne  par  préférence  seulement  au  droit  de  masculinité,  de 
façon  qu'à  défaut  de  mâle   la  fille  puisse  exercer  le  droit  de  pri- 
mogéniture, il  n'importe!  Ce  principe  démontre  le  respect  de  la 
femme,  son  utilité  au  foyer  domestique,  sa  capacité  éventuelle  de 
soutenir  Thonneur  de  la  famille,  l'influence  du  christianisme  sur 
l'union  conjugale  par  le  concept  nouveau  de  l'égalité   des  parties. 
On  y  peut  encore  trouver  l'idée  dominante  exprimée  plus  haut  de 
Tindivisibilité  et  de  la  conservation  du  patrimoine,  même  et  sur- 
tout sous  cette  forme  spéciale  de  la  femme  héritière  dont  le  mari 
relevait  le  nom.  C'est  la  maison,  en  effet,  qui  avait  un  nom  dont  on 
peut  suivre  la  perpétuité  sur  les  censiers  depuis  Gaston-Phœbus, 
en  1385;  c'est  la  maison  qui  imposait  son  nom  à  un  adventice  venu 
en  qualité  d'époux.  Cet  usage  se  maintient  encore,  car  les  fermiers 
et  métayers  abdiquent  leurs  noms  patronymiques  pour  n'être  plus 
désignés  que  par  celui  de  la  propriété  où  ils  s'installent.  Souvent 
encore  les  nouveaux  propriétaires  ajoutent  à  leur  nom  celui  du 
bien  qu'ils  ont  acquis. 

Telles  sont  les  conclusions  de  ce  bref  exposé  de  la  constitution 
de  la  famille  en  Béarn.  L'exposé  suivant  sera  une  nouvelle  confir- 
mation en  même  temps  que  la  démonstration  de  cette  thèse. 

[A  suivre.) 

Louis  Batcave. 

{\)  M.  Laferrière,  t.  V,  p.  611-612,  signale  le  même  fait  de  droit  d^ainosse  et 
d'indivisibilité  dans  le  pays  do  Gauz,en  Normandie,  offrant  une  singulière  confor- 
mité K  avec  le  droit  que  nous  avons  reconnu  chez  les  peuples  basques  ». 


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I 


LE  SYNDICAT  AGRICOLE  D'ANJOU 

ET  SES  SECTIONS  PAROISSIALES  (1) 


Les  auteurs  de  la  loi  de  1884  sur  les  syndicats  n'avaient  point 
pour  but  immédiat  de  favoriser  l'agriculture.  Il  n'était  point  ques- 
tion de  syndicats  agricoles  dans  le  projet  primitif;  et  ce  fut  en 
quelque  sorte  subrepticement  que  ce  mot  fut  introduit  dans  la  loi. 
Toujours  est-il  que  partout,  à  la  suite  de  la  loi,  les  syndicats  agri- 
coles se  sont  constitués  en  France,  plus  ou  moins  solidement  sans 
doute,  et  que  sur  bien  des  points  de  notre  territoire  ils  sont  devenus 
des  organes  importants  et  aujourd'hui  nécessaires  de  la  paix  sociale. 

La  mise  en  oeuvre  de  la  loi  de  4884  présente  dans  notre  pays  des 
variations  considérables.  Dans  le  Nord,  tout  autour  de  Paris,  dans 
l'Aisne,  le  Pas-de-Calais,  la  Seine-Inférieure,  dans  les  pays  de 
culture  avancée  en  un  mot,  les  cultivateurs  riches,  habitués  à  trai- 
ter eux-mêmes  leurs  affaires,  ne  sentirent  point  autant  qu'ailleurs  le 
besoin  des  syndicats.  Les  éléments  n'auraient  pas  manqué  au  reste 
dans  ces  pays  pour  la  prospérité  de  pareilles  fondations  ;  ce  sont  les 
fondateurs  qui  ont  quelquefois  manqué.  Sans  vouloir  ici  examiner 
la  répartition  des  syndicats  prospères  sur  le  sol  de  la  France,  il  est 
permis  de  mentionner  que  la  Lorraine  et  la  Champagne  en  comptent 
trois  ou  quatre,  la  Bourgogne  et  la  Franche-Comté  beaucoup  plus, 
le  Sud-Est  et  le  Centre  Sud-Est,  beaucoup  plus  encore,  et  que  celle 
région  a  formé  une  Union  de  syndicats,  la  première  créée  en 
France  après  TUnion  des  syndicats  de  France.  C'est  dans  le  Centre, 
rOuest  et  le  Sud-Est  que  se  rencontrent  les  syndicats  les  plus  pros- 
pères, tant  au  point  de  vue  du  nombre  de  leurs  membres  que  du 
chiffre  de  leurs  affaires. 

Car  c'est  à  cela  que  tendirent  tout  d'abord  les  syndicats:  faire 
des  affaires.  Les  affaires  produisaient  d'abord  le  mouvement  qui 
n'est  pas  la  vie,  mais  qui  passe  pour  en  être  la  conséquence  ;  les 
affaires  donnaient  aux  syndicats  naissants  des  ressources  capat>les 
de  leur  permettre  de  faire  du  bien.  Enfin,  et  surtout,  dans  la  crise 

(1)  Cette  monographie,  présentée  d'abord  au  groupe  des  Unions  do  la  paix 
sociale  d'Angers,  a  été  lue  au  Congrès  des  Unions  dans  la  séance  du  3  juin  t893, 
sous  la  présidence  de  M.  Welche  (V.  ci-dessus,  p.  79-80,  le  compte  rendu  de  la 
discussion  à  laquelle  elle  a  donné  lieu). 


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LE    SY^DICAT   AGRICOLE   DE   l'aNJOU.  t>53 

terrible  que  traversait  Tagricullure,  accroître  ses  rendements  était 
pour  elle  une  condition  de  l'existence  même;  et  les  syndicats  ve- 
naient à  propos  pour  fournir  à  la  culture  des  engrais  à  bon  marché 
et  de  qualité  irréprochable.  Il  serait  injuste  à  cet  égard  de  ne  pas 
savoir  reconnaître  les  services  considérables  rendus  à  la  culture  par 
le  syndical  central  des  agriculteurs  de  France. 

On  sait  comment  se  faisait 'alors  le  service  des  engrais,  et  com- 
ment il  se  fait  aujourd'hui  partout  où  il  n'y  a  pas  de  syndicat,  et 
même  partout  oîi  la  culture  non  syndiquée  est  ignorante,  c'est-à- 
dire  presque  partout  en  France.  Le  commerce  honnête  vend  ses 
engrais  avec  ou  sans  garantie,  mais  avec  un  bénéfice  variant  de 
!£5  à  50  %  de  la  valeur  réelle  de  la  marchandise;  le  commerce  mal- 
honnête, lui,  le  commerce  cosmopolite,  on  peut  dire,  car  il  esl  géné- 
ralement fait  par  des  maisons  juives  de  qualrième,  cinquième  et 
quelquefois  dixième  ordre,  ce  commerce,  à  l'abri  de  la  loi  contre  la 
fraude  sur  les  engrais  et  en  quelque  sorte  sous  sa  protection,  vend 
des  produits  de  titre  garanti  quoique  très  faible,  c'est-à-dire  des 
produits  très  médiocres,  au  prix  des  engrais  de  premier  ordre,  avec 
des  bénéfices  variant  de  150  à  200  %  ,  démonti^ant  une  fois  de  plus 
que  ce  n'est  pas  la  loi  mais  bien  la  perfection  de  l'état  social  qui  est 
la  meilleure  garantie  contre  la  fraude  sur  les  prix  aussi  bien  que 
sur  la  qualité.  Car  ce  que  la  loi  est  impuissante  à  réprimer  et  à 
empêcher,  les  syndicats  bien  organisés  et  bien  dirigés  l'auront 
supprimé  d'ici  quelques  années. 

Les  explications  que  je  viens  de  donner  étaient  nécessaires  pour 
montrer  Timportance  des  services  rendus  par  !es  syndicats  aux 
cultivateurs.  Il  s'agissait  tout  d'abord  de  traiter  avec  les  labncanis 
d'engrais,  de  leur  arracher  des  réductions  importantes  sur  les  prix, 
d'obtenir  les  prix  du  commerce  eh  gros  en  un  mot,  afin  que  les  ven- 
deurs en  détail  ne  pussent  pas  faire  de  mal  aux  syndicats  en 
essayant,  sans  trop  de  sacrifices,  de  vendre  au  même  prix  qu'eux.  Le 
syndicat  central  entra  franchement  dans  cette  voie  et  fut  dès  sa 
fondation  en  mesure  de  fournir  à  bon  compte  les  petits  syndi- 
cats qui  se  fondaient  partout  sous  la  protection  de  l'Union  des 
syndicats  de  France.  Ily  eutmême  exagération  dans  les  réductions. 
Les  fabricants  d'engrais  eurent  à  souffrir  et  se  plaignirent  haute- 
ment du  monopole  du  syndicat  central  qui  ressemblait  un  peu  à 
celui  des  grands  magasins. 

Tous  les  syndicats  au  reste  ne  recouraient  pas  pour  traiter  aux 


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654  RÉUNION   ANNUELLE. 

bons  ofïices  du  syndicat  central.  Il  y  avait  en  effet,  au  moment  du 
vote  de  la  loi  de  1884,  dans  presque  tous  les]départements,  des 
professeurs  d'agriculture,  dont  les  fonctions,  pour  bien  définies 
qu'elles  soient,  n'exigeaient  pas  partout  un  travail  par  trop  consi- 
dérable. Il  y  avait  là,  le  gouvernement  le  crut,  un  personnel  tout 
trouvé  pour  prendre  au  profit  de  l'État  la  direction  du  mouvement 
syndical.  C'était  généralement  un  personnel  jeune,  très  au  courant 
des  théories  agricoles,  connaissant  moins  bien  la  pratique,  et  peu 
familiarisé  avec  les  difficultés  de  l'exploitation  d'un  domaine.  Ses 
connaissances  commerciales  étaient  moindres  encore;  aussi  ne  s'agit- 
il  point  tout  d'abord  de  traiterdes  marchés,  mais  de  mettre  en  adju- 
dication les  engrais  nécessaires  aux  syndiqués  pendant  telle  ou  telle 
partie  de  Tannée,  c'était  un  peu  élastique.  Bref  les  professeurs  dé- 
partementaux d'agriculture  se  chargèrent  ou  mieux  furent  chargés 
de  la  fondation  des  syndicats  ;  et  nous  avons  tout  près  de  nous,  dans 
la  Mayenne,  un  syndicat  agricole  dont  le  président  est  le  professeur 
d'agriculture  du  département,  et  un  autre  dans  la  Vienne  dont  il 
est  le  secrétaire;  dans  la  Charente-Inférieure,  c'est  encore  la  même 
chose.  Ainsi  voilà  trois  syndicats  puissants,  les  deux  derniers  sur- 
tout, ceux  de  la  Vienne  et  de  la  Charente-Inférieure,  les  premiers 
de  France,  comptant  chacun  10,000  membres,  qui  ont  dans  leurs 
personnel  dirigeant  le  professeur  départemental  d'agriculture. 

Avec  son  système  de  centralisation  administrative,  l'Ëtat  ne  pou- 
vait guère  fonder  que  des  syndicats  départementaux.  Je  n'insiste 
pas  ici  au  reste  sur  leur  caractère  et  leur  but;  mais  il  m'est  bien 
permis  de  dire  que  ce  caractère  et  ce  but  ne  pouvaient  pas  être  les 
mêmes  que  ceux  des  fondations  privées.  On  sait  du  reste,  je  ne  dis 
pas  que  cela  soit  le  meilleur  système  de  gouvernement,  mais  en8n 
c'est  un  fait  qu'en  France  l'État  sait  quelquefois  se  boucher  à  temps 
les  oreilles  pour  ne  pas  entendre  les  réclamations  qu'il  ne  veut  pas 
écouter;  d'autres  fois  il  s'efforce  de  détourner  l'attention  des  plus 
importantes  en  écoutant  les  moindres.  Il  est  permis  d'affirmer  que 
la  fondation  des  syndicats  officiels  n'eut  pas  pour  but  d*aider  ces 
réclamations  et  ces  plaintes  à  voir  le  jour.  L'œuvre  syndicale  se 
réduisait  là  à  n'être  qu'une  œuvre  commerciale,  lorsqu'elle  n'était 
pas  une  œuvre  politique.  Je  ne  veux  pas  dire  que  Ton  y  faisait  de  la 
politique,  mais  cela  n'importe  pas,  si  l'on  y  faisait  de  la  concentra- 
tion. 

Le  besoin  d'union,  de  concorde,  de  paix  sociale,  l'importance 


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LE   SYNDICAT   AGRICOLE   DE  l'aNJOU.  <>55 

des  intérêts  agricoles  et  sociaux  menacés  exigeaient  autre  chose  ; 
et  c'est  ce  nouvel  ordre  d€  considérations  qui  détermina  des  pro- 
priétaires dévoués  à  poursuivre  des  fondations  diverses  par  leur 
nature  et  aussi  par  leurs  résultats.  Syndicats  communaux,  canto- 
naux, d'arrondissement,  départementaux,  les  neuf  années  qui 
viennent  de  se  passer  ont  vu  tout  éclore.  Et  nous  devons  examiner 
quels  sont  les  plus  prospères,  quels  sont  ceux  qui  rendent  le  plus 
de  services,  afin  de  déterminer,  s'il  est  possible,  le  modèle  le  plus 
parfait,  ou  au  moins  celui  qu'il  faut  adopter  dans  telle  ou  telle 
situation  particulière. 

Qu'on  nous  permette  de  prendre  nos  exemples  dans  la  région  de 
l'Ouest.  C'est  celle  que  nous  connaissons  le  mieux,  c'est  celle  où  se 
rencontrent  les  syndicats  sinon  les  mieux  organisés,  au  moins  les 
plus  puissants  et  les  plus  prospères;  c'est  celle  aussi  peut-être  où 
la  diversité  des  fondations  et  des  œuvres  entreprises  par  les  syn- 
dicats est  la  plus  considérable. 

Le  département  d'Indre-et-Loire  ne  possédait,  il  n'y  a  pas 
bien  longtemps  encore,  qu'un  syndicat  départemental,  qui  s'adres- 
sait surtout  aux  cultivateurs  gros  et  moyens  et  aux  propriétaires, 
de  sorte  que  la  majeure  partie  de  la  campagne  lui  échappait  et 
l'ignorait.  Peu  de  propriétaires  du  reste  dans  chaque  commune  ou 
plutôt  trop  de  propriétaires;  une  régioaoû  tout  le  monde  est  pres- 
que égal  non  seulement  civilement  et  politiquement,  mais  encore 
socialement  et  matérialement.  C'était  un  pays  difficile  à  remuer  ;  il 
fallait  pour  cela  un  journal  indépendant,  faisant  le  moins  possible 
de  politique,  ou  plutôt  ne  donnant  qu'une  revue  des  faits,  incolore, 
mais  parlant  avec  abondance  des  choses  agricoles.  Le  journal  fut 
fondé  il  y  a  deux  ans  par  un  homme  entreprenant  qui  sut  le  répan- 
dre un  peu  partout  dans  le  pays;  on  y  parlait  des  syndicats,  on  en 
démontrait  la  nécessité  dans  un  pays  qui  avait  à  fertiliser  ses  terres 
et  à  reconstituer  ses  vignobles.  Bref,  le  rédacteur,  M.  Dubois,  notre 
confrère,  fut  appelé  successivement  dans  presque  toutes  les  com- 
munes, y  fit  des  conférences  qui  se  terminèrent  presque  toujours 
par  la  fondation  d'un  syndicat  agricole  communal. 

On  conçoit  que  de  pareilles  fondations,  très  méritoires  assuré- 
ment, rencontrent  dès  le  commencement  de  leur  vie  de  sérieuses 
difficultés.  Il  faut  d'abord  constituer  un  bureau;  et  l'on  n'en  trouve 
pas  toujours  les  éléments,  au  moins  pour  un  bureau  actif  et  compé- 
tent. Si  l'on  veut  passer,  après  la  question  des  engrais,à  l'étude  deft 


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V". 


65f>  RÉUNION  ANNUELLE. 

questions  qui  intéressent  l'agriculture  ou  la  viticulture,  l'embarras 
est  plus  grand  encore.  On  a  beau  charger  le  maire  de  la  présidence, 
prendre  dans  le  conseil  le  reste  du  bureau,  il  y  a.  on  le  comprend, 
nombre  do  difRcuUés  qui  s'opposent  à  la  vie  syndicale,  et  dont  la 
première  est  l'impossibilité  d'avoir  un  bulletin,  parce  que  tout 
manque,  le  rédacteur»  la  matière  et  les  ressources  pour  le  faire  im- 
primer. Il  était  donc  absolument  nécessaire  de  former  dans  la 
Touraine  une  agrégation  syndicale  plus  nombreuse,  c'est-à-dire  de 
ré  un  il-  les  syndicats  communaux  au  syndicat  départemental.  L'es- 
sai vient  d'être  tenté;  et  j'espère,  sans  être  absolument  fixé  à  cet 
égard,  j'espère  qu'il  aura  réussi;  mais  il  faut  bien  constater  que 
cette  réunion  de  syndicats,  qui  ne  devait  pas  être  une  union  de  syn- 
dicats, présentait  au  point  de  vue  purement  légal  des  difTlcuUés 
spéciales. 

La  loi  en  effet  permet  les  unions  de  syndicats,  mais  leur  refuse 
la  personnalité  civile;  les  syndicats  peuvent  seulement  se  concerter, 
s'enlendre,  discuter  leurs  intérêts  communs;  au  besoin,  cela  est 
admis  au  moins,  sans  doute  en  vertu  de  la  continuité, l'union,  sans 
être  une  personne  morale,  peut  charger  l'un  d'eux  de  fournir  aux 
autres  les  engrais  dont  ils  ont  besoin  ;  mais  la  loi  interdit  formelle- 
ment aux  syndicats  de  s'unir  entre  eux  sous  l'hégémonie  d'un  syn- 
dicat départemental  sans  être  absorbés  par  lui;  il  n'y  a  pas  de  syn- 
dicat de  syndicats,  cela  est  illégal.  On  comprend  qu'il  y  a  lÀ  une 
difficulté  pour  la  fondation  des  syndicats  communaux  qui  ne  peuvent 
choisir  qu'entre  l'incorporation  au  syndicat  départemental,  c'esl-à- 
dire  la  mort,  ou  la  juxtaposition  avec  lui  par  le  moyen  d'une  union, 
organe  spécial  et  nouveau  à  fonder. 

La  Sarthe  est  la  région  privilégiée  des  syndicats  cantonaux.  Il  y 
en  a  ailleurs,  dans  l'Anjou  notamment;  mais  ils  sont,  quant  à  pré- 
sent au  moins,  entièrement  indépendants  l'un  de  l'autre.  Il  y  a  du 
reste  dans  la  Sarthe  un  syndicat  départemental  ofïlciel,  absolument 
indépendant  des  syndicats  cantonaux  dont  je  parle.  Ceux-ci  sont 
(les  syndicats  fondés  par  des  propriétaires,  comprenant  déjà  un 
nombre  important  de  membres,  5  ou  6,000  peut-être  tous  ensem- 
ble, au\(|uels  ils  fournissent  des  quantités  considérables  d'engrais, 
<e  qui  s'explique  facilement  par  la  pauvreté  du  sol  du  pays;  ils 
n'ont  point  du  tout  d'attaches  officielles  ;  mais  ce  qu'il  y  a  de 
remarquable  dans  leur  organisation,  c'est  qu'ils  soni  réunis  non 
pas  par  une  union,  mais  par  une  administration  spéciale,  adminis- 


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LK   SYNDICAT    AGHICOf.t:    DE   LANJOU.  ()57 

tration  qui  traite  les  marchés  d'engrais  pour  le  compte  de  la  col- 
lectivité et  qui  rédige  un  bulletin  commun  à  tous  les  syndicats. 

Les  syndicats  cantonaux  de  la  Sarthe  ne  se  sont  pas  concertés 
pour  l'élude  des  questions  agricoles  ou  économiques  qui  intéres- 
sent la  collectivité,  ils  n'ont  pas,que  je  sache,de  réunions  générales 
où  ces  intérêts  communs  seraient  discuté^  et  il  ne  pourraient  en 
avoir  sans  avoir  formé  une  union  avec  les  formalités  /égales  ordi- 
naires; mais  ils  ont  pu  se  donner  une  administration  commune 
chargée  seulement  de  la  partie  extérieure  de  leurs  affaires,  tout 
comme  ils  pouvaient  prendre  un  imprimeur  commun  pour  leur 
imprimer  un  bulletin  commun  ou  un  courtier  commun  pour  traiter 
leurs  achats. 

Aussi  les  syndicats  de  la  Sarthe  revendiquent  avec  énergie  leur 
indépendance  cantonale;  leur  bulletin  commun  donne  pour  chacun 
d'eux  les  annonces  et  les  avis  particuliers,  les  comptes  rendus  spé- 
ciaux de  leurs  réunions;  ce  ne  sont  point  des  syndicats  unis  mais 
des  syndicats  juxtaposés.  Et,  si  l'on  veut  me  pardonnerune  compa- 
raison, ils  ressemblent  assez  aux  voyageurs  de  nos  express  mo- 
dernes, qui  peuvent  à  leur  gré  circuler  tout  le  long  du  train  et 
notamment  prendre  leurs  repas  au  wagon-restaurant  tout  en  voya- 
geant à  leur  gré  en  première,  en  seconde,  ou  en  troisième  classe. 

Je  laisse  de  côté  les  syndicats  d'arrondissement  quoiqu'ils  soient 
très  nombreux  en  France,  et  quelques-uns  très  florissants  ;  mais  il 
me  faut  bien  constater  que,  dans  notre  région  de  l'Ouest,  les  syn- 
dicats d'arrondissement  n'ont  pas  pris  pied.  Celte  organisation 
spéciale,  tout  comme  l'organisation  cantonale  d'ailleurs,  s'est 
trouvée  liée  suivant  les  lieux  à  une  organisation  agricole  qui  exis- 
tait avant  elle,  celle  des  comices  et  des  sociétés  d'agriculture,  de 
telle  sorte  que  sur  un  grand  nombre  de  points  du  territoire  il  s'est 
formé  des  syndicats  du  comice  du  canton  de,..,  ou  delà  société 
d'agriculture  de  l'arrondissement  de...,le  bureau  du  syndicat  se  con- 
fondant avec  celui  du  comice  ou  de  la  société  agricole.  Il  y  avait  là 
une  forme  non  pas  ofïicielle  assurément,  mais  dans  bien  des  cas 
semi-officielle  de  l'organisation  syndicale;  et  si  nous  avons  dans  la 
région  de  l'Ouest  beaucoup  de  syndicat3  agricoles  cantonaux,  il  n'y 
a  à  ma  connaissance  que  la  Vienne  qui  nous  présente  des  exem- 
ples de  syndicats  d'arrondissement,  demeurés  du  reste  plus  ou 
moins  impuissants  en  présence  du  syndicat  départemental  officiel. 

Il  n'y  a  pas  heureusement  que  des  syndicats  départementaux  offl- 


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658  RÉUNION   ANNUELLE. 

ciels;  et  notre  région  de  rOuest,notamment,  nous  présente  des  syn- 
dicats départementaux  privés  dans  la  Loire-Inférieure,  dans  la 
Vendée,  dans  les  Deux-Sèvres,  dans  la  Vienne  même,  quoique  moins 
prospère,  dans  l'Indre-et-Loire,  dans  la  Sarthe  et  dans  l'Anjou. 

Qu'on  nous  permette  d'insister  Un  peu  sur  l'organisation  du  syn- 
dicat agricole  d'Anjou,  qui  nous  semble  appelé  à  un  brillant  ave- 
nir, non  pas  par  suite  de  telle  ou  telle  circonstance  purement  acci- 
dentelle, comme  celle  d'une  direction  administrative  suffisamment 
compétente,  mais  par  suite  de  son  organisation  même,  et  de  la 
pensée  qui  a  présidé  à  sa  fondation  et  à  ses  développements.  Le 
président,  M.  le  comte  de  la  Bouillerie,  et  les  membres  du  bureau, 
ses  collaborateurs,  ont  été  unanimement  d'avis  qu'un  syndicat 
agricole  ne  pouvait  prospérer  que  par  le  dévouement  des  proprié- 
taires aux  classes  moyenne  et  inférieure  vouées  à  la  culture  de  la 
terre,  à  la  classe  des  fermiers  et  des  métayers  et  à  celle  des 
ouvriers  agricoles. 

Un  tel  dévouement  ne  pouvait  avoir  pour  origine  que  Tobligalion 
morale  et  sociale  des  propriétaires  de  s'occuper  de  leurs  fermiers, 
de  défendre  leurs  intérêts,  c'est-à-dire  leur  travail,  de  les  éclairer, 
de  les  instruire,  il  avait  sa  source  dans  la  religion:  Orticê  et aratro, 
telle  était  la  devise  du  sj'ndicat  agricole  d'Anjou,  devise  que  ses 
fondateurs  mettaient  résolument  en  pratique.  Ce  dévouement  pra- 
tique, cela  est  évident,  ne  trouvait  pas  à  s'exercer  au  moins  d'une 
manière  assez  spéciale  dans  un  syndicat  départemental.  En  dehors 
des  membres  du  bureau  et  de  la  chambre  syndicale,  il  n'y  avait 
guère  de  place  dans  la  centralisation  départementale  pour  le  dé- 
vouement local  des  propriétaires.  Pour  faire  connaître  aux  culti- 
vateurs les  bienfaits  du  syndicat  et  surtout  l'association  syndicale, 
pour  leur  faire  sentir  le  lien  nouveau  qui  les  unissait  sans  les 
enchaîner,  il  est  vrai,  il  fallait  bien  des  subdivisions  locales,  des 
unités  syndicales,  si  je  puis  m'exprimer  ajnsi  ;  et  l'unité  syndicale 
fut  la  paroisse  ;  le  syndicat  d'Anjou  fut  dès  son  origine  subdivisé 
en  sections  paroissiales  prévues  par  les  statuts.  Un  mot  ici  sur  lé 
nom  :  pourquoi  sections  paroissiales  plutôt  que  sections  commu- 
nales? Voilà  qui  épouvante,  paraît-il,  un  certain  nombre  de  bonnes 
volontés;  quelques-uns  y  voient  déjà  le  spectre  terrible  et  si 
envahissant  du  cléricalisme.  Il  est  bon  de  dire  qu  il  n'y  a  rien  de 
tout  cela;  la  paroisse  est  une  unité  tout  aussi  bien  que  la  com- 
mune ;  c'est  même  une  unité  beaucoup  plus  ancienne,  puisque  la 


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LE   SYNDICAT  AGRICOLE  DE  l' ANJOU.  659 

commune  rurale  ne  remonte  guère  qu'à  i789.D'aulre  part,si  le  cléri- 
calisme a  la  réputation  imméritée  d'être  envahissant,  la  commune, 
elle,  est  envahie,  elle  n'est  plus  autonome;  le  maire  . devient  de 
plus  en  plus  un  agent  du  pouvoir  central,  l  surtout  où  le  maire 
est  un  simple  cultivateur,  peu  au  courant  de  ses  droits  et  des  né- 
cessités de  la  vie  communale,  qui  n'est  encore  en  France,  que  vir- 
tuelle. L'association  communale  n'existe  presque  plus  en  France  ;  et 
Télahlissement  de  la  commune  a  presque  partout  fait  mourir  la 
communauté.  Dès  lors  pourquoi  essayer  de  créer  dans  le  syndicat 
un  lien  communal  qui  n'existe  plus  dans  la  commune,  et  qui  a  le 
grand  inconvénient  de  donner  à  la  nouvelle  fondation  la  couleur 
d'une  dépendance  administrative.  A  moins  de  créer  un  mot  nou- 
veau, il  fallait  donc  bien  adopter  celui  de  section  paroissiale,  c'est 
ce  qui  a  été  fait  et  du  reste  pour  une  autre  raison  encore,  car  enfin 
il  était  permis  de  donner  aux  sections  la  môme  forme  qu'au  syn- 
dicat lui-même.  Le  syndical  est  chrétien,  la  section  doit  l'être 
aussi  ;  elle  ne  peut  pas  comprendre  d'ennemis  du  nom  chrétien, 
elle  a  un  patron,  l'un  des  saints  fondateurs  de  notre  agriculture 
française  et  angevine.  Mais  elle  conserve  son  indépendance  ;  elle  a 
pour  président  un  propriétaire  délégué  par  le  bureau  central  ;  et 
elle  élit  elle-même  son  vice-président,  généralement  un  cultiva- 
teur, son  secrétaire, son  trésorier;  elle  se  réunit  cinq  ou  six  fois  par 
an  ;  et  Ton  comprend  qu'il  y  a  là  pour  les  cultivateurs  des  occa- 
sions, qui  finiront  par  être  recherchées,  de  causer  de  leurs  affaires, 
de  renaître  à  la  vie  agricole  qui  n'est  pas  seulement  une  vie  de 
travail,  mais  aussi  une  vie  de  transformation,  dç  se  concerter  pour 
la  défense  de  leurs  intérêts,  et  de  créer  un  mouvement  de  réfor- 
malion  agricole,  toutes  les  fois  qu'ils  ne  reçoivent  pas  à  temps 
rimpulsion  du  bureau  central.  Il  y  a  là,  on  le  comprend,  un  moyen 
très  efïlcace  de  leur  apprendre  à  vivre  en  agriculteurs.  C'est  un 
apprentissage  à  faire,  apprentissage  qui  sera  long,  mais  qui  se  fera 
certainement  ;  il  s'agit  d'apprendre  au  peuple  français  à  aimer 
autant  l'indépendance  d'autrefois  qu'il  a  aimé  depuis  un  siècle  la 
direction  du  pouvoir  central. 

Les  corporations  agricoles  d'autrefois,  les  communautés  étaient 
aussi  des  frairies,  c'est-à-dire  des  associations  religieuses;  et  les 
fondateurs  du  syndicat  d'Anjou  se  sont  demandé  s'il  ne  convien- 
drait pas  de  les  rétablir,  de  faire  de  la  constitution  de  la  frairie 
une  condition    de    la  fondation  de  la  section.  Il  y  a  sûrement 


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660  RÉUNION   ANNUKLLE. 

loule  une  partie  de  l'Anjou  où  il  n'y  aurait  pas  eu  grand  inconvé- 
jiient  à  procéder  ainsi.  Dans  le  Craonnais,  dans  la  Vendée,  il 
aurait  suffi,  pour  que  ce  rétablissement  Tût  possible,  que  la  loi  ne 
s*y  opposât  pas,  que  Tensemble  de  notre  législation  n^eût  pas  prescrit 
aux  syndicats  de  laisser  la  religion  à  la  porte  de  l'association. 
4ntroduire  la  religion  en  quelque  sorte  de  force  dans  une  fondation 
qui  l'excluait  pour  rester  légale,  était  dangereux;  c*était  s'exposer 
à  la  dissolution,  c'était  peut-être  exciter  les  ennemis  des  syndicats, 
et  ils  sont  nombreux,  aussi  bien  parmi  les  hommes  politiques  que 
parmi  les  économistes  et  les  négociants,  à  demander  l'abrogation 
d'une  loi  qui  leur  portait  ombrage.  Aussi  les  fondateurs  de  notre 
syndicat  s'en  sont-ils  tenus  au  minimum  de  religion  que  la  loi  ne 
peut  leur  contester,  à  savoir,  une  messe  annuelle,  que  beaucoup 
de  nos  comices  subventionnés  par  l'État  font  célébrer  le  jour  de 
leur  concours.  Us  y  ont  ajouté  l'obligation  pour  les  membres  des 
syndicats  de  ne  pas  faire  travailler  le  dimanche,  défense  qui  est 
aussi  absolument  légale,  et  du  reste  complètement  d'accord  avec 
ce  mouvement  qui  parait  entraîner  tout  ce  qu'il  y  a  de  sensé  et  de 
travailleur  dans  le  pays,  en  dehors  bien  entendu  des  catholiques, 
à  l'observation  du  repos  dominical.  Jusque-là  rien  de  bien  tranché, 
voici  qui  Test  un  peu  plus  :  chaque  section  paroissiale  se  met  sous 
le  patronage  d'un  saint. 

Ces  dispositions  de  nos  statuts  ont  eu,  à  ce  qu'il  me  semble,rap- 
probation  de  la  réunion  d'Angers,  qui  a  exprimé  l'idée  qu'il  eût 
été  difficile,  en  présence  des  tendances  légales  et  extra-légales, de 
faire  aujourd'hui  davantage  ;  mais  si  le  syndicat  et  sa  section,  pour 
rester  sur  le  terrain  légal,  doivent  se  borner  à  l'étude  des  faits  éco- 
nomiques et  au  domaine  des  intérêts  matériels,  il  n'est  pas  interdit 
à  ses  membres  de  former  à  côté  d'eux  des  associations  religieuses, 
de  n'y  recevoir  que  des  syndiqués  et  d'inviter  tous  les  syndiqués  à 
en  faire  partie.  La  religion  doit  rester  à  peu  près  en  dehors  du  syn- 
dicat; mais  il  n'est  point  interdit  aux  syndiqués  de  la  pratiquer  et 
de  se  réunir  pour  cela.  C'est  ce  qui  se  fait  déjà  dans  quelques-unes 
de  nos  sections  et  ce  qui  se  fera  de  plus  en  plus,  il  faut  l'espérer. 

Au  point  de  vue  du  fonctionnement,  la  section  paroissiale  n'a 
pas  une  gestion  particulière,  elle  encaisse  les  cotisations  de  ses 
membres,  elle  l'a  fait  jusqu'ici  au  moins,  elle  transmet  par  le 
secrétaire  les  ordres  d'engrais,  de  manière  à  pouvoir  les  réunir  eu 
wagons  complets.  Quelquefois,  le  secrétaire  reçoit  pour  laréparti- 


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LE  SYNDICAT  AGRICOLE  DE  l'aNJOU.  661 

lion  une  faible  indemnité;  et  il  y  a  là  alors  l'embryon  d'un  dépôt 
d*engrais,  qui  se  crée  peu  à  peu,  de  sorte  que  dans  le  canton  de 
Beaupréau,  beaucoup  de  nos  sections  paroissiales  ont  des  dépôts; 
mais  cela  est  loin  d'être  général  fort  heureusement.  Quant  aux  frais 
d'administration,  ils  sont  alloués  aux  sections  sur  état  par  notre 
bureau  central.  Les  sections  ne  les  perçoivent  pas  elles-mêmes, 
encore  moins  ont-elles  une  caisse  indépendante,  ce  qui  du  reste  ne 
serait  pas  légal. 

Dans  quelques  points,  cependant,  l'existence  d'un  dépôt  impor- 
tant, créé  dès  l'origine  du  syndicat  et  administré  par  une  commis- 
sion locale,  a  permis  à  certaines  sections,  à  l'aide  de  faibles  majo- 
rations, de  se  créer  un   boni  qui  leur  permet  d'assurer  le  bon 
Fonctionnement  du  dépôt  en  dehors  de  la  surveillance  de  l'admi- 
nistration du  syndicat.  L'extension  de  ces  commissions  locales  est 
évidemment  désirable  au  point  de  vue  social;  il  y  a  là  encore  un 
moyen  d'initier  les  cultivateurs  intelligents  aux  bienfaits  de  l'asso- 
ciation, et  d'en  faire  pénétrer  par  eux  la  connaissance  au  cœur 
même  de  nos  campagnes.  Le  syndicat  se  borne  à  exercer  sur  la 
comptabilité  de  ces  dépôts  une  surveillance  destinée  à  empêcher  le 
boni  de  grossirjusqu'à  former  une  caisse  particulière  ;  quant   à  pré- 
sent ilneconstitue  qu'une  provision  pour  frais  généraux  imprévus. 
On  comprend  que  l'existence  de  ces  dépôts  est  liée  à  celle  de 
sections  plus  importantes,  établies  aux  cantons  et  qui  prennent  le 
nom  de  sections  cantonales.  Celles-là  étaient  dans  l'origine  desti- 
nées à  réunir  les  sections  paroissiales  du  même  canton,  à  leur  per- 
mettre d'étudier  de  concert  leurs  intérêts  purement  locaux,  à  favo- 
riser la  création  d'institutions  locales  de  bienfaisance,  d'assurances 
et  même  de  crédit  mutuel.  Mais  jusqu'à  présent  la  nécessité  des 
fondations   locales  a  obligé  le  syndicat,  suivant  les    ressources 
qu'il  trouvait  sur  place   et  les  oppositions  qu'il  avait  à  vaincre,  à 
fonder  tantôt  des  sections  cantonales,  tantôt  des  sections  parois- 
siales; et  il  n'y  a  qu'un  seul  canton,  celui  de  Segré,  où  M.  de  Ville- 
bois  a  pu  créer  une  organisation  méthodique,  et  où  quatre  ou  cinq 
sections  paroissiales  reçoivent  l'impulsion  de  la  section  cantonale 
tout  eâ  conservant  leur  vie  locale. 

Terminons-en  rapidement  avec  les  services  actuels  du  syndical 
d'Anjou  et  ses  moyens  d'action,  pour  jeter  ensuite  un  coup  d'œil 
sur  l'avenir  des  syndicats  et  les  services  de  tout  ordre  qu'ils  peuvent 
rendre  au  pays. 


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66â  KéUNION   ANNUELLE. 

Le  premier  service  et  le  plus  important  est  la  vente  des  engrais  : 
la  plus  grande  partie  des  syndicats  servent  seulement  d'intermé- 
diaires à  leurs  membres  pour  Tachât  des  engrais  :  ils  traitent 
d'avancé  avec  un  ou  plusieurs  fabricants  pour  toutes  les  matières 
fertilisantes  nécessaires  à  leurs  syndiqués  pendant  un  ou  plusieurs 
semestres.  Le  fabricant  expédie  directement  et  facture  directement 
aux  syndiqués;  enBn  et  surtout  il  encaisse  directement.  Le  syndical 
transmet  seulement  Tordre,  et  vérifie  la  qualité  de  la  marchandise. 
Cette  méthode  a  de  grands  avantages;  la  comptabilité  est  à  peu 
près  nulle  ;  et  si  avec  cela  le  syndicat  ne  comprend  que  peu  de 
membres,  quelques  gros  cultivateurs  seulement,  il  peut  être  admi- 
nistré très  économiquement.  Le  malheur  est  qu'il  ne  remplit  pas 
son  but,  et  que  toute  extension,  toute  pénétration  au  cœur  de  la 
campagne  lui  est  interdite.  Cette  nécessité  de  mettre  en  quelque 
sorte  Tengrais  à  la  portée  des  cultivateurs  nous  obligeait  dès  les 
commencements  du  syndicat  à  créer  quelques  dépôts  qui  se  sont 
bien  étendus  depuis,  puisque  nous  en  comptons  aujourd'hui  vingt- 
deux  ;  mais  ces  dépôts  ne  peuvent  être  approvisionnés  que  par  le 
syndicat  qui  se  substitue  ainsi  aux  fournisseurs.  La  plus  grande 
partie  de  la  marchandise  étant  vendue  par  les  dépôts,  on  comprend 
lextension  importante  qui  en  résuUe  pour  la  comptabilité.  De  cette 
extension  est  née  encore  une  autre  modiQcation  de  la  manière 
habituelle  de  procéder  :  les  expéditions  de  détail  qui  étaient  faites 
autrefois  par  les  fournisseurs  sont  faites  aujourd'hui  par  le  dépôt 
central.  Il  en  résulte  une  économie  pour  nos  syndiqués  et  aussi 
pour  le  syndicat  ;  enfin  une  autre  économie  résulte  encore  du  mode 
de  paiement  de  nos  fournisseurs  qui  a  fréquemment  lieu  à  Angers. 
Mais  on  comprend  que  cela  nous  oblige,  non  pas  à  transformer 
notre  syndicat  en  maison  de  commerce,  mais  à  Tadministrer  d'une 
manière  commerciale.  11  ne  nous  suffît  plus  d'un  employé  pour 
passer  les  ordres,  il  faut  un  comptable  et  un  caissier  pour  suivre 
toutes  les  opérations.  Si  Ton  considère  en  plus  les  nécessités  d'une 
tenue  eijacte  des  registres  sociaux,  sur  lesquels  on  note  les  entrées, 
250  par  ^lois,  et  les  sorties  des  membres,  les  paiements  des  cotisa- 
tions, la  composition  des  sections,  et  enfin  le  travail  matériel  néces- 
saire pour  faire  6,000  quittances  accompagnées  de  bordereaux  et 
les  suivre  par  la  correspondance  toutes  les  fois  qu'il  y  a  des  diffi- 
cultés, on  comprend  que  cette  besogne  exige  un  employé  supplé- 
mentaire, de  sorte  que  notre  personnel  se  compose  à  Theure  qu'il 


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LE   SYNDICAT  AGRICOLE   DK   l'aNJOU.  663 

est  d'un  directeur,  de  quatre  et  même  cinq  employés  et  un  garde- 

T        magasin  chargé  des  expéditions.  G^est  un  gros  personnel,  mais  il 

^        est  nécessaire  pour  ies  affaires  actuelles  et  le  développement  con- 

'         tinu  du  syndicat. 

I  Car,  outre  le  service  commercial,  nous  avons  à  Angers  le  service 

de  la  propagande,  qui  est  important  et  qui  se  fait  autant  par  la 

'  correspondance  avec  les  propriétaires  en  tenant  compte  des  pro- 
grès réalisés  chaque  mois,  que  par  des  conférences  aux  cultiva- 
teurs. Cest  ainsi  généralement  que  se  forment  nos  sections  :  nous 
avons  dans  une  commune  un  noyau  de  six  ou  sept  cultivateurs  syn- 

^         diqués;  nous  leur  faisons  travailler  la  population,  nous  nous  met- 
tons en  relation  avec  un  propriétaire  destiné  à  devenir  hî  président 
de  section,  et  une  conférence  amène  la  fondation  de  la  section  ou 
bien  en  suit  l'érection. 
Ces  conférences  nous  amènent  à  parler  d*un  autre  ordre  de  ser- 

;  vices  du  syndicat  d'Anjou,  le  service  de  renseignements  et  d*enséi- 
goemenl.  11  nous  est  permis,  en  présence  des  résultats  obtenus, 

■  d'affirmer  que  nous  avons  créé  en  Anjou  un  enseignement  agricole 
fort  supérieur  à  l'enseignement  officiel  et  qui  depuis  un  an  qu'il 
existe,  porte  déjà  des  fruits;  en  1892,  en  effet,  il  a  été  fait  aux  culli- 
vateurs  plus  de  40  conférences,  et  depuis  le  commencement  de 
1893,  30  sur  des  sujets  variés  suivant  que  nous  nous  adressons  à 
un  auditoire  plus  ou  moins  intelligent  et  plus  ou  moins  habitué  aux 
questions  agricoles.  Si  Ton  ajoute  à  ces  conférences  celles  du 
samedi  et  des  jours  de  foire,  et  le  cours  supérieur  d'agriculture  de 
l'université  catholique  qui  a  fourni  au  conférencier  la  matière  de  ses 

[  conférences  et  contribué  ainsi  pour  sa  bonne  part  k  l'extension  de 
rinstruclion  agricole  en  Anjou,  on  aura  une  idée  des  progrès  qui 
ont  été  réalisés  en  ce  sens  depuis  deux  ans.  Mais  ce  n'est  pas  tout  : 
il  fallait  fixer  ces  idées,  les  faire  pénétrer  dans  l'esprit  des  culti- 
vateurs. Les  conférences  ne  suffisent  pas  pour  cela  ;  il  leur  faut  un 
canevas  sur  lequel  ils  puissent  raisonner  et  travailler,  qui  leur  rap- 
pelle au  moment  favorable  les  engrais  convenables  à  chaque 
plante  et  qui  leur  dise  à  l'occasion  les  méthodes  de  cultiver  ou  de 
soigner  le  bétail  reconnues  les  meilleures,  qui  les  mette  en  garde 
contre  les  troubles  atmosphériques,  en  un  mot  qui  leur  donne 
des  idées  ou  mieux  qui  change  un  peu  le  cours  de  celles  qu'ils 
avaient  autrefois.  Tel  a  été  le  but  de  la  fondation  du  journal  hebdo- 
madaire. 


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""-iiW.fl 


664  RÉUNION   ANNUELLE. 

Nous  avions  déjà  un  journal  mensuel  ;  celui-ci  est  un  journal 
social  où  nous  donnons  les  communications  du  bureau,  la  chroni- 
que I  syndicale  et  particulièrement  celle  des  sections,  où  noos 
étudions  les  questions  qui  se  rattachent  à  notre  développement  à 
venir  ;  mais  en  fait  de  questions  agricoles,  il  ne  contiendra  plus 
guère  que  les  communications  de  nos  syndiqués.  C'est  le  journal 
hebdomadaire  qui  est  le  journal  professionnel;  el, chose  étrange 
dans  un  pays  comme  l'Anjou,  où  un  grand  nombre  de  cultivateurs 
de  cinquante  ans  ne  savent  pas  lire,  notre  journal  hebdomadaire, 
qui  n'est  pas  gratuit  comme  le  mensuel,  dont  il  faut  payer  l'abonne- 
ment 1  franc  par  an,  réunit  déjà  3,500  abonnés;  et  il  fait  des  pro- 
grès parmi  ceux  de  nos  syndiqués  qui  l'avaient  tout  d'abord  refusé. 
L'apparition  de  cet  organe  nouveau  n'a  fait  du  reste  aucun  tort  à  la 
presse  départementale  hebdomadaire,  qui  nous  emprunte  des 
articles,  et  contribue  ainsi  avec  nous  à  l'expansion  de  la  science 
cl  de  la  pratique  agricoles  raisonnées. 

On  sent  bien  qu'un  journal  hebdomadaire  qui  ne  comprendrait 
que  des  articles  agricoles  ne  serait  pas  intéressant,  même  pour  des 
cultivateurs;  nous  l'avons  complété  par  un  bulletin  commercial 
d'abord. 

il  i>'y  a  là  rien  de  bien  neuf;  et  tous  les  journaux  donnent  au- 
jourd'hui plus  ou  moins  les  cours  commerciaux.  Mais  il  faut  cons- 
tater qu'ils  ne  sont  pas  en  général  bien  placés  pour  les  donner  exac- 
tement. Quant  à  nous,  nous  n'avions  qu'un  moyen  de  les  connaître 
mieux,  et  surtout  de  nous  rendre  compte  des  tendances  du  marché, 
c'était,  après  nous  être  mis  en  communication  avec  la  meunerie  du 
rayon,  de  nous  mettre  en  quelque  sorte  en  relation  avec  le  com- 
merce international  des  grains,  de  suivre  avec  le  plus  grand  soin 
non  seulement  les  fluctuations  des  cours  mais  les  fluctuations  des 
stocks,  les  nouvelles  des  récoltes,  les  nouvelles  météorologiques; 
c'est  ce  que  nous  avons  fait,  et  c'est  ainsi  que  nous  sommes  arri- 
vés à  prévoir  les  variations  en  baisse  et  en  hausse  avec  une  exacti- 
tude qui  a  déjà  rendu  des  services  à  plus  d'un  de  nos  lecteurs. 

Restait  l'ordre  de  services  moraux  et  sociaux  qui  est  le  but  di» 
la  création  du  syndicat  d'Anjou.  Les  questions  économiques  et 
sociales, et  même  morales  et  religieuses,  d'où  dépendent  chez  tous 
les  peuples  la  prospérité  agricole,  ne  sont  point  traitées  avec  de 
grands  détails  dans  notre  bulletin  hebdomadaire;  mais  elles  y  oni 
leur  place,  et  autant  que  possible  sous  la  forme  d'actualilés,desorle 


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^ym^ 


LE   SYNDICAT   AGRICOLE   DE  L'aNJOU.  665 

que,  sans  que  nous  fassions  de  la  politique,  nos  lecteurs  sont  tenus 
au  courant  du  mouvement  politique.  En  un  mot,  nous  avons  tâché 
de  faire  un  journal  à  peu  près  complet  pour  une  certaine  catégorie 
de  lecteurs. 

On  comprend  que  ces  progrès,  ces  études,  cet  enseignement  nous 
ont  attiré  les  sympathies  d*un  grand  nombre  de  propriétaires. 
Beaucoup  d'entre  eux  s'étaient  bornés  tout  d'abord  à  nous  donner 
une  adhésion  platonique,  c'est-à-dire  à  nous  verser  une  cotisation 
qui  n'était  en  somme  qu'un  encouragement.  Heureusement  elle 
nous  a  aidés  à  les  encourager  eux-mêmes,  à  les  faire  entrer  dans  le 
mouvement  social;  et  maintenant,  soit  par  la  force  de  l'exemple, 
soit  par  persuasion,  soit  par  Tentrainement  de  la  vie  syndicale,  ils 
viennent  à  nous,  nous  amenant  de  nouvelles  recrues  et  fondant  de 
nouvelles  sections; il  devenait  nécessaire  d'étendre  et  de  régula- 
riser ce  mouvement  et  d'intéresser  davantage  les  propriétaires  à  nos 
études  en  les  faisant  participer  à  nos  succès.  C'est  là  le  but  de  notre 
dernière  fondation,  qui  est  due  à  l'initiative  de  notre  dévoué  secré- 
taire général,  M.  le  comte  de  Geoffre.  Je  veux  parler  de  l'éta- 
blissement de  commissions  spéciales  chargées  d'étudier  les  ques- 
tions qui  intéressent  le  syndicat  et  l'agriculture  locale. 

Ces  commissions  ont  définitivement  fonctionné  à  notre  assemblée 
générale  du  mois  de  juin  ;  elles  ont  dressé  leurs  programmes  ; 
et  il  y  en  a  une  parmi  elles,  la  section  d'économie  agricole,  qui  est 
chargée  d'étudier  toutes  les  questions  et  toutes  les  fondations  nou- 
velles qui  peuvent  rentrer  dans  le  domaine  syndical,  qui  se  mettra 
en  relation  avec  notre  Union  de  l'Ouest  fondée  par  M.  le  comte  de 
la  Bouillerie  et  comprenant  les  cinq  départements  de  la  Loirc-ïn- 
férieure,  la  Vendée,  le  Maine-et-Loire,  la  Sarthe  etla  Mayennt*.  U 
faut  attendre  beaucoup  pour  l'avenir  du  syndicat,  pour  l'intérêt  de 
nos  réunions  générales  et  cantonales  qui  deviendront  peut-être  des 
réunions  d'arrondissement,  il  faut  attendre  beaucoup  de  rétablis- 
sement de  ces  commissions  ;  il  faut  surtout  en  attendre  beaucoup 
pour  le  développement  de  l'initiative  et  des  études  des  proprié- 
taires. 11  y  a  là  un  aliment  à  leur  activité  qui  ne  peut  produire  pour 
le  syndicat  comme  pour  eux-mêmes  que  d'excellents  résultats. 
.  Est-ce  à  dire  qu'il  ne  nous  reste  plus  qu'à  attendre  le  développe- 
ment normal  de  nos  fondations  de  tout  ordre?  Ce  serait  peu,  ce 
serait  même  indigne  d'une  institution  qui  a  conscience  d'être  un 
instrument  de  défense  sociale, de  paix  et  de  concorde,  et  qui  tient  à 

La  Réf.  Soc,  1«'  novembre  1893.  3«  sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  caL),  43. 


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H66  RÉUNION   ANNUELLE. 

lionneur  de  promouvoir  le  progrès  matériel  el  moral  de  Tagricul- 
lure  en  Anjou. 

Le  progrès  moral,  nous  Tobtiendrons  par  le  maintien  des  liens 
sociaux  qui  unissent  ici^  grâces  à  Dieu^  les  diverses  classes 
agricoles,  le  propriétaire  et  le  fermier;  nous  l'obtiendrons  parla 
défense  de  nos  droits  de  cultivateurs  et  de  pères  de  famille  ;  el, 
quant  au  progrès  matériel,  il  ne  consiste  pas  seulement,  cela  est  de 
toute  évidence,  à  augmenter  notre  production,  à  produire  plus 
économiquement.  De  ce  côté  de  grands  progrès  ont  été  réalisés, 
de  plus  grands  seront  réalisés  sous  p^u:  mais  il  faut  aussi  bien 
vendre  ses  produits,  diminuer  le  nombre  et  les  bénéfices  des  inter- 
médiaires pour  la  vente.  Les  syndicats  doivent  évidemment  aider 
leurs  membres  à  vendre  leurs  produits  et  aussi  les  aider  à  acheter 
les  matières  dont  ils  ont  besoin  pour  Tentretieu  de  la  fertilité  de 
leurs  terres,  les  aider  non  plus  seulement  par  le  bon  marché,  par 
les  renseignements,  par  la  garantie  d'analyse,  mais  encore  et  sur- 
tout par  le  crédit.  Les  syndicats,  pour  être  en  mesure  de  rendre  à 
leurs  membres  tous  les  services  qu'ils  ont  droit  d'en  attendre,  doi- 
vent donc  créer  à  côté  d'eux  des  sociétés  coopératives  de  crédit, 
de  production  et  de  consommation. 

Ces  créations  ont  donné  lieu  depuis  quelques  années  à  d'impor- 
tantes discussions.  11  s'agissait  de  savoir  si  les  syndicats  devaient 
devenir  eux-mêmes  des  sociétés  de  crédit,  ou  s'ils  devaient  les 
créer  à  côté  d'eux  et  sous  leur  patronage.  La  transformation  des 
syndicats  en  sociétés  de  crédit  ou  même  en  coopératives  était 
impossible  sous  le  régime  de  la  loi  de  1884.  Cette  loi  en  effet  ne 
considère  point  du  tout  les  syndicats  comme  des  associations  com- 
merciales; elle  leur  nie  au  contraire  ce  caractère  :  et  cela  est  fort 
heureux.  Les  syndicats  professionnels  ne  sont  que  des  associations 
économiques;  par  extension,  ils  se  sont  occupés  de  la  vente  des 
engrais  comme  intermédiaires  gratuits;  par  extension  encore  ils  ont 
pu  conclure  des  marchés  fermes  et  répartir  eux-mêmes  les  mar- 
chandises; les  encaissements  de  factures  par  les  syndicats  sont 
sinon  des  opérations  illégales  au  moins  des  opérations  extrâ- 
légales.  11  ne  peut  point  y  avoir  en  effet  de  société,  je  ne  dis  pas 
commerciale,  mais  simplement  faisant  des  achats  et  des  ventes 
sans  un  capital  et  sans  une  responsabilité  des  associés,  au  moins 
jusqu'à  concurrence  du  capital  souscriL 
-    C'est  à  cause  de  cela  qu'un  projet  de  M.  Méline^  discuté  Tannée 


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LE    SYXDICAT   AGRICOLE   DE    l'aNJOU.  667 

dernière,  transformait  les  syndicats  en  véritables  sociétés  dé  crédit. 
Je  dis  <(  transformait  »  parce  que  les  syndicats  n'étaientpas  laissés 
libres  par  le  projet  de  se  transformer  ou  de  ne  passe  transformer; 
il  fallait  se  transformer  ou  cesser  d'exister.  Les  protestations 
unanimes  des  syndicats  ont  empêché  la  discussion  de  ce  projet  qui 
a  été  modifié.  La  transformation  des  syndicats  cessait  de  devenir 
obligatoire,  et  de  plus  ils  cessaient  d'être  obligés,  lorsqu'ils  se 
transformaient,  de  déposer  les  noms  et  adresses  de  tous  leurs 
membres;  il  sufllsait  qu'un  certain  nombre  de  membres  des  syn- 
dicats s'entendissent  pour  prendre  la  responsabilité  entière  de  la 
nouvelle  entreprise.  Cette  loi  nouvelle  est  à  l'heure  qu'il  est  en 
discussion  à  la  Chambre.  On  l'a  complétée  par  la  création  d'une 
caisse  centrale  de  crédit  subventionnée  par  l  État  et  destinée  à 
recevoir  le  papier  des  syndicats. 

Ce  double  travail  parlementaire  encore  sur  le  métier,  et  pour 
longtemps  peut-être,  soulève  de  grosses  objections.  Tout  d'abord, 
il  est  bien  certain  que  les  syndicats  ne  peuvent  fonder  le  crédit  sans 
capital;  et  le  but  de  la  fondation  ou  mieux  de  la  création  nouvelle 
est  de  leur  permettre  l'émission  de  parts  ne  produisant  qu'un  faible 
intérêt;  mais  il  n'y  avait  pas  pour  cela  besoin  d'une  loi  spéciale, 
il  suffisait  d'étendre  quelque  peu  la  loi  de  1867  sur  les  sociétés  à 
capital  variable,  et  de  dire  que  les  sociétés  de  crédit  ou  les  coopé- 
ratives formées  par  les  syndicats  pourraient, sans  prendre  le  carac- 
tère commercial  et  moyennant  une  subvention  du  syndicat  fixée 
par  les  statuts,  profiter  indistinctement  à  tous  les  membres  du 
syndicat.  Quant  à  la  subvention  annuelle  à  une  sorte  de  nouvelle 
banque  d'Ëtat,  elle  ne  peut  que  servir  à  encourager  l'accroisse- 
ment de  l'élément  fonctionnaire,  élément  qui  est  aujourd'hui  bien 
trop  nombreux  en  France,  à  ce  point  qu'il  fond  à  tout  absorber  et 
que  ce  fonctionnarisme  outré  nous  conduit  tout  droit  au  socialisme 
d'Ëtat.  Puisque  l'Ëtat  reconnaît  le  principe  d'une  subvention  pour 
l'établissemeiit  du  crédit  agricole,  pourquoi  ne  pas  partager  cette 
subvention  entre  les  syndicats  qui  établiront  des  caisses  de  crédit, 
au  prorata  de  l'importance  des  opérations,  du  nombre  des  membres 
et  des  pertes  subies  par  suite  des  opérations  de  crédit.  Il  y  jurait 
dans  cette  triple  base  de  répartition  une  garantie  de  sécurité  et  de 
justice,  qui  n*existe  plus  du  tout  par  la  remise  de  la  subvention  à 
une  banque  centrale,  qui  ne  peut  fonctionner  qu'autant  que  les 
syndicats  ou  les  sociétés  de  crédit  lui  remettront  du  papier,  mais 


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668  RÉUNION  ANNUELLE. 

qui  n'est  point  du  tout  une  institution  protectrice  du  crédit  des 
syndicats,  bien  au  contraire. 

Si  nous  revenons  maintenant  à  la  constitution  de  notre  syndicat 
agricole  d'Anjou,  à  notre  division  en  sections,  on  comprend  quelle 
acilité  offre  cette  division  pour  rétablissement  du  crédit  agricole 
en  Aiyou.  Si  Ton  ajoute  que  la  culture  est  ici  plus  sobre,  plus  tra- 
vailleuse, moins  dépensière  qu'en  beaucoup  de  départements,  que 
les  classes  agricoles  ont  été  ici  longtemps  prospères,  et  que  le 
capital  d'exploitation  n'a  pas  été  ici  aussi  réduit  qu'en  beaucoup 
d'autres  poinls,qu'enfin  l'union  des  propriétaires  et  des  fermiers  se 
traduit  nécessairement  par  une  certaine  solidarité,  on  conclura 
sans  doute  que  l'établissement  d'iine  société  de  crédit  appuyée  sur 
une  coopérative  de  production  s'occiipant  de  la  vente  du  blé  et  des 
vins  et  an  besoin  du  bétail,  est  absolument  sans  danger  et  procure- 
rait à  l'Anjou  les  plus  grands  avantages. 

Cette  société  nouvelle  pourrait  devenir  le  centre  de  nouvelles  fon- 
dations greffées  sur  elle-même,  dépendantes  d'elle,  assurances  de 
tout  ordre,  mutualités,  etc. 

Qu'on  pardonne  au  directeur  du  syndicat  agricole  d'Anjou  ce 
long  éloge  qui  n'est  point  du  tout  un  plaidoyer  pro  domo  sua.  Les 
fondateurs  éclairés  et  dévoués  de  notre  syndicat  ont  fait  une  œuvre 
véritable;  c'est  à  eux  que  revient  tout  l'honneur  du  succès.  Et  si 
j'ai  voulu  développer  un  peu  les  résultats  qu'ils  ont  obtenus,  c'est 
que  je  suis  persuadé  qu'il  y  a  là  un  exemple  bon  à  imiter  par 
d'autres  syndicats,  ou  moins  bien  organisés,  ou  moins  bien  placés, 
mais  désireux  de  procurer  à  leurs  membres  tous  les  avantages  de 
l'association  et  aussi  de  l'union  qui  en  est  souvent  et  qui  devrait 
en  être  toujours  la  conséquence. 

E.     NiCOLLE. 


y  entrevis  là  {en  Russie)  la  supériorité  réelle  des  races  chez  lesquelles  c/w- 
que  père  de  famille  croit  que  sonpr^incipal  devoir  est  d'inculquer  aux  généra- 
tions successives  de  ses  descendants  le  respect  de  DieUy  la  soumission  au  Décn- 
logue,  et  ^obéissance  aux  coutumes  qui  ont  fait  le  bonheur  des  ancêtres: 

Les  Ouvriers  Européens,  t.  II,  p.  x. 


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-^T'-pîTar 


* 


LES  ASSOCIATIONS  PROFESSIONNELLES 

ET    LES   PHYSIOCRATES 


Les  associations  de  métiers  sont  au  nombre  des  objets  qui  ont, 
le  plus  vivement,  préoccupé  et  passionné  les  esprits,  au  siècle  der- 
nier. 

Tout  a  été  dit  sur  le  sort  de  ces  corporations;  mais,  deux  points, 
cependant  fort  dignes  d'intérêt,  semblent  n'avoir  pas,  jusqu'ici, 
suffisamment  arrêté  Tattention;  ce  sont  : 

1**  L'origine,  la  nature  et  le  concours  des  influences  qui  manifes- 
tèrent, avec  plus  ou  moins  d'énergie,  leur  empire  sur  la  condition- 
du  travail  ; 

^°  La  tendance  à  confondre  trois  choses  parfaitement  distinctes  : 
le  droit  d'embrasser  une  profession,  la  faculté  de  l'exercer  sans 
entrave,  et  celle  d'établir  des  liens  entre  personnes  vouées  au 
même  genre  d'activité. 


En  affirmant  que  Colbert  a  préparé  le  libre  accès  des  arts  méca- 
niques, on  semblerait  jeter  un  défi  à  l'histoire,  manquer  de  respect 
envers  l'opinion  et  se  complaire  dans  le  plus  étrange  paradoxe. 

Néanmoins,  rien  n'est  plus  vrai,  sous  la  réserve  de  ne  pas  sou- 
tenir que  Colbert  ait  compris  et  prévu  ce  qu'il  faisait  en  pareille 
matière  ;  moyennant  celte  explication,  il  n'y  a  plus  rien  d'inconci- 
liable, entre  les  vues  autoritaires  du  grand  ministre  et  les  effets 
des  dispositions  qu'il  fit  adopter;  car  on  l'oublie  trop  :  si  l'hommo 
dirige  ses  actes,  il  ne  demeure  pas  maître  de  leurs  conséquences. 

De  quelle  manière  la  liberté  put-elle  sortir  d'un  régime  écono- 
mique si  peu  destiné  à  la  mettre  en  honnaur?  La  conception  de  ce 
phénomène  n'exige  pas  un  long  et  pénible  effort  d'esprit. 

L'introduction  et  l'essor  des  manufactures,  pendant  le  ministère 
de  Colbert,  eurent  un  double  résultat  : 

1**  Les  titulaires  des  privilèges  ou  brevets,  pour  la  fabrication  de 


ï 


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670  RÉUNION   ANNUELLE. 

certains  produits,  avaient  intérêt  à  multiplier  le  nombre  des  con- 
trats par  lesquels  ils  en  déléguaient  le  bénéfice  à  des  tiers  ;  d'ail- 
leurs, l'exploitation  d'une  industrie  n'était  pas  nécessairement 
subordonnée  à  l'obtention  d'un  droit  exclusif  de  transformer  les 
matières  premières,  pour  un  usage  déterminé;  certaines  villes 
comptaient  de  nombreux  établissements  similaires,  dont  les  chefs 
n'étaient  ni  astreints,  ni  autorisés  à  constituer,  entre  eux,  des  cor- 
porations. Une  expérience  large  et  durable  apprit  ainsi  que,  ni 
Tordre  public,  ni  l'intérêt  du  trafic  ne  rendaient  indispensable  l'as- 
sujettissement des  manufacturiers  d'une  même  localité  k  un  pacte 
d'association.  Comment  ce  qui  était  constaté,  dans  l'art  le  plus  raf- 
finé de  la  production  des  richesses,  n'aurait-il  point  paru  suscep- 
tible de  réussir,  en  matière  de  simple  négoce?  La  généralisation 
du  principe  de  l'indépendance  individuelle  s'imposait  donc;  il 
gagna  ou  ébranla  beaucoup  de  gens,  jusqu'alors  convaincus  des 
avantages  et  de  la  nécessité  des  jurandes. 

D'autre  part,  les  ouvriers  des  manufactures  s'engageaient  libre- 
ment, débattaient  le  prix  et  la  durée  de  leur  tâche,  forçaient,  aa 
besoin,  les  patrons  à  relever  les  salaires,  n'en  déplaise  au  docte 
magistrat  (1)  qui,  dans  un  rapport  récent,  déclarait,  par  une 
induction  hardie,  que,  sous  l'ancien  régime,  les  grèves  étaient 
inconnues  et  impossibles  :  la  mémoire  du  savant  jurisconsulte, 
hantée  par  le  souvenir  des  corporations  professionnelles,  avait 
sans  doute  perdu  de  vue  certains  textes  législatifs  du  xvi*  siècle  (2) 
et  les  pages  où  Boisguillebert  décrit  les  moyens  mis  en  pratique,  soit 
dans  les  ateliers  industriels,  soit  dans  les  exploitations  agricoles, 
pour  rehausser  le  prix  de  la  main-d'œuvre  (3).  Les  gens  qui,  dans 
un  certain  nombre  de  villes,  dépendaient  des  communautés  d'arts 
et  métiers,  ne  pouvaient  donc  que  voir  d'un  œil  d'envie  les  allures 
de  leurs  camarades  voués  au  travail  des  manufactures  et  aspirer 
aux  mêmes  franchises. 

2*  Bien  que  posant  le  principe  qu'il  y  avait  lieu  de  créer  des  ins- 


(1)  M.  Durand,  conseiller  à  la  Cour  de  cassation,  ancien  professeur  à  la  Faculté 
de  droit  à  Rennes,  ancien  député.  (Rapport  du  22  juin  1892  à  la  Chambre  cirile, 
sur  la  question  des  syndicats  professionnels.) 

(2)  Ordonnances  d*aoùt  1539  (art.  192)  et  février  1566  (art.  27). 

(3)  Traité  des  grains,  chapitre  X.  —  V.  aussi  Depping,  Correspondance  admi- 
nistrative soîis  Louis  XIV;  lettre  du  3  septembre  1695  adressée  par  Pontcbar- 
train  à  Bailleul,  (coalition  d'ouvriers  en  rubans)  ;  Archives  de  la  Somme,  C.  U9, 
g^ve,  on  1716,  à  Âbbeville»  etc. 


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LES   ASSOCIATIONS   PROFESSIONNELLES    ET   LES   PHYSIOCRATES.       671 

litulions  corporatives  dans  tout  négoce  ou  art  mécanique,  Colbcrt 
stipula  que  les  statuts  des  communautés  seraient  revêtus  (1«* 
Lettres  patentes  (1).  Ce  fut  cette  dernière  clause,  inscrite  dans  un 
but  fiscal,  afin  d'assurer  au  profit  de  TÉtat  la  perception  de^ 
droits  élevés  de  chancellerie  (â),  qui  devint  ultérieurement  une 
sauvegarde,  pour  la  liberté  professionnelle,  contre  les  atteintes  qu*il 
s'agissait  de  lui  faire  subir. 

La  jurisprudence  avait  déjà  refusé  de  sanctionner,  en  faveur  des 
hauts  justiciers,  le  pouvoir  d'approuver  des  règlements  sur  les 
métiers  (3)  ;  plus  tard,  sauf  en  Flandre  et  en  Artois  (4),  elle  contesta 
toute  existence  régulière  aux  associations  établies  par  de  simples 
sentences  de  police;  «un  grand 'nombre  d'arrêts  »  jugèrent,  d'après, 
cette  maxime  «  de  droit  public  »  (5),  que  les  groupes  de  marchands 
ou  artisans  dépourvus  de  Lettres  patentes  «  ne  formaient  point 
corps  »  et  leur  firent  défense  d'en  prendre  la  dénomination  (6). 

De  plus,  dès  la  fin  de  la  Régence,  on  reconnut  que  l'obligation 
de  s'agréger  à  une  communauté  d'arts  et  métiers  n'avait  été,  du 
temps  de  Colbert,  édictée  que  pour  les  villes  à  jurandes,  chacun 
pouvant,  ailleurs,  tenir  boutique  à  son  gré  (7)  ;  toute  procédure, 
dirigée  contre  une  classe  d'artisans  qui  ue  formait  pas  corps,  se- 
trouvait  nulle  (8);  les  magistrats  et  officiers  de  police  devaient 
s'abstenir  de  constituer  des  syndicats  et,  à  plus  forte  raison,  d'éta- 
blir, de  leur  propre  mouvement,  des  maîtrises  pour  les  marchands 
non  astreints  à  cette  ot'ganisation  (9)  ;  toute  qualité  leur  était 
refusée,  pour  contraindre  les  gens  de  métiers,  dans  les  lieux  qui 
n'étaient  pas  de  jurandes,  à  se  munir  de  Lettres  patentes  ou  à  élire 
des  syndics  (10). 

11  serait  superflu  d'insister  sur  cette  limitation  importante  du 
système  qui  avait  prévalu,  au  temps  de  Colbert,  et  sur  cette  parti- 
cularité curieuse  que,  pour  relâcher  un  frein  aussi  gênant,  on  n'eut 

(!)  EdU  de  mars  !673. 

(2^  Arrêts  du  Conseil  d'en  haut  du  5  janvier  1675. 

(3)  Arrêts  du  Parlement  de  Paris  du  7  septembre  1668. 

(4)  Guyot,  Répertoire^  v"*  Corps  et  communautés. 

(5)  Bigot  de  Sainte-Croix,  Essai  sur  la  liberté  du  commerce  et  de  Vindustrie. 

(6)  Denizart,  Collection;  v«  Arts  et  Métiers.  Arrêts  du  Parlement  de  Paris  de 
1745,  1754,  1761,  1762  et  1763. 

(7)  Arrêts  du  Parlement  de  Paris  des  4  septembre  1725  et  4  décembre  1762. 

(8)  Arrêts  de  la  même  Cour  des  24  avril  et  17  décembre  1703. 

(9)  Autre  arrêt  du  19  décembre  1719.  —V.  aussi  Denizart,  Nouvelle  Collecti^i' , 
ioc.  cit. 

(10)  Denizart,  v»  Corps  et  communautés  d^arts  et  métiers. 


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B72  RÉUNION  ANNUELLE. 

pas  besoin  de  nouveaux  instruments  :  ceux  qu'avait  forgés  l'auteur 
même  des  mesures  d'assujettissement  suiUrent,  ainsi  qu'autrefois 
la  lance  d'Achille,  non  plus  toutefois  pour  guérir  les  blessures 
faites,  mais  pour  atténuer  les  maux  souflFerts. 

Comme  le  Parlement  avait  tiré,  des  prémisses  posées  dans  l'Édit 
de  1673,les  conclusions  qu'elles  comportaient,  ainsi  les  économistes, 
^;-  à  leur  tour,  dégagèrent  de  la  jurisprudence  les  déductions  qui  en 

^   '  devaient  sortir,  au  bénéfice  des  idées  qu'entendaient  propager  les 

^»  vulgarisateurs  de  la  science  nouvelle. 

»;,  On  sait  que  les  physiocrates  avaient  des  adhérents  haut  placés, 

dans  les  régions  du  pouvoir   :  Trudaine,  Bertin,  l'Averdy,   Tur- 
•'  got,  etc.,  se  prêtaient  avec  zèle  au  rôle  d'interprètes  des  doctrines 

:*   ,  professées  par  Quesnay.  Mais,  avant  même  l'époque  où  la  célèbre 

-  école  eut  recruté  des  adhérents,  la  fermentation  des  esprits,  pen- 

dant la  Régence,  le  goût  des  idées  modernes,  les  encouragements 
^.  ofïiciels  données  aux  études  sur  les  finances   et  le  commerce, 

^  avaient  produit  des  eflFets  sensibles,  jusque  parmi  les  membres  de 

compagnies  généralement  peu  accessibles  aux  suggestions  des  réfor^ 
mateurs  ;  c'est  pourquoi  la  jurisprudence  du  Conseil  des  finances  se 
ressentit  de  révolution  qui  se  faisait,  chez  les  gens  éclairés,  au 
sujet  des  prétendus  bienfaits  de  la  discipline  commerciale;  les 
indices  du  changement  survenu  se  remarquent  dans  un  ensemble 
de  décisions  qu'il  convient  de  répartir  en  trois  groupes  distinct»: 

1°  Il  fut  interdit  à  des  marchands  non  réunis  en  association  de 
s'agréger  et  de  se  soumettre  à  des  statuts  (1);  on  ne  voulut  pas 
souffrir  davantage  que  des  communautés  se  formassent  entre 
manufacturiers  (2); 

2*  Plusieurs  Parlements  de  province  s'étaient  reconnu  qualité 
pour  homologuer  des  statuts  professionnels  :  il  y  eut  cassation  de 
leurs  arrêts  (3); 

3"  La  faculté  de  se  livrer  au  négoce  fut  proclamée  expressément, 
soit  pour  certains  métiers  auxquels  on  la  contestait  (4),  soit  pour 
certains  lieux  où  les  Parlements  et  juges  de  police  prétendaient  la 
gêner  (5).. 

(1)  Arrêts  du  Conseil  des  14  septembre  1728  et  4  septembre  1731. 

(2)  Arrêt  du  ConseU  du  11  féyrier  1738. 

(3^  Arrêts  du  Conseil  des  14  septembre  1728,  23  juillet  1739,  17  février  1745, 
'ï  février  1747,  H  décembre  1748,  15  décembre  1756,  22  mars  1774. 

(4)  Arrêts  des  20  mars  1758  (commercç  des  laines),  13  février  1765  (fabrication 
tlos  étofles),  15  juillet  1772  (teinture  des  étoffes  par  les  fabricants). 

(5)  Arrêts  du  Conseil  des  25  janvier  1742  (commerce  de  Beauçé);   avril  1768 


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LES  ASSOCIATIONS  PROFESSIONNELLES  ET  LES   PHYSIOCRATES.        673  >i^: 

Des  intendants  imitèrent  ces  exemples  d'émancipation  ;  ainsi,  par 
une  ordonnance  du  26  janvier  1769,  Maynon  d*Invau,  alors  inten- 
dant de  Picardie,  établit  à  Calais  la  liberté  de  la  boucherie,  sans 
tenir  compte  d'une  corporation  existante,  sauf  aux  maires  et  aux 
échevins  à  réglementer,dans  l'intérêt  de  la  salubrité,  les  conditions 
d'exercice  de  ce  commerce;  vainement  le  lieutenant  général  de 
police  et  la  municipalité  firent-ils  des  remontrances,  au  sujet  de 
cette  mesure  qui  leur  paraissait  «  attentatoire  aux  coutumes  « 
locales  :  l'ordonnance  subsista  (1). 

Dans  les  dernières  années  de  son  règne,  Louis  XV  alla  plus  loin 
encore  :  il  annonça  son  dessein  de  supprimer  les  jurandes  et  de  ren- 
dre au  commerce  sa  liberté,  en  ramenant  les  associations  profes- 
sionnelles «  à  leur  vrai  principe  (2)  ». 

Des  études  furent  eflFectivement  ordonnées  dans  ce  sens;  Turgot 
en  recueillit  le  fruit  et  eut  l'honneur  d'y  attacher  son  nom.  Mais, 
avant  lui,  son  principal  précurseur,  Bigot  de  Sainte-Croix  (3),  avait 
fait  paraître  une  brochure  où  étaient  exposées  les  vues  des  phy- 
siocrates  sur  l'émancipation  réclamée,  au  nom  du  principe  supé- 
rieur dé  la  liberté  du  travail  :  nous  aurons  à  revenir  sur  ce  livre, 
dans. la  seconde  partie  du  présent  mémoire. 

L'élan  était  donné  à  l'opinion  publique;  d'ailleurs,  l'abolition 
du  système  corporatif  entrait  dans  le  programme  des  réformes  de 
Turgot,  et  rien  n'aurait  pu  détourner  celui-ci  du  désir  de  la  pour- 
suivre. Le  Parlement  de  Paris,  on  l'a  vu,  avait  beaucoup  contribué 
au  déclin  des  associations  professionnelles  ;  mais,  lorsque  Louis  XVI 
éteignit  l'existence  civile  de  ces  communautés  (4),  la  Cour  fit,  à  ce 
sujet,  les  plus  énergiques  remontrances.  C'est  qu'il  lui  était  arrivé, 
comme  à  Colbert,  de  ne  point  apercevoir  les  suites  de  ses  actes.  Au 
fond,  la  raison  dominante  de  son  attitude  restait  invariable  :  à  la 
fin  du  xvn®  siècle,  le  Parlement  s'opposait  à  Térection  éventuelle 
de  jurandes  investies  de  titres  qu'il  n'aurait  pas  été  appelé  à  vérifier 

(commerce  des  dentelles  à  Caen  ;  cassation  d'un  arrêt  du  Parlement  de  Rouen  à 
ce  contraire),  2S  février  1769  (tailleurs  à  Boucquemont), 7  mars  suivant  (horlo- 
gers de  Franche-Comté),  28  octobre  1777  (orfèvrerie  à  Lille  ;  cassation  le  26  jan- 
TÎer  178!  d'un  arrêt  du  Parlement  de  Douai  rendu  au  préjudice  do  celui  du  Con- 
scU),  19  mai  1778  et  7  janvier  1780  (brasseries  en  Franche-Comté;  cassation  de 
deux  arrêts  du  Parlement  de  Besançon). 

(1)  Archives  du  Pas-de-Calais,  C.  95. 

(2)  Arrêt  du  Conseil  du  30  août  1767. 

(3)  Essai  sur  la  liberté  du  commerce  et  dePindusirie  (1771). 

(4)  Edit  de  février  1776. 


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<»74  RÉUNION   ANNUKLLK. 

et  enregistrer,  puis  dont  la  discipline  et  les  procès  lui  auraient 
échappé.  Moins  de  cent  ans  après,  il  se  montrait  logiquement  hos- 
tile au  principe  d*une  liberté  qui  l'aurait  dépouillé  de  prérogatives 
importantes  et  d'avantages  pécuniaires,  car  les  contestations,  entre 
communautés  marchandes,  étaient  nombreuses  et  très  productives 
d'épices  pour  les  juges. 

Un  lit  de  justice  eut  raison,  momentanément,  de  la  résistance 
des  magistrats  ;  Malesberbes  avait  conseillé  de  recourir  à  ce  moyen 
de  contrainte,  et  Turgot,  tout  en  recherchant  Tappuî  des  publi- 
cistes,  avait  fait  supprimer,  par  la  voie  administrative,  les  écrits 
dirigés  contre  ses  projets  (1). 

L'essai  tenté  dura  quatre  mois,  à  peine  ;  quoique  n'ayant  point 
anéanti  l'esprit  de  caste,  il  eut  pour  résultat  de  faire  définitivement 
admettre  des  améliorations  incontestables  (2),  que  dut  accepter  le 
Parlement;  mais  ce  dernier,  si  chaleureux  pour  défendre  les  cor- 
porations patronales,  ne  montra  pas  moins  de  force  pour  pros* 
crire  les  associations  ouvrières  (3).  Il  élait,  en  cela,  complètement 
d'accord  avec  ceux  des  économistes  dont  les  idées  triomphèrent 
devant  l'Assemblée  constituante. 

Ce  n'est  pas  sans  une  profonde  surprise  qu'on  lisait,  il  y  a  peu 
de  temps,  sous  la  plume  d'un  de  nos  maîtres  les  plus  éminents  et 
les  plus  aimés  en  droit  administratif  (4),  que  la  liberté  d'associa- 
tion avait  été  consacrée, en  1790,  et  qu'il  ne  fallait  voir  qu'une  mesure 
//•«r?«iYMre  dans  la  loi  des  14-17  juin  1791,  qui  interdit,  non  seule- 
ment les  agrégations  corporatives  mais  les  simples  réunions  des» 
individus  exerçant  les  mêmes  états  et  professions.  L'auteur  cite 
aussi,  comme  ayant  confirmé  le  droit  d'association,  l'acte  consti- 
tutionnel du  o  fructidor  an  III  (art  310  à  314). 

On  peut,  croyons-nous,  sans  commettre  aucune  irrévérence  ou 
témérité,  dire  qu'en  matière  économique  la  plupart  des  membres 
de  l'Assemblée  constituante  suivaient  les  maximes  de  l'école  des 
physiocrates,  dont  l'alliance,  avec  celle  des  encyclopédistes,  n'a- 
vait pas  été  un  mystère  ;  de  là,  chez  nos  premiers  législateurs  ré- 
volutionnaires, le  succès  de  cet  aphorisme  conçu,  au  xviii*  siècle, 
par   les    philosophes,   et  traduit  brutalement  par  Jean-Jacques 

(1)  Arrêt  du  Conseil  du  22  février  4776; 

(2)  Edit  d'août  1776. 

(3)  Arrêts  des  18  avril  1760,  7  septembre  i 778  et  3  décembre  1781. 

(4)  Réforme  sociale  du   !•"•   février    1893;  les  Sjndicuts    professionnels,  pir 
M.  Gabriel  Alix. 


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LES  ASSOCIATIONS   PROFKSSIONNELLES   ET    LES    PllYSIOCRATES.       075 

Rousseau,  dans  le  Contrat  social  :  «  Il  ne  doit  y  avoir,  au  sein  de  la 
société,  que  TËtat  et  des  individus.  » 

Comment  ce  principe  absolu  pouvait-il  laisser  place  à  des  asso- 
ciations et  surtout  à  la  liberté  d'association? 

Est-il  vrai,  du  moins,  que  celle-ci  ne  fut  que  Muspendtis  par  la  loi 
des  14-17  juin  1791?  Le  texte  de  Tarticle  suffira  pour  en  juger  : 

«  V anéantissement  de  toutes  les  corporations  des  citoyens  du 
même  état  et  profession  étant  une  des  hases  fondamentales  de  la  cons- 
titîUion  française^  il  est  défendu  de  les  rétablir  de  fait,  soies  qvel^ue  >^ 

prétexte  et  quelque  forme  que  ce  soit.  » 

En  conséquence,  l'article  2  de  la  même  loi  défend  aux  personnes 
vouées  au  même  métier  de  prendre  aucun  titre,  aucune  résolution, 
«  sur  leurs  prétendus  intérêts  communs  »  ;  cette  mesure  n'était 
jamais  tombée  en  désuétude,  puisque  son  maintien  en  vigueur 
fut  formellement  reconnu,  il  y  a  vingt-cinq  ans  (1),  et  que  la  loi  du 
:^i  mars  1884  en  prononce  la  suppression. 

D'ailleurs,  le  18  août  1792,   TAssemblée  législative  confirmait,  ,  i 

dans  des  termes  aussi  nets  que  compréhensifs,  le  précepte  inscrit  M 

dans  la  loi  des  14-17  juin  1791,   en  déclarant  a  qu'un  État  vraiment  •  *| 

libre  ne  doit  souffrir  dans  son  sein  aucune  corporation  ».  .  ' 

En  présence  d'une  volonté  aussi  ferme  que   persévérante  mani- 
festée par  les  législateurs,  en  1791  et  1792,  est-il  admissible  qu'on  « 
suppose  à  ceux-ci  la  pensée  d'avoir  reconnu  le  droit  d'association?                        /  ^ 

Deux  textes  sont  invoqués  à  l'appui  de  cette  thèse,  à  laquelle  il 
est  impossible  de  dénier  le  mérite  de  l'originalité;  on  ne  craint  pas  ^     >« 

de  citer  la  loi  interprétative  des  13-19  novembre  1790,  qui  concerne  '' 

uniquement  l'exercice  des  droits  civiques  (2),  et  plusieurs  articles 
de  la  Constitution  du  5  fructidor  an  III,  qui  n'ont  aucun  rapport 
avec  le  point  controversé;  sans  doute,  l'article  360  de  cette 
Constitution  ne  prohibe  que  les  «  corporations  »  et  «  associa- 
tions contraires  à  l'ordre  public  »  ;  mais,  on  ferait  une  induction 
que  repoussent,  tout  ensemble,  le  droit  public  et  l'application  qu'il 
a  reçue,  en  tirant  de  la  disposition  précitée  la  conséquence  que, 
depuis  1795,  les  particuliers  devinrent  maîtres  de  s'associer  ;  sauf 

S 

(1)  Conseil  d'État,  20  février  1868,  Boucliers  de  PariSf  ] 

(2)  Le  député  Salle,  organe  du  comité  des  rapports,  s'exprimait  ainsi,  au  sujet 

des  sociétés  dites  populaires ,  dont  le  décret  du  14  novembre  reconnaît  le  carac-  \ 

tére  licite  :  «  Votre  comité...  a  cru  que  ces  sociétés  ne  pouvaient  pas  être  con- 
sidérées comme  des  corporations,»,  elles  propagent  l'esprit  public  et  le  patrio- 
tisme... » 


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*^F*S^.-  ^ 


076  RÉUNION   ANNUEXLE. 

pour  les  sociétés  civiles  ou  commerciales,  une  loi  aurait  été  néces- 
saire, au  temps  du  Directoire,  afin  de  régler  le  mode  de  fonction- 
nement d'une  nouvelle  liberté  qui  ne  fut  réellement  accordée, 
pour  la  première  fois,  qu'en  1848.  Or,  à  cette  dernière  époque,  le 
prestige  des  physiocrates  s'était  éteint;  la  science  économique  avait 
vu  son  horizon  s'élargir  et  ses  perspectives  s'éclairer  d'un  jour 
nouveau.  Des  idées  qui,  en  1789,  semblaient  corrélatives  au  pro- 
grès avaient  vieilli  et,  en  1848,  étaient  répudiées  par  le  libéralisme 
sincère,  fécond  et  malheureusement  trop  éphémère  au  souvenir 
duquel  Le  Play,  en  lui  rendant  hommage,  dans  l'un  de  ses  derniers 
écrits,  paie  un  juste  tribut  de  regrets. 

Faut-il,  comme  y  convie  l'honorable  jurisconsulte  dont  nous 
venons  de  combattre  l'opinion,  reconnaître,  à  la  décharge  des  pre- 
miers constituants,  que  l'anéantissement  des  associations  profes- 
sionnelles, s'il  est  repréhensible,  doit  aussi  être  reproché  aux 
divers  gouvernements  du  xix"  siècle  qui  ne  l'ont  pas  fait  cesser? 

Nous  répondrons  qu'il  ne  s'agit  pas,  ici,  de  faire  un  départ  de 
responsabilités,  mais  bien  de  vérifier  un  fait  d'histoire  et  de  légis- 
lation; de  remonter  à  l'origine  d'un  système  et  d'en  décrire  les 
vicissitudes. 

Même  en  se  plaçant  sur  le  terrain  proposé,  il  y  aurait  encore  lieu 
de  faire  une  distinction,  entre  l'ostracisme  qui  frappa  en  1791 
toutes  les  agrégations  professionnelles,  et  les  moyens  mis  en 
œuvre,  depuis  le  Consulat,  pour  suppléer  aux  communautés  dis- 
parues ;  dans  le  rapport  qui  accompagne  le  projet  appelé  à  devenir 
la  loi  du  22  germinal  an  XI,  il  est  dit  que  le  régime  réglementaire 
c<  fut  la  cause  de  beam'Oîip  de  bien  et  de  quelques  excès  »  ;  que,  «  sur 
ce  point,  comme  sur  tant  d'autres,  on  prit  le  parti  commode  de 
corriger  l'abus,  en  supprimant  la  chose...  Les  chambres  consulta- 
tives, ajoute-t-on,  remplaceront  utilement  les  anciennes  ju- 
randes (1).  » 

En  dehors  de  ces  nouvelles  assemblées,  officielles  et  dépen- 
dantes, l'article  291  du  Code  pénal  de  1810  admet  le  droit  de  s'as- 
socier, entre  personnes  n'excédant  pas  le  nombre  de  20  et,  au  delà 
de  ce  chiffre,  la  possibilité  de  se  syndiquer,  moyennant  une  per- 
mission de  Tautorité  administrative. 

De  plus,  sous  le  Consulat,  le  premier  Empire  et  la  Restauration, 

(1)  Archives  nationales,  F.  20,  102. 


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\7^^^^' 


LES  ASSOCIATIONS   PROFESSIONNELLES   ET   LES   FUYSIOCRATES.        t»77  *    ; 


(1)  y,  notre  monographie  sur  Le  régime  des  établissements  cV utilité  publique, 
1892  (Berger-Levrault,  éditeur). 

(2)  Administration  pj^ovinciale  {iT)9), 


v.^ 


à  la  faveur  de  certains  expédients  juridiques,  le  Conseil  d'État  intro- 
duisit une  catégorie  de  personnes  morales  qui,  avec  le  temps,  a 
pris  un  grand  essor  :  nous  voulons  parler  des  établissements  d'uti- 
lité publique  (1). 

Il  y  a,  on  le  voit,  une  différence  assez  sensible,  entre  les  idées 
qui  animaient  les  partisans  des  physiocrates,  à  la  fin  du  xviii''  siècle, 
.  et  celles  dont  étaient  imbus  les  gouvernants,  dans  la  première  » 

moitié  de  notre  siècle  ;  nous  n'aurions  pas  relevé  ce  contraste,  si  ^    ; 

un  appel  à  l'équité  n'avait  été  fait  par  le  savant  professeur  avec  ^ 

lequel  nous  regrettons  d'être  en  dissentiment,  sur  un  point  spé-  v 

ciàl,  mais  qui  a  son  importance  pour  l'histoire   économique  du 

pays. 


II 


Choix  du  mode  d'emploi  de  son  activité  ;  application,  à  ses 
risques  et  périls,  des  connaissances  techniques  ;  liens  sociaux  déri-  ^  ; 

vaut  de  l'aflinilé  des  intérêts  professionnels,  ce  sont  là  trois 
choses,  avons-nous  fait  remarquer,  qu'il  est  essentiel  de  ne  pas  *  ; 

confondre.  '  ^ 

Mais,  aux  yeux  des  physiocrates,  ces  trois  notions  étaient  insé-  ] 

parables  et,  de  fait,  à  en  croire  leur  témoignage,  la  liberté  natu- 
relle aurait  été  confisquée,  au  xvi*  siècle;  elle  serait,  d'ailleurs, 
incompatible  avec  des  engagements  légaux   ou   conventionnels,  I 

entre  gens  du  même  état.  ]J 

Turgot  ne  mettait  pas  en  doute  l'exactitude  de  ces  assertions  et  ] 

s'en  fit  l'écho,  dans  le  préambule  de  TÉdil  aboUtif  des  corps   de  'j 

métiers.  I 

Où  et  quand  le  pouvoir  souverain  avait-il  manifesté  la  préten- 
tion de  subordonner  à  son  bon  plaisir  l'exercice  des  aptitudes 
humaines  ?  D'après  Letrosne  (2),  ce  serait  dans  un  acte  d'Henri  111, 
daté  de  1583,  qu'on  déclarerait  a  royal  et  domanial  n  le  a  droit  de 
travailler  ».  Or,  c'est  là  une  imputation  toute  gratuite  ;  non  seule- 
ment il  n'existe  aucun  texte  renfermant  l'indice  de  la  pensée  quat- 


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l>78  BÉUNION   ANNUELLE. 

tribue  Letrosne  au  dernier  des  Valois- Angoulème,  mais  un  Ëdit  de 
décembre  1581  eut  pour  but  d'introduire  une  réforme,  dans  les 
corporations  de  marchands  ou  artisans,  et  de  faciliter  beaucoup 
Taccés  de  la  maîtrise. 

Au  XVII"  siècle,  dans  les  premières  années  de  la  régence  d'Anne 
d'Autriche,  alors  que  le  fisc  était  dépourvu  de  ressources,  la  fran- 
chise du  travail  fut  proclamée,  en  faveur  des  artisans  de  villes 
sans  jurandes,  des  laboureurs  et  tous  autres  paysans  (1). 

Si,  dans  la  pratique,  des  usages  traditionnels,  rappelant  l'orga- 
nisation sociale  du  moyen  âge,  subordonnaient  l'emploi  des 
ott¥rters  à  une  résidence  continue,  plus  ou  moins  longue,  cette 
condition  n'avmit  rien  de  commun  avec  la  capacité  légala  pour 
travailler  ;  l'électorat  politique  ou  municipal  ne  s'obtient  qu'après 
avoir  accompli,  dans  le  lieu  d'inscription,  on  séjour  dont  la  durée 
variable  n'altère,  en  rien,  le  caractère  d'universalité  du  suffrage 
civique. 

11  faut  ajouter  que  la  royauté  s'efforça,  depuis  la  fin  de  la  Renais- 
sance,  d'élargir  progressivement  les  limites  territoriales  dans  les- 
quelles pouvait  se  mouvoir  l'activité  des  artisans  (2)  ;  ce  n'était 
pas  chose  facile  ;  à  la  fin  du  xvii"  siècle,  il  y  eut,  à  Rouen,  un  sou- 
lèvement des  compagnons  drapiers,  à  l'annonce  d'une  décision  du 
Conseil  des  finances  permettant  d'occuper  des  ouvriers  du  de- 
hors (3).  A  la  même  époque,  et  sous  la  pression  des  personnes 
intéressées,  la  municipalité  de  Lille  rendit  une  ordonnance,  cassée 
du  reste  par  l'autorité  supérieure,  pour  interdire  le  débit  des 
coiffures  communes  confectionnées  par  d'autres  que  les  chapeliers 
de  la  ville  (4).  Vers  le  milieu  du  siècle  dernier,  la  population  ma- 
ritime de  Quillebœuf  émettait  encore  la  prétention  de  ne  rece- 
voir aucun  pilote  qui  ne  fût  natif  de  la  localité  :  sa  résistance  dut 
céder  devant  un  ordre  du  gouvernement  (5).  Sous  le  règne  de 
Louis  XVl,  il  fallut  prohiber  les  exigences  des  compagnons,  à  Té* 
gard  des  travailleurs  français  ou  étrangers  que  les  chefs  d'établis- 
sements auraient  choisis  en  dehors  des  associations  ouvrières  (6). 

(1)  Arrêt  du  Conseil  du  4  m^irs  1645. 

(2)  Pdits  de  décembre  1381  et  d'avril  1597;  arrêts  du  Conseil  des  28  août  17! 
et  25  mars  1755. 

(3)  B'eydeau  do  Brou,  intendant,  lettre  du  27  aviil  1688. 

(4)  Lettre  du  contrôleur  général  du  12  mars  1688  à  Tintendant  de  Flandre. 

(5)  Arrêt  du  Conseil  du  18  juillet  1759. 

(6)  Déclaration  du  8  septembre  1781  (art.  8).    


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*i  II  ^lyiLJi"  j  «'  '■     wvi^^^ 


n 


LES   ASSOCIATIONS   PHOFKSSIO]>\N ELLES    ET    LES    TUYSIOCHATES.        ti'î^ 

Ces  tendances  fâcheuses  persistèrent,  en  dépit  de  la  loi  des- 
14-17  juin  1791,  dont  Le  Chapelier,  rapporteur,  résumait  Tespril^  !4 

en  disant  :  «  Il  n'y  a  plus  de  corporations  dans  rÉtat  î  il  n'y  a  plu^  ,  A 

que  Vintérêt  particulier  de  chagm  ùidividu  et  Vhiiérêt  général .  •>  C'est,  en 
propres  termes,  la  formule  de  Jean-Jacques  Rousseau  que  nous 
avons  citée. 

N'était- il  pas  possible  de  laisser  vivre  des  associations  profes- 
sionnelles sans  porter  atteinte  à  la  liberté  du  travail?  Bigot  de  .»! 
Sainte-Croix  répondait,  avant  Turgot,  d'une  façon  négative.  «  Ce  ^• 
serait,  s'écrie  cet  économiste,  retomber  dans  tous  les  abus  des^ 
jurandes  que  de  permettre  aux   agents    d'une  même  profession 
d'avoir  entre  eux  aucun   point  de  ralliement.  »  Et,   d'avance,   ij 
traçait  la  ligne  de  conduite  que  suivit  l'Assemblée  constituante.  i 
«  La  loi,  disait-il,  doit  porter  une  défense  générale  et  expresse,  à                         •  ] 
tous  les  membres  d'une  même  agrégation, de  s'assembler  entre  eux,  ' 
ni  d'élire  des  gardes  ou  jurés.  » 

Puis,  expliquant  ce  qu'il  y  a  lieu  d'entendre  par  la  liberté  que  ^ 

réclamait   l'école  des  physiocrates,  Bigot  de  Sainte-Croix   ajoute  ,\ 

que  le  but  poursuivi  «  c'est  la  faculté  de  se  livrer  au  genre  de  Ira-  i 

vail  ou  de  trafic  qui  convient...  de  le  borner,  de   l'étendre,  d'ei>  *j 

changer..;  en  un  mot,  tel  négoce  qu'il.,  plaît  et  comme..,  il  plaît, 
tans  avoir  d'autre  loi  que  l'intérêt^  et  sans  que  personne  ait  le  pou-  I 

voir  de...  troubler.  »  '  J 

Tel  était  l'idéal  rêvé;  le  langage  qu'on  vient  de  citer  peut  pa- 
raître équivoque  et  dangereux  ;  mais,  l'auteur  se   hâte  de  rassurer  - 
sur  les  effets  d'une  indépendance  absolue  ;  à  l'en  croire,  «  le  projet 
de  nuire  suppose  l'intérêt  et  la  possibilité  de  le  faire,  qui  ne peuverif 
ëe  rencontrer  dans  Véiat  d^  libre  concurrence.  » 

Ainsi,  avec  l'anéantissement  des  associations  professionnelles, 
plus  d'abus,  plus  de  tromperie,  plus  d'oppression,  au  préjudice  des^  / 

consommateurs,  car,  au  dire  de  Turgot,  u  la  source  du   mal  est  ! 

dans  la  faculté  même  accordée  aux  artisans  d'un  même  métier  de 
s'assembler  et  de  se  réunir  en  un  même  corps  (1).  » 

L'expérience  a  prononcé  sur  la  valeur  de  cette  doctrine  ;  le 
besoin  de  solidarité  a  été  plus  fort  que  l'esprit  d'individualisme 
qu'une  fatale  illusion  faisait  prendre,  par  Quesnay  et  ses  disciples, 
pour  une   source  de  forces  capables  de  stimuler  l'initiative  et  de 

(\)  Préambule  de  l'Édit  du  mois  de  février  i776. 


t 


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OSO  RÉUNION   AiNNUELLE. 

j  développer  la  liberté,  landis  qu'il  devait  être  une  cause  de  faiblesse 

[  et  de  découragement,  à  l'égard  de  ceux  qui  ne  possèdent  ni  capi- 

l  taux  ni  crédit. 

\  On  peut  donc  dire  des  physiocrates  que,  si  leur  intervention  a 

J  été  utilej  afin  de  porter  les  derniers  coups  aux  corporations  fer- 

1^.  mées,  routinières  et  fiscales,   le  but  raisonnable  qu'il  s'agissait 

f^'  d'atteindre  a  été  dépassé  par  les  novateurs;  ceux-ci  ont  poursuivi, 

''^'  ^  avec  rigueur,  l'association  «  de  fait  »,  dépourvue  de  privilèges  ou 

I  de  prérogatives;  l'erreur  commise,  en  rompant  avec  violence  tout 

^  lien  professionnel,  a  engendré,  avec  le  temps,  une  réaction  aussi 

ïs  funeste  ;  depuis  trente  ans,  des  pacles  secrets  ont  pris  naissance, 

^,  entre  ouvriers,  sous  prétexte  de  défense  commune  et,  en  réalité,  le 

plus  souvent,  pour  servir  les  intérêts  de  quelques  meneurs. 
Q  La  loi  du  âl  mars  1884,  en  accordant  aux  personnes  du  même 

^  métier   le  droit  de  se  syndiquer  ouvertement,  aurait  dû  rendre 

T;  sans  objet  les  manœuvres  occultes;  il  n'en  a  rien  été,  par  le  motif 

:  très  simple  que,  trouvant  une  organisation  en  état  de  fonctionne- 

ment, cette   loi  procura   des  facilités   nouvelles,  pour  accroître 
l'étendue  et  la  puissance  des  groupes  déjà  formés  ;  l'esprit  oppressif 
se  manifeste  de  nouveau  ;  on  veut  maintenant  rendre  obligatoire 
V  l'affiliation  aux  syndicats,  et  des  tentatives  réitérées  ont  été  faites, 

pour  imposer  aux  patrons  l'emploi  d'ouvriers  enrôlés,  malgré  eux, 
dans  des  associations  dont  ils  connaissent  les  tendances  et  sont 
tenus  de  souffrir  la  tutelle. 

C'est  là  un  exemple  frappant  qui  doit  porter  avec  soi  un  double 
enseignement. 

D'une  part,  on  commet  une  méprise  grave,  en  croyant  qu'il  y  a 
progrès  accompli,  par  cela  seul  que  des  institutions  anciennes, 
éprouvées,  sont  détruites. 

D'autre  part,  les  réformes  et  libertés  demandent  à  éclore  dans  un 
moment  qui  ne  soit  ni  prématuré  ni  tardif. 

Il  est  essentiel,  surtout,  que  les  gens  de  bien  s'en  occupent  avec 
zèlC;  afin  de  ne  pas  laisser  les  rêveurs  ou  les  ambitieux  usurper  le 
mérite  d'idées  fécondes,  susceptibles  d'être  compromises  par  de 
dangereuses  exagérations. 

A.  DES  CiLLEULS. 


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COURRIER  D'ITALIE 


LES  6RÉVES  EN  ITALIE  D'APRÈS   UNE  STATISTIQUE  RÉCENTE 


M.  le  commandeur  Bodio,  le  savant  directeur  de  la  statistique  du 
Royaume,  a  publie  récemment  une  statistique  des  grèves  survenues 
dans  l'industrie  et  l'agriculture  de  i884  à  1891.  11  a  fourni  ainsi  une 
matière  sûre  et  nouvelle  aux  investigations  scientifiques  et  à  Tanalyse 
des  faits  sociaux.  On  n'avait  officiellement,  en  Italie,  jusqu'alors  que  peu 
de  renseignements  sur  les  mouvements  grévistes,  à  peine  deux  no- 
tices, et  encore  bien  incomplètes.  La  première,  de  M.  Bonasi,  président 
et  rapporteur  de  la  Commission  instituée  en  1878,  sur  la  proposition  du 
ministre  de  l'Intérieur,  pour  rechercher  avec  soin  les  causes  des  grèves 
qui  s'étaient  manifestées  dans  certaines  provinces  et  pour  proposer  les 
remèdes  propres  à  les  prévenir  ou  à  les  faire  cesser.  La  seconde,  de 
M.  San  Giuliano,  rapporteur  à  la  Chambre  le  23  avril  1884,  pour  le  pro- 
jet de  loi  :  «  Moyens  de  prévenir  les  grèves  »,  présenté  par  le  gouver- 
nement. 

Depuis  1884,  la  statistique  est  restée  muette,  quelque  impérieux  qu'ait 
été  le  besoin  d'en  avoir  une  plus  complète.  Les  grèves  augmentèrent  à 
vue  d'œil,  en  nombre,  en  intensité,  en  extension  et  en  importance.  La 
plainte  était  générale  au  sujet  de  l'interruption  du  travail,  du  désordre 
des  masses  ouvrières,  de  la  rareté  et  de  la  cherté  des  produits.  Les 
précautions  des  autorités  politiques  locales  furent  toujours  transitoires,' 
tandis  que  la  presse  réclamait  des  remèdes  établis  sur  des  bases  plus 
larges  et  spécialement  une  part  plus  grande  laissée  à  l'arbitrage.  M.  Bodio 
a  comblé  cette  lacune  en  empruntant  des  données  sages  et  utiles  aux 
différents  rapports  que  les  préfets  envoyaient  au  ministère  de  l'Intérieur 
pour  le  tenir  informé  de  chaque  grève  qui  survenait,  des  diverses  phases 
qu'elle  parcourait  et  de  la  manière  dont  elle  se  terminait.  Mais  comme 
ces  informations  se  limitent  à  ce  qui  intéresse  le  gouvernement  seule- 
ment au  point  de  vue  de  la  tranquillité  publique,  il  est  bien  naturel  que 
M.  Bodio  n'ait  pu  trouver  en  elles  que  des  renseignements  insuffisants 
pour  ce  qui  concerne  le  côté  économique  de  la  question.  Pourtant,  il  a 
pu  suppléer  au  manque  de  détails  en  recourant  aux  chroniques  des 
journaux  de  différentes  localités  :   ce  travail,  évidemment,  n'était  pas 

La  R6p.  Soc,  1"  novembre  1893.  3*  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.),  44 


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^  I 


682  COURRIER  d'italie. 

toujours  facile  ni  même  réalisable  puisque  les  sources  elles-mêmes 
étaient  peu  sûres  et  échappaient  au  contrôle,  ce  qui  assurément  diminue 
la  valeur  des  faits  enregistrés.  Mais  ces  faits  ne  manquent  pas  toutefois 
d'avoir  leur  importance  comme  bases  d'autres  recherches  et  de  critique 
statistique. 

Le  tableau  des  grèves  industrielles  en  Italie,  de  1878  à  1891, nous  ren- 
seigne, année  par  année,  sur  le  lieu  et  la  date  des  grèves,  sur  la  qua- 
lité et  le  nombre  des  grévistes,  sur  la  cause,  Tissue,  la  durée  des  grèves. 


2«    sem . 

1878 

Grèves  : 

19 

Grévistes  : 

2.963 

Année 

187V 

— 

32 

— 

4.011 

— 

4880 

— 

27 

— 

5.900 

— 

1881 

— 

44 

— 

8.272 

— 

4882 

— 

47 

— 

5.854 

— 

1883 

— 

73 

— 

12.900 

— 

1884 

— 

81 

— 

23.967 

— 

4885 

— 

89 

- 

34.160 

— 

1886 

— 

96 

— 

46.951 

— 

4887 

— 

69 

— 

25.027 

— 

1888 

— 

101 

— 

28.974 

— 

1889 

— 

126 

—      , 

23.322 

— 

1890 

— 

139 

— 

38.402 

— 

1891 

— 

132 
1.075 

— 

34.753 
265.456 

On  a  donc  un  total  de  1 ,075  grèves  et  de  265,456  grévistes  avec  une 
moyenne  respective  annuelle  de  77  grèves  et  18.960  grévistes,  ou 
une  moyenne  de  256  ouvriers  par  chaque  grève.  Il  est  à  remarquer 
toutefois  que  le  nombre  des  grèves,  qui  n'est  pas  en  progression 
régulière  de  1878  à  1883,  présente,  au  contraire,  une  progression  cons- 
tante de  1884  à  nos  jours:  ce  qui  permet  d'admettre  le  fait  suivant:  que 
les  chiffres  de  1878  à  1883  étant  seulement  ceux  que  les  rapports  de 
MM.  Bonasi  et  de  San  Giuliano  ont  relevés,  peuvent  être  erronés,  les 
données  relatives  aux  conditions  économiques  d'un  pays  ne  pouvant  pas 
être  toujours  d'une  exactitude  absolue.  Mais  ensuite  l'accroissement  du 
nombre  des  grévistes  est  frappant;  on  peut  conclure  de  là  que  la  pra- 
tique des  grèves  est  devenue  plus  fréquente  aujourd'hui  et  plus  com- 
mune parmi  les  masses  ouvrières. 

Gomme  causes  générales  et  immédiates  de  ce  phénomène  M.  Bodio 
signale:  1^  le  développement  que  prend  la  grande  industrie;  2^  les 
exigences  et  les  prétentions  des  ouvriers,  accrues  par  la  lecture  conti- 
nuelle des  journaux  et  l'habitude  prise  de  se  réunir  entre  eux;  3*  la 
variabilité  des  conditions  de  production  et  de  commerce. 


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LES  GRÈVES   d'aPRÈS   UNE   PUBLICATION    RÉCENTE.  083 

Comme  conséquence  confirmant  la  vérité  de  la  première  cause 
énoncée,  nous  constatons  le  fait  suivant  :  que  les  grèves  ont  été  plus 
fréquentes  dans  les  lieux  où  J'activité  industrielle  était  plus  grande.  De 
1878  à  1891,  ces  1.075  grèves  se  répartissent,  par  régions  et  provinces, 
selon  les  chiffres  suivants  : 

77    grèves 


I>ombardie 

260 

grèves 

Sicile 

77 

Piémont 

143 

— 

Latium 

71 

Emilie 

134 

— 

*  Ligurie 

63 

Vénétie 

88 

— 

Marches 

48 

Toscane 

86 

— 

Naples 

20 

Campanie 

82 

— 

Sardaigne 

3 

Cest-à-dire  qu'un  quart  des  grèves  est  advenu  dans  la  Lombardie,  un 
septième  dans  le  Piémont  et  TÉmilie  qui  sont  certainement  les  régions 
dans  lesquelles  les  industries  sont  en  plus  grandi  nombre.  —  Il  est 
indiscutable  qu'avec  la  lecture  des  journaux  et  l'augmentation  des  réu- 
nions ouvrières  se  sont  accrues  les  exigences  de  l'ouvrier.  L'instruction 
des  masses  s^est  développée  :  en  effet,  les  statistiques  récentes  démon- 
trent que, tandis  qu'en  1861  il  y  avait  à  peine  21.94  %  d'habitants  sachant 
lire,  il  y  en  avait  32.74  %  en  1881,  40.20  %  en  1891  —  et,  tandis  qu'en 
1866  sur  100  conscrits  on  en  comptait  64  d'illettrés,  en  1889  on  en  comp- 
tait F.eulement  42. 

En  outre,  il  faut  citer  ce  fait  caractéristique  :  l'instruction  élémentaire, 
technique  et  industrielle, est  plus  répandue  en  Lombardie,  en  Piémont,en 
Emilie  et  en  Vénétie  que  dans  les  autres  provinces,  et  avec  rinstruction 
s'est  accru  le  nombre  des  publications  périodiques.  Tandis  qu'eu  1871 
on  publiait  765  journaux  et  revues,  à  la  fin  de  1889  on  en  publiait 
1.596,  ce  qui  portait  le  nombre  des  journaux  à  1  pour  35.034  habitants 
en  1871,  etàl  pour  19.390  habitants  en  1889. 

Des  difTérents  journaux  qui  existaient  en  1889,  il  y  en  avait  : 


249 

en  Lombardie, 

c'est-à-dire    1    pour    16.120 

habitants 

219 

Piémont 

—            _-                15.054 

— 

123 

Emilie 

—            —                19.125 

— 

107 

VénéUe 

—            —                28.928 

— 

Sans  aucun  doute  l'esprit  d'association  a  également  progressé.  Selon 
une  statistique  ofQcielle  de  1885  le  nombre  des  sociétés  de  secours  -nan- 
laels  existant  en  1873  était  de  1,447  ;  en  1885  il  était  de   4,898. 

Finalement  la  troisième  cause  indiquée  nous  semble  indiscutable  : 
«  Si  les  grèves,  écrit  M.  Bodio,  étaient  engendrées  par  des  motifs  rai- 
sonnables, purement  économiques,  sans  être  soumises  à  un  mouvement 
d'agitation  socialiste,    leur  nombre   et  leur  importaiice  devraient  i^tre 


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684  COURRIER  d'itaub. 

pliis  considérables  dans  les  périodes  de  prospérité;  elles  poarraieDt 
éf^alement  se  produire  quand  le  capital  se  trouverait  dans  l'impossibilité 
de  continuer  à  donner  la  rémunération  du  travail  dans  la  mesure  habi- 
ItioUe.  Les  grèves,  qui  sont  des  manifestations  violentes  de  lalutte  entrr 
les  éléments  associés  pour  la  production,  doivent  naître  quand  sument 
un  manque  d'équilibre  dans  la  distribution  du  produit  entre  les  élément» 
qui  concourent  à  le  former.  L'équilibre  doit  être  en  quelque  manière 
rétabli,  mais  aucune  des  parties  n'étant  disposée  à  abandonner  sponta- 
nément   ses     prétentions,    le   conflit  devient    inévitable.     Quand  les 
industries  prospèrent,  et  que  les  profits  augmentent,  quand  les  fabriques 
se  remplissent  et  qu'il  s'en  crée  de  nouvelles,  le  travail  s'accroît  et  les 
salaires  tendent  à  devenir  plus  élevés;    les    ouvriers  réclament aloi^ 
une    part  plus   grande    dans  les    bénéfices,     et  comme  les  patrons 
n'offrent  aucune  augmentation  de  salaire   et   que  lorsque   la  demande 
i  leur  en     est    adresisée  ils  la  repoussent,    de   là  naissent  les  grèvei>. 
Là  où  il  n'est  pas  question  d'augmenter  le  salaire,  il  s'agit  de  diminuer 
le  nombre  d'heures  de  travail,  ou  bien  de   modifier  les  règlements  de 
fabrique  d'après  un  régime  plus  favorable  aux  ouvriers.  —  En  temps  de 
crises,  la  fréquence  des  grèves  devrait  provenir  de  causes  différentes  de 
celles  qui  se  manifestent  dans  les  périodes  d'expansion  industrielle.  Les 
faillites,  la  décroissance  des  profits  qui  se  réduisent  quelquefois  à  néant, 
ou  qui  même  se  transforment  en  pertes,  obligent  à  restreindre  le  nombre 
des  travailleurs.  Beaucoup  d'ouvriers  sont  licenciés,  lesquels  pour  con- 
tinuer à  travailler  offrent  leur  main-d'œuvre  moyennant  un  salaire  plus 
bas.  Les  patrons  peuvent  saisir  cette  occasion  pour  imposer  aux  travail- 
leurs une  diminution  dans  leurs  salaires,  ou  une  augmentation  d'heures 
de  travail  ou  des  règlements  plus  rigoureux.  Et  alors  les  ouvriers  se 
icoalisentpour  éviter  une  diminution  de  salaire,  ou  une  augmentation 
d'heures  de  travail,  ou  des  règlements   plus  rigoureux,   ou  bien  pour 
protester   contre  le    licenciement  de   leurs    compagnons.    Dans  l'un 
et  Tautre  cas  les  grèves  augmentent,   que  le  mouvement  du  travail  se 
produise  soit  dans  un  sens  favorable,  soit  dans   un   sens  défavorable. 
Par  contre,  dès  que  le  mouvement  économique    se  maintient  dans  un 
état  stationnaire,  soit  de  prospérité,  soit  de  crise,  les  grèves  ont  moins 
d'occasions  de  se^produire.  En  fait,  elles  furent  plus  fréquentes  en  î8T3 
et  18*4,  c'est-à-dire  après  qu'eurent  éclaté  les  fortes  crises,  pour  dimi- 
nuer dans  les  années  suivantes.  Après  1878  si  nous  considérons  le  nom- 
bre d'ouvriers  qui  prirent  part  aux  grèves  nous  voyons  de  nouveau  le 
nombre  s'augmenter  jusqu'en  1885.  » 

Les  causes  immédiates  des  grèves  sont  bien  diverses. 

M,  Bodio  les  classe  en  cinq  groupes  :  1°  les  ouvriers  demandant  une 
augmentation  de  salaire  ;  2<>  les  ouvriers  demandant  une  réduction  du 


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LES   GRÈVES   d'aPRÈS  UNE  PUBLICATION   RÉCENTE. 


685 


Nombre  d'heures  de  travail  ;  3*  les  ouvriers  refusant  d'accepter  une  dimi- 
nution de  salaire  ;  4°  les  ouvriers  refusant  de  s'assujettir  à  une  augmen- 
tation du  nombre  d'heures  de  travail,  sans  une  juste  compensation  ; 
5<*  les  ouvriers  élevant  des  contestations  sur  les  conditions  de  leur  con- 
trat. Dans  cette  catégorie  on  comprend  comme  causes  de  grèves  :  les 
contestations  par  rapport  au  mode  de  paiement  des  salaires,  —  les 
mesures  d'application  de  Tamende, —  la  solidarité  avec  d'autres  ouvriers 
grévistes,  —  la  mauvaise  qualité  des  matières  premières  distribuées,  — 
les  conditions  spéciales  techniques  de  travail,  —  le  travail  des  jours  de 
fête,  —  les  règlements  de  fabrique,  etc. 

D'après  le  tableau  suivant  on  reconnaît  que  le  principal  motif  des 
grèves  est  toujours  ou  la  demande  d'une  augmentation  de  salaire,  ou 
bien  faugmentation  de  salaire  en  même  temps  que  la  diminution  du 
nombre  d'heures  de  travail. 


POUR  OBTENIR 

POUR  RÉSISTER 

S 

ANNÉES 

Une    augmen- 

Une    diminu- 

A une  diminu- 

A une  augmen- 
tation d'heu- 

2ï 

tation  de  sa- 

tion d'heures 

tion  de  salai- 

laire. 

de  travail. 

re. 

res  de  travail. 

«5 

J878 

7 

2 

4 

6 

^879 

14 

1 

4 

— 

13 

i880 

16 

2 

1 



8 

1881 

25 

5 

4 

i 

9 

1882 

.30 

1 

4 

— 

12 

1883 

42 

2 

6 

— 

23 

1884 

51 

3 

6 

4 

17 

1885 

49 

3 

6 

2 

29 

1886 

44 

8 

13 

1 

30 

1887 

37 

5 

7 

2 

18 

1888 

48 

8 

13 

2 

30 

1889 

60 

6 

13 

3 

44 

1890 

81 

11 

14 

2 

3i 

189i 
Total .... 

53 

16 

24 

3 

36 
306 

557 

73 

119 

20 

Pour  cent 

51 

7 

11 

2 

29 

•  Ensuite  en  divisant  la  série  des  années  depuis  1878  en  deux  périodes, 
Tune  de  développement  économique  qui  va  jusqu'en  1887,  et  l'autre 
d'arrêt  depuis  1887,  M.  Bodio  a  trouvé  que  le  nombre  des  causes  a  varié 
comme  il  suit  par  rapport  à  une  moyenne  de  100  grévistes. 


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'    ^\* 


fiH(»  COURRIER  d'iTALIB* 


- 

Dans  la  l'*  période 
1878-1887 

Dans  la  2»  périodo 
1888-1891 

l^our  obtenir  augmentation 

de  salaires 

54 

48 

Pour    obtenir    diminution 

d'heures  de  travail 

5 

8 

Pour  protester  contre  une 

réduction  de  salaires. ... 

10 

13 

Pour  protester  contre  une 

augmentation      d*heures 

de  travail. .  «   •         

2 
29 

2 

Pour  des  causes  diverses.. • 

29 

Dans  la  période  de  1878-87,  sur  100  grèves,  59  furent  déclarées  dans  le 
but  d'améliorer  les  conditions  des  ouvriers,  et  12  dans  le  but  d'empêcher 
que  les  conditions  ne  devinssent  pires.  Dans  la  période  de  1888-91  il  y 
eut  56  grèves  de  la  première  espèce  et  15  de  la  seconde. 

Dans  le  cours  des  années  1878-91  Tissue  des  grèves  fut  favorable  aux 
ouvriers  dans  16  cas  sur  cent;  elle  leur  fut  favorable  en  partie  dans 
43  ;  et  dans  41  elle  leur  fut  totalement  contraire.  Ces  proportions  se  sont 
vérifiées  presque  chaque  année  sans  grandes  différences.  Cependant  la 
proportion  des  grèves  terminées  favorablement  pour  les  ouvriers  a  atteint 
en  1884  20  %,  en  1886  29  %  et  en  1888  23  %.  Les  deux  premières  années 
se  signalent  parmi  les  plus  prospères  pour  l'économie  nationale  et  la 
dernière  année  est  celle  qui  appartient  &  la  période  peut-être  la  plus 
aiguë  de  la  crise  commerciale. 

Dans  la  série  des  grèves  de  1878-1891  sont  en  plus  grand  nombre 
«elles  :  a)  des  manouvriers,  des  chaufourniers,  et  des  ouvriers  journaliers 
(260);  b)  des  ouvriers  des  industries  de  tissage  (260);  c)  des  ouvriers  des 
industries  minières,  métallurgiques  et  mécaniques  (144);  d)  des  menui- 
siers, des  vitriers,  des  voituriers,  des  conducteurs,  des  bateliers,  des 
charretiers,  des  portefaix  (117);  e)  des  chapeliers,  des  tanneurs,  et  des 
ouvriers  d'autres  industries  pour  la  fabrication  des  objets  d'habillement 
iSii)  ;  f)  des  boulangers  et  ouvriers  des  industries  alimentaires  (77)  ;  g)  des 
ouvriers  typographes  et  lithographes  (27);  A)  des  ouvriers  d'autres  indas- 
lne8(125). 

Les  industries  des  catégories  a,  6,  e,  c,  sont  celles  dans  lesquelles  les 
^'rèves  ont  annuellement  augmenté  toujours  plus  en  intensité,  tandis  que 
dans  les  autres  on  peut  dire  qu'elles  ne  s'écartent  pas  de  la  moyenne 
ordinaire.  En  effet,  au  lieu  des  5,  3  et  2  grèves  que  subirent  en  1878  les 
industries  /i,  6,  c,  il  y  en  eut  respectivement  30,  39  et  29  en  1891. 

La  gravité  des  grèves  se  mesure  d'après  le  nombre  des  ouvriers  qui 


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LES   GRÈVES   d'aPRÈS   UNE   PUBLICATION    RÉCENTE. 


687 


y  prennent  part,  et  d'après  le  nombre  de  journées  où  le  travail  reste 
suspendu  et  interrompu.  Or,  M.  Bodio  a  pu  relever  exactement  le  nombre 
des  ouvriers  grévistes  dans  1,039  grèves  et,  d'après  Téchelle  suivante,  ou 
voit  que  le  nombre  des  grèves  décroit  en  raison  inverse  du  nombre  des 
ouvriers  qui  y  prennent  part  : 


Grèves  de       1  à        49  ouvriers  272 

-  206 

-  120 

-  79 

-  88 

-  36 

-  43 

-  11 

-  31 

-  11 

-  35 


50  à 

99 

100  â 

149 

150  à 

199 

200  à 

249 

250  à 

299 

300  à 

349 

350  à 

399 

400  à 

449 

450  à 

499 

500  à 

599 

Grèves  de  600  à      699  ouvriers     lo 

— 

700  à      799 

—        J9 

— 

800  à      899 

—        15 

— 

900  à      999 

—          5 

— 

1.000  à  1.499 

~         26 

— 

1.500  à  1.999 

—           6 

— 

2.000  à  2.999 

—         13 

— 

3.000  à  3.999 

—           3 

— 

4.000  à  4.999 

—           3 

— 

5.000  et  plus 
Total. 

2 

. ...    i.o;i9 

D'après  le  précédent  tableau,  on  constate,  en  ce  qui  concerne  le  nombre 
des  grévistes,  que  pour  environ  la  moitié  des  grèves  chaque  grève  ne 
comprend  pas  plus  de  100  ouvriers  et  le  quotient  moyen  annuel  du 
nombre  total  des  grévistes  est  de  255. 

En  ce  qui  concerne  la  durée  des  grèves,  plus  de  la  moitié  (642) 
durèrent  à  peine  de  1  jour  à  3  au  plus  —  et  de  9  qu'elles  étaient  en  1878 
leur  nombre  allu  croissant  d'une  façon  remarquable  jusqu'à  atteindre  le 
chiffre  de  92  en  1890,  pour  redescendre  à  celui  de  72  en  1891.  Environ 
un  quart  du  total  des  grèves  (264)  durèrent  de  4  à  10  jours,  suivant  un 
mouvement  de  croissance  soumis  à  de  légères  fluctuations  ;  les  autres 
grèves  (130)  dépassèrent  10  jours,  variant  entre  2  et  7  de  18^8  à  1883,  et 
entre  9  et  17  de  1884  à  1891.  Il  y  eut  certains  cas  exceptionnels  pendant 
lesquels  les  grèves  durèrent  jusqu'à  3  mois  entiers. 

Les  pertes  causées  aux  ouvriers  par  Tinterruption  du  travail  pourraient 
se  calculer  si  l'on  connaissait  le  salaire  moyen  des  différentes  classes 
d'ouvriers  qui  participèrent  aux  grèves.  Mais  nous  n'avons  pas  encore  en 
Italie  une  statistique  sûre  et  complète  des  salaires,  et  nous  ne  connais  < 
«ons  pas  le  montant  des  salaires  distribués  aux  ouvriers  avant  \\  j^rève 
dans  chaque  industrie,  d'où  il  est  difficile  de  pouvoir  tirer  des  données 
précises.  Et  pourtant  si  Ton  réunit  le  nombre  des  journées  de  grève  de 
chaque  année  on  trouve  que,  ce  nombre  étant  de  21, 896  en  1879,  s'élève 
progressivement  chaque  année  jusqu'à  atteindre  le  nombre  de  258.059 
en  1891.  En  mettant  à  2  fr.  50  le  salaire  moyen  d'une  journée  de  travail 
de  l'ouvrier  italien  on  obtient  une  perte  de  54,740  francs  pour  les  gré- 


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688  COURRIER  d'itaue. 

vistes  de  1879  et  une  perte  de  645.147  francs  pour  ceux  de  1891.  Et  ce 
ne  serait  cependant  que  la  perte  immédiate  éprouvée  par  les  grévistes 
eux-mêmes,  mais  combien  plus  grand  serait,  par  contre-coup,  le  dora- 
mage  absolu  causé  par  les  grèves! 

La  statistique  qui  nous  est  fournie  par  le  commandeur  Bodio  —  comme 
il  le  déclare  lui-môme  avec  regret  —  ne  nous  éclaire  pas  sur  le  nombre 
des  ouvriers  qui,  par  suite  de  la  fermeture  des  usines,  ont  eu  à  souffrir 
d^une  interruption  de  travail.  G^est  ainsi  que  ne  peuvent  se  calculer  les 
iconséquences  les  plus  graves  de  ces  suspensions  de  travail. 

Les  données  détaillées  concernant  la  grève  des  ouvriers  compositeurs- 
typographes  (432)  de  Turin  en  1887  pour  augmentation  de  salaire 
indiquent  un  chiffre  de  45.669  francs  pour  les  dépenses  supportées  par 
la  «  Société  générale  des  typographes  italiens  »  pendant  les  64  jours  de 
durée  de  la  grève  pour  subventions  aux  grévistes,  à  savoir  713  fr.  58  par 
jour  pour  toute  la  masse  et  1  fr.  65  par  ouvrier. 

La  grève  de  1890,  survenue  dans  la  Véuétie,  à  laquelle  prirent  part 
357  ouvriers  typographes,  dura  de  15  à  60  jours.  Elle  fut  cause  pour 
l'Association  d'une  dépense  de  42,000  francs,  non  compris  les  20,207 fr. 30 
qui  furent  dépensés  pour  subsides  aux  ouvriers  cherchant  du  travail. 

Pour  la  grève  de  Milan  en  1880,  à  laquelle  prirent  part  700  ouvriers 
compositeurs  et  qui  dura  plusieurs  mois,  TAssociation  dépensa  environ 
100.000  francs.  Voilà  des  données  suffisantes  pour  démontrer  la  néces- 
sité absolue  de  développer  le  patronage  des  industriels  sur  les  ouvriers 
—  et  de  favoriser  l'arbitrage  industriel  ou  la  conciliation,  seuls  moyens 
par  lesquels  ces  grandes  grèves  pourront  être  terminées. 

Les  grèves  agricoles  pour  lesquelles  M.  Bodio  veut  faire,  et  à  juste  titre, 
une  étude  à  part,  ont  présenté  de  1881  à  1891  un  autre  caractère  et  des 
phases  différentes.  Il  faut  tenir  compte  de  la  bonhomie  coutumière  an 
paysan,  de  la  résignation  du  journalier  aux  durs  travaux  des  cbainps, 
de  la  tranquillité  de  la  campagne,  de  la  solitude  favorable  au  repos  de 
Tesprit  :  le  plus  souvent  le  paysan  ne  voit  pas  plus  loin  que  son  champ 
à  cultiver  dans  son  propre  intérêt  ou  dans  celui  de  sa  famille. 
Mais  l'ère  nouvelle  a  étendu  jusqu'à  lui  l'instruction  et  l'esprit  d'asso- 
ciation, et  là  où  cet  esprit  s'est  spécialement  infiltré,  se  sont  développées 
des  idées  et  des  prétentions  nouvelles.  En  Italie  ces  nouvelles  préten- 
tions des  paysans  ne  se  manifestèrent  pas  avani  1881.  En  1881  et  1882 
c'est  dans  les  provinces  de  Velletri,  de  Gataneet  de  Gôme  qu'eurent  lieu 
les  premières  grèves,  mais  leur  mouvement  fut  local,  accidentel  et  d« 
répression  facile. 

Les  grèves  de  1884,  survenues  dans  la  vallée  de  Padoue,  présftntèrent 
des  2aiuclères  plus  graves,  avec  une  tendance  d'agitation  socialiste  qui 


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LES   GRÈVES   d'aPRÈS   UNE   PUBLICATION   RÉCENTE,  689 

fit  connaître  l'existence  d'une  hostilité  permanente  prête  à  éclater  à  la 
moindre  occasion.  Déjà,  depuis  1882,  dans  la  province  de  Rovigo,  une 
agitation  agraire  assez  grave  avait  commencé,  elle  s'accentua  en  1884,  et 
la  grève  acquit  bientôt  un  caractère  même  criminel.  Elle  prit  fin  par  le 
fait  d'une  organisation  nouvelle.  Alors  fut  fondée  une  «  Société  de 
paysans  »  ayant  comme  but  officiel  de  créer  des  secours  mutuels  et  de 
soumissionner  des  travaux  publics,  mais  dans  le  but  secret  de  réunir 
les  travailleurs  pour  les  pousser  en  avant  chaque  fois  que  le  besoin  s'en 
ferait  sentir. 

En  1885,  les  grèves  atteignirent  la  plus  grande  [intensité.  Le  mouve- 
ment partit  de  Mantoue  ;  les  organes  moteurs  furent  «  la  Société  géné- 
nérale  des  travailleurs  italiens  »  et  o  la  Société  de  secours  mutuels  des 
paysans  de  Mantoue  »  ;  ceux-ci,  agités  par  diverses  assocrations  politiques 
de  la  province,  firent  une  propagande  active,  s'orgauisant  par  milliers  en 
sections  et  en  sous-sections,  qui  eurent  un  siège  dans  presque  toutes  les 
communes  :  sous  le  contrôle  des  associations  centrales,  ces  divers  grou- 
pes réglèrent  le  tarif  des  salaires  à  imposer  aux  propriétaires  pour  le  tra* 
tJiil  ordinaire  et  le  travail  à  forfait. 

De  îfantoue  l'agitation  se  répandit  à  Vérone,  à  Parme,  à  Reggio,  en 
Emilie,  à  Modène  et  dans  le  Milanais,  —  où  se  mirent  en  grève,  fait 
bien  caractéristique,  non  pas  les  ouvriers  journaliers,  mais  les  colons  et 
les  petits  fermiers  —  et  jusque  dans  les  territoires  de  Monza  et  de  Côme. 

L'agitation  cessa  par  lassitude  :  les  colons  n'obtinrent  pas  des  grèves 
ce  qu'ils  en  espéraient,  et  les  propriétaires,  de  leur  côté,  ne  purent 
échappera  la  nécessité  de  faire  quelques  concessions. 

De  1886  à  1891  les  grèves  se  reproduisirent  un  peu  partout,  mais  elles 
n'eurent  aucun  caractère  de  lutte  violente;  ce  furent  agitations  locales, 
de  peu  de  durée,  faciles  à  arrêter  moyennant  quelques  concessions 
opportunes.  Mais,  pour  calmer  l'agitation,  il  me  semble  que  deux  moyens 
sont  indiqués  :  une  loi  qui  interdise  le  Iruk-system  et  déclare  insaisis- 
sables les  salaires  des  ouvriers  agricoles  ;  une  autre  loi  qui  institue  des 
collèges  de  Probi  viri  pour  l'agriculture.  Ce  sont  là  des  nécessités  dont 
l'évidence  est  démontrée  aussi  bien  par  Vlnchiesta  agi'aria  que  par  les 
grèves  plus  récentes. 

Les  fermetures  d'ateliers  {look-outs)  sont  les  moyens  auxquels  recou- 
Tent  les  patrons  pour  faire  accepter  par  force  aux  ouvriers  des  condi- 
tions que  ceux-ci  ne  seraient  pas  disposés  à  subir.  En  14  années,  de 
4878  à  1891,  il  y  en  eut  38,  dont  12  furent  faites  par  des  patrons  boulan- 
gers et  pâtissiers,  10  pa:'  des  bouchers,  4  par  des  filateurs  et  tisserands, 
3  par  des  propriétaires  de  magasins,  2  par  des  chapeliers,  et  i  par  cha- 
cune des  catégories   suivantes  :   carrierSj  meuniers,  vitriers,  faïenciers. 


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690 


COURRIER   D  ITALIE. 


fabrioants  de  chaises,  patrons  cordonniers,  fabricants  de  tissus.  De 
ces  différentes  fermetures,  18  durèrent  jusqu'à  3  jours, —  13  de  4  à 
10  jours,  —  5  plus  de  40  jours.  —  Pour  35  fermetures,  5,673  ouyriers 
restèrent  sans  travail,  et  21,689  journées  se  perdirent. 

11  est  nécessaire  cependant  de  noter  que  de  ces  38  fermetures  les  seu- 
les sérieuses  furent  celles  des  patrons  chapeliers.  Pour  les  36  autres  les 
fermetures  eurent  lieu  en  vue  de  protester  contre  des  mesures  fiscales 
et  administratives,  et  d'influer  ainsi  sur  l'opinion  et  sur  l'autorité  par  le 
licenciement  des  ouvriers  ;  on  voit  que  les  fermetures  ne  peuvent  être 
considérées  en  Italie  comme  des  moyens  de  résistance  employés  par  les 
patrons  :  elles  sont  rares  et  ont  peu  d'importance. 

Une  dernière  réflexion  nous  conduira  à  la  conclusion  :  M.  Bodio  dit 
que  sur  les  1,075  grèves  industrielles,  1,047  seulement  peuvent  offrir  des 
données  précises  sur  leur  issue  et  ensuite  il  fournit  les  chiffres  suivants: 


NOMBRE 

DBS 

ORKVâS 

DONT  LA 

CAVHB  EST 

CONNUE. 


537 

73 
119 

20 
305 


1.074 


CAUSE  DE  LA  GREVE 


Pour  obtenir  une  augmentation 
de  salaire 

Pour  obtenir  une  diminution 
d'heures  de  travail 

Pour  résister  à  une  diminution  de 
salaire 

Pour  résister  à  une  augmenta- 
tion d'heures  de  travail. 

Pour  autres  causes  diverses 

Total 

Pour  cent 


ISSUE  DE  LA  GRÈVE 


ta 

H 

j 

•U     -3. 

m 

c   a 

< 
S 

3  S 

o 

3     O 

< 

<  % 

ac 

b 

95 

2oO 

15 

28 

15 

50 

7 

8 

38 

112 

170 

448 

15.82 

41.71 

199 

29 

49 

S 
147 


429 


42.47 


J 


Quant  aux  grèves  agricoles,  la  plupart  se  sont  terminées  favorablement 
pour  les  ouvriers,  et  le  plus  souvent  grâce  à  la  faiblesse  et  aux  conces* 
sions  des  propriétaires. 

Les  fermetures  {look-outs),  excepté  deux,  furent  toujours  terminées  par 
des  concessions  en  faveur   des   ouvriers. 

Donc  on  peut  conclure  qu'en  général  les  patrons  sont  bien  disposés  en 
faveur  de  leurs  ouvriers;  que,  dans  la  plus  grande  partie  des  cas,  ils  se 


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UN   DISCIPLC:  AMERICAIN   DB  FROUOBON.  (>9f 

sont  soumis  sans  trop  de  résistance  en  avantageant  la  condition  des  gré- 
vistes. Et  si  Ton  y  regardait  de  près,  on  verrait  que  le  plus  souvent  les^ 
grèves  ont  été  éteintes  par  le  plein  accommodement  des  propriétaires  et 
de  leurs  ouvriers,  lesquels  souvent  se  sont  désistés  parce  qu'il  se  sont 
convaincus  de  l'injustice  de  leurs  prétentions. 

On  doit  conclure  que,  tandis  que  les  ouvriers  italiens  sont  en  grande 
partie  pacifiques,  ordonnés,  soucieux  de  leurs  devoirs,  et  qu'ils  laissent 
difficilement  pénétrer  dans  leur  esprit  les  idées  socialistes,  les  pa- 
trons comprennent  combien  est  important  le  r6le  qui  leur  est  réservé 
dans  leur  mission  de  patronage  sur  leurs  ouvriers.  Ils  en  supportent  les 
devoirs,  d'autant  plus  qu'ils  sont  convaincus  —  et  en  Italie  plus  d'un» 
exemple  le  leur  démontre  —  que  les  désordres  occasionnés  par  les 
grèves  nuisent  beaucoup  au  point  de  vue  social  et  économique,  non  seu- 
lement à  eux-mêmes,  mais  aux  ouvriers,  et  aussi  à  la  masse  des  ci- 
toyei^s  pour  lesquels  la  sécurité  des  propriétés  et  des  personnes  devient 
chose  inconnue,,  en  même  temps  qu'augmente  le  prix  de  toute  espèce  do 
marchandises.  Personne  cependant  ne  souffre  plus  profondément  de  ces 
désordres  que  ceux  qui   ont  des    rapports  directs    avec  la  classe   des^ 

ouvriers  grévistes. 

Prof,  Santangelo  Spoto  Ippolito. 


MÉLANGES  ET    NOTICES 


UN  DISCIPLE  AMÉRICAIN  DE  PROUDHON.  —  Dans  son  jour- 
nal Liberté,  d'abord  bi-mensuel  et  aujourd'hui  hebdomadaire,  M.  Benj. 
R.  Tucker  défend  depuis  douze  ans,  avec  un  remarquable  tempérament 
de  polémiste,  les  idées  de  son  compatriote  Josiah  Warren  et  de 
Proudhon.  11  se  fait  gloire  d'être  le  pionnier  des  doctrines  anarchistes 
en  Amérique.  Ne  trouvant  pas  le  temps  d'écrire  un  traité  méthodique, 
il  vient  de  grouper  ses  principaux  articles,  et  bon  nombre  de  pages 
de  ses  contradicteurs,  sous  ce  titre  significatif  :  A  la  place  cTun  livre,  par 
un  homme  trop  occupé  pour  en  écrire  un  (1).  Il  y  a  dans  l'état  d'esprit  quo 
révèlent  ces  morceaux  un  curieux  mélange  d'individualisme  aigu  et  de 
socialisme. 

Individualiste,  M.  Benj.  R.  Tucker  prétend  bien  l'être  jusqu'au  bout.. 
Par  certains  côtés,  il  se  rapproche  de  M.  Spencer,  de  M.  Auberon  Her- 
bert, et  aussi  de  tous  les  théoriciens  rigoureux  du  laissez-faire.  Libre 
échange  absolu,  réduction  de  l'État  à  sa  plus  simple  expression,  c'est-à- 
dire  à  rien,  substitution  universelle  de  la  coopération  volontaire  à  la 

(l)  Instead  of  a  book,  by  a  man  ioo  busy  to  write  one.  A  fragmentary  expo- 
sition ôfphilo9ophicalanarchism,'Seyf~Yov\i,\S9^. 


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692   ^  MÉLANGES  ET   NOTICES. 

coopération  forcée,  souveraineté  illimitée  de  l'individu,  restreinte  seule- 
ment par  le  principe  d'égale  liberté,  voilà  tout  un  côté  du  système. 
«L'anarchiste,  dit  expressément  ce  fougueux  Américain,  n'est  pas  seule- 
ment utilitaire,  mais  égoïste,  au  sens  le  plus  plein  du  mot.  »  11  poursuit 
toute  autorité,  même  surhumaine.  11  est  nécessairement  athée.  Ni  Dieu, 
ni  maître. 

Mais  voici  qu'intervient  le  socialisme.  Il  faut  détruire  le  prélèvement 
abusif  qu'opère  le  capital  sur  le  produit  du  travail  et  qui  est  la  source 
de  presque  tous  les  maux  du  monde.  Pour  rendre  gratuit  l'usage  du 
capital,  il  suffît,  estiment  les  anarchistes,  de  supprimer  les  monopoles 
que  l'État  maintient  injustement  ;  avant  tout,  ceux  de  l'argent  et  de  la 
terre.  —  Abolir  le  monopole  de  l'argent,  cela  veut  dire  laisser  les  parti- 
culiers émetlre  à  leur  guise,  en  toute  franchise  d'impôt,  de  la  monnaie 
et  du  papier-monnaie.  Si  pleine  liberté  est  donnée  au  crédit,  on  s'ima- 
gine qu'il  deviendra  gratuit.  Je  crois  que  M.  Tucker  se  fait  de  grandes 
illusions  sur  le  rôle  possible  des  banques  mutuelles,  auxquelles  je 
souhaite  d'ailleurs  qu'on  accorde  toute  licence.  Sans  doute  le  jeu  des 
échanges  libres  et  le  développement  du  crédit  populaire  peuvent  et  doi- 
vent abaisser  le  taux  de  l'intérêt.  Mais  si  le  capital  ne  rapportait  plus 
rien  du  tout,  il  cesserait  de  se  former  en  quantité  suffisante,  et  chacun 
en  pâtirait.  —  Abolir  le  monopole  de  la  terre,  veut  dire  défendre  au 
propriétaire  foncier  de  loiier  son  bien.  Cela  me  semble  assez  difficile  à 
concilier  avec  le  principe  de  l'entière  liberté  individuelle. 

C'est  qu'il  n'est  possible  d'asseoir  la  société  humaine  ni  sur  la  souverai- 
neté de  l'égoîsme  individuel,  ni  sur  la  souveraineté  du  nombre.  Il  faut 
des  notions  plus  hautes  pour  développer  le  respect  du  droit  et  faire 
régner  un  peu  d'harmonie.  C'est  la  foi  à  la  souveraineté  du  bien  absolu, 
c'est-à-dire  de  Dieu,  qui  fonde  la  dignité  de  la  personne  morale  et  le 
devoir  de  la  charité  fraternelle.  J.  Angot  des  Rotours. 

L'INDUSTRIE  ET  LES  MŒURS  SOCIALES.  —  Les  chemins  de 
fer  français  d'intérêt  local  fournissent  le  sujet  de  très  intéressantes 
réflexions  touchant  la  connexité  intime  qui  existe  entre  Tétat  des  mœurs 
sociales  et  le  mouvement  industriel. 

Un  rapport  qui  vient  d'être  publié  dans  le  Journal  officiel,  constate 
avec  chiffres  à  l'appui  que,  «  pendant  les  cinq  dernières  années,  eu 
Allemagne,  le  prix  de  revient  moyen  du  kilomètre  de  ligne  d'intérêt 
local  à  voie  normale  a  été  de  77,870  francs  et,  en  France,  de  140,502  fr.: 
et  pour  les  lignes  à  voie  de  1  mètre,  de  36,069  francs  en  Belgique,  do 
59,840  francs  en  Allemagne,  de  76,724  francs  en  France  ».  Tout  en 
tenant  compte  des  différences  qui  peuvent  exister  entre  les  conditions 
générales  des  constructions  dans  les  divers  pays,  on  peut  dire  qu'en 
somme  «  les  lignes  d'intérêt  local  coûtent  sensiblement  plus  cher  en 


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î  l'industrie  et  les  moeurs  sociales.  693 

France  qu*à  Tétranger».  Voilà  le  fait  économique;  mais  maintenant 
quelles  en  sont  les  causes?  C'est  là  que  va  se  trouver  le  fait  social.  La 
principale  de  ces  causes,  en  effet,  a  été  le  peu  de  développement  et  d'ac/- 
tivité  de  la  vie  locale  en  France.  11  est  arrivé  bien  rarement,  dit  VOfficiel, 
que  les  concessionnaires  de  ces  petits  chemins  de  fer  d'intérêt  local 
aient  été  des  associations  dMntéréts  et  de  capitaux  locaux.  Le  plus  sou- 
vent, les  concessionnaires  ont  été  de  grandes  entreprises,  établies  dans 
Paris  même,  aussitôt  après  la  loi  de  1880,  pour  la  poursuite  de  toutes 
ces  concessions  d'intérêt  local  ;  ces  entreprises  ont  donc  été  étrangères 
aux  régions  à  desservir,  connaissant  insuffisamment  leurs  besoins  et 
leurs  ressources,  mues  surtout  par  la  pensée  du  bénéflce  sur  rémission 
et  la  construction, et  s'appuyant  forcément  sur  des  établissements  finan- 
ciers dont  il  a  fallu  payer  très  grassement  le  concours  et  la  publicité. 

Les  sociétés  d'ailleurs  ont  été  constituées  par  des  banques  qu'allé- 
chait la  perspective  d'importantes  émissions  de  titres,  par  des  construc- 
teurs de  matériel  préoccupés  de  trouver  un  débouché  aux  produits  de 
leurs  usines  :  tous  cherchant  à  tirer  un  profit  pécuniaire  aussi  large  que 
possible  de  la  ligne. 

La  garantie  d'intérêt  est  devenue  pour  ces  sociétés  un  gros  élément  de 
spéculation  qui  suffisait  pour  faire  repousser  les  économies  sur  le  tracé 
comme  constituant  une  diminution  des  profits,  et  qui  faisait  négliger 
complètement  la  question  des  receltes. 

Dans  une  brochure  récente,  M.  Colson,  maître  des  requêtes  au  Conseil 
d'État,  a  dit  ces  paroles  bien  caractéristiques  :  «  C'est  dans  rémission 
des  litres  servant  à  constituer  le  capital  ou  dans  Tentreprise  de  la  cons- 
truction, plutôt  que  dans  le  développement  du  trafic^  que  les  conces- 
sionnaires ont  été  conduits  à  chercher  leurs  bénéÛces.  » 

Telle  est,  en  partie,  l'origine  de  cette  cherté  des  chemins  de  fer  d'in- 
térêt local  :  c'est  le  défaut  de  vie  locale.  Si  ces  chemins  de  fer  avaient 
été  construits  par  des  sociétés  locales,  soutenues  par  l'esprit  public, 
conduites  par  des  hommes  du  pays,  les  résultats  auraient  été  tout 
autres,  les  gaspillages  de  la  spéculation  n'auraient  pas  eu  lieu,  l'avide 
presse  parisienne  n'aurait  pas  prélevé  sur  les  émissions  les  bénéfices 
scandaleux  qu*elle  est  habituée  à  exiger,  sous  peine  de  combats  et  d'at- 
taques ;  les  lignes  auraient  été  construites  avec  le  principal  souci  de 
l'amélioration  des  relations  locales  et  des  recettes.  Or,  si  ces  chemins 
coûtent  si  cher,  la  première  conséquence  est  que  l'État  a  une  lourde 
charge  de  garantie  d'intérêts,  et  la  seconde,  la  principale,  c'est  que  les 
lignes  ne  se  développent  pas  comme  elles  devraient  l'être,  que  lés 
moyens  de  transport  sont  insuffisants,  et  que  l'industrie  générale  et 
l'agriculture  sont  frappées.  Tout  cela,  parce  que  la  vie  locale  est  lan- 
guissante, souvent  même  nulle,  et  que  Paris  absorbe  la  sève,  le  sang  et 
les  capitaux  du  pays.  A,  Fougéroûsse. 


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UN  COURS  PRATIQUE  DtCONOIIE  POLITIQUE 

A  L'UNIVERSITÉ  DE  LIÈGE. 


Apjès  la  mort  du  regretté  Emile  de  Laveleye,  qui  a  longtemps  illustré 
la  chaire  d'Économie  politique  à  TUniversité  de  Liège,  cette  partie  de 
renseignement  de  la  faculté  de  droit  a  été  organisée  sur  une  base  plus 
large.  M.  Dejace,  qui  succédait  à  M.  de  Laveleye,  etM.  E.  Van  derSmis- 
sen,  chargé  du  cours  de  législation  industrielle,  ont  été  amenés  a  créer 
un  cours  pratique,  comme  M.  Brants  Tavait  déjà  fait  à  Louvain,  comme 
M.  Béchaux  Ta  fait  aussi  à  Lille.  Il  nous  a  paru  intéressant  pour  lés  lec- 
teurs de  la  Réforme  sociale  de  faire  connaître,  —  (d'après  le  rapport  Je 
la  première  année,  rédigé  par  M.  Gohr,  secrétaire  des  séances, —  les  ré- 
sultats de  cet  enseignement  pratique  utile  à  imiter  ailleurs. 

L'objet  du  cours  de  Tannée  1892-1893  était  le  suivant:  Loi  du  13  dé- 
cembre 1889  concernant  le  travail  industriel  des  enfants,  des  adoles- 
cents et  des  femmes.  —  Réglementation  industrielle  adoptée  par  le 
gouvernement  en  application  de  la  loi.  —  Vue  rétrospective  sur  la  régle- 
mentation des  corporations  de  métiers.  —  Comparaison  de  la  loi  belge 
et  de  la  législation  étrangère. 

Les  professeurs  ont  étudié  la  loi  dans  son  esprit  et  dans  son  texte,  en 
appuyant  sur  les  organismes  mis  en  œuvre  pour  Fenquête  que  nécessitait 
Tapplication  de  la  loi  et  son  adaptation  aux  conditions  et  aux  besoins 
<ies  diverses  industries  :  rôle  des  conseils  locaux  de  l'industrie  et  du 
travail,  et  mission  du  Conseil  supérieur  du  travail. 

Les  élèves  ont  poursuivi  Tétude  critique  de  quelques-uns  des  arrêtés 
royaux  pris  pour  l'application  de  la  loi.  notamment  ceux  concernant  les 
industries  de  la  région,  mieux  connues  des  élèves  >  mines,  verre,  laine, 
papier.  Ils  se  sont  aidés  des  procès-verbaux  des  séances  du  Conseil  su- 
périeur du  travail  à  qui  le  gouvernement  avait  confié  la  rédaction  des 
^avant-projets  d'arrêtés. 

Sous  la  direction  des  professeurs,  les  élèves  ont  en  outre  exécuté 
divers  travaux  d'histoire  ou  de  droit  comparé.  Enfin  ils  ont  inauguré  les 
visites  industrielles  et  sociales  en  étudiant  sur  place  la  cristallerie  du 
Val-S*-Lambert. 

La  question,  si  débattue  aujourd'hui,  de  la  légitimité  et  des  limites  du 
pouvoir  de  l'Etat  en  matière  de  réglementation  du  travail,  a  été  envi- 
ss^ée  ainsi  sous  ses  divers  aspects. 


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UN    COURS  PRATIQUE  Df*6cONOW«  POUTIQUE.  69S^ 

Un  cotirt  aperçu  historique,  présenté  par  M.  Combaire,  a  rappelé  d'a- 
bord ce  qu'étaient  les  anciennes  corporations,  leur  réglementation  con- 
traire à  la  liberté  du  travail,  les  causes  de  leur  chute,  à  Tavènement  de 
la  grande  industrie.  Mais  cet  essor  prodigieux  de  l'industrie  et  la  lutte 
acharnée  de  la  concurrence  ont  amené  les  industriels,  pour  restreindre 
les  frais,  à  substituer  autant  que  possible  aux  hommes  adurltes  les 
femmes  et  les  enfants,  même  pour  des  travaux  qui  surpassent  leurs 
forces  ou  compromettent  leur  santé.  De  là  un  peu  partout,  la  nécessité 
de  réprimer  les  abus  par  une  réglementation,  et  en  particulier  en  Bel- 
gique la  loi  du  13  décembre  1889  sur  le  travail  des  femmes  et  des 
enfants.  M.  Dejace  a  exposé  la  base  philosophique  de  cette  loi,  et  tout 
en  admettant  la  nécessité  de  défendre  contre  Tâpreté  de  l'industrialisme 
la  santé  et  la  moralité  des  femmes  et  des  enfants,  il  ne  pense  pas  qu'il 
faille  aller  plus  loin  dans  cette  voie  et  réglementer  le  travail  des  adultes. 
M.  Van  der  Smissen  a  présenté  le  commentaire  de  la  loi  qui  abandonne, 
on  le  sait,  au  pouvoir  exécutif  le  soin  d'appliquer  le  principe  de  la 
réglementation  aux  différentes  industries.  C'est  ce  qui  a  nécessité  le 
concours  des  conseils  de  l'industrie  et  du  travail,  dont  M.  Dejace  a 
montré  le  double  rôle  de  corps  consultatif,  très  compétent  sur  tous  les 
intérêts  ouvriers,  et  d'agent  de  conciliation  et  d'arbitrage  dans  les  dif- 
ficultés et  les  conflits.  M.  Van  der  Smissen  a  étudié  le  fonctionnement 
du  Conseil  supérieur  du  travail  qui  réunit  des  patrons,  des  ouvriers  et 
des  sociologues  (professeurs,  savants,  etc.),  et  auquel  tous  les  docu- 
ments locaux  avaient  été  transmis,  pour  qu'il  pût  inaugurer  ses  tra- 
vaux en  préparant  en  cette  matière  difficile  les  arrêtés  relatifs  aux 
diverses  industries. 

Parmi  les  élèves,  M.  Grosjean  a  comparé  la  loi  belge  avec  les  lois  fran- 
çaises de  1874  et  de  1892,  ainsi  qu'avec  les  lois  suisses.  M.  Dechesne 
a  tracé  l'historique  de  la  question  en  Belgique  et  raconté  l'accueil  fait 
par  l'opinion  à  cette  réglementation.  MM.  Muller,  Matthieu  et  Peltzer 
ont  étudié  respectivement  la  situation  que  la  loi  nouvelle  fait  aux 
industries  charbonnière,  verrière  et  lainière. 

Enfin  M.  Peltzer  a  insisté  sur  les  conditions  spéciales  à  l'industrie  de 
Verviers.  Là  les  patrons,  obéissant  à  diverses  initiatives  généreuses, 
ont  depuis  longtemps  réalisé  presque  tout  ce  que  demande  la  loi  (1). 
Ce  qui  reste  à  faire  est  difficile  à  réaliser  brusquement  en  face  de  la 
concurrence  étrangère  qui  n'est  pas  soumise  aux  mêmes  exigences.  Cette 
étude,  complétée  par  un  intéressant  aperçu  des  récentes  grèves  de  Ver- 
viers, paraîtra  prochainement  ici  même. 


(1)  Sappressiou  du  travail  de  nuit  des  personnes  protégées  par  la  loi  :  filles  et 
femmes  mineures,  garçons  de  moins  de  16  ans. 


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I 


696  UN    COURS   PRATIQUE   D'ÉCONOMIE   POLITIQUE 

La  dernière  séance  du  cours  a  eu  lieu  à  la  cristallerie  du  Val-S^- 
Lambert. 

La  cristallerie  du  Val-S*- Lambert  présentait,  pour  les  élèves,  un  double 
intérêt  :  d'une  part  ses  installations  techniques  fort  remarquables  et 
surtout  Tadaptation  de  la  loi  de  1889  aux  exigences  de  Torganisation  da 
travail  ;  d'autre  part  ses  institutions  philanthropiques  qui  lui  assurent 
un  des  premiers  rangs,  non  seulement  en  Belgique  mais  parmi  tes  ateliers 
modèles  de  l'Europe  entière.  Nous  n'insisterons  pas  sur  les  mérites  tech- 
niques bien  connus  de  ces  établissements;  ce  qui  nous  intéresse  ici,  c'est 
l'organisation  du  travail  et  les  institutions  économiques.  Le  directeur, 
M.  Lepersonne,  qui  a  reçu  et  guidé  les  visiteurs  avec  une  exquise  bonne 
grâce,  a  indiqué  les  conséquences  pour  le  Val-S*- Lambert  de  la  loi 
sur  le  travail  des  femmes  et  des  enfants,  et  ensuite  il  a  fait  connaître 
les  principales  fondations  relatives  à  l'éducation,  au  développement 
physique,  intellectuel  et  moral  des  ouvriers,  à  la  sécurité  des  travail- 
leurs,  au  bien-être  et  aux  récréations,  etc. 

En  ce  qui  touche  le  travail  des  femmes  et  des  enfants,  M.  Lepersonne 
s'est  attaché  à  montrer  le  danger  que  la  loi  nouvelle  pourrait  faire 
naître  pour  l'industrie  verrière.  En  ne  permettant  plus  d'employer  les 
enfants  de  moins  de  14  ans  aux  travaux  de  nuit,  elle  vient  limiter  leur 
nombre  d'années  d'apprentissage*  S'ils  ne  peuvent  faire  partie,  à  tour 
de  rôle,  de  Féquipe  de  nuit,  on  préférera  en  effet  se  passer  de  leur  con- 
cours. Or,  d'après  les  gens  du  métier,  l'apprentissage  doit  commencer 
le  plus  tôt  possible  ;  il  finit  nécessairement  le  jour  où  le  jeune  homme 
est  appelé  au  service  militaire.  Il  est  donc  à  craindre  qu'au  grand  pré- 
judice du  bien-être  de  toute  une  population  le  jeune  ouvrier,  ne  su- 
bissant plus  un  apprentissage  assez  long ,  ne  parvienne  pas  à  la  hauteur 
artistique  à  laquelle  étaient  arrivés  ses  devanciers.  Dura  lex,  sed  U^t, 
M.  Lepersonne  espère  cependant  conjurer  ce  danger,  en  ce  qui  concerne 
le  Val,  notamment  en  développant  beaucoup,  à  l'exemple  de  l'Alle- 
magne, l'enseigneiûent  du  dessin  dans  les  écoles  dont  nous  parlerons 
plus  loin. 

A  cette  réserve  près,  la  mise  en  vigueur  de  la  loi  de  1889  n'apportera 
aucune  désorganisation  dans  le  travail  des  cristalleries  du  ValS ^-Lam- 
bert. L'initiative  éclairée  et  le  dévouement  de  ses  directeurs  ont  déjà 
abouti  aux  résultats  en  vue  desquels  cette  loi  a  été  édictée;  la  Société 
du  Val-S*-Lambert  a  en  effet  suivi  une  marche  progressive  au  point  de 
vue  de  l'amélioration  des  conditions  du  travail,  non  seulement  des  jenaes 
femmes  et  des  enfants,  mais  encore  des  ouvriers  en  général. 

Quant  à  la  rémunération  du  travail,  c'est  le  salaire  par  pièces  qui  est 
admis  aux  verreries  du  Val-S*-Lambert,  et  la  Société  n'a  d'ailleurs  qn*à 
«'en  féliciter.  Des  diverses  objections  qu'on  oppose  à  ce  système,  M.  Le- 


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r^fPW:' 


A  l'université  de  liège.  697 

personne  n'en  trouve  qu'une  seule  de  fondée  :  c'est  que  les  ouvriers  peu- 
vent se  surmener  pour  augmenter  leurs  gains. 

Le  taux  des  salaires  est  en  proportion  non  seulement  du  nombre  de 
pièces  fabriquées  par  l'ouvrier,  mais  encore  de  son  babileté.  A  côté  de 
ce  salaire  proportionnel  au  travail  réalisé,  il  en  est  un  qui  tient  compte 
de  la  situation  pécuniaire  et  familiale,  de  l'honnêteté  et  de  la  bonne  con- 
duite de  l'ouvrier. 

L'ouvrier  laborieux,  honnête,  attaché  depuis  longtemps  à  l'établisse- 
sement,  s'est  vu  attribuer  à  titre  de  récompense  la  jouissance,  moyennant 
un  loyer  très  réduit,  d'une  habitation  saine,  agréable  et  jolie,  comme 
prime  à  sa  bonne  conduite  :  ce  sont  les  maisons  récemment  bâties  par  la 
Société;  les  constructions  anciennes,  moins  bien  situées,  moins  confor- 
tables, moins  spacieuses,  sont  néanmoins  recherchées  parce  que  le  loyer 
en  est  très  minime.  Ceux  qui  ont  une  nombreuse  famille  que  leur  travail 
peut  à  peine  nourrir  et  élever,  se  voient  attribuer  des  secours  de  toute 
nature  :  avances  pour  l'achat  d'habitations  ouvrières  ;  pensions  en  argent 
que  peut  leur  accorder  le  directeur,  grâce  à  une  somme  mise  chaque 
année  à  sa  disposition  par  le  Conseil  d'administration;  enseignement  gra- 
tuit donné  aux  enfants  des  ouvriers  dans  l'école  gardienne  fondée  par  la 
Société,  etc. 

D'autres  institutions  sont  de  nature  à  aider  au  développement  moral 
et  intellectuel  des  ouvriers.  Une  des  premières  à  citer  est  la  Société  de 
tempérance  dont  un  grand  nombre  d'ouvriers  fait  déjà  partie.  D'excel- 
lents résultats  ont  été  obtenus,  bien  que  cette  société  soit  de  fondation 
récente.  A  ce  propos,  M.  Lepersonne  a  fait  remarquer  que  l'alcoolisme 
provenait  surtout  de  l'insuffisance  nutritive  de  ralinieutution  du  travail- 
leur :  celui-ci  cherche  dans  l'excitation  nerveuse  que  donne  l'alcool  un 
remède,  purement  factice  d'ailleurs,  à  la  faiblesse,  à  Tindolence 
causée  par  une  nourriture  trop  peu  fortifiante.  Aussi  le  directeur  ne 
s'est-il  pas  contenté  de  donner  tout  son  appui  à  la  Société  de  tempé- 
rance :  il  cherche  en  outre  à  en  accélérer  les  bons  résultats  en  mettant 
en  pratique  les  données  scientifiques  sur  la  question  de  la  nutrition. 
C'est  ainsi  que  le  pain  complet,  c'est-à-dire  fait  de  farine  non  blutée,  a 
été  introduit  dans  les  ménages  du  Val-S'-Lambert. 

A  côté  de  la  Société  de  tempérance,  il  faut  encore  citer  :  1**  la  Société 
(TétudeSy  cercle  où  Ton  enseigne,  outre  les  branches  de  l'instruction  pri- 
maire, l'allemand,  l'anglais,  le  dessin,  et  même  des  notions  de  droit 
civil  et  commercial  ;  —  2*»  VÉcole  ménagère  pour  les  femmes  ;  les  jeunes 
filles  y  vont  apprendre  ce  qui  est  à  la  fois  si  rare  et  si  nécessaire  chez 
les  ouvriers,  la  bonne  direction  du  ménage  ;  —  3°  el  4**  la  Société  de 
musique  et  la  Société  de  gymnastique  qui  font  participer  à  leurs  fêtes  toute 
la  population  ouvrière  du  Val-S*-Lambert. 

La  Réf.  Soc.,1"  novembre  1893.  3«  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.)  43. 


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H  698  UN   COURS    PRATIQUE   D'ÉCONOMIE   POLITIQUE. 

i,  Il  nous   reste   à  parler  d'inslitutioDs  offrant  aux  ouvriers  de  grands 

f»v  avantages   au   point    de  vue  pécuniaire.   Nous  ferons    remarquer  que 

la  plupart   de    ces   institutions  sont  régies    et   administrées    par  les 
ij**  ouvriers  eux-mêmes,  chose  excellente,  car  les  ouvriers  voient  toujours 

t'  avec  une  certaine  défiance  les  actes  d'ingérence  de  leurs  supérieurs  et 

ki  patrons.  Toutes  ces  sociétés  ont  été  passées  en  revue  en  précifant  leur 

but  et  leurs  moyens  d'action.  Ce  sont  :  1®  la  Sociélé  d'économie^  dont  le 
!;  but  est  de  favoriser  Tépargne  et  de  constituer  un  capital  à  chacun  des 

r  membres  au  moyen  de  cotisations  mensuelles  destinées  à  acheter  des 

obligations  d'emprunts  communaux  belges  ou  étrangers,  à  primes  et 
produisant  intérêts  ;  —  2fi  la  Caisse  de  secours,  alimentée  par  une 
retenue  sur  les  salaires.  Cette  institution  a  pour  but  de  secourir  les 
ouvriers  malades  ;  —  3*  les  Sociétés  de  secours  mutuels,  au  nombre  de  deux 
au  Val-S'- Lambert  ;  toutes  deux  accordent  une  indemnité  aux  socié- 
taires en  cas  de  maladie  et  pourvoient  aux  frais  funéraires  ;  —  i'*  la 
Société  coopérative,  qui  délivre,  dans  les  conditions  les  plus  favorables, 
aliments,  denrées,  vêtements  et  autres  objets  de  consommation  de  bonne 
qualité.  Les  avantages  principaux  de  cette  société  sont  les  suivants  : 
d'abord  de  forcer  les  ouvriers  à  payer  comptant  leurs  achats, 
ce  qui  les  empêche  de  faire  des  dettes  ;  ensuite  de  faire  profiter  les 
associés  des  bénéfices  qu'elle  réalise  sur  la  vente,  bénéfices  qni 
se  sont  élevés  pour  une  période  de  dix  ans  à  la  somme  respectable  de 
481,000  francs.  De  plus  cette  société  coopérative  a  fondé  une  cuisine  éco- 
nomique où  Ton  prépare  des  repas  substantiels  vendus  au  prix  de  revient. 
Les  autres  institutions  créées  pourle  bien-être  des  ouvriers  sont  régies 
par  l'administration  de  la  Société  elle-même.  Ce  sont  :  !*•  la  Société  d'é  - 
pargne,  qui  recueille  les  versements  faits  à  la  fin  de  chaque  mois  par  les 
ouvriers  à  l'aide  de  leurs  économies.  Ces  sommes  sont  placées  à  la 
Caisse  d'épargne  de  la  Société  Générale,  et  le  Val-S^- Lambert  garantit 
intérêts  et  capital  ;  —  2°  la  Caisse  de  retraite  et  de  pensions,  destinée  à 
venir  en  aide  aux  vieux  ouvriers,  aux  veuves  et  aux  orphelins. 

Telles  sont  dans  leurs  grandes  lignes  la  plupart  des  institutions  fon- 
dées au  Val-S'-Lambert.  Quand  on  les  connaît,  on  ne  s'étonne  pas  de 
Tesprit  qui  anime  la  population  ouvrière  du  Val,  de  l'attachement  qu'elle 
porte,  non  seulement  à  l'établissement  qui  prend  tant  de  soin  des  intérêts 
matériels  et  moraux  du  personnel,  mais  surtout  au  dévoué  directeur 
général  dont  la  noblesse  de  sentiments  se  résume  si  bien  dans  cette 
phrase  jetée  au  cours  de  la  conversation  :  «  Notre  profession  serait  peu 
enviable  si  Ton  n'y  devait  penser  qu'à  gagner  de  l'argent.  » 

A.    D. 


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COURS  ET  CONFÉRENCES  D'tCONOHliE  SOCIALE 

Les  cours  faits  sous  le  patrouajLje  de  la  Société  d'Économie  sociale  ont 
lieu  dans  les  salles  de  sa  Bibliothèque,  rue  de  Seine,  54.  Il  n'est  pre'levé 
aucun  droit  d'inscription. 

M.  A.  BECHAUX,  professeur  à  la  Faculté  libre  de  droit  de  Lille,  lau- 
re'at  de  Tlnstitut,  commencera  son  cours  le  vendredi  10  novembre  et  le 
continuera  les  vendredis  suivants  à  qualité  heures  et  demie  pr*kises. 

Le  cours  développera  en  six  leçons  le  programme  suivant  : 

LES  IÇEVENDIOATIONS  .OUVRIÈRES  EN  FRANCE 

d'après  la  science  eoclale. 

l'«  Leçon  ;  Introduction.  —  Unité  des  revendications  ouvnères  dans 
le»  différents  pays.  Comment,  sous  l'action  de  causes  identiques,  les 
revendications  sont  uniformes.  Témoignage  des  e'coles  socialistes.  — 
Pourquoi  les  revendications  doivent-elles  être  étudiées  dans  une  «  so- 
ciété »  déterminée.  La  méthode  de  la  science  sociale.  —  Examen  des 
principales  revendications  ouvrières  en  France. 

1.  —  Le  travail  de  l'ouvrier.  —  La  jom*née  de  8  heures  et  la  régle- 
mentation du  travail  en  France.  —  Comparaison  des  lois  sur  le  travail 
en  Europe  et  en  Amérique.  Comment  sont-elles  appliquées? —  Le  proje 
d'une  législation  internationale  du  travail.  Diificultés  économiques  et 
politiques  de  cette  réglementation.  —  Conclusions. 

2*  Leçon  :  II.  —  Le  salaire  de  l'ouvrier.  —  La  fixation  d'un  minimum 
de  salaire  et  l'intervention  administrative  dans  le  contrat  de  travail.  — 
Les  causes  de  la  variation  des  salaires.  —  Comment  la  fixité  relative  du 
salaire  peut  être  maintenue.  Vue  générale  des  résultats  obtenus  en 
France.  —  Conclusions. 

3*  Leçon:  III.  —  Le  crédit  de  l'ouvrier.  —  Comment  la  question  du 
crédit  est  liée  à  la  question  de  l'épargne.  Les  systèmes  d'épargne,  en 
France  et  à  l'étranger.  —  De  la  centralisation  du  crédit  par  une  banque 
d'Etat.  —  De  la  décentralisation  du  crédit  par  la  coopération.  —  Les  so- 
ciétés de  crédit  mutuel  en  Allemagne  et  en  Italie.  —  Moyens  pratiques 
d'établir  le  crédit  populaire  en  France.  —  Conclusions, 

4®  Leçon  :  IV.  —  Les  syndicats  ouvriers.  —  Projet  de  syndicats  pro- 
fessionnels obligatoires  en  France.  Le  syndicat  obligatoire  en  Autriche. 
Le  syndicat  libre  ou  les  Trade's-Unious  en  Angleterre. —  Les  associations 

fTofessionnelles  en  France   depuis  1884.  Quelle  doit  être  l'organisation 
égale  des  syndicats.  —  Conclusions. 

5*  Leçon  :  V.  —  La  vieillesse  de  rouvrier.  —  Le  problème  de  la 
vieillesse.  Les  solutions  adoptées  en  France  aux  wii"  et  xviu*  siècles.  — 
Les  solutions  à  l'époque  contemporaine  :  4°  Fassurance  obligatoire  et 
l'assistance  légale  ;  système  allemand  ;  S*»  l'assurance  libre  et  Tassis- 
tance  privée  suppléée  par  l'assistance  publique  ;  système  pratiqué 
en  Danemark.  —  Comment  la  question  peut  être  résolue  en  France.  — 
Conclusions. 

6«  Leçon  :  VI.  —  La  représentation  politique  des  ouvriers,  —  De  la 
non-représentation  des  intérêts  sous  le  régime  actuel  du  suffrage  uni- 
versel. —  Les  projets  de  réforme:  !•  le  référendum  ;  2°  V initiative  popu- 
laire en  matière  législative  ;  3<>  la  représentation  proportionnelle  des 
partis.  Résultats  obtenus  en  Suisse  avec  ces  diverses  institutionn.  — 
Comment  la  représentation  des  intérêts  populaires  est  obtenue  avec  la 
représentation  proportionnelle.  Systèmes  en  vigueur.  Mode  pratique  à 
établir  en  France.  —  Résumé  du  cours  sur  les  revendications  ouvrières. 
Les  conclusions  de  la  science  sociale. 


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BIBLIOGRAPHÏK 


1.     —    Recueilli    périodiques. 

i%iiot%leB  de  i'JÉcole  libre  det»  sciences  pollUque»<  L  VIll, 
^»«  partie  (Paris,  janvier  à  juillet  1893).  —  Auooo  (Léon),  Une  nouvelle 
école  libre  des  sciences  sociales  et  politiques  en  Belgique,  p.  1-6  [note 
sur  la  fondation  de  ce  nouvel  enseignement  à  TUniversité  catholique  de 
LouvaiuJ.  —  Gaudel  (Maurice),  Les  indigènes  tunisiens,  p.  7-20  suite; 
éuumération  des  taxes  qui  pèsent  sur  le  contribuable  tunisien  ;  vénalité 
des  fonctionnaires  indigènes  et  difûculté  d'une  réforme  promptement 
efficace;  moyens  lents  employés  pour  l'assimilation  des  indigènes].  — 
Veran(M.),  De  la  condition  des  étrangers  en  Alsace-Lorraine,  p.  Ii8- 
131,  281-298.  —  Boutmy  (E.),  Hippolyte  Taine,  p.  199-211  [pénétrante 
étude  sur  Tœuvre  du  grand  penseur  dont  l'auteur  fut  un  des  plus 
intimes  amis.  «  Dans  la  science  politique,  Taine  a  rassemblé  et  maîtrisé 
plus  de  faits  peut-être,  et  de  plus  variés,  que  dans  tout  le  reste  de  sou 
n*uvre.  La  partie  positive  et  d'information  des  Chigines  de  la  France  con- 
temporaine est  en  ce  genre  une  sorte  d'encyclopédie.  Il  faudra  toujours 
s'y  reporter,  fiH-ce  pour  en  tirer  d'autres  conclusions.  Le  volume  sur 
l'ancien  régime  est  peut-être  l'œuvre  de  philosophie  historique  la  plus 
profonde,  l'œuvre  d'art  la  plus  parfaite  en  son  genre  que  notre  siècle  ait 
produite...  Dans  son  ensemble,  le  livre  a  rendu  le  service  de  faire  sortir 
la  Révolution  de  la  polémique  et  de  la  légende  où  l'esprit  de  parti  avait 
intérêt  à  la  maintenir,  et  de  la  faire  entrer  dans  l'histoire  positive,  où  les 
contradicteurs  de  Taine  seront  obligés  de  le  suivre.  Je  suis  tenté  de 
croire  que  ses  principales  vues  politiques  sur  les  choses  demeureront.  Il 

y  en  a  d'admirables Il  acceptait  et  même  réclamait  un  Étal  très  fort 

et  très  armé  en  matière  de  police  ;  au  delà  il  ne  lui  souffrait  qu'un  champ 
d'activité  très  restreint  et  revendiquait  tout  le  reste  pour  l'individu.  11 
voulait  l'homme  debout,  lier,  entreprenant,  intéressé  à  beaucoup  de 
choses,  capable  de  se  ressaisir  et  de  rebondir  après  un  échec.  Il  abhor 
rait  cette  puissance  anonyme  qui  prend  peu  à  peu  aux  citoyens  toute 
œuvre  des  mains,  les  déshabitue  de  la  responsabilité  et  du  risque,  les 
supplée  dans  leurs  devoirs,  se  charge  de  pratiquer  en  leur  nom  et  à 
leurs  frais  les  vertus  dont  elle  les  dispense,  les  désintéresse  de  tout  et 

vide  pour  ainsi  dire  leur  àme Dans  ses  jours  d'optimisme,  il  voyait  la 

France  faisant  effort  pour  se  régénérer,  se  donnant,  à  cette  fin,  une  loi 
libérale  sur  les  associations,  une  faculté  plus  large  de  disposer  de  ses 
biens  au  moment  de  la  mort,  retrouvant  ainsi  Toccasion  et  le  goût  de 
ces  fondations  puissantes,  respectées,  autonomes,  par  lesquelles  Thomme 
dépasse  l'horizon  de  sa  courte  vie  et  les  limites  de  son  înlinnité  indivi- 
duelle. Il  attendait  beaucoup  de  ces  groupes  volontaires  qui  font,  à  côté 
de  lÉtat,  un  bien  dont  les  membres  se  rendent  mieux  compte  et  où 
chacun  a  conscience  de  prendre  une  part  plus  personnelle.  Noble  rêve 
où  nous  nous  laissions  entraîner  avec  lui  et  que  la  génération  qui  nous 
ijuit  voudra  recueillir...  »].  —  Borgeaud  (Ch.),  L'établissement  et  la 
revision  des  constitutions  aux  États-Unis  d'Amérique,  p.  212-37  [extrait 
de  l'ouvrage  de  l'auteur  couronné  par  la  Faculté  de  droit  de  Paris  (prix 


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RECUKILS   PÉRIODIQUES.  701 

Rossi,  1892),  et  récomment  publié  sous  ce  litre  :  Etahli^i^ement  et  rrriaion 
lies  constilutiofis  en  Amérique  et  en  Europe  (Tliorin,  1892)J.  —  Oolonjon 
(F.  de),  De  la  déduction  du  passif  dans  les  déclarations  de  succession, 
p.  238-56  [historique  de  la  question;  critique  du  projet  de  réforme  voté 
en  première  lecture  en  1891  par  la  Chambre  des  députés;  exposition  très 
compétente  (l'auteur  est  un  haut  fonctionnaire  de  la  direction  de  Tenre- 
•<istrement),  d'un  système  qui  en  conciliant  tous  les  intérêts  «  ferait 
disparaître  au  plus  vite  de  notre  législation  fiscale  une  injustice  nagranto 
qui  sert  d'ailleurs  de  prétexte  et  d'excuse  à  des  fraudes  nombreuses  com- 
mises à  regard  du  Trésor  ;►].  —  Leolero  (Max),  Fonctionnaires  et 
hommes  d'État  anglais,  p.  257-80  [Fauteur,  envoyé  on  mission  en  Angle- 
terre par  rÉcole  des  sciences  politiques,  en  a  rapporté  cette  enquête  sur 
l'origine  et  le  recrutement  du  haut  personnel  politique  de  nos  voisins. 
«  Depuis  trente  ans,  le  concours  ouvert  à  tous  est  le  principe  fonda- 
mental de  l'administration  anglaise,  dans  toutes  ses  branches  :  les 
exceptions  n'entament  point  ce  principe.  L'application  a  été  loyale,  les 
résultats  satisfaisants...  Ne  donnant  pas  les  postes  à  la  faveur,  elle  n'a 
pas  cédé  à  la  tentation  d'augmenter  sans  cesse,  pour  sîitisfaire  les  appé- 
tits du  dehors,  le  nombre  des  emplois  publics,  en  abaissant  les  traite- 
ments... Les  fils  cadets  de  l'aristocratie  ont  pris  leur  parti  du  nouvel 
étal  de  choses  et  ils  se  sont  mis  sur  les  rangs  avec  les  autres,  si  bien 
qu'aujourd'hui  ils  considèrent  comme  une  précieuse  ^'arantie  cette  insti- 
tution contre  laquelle  leurs  pères  s'indignaient  il  y  a  quarante  ans.  >* 
Quant  aux  hommes  d'État,  a  le  personnel  dirigeant  de  l'Angleterre,  en 
ce  siècle,  est  sorti  presque  tout  entier  des  publics  schools  et  des  universités.., 
le  Parlement  est  encore  aux  mains  d'une  élite,  celle  de  la  richesse  et  du 
talent.  La  richesse  peut  aller  seule,  mais  le  talent  non  pas.  (irands  pro- 
priétaires terriens,  riches  commerçants,  grands  industriels,  avocats  dont 
les  honoraires  dépassent  3,000  livres  sterling  par  an,  opulents  esquires, 
tels  sont  les  principaux  éléments  »].  —  ZoUa  (Daniel),  Les  variations  du 
revenu  et  du  prix  des  terres  en  France  au  xvn*  et  au  xviir'  siècle,  p.  208- 
320  [extrait  d'un  des  mémoires  couronnés  en  1802  par  l'Académie  des 
sciences  morales.  Méthode  suivie  pour  retrouver  les  revenus  et  les  prix  à 
une  époque  donnée  ;  première  partie  :  le  xvii*"  siècle;  les  principaux  chiffres 
fournis  par  les  archives  de  divers  établissements  hospitaliers  ou  religieux 
du  Maine,  de  l'Anjou,  du  Languedoc  et  de  l'Ile-de-Ft  ance  qui  ont  gard»' 
toute  la  série  des  prix  de  fermage  perçus  aux  diverses  époques  pour 
leurs  domaines  ruraux  ;  à  suivre].  —  Payen  (E.),  Les  enquêtes  parle- 
mentaires et  la  loi  belge  du  3  mai  1880,  p.  327-40.  —  Spire  (André), 
Une  association  contre  la  mendicité  à  domicile  dans  le  grand-duché  do 
Bade,  p.  341-7  [résultat  de  l'étude  sur  place  de  l'association  d'Heidelberg 
qui  «  a  pu  avec  ses  faibles  ressources  distribuer  en  1890,  9,472  secours  ;'( 
des  ouvriers  de  tous  les  corps  de  métier...  Le  but  poursuivi,  arracher  au 
vagabondage  en  fournissant  aux  indigents  des  moyens  de  tiaviil,  a  été 
atteint.  Les  chiffres  sont  clairs.  On  y  lit  une  diminution  constante  des 
condamnations  pour  vagabondage  dans  la  ville  de  Heidelberg  ei  ses  fau- 
bourgs. En  1880,  un  an  avant  la  fondation  de  la  société,  1,993  condam- 
nations; en  1881,l,46'ô  condamnations  ;  en  1891,  202  seulement.  ^>].  — 
Chroniques  parlementaire  et  législative  des  pays  suivants  :  Italie,  p.  138- 
42;  États-Unis,  p.  142-53;  Russie,  p.  348-65.  —  Analyses  et  comptes 
rendus.  —  Sommaires  des  périodiques. 

.1.  C. 


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702  BIBUOGRAPHIE. 

Revue  des  Oeux  Afondes  ;  t.  CXIX,  (septembre-octobre  1893). 
—  Bazin  (René),  Les  Italiens  d'aujourd'hui  ;  m,  provinces  du  sud, 
p.  60-91  [description  des  fondachi  de  Naples,  ruelles  empestées  sans  air  ni 
lumière  où  le  choléra  a  sévi  cruellement  ;  un  trou  noir  sans  fenêtre, 
3  francs  pat  mois;  pauvres  gens  sans  ressources, contents  de  peu,  réjouis 
par  la  moindre  aumône  ;  une  nouvelle  ville,  tout  en  palais  un  peu  sans 
i  locataires,  remplace  les  fondachi;  abandon  des  maisons  mixtes, quartiers 

bourgeois   et  quartiers  ouvriers   très   distincts  ;  dans    ceux-ci,    grands 
immeubles  avec  des  portes  monumentales,  appartements  ouvriers  de 
-  trois  pièces,  26  francs  par  mois  ;  deux  pièces,  17  francs  ;  les  pauvres  des 

fondachi^  où  vont-ils  ?  Visite  au  tribunal.  A  travers  les  Calabres,  Reggio, 
[!t  la  Basilicate,  etc.;  latifundia  incultes;  Témigration  est-elle  un  bienfait 

h  ou  une  plaie  ;  culture  de  la  bergamote,  main-d'œuvre  considérable,  la 

"'  journée  de  17  heures  environ  pour  1  fr.  25,  aussi  émigration  énorme. 

*f  L*Etna  en    éruption.    Dans  la  mémoire   populaire,   subsiste   pour  la 

':•  France  le  souvenir  des   victoires    communes    de    1859].  —  Varigny 

'[.-  (C.  de),  Le  monde  antilien;  l,  les  Bermudes  et  les  Bahama,  p.  92-123 

',  [Les  Antilles    en    partie   dépeuplées    par .  l'Europe,    repeuplées    par 

-'y  TAfrique,   s'éveillent  au  travail  sous  l'elTet  de  la  vapeur  et  de  la  con- 

^'  currence  ;  pourraient,  indépendamment  du  café  et  du  sucre,  donner  les 

t; ,  fleurs  et  les  fruits  des  tropiques  pour  une  fructueuse  exportation  ;  celle- 

r->  ci,  déjà  développée  vers  les  Etats-Unis,  pourrait  être  plus  considérable 

;  avec  l'Europe  où  elle  introduirait  un  élément  considérable  dans  l'alimen- 

tation de  toutes  les  classes].  —  Mille  (Pierre),  Un  illuminé  moderne; 
Lawrence  Oliphant,  p.  124-55  [Un  peu  fou,  mais  «  il  a  vu  non  seulement 
qu'il  y  a  des  pauvres  et  des  riches...  mais  que  le  travail  de  ces  pauvres... 
est  méprisé...  que  là  gisait  dans  cette  humiliation  toute  la  question 
sociale  ;  et  il  a  rêvé  de  réhabiliter  ce  travail...  en  le  rendant  obligatoire 
pour  tous  durant  un  noviciat,  de  même  que  le  service  militaire  obliga- 
toire a  réhabilité  le  soldat...  Enfin  il  a  eu  horreur  de  cette  glorification 
de  la  passion  de  l'amour  dont  notre  civilisation  souffre  sourdement;  il 
y  a  vu  un  des  dissolvants  les  plus  sûrs  d'une  société,  il  a  clamé  même  que 
le  mariage  n'était  plus  qu'un  égoïsme  à  deux  où  l'on  cherchait  le  plaisir, 
le  confort,  l'extension  de  ses  relations  mondaines  sans,  se  soucier  du  plus 
simple  devoir,  respecté  des  brutes,  celui  de  fonder  une  famille,  et  du  su- 
prême,qui  est  d'en  faire  une  association  pour  ai  mer  l'humanité»]. —  Raffa- 
lovloh  (Arthur),  La  police,  le  crime  et  le  vice  à  Berlin,  p.  156-88  [A  Berlin, 
comme  dans  toutes  les  grandes  villes,  la  police  locale  est  dans  les  mains 
de  l'État  (loi  de  1850)  avec  la  police  générale  (ordre  royal  de  1822).  En 
face  de  la  municipalité  très  autonome,  le  président  de  police  réunit  les 
attributions  du  préfet  de  la  Seine  et  du  préfet  de  police  à  Paris.  Berlin 
s'accroît  plus  vite  que  Paris  ou  Londres,  d'où  insalubrité  et  encombre- 
ment des  logements;  trois  asiles  de  nuit.  Vols  plus  nombreux  que  par 
tout  ailleurs  ;  beaucoup  d'agents  d'affaires  et  d'usuriers.  Soins  particu- 
liers pour  le  recrutement  du  personnel  de  la  police  criminelle  ;  musée 
spécial  de  l'outillage  des  voleurs.  Vigueur  remarquable  de  la  police  des 
mœurs  et  de  la  répression  de  la  pornographie.  Comparaison  avec  le 
régime  anglais].  —  Fouillée  (Alfred),  La  psychologie  des  sexes,  p.  397- 
429.  [Étude  physiologique  et  morale  à  la  fois,  en  partie  inspirée  par  les 
travaux  de  notre  confrère  P.  Geddes;  conclusion  :  «  La  civilisation  d'un 
peuple  peut  se  mesurer  au  degré  d'humanité  et  de  justice  dont  les 
hommes  font  preuve  envers  les  femmes...  Certes  la  civilisation  ne  con- 


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RECUEILS   PÉRIODIQUES.  "03 

sisle  pas  à  détruire  la  nature  ni  à  confondre  les  fonctions  normales  de 
rhomme  et  de  la  femme;  mais  ces  fonctions  étant  également  néces- 
saires à  l'espèce,  les  deux  sexes  doivent  avoir  des  droits  et  des  devoirs, 
sinon  toujours  identiques,  du  moins  toujours  équivalents.  »]  —  Mon- 
ohoisy.  Les  Antilles  françaises  en  1893,  p.  4iiO-54[Très  attachante  étude 
sur  nos  deux  anciennes  colonies  dont  l'attention  se  détourne  trop  au 
profit  des  nouvelles.  Elles  sont  toujours  jeunes;  seulement  les  hommes 
de  couleur  y  ont  aujourd'hui  la  suprématie;  à  eux  incombe  la  responsa- 
bilité des  mesures  de  protection  et  de  défense  réclamées  par  Tindustrie 
agricole,  surtout  pour  les  moyens  de  crédit,  le  renouvellement  du  privi- 
lège des  banques,  la  reconstitution  du  crédit  foncier  colonial,  l'équiva- 
lence de  l'industrie  du  sucre  de  canne  et  de  l'industrie  du  sucre  de  bet- 
terave, les  compensation»  à  l'application  du  tarif  général,  notamment  en 
ce  qui  touche  le  café,  le  cacao  et  la  vanille,  peut-être  le  rhum  et  le 
tafia.  «  Ces  réformes  accomplies,  nos  anciennes  et  chères  colonies  des 
Antilles  connaîtraient  de  nouveau,  dans  la  paix  des  institutions  libres, 
les  jours  heureux  d'autrefois  »].  —  Wyzewa  (T.  de),  Les  revues  étran- 
gères; revues  anglaises,  p.  455-66.  [Signalons  cette  innovation  qui 
commence  une  «  revue  des  revues  étrangères  »  par  l'analyse  de 
quelques  recueils  anglais  ;  l'auteur  conclut  des  articles  afsez  pessimistes 
de  MM.  Pearson  et  Harrisson  que  la  nation  anglaise  cesse  d'être  con- 
tente d'elle-même  :  «  Telle  est  la  loi  fatale  du  progrès peut-être 

n'y  aura-t-il  bientôt  plus  au  monde  ni  un  homme,  ni  un  peuple, 
qui  ne  soit  mortellement  malheureux  d'être  ce  qu'il  est  ».]  — 
Hanotaux  (Gabriel),  Richelieu  aux  États  de  1614,  p.  509-44.  [Esquisse 
rapide  de  ces  États  dont  «  la  proposition,  au  dire  de  Richelieu,  avait  été 
faite  sous  de  spécieux  prétextes  et  sans  aucune  intention  d'en  tirer  avan- 
tage pour  le  service  du  roi  et  du  public,  et  dont  la  conclusion  fut  sans 
fruit.  M  Un  groupe  de  jeunes  évêques,  autour  du  cardinal  Duperron, 
croient  le  moment  venu  pour  le  clergé  de  reprendre  les  hautes  charges 
politiques;  Tévêque  de  Luçon  est  au  premier  rang:  il  intervient  dans  les 
incidents  les  plus  importants  des  États  :  au  début  pour  la  direction  des 
travaux,  puis  pour  apaiser  la  noblesse  après  le  discours  de  Savaron,pour 
amener  un  compromis  dans  la  grande  querelle  soulevée  i\ar  les  proposi- 
tions gallicanes  du  tiers,  enfin  pour  prononcer  au  nom  du  clergé  le  vrai 
discours  de  clôture  dont  la  péroraison  est  tout  à  la  gloire  de  Marie  de 
Médicis].  —  Bled  (Victor du),  La  Franche-Comté,  IV°  partie  Les  industries, 
p,  564-94.  I Après  un  coup  d'oeil  sur  les  beautés  pittoresques  de  la  pro- 
vince, l'auteur  en  décrit  les  industries  :  d'abord,  dans  la  région  de  Saint- 
Claude,  Morez  et  Septmoncel,  où  le  travail  agricole  est  toujours  lié  au 
travail  industriel  presque  toujours  en  atelier  domestique,  c'est  la  tour- 
nerie  (pipes,  etc.),  l'horlogerie  et  la  lapidairerie,  toutes  en  grand  pro- 
grès depuis  vingt  ans  ;  très  importantes  encore  un  peu  partout  ici,  les 
forêts  de  l'État  et  celles  des  communes,partant  aussi  les  industries  fores- 
tières, scieries,  chaiseries,  etc.  ;  quant  à  l'horlogerie,  elle  a  été  intro- 
duite au  XVII®  siècle,  la  célèbre  maison  Japy  a  commencé  vingt  ans  avant 
la  Révolution,  les  encouragements  hardis  du  Comité  du  salut  public  ont 
facilité  la  création  d'un  centre  industriel  à  Besançon;  c'est  aujourd'hui 
avec  son  école  d'horlogerie,  une  industrie  considérable  qui  doit  se  plier 
à  la  transformation  nécessaire  du  travail  en  grand  atelier;  puis  viennent 
la  métallurgie  et  les  mines,  prospères  au  xv«  siècle,  un  peu  arrêtées 
ensuite  par  le  manque  d'eau  et  de  bois,  et  extrêmement  développées 


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704 


BIBLIOGRAPHIE. 


aujourd'hui;  les   houillères  qui   offrent  à  Ronchamps   un  des  beaux 
exemples  de  patronage,  nombreux  d'ailleurs  dans  toute  la  Comté  ;  les  ver- 
reries,qui  remontent  au  xiv*  siècle  et  dont  Taclivite'  est  grande  en  même 
temps  que  le  personnel  est  animé  du  meilleur  esprit;  enfin  les  salines, 
renommées  déjà  du  temps  des  Romains  et  d'une  production  très  abon- 
dante aujourd'hui,  notamment  à  Gouhenans.  A  noter  partout  Talliance  du 
travail  industriel  et  du  travail  agricole,  le  grand  rôle  de  Tatelier  fami- 
lial,  les  institutions   patronales  bien  conçues,  les  bons   rapports  des 
patrons  et  des  ouvriers.]  —  Marmée  (J.).  Les  mémoires  du  général  baron 
Thiébault  (1769-1795),  p.  652-92,  [Né  et  élevé  à  Berlin  à  la  cour  de  Fré- 
déric II,   volontaire  en  1792,  il  commanda,  après  léna,  à  Lubeck  et  à 
Hambourg  ;  la  première  partie  de  ses  Mémoires,  écrite  avec  verve,  pas- 
sant d'un  bal  à  une  séance  de  la  Convention,  raconte  quelques  scèiw^s 
particulièrement  intéressantes  :  à  Berlin  Tapogée  de  Frédéric,  à  Ver-r 
sailles  Tagonie  de  la  royauté,  à  Paris  le  13  vendémiaire].  —  Desjardins 
(Arthur),    Comment    la    Russie     prit   sa    place    en  Europe,    d'après 
une  publication  récente,  p.  756-98  [D'après  le  t.  IX  de  la  vaste  publica- 
tion officielle  confiée  à  M.  de  Martens  des  traités  et  conventions  diplo- 
matiques entre  la  Russie  et  les  divers  États,  avec  commentaires  histo- 
riques des  négociations  ;  les  premiers  volumes  montraient  la  Russie  en 
face  de  rAutriche  et  de  TAllemagne;  le  dernier  traite  des  relations  avec 
l'Angleterre  de  1710  au  commencement  du  xix«  siècle.  La  Russie,  rede- 
venue puissance  asiatique  au  xiii*  siècle,  reprend  à  partir  du  xvi*  siècle 
un  rôle  dans  le  concert  européen,  et  avec  Pierre  le  Grand  et  Catherine  II 
s'y  fait  une  place  définitive.  Pierre  le  Grand  «  en  tâchant  de  s'assurer 
pendant  les   sept  dernières  années  de   son  règne  le  concours  de  la 
France,  n'avait  pas  agi  sous  l'empire  d'un  caprice  ou  d'une  rancune.  Il 
avait  été  le  premier  de  sa  race  à  comprendre  qu'il  était  politique  et  sensé 
de  former  avec  la  France  une  alliance  durable,  fondée  sur  une  commu- 
nauté permanente  d'intérêts  et  il  ne  devait  pas  être  le  dernier  »],  — 
Haussonville  (le  Comte  d').  Trois  moments  de  la  vie  de  Lacordaire, 
p.  799-832  [Attachante  étude  pleine  de  citations  où  vibre  l'âme  de  Lacor- 
daire, toujours  impressionnable  et  généreuse,  servie  souvent  par  la  plus 
véhémente  éloquence  et  emportée  souvent  aussi  par  de  décevantes  illu- 
sions. Les  rapports  de  l'Église  et  de  l'État  peuvent  être  la  suprématie  de 
l'un  sur  l'autre,  l'indépendance  réciproque,  Vengrènement  de  l'un  et  de 
l'autre  par  des  concessions.  Sa  préférence  théorique  était  pour  la  supré- 
matie de  la  société  spirituelle  élevant  le  monde  vers  les  choses  étemelles  ; 
mais  pratiquement  il  cherchait  la  grandeur  de  l'Église  dans  la  liberté  et 
le  droit  commun  des  citoyens;  il  combattit  pour  cetto  cause  avec  V Avenir 
après  1830;  en  1848,  il  rêva  pendant  quelques  mois  la  suprématie   de 
l'Église  dans  une   république  catholique  et  libérale;  en  1852,  il  souffrit 
cruellement  de  l'alliance  intime  de  l'Église  et  du  pouvoir  nouveau.  Adver- 
saire convaincu  de  tout  ce  qui  peut  asservir  l'Église,  le  salaire  donné  par 
l'État  au  clergé,  la  nomination  des  évéques  par  un  pouvoir  athée,  etc., 
attristé  par  les  exemples  de  servilité  plus   encore  que  de  servitude,  il 
disait  :  «  Il  faut  se  tenir  debout  au  milieu  de  l'abaissement  des  hommes, 
et    remercier    Dieu  qui    nous  a    donné    une    âme    capable  de    ne 
pas  fléchir  devant  les  misères  que  le  succès  couronne  ».]  —  Jordan  (E.), 
Un   homme    d'État  italien,   Ubaldino    Peruzzi,    p.  ^  833-49    [Chef  du 
gouvernement  provisoire  toscan,  ambassadeur  en  France,  il  a  facilité 
l'union  de  la  Toscane  et  du   Piémont;  trente    ans  député   et  deux 


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RECUEILS  PÉRIODIQUES.  705 

fois  ministre,  i]  a  aidé  Cavour  en  écartant  le  reproche  de   lurini^er  et 
de  cavouriser  l'Italie;  toujours  attacho  avant  tout  aux   intérêts  de  Flo- 
rence et  dix  ans  syndic,  il  a  été  plus  que  personne  mêlé  à  la  doulou-  ' 
reuse  crise  qui  a  ruiné  la  capitale  éphémère  du  royaume.  Dévoué  à  toutes                                 % 
les  œuvres  charitables  et  d'utilité  publique,  il  rêvait  de  faire  de  sa  ville 
une  capitale  intellectuelle  ;  simple,  affable,  accessible  à  tous  eu  vrai  pa- 
tricien toscan,  personne  ne  s'est  mieux  acquitté  des  devoirs  de  patro-  ^ 
nage   qui   incombent  aux  classes  dirigeantes;  il  est  mort  en  1891  dans 
son  domaine  d'Antella  où  Thospitalité  était  si  douce,  au  milieu   de  ces 
métayers  traditionnellement  attachés  à  sa  famille  et  qu'il  a  décrits  dans                            ,'  , 
une  remarquable   monographie  {Ouvriern  des  deux   mondes,    1857)].  — 
Wyzewa  (T.  de),  Les  revues  étrangères,  revues  russes,  p.  931-43.  [Sou- 
venirs «  psychologiques  »  sur  Pouchkine,  Gogol  et  Tourguenef  ;  l'article 
du  comte  de  Tolstoï  sur  la  science  et  le  travail  en  opposition  avec  Zola  : 
«  En  Allemagne,  et  dans  les  pays  Scandinaves,  notamment,  les  livres  de 
Tolstoï  ont  produit  une  véritable  révolution  au  double  point  de  vue  lit- 
téraire et  moral;  ils  y  ont  détrôné  M.  Zola,  et  substitué  à  la  conception 
positiviste,  réaliste,  scientifique  delà  vie, une  conception  plus  sentimen-                              i  • 
taie,  moins  intellectuelle,  plus  chrétienne.  »  Ce  que  lisent  les  paysans 
russes  :  biographies  nationales,  vies  des  saints,  innombrables  traités  de 
piété,  aujourd'hui  comme  il   y  a  deux  cents  ans,  et  surtout,  après  les 
almanachs,  les  évangiles   et  les  psautiers  «  où  il  y  a  plus  de  poésie  el 
plus  de  vérité  que  dans  les  écrits  mêmes  du  comte  Tolstoï.  »] 

Quarterly  Itcviei?v;  1. 176.  (Londres,  janv.-Juil.  1893.)  —  L'archi-  I 

lecture  est-elle  une  entreprise,  une  profession  ou  un  art?  p.  40-72.  [Lej--  1 

architectes,  au  lieu  de  s'absorber  dans  des  projets  grandioses,  soi-disant  I 

artistiques,  qui  attendent  indéfiniment  leur  emploi,  devraient,  comme  les  ^ 

anciens  maîtres  de  la  Grèce  et  du  moyen  âge,  se  familiariser  avec  les  ^j 

instruments  et  la  main-d'œuvre,  et  chercher  à  dégager  le  sentiment  d'art  i 

par  la  pratique  journalière.!  —  L'évêque  Lightfoot,  p.  73-105  [Évêqne  de  j 

Durham,  l'un  des  grands  écrivains  de  l'anglicanisme  contemporain,  remar-  I 

quablepar  ses  travaux  sur  les  Pères  apostoliques  (1828-1889)].  —  Israël,  I 

p.  106-139  [d'après  V Histoire  des  Juifs  du  D"^  Graetz.  Ne  croit  pas  à  la  fusion  j 

delà  race  juive  dans  les  populations  chrétiennes;  mais  proteste  contre  ,| 

l'antisémitisme^  et  pense  que  les  Juifs  peuvent  se  rallier  au  christianisme 
sans  perdre  les  meilleurs  traits  de  leur  caractère.]—  Un  érudit  voyageur 
de  la  Renaissance,  p.  140-165.  [Très  intéressant.  Le  grammairien  Clénard, 
ou  Kleynarts,  est  une  physionomie  sympathique,  et  dont  les  lettres 
instructives  devraient  être  plus  connues.  Né  dans  le  Rrabant  en  1495, 
mort  en  Portugal  vers  1542,  Clénard  n'était  pas  seulement  un  helléniste, 
dont  la  grammaire  grecque  a  pendant  deux  siècles  instruit  des  généra- 
tions d'écoliers  ;  il  avait,  quoique  prêtre,  et  malgré  la  méfiance  de  l'É- 
glise pour  ce  genre  d'études,  appris  tout  seul  l'arabe  par  un  procédé  qui 
rappelle  le  déchiffrement  des  inscriptions  cunéiformes.  Il  voulut  en 
profiter  pour  aller  évangéliser  le  Maroc,  et  ses  lettres  sont  remplies  de 
détails  curieux  sur  le  Portugal  et  l'Espagne.]  —  La  Perse  et  la  question 
persane,  p.  166-197.  [On  se  demande  si  le  shah  connaît  les  malversa- 
tions de  ses  ministres,  ou  s'il  ferme  les  yeux  et  cherche  seulement  à  en 
imposer  aux  Européens.  Croira-t-on  que,  depuis  vingt  ans,  il  est  des  pro-  I 

vinces  où  chaque  district  continue  de  payer  chaque  année  l'achat  d'un 
exemplaire  du  premier  voyage  du  shah  en  Europe  ?]  —  Les  États  natifs 


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706  BIBLIOGRAPHIE. 

de  rinde,  p.  198-221  [leur  histoire  et  situation  présente  vis-à-vis  de 
l'Angleterre].  —  La  propriété  urbaine,  p.  222-253. [Critique  du  sans-gêne 
des  municipalités  en  matière  d'impôts.  Il  existe  en  Angleterre  une  Ligue 
pour  Ja  défense  de  la  liberté  et  de  la  propriété.]  —  Conservatisme  et 
démocratie,  p.  254-286.  [Excellent  article.  Montre  que  le  mouvement 
social  est  le  même  en  Angleterre  qu'en  France,  et  que  la  bourgeoisie, 
subitement  enrichie  par  ses  succès  industriels,  est  devenue  démocra- 
tique pour  se  donner  une  importance  proportionnée  à  ses  capitaux. 
Tâche  nouvelle  et  espérances  du  parti  conservateur.]  —  La  vie  et  les 
discours  de  Sir  Henry  Maine,  p.  287-316  [Met  en  relief  son  rôle  d'homme 
politique  et  de  jurisconsulte  dans  l'Inde.]  —  Fra  Paolo  Sarpi,  p.  373403. 
[Soutient  que  Fra  Paolo  était  resté  catholique  sincère,  à  la  différence  de 
Giordano  Bruno  et  de  Carapanella  ;  et  regrette  que  l'inauguration  de  sa 
statue,  en  1892,  ait  été  accompagnée  de  démonstrations  hostiles  contre 
le  Vatican.]  —  Les  fondements  invisibles  de  la  société,  p.  404-432. 
[Analyse  et  approbation  du  livre  du  Duc  d'Argyll  sur  la  réforme  de 
rÉconomie  politique.]  —  Pierre  Loti,  p.  433-460.[S'étonne  de  son  pessi- 
misme irréligieux,  et  craint  qu'il  ne  tombe  dans  la  pose  ou  le  manié- 
risme. Souhaite  qu'il  n'essaie  plus  de  rien  ajouter  aux  charmants  ta- 
bleaux d'intérieur  que  sa  plume  a  tracés.]  —  Les  voyages  dans  l'Empire 
moghol,  aux  xvii«  et  xviii®  siècles,  p.  490-520.  [Il  nous  reste  encore  beau- 
coup à  apprendre,  et  beaucoup  à  publier  dans  les  documents  que  nous 
ont  laissés  les  voyageurs  d'alors.]  —  La  crise  agricole  en  Angleterre, 
p.  521-548.  [La  crise  actuelle,  quoiqu'elle  ait  été  précédée  de  plusieurs 
autres  dans  l'histoire  —  par  exemple:  en  1816,  1821,  1833,—  est  le 
résultat  d'un  concours  de  circonstances  qui  ne  se  reproduiront  pas  sou- 
vent et  ne  dureront  pas  toujours.  Reconnaît  que  les  petites  fermes  sup- 
portent mieux  l'épreuve  que  les  grandes,  bien  que  celles-ci  soient 
préférables  en  temps  normal.  Craint,  du  reste,  que  beaucoup  de  pro- 
priétaires soient  ruinés  dans  les  essais  qu'ils  doivent  faire  pour  s'accom- 
moder aux  circonstances  ;  mais  repousse  énergiquement  le  concours  de 
l'État.]  S.    I). 

Revue  d'Edimboueifl  t.  CLXXVII,  ( janvier- juillet  1893).  —  La 
misère  en  Russie,  p.  1-31.  [Appauvrissement  graduel  et  continu  du  pays. 
La  grande  famine  de  1891  n'en  a  été  qu'un  des  symptômes  ordinaires, 
quoiqu'elle  ait  frappé  davantage  l'attention  publique.  Plus  de  87  %  de  la 
population  est  agricole.  Les  causes  de  la  souffrance  sont  :  d'abord, 
l'émancipation  trop  brusque  des  serfs,  peu  préparés  à  se  suffire  à  eux- 
mêmes  par  leur  longue  dépendance  des  propriétaires  qui  leur  venaient 
constamment  en  aide,  et  par  le  goût  de  la  paresse  que  favorisent  la  lon- 
gue inaction  de  six  mois  d'hiver  et  95  jours  au  moins  de  fêtes  chômées; 
ensuite,  l'institution  du  «  mir  »,  ou  communauté  de  village,  avec  son 
repartage  périodique  des  terres,  qui  n'encourage  pas  l'effort  individuel 
autant  que  la  propriété  privée.  Comme  le  «  mir  »  répond  en  bloc  de 
l'impôt,  les  quelques  riches  paient  pour  les  pauvres,  ce  qui  achève  de 
les  ruiner,  tout  en  leur  conférant  sur  le  reste  des  misérables  une 
influence  despotique.  Le  fisc  est  d'ailleurs  inexorable,  à  moins  qu'on  ne 
parvienne  à  griser  le  percepteur  :  on  l'a  vu  saisir  toute  la  propriété  d'an 
village  composée  de  300  poulets,et  les  vendre  un  sou  la  pièce.  Ajouter  les 
armées  de  mendiants  qui  parcourent  et  grugent  le  pays  avec  des  allures 
stratégiques  ;  l'ivrognerie,  qui  provoque  2,000  morts  de  deliriwn  tremenst 


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RECUEILS   PÉRIODIQUES,  707 

par  an,  et  crée  nn  cabaret  par  500  habitants  ;  le  manque  d'écoles,  mal 
vues  du  gouvernement,  qui  laisse  parfois  de  50  à  80  X  d'enfants  sans  ins- 
truction ;  la  malpropreté  qui  élève  le  chiffre  des  décès  jusqu'à  40  ou  50 
pour  mille,  au  lieu  de  17  à  19  dans  le  reste  de  l'Europe,  —  moyenne  en 
Russie,  34  ;  l'usure,  contre  laquelle  le  gouvernement  se  garde  de  trop 
sévir,  parce  que  les  usuriers  sont  d'ordinaire  débitants,  et  que  l'alcool 
fournit  la  meilleure  source  de  l'impôt,  de  sorte  que  les  sociétés  de  tem- 
pérance passent  pour  des  sociétés  séditieuses;  le  déboisement  qui 
amène  la  sécheresse,  au  point  que  les  rivières  se  tarissent  et  que  le 
Volga  ne  peut  même  plus  porter  les  bateaux  à  vapeur  ayant  perdu 
24  millions  de  mètres  cubes  d'eau;  le  défaut  d'instruments  aratoires, 
parce  qu'un  protectionnisme  excessif  écarte  les  produits  de  l'étranger  et 
renchérit  au  double  ceux  de  l'intérieur,  l'absence  d'animaux  domes- 
tiques pouf  aider  à  la  culture,  —  1,100,000  fermes  ou  27  %  des  paysans 
n'ayant  ni  chevaux,  ni  bœufs,  etc.  La  Russie,  comme  l'Italie,  ferait 
sagement  d'aviser  et  de  réduire  son  armée  si  elle  ne  veut  aboutir  à  la 
ruine  financière.  On  estime  que  la  France  possède  cinq  milliards  de 
valeurs  russes.  Le  gouvernement  russe  a  toujours  fait  honneur  à  ses 
engagements  jusqu'à  ce  jour,  mais  au  prix  d'expédients  qui  ne  font 
qu'aggraver  la  situation.  Du  reste,  ses  chemins  de  fer  se  sont  montrés  si 
incapables  de  transporter  les  grains  en  temps  de  famine,  que  Ton  se 
demande  comment  ils  se  tireraient  du  transport  des  troupes  en  temps 
de  guerre],  (1) —  John  Ericsson,  p.  31-62.  [L'inventeur  du  Momtor,  pen- 
dant la  guerre  américaine  de  sécession;  ce  bâtiment  contenait  à  lui 
seul  plus  de  40  inventions  patentables.  Exemples  curieux  de  routine 
administrative,  même  en  Angleterre  et  aux  États-Unis.  Le  difficile  est 
encore  moins  d'inventer  que  de  faire  accepter  l'invention  ;  l'Amirauté 
anglaise  a  commencé  par  soutenir  dédaigneusement  que  les  navires  à 
hélice  ne  pourraient  ni  marcher,  ni  gouverner  en  cas  de  marche.]  —  Les 
pèlerins  de  Terre-Sainte  au  moyen  âge  p.  63-91.  [D'après  les  pu- 
blications privées  d'une  Société  qui  recueille  tous  les  documents  sur  la 
Palestine,  depuis  Constantin  jusqu'à  la  reprise  de  Safint-Jean-d'Acre  par 
les  musulmans  (326-1291)  :  très  intéressant.  Calme  dont  jouissait  le 
pays  avant  les  croisades.  «  Si  l'âne  ou  le  chameau  qui  porte  mes  bagages 
vient  à  succomber  en  route,  »  dit  un  pèlerin,  moine  du  Mont- Saint-Mi- 
chel, «  je  puis  aller  en  chercher  un  autre  à  la  ville  voisine,  sans  que 
personne  touche  à  ma  propriété  abandonnée  sur  le  chemin  ».  On  voit 
naître  et  multiplier  les  reliques,  d'un  voyage  à  l'autre,  inventées  pour 
satisfaire  la  curiosité  pieuse  des  pèlerins.  On  les  surveillait  afin  de  les 
empêcher  de  mordre  le  bois  de  la  Sainte-Croix,  au  lieu  de  l'embrasser, 
pour  en  emporter  une  parcelle  dans  la  bouche.]  —  Les  dynasties  de 
Lancastre  et  de  York,  p.  92-128  [Analyse  d'un  livre  nouveau  de  Sir 
John  Ramsay.  Idées  des  Anglais  sur  la  légitimité  royale.  L'hérédité  du 

(1)  On  remarquera  quo  le  correspondant  russe  du  Figaro,  Mme  Lydia  Pasch- 
koff,  confirme,  dans  le  numéro  du  H  octobre  1893,  les  vues  pessimistes  des  jour- 
naux anglais.  «Le  peuple  autrefois  si  prospère,  manque  de  pain Rien  de  plus 

instructif  à  ce  sujet  que  les  rapports  très  détaillés  sur  nos  récoltes,  publiés  par 
les  consuls  anglais  et  allemands.  Ces  rapports  sont  d'une  exactitude  parfaite..... 
Il  faut  bien  l'avouer,  les  pays  qui  connaissent  le  moins  la  Russie  sont  :  d'abord 
la  Russie  elle-même,  et  ensuite  la  France.  »  Voir,  dans  le  même  numéro,  les 
aventures  du  bicyclisto  Terront  en  Russie,  réduit  à  manger  de  l'herbe  jaunie  et 
à  sucer  le  guidon  de  son  bicycle  pour  se  rafraîchir. 


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J 


708  BIBLIOGRAPHIE. 

trône  au  xv«  siècle  ne  reposait  ni  sur  le  droit  di?in,  ni  sur  la  loi  du 
pays,  mais  sur  une  sorte  de  choix  chaque  fois  renouvelé  par  le  conseil 
privé,  et  sur  l'assentiment  du  peuple  lors  du  couronnement  :  après  quoi, 
il  en  était  de  Tunion  du  roi  et  de  la  nation,  comme  d'un  mariage  indis- 
soluble par  le  divorce].  —  La  cécité  des  couleurs,  129-44.  [Le  Dalto- 
nisme et  ses  dangers  pour  la  marine  et  les  chemins  de  fer.J  —  Les  ar- 
chives de  Dropmore,  p.  145-73.  |Très  instructif  pour  l'histoire  de  la 
société  en  France  et  en  Angleterre  au  xv!!!**  siècle.  A  signaler  entre 
autres  une  lettre  de  lord  Wellesley  sur  les  séances  ordinaires  de  notn» 
Assemblée  constituante  en  1790  :  c'était  un  tapage  inouï,  cent  personnp> 
pérorant  à  la  fois;  le  président  se  bouchant  les  oreilles  et  hurlant  sans 
se  faire  entendre  pour  rappeler  tout  le  monde  à  Tordre.  «  Il  frappe  la 
table,  se  frappe  la  poitrine,  et,  j'en  suis  convaincu,  donnerait  des  coups 
de  pied  à  ses  secrétaires,  s'il  n'y  avait  pas  le  bureau  qui  les  sépare,  h 
crois  bien  qu'il  jure,  du  moins  il  en  a  l'air.  Mais  il  est  souvent  impos- 
sible d'en  rien  savoir.  »]  —  Les  alchimistes  en  Egypte  et  en  Grèce, 
p.  202-16.—  La  crise  agricole  en  Angleterre,  p.  216-46.  [Il  n'y  a  qu'un 
sixième  de  la  population  anglaise  intéressé  à  Tagriculture,  et  un 
sixième  seulement  de  ce  sixième  intéressé  à  la  propriété.  Propriétaires 
et  fermiers  réunis  ne  représentent  que  le  tiers  des  classes  agricoles.  Ils 
ont  contre  eux  les  cinq  sixièmes  de  la  population,  outre  les  deux 
autres  tiers  des  cultivateurs,  journaliers  et  domestiques.  On  ne  peut 
donc  espérer  obtenir  des  remèdes  législatifs,  la  loi  menaçant  plutôt  de 
prendre  une  attitude  socialiste  ou  indifférente.  Ainsi  point  de  pro- 
tectionisme  possible,  ni  même  de  revision  d'impôt  à  espérer,  quoi  qu'un 
allégement  de  ce  chef  paraisse  très  légitime.  On  ne  saurait  s'en  prendre 
ïiu  régime  de  la  propriété  anglaise,  car  ce  régime  n'a  pas  empoché  une 
prospérité  merveilleuse  de  l'agriculture  de  1854  à  1873,  et  les  paysan? 
souffrent  de  la  crise  partout  ailleurs  qu'en  Angleterre  en  ce  moment.  On 
ne  saurait  non  plus  conseiller  de  diminuer  les  fermages,  car  le  fermier 
souvent  ne  ferait  pas  mieux  ses  frais,  mt^me  avec  une  ferme  gratuite  ;  et 
l'on  ne  doit  pas  souhaiter  la  ruine  du  propriétaire,  qui  perd  déjà  en 
moyenne  plus  de  30  %  de  sa  fortune,  alors  que  le  fermier  perd  60  J,  et 
l'ouvrier  agricole  10  %,  Les  remèdes  à  essayer  seraient  la  multiphca- 
tion  des  petites  fermes  (8  à  10  hectares)  pour  attacher  l'ouvrier  agricole  à 
la  propriété,  et  tâcher  d'obtenir  une  culture  plus  intensive,  donnant,  an 
lieu  du  blé,  de  la  viande,  du  lard,  des  œufs,  du  lait.  Ensuite,  on  devrait 
essayer  d'une  échelle  de  rentes  mobiles  suivant  les  prix;  instituer  des 
caisses  flai/fetsen;  supprimer  les  intermédiaires  pour  la  vente  des  pro- 
duits, etc.  Nécessité  d'agir  au  plus  vite  pour  éviter  une  ruine  complète 
soit  par  la  concurrence  étrangère,  soit  par  la  législation  socialiste  j.  — 
La  Grande  conspiration  d'Irlande,  p.  246-81  [Mémoires  de  l'espion 
Thomas  Le  Caron.  Discussion  de  la  moralité  du  cas.  La  Bx!vue  dTÉdimhourg 
est  peut-être  un  peu  trop  indulgente.  Il  y  avait  certes  lieu  de  surveiller  les 
conspirateurs  irlandais;  mais,  si  nous  admettons  comme  très  honnête  le 
rôle  de  l'agent  secret,  nous  ne  pouvons  amnistier  l'agent  provocateur  et 
le  traître  qui  s'empare  des  renseignements  sous  le  couvert  de  l'araiti^\ 
fût-ce  au  prix  de  sa  vie,  par  simple  patriotisme,  et  sans  aucune  récom- 
pense d'argent  —  ce  qui  est,  du  reste,  le  fait  de  Le  Caron.]  —  Le  Masho- 
ualand,  p.  283-320  [Étude  impartiale  du  rôle  de  l'Angleterre  dans  cette 
région.  L'avenir  du  Sud-Afrique  dépend  beaucoup  de  la  découverte  de 
l'or,  qui,  en  attirant  la  foule,  procurera  des  débouchés  à  l'agriculture. 


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RECUEILS   PÉRIODIQUES.  709 

Aujourd'hui  TAfrique  Australe  jusqu'au  Zambèse  est  pacifiée;  les  Boers 
du  Transvaal  ont  perdu  la  possibilité  de  s'enfuir  et  de  s'enfoncer  indéfi- 
niment dans  les  terres  vierges,  entourés  qu'ils  sont  par  l'Angleterre  dont 
ils  ont  appris  à  connaître  la  force  :  ils  n'ont  plus  l'idée,  comme  le  pro- 
posaient quelques-uns,  il  y  a  dix  ans,  de  fréter  un  corsaire  pour  envoyer 
prendre  Londres  et  se  débarrasser  une  bonne  fois  de  l'Anglais.  Ils 
apprennent  aussi  âne  plus  tirer  sur  l'indigène  comme  sur  du  gibier.  Mais 
il  y  a  encore  bien  des  cruautés  et  des  fourberies  commises  aux  dépens  des 
populations  noires  ;  et  les  Anglais,  devant  leurs  propres  méfaits,  n'ont 
point  à  critiquer  la  brutiilité  des  autres  peuples.  Les  prétendus  achats 
de  terres  aux  chefs  sauvages,  grisés  de  mauvaise  eau-de-vie,  ne  sont 
d'ordinaire  que  des  vols  sans  valeur  légale,  même  aux  yeux  de  la  tribu 
qui,  d'après  ses  coutumes,  doit  sanctionner  toute  aliénation  du  sol.  Du 
leste,  la  colonisation  n'ira  pas  sans  de  grosses  difficultés,  prise  entre  la 
lièvre  des  terres  basses  et  la  sécheresse  des  plateaux.  «  Il  est  plus  facile 
de  conquérir  un  pays  tout  fait  que  d'en  créer  un  neuf.  »]  —  La  politique 
coloniale  de  la  France,  p.  3o4-88  [Rappelle  que.  dès  l'abord  et  durant 
tout  l'Ancien  Régime,  la  France  a  fait  marcher  Tévangélisation  des  sau- 
vages de  pair  avec  l'extension  de  son  commerce  colonial,  et  que  le 
mélange  de  religion  et  d'autoritarisme  détournait  fréquemment  les  vrais 
négociants  de  se  mêler  à  l'entreprise.  Depuis  Louis-Philippe,  et  surtout 
aujourd'hui,  la  colonisation  a  repris  sur  une  base  nouvelle  dont  l'évan- 
gélisation  est  exclue,  mais  qui  laisse  toujours  la  haute  main  à  l'État.  Et, 
chose  curieuse,  les  colons,  au  lieu  de  chercher  à  s'y  soustraire,  réclament 
volontiers  ïaasirnilaiion  et  le  rattachement  à  la  mère-patrie.  Quoi  qu'il  en 
soit,  les  colonies  françaises  diflèrent  totalement  des  anglaises  en  prin- 
cipe :  ce  ne  sont  point  des  colonies  propres  où  l'Européen  refoule  et 
détruit  l'indigène,  ni  de  simples  protectorats  d'où  l'on  écarte  l'Européen 
pour  protéger  les  natifs,  mais  des  essais  de  juxtaposition  de  deux  peuples 
et  de  gouvernement  mixte  où  les  fonctionnaires  européens  et  indigènes 
doivent  agir  d'accord.  Si  l'expérience  réussit  en  Tunisie,  les  Anglais 
auront  cette  fois  quelque  chose  à  apprendre  des  Français.  Les  deux 
grandes  difQcultés  de  la  France  sont  le  manque  d'armée  coloniale  et  la 
parcimonie  naturelle  aux  démocraties  métropolitaines.]  — Le  Parlement 
anglais,  p.  389-419  [Montre  comment  la  représentation  parlementaire 
s'est  développée  de  par  la  force  des  choses,  et  que  le  bon  sens  des 
Anglais  aurait  jadis  ridiculisé  l'idée  qu'ils  travaillaient,  non  point  à 
régler  leurs  affaires  indispensables,  faute  de  mieux,  mais  à  préparer  le 
gouvernement  démocratique  dont  on  nous  vante  l'excellence  sur  tous 
les  autres.]  —  Le  Duc  d'Argyll  et  les  erreurs  de  l'Économie  politique, 
p.  454-83  [Défend  contre  le  Duc  les  vieux  principes  en  indiquant  les 
corrections  qu'ils  peuvent  subir.]  —  Le  capitaine  Mahan  et  la  puissance 
maritime,  p.  484-.')18  [Analyse  de  son  nouveau  livre  sur  les  guerres  mari- 
times de  la  République  et  du  premier  Empire,  qui  forme  la  seconde 
partie  d'un  ouvrage  de  très  haute  valeur.  Le  capitaine  Mahan  dirige 
l'École  de  la  marine  militaire  aux  États-Unis.]  —  Les  voyages  de  lady  Mary 
Coke  à  l'étranger,  p.  519-43.  [Troisième  volume  d'une  publication 
privée  intéressante  poui-  l'histoire  du  xviu»  siècle,  1769-1785.] 

S.  D. 


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710  BIBLIOGRAPHIE. 

ZeUscbrift  CVlr  Social  und  l^irtschafltsifescliiclitei  1. 1, 

liv.  1,  2,3,  (Fribourg  en  B.  etLeipzig,1893)(l).— PoWmann(R.),  La  com- 
munauté agraire  dans  les  poèmes  homériques,  p.  i-42. — Mommaen  (Th.) 
L'administration  des  domaines  ecclésiastiques  sous  le  pape  Grégoire], 
p.  43-59  [Lettre  à  L.Hartmann]/ — Ounningham  (William),  La  réglemen- 
tation de  l'apprentissage  par  le  droit  coutumier  de  Londres,  p.  60-76 
[L'apprentissage  était  réglé  par  une  loi  de  1563,  plus  stricte  et  plus 
sévère  que  ne  Tétait  le  droit  coutumier  de  Londres.  La  coutume  de  Lon- 
dres se  maintint  malgré  la  loi  et  parvint  à  en  modifier  les  dispositions 
dans  un  esprit  plus  libéral,  notamment  sur  un  point.  La  loi  exigeait  pour 
Texercice  d'un  métier  un  apprentissage  de  7  années  au  moins,  et  nul  ne 
pouvait  changer  de  métier,  à  moins  d'un  nouveau  terme  d'apprentissage 
dans  le  nouveau  métier  qu'il  choisissait.  La  coutume  de  Londres  permet- 
tait au  contraire  de  changer  de  métier  à  volonté,  pourvu  qu^on  ait  fait 
7  ans  d'apprentissage  dans  n'importe  quel  métier],  —  BrentaAO  (Lujo), 
L'économie  nationale  et  ses  fondements  concrets,  p.  77-148  [Le  dévelop- 
pement de  ridée  d'une  économie  nationale  :  elle  est  inconnue  du  moyen 
âge  et  ne  paraît  qu'avec  l'État  moderne.  —  L'état  de  nature  et  ses  parti- 
sans ;  cette  théorie  dans  le  domaine  des  idées  économiques  produit  le 
système  des  physiocrates  et  des  économistes  classiques.  —  Examen  de 
cette  théorie  et  de  son  contraire  :  la  théorie  socialiste  de  Rodbertus.  — 
La  querelle  sur  Torigine  de  la  société  :  théorie  de  la  famille  et  de  la  pro- 
miscuité  originaire  des  relations  sexuelles  :  Morgan,  Dargun,  Kovalevski, 
etc.  L'auteur  combat  longuement  les  conclusions  de  ces  écrivains  et 
termine  en  déclarant  que  la  famille  est  l'unité  économique  originaire]. 
—  Saokur  (Ernst),  Contribution  à  l'histoire  économique  de  couvents 
français  et  lorrains  aux  x«  et  xi«  siècles,  p.  154-190  [L'auteur  démontre  la 
haute  importance  sociale  et  économique  des  couvents  pour  les  popula- 
tions rurales.  Pendant  les  temps  troublés  qui  suivirent  la  dislocation  de 
l'empire  de  Gharlemagne,  ils  répondaient  à  une  nécessité,  à  un  véritable 
besoin  :  ils  étaient  les  soutiens  des  populations  qui  les  entouraient.  L'au* 
teur  examine  en  particulier  la  manière  dont  se  formait  leur  propriété 
domaniale  (donations  pieuses)  et  comment  les  propriétés  des  couvents 
étaient  administrées  et  cultivées].  —  Lamprecht  (K.),  Notes  explicatives 
des  transformations  économiques  et  sociales  de  l'Allemagne  du  xiv*  au 
xvi*  siècle,  p.  191-263.  [L'AUeniagne  ne  prit  part  au  grand  commerce 
international  que  vers  la  moitié  du  xiv*  siècle.  La  richesse  et  le  capita- 
lisme envahissent  les  villes  et  y  développent  les  abus  des  monopoles  et 
de  l'égoïsme.  Les  corporations  dégénèrent  ;  il  se  forme  un  prolétariat 
malheureux.  La  situation  n'est  pas  meilleure  dans  le  plat  pays  et  parmi 
la  petite  noblesse.  Çà  et  là  des  révoltes  partielles  éclatent  et  l'on  ne  par- 
vient pas  à  appliquer  les  vrais  remèdes.  L'Allemagne  au  commencement 
du  xvi"  siècle  est  mûre  pour  les  troubles  révolutionnaires].  —  Eulen- 
bourg  (Franz),  Le  régime  des  corporations  à  Vienne,  p.  267-317  [décrit 
les  luttes  entre  l'autorité  et  les  corporations  vers  la  fin  du  xiii*  siècle, 
jusqu'au  milieu  du  xiv«  siècle.  Les  corporations  à  Vienne  n'ont  jamais 
joui  d'une  complète  autonomie.  Elles  n'ont  jamais  connu  une  grande 

(1)  Éditée  par  MM.  le  ï)^  St.  Bauer,  le  D»"  C.  Grunberg,  le  D""  L.  M.  Hartmann 
et  le  D'  E.  Szanto,  cette  nouvelle  revue  se  propose  l'étude  de  l'histoire  écono- 
mique de  tous  les  pays,  à  l'exclusion  de  toute  recherche  théorique,  sociale  on 
économique,  ayant  trait  au  temps  présent. 


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PUBLICATIONS   NOUVELLES.  711 

prospérité.  Cela  tenait  à  ce  manque  d'indépendance  et  au  caractère  peu 
industriel  de  la  cité.  Vienne  a  été  un  centre  commercial  et  vinicole 
plutôt  qu'une  ville  industrielle].  —  Brentano  (Lujo),  Le  caractère  féodal 
de  l'industrie  domestique  du  tissage  de  la  toile  en  Silésie,  p.  318-40 
[Cette  industrie  est  sortie  du  servage. Ce  sont  les  serfs  qui  font  la  grande 
partie  de  l'ouvrage  pour  leurs  seigneurs.  Ils  n*ont  dès  lors  aucun  intérêt 
propre  au  travail,  leurs  procédés  de  travail  restent  primitifs  et  ils  sont 
livrés  sans  merci  à  la  rapacité  des  marchands.  La  conquête  de  la  Silésie 
par  Frédéric  le  Grand  et  la  politique  industrielle  calquée  sur  les  purs 
principes  du  mercantilisme  ne  changent  rien  à  la  situation.  Au  contraire, 
l'intervention  directe  de  Tautorité  et  de  ses  agents  vient  encore  l'empirer. 
Après  1806,  les  tisserands  obtiennent  une  demi-liberté,  mais  il  est  trop 
tard,  et  la  liberté  complète  après  1850  ne  les  relèvera  pas  davantage].  — 
Béer  (Adolf/,  Deux  lettres  de  Marie-Thérèse  sur  le  luxe,  p.  341-48. 

Ernest  Dubois. 


II.    —    Publications    iiouvelie«. 

Le»  Assemblée»  générale»  de»  conmmnaiiféfli  d'habi- 
tant» en  li'rance  du  X.III*  slëcle  À  la  Révolution,  par  Henry 
Babeau,  docteur  en  droit.  Paris,  A.  Rousseau,  1893  ;  in-8'*,  320  p.  — 
Voici  un  livre  qui  montre  dans  son  jeune  et  savant  auteur  le  digne  con- 
tinuateur des  beaux  travaux  qui  ont  illustré  son  nom.  L'organisation 
municipale  dans  l'ancienne  France,  malgré  une  grande  diversité  de 
détails,  se  ramène  à  deux  systèmes  :  pour  les  villes  importantes,  le  gou- 
vernement représentatif  par  un  corps  de  ville  élu  ;  pour  les  petites  villes 
et  les  paroisses  rurales,  le  gouvernement  direct  par  l'assemblée  générale 
des  habitants.  C'est  le  régime  démocratique  dans  le  domaine  propre  où 
il  peut  être  bienfaisant.  «  Décrire  l'administration  de  la  communauté 
par  rassemblée  des  habitants,  montrer  les  chefs  de  famille  de  cette  asso- 
ciation débattant  toutes  les  affaires  qui  les  intéressent,  faire  revivre  en 
un  mot  ce  mode  si  primitif  et  si  démocratique  de  self  govemment,  tel  est 
le  but  de  cette  étude.  »  Ce  système  paraît  avoir  fonctionné  dans  la  plu- 
part des  communes  de  l'ancienne  France.  M.  H.  Babeau,  dans  la  variété 
des  traits  secondaires,  étudie  l'origine  des  communautés  d'habitants  par 
le  groupement  spontané  d'un  certain  nombre  de  familles  rapprochées 
par  le  voisinage  et  les  intérêts,  et  trouvant  dans  l'église  le  premier  lieu 
de  leurs  assemblées  de  plus  en  plus  fréquentes  au  xv«  et  au  xvi«  siècle. 
La  convocation,  la  présidence,  la  police,  la  composition  des  assemblées 
forment  ici  autant  de  chapitres  distincts.  Quant  à  leurs  attributions 
qu'aucune  loi  ne  délimitait,  elles  furent  politiques,  judiciaires,  finan- 
cières, communales  et  paroissiales.  Voir  tout  particulièrement  ce  qui 
concerne  les  impositions  royales,  les  dépenses  communales  et  l'admi- 
nistration des  biens  communaux.  Ces  communautés  d'habitants  pou- 
vaient parfois  (notamment  dans  les  Alpes)  former  entre  elles  des  unions 
de  paroisses,  avec  des  délégués  élus.  Dans  la  plupart  des  villes,  même 
après  redit  de  1692  qui  leur  imposait  à  toutes  le  régime  des  maires,  l'as- 
semblée des  habitants  conserva  une  part  importante  de  l'administration, 
tandis  que  dans  la  seconde  moitié  du  xviu«  siècle  leur  décadence  dans 
les  paroisses  rurales  s'accusait  avec  la  prédominance  d'un  régime  repré- 
sentatif. La  loi  des  14-18  décembre  1789  donna  à  toutes  les  communes 


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-»yrt^^ 


714  BIBLIOGRAPHIK. 

uue  organisation  identique  qui  maintenait,  poui*  les  affaires  importantes, 
un  conseil  général  comprenant  la  municipalité  et  les  notables.  Un  coup 
d'oeil  sur  la  législation  étrangère  fait  envisager,  dans  un  résumé  plein 
d'intérêt,  d'abord  les  pays  où  les  assemblées  d'habitants  ont  entièrement 
disparu  (Italie.  Espagne,  Portugal,  Belgique,  Hollande,  Danemark,  Au- 
triche-Hongrie) ;  puis  ceux  chez  lesquels  les  assemblées  d'habitants 
existent  au  moins  dans  les  districts  ruraux  (Angleterre,  AUema^e, 
Russie,  Suède,  Norvège)  ;  enfin  la  Suisse  pour  les  divers  cantons  de 
laquelle  le  gouvernement  direct  est  le  cas  général  à  la  commune.  En 
France,  la  loi  de  i789  n'innovait  pas  :  elle  généralisait  ce  que  le  temps 
avait  préparé,  mais  dans  la  législation  actuelle  il  ne  reste  plus  trace 
des  assemblées  d'habitants  ;  le  conseil  général,  avec  ses  notables, 
comme  la  collaboration  des  plus  imposés,ont  disparu.  «  La  participation 
des  habitants  à  la  vie  communale,  trop  considérable  peut-être  autrefois, 
est  devenue  aujourd'hui  beaucoup  trop  effacée.  »  N'est-ce  pas  là,  et  là 
seulement,  en  effet,  que  les  citoyens  peuvent  faire  l'apprentissage  néces- 
saire de  devoirs  politiques?  M.  H.  Babeau  examine  les  réformes  les  plus 
désirables  (suffrage  plural,  représentation  des  femmes  propriétaires...) 
et  pense  que  le  référendum  communal  serait  un  moyen  terme  très  effi- 
cace pour  l'éducation  politique  des  citoyens  comme  pour  la  bonne  ges- 
tion des  intérêts  locaux. 

âur  la  terre  et  par  la  terre,  par  M.  G.  Eugène  Simon  ;  Paris, 
librairie  de  la  Nouvelle  Revue,  1893;  in-18,  vii-316  p.  —  On  a  pu  lire  ici 
même  (liv.  des  16  août  et  !«'  sept.)  un  aperçu  de  cet  ouvrage  à  propos  de 
l'application  que  le  major  Poore  a  faite  à  Winterslow  des  idées  dévelop- 
pées par  M.  Simon,  d'abord  dans  la  Cité  chinoise,  ensuite  avec  plus  de 
détails  et  de  précision  dans  ce  nouveau  livre.  Suivant  l'auteur,  qui  rap- 
pelle aussi  les  opinions  de  Sir  John  Gorst,  la  terre  a  été  trop  oul)liée,  il 
faut  y  revenir  et  lui  consacrer  toutes  nos  forces;  le  développement  de  la 
petite  propriété  peut  être  le  moyen  de  réformer  la  famille  et  d'obtenir 
ainsi  l'accroissement  de  la  production  agricole,  l'augmentation  de  popu- 
lation, les  progrès  divers  réclamés  par  Tagri culture,  enfin  la  paixsociale. 
La  seconde  partie  de  l'ouvrage  expose  les  moyens  d'introduire  pacifique- 
ment ces  réformes,  s'appuie  sur  l'exemple  de  Winterslow  et  propose  de 
s'aider  des  biens  communaux  pour  tenter  en  France  une  expérience 
analogue. 

I^e  vote  obligatoire  en  Suisse,  par  Simon  Deploige,  Bruxelles, 
1893,  broch.  in-8<»,  23  p.  —  L'auteur  reconnaît  que  le  vote  obligatoire 
trouvait  des  facilités  particulières  d'application  en  Suisse.  Il  ne  présente 
pas  de  grands  inconvénients  dans  le  canton  de  Saint-GalL  ni  dans  les 
communes  du  canton  de  Zurich  qui  l'ont  adopté.  Mais  le  canton  de 
Soleure  a  dû  y  renoncer,  après  avoir  fait  l'expérience  des  abus  et  des 
tracasseries  auxquels  ces  amendes  donnaient  lieu.  C'est,  en  somme,  un 
triste  et  bien  médiocre  procédé  pour  réveiller  les  sentiments  civiques 
des  électeurs.  Mieux  vaudrait  assurer,  dans  toute  la  mesure  du  possible, 
un  effet  utile  à  leur  vote,  en  leur  donnant  la  représentation  propor- 
tionnelle. 

Le  Gérant  :  C.  Trbiche. 

Paris.  —  Imprimerie  F.  Levé,  rue  Cassette,  H. 


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LA  SUPPRESSION  DES  BUREAUX  DE  PLACEMENT^^^  ^ 

i 


Le  placement,  c'est-à-dire  la  mise  en  contact  de  l'entreprise  et 
de  la  main-d'œuvre,  le  rapprochement  entre  l'employeur  et  l'em- 
ployé, peut  s'effectuer  directement  ou  par  intermédiaire  :  les 
bureaux  de  placement  sont,  en  France,  la  forme  la  plus  in)portante 
du  placement  par  intermédiaire.  Depuis  quelques  années  la  sup- 
pression de  ces  bureaux  est  réclamée  avec  insistance.  Les  organi- 
sateurs de  la  manifestation  parisienne  du  premier  mai  Tout  fait 
figurer,  parmi  leurs  revendications  les  plus  urgentes,  en  compagnie 
de  la  journée  légale  de  huit  heures.  La  Chambre  des  députés,  sur 
la  proposition  d'une  commission  parlementaire,  a  failli  la  voter, 
puis  s'est  ravisée,  et  a  renvoyé  la  question  pour  supplément  d'in- 
formations. —  Je  me  propose,  après  avoir  rappelé  le  passé  des 
placeurs,  d'examiner  les  griefs  qui  leur  sont  reprochés  et  par  quoi 
on  propose  de  les  remplacer. 

L  —  Le  passé  des  placeurs. 

Encore  qu'ils  soient  peu  considérés,  les  bureaux  de  placement 
sont  pourtant  de  très  haute  noblesse.  Ils  remontent  aux  croisades. 
On  trouve  des   traces  de  leurs  premiers  ancêtres  dès  le  siècle  des 
Pierre  l'Ermite  et  des  Godefroy  de  Bouillon.  Ainsi  les  religieuses 
de  l'hôpital  de  Sainte-Catherine  et  de  Sainte-Opportune,  au  cours 
d'une  enquête  faite  en  1688  par  ordonnance  royale,  produisaient 
des  titres  authentiques  prouvant  que  «  leur  maison  a  été  établie 
dans  le  omième  siècle  pour  retirer  les  pauvres  femmes  et  filles  qui 
h'ont  aucune  retraite  et  cherchent  condition  ».  C'étaient  là  des  inter- 
médiaires entre   l'oflFre  et  la  demande  purement  charitables,  qui 
travaillaient  pour  l'honneur  et  point  pour  le  profit.  Mais,  déjà  à  la 
même  époque  ou  un   peu  plus  tard,  on  connaissait  les  intermé- 
diaires intéressés,  les  placeurs  professionnels.   Côte  à  côte  avec 
l'assistance,  l'industrie  du  placement  florissait. 

(1)  Le  présent  mémoire,  ainsi  que  l'étude  suivante  de  M.  Henri  Defcrt,  ont  fait 
l'objet  d'une  double  communication  à  l'une  des  séances  de  la  réunion  annuelle. 
(V.  ci-dessus,  p.  83-84,  le  compte  rendu  de  la  discussion  qui  en  a  été  la  suite.) 

La  Réf.  Soc,  16  novembre  1893.  .S«  sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.),  46 


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71  i  UÉtMON    ANNUELLE. 

Et  celte  induslrie  élait,  dès  le  xtv**  siècle,  assez  prospère  pour  que 
la  grande  ordonnance  du  roi  Jean  le  Bon  sur  «  la  police  des  arts- 
et-métiers  »  la  comprit  dans  sa  réglementation  et  fixât  le  taux  des 
honoraires  que  le  placeur  —  ou  plutôt  la  placeuse,  car  le  métier 
était  exclusivement  aux  mains  des  femmes — pourrait  prélever  sur 
les  gages  du  placé,  a  Les  recommanderesses,  y  est-il  dit,  qui  ont 
accoutumé  à  louer  et  commander  chambrières  et  nourrices,  auront 
pour  commander  ou  louer  une  chambrière  dix-hnit  deniers  tant  seu- 
lement, et  pour  commander  ou  louer  une  nourrice  deux  sols,  tant 
d'une  partie  comme  d'autre...  Et  qui  plus  en  prendra  et  en  donnera, 
on  l'amendera  de  deux  sols  (1)  ». 

Il  n'y  avait  encore  à  cette  époque,  et  il  n'y  eut  longtemps  de 
«  commanderesses»,  que  pour  les  filles  à  la  recherche  d'une  condi- 
tion. Aussi  bien  Montaigne  pouvait-il  se  plaindre,  en  un  chapitre 
de  ses  Essais^  de  ce  qu'il  appelle  «  un  défault  de  nos  polices  ».  — 
«  ...Feu  mon  père,  conte-t-il  en  son  joli  langage,  homme  (pour 
n'estre  aydé  que  de  l'expérience  et  du  naturel)  d'un  iugement  bien 
net,  m'a  dict  aultrefois  qu'il  avoit  désiré  mettre  en  train  qu'il  y  eut 
ez  villes  certain  lieu  designé  auquel  ceulx  qui  auroienl  hesoing  de 
quelque  chose  se  peusseni  rendre,  et  faire  enregistrer  leur  affaire 
à  un  officier  estably  pour  cet  effect  :  comme  :  «  le  cherche  à  vendre 
des  perles.  »  —  «  le  cherche  des  perles  à  vendre.  »  —  «  Tel  veult 
cnmpaignie  pour  aller  à  Paris.  »  —  «  Tel  s'enquiert  d'un  serviteur 
de  telle  qualité.  >  —  «Tel  d'un  tel maistre.  >  —  «  Tel  demande  nn 
ouvrier.  »  —  a  Qui  cecy,  qui  cela,  chacun  selon  son  besoing.  »  Et 
semble  que  ce  moyen  de  nous  entr'advertir  apporteroil  non  legiere 
commodité  au  commerce  publieque  ;  car  à  touts  coups  il  y  a  des 
conditions  qui  Js'entrecherchent  et,  pour  ne  s'entendre,  laissent 
les  hommes  en  extrême  nécessité  (2).  » 

Un  homme  à  l'esprit  ingénieux,  d'imagination  fertile,  Théo- 
phraste  Renaudot,  essaya  un  demi-siècle  plus  tard  de  corriger  ce 
(c  default  de  nos  polices  b  dans  la  capitale,  en  créant  le  Bureatt 
d'adresse  et  de  rencontre,  institution  fort  curieuse  et  peu  connee  de 
laquelle  procèdent  en  ligne  directe  tontes  les  agences  de  publicité 
commerciale  et  industrielle. 

Ce  fut,  suivant  les  propres  expressions  de  Renaudot,  «  en 
l'an  1630  qu'avint  le  Bureau  d'adresse  fondé  sur  l'autorité  d'Aris- 

(1)  Ordonnance  du  30  janvier  1350.Rccucil  d'Isanibert,    tome  IV,  p.  610. 

(2)  Essais  de  MonUiigiie,  chap.  xxiv. 


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LA    SLlMniKSSlUN    DKS    BUKKAUX    DE    PLACEMENT.  7l5 

tote  et  de  M.  de  Montagne  ».  Mais  sa  fondation  était  décidée  depuis 
déjà  dix-huit  ans,  depuis  le  jour  où  le  futur  éditeur  de  la  Gazette^ 
fixant  enfin  son  humeur  voyageuse,  était  venu  s'établir  à  Paris... 
Il  avait  été  frappé,  à  son  arrivée  dans  la  capitale,  de  Taffluence  des 
malheureux  qui  y  «  accouraient  en  troupe,  sous  Tespérance  de 
quelque  avancement  qui  se  trouve  souvent  vaine  et  trompeuse  : 
car,  ayant  dépensé  le  peu  qu'ils  avaient  au  payement  des  bienve 
nues  et  autres  frais  inutiles  auxquelles  les  induisent  ceux  qui  pro- 
mettent de  leur  faire  trouver  emploi,  et  aussi  aux  débauches  qui  s'y 
présentent  d'elles-mêmes  et  auxquelles  leur  oisiveté  donne  un 
facile  accès,  ils  se  trouvent  accueillis  de  la  nécessité  avant  qu'avoir 
trouvé  maître.  D'où  ils  sont  portés  à  la  mendicité,  aux  vols, 
meurtres  et  autres  crimes  énormes,  infectent  par  les  maladies  que 
leur  apporte  en  bref  la  disette  la  pureté  de  notre  air,  et  sur- 
chargent l'Hùtel-Dieu  et  les  autres  hôpitaux  ».  C'est  pour  ces 
malheureux  que  Renaudot  rêvait  la  création  d'un  bureau,  où  ils 
pourraient,  «  une  heure  après  leur  arrivée  à  Paris,  apprendre  s'il  y 
a  quelque  emploi  ou  condition  présente,  et  y  entrer  beaucoup  plus 
aisément  qu'ils  ne  feraient  après  avoir  vendu  leurs  bardes;  ou  n'y 
en  ayant  point  se  pourvoir  ailleurs  ^.  Mode  intelligent  d'assistance, 
rinstilution  qu'il  projetait  devait  être  aussi  un  moyen  d'épreuve 
infaillible  :  «  On  discernera  plus  facilement  par  là  les  fainéants  et 
gens  sans  aveu  pour  en  faire  la  punition  qu'il  appartiendra  (i).  » 

L'exécution  dépassa  le  but.  Ce  qui  devait  être,  dans  la  pensée 
première  de  l'auteur,  une  sorte  de  secrétariat  des  pauvres,  un  véri- 
table office  rJiaritahh  du  travail,  fut  en  réalité  une  vaste  entreprise  de 
publicité  et  une  agence  d'affaires  universelle.  L'affiche  qui  fut  placar- 
dée dans  tout  Paris  «  et  jusque  dans  les  faubourgs  »  pour  annoncer 
la  nouvelle  institution  attestait  qu'il  n'y  avait  pas  de  limites  au 
champ  de  ses  services  : 

De  par  le  Roy, 

On  fait  assavoir  à  toutes  personnes  qui  voudront  vendre,  achepter, 
louer,  permuter,  prester,  apprendre,  enseigner  ; 

Aux  maîtres  qui  veulent  prendre  des  serviteurs,  et  à  ceux  qui  cherchent 
condition  pour  servir  en  quelque  qualité  que  ce  soit; 

A  ceux  qui  auront  les  lieux,  commodités  et  industries  propres  pour 
être  employés  à  quelques-unes  des  choses  mentionnées  en  ce  présent 
livre  ; 

(1)  Tome  XXII  du  Mercure  français. 


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716  RÉUNION   ANNUELLE. 

A  ceux  qui  auront  des  avis  à  donuer  ou  recevoir  pour  toutes  sortes 
d'affaires,  négoces  et  commodités  quelconques; 

Qu'ils  se  pourront  adresser  au  Bureau  établi  par  Sa  Majesté  pour  la 
commodité  publique,  qui  est  ouvert  depuis  huit  heures  du  malin 
jusques  à  midi,  et  depuis  deux  jusques  à  six  de  relevée,  auxquelles 
heures  chacun  sera  reçu  à  y  venir  ou  envoyer  donner  et  rencontrer 
Tadresse  qu'il  désirera. 

Ledit  Bureau  d'adresse  se  tient  près  le  Palais,  rue  de  la  Calandre  et  au 
Marché  neuf,  à  l'enseigne  du  Coq. 

Le  mécanisme  de  rinstitution  était  des  plus  simples.  Moyennant 
trois  sous,  chacun  pouvait  faire  enregistrer  sur  le  grand-livre  du 
bureau  Tavis  qui  lui  plaisait;  et  moyennant  trois  sous,  tout  de 
môme,  chacun  pouvait  obtenir  l'extrait  du  registre  qui  Tintéressait. 
L'annonce  durait  tout  le  temps  qu'elle  était  utile  :  «  Ceux  qui  se 
seront  fait  enregistrer,  portait  le  règlement,  seront  tenus  de  venir 
faire  décharger  le  registre  dans  vingt-quatre  heures  après  qu'ils 
auront  rencontré  la  chose  pour  laquelle  ils  s'étaient  fait  inscrire,  et 
(au  cas  où  ils  vinssent  à  changer  d'avis)  à  l'instant  même  où  ils  en 
auront  changé...  »  Cette  organisation  fut  complétée,  dans  la  suite, 
par  la  publication  d'un  journal  d'annonces,  la  Feuille  du  Bureau 
d'adresse^  paraissant  à  des  intervalles  plus  ou  moins  rapprochés, 
qui  portait  directement  à  la  connaissance  du  public  et  à  domicile 
les  offres  et  les  demandes  de  la  clientèle. 

Si  j'en  crois  les  contemporains,  le  Bureau  d'adresse  fut  une 
excellente  affaire.  Fut-il  jamais  une  «  bonne  œuvre  »?  Son  malin 
fondateur  aimait  à  le  prétendre,  répétant  qu'il  l'avait  inventé  au 
bien  et  au  soulagement  du  peuple^  exprimant  l'espoir  à  plusieurs 
reprises  qu'une  personne  charitable  voulût  bien  le  doter  de  quelque 
revenu  suffisant  pour  accroître  ses  utilités  et  lui  faire  continuer  avec  plus 
de  splendeur  le  soutien  de  ses  grandes  charges.  Mais  l'habit  ne  fait  pas 
le  moine;  et  Théophraste,  nous  dit-on,  était  coutumier  du  déguise- 
ment. Il  avait  aussi  ouvert  u  au  bien  et  au  soulagement  du  peuple  » 
un  cabinet  de  consultations  gratuites  ;  et  on  lui  reprochait  d'avoir 
un  domestique  qui  recevait  dans  une  boete  le  prix  de  ses  prétendues  con- 
sultations gratuites.  Il  avait  encore  fondé  «  pour  l'assistance  des 
pauvres  »  une  maison  de  prêts  sur  gages;  et  on  l'accusait  de  ne 
prêter  que  le  tiers  de  l'estimation  et  de  confisquer  les  effets  si  à 
jour  nommé  les  intérêts  n'étaient  pas  payés;  si  bien  que  par  arrêt 
le  Parlement  la  supprima  comme  établissement  nuisible  au  public 


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LA    SUPPRESSION   DKS   BUREAUX   DE   PLACEMENT.  717 

Le  Bureau  d'adresse  survécut  à  son  fondateur;  mais,  loin  d'ac- 
croître avec  le  temps  le  chiifre  de  ses  affaires,  il  perdit  chaque  jour 
de  son  importance.  Au  point  de  vue  du  placement  surtout,  les 
limites  de  son  action  ne  cessèrent  pas  de  se  restreindre  en  même 
temps  que  s'élargissaient  les  prétentions  corporatives.  Dès  le 
XVI*  siècle,  principalement  au  xvii*  et  au  xvni®,  les  maîtres  d'un 
nombre  considérable  et  toujours  croissant  de  métiers  s'adjugèrent 
le  monopole  de  l'embauchage,  inscrivant  dans  leurs  statuts  a  que 
nul  ouvrier  ne  pourrait  se  placer  hormis  par  les  soins  du  clerc  de 
la  communauté,  défense  faite  à  toutes  autres  personnes  de  s'entre- 
mettre d'en  bailler  aucun  ».      , 

En  détruisant  l'embauchage  corporatif,  la  Révolution  devait 
donner  l'essor  au  placement  par  intermédiaire  intéressé.  On  ne  vit 
cependant  rien  paraître  jusqu'à  l'empire;  et,  en  1804,  il  fallut  que 
le  gouvernement  prît  l'initiative  d'une  création  nouvelle.  —  a  II 
sera  établi  à  Paris  des  bureaux  de  placement  pour  les  classes  d'ou- 
vriers à  l'égard  desquelles  ils  seront  jugés  nécessaires  »,  porte  l'ar- 
ticle 13  de  l'ordonnance  du  20  pluviôse  an  XII  (10  février  1804). 
Les  garçons  perruquiers  furent  les  premiers  dotés  d'un  bureau  de 
placement,  le  2  avril  ;  le  quinzième  par  ordre  de  date  fut  créé  pour 
les  épiciers  le  2  octobre. 

L'idée  qui  présida  à  cette  fondation  fut  celle  qu'exprimait,  sans 
artifices,  une  circulaire  ministérielle  de  l'époque  :  «  Les  ouvriers 
forment  une  classe  d'hommes  qui,  par  leur  obscurité,  par  leur  peu 
de  moyens  pécuniaires,  par  la  facilité  qu'ils  ont  de  passer  rapide- 
ment avec  tout  leur  bagage  d'un  lieu  à  un  autre,  échappent  souvent 
à  la  vigilance  du  magistrat.  Tout  ce  qui  tend  à  éclairer  la  police  sur 
leur  conduite,  sur  leur^  démarches,  à  lui  donner  plus  de  prise  et 
d'action  sur  eux,  offre  des  avantages  pour  le  maintien  de  la  sûreté 
et  de  la  tranquillité  publiques.  »  Gérés  par  des  préposés  quasi  fonc- 
tionnaires, les  bureaux  avaient  le  monopole  du  placement  dans  la 
profession  qu'ils  desservaient  :  il  fallait  de  toute  nécessité  passer 
par  leur  intermédiaire,  soit  pour  trouver  un  emploi,  soit  pour 
obtenir  un  employé. 

L'institution  napoléonienne  vécut  trop  peu  de  temps  pour  qu'on 
puisse  juger  de  son  œuvre.  A  peine  l'empire  est-il  disparu  que  l'or- 
donnance du  20  pluviôse  an  XII,  bien  que  non  rapportée,  tombe  en 
désuétude.  Côte  à  côte  avec  les  préposés  de  l'empire  qui  gémissent 
vainement  sur  la  perte  de  leur  privilège,  les  placeurs  libres  prati- 


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718  KKUMON    ANMIXLK. 

quent  Tinduslrie  du  placement.  La  concurrence  triomphe  du  mono- 
pole. L'administration  n'exerce  plus  ses  droits.  Cette  situation 
nouvelle  ne  tarde  pas  à  susciter  de  vives  réclamations. 

Dès  Tannée  18i8,  les  plaintes  s'élèvent  :  on  accuse  les  placeurs, 
ces  industriels  de  bas  étage,  de  chercher  par-dessus  tout  à  rançentier  les 
ouvriers  qui  leur  tombent  sous  la  main.  Mais  c'est  en  vain  que  le 
préfet  de  police  appelle  l'attention  de  ses  commissaires  sur  les 
agissements  frauduleux  qu'on  lui  signale.  Les  plaintes  se  renou- 
vellent à  de  fréquentes  reprises,  notamment  en  1832,  en  1833,  en 
184i.  Elles  s'accentuent  en  18i8;  si  bien  que,  dès  que  le  gouverne- 
ment provisoire  est  installé  à  l'Hôtel  de  Ville,  le  préfet  de  police  delà 
seconde  République,  Caussidière,  s'empresse  de  supprimer  d'un 
trait  de  plume  les  bureaux  de  placement. 

Il  avait  compté  sans  les  tribunaux  qui,  sur  la  réclamation  des 
placeurs,  jugèrent  au  nom  de  la  liberté  commerciale  et  industrielle 
qu'il  avait  commis  \xn  excès  de  pouvoirs,  a  Sous  un  régime  de 
liberté,  dit  l'un  de  leurs  jugements,  l'exercice  d'upe  induptrie  qui 
n'a  rien  de  contraire  aux  bonnes  mœurs  ni  à  l'ordre  public  nepeqf 
être  arbitrairement  interdit.  » 

La  tâche  où  le  gouvernement  provisoire  n'avait  pas  réi^ssi  f^[ 
reprise  par  le  prince-président  —  bientôt  Napoléon  III  —  qui  se 
préoccupa,  dès  que  l'heureuse  issue  du  coup  d'État  lui  eut  donné 
quelques  loisirs,  de  «  régulariser  et  de  moraliser  daps  l'intérêt  des 
classes  laborieuses  les  bureaux  de  placement  (1)  ». 

tt  A  l'avenir,  nul  ne  pourra  tenir  un  bureau  de  placen^pi^t  sam 
une  permission  spéciale  délivrée  par  l'autorité  municipale,  et  qui  ne 
pourra  être  acpordée  qu'à  des  personnes  d'une  moralité  reconnue.» 
C'est  l'article  premier  du  décret  du  25  mars  i852.  Et  l'article  3  : 
«  L'autorité  municipale  si^rveille  les  bureaux  de  placement  pour  y 
assurer  le  maintien  de  Tordre  et  la  loyauté  de  la  gestion.  Elle 
prend  es  arrêtés  nécessaires  h  cet  effet  et  règle  le  tarjf  des  droits 
qui  pourront  être  perçus  par  le  gérant.  » 

En  exigeant  cft  baptême  administratif,  en  organisant  cette  surveil- 
lance et  ce  contrôle  de  tous  les  jours,  le  législateur  ne  s'inspirait 
pas  des  mêmes  idées  qui  avaient  cours  en  180i  :  il  n'avait  en  vue, 
diîait-jl,  que  Vintiret  de  la  classe  ouvrière.  Mais  la  réalité  n'a  pas 
répondu  au  désir;  l'acte  a  trahi  l'intention,  et  les  ouvriers  sont  les 

(i)  Considérants  du  décret  du  2")  mars  1832. 


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>irT^'«  iV'V  «^'^  >.:r.^.«»-- 


LA    SCPPRKSSION    DBS   BUREAIX    DK   PLACKMKNT.  711) 

preipiersà  réclamer  Tabrogalion  du  décret  de  485:2.  Ils  onl  déclaré 
la  guerre  aux  placeurs. 


II.  —  La  guerre  aux  placeurs. 

L'un  des  premiers  jours  du  mois  d'août  1886,  une  bande  de  cinq 
à  six  cents  individus,  garçons  de  café  ou  de  restaurant,  mêlés  ù 
quelques  apprentis  coiffeurs,  descendait,  drapeau  en  tête,  le  bou- 
levard, Favenue  de  TOpéra,  la  rue  Se^int-Honoré,  dans  la  direction 
des  Halles.  En  grève  depuis  près  d'une  semaine,  ils  avaient 
donné  rendez^vous,  dans  les  vastes  palais  de  ralimentation  pari- 
sienne, aux  garçons  bouchers  qui  avaient  promis  de  faire  cause 
coipmune  avec  eux. 

Une  double  déception  les  y  attendait.  Leurs  amis  les  bouchers 
manquaient  au  rendez-vous,  ayant  au  dernier  moment  changé 
d'avis  et  décidé  de  faire  prévaloir  leurs  réclamations  par  des 
moyens  plus  pacifiques.  Et,  au  lieu  d'être  reçus  par  des  hùîes  qui 
leur  eussent  fait  très  aimablement  les  honneurs  de  la  maison,  ils 
rewcootraient  des  trouble-fétes,  une  forte  escouade  d'agents  de 
police*..  Après  une  bagarre  de  quelques  minutes  qui  se  termina 
par  la  prise  du  drapeau  et  par  l'envoi  de  quelques  otages  au  violon, 
la  bande  fut  dispersée,  et  chacun  s'en  retourna  tranquillement  chez 
soi. 

Ce  n'était  pas  aux  patrons  que  las  grévistes  en  voulaient.  Cette 
levée  de  boucliers  —  de  tabliers  —  n'était  pas  un  épisode  nouveau 
de  l'éternelle  lutte  du  travail  et  du  capital.  L^ennemi,  dans  cette 
affaire,  ne  s'appelait  pas  le  maître  :  c'était  l'intermédiaire  entre  le 
maître  et  l'ouvrier  :  le  placeur!  —  Suppression  des  bureaux  de  pince- 
ment! tel  était  le  mot  d'ordre  des  agitateurs,  ou  (pour  leur  donner 
le  nom  qu'ils  avaient  pris)  des  ligîm*rs. 

La  luttp,  qui  venait  de  se  manifester  par  cette  bruyante  sortie, 
existait  depuis  plusieurs  années  déjà  à  l'état  calme.  Dès  1870,  la 
société  de  secours  mutuels /a  Saint-Michel  des  pâtissiers  avait  corn- 
mepcé  les  hostilités  et  entamé  une  campagne  dont  les  frais  s'éle- 
v^ent  en  1886  à  près  de  100,000  francs.  Une  autre  association 
niutuelle,  îa  Saint- ffonoré  des  boulangers^  avait  à  son  tour  engagé  la 
lutte  et  ne  s'était  pas  montrée  moins  active  :  elle  avait  même  en 
1879  tenté  un  vif  coup  d'éclat,  organisé  au  Cirque  d'Été  une  réunion 


'    ç 


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720  RÉUNION   ANNUELLE. 

OÙ  trois  mille  personnes  votèrent  la  mort  des  placeurs,  maii^^^ui 
resta  inaperçue.  C'étaient  ces  deux  sociétés,  la  Samt-MiehAA^ik 
Samt'Honoré,  qui,  fatiguées  des  luttes  stériles,  venaient |le>t^9ftif 
leur  action  et  de  prendre  Tinitiative  d^une  ligue  ouverte  aux  ot^v^ff 
boulangers,  pâtissiers  et  confîseurs,  aux  garçons  boucbe^s^a^K 
garçons  de  café,  aux  cuisiniers,  en  un  mot  (et  comme  disait  I0  fit^ 
gramme)  à  tous  les  a  travailleurs  de  ralimentation  ».  ,jpin 

La  Ligue  pour  la  suppression  des  bureaux  de  placement  accusait.i^^ji- 
leurs  des  intentions  très  pacifiques.  Suivant  le  mot  d'un  spiriU^l 
écrivain,  elle  prétendait  «  travailler  à  l'anglaise  »,  Etsi,  ua.bç^ 
jour,  quelques  enfants  terribles,  garçons  de  café  et  de  reslawp^, 
les  derniers  venus  dans  Talliance  offensive  et  défensivâ,  soient 
imaginé,  pour  faire  parler  d'eux,  de  se  promener  en  bandies  d^s 
les  rues  de  Paris,  de  pousser  des  cris  et  de  casser  des  vitres»,  de  ^ 
faire  malmener  en  fin  de  compte  par  les  agents  de  M-  le  Préfet, 
c'était,  certes,  contre  son  gré.  Elle  les  désavouait  hautement.     . 

Elle  préférait  une  autre  méthode,  plus  sage,  mais  pas  beaucoup 
plus  efficace  :  s'adresser  au  gouvernement.  Ses  délégués  sen 
viennent  donc  trouver  le  ministre  du  commerce,  alors  M.  Lockrôy. 
Accueil  empreint  de  la  plus  parfaite  cordialité,  comme  il  convient 
à  un  ministre  recevant  une  délégation  de  ses  administrés  :  «  Yoas 
savez  combien  j'ai  à.  cœur  l'intérêt  de  vos  mandants,  de  ces  travail- 
leurs si  laborieux  et  si  intéressants,  de  cette  population  si  utile  à 
la  patrie,  si  nécessaire  à  la  société,  qui...  que...  dont...  etc.  MàUm- 
sensément^  l'affaire  n'est  pas  de  mon  ressort.  Que  ne  vous  adressez- 
vous  au^préfet  de  police  ?  —  Ah  I  mille  pardons  du  dérangemenl;  » 
et  nos  délégués  de  se  retirer  tout  confus  de  leur  erreur  et  d'aller 
VOIT  illico  le  préfet  de  police.  M.  Gragnon  les  reçoit  avec  la  même 
bienveillance,  avec  la  même  cordialité,  avec  les  mêmes  bonaes 
paroles...  et  avec  la  même  conclusion  :  a  Nous  sévirons  rigoureu- 
sement contre  les  placeurs...  quand  vous  nous  signalerez  à  leur 
charge  des  faits  délictueux  dûment  établis.  Mais  les  supprimer  1  y 
songez- vous  !  cela  n'est  pas  en  notre  pouvoir.  Adressez- vous  donc 
au  Parlement.  » 

—  tt  Va  pour  le  Parleiiient,  »  se  disent  nos  patients  ligueurs.  El 
ils  rédigent  et  font  approuver  par  un  meeting  convoqué  adhocwàe^ 
pétition  à  la  Chambre  dans  laquelle  ils  prient  Messieurs  les  députés  de 
fermer  les  bureaux  de  placement.  C'était  bien,  cette  fois,  la  bonne 
porte  à  laquelle  ils  avaient  frappé,  mais  ils  n'y  avaient  pas  frappé 


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LA   SUPPRESSION   DES   BUREAUX    DE   PLACEMENT.  721 

OËIsezfoH.  Ils  étaient  trop  polis  pour  être  écoutés.  La  Chambre  a 
^fioàtutiïe  de  ne  céder  qu'aux  menaces  :  pourquoi  lui  envoyait-on  des 
prières?' Elle  poussa  l'amabilité  jusqu'à  rendre  hommage,  par  l'or- 
<gttfté*'du  rapporteur,  M.  Rivet,  «  aux  sentiments  qui  avaient  inspiré 
iè^attt^rs  de  la  proposition»,  et  à  les  assurer  de  sa<'  plus  vive  sym- 
-pattite  i>  ;  mais  elle  n'alla  pas  au-delà  de  cette  bienveillance  plato- 
nique. Elle  estimait  que  a  la  création  d'un  monopole  en  faveur  des 
-èbctobres  syndicales  serait  contraire  au  grand  principe  de  la  liberté 
^dëè  tr^sactions  et  pourrait  avoir  de  grands  inconvénients  au  point 
'dë^ué  des  rapports  entre  patrons  et  ouvriers  (1).  »  La  pétition  fut 
'.  rcioxov .  ■ 

1*  Les  adversaires  des  bureaux  de  placement  comprirent-ils  qu'ils 
^^itiÂent  en  le  tort  d'être  restés  parlementaires?  Sans  doute.  Le  fait 
est  qu'à  partir  de-  ce  moment  ils  le  prennent  de  beaucoup  plus 
haut.  Ils  ne  prient  plus  :  ils  exigent.  Au  lieu  de  supplier,  ils  mena- 
cent. D«as  un  bruyant  meeting  qu'ils  tiennent  au  mois  de 
tfëvrîer  1887,  ils  décident  qu'un  projet  de  loi  sera  immédiatement 
déposé  en  leur  nom  sur  les  bureaux  de  la  Chambre,  appuyé  d'un 
considérant  très  énergique  :  Attendu  qu'il  n'y  a  que  trop  longtemps 
défà  que  V exploitation  dont  souffrent  les  travailleurs  a  poussé  leur  patience 
à  houty  et  fort  catégorique  dans  son  dispositif  .*  Les  chambres  syndi- 
cales et  associations  professionnelles  sont  SEULES  autorisées  k,  servir  de 
bureaux  déplacement.  Afin  d'activer  la  procédure  parlementaire  dont 
les  lenteurs  sont  proverbiales  et  pour  éviter  cet  enterrement  de 
première  classe  dont  la  Chambre  honore  la  plupart  des  propositions 
qui  lui  sont  soumises,  ils  enveloppent  l'envoi  dans  une  menace  : 
«  Au  cas  où  ce  projet  ne  serait  pas  discuté  avant  le  31  mars  pro- 
chain (on  était  au  28  février),  les  intéressés  se  chargeront  eux-mêmes  de 
fermer  tous  les  bureaux  de  placement  le  premier  avril,  » 

Mais  la  menace  ne  produit  pas  l'effet  que  ses  auteurs  en  atten- 
daient sans  doute  :  le  31  mars  1887,  on  n'a  pas  encore  entendu 
parler  à  la  Chambre  du  projet  en  question.  Néanmoins  les  bureaux 
de  placement  sont  encore  debout  le  premier  avril. 

On  les  laissa  même  tranquilles  pendant  une  année,  et  l'agitation 
ne  reprend  qu'au  mois  de  mars  1888.  A  cette  date,  une  pétition  est 
encore  adressée  au  Parlement  : 

Mais  c'est  pour  la  dernière  fois. 

(1)  Journal  officiel.  Débats   parlementaires  de  la  Chambre  des  députés,  1887, 
i9  mars,  p.  765, 


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Goosle 


7i:i  KKUNION   ANNUELLE. 

Et  les  assemblées  iVoii  partent  ces  suprêmes  tentatives  reten- 
tissent (Jéjà  d'appels  à  la  violence,  qui  excitent  un  vif  enthousiasme: 
tt  A  la  faveur  de  la  nuit,  nos  pères  de  quatre-vingt-neuf  piettaienl 
le  feu  aux  manoirs  seigneuriaux.  Il  suffit  d'une  boîte  d'allumettes 
et  de  quelques  vieux  journaux  pour  faire  griller  les  placeurs  comme 
des  porcs.  » 

Le  Parlement,  ayant  d'autres  chats  à  fouetter  (on  était  aux  plos 
beaux  moments  de  l'aventure  boulangisle),  néglige  de  prendre  lec- 
ture du  papier  qu'on  a  pris  la  peine  de  lui  adresser.  Cette  mépri- 
sante inattention  irrite  les  antipla^^eurs.  Garçons  de  café,  garçons 
marchands  de  vins,  garçons  limonadiers,  rendent  en  masse  leurs 
tabliers  au  mois  d'aoûf  1.888.  La  grève  éclate  avec  violence. 

Les  appels  à  rémeute  se  multiplient.  Chaque  jour  plusieurs  réu- 
nions se  tiennent  où  chacun  apporte  son  petit  moyen  de  tomber  les 
bureaux  de  placement.  L'un  dit  :  «  Voici  ce  qu'il  faut  faire.  Allons, 
le  soir,  par  groupes  de  cinq  ou  six  copains,  dans  les  coins  écartés  où 
se  trouvent  de  petits  armuriers.  Un  des  camaros  entre,  tandis  que 
les  autres  guettent.  }l  choisit  un  revolver,  demande  à  l'essayer; 
et,  comme  pour  cette  opération  lui  et  le  patron  quittent  la  botte^  on 
en  profite  pour  faire  main  basse  sur  1^-  provision  d'armes  que  con- 
tient la  boutique.  C'est  pas  plus  malin  que  ça,  et  ça  me  connaît,  ce 
triéc,  je  l'ai  f^it  en  1869...  »  Et  l'enthousiasme  qu'excite  cette  ingé- 
nieuse proposition  n'est  pas  encore  calmé,  que  déjà  un  autre 
orateur  trouvant  le  moyen  de  son  camarade  «  bon  mais  difficile  à 
mettre  en  pratique,  D^oumet  une  méthode  plus  simple.  «  Je  m'en- 
gage, dit-il,  à  me  procurer  pour  la  réunion  prochaine  quinze  cents 
manches  à  balai  qui  seront  déposés  ici  :  chacun  de .  nous  abouUrn 
deux  sous  en  échange  desquels  il  recevra  un  des  gourdins.  Ceux 
qui  n'auront  pas  de  ronds  recevront  quand  même  un  manche  à  balai 
à  condition  qu'ils  s'engagent  à  })ien  s'en  servir.  Avant  de  sortir, 
nous  ?issommerons  les  mouchards  qui  se  trouveront  dans  la  salle. 
Et  en  ayant  sur  la  police...  »  Après  qu'on  a  applaudi  ces  élucu- 
brations  et  d'autrçs  du  même  genre,  la  réunion  se  termine  invaria- 
blement parle  vote  d'un  ordre  du  jour  à  peu  près  conçu  dans  ces 
termes  :  «  Les  citoyens  réunis  à.  la  Bourse  du  travîiil,  au  nombre 
de...  (le  chiffre  diffère  suivant  les  circonstance^  et  selon  que  le  pré- 
sident est  plus  ou  moins  du  Midi),  se  déclarent  résolus  à  employer 
la  force  contre  la  force  pour  la  suppression  des  bureaux  de 
placement.  » 


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>« 


LA    srPPRESSiON    DES    BUREAIX    DE    PLACEMENT.  "ÎSH 

On  ne  s'en  tient  pas  malheureusement  à  ces  bruyants  meetings, 
à  ces  harai^gues  révolutionnaires,  à  ces  menaçants  ordres  du  jour. 
Des  paroles  on  passe  à  l'action.  Les  bureaux  sont  assaillis  et  mis  à  "^ 

sac.  Des  placeurs  trop  hardis  sont  assommés.  Le  gouvernement, 
après  avoir  laissé  faire,  prend  des  a  mesures  énergiques  »  :  il 
expédie  à  Mazas  le  secrétaire  général  de  la  Lùjue^  ferme  temporai- 
rement la  Bourse  du  travail,  interdit  les  réunions.  Les  ligueurs 
capitulent.  Les  bureaux  d^  placement  respirent. 

Depuis  cette  lutte  violente,  la  tranquillité  matérielle  des  placeurs 
n'a  guère  été  troublée.  Ils  ont  eu  une  alerte  sérieuse  en  novem- 
bre 1888  lorsque  la  dynamite  fît  sauter  le  mCmie  jour  et  à  la  même 
heure  deux  agences  de  placement  :  c'était  hï  sans  doute  une  ven- 
geance personnelle;  elle  ne  s'est  pas  renouvelée...  Mais  si  l'ennemi 
est  devenu  moins  démonstratif,  il  n'a  point  désarmé.  S'il  fait  moins 
de  bruit,  il  fait  peut-être  plus  de  besogne.  Il  s'est  accru  et  fortifié.  . 
Après  avoir  si  longtemps  sans  résultat  frappé  de  ses  plaintes  le 
tympan  des  pouvoirs  publics,  il  commence  à  se  faire  écouter. 

Le  Conseil  qiunicipal  de  Paris  à  plusieurs  reprises  a  émis  le  vœu 
que  «  les  chambres  syndicales  ouvrières,  les  municipalités  et  les 
sociétés  laïques  de  secours  mutuels  qui  placeraient  k  titre  gratuit 
soient  seules  autorisées  à  placer  ».  —  Sans  aller  aussi  vite,  car  il 
doit  à  l'importance  de  ses  décisions  d'être  plus  réfléchi,  le  Parle- 
ment paraît  disposé  à  s'engager  dans  la  même  voie. 

Saisie  de  deux  propositions,  Tune  des  citoyens  Dumay,  Joffrin  et 
autres,  réclamant  la  suppression  immédiate  des  bureaux  de  place- 
ment, l'autre  de  MM.  Millerand  et  Mesureur,  tendant  à  leur  ferme- 
ture progreêsim,  une  commission  de  la  Chambre  des  députés  s'est 
prononcée  pour  la  plus  radicale  des  deux  solutions,  c'est-à-dire 
pour  la  suppression  immédiate.—  «  C-est  une  vieille  iniquité  que 
l'institution  des  bureaux  de  placement,  s'écrie  le  rapport  ;  et  il  est 
inouï  qu'elle  ait  tant  duré  I  Elle  a  vécu  jusqu'à  ce  jour  comme 
vivent  les  abus  par  l'effet  de  l'habitude  et  des  mtnurs;  elle  mourra 
par  l'effet  de  cette  évolution  qui  s'opère  toutàFheuro  en  nous,  qui 
éclate  de  toutes  parts  et  qui  nous  mêle,  nous  confond,  partisans  du 
droit  divin,  partisans  du  droit  populaire,  et  nous  emporte  dans  un 
tourbillon  d'une  immense  pitié  humaipe  qui  n'est  autre  qu'une 
aspiration  de  justice  sociale  (1).  » 

(1)  Rapport  de  M.  ArnauU  Dubois.  Journal  officiel.  Annexes  de  la  Chambre 
des  députés.  Session  ordinaire  de  1892,  p.  980. 


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724  RÉUNION   ANNUELLE. 

Elle  ynourra,  prononçait  la  commission.  La  Chambre  a  hésité  à 
ratifier  cet  arrêt  de  mort  :  appelée  le  8  mai  dernier  à  dire  son  mol, 
elle  a  demandé  un  supplément  d'instruction...  Mais  le  temps  n'est 
plus  où  L'on  se  contentait  d'éconduire  avec  de  bonnes  paroles  les 
antiplacsurs,  où  l'on  faisait  la  sourde  oreille  à  l'expression  répétée 
de  leurs  griefs. 

III.  —  Les  griefs. 

t 

Ll  semble  qu'on  ne  puisse  parler  des  bureaux  de  .placement,  sans 
qu'aussitôt  ne  vienne  aux  lèvres  le  mot  d!abi4s,  «  Jjes  abus  des 
bureaux  de  placement»,  c'est  devenu  une  formule,  un  cliché. Toul 
le  monde  n'emploie  pas  pour  les  tlétrir  le  violent  langage  de 
M.  Ernest  Roche  :  «  Le  bureau  de  placement,  qui  a  été  d'abord  une 
officine  de  la  préfecture  de  police,  est  aujourd'hui  une  véritable 
caverne  de  malfaiteurs.  Je  n'exagère  pas,  j'appelle  une  caverne  de 
malfaiteurs  un  lieu  où  des  gens  sont  établis  en  toute  sécurité  pour 
dépouiller  les  travailleurs  et,  parmi  les  travailleurs,  les  plus  pau- 
vres, les  plus  simples  et  les  plus  confiants  d'entre  eux,  c'est-à- 
dhre  ceux  qui  peuvent  le  moins  se  défendre».  Mais  presque  tons 
disent,  comme  M.  de  Mun  :  «  C'est  une  institution  détestable,  immo- 
rale, qui  soumet  les  ouvriers  et  les  employés  à  une  véritable  et 
odieuse  exploitation.  »  Ses  défenseurs  mêmes  hésitent  à  nier  et  se 
bornent  généralement  à  dire,  ou  que  les  abus  sont  grossis  et 
exagérés,  ou  qu'il  est  facile  de  les  empêcher  par  une  plus  grande 
surveillance. 

Et  pourtant,  lorsque,  descendant  des  généralités  vagues,  on 
cherche  des  faits  précis,  on  est  surpris  de  voir  combien  ces  abus 
tant  critiqués  sont  peu  prouvés.  Si  les  a  honnêtes  gens  sont  l'excep- 
tion »  dans  la  corporation  des  placeurs  patentés,  comment  se  fait- 
il  que,  suivant  le  témoignage  officiel,  le  dossier  de  l'immense  majorité  de 
ces  placeurs  est  vierge  de  toute  plaints  f  et  que  là  où  se  sont  élevées  des 
plaintes,  U  a  été  ordinairement  établi  par  l'enquête  ^t^  les  pl^' 
gnanis  étaient  de  mauvais  ouvriers  attribuant  aux  placeurs  des  respom^^' 
biliiés  injustifiées  (l). 

Mais  les  accusateurs  n'y  vont  pas  de  main  morte.  Ils  reprochent 
aux  titulaires  des  bureaux  déplacement  de  se  livrer,  sous  la  barbe 

(1)  Cité  dans  la  publication  do  l'Office  du  travail  sur  le  Placement  des  em- 
ployéSy  ouvriers  et  domestiques  en  France  :  son  histoire  et  son  état  actnd' 
(Paris,  Berger- Lovrault,  4893.) 


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LA    SUPPKESSION    DES    BUREAUX    DE    PLACEMENT.  7^0  (' 

} 

de  radmioistration  qui  les  protège,  à  une  débauche  d*abus  de  con-  'i 

fiance,   d'escroqueries  et  de  vols  ;   d'abriter,  sous  les  couleurs  de  ,' 

râulorité  préfectorale,  une  vaste  entreprise  de  piraterie.  «  Ces  in-  ^- 

dustriels  .  déshonnêtes,  disent-ils,  ont  cent  tours  en  leur  sac,  et  A 

DL*ont  pas  besoin  d'en  inventer  de  nouveaux,  car  la  naïveté  hu-  .  \ 

maine  est  sans  bornes.  On  se  plaignait  déjà  en  1852  «  de  leurs  ma-  ; 

nœuvres  immorales  et  déloyales  dont  l'administration  gémit  et  qu'elle 
ne  peut  réprimer  »  ;  on  gémit  aujourd'hui  sur  ces  mêmes  ma- 
nœuvres et  on  n'est  pas  moins  impuissant  à  les  réprimer.  La  plus 
fréquente  consiste  à  exiger  du  postulant  «  à  titre  de  garantie  »  le 
versement  d'un  cautionnement  qu'il  ne  reverra  plus.  La  plus 
habile,  c'est  de  placer  le  client  chez  un  compère  qui,  avec  les  faci- 
lités que  lui  donne  sa  qualité  de  «  patron  »,  parvient  sans  peine  à  le 
déplumer  de  ce  qui  lui  reste  de  ressources.  La   plus  néfaste  est  î 

celle  qui  dissimule  sous  les  espèces  d'une  agence  de  placement 
une  officine  de  prostitution,  et  par  laquelle,  au  lieu  de  l'ouvrage 
qu'elles  cherchent,  tant-de  jeunes  filles  ne  trouvent  que  des  pièges 
tendus  à  leur  honnêteté,  etc.,  etc.  ». 

J'accorde  que  ces  imputations  ne  sont  que  trop  vraies  si  on  les 
applique  aux  gérants  des  nombreuses  agences  clandestines  qui 
vivent  au  mépris  de  la  loi  :  les  offres  d'emploi  superbe,  moyen- 
nant versement  préalable  d'un  cautionnement,  fourmillent  à  la 
quatrième  page  des  journaux, —  età  cette  même  page  des  promesses 
de  travail  lucratif,  pourvu  qu'on  s'abonne  au  Moniteur  de  V in- 
dustrie om  à  quelque  feuille  éphémère  du  même  genre;  d'autre 
part,  nous  avons  appris  plus  d'une  fois,  par  de  tristes  révélations, 
que  la  traite  des  blanches  n'est  pas  un  vain  mot.  Mais  de  ces  délits  et 
de  ces  crimes  accuser  les  placeurs  patentés,  eux  dont  le  fonds  re- 
présente une  valeur  de  plusieurs  milliers  de  francs,  et  qui  s'expo- 
sent à  se  le  voir  retirer  pour  la  plus  légère  contravention,  je  ne 
crois  pas  que  ce  soit  raisonnable.  S'ils  faisaient  la  folie  de  les  com- 
mettre, il  ne  faudrait  pas  longtemps  pour  que  la  préfecture  de 
police  en  eût  vent,  et  usât  de  sa  toute-puissance  pour  supprimer 
les  coupables. 

Je  laisse  ces  imputations  impossibles.  Il  y  a  un  abus,  moins 
grave  et  moins  invraisemblable,  que  de  plus  sérieux  adversaires 
reprochent  aux  placeurs  :  on  les  accuse  d'exiger  une  «  provision  » 
de  quiconque  vient  réclamer  les  services  et,  quelle  que  soit  l'issue 
de  l'afTaire,  de  ne  la  restituer  jamais. 


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■^■Tif^ 


726  HKCMOiN   ANNUELLE. 

11  esl  vrai  qu'à  l'exemple  des  huttitties  de  loi,  il  leur  arrive  assei 
souvent,  leur  clieutèle  n'ayant  guère  de  crédit,  de  vouloir  une  pro- 
vision. Peut- on  le  leur  reprocher,  s'il  est  vrai  (comme  on  Ta  dit  à  la 
Chambre)  qu'en  une  seule  année  et  pour  un  seul  bureau  où  la 
confiance  était  trop  grande,  il  y  a  eu  douze  mille  francs  d'impayés? 
Du  reste,  la  loi  leur  en  donne  l'autorisation  formelle  :  —  dl  y  aurail 
de  l'injustice,  disait  le  législateur  de  1852,  à  priver  les  placeurs  de 
ce  moyen  légitime  d'assurer  leurs  paiements;  et  d'ailleurs,  si  on 
les  exposait  à  des  pertes  trop  répétées,  on  amènerait  inévitable- 
ment l'augmentation  des  tarifs,  ce  qui  tournerait  au  préjudice  des 
postniants  honnêtes.  » 

Mdiis  cêqm  la  loi  ne  permet  2^(18 ^  c'est  que  des  démarches  restées  sou 
résultats  soient  rétribuées,  h^AécTQi  d^  1852  autorisait  le  prélèvement 
d'un  droit  d'inscription  indépendant  de  tout  placement  et  dans  tous 
les  cas  acquis  à  l'agence,  qui  ne  devait  être  d'ailleurs  qu'une 
légère  rétribution  exactement  représentative  des  frais  matériels  occasion- 
nés par  l'inscription  ;  depuis  1857,  cette  fégère  rétribution  n'est 
même  plus  permise.  Le  dépôt  préalable  d'une  certaine  aomme 
peut  toujours  être  exigé  du  client  à  titre  de  garantie  et  d'avance: 
mais  cette  provision  n'est  définitivement  acquise  à  l'agence  qu'en 
cas  de  placement,  e(,  suivant  les  termes  mêmes  de  l'ordonnance, 
elle  doit  être  restituée  à  la  première  réquisition  du  déposcmt^  s'il  re- 
nonce à  être  placé  par  l'entremise  du  bureau  où  a  eu  lieu  l'ins- 
cription. 

Il  est  possible  qu'en  dépit  de  cette  règle  formelle  les  avances 
infructueuses  ne  soient  pas  toujours  restituées.  Et  alors  le  placeur 
est  coupable,  à  la  façon  de  celui  qui,  trouvant  un  porte-monnaie 
sur  son  chemin,  attend  qu'on  vienne  le  rechercher  et  ne  s'empresse 
pas  de  le  porter  chez  le  commissaire.  H  est  coupable,  mais  celui 
qui  néglige  d'aller  reprendre  son  argent  n'est  pas  sans  reproche  : 
sans  son  inconsciente  complicité  la  faute  ne  pourrait  pas  se  com- 
mettre. La  préfecture  de  police  ferme  chaque  année  deux  ou  trois 
bureaux  pour  des  infractions  de  ce  genre  ;  elle  ferme  tous  ceux 
qu'on  lui  signale,  après  enquête  :  pourquoi  ne  lui  en  signale-l-on 
pas  davantage  ? 

C'est  peut-être  parce  qu'il  n'y  en  a  pas  davantage  qui  y  prêtent. 
Car,  en  somme,  dans  le  vaste  dossier  qu'on  a  réuni  contre  les  pla- 
ceurs, je  trouve  beaucoup  d^aifirmations,  mais  pas  une  preuve;  à 
moins  qu'on  ne  voie  une  preuve  dans  cette  présomption,  plusieurs 


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^\ 


LA   SUPPRESSION   DES   BUREAUX   DE   PLACEMENT.  747 

fois  formulée  et  sous  différentes  formes  :  «  Les  placeurs  exploitent 

leurs  clients,  yarcê  que  leur  but,  c*est  celui  de  tout  commerçant, 

faire  des  affaires;  'parce  que  ce  ne  sont  pas  des  philanthropes^  mais 

des  marchands  de  travail  .-^àrce^'w^,  pouvant  gagner  plus,  ils  ne  peu-  a  ; 

vent  pas  se  condamner  à  prendre  moins  (i).  j>  Commerçants  :  donc 

filous.  L'argument  est  pauvre. 

Et  c'est  toujours  pour  faire  aller  le  commerce  qu'ils  provoquent 
(dit-on),  par  des  manœuvres  déloyales,  de  fréquentes  mutations 
parmi  le  personnel  qu'ils  ont  la  charge  lucrative  de  placer.  Ici,  ils 
imaginent  '<  d'adresser  les  bons  ouvriers  chez  les  mauvais  patrons 
et  les  mauvais  ouvriers  chez  les  bons  patrons  ».  Les  uns  et  les 
autres  ne  sont  pas  longtemps  à  s'entendre;  et  le  tour  est  joué. C'est 
très  simple...  Ailleurs,  ils  ont  à  peine  placé  quelqu'un  de  leurs 
clients  qu'ils  vont  trouver  son  nouveau  maître.  «  On  prend  un 
verre,  et  la  conversation  s'engage  :  —  Eh  bien!  êtes  vous  con- 
tent de  l'employé  que  je  vous  ai  adressé  ?  —  Penh  !  oui  !  comme 
cela  î  il  se  dressera.  —  Vous  savez  :  j'en  ai  un  sous  la  main 
qui  ferait  parfaitement  votre  affaire,  je  vous  le  réserve.  — On 
verra  ça.  »  —  Bref  on  s'entend  si  bien  que  ce  malheureux  employé 
ne  reste  pas  plus  d'un  mois  ou  deux  dans  sa  place  »  (2)....  Souvent 
même,  ils  n'ont  pas  besoin  de  faire  ces  démarches,  étant  convenus 
d'avance  avec  les  patrons  pour  multiplier  à  l'infmi  les  déplace- 
ments, comme  à  Marseille,  où  on  les  voit,  d'après  M.  Antide  Boyer, 
«  manger  la  bouillabaisse  à  Mont-Redon  ou  à  la  Madrague  avec 
leurs  confrères  les  cafetiers,  limonadiers  et  autres  chefs  d'établisse- 
ment qui  ne  gardent  jamais  leurs  employés  plus  d'un  mois  »  (3),  et 
partager  leurs  bénéfices  avec  ces  collaborateurs  en  friponnerie  .. 
Et,  comme  tout  cela  ne  suffit  pas,  par  des  annonces  alléchantes  ils 
attirent  à  Paris  et  dans  les  grandes  villes  une  foule  de  provinciaux 
ou  de  campagnards  qui  encombrent  le  marché  du  travail,  accrois- 
sent le  chiffre  des  demandes,  excitent  la  concurrence  et  provoquent 
l'instabilité. 

Les  placeurs,  gens  difficiles  à  entamer,  parent  habilement  cha- 
cane  de  ces  attaques...  «  En  adressant  aux  patrons  des  ouvriers 
qui  ne  leur  conviennent  pas,  n'iraient-ils  pas  mécontenter  de 
gaieté  de  cœur  et  s'exposer  à  perdre  leur  clientèle  d'offres  ?  »... 

(1)  Raj^port  do  M.  Arnault   Dubois. 

(2)  Discours  de  M.  Jourdc  à  la  Chambre  des  députés. 

(3)  Discours  à  la  Chambre  des  députés. 


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t  \  -r 


1 


748  RÉUNION   ANNUELLE. 

Comme  tentatives  de  déplacement,  les  visites  intéressées  elles 
conversations  perfides  qu'on  leur  prête  seraient  vaines  et  ridicules; 
tt  contents  de  leurs  employés,  les  industriels  et  les  commerçais  se 
gardent  bien  de  les  renvoyer;  mécontents,  ils  ne  demandent  les 
conseils  de  personne...  »  L'entente  avec  les  patrons  n'est  pas  plus 
vraisemblable  :  se  pourrait-il  que  pour  profiter  d'une  maigre  com- 
mission de  quelques  sous  par  mutation,  un  boulanger,  un  bou- 
cher ou  un  ïvestaurateur  consentit  à  changer* sans  cesse  de  garçons 
et  à  subir  les  inconvénients  et  les  embarras  d'un  personnel  non 
exercé?...  Enfin  il  est  puéril  d'accuser  les  placeur»  de  ce  mouve- 
ment d'émigration  des  campagnes  que  les  économistes  signalent 
depuis  de  nombreuses  années  :  sans  que  les  placeurs  s'en  mêlent, 
la  capitale  et  les  grandes  villes  exercent  par  elles-mêmes  une 
attraction  irrésistible,  dont  il  est  facile  d'analyser  les  causes. 
Et  ne  serait-il  pas  de  leur  intérêt  d'arrêter  ce  mouvement,  puisque 
le  taux  de  leurs  tarifs  est  généralement  basé  sur  le  taux  des 
salaires  et  que  l'abondance  des  bras  occasionne  l'abaissement  des 
salaires? 

Je  ne  prétends  pas  que  ces  raisons  soient  victorieuses;  mais 
j'estime  qu'elles  valent  au  moins  les  autres.  Si  la  position  des 
défenseurs  n'est  pas  inexpugnable,  l'assaut  est  assurément  trop 
faible  pour  les  déloger...  Les  imputations  que  les  uns  prétendent 
vraisemblables,  que  les  autres  affirment  invraisemblables,  sont- 
elles  vraies  ?  Là  est  la  question.  Il  est  de  règle  en  matière  crimi- 
nelle que  le  doute  profite  au  prévenu;  jusqu'à  ce  qu'on  nous  prouve 
le  contraire,  nous  devons  les  tenir  pour  fausses. 

Et  le  terrain  ainsi  déblayé  d'un  monceau  d'accusations  vagues  et 
non  prouvées,  il  ne  reste  plus  qu'à  examiner  le  grief  fondamental, 
celui-ci  :  LinsUtution  des  bureaux  de  placement  est  trop  coûteuse  pour 
Vouvrier, 

Ce  n'est  pas  que  les  tarifs  des  placeurs  soient  exagérés.  Com- 
ment le  seraient-ils,  puisqu'on  vertu  du  décret  de  1852  ils  sont 
fixés  par  l'autorité  municipale  dans  les  villes  de  province,  à  Paris 
par  le  préfet  de  police  ?  En  veut-on  un  aperçu?  Les  garçons  bou- 
langers payent,  pour  être  placés,  une  somme  fixe  de  10  francs,  qui 
représente  à  peine  le  salaire  moyen  d'une  journée  et  demie  de  tra- 
vail. Le  tarif  s'élève,  chez  les  garçons  limonadiers^  à  1,25  %  du 
gain  annuel.  Des  pâtissiers-cuisiniers,  les  bureaux  exigent  une 
somme  égale  au  cinquième  du  salaire  mensuel,  mais  qui  ne  peut 


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LA   SUPPRESSION  DES   BUREAUX  DE  PLACEMENT.  729 

excéder  jamais  25  franco.  Les  coiffeurs  donnent  3  francs  pour  une 
place  qui  ne  rapporte  pas  plus  de  30  francs  par  mois,  5  francs 
paiiT  un  emploi  mieux  rétribué.  Les  ouvriers  cordonniers  se  casent 
à  peu  près  pour  le  même  prix.  Les  places  de  garçons  bouchers 
sont  cotées  un  peu  plus  cher  :  pour  en  décrocher  une,  il  faut  verser 
au  placeur  la  moitié  de  sa  première  semaine.  Ceux  d'entre  les 
garçons  d*hôlel  qui  touchent  des  appointements  fixes  sont  soumis 
â  une  échelle  de  tarifs  dont  les  degrés  sont  proportionnés  à  Tim- 
portance  de  l'emploi  :  le  plus  bas  échelon,  c'est  le  tablier  à  30  fr. 
par  mois  pour  lequel  le  bureau  prélève  5  francs  d'honoraires; 
l'échelon  le  plus  haut,  c'est  la  place  à  1500  francs  par  an,  qui  est 
estimée  30  francs.  —  Le  tarif  n'atteint  un  taux  plus  élevé,  3  et 
même  5  %  des  gages  de  l'année,  que  pour  le  personnel  des  do- 
mestiques, des  employés  de  commerce  et  des  institutrices. 

Ce  versement  de  1,  2,  même  3  %  du  salaire  annuel  ne  grève  pas 
d'une  façon  bien  lourde  le  budget  du  travailleur,  à  condition  de  n'être 
^pas  répété  :  mais  pour  beaucoup  cette  condition  fait  défaut.  Le  pre- 
mier document  législatif  que  nous  connaissions  sur  les  bureaux  de 
placement,  l'ordonnance  du  roi  ^edin^lnievdisiiitdinxcommanderesses, 
Rôus  peine  de  «  prise  de  corps  au  pilori  »,  de  louer  même  cham- 
brière plus  d'une  fois  l'an  :  elle  ne  dit  point  ce  que  devaient  faire, 
pour  retrouver  un  emploi,  les  chambrières  remerciées  par  leur 
maître  après  quelques  semaines  ou  après  quelques  jours  de  ser- 
vice. Aujourd'hui  la  loi  ne  met  pas  plus  de  limites  au  zèle  des  pla- 
ceurs qu'aux  migrations  des  placés.  Toutes  les  fois  qu'un  domes- 
tique, un  ouvrier  boulanger,  un  garçon  de  café,  perd  son  travail, 
et  ce  malheur  n'arrive  que  trop  souvent,  il  n'a  rien  de  mieux  à 
faire  que  de  courir  au  bureau  de  placement.  Et  si  c'est  peu  de 
chose  que  de  verser  5  francs  pour  s'assurer  l'existence  d'une  année 
entière, —  verser  5  francs  pour  n'obtenir  qu'un  trimestre,  qu'un 
mois,  qu'une  quinzaine  d'ouvrage,  c'est  énorme.  Un  placement  ne 
coûte  que  les  trois  centièmes  du  salaire  annuel  ;  deux  placements 
en  prennent  les  trois  cinquantièmes  ;  dix  placements  en  absorbent 
les  trois  dixièmes,  presque  le  tiers. 

Ce  n'est  pas  la  faute  des  placeui's,  si  les  ouvriers  sont  d'humeur 
changeante  ou  s'ils  ne  contentent  pas  leurs  patrons,  et  si  les  vicis- 
situdes de  l'industrie  rendent  le  sort  des  travailleurs  instable. 
Leurs  adversaires  en  conviennent.  Mais  ils  ajoutent  :  tant  pis  pour 
les  placeurs.  C'est  précisément  pour  cela,  parce  qu'on  ne  peut  pas 

La  Ràr.  Soc,  16  noYcmbre    1893.  3«  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.),  47. 


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730  RÉUNION  ANNUELLE. 

les  améliorer,  que  leur  suppression  s'inJipose.  S'ils  ne  sont  pas 
coupables,  ils  sont  nuisibles,  et  nuisibles  sans  remède,  ce  qui  ne 
vaut  pas  mieux.  Qu'ils  meurent,  pourvu  qu'on  puisse  les  supprimer 
sans  dommage  et  offrir  gratis  au  travailleur  les  services  qu'ils  lui 
font  payer  si  cher.  Devant  le  placement  gratuit,  le  placement  inté- 
ressé doit  céder. 

\ 

IV."  —  Les  successeurs  proposés. 

Mais  le  placement  gratuit  est-il  en  état  de  remplacer  le  place- 
ment intéressé? 

On  distingue  généralement  trois  sortes  de  placement  gratuit:  le 
placement  charitable,  le  placement  municipal,  le  placement  pro- 
fessionnel. 

'  Du  placement  charitable,  il  y  a  peu  de  choses  à  dire.  Non  pas 
qu'il  soit  une  quantité  négligeable.  On  a  enregistré  à  l'actif  des 
sociétés  de  bienfaisance,  pendant  l'année  1891,  près  de  vingt-sept 
mille  placements  à  demeure  et  plus  de  cent  mille  placements  à  la 
journée.  Mais  on  ne  peut  pas  lui  demander  tout  d'un  coup  de  faire 
davantage.  La  charité  ne  se  commande  pas  sur  mesure,  et  d'ail- 
leurs elle  ne  serait  pas  en  état  de  bâtir  du  jour  au  lendemain  l'é- 
difice complexe  et  coûteux  qui  serait  nécessaire. 

On  caresse  de  plus  grands  espoirs  dans  le  placement  officiel.  La 
commission  parlementaire,  dont  la  Chambre  a  provisoirement 
repoussé  les  décisions,  proposait  de  rendre  universel  et  obligatoire 
en  France  le  placement  gratuit  par  les  municipalités.  Si  son  avis 
prévaut,  toutes  les  communes,  à  part  les  bourgs  et  villages  qui  ne 
comptent  pas  deux  mille  âmes,  devront  se  faire  placeuses.  Il  suffira 
d'un  registre  déposé  à  la  mairie  et  enregistrant  les  offres  et  les 
demandes,  pour  les  villes  dont  la  population  ne  dépasse  pas  dix 
mille  habitants.  Les  cités  plus  considérables  établiront,  de  par  la 
loi,  un  bureau  central  à  l'hôtel  de  ville  «  exclusivement  appliqué 
au  placement  >>,  et,  dans  les  différents  quartiers  de  leur  terri- 
toire, autant  de  succursales  de  ce  bureau  que  l'importance  de  la 
population  l'exigera. 

Inappréciables,  si  l'on  en  croit  ses  partisans,  les  avantages  du 
placement  municipal  !  D'abord,  il  est  le  plus  convenable.  «  N'est-ce 
pas  à  la  commune  qu'il  importe  particulièrement  de  veiller  à  la 
distribution  du  travail  et  à  la  distribution  des  travailleurs?  N'esl- 


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LA   SUPPRESSION   DES   BUREAUX  DE  PLACEMENT.  731 

ce  pas  la  commune  qui  est  le  plus  directement  intéressée  à  l'utili- 
sation et  au  bon  emploi  des  bras?  Nul  mieux  qu'elle  n'en  connaît  les 
besoins  ;  nul  mieux  qu'elle  ne  peut  les  satisfaire  avec  quelque 
clairvoyance.  Nulle  part  la  rencontre  n'est  plus  facile  et  mieux 
acceptée.  A  la  mairie  chacun  est  chez  soi.  Le  seuil  en  est  libre  et 
décent.  Aucune  contrainte  n'y  suspend  et  arrête  les  pas.  C'est  un 
centre  familial,  quelque  chose  comme  un  foyer  agrandi  (1).»  Mais, 
surtout,  il  serait  destiné  à  engendrer  par  son  développement  nor- 
mal des  conséquences  inespérées.  Lorsqu'on  aura  établi  un  bureau 
dans  chaque  mairie,  les  bureaux  de  toutes  les  mairies,  reliés  par 
un  même  fil,  s'éclaireront  et  s'entr'aideront.  Leurs  respectives 
communications  détermineront  le  rapport  de  l'offre  et  de  la  de- 
mande. Les  occasions  de  travail  à  peine  nées  seront  connues  et 
satisfaites.  L'office  central  n'aura  qu'à  centraliser  les  renseigne- 
ments, et  du  même  coup  la  statistique  du  travail  sera  créée  :  statis- 
tique permanente,  constamment  tenue  à  jour,  avec  une  précision 
absolue.  D'où,  la  possibilité  de  renseigner  les  travailleurs  sur  l'é- 
tat et  les  conditions  du  travail  dans  toutes  les  parties  du  pays; 
et,  comme  corollaire,  la  répartition  normale  des  ouvriers  dans  les 
diverses  professions.  «  L'ouvrier  trouvera  dans  l'institution  nou- 
velle une  indication  précieuse  pour  le  choix  à  faire  d'une  carrière. 
Il  se  décidera  à  bon  escient,  embrassant  telle  profession  plutôt  que 
telle  autre  parce  qu'il  saura  qu'elle  n'est  pas  encombrée.  Il  pourra 
«"orienter;  et,  loin  de  subir  comme  aujourd'hui  la  loi  moutonnière 
des  courants,  il  leur  résistera,  les  brisera  au  grand  avantage  de 
l'équilibre  national  »  (2). 

Voilà  le  rêve.  —  Voici  la  réalité  :  Le  8  mars  1848,  le  gouverne- 
ment de  la  seconde  République  décide  que  dans  chaque  mairie  de 
Paris,  il  eera  tenu  deux  registres.  «  Sur  le  premier,  on  inscrira  par 
catégorie  de  profession  toutes  les  demandes  d'emploi,  ainsi  que  le 
nom  et  l'adresse  des  demandeurs.  Sur  le  second,  on  portera  l'a- 
dresse et  le  nom  de  toute  personne  qui  a  besoin  d'employés,  en 
ayant  soin  de  mentionner  le  salaire  offert  et  les  conditions  exigées. 
Ces  registres  seront  communiqués  à  tout  citoyen  qui  voudra  les 
consulter.  »  Par  ce  bel  organisme,  qui  avait  du  moins  le  mérite 
d'être  simple,  on  se  flattait  de  remplacer  avec  avantage  les  bureaux 
de  placement  impitoyablement  supprimés.  Espoir  chimérique  !  Les 

(l)  Rapport  de  M.  Arnault  Dubois. 
{2}  Rapport  de  M.  ArDault  Dubois. 


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73â  RÉUNION   ANNUELLL, 

bureaux  municipaux  ne  vivent  guùre,  —  et  les  agences  libres  ne 

meurent,  que  sur  le  papier Quarante  années  plus  lard  Texpé- 

rience  est  renouvelée,  avec  des  visées  moins  ambitieuses,  par  le 
conseil  municipal  de  Paris.  Ëmue  par  les  plaintes  répétées  de  cette 
partie  importante  du  corps  électoral  que  constituent  les  ouvriers 
de  ralimentation,  cette  assemblée  vote  un  crédit  de  subvention 
afin  d'encourager  dans  les  mairies  de  la  capitale  l'institution  du 
placement  gratuit  ;  et  quelques  arrondissements,  le  premier,  le 
second,  le  troisième,  le  quatrième,  le  cinquième,  le  sixième,  le 
quatorzième,  le  quinzième,  le  dix-huitième  répondent  à  son  appel. 
KésuUat  :  moins  de  dix  mille  placements  annuels,  contre  300,000 
opérés  par  les  bureaux  autorisés. 
L  11  est  facile  d'expliquer  cette  infériorité  du  placement  gratuit. 

^;  Les  services  rendus  ne  sont  pas  les  mêmes,  et  ne  peuvent  pas  être 

^  les  mêmes,  dans  une   agence  indépendante   et  dans   un  bureau 

ofiiciel...  Que  doit  être  le  placeurpour  jouer  avec  eflîcacilé  le  rôle 
qui  lui  est  assigné?  Une  machine  à  enregistrer  des  noms? un  grand 
livre  ouvert  à  tout  venant?  Non  pas,  mais  un  véritable  courtier, 
actif  et  intelligent,  sachant  les  exigences  de  Toffre  et  discernant  les 
qualités  de  la  demande,  toujours  à  l'affût  des  places  vacantes  et  à 
la  recherche  des  bras  inoccupés,  capable  d'assortir  les  spécialités 
d'ouvriei-s  aux  spécialités  d'emplois.  Or,  cette  opération  délicate 
qu'est  Vassortimeni  ei  qui  suppose  l'expérience  acquise,  l'habitude 
des  affaires,  la  connaissance  du  milieu,  un  placeur  fonctionnaire 
est  à  peu  près  impuissant  à  la  réaliser.  On  Ta  si  bien  compris 
jusqu'ici  qu'on  a  toujours  reculé  devant  la  difficulté,  et  que  les 
bureaux  gratuits  actuellement  existants  se  bornent  à  tenir  sur  des 
registres  ad  hoc  la  comptabilité  de  l'offre  et  de  la  demande. 
Ceux  qui  parlent  de  les  généraliser  comprennent  autrement  leur 
j    .  mission  et  veulent  en  faire  des  agences  aussi  actives,  aussi  com- 

W  plètes  que  leurs  rivales  d'aujourd'hui.  Mais  y  réussiront-ils?  Les 

i^  employés  qui  trôneront  derrière  les  guichets  municipaux  pourront 

je  bien  «  être  pour  le  moins  égaux  en  savoir,  en  intelligence,  en  mo- 

^  ralité  »  à  nos  placeurs  indépendants,  mais  il  leur  manquera  une 

k"  condition  fondamentale,  d'èlre  intéressés.  On  en  verra  peut-être 

y.  quelques-uns  qui,  animés  de  l'esprit  de  charité,  se  dévoueront  à  la 

^  .  besogne  et  arracheront  par  leurs  efforts  quelques  succès  ;  mais  ils 

j^  seront  rares,  car  les  Vincent  de  Paul  ne  foisonnent  pas  sur  les 

.^  ronds  de  cuir.  On  en  verra  d'autres  à  qui  les  caprices  pers(Fnne/s 

i 

('.♦• 
t  • 


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LA  SUPPRESSION  DES  BUREAUX  DE    PLACEMENT.  733 

OU  des  considérations  politiques  dicteront  des  choix  arbitraires, — 
P  trop  nombreux,   ceux-là,  car  Dieu  sait    si  les  mairies  sont  ces 

{  centres  familiaux,  ces  foyers  aç^randis  qu'on  nous  montre,  et  combien 

f  souvent  au  contraire  on  s'y  sert  de  l'assistance  elle-même  comme 

d'un  moyen  d'oppression.  Mais,  en  somme,  le  plus  grand  nombre, 
incapables  de  penser  plus  haut  qu'à  des  travaux  d'écriture  et  se 
désintéressant  de  leur  tâche,  se  contenteront  d'inscrire  au  fur  et  à 
mesure  sur  la  colonne  des  offres  et  sur  la  colonne  des  demandes 
les  noms  qu'on  leur  portera,  et,  lorsque  pour  une  place  offerte  et 
pour  un  emploi  demandé  deux  noms  se  rencontreront,  de  les 
accoler  immédiatement  l'un  à  l'autre  sans  se  préoccuper  de  recher- 
cher s'ils  se  conviennent  mutuellement. 

Pour  arriver  à  d'aussi  mauvais  résultats,  serait-il  sage  d'ins- 
crire annuellement  au  budget  de  la  commune  ou  au  budget  de 
l'État  (ce  qui  est  tout  un  pour  le  public),  les  quelques  millions  de 
francs  qu'exigera  l'entretien  des  bureaux  municipaux?  Car  le  nom- 
bre de  ces  bureaux,  —  un  au  moins  pour  toute  ville  de  dix  mille 
habitants,  deux  au  moins  pour  toute  ville  de  trente  mille  habitants 
—  ne  sera  guère  inférieur  au  chiffre  actuel  des  agences  autorisées, 
soit  plus  de  treize  cents,  et  la  dépense  courante  de  chacun  d'eux  s'é- 
lèvera, si  je  m'en  rapporte  aux  évaluations  optimistes  de  la  com- 
mission, à  une  moyenne  de  cinq  mille  francs.  Total  :  six  millions  et 
demi.  Six  millions  et  demi  par  an,  sans  compter  les  frais  de  premier 
établissement!  «  Qui  pourrait,  s'écrient  les  promoteurs  du  place- 
ment municipal  et  gratuit,  qui  pourrait  hésiter  à  racheter,  au  prix 
de  cette  somme,  la  taxe  énorme  qui  grève  le  travail  ?»  —  Le 
contribuable  peut-être;  surtout,  si  au  prix  de  cette  somme,  on  ne 
rachète  rien  du  tout. 

Troisième  forme  de  placement  gratuit  :  le  placement  par  les 
institutions  corporatives.  Gratuit,  du  moins,  selon  ses  partisans; 
car  pour  mon  compte  j'estime,  les  ressources  d'un  syndicat  prove- 
nant de  la  cotisation  de  ses  membres,  que  c'est  une  singulière  gra- 
tuité que  la  leur,  et  qu'en  réalité  les  personnes  qui  en  usent  payent 
d'une  main  ce  qu'elles  ne  payent  pas  de  l'autre.  Mais  il  n'importe. 
Le  placement  syndical  est  appelé,  peut-être,  à  reprendre  le  rôle 
qu'il  jouait  sous  l'ancien  régime.  Il  est  permis  de  croire  avec  M.  de 
Mun  qu'il  est  la  a  solution  de  l'avenir  comme  il  a  été  celle  du  passé, 
parce  que  la  distribution  du  travail  est,  comme  toutes  les  af- 
faires où  sont  engagés  les  travailleurs,  avant  tout  et  exclusivement 


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\^: 


t  734  RÉUNION   ANNUELLE, 

j^  une  question  professionnelle.  »  Mais  on  ne  peut  pas  compter  sur  lui 

X  dans  le  présent.  L'usage  que  font  les  associations  corporatives  des 

^  pouvoirs  restreints  qu'elles   partagent  avec  les  bureaux  autorisés 

nous  interdit  de  leur  concéder  la  toute-puissance. 
t*  On  sait  que  le  syndicat  se  présente  sous  trois  formes  :   syndicat 

.V  de  patrons,  syndicat  d'ouvriers,  syndicat  mixte  de  patrons  etd'nu- 

-■  vners. 

:^.  Certes,  les  opérations  de  placement  rentrent  bien  dans  TofTice 

^i.  du  syndicat  mixte.  Quel  intermédiaire  serait  plus  compétent  et  plus 

'  économique?  Où  trouver  un  terrain  mieux  préparé  pour  la  rencontre 

de  l'employeur   qui  recherche   un  ouvrier,  et   du  travailleur  qui 
;  demande  de  l'ouvrage  ?  Aussi  le  Conseil  supérieur  du  travail  nVt-il 

pas  hésité  à  émettre  le  vœu  que  des  bureaux  déplacement  organisés 
,    '  par  raccord  des  si/ndicats  fussent  administrés  par  une  commissiofi  confiée 

\  moitié  de  patrons  et  moitié  d'ouvriers.  On  peut  se  faire  une  idée  des 

avantages  que  présenterait  cette  organisation,  en  voyant  ce  que 
la  simple  entente  des  maîtres  et  des  ouvriers  —  sans  même  qu'il 
y  ait  eu  d'action  commune —  a  produit  d'heureux  dans  la  corpo- 
ration parisienne  de  la  boucherie. 

Lors  de  la  première  grève  que  les  a  travailleurs  de  l'alimenla- 
tion  »  organisèrent  pour  réclamer  la  mort  des  placeurs,  les  garçons 
bouchers,  qui  avaient  d'abord  promis  de  faire  cause  commune 
avec  les  grévistes,  se  ravisèrent  soudain.  Ils  avaient  réfléchi,  et 
estimé  sagement  qu'on  n'arriverait  à  rien  par  des  réclamations 
violentes,  que  le  meilleur  moyen  de  supprimer  les  bureaux  de 
placement,  c'était  de  s'en  passer.  Ils  écrivirent  donc  aux  patrons 
une  lettre  très  polie  et  très  conciliante  oix  ils  les  priaient  de  ne  plus 
s'adresser  désormais  aux  placeurs  lorsqu'ils  auraient  besoin  /d'un 
employé  :  «  Notre  chambre  syndicale,  disaient-ils,  a  entrepris  de 
combattre  et  de  réprimer  les  abus  par  tous  les  moyens  en  son  pou- 
V3ir  et  de  vous  donner  des  hommes  d'une  valeur  et  d'une  moralité 
irréprochables,  des  hommes  profondément  imbus  de  leurs  obliga- 
tions personnelles  et  de  leurs  devoirs  envers  vous.  »  On  s'est  en- 
tendu sans  peine,  et  cette  entente  entre  maîtres  et  serviteurs  a 
assuré  en  cinq  ans  —  j'ai  les  chififres  jusqu'en  1891  —  plus  de 
treize  mille  placements.  Si  l'on  songe  que  la  moyenne  des  rétribu- 
tions exigées  par  les  bureaux  autorisés,  s'élève  dans  celte  profes- 
sion à  plus  de  quinze  francs,  tandis  que  le  syndicat  ne  prélève 
qu'une  cotisation  annuelle  de  six  francs,  on  peut  calculer  la  diffé- 


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LA   SUPPRESSION   DES  BUREAUX  DE  PLACEMENT.  735 

rence  dont  les  ouvriers  ont  profité.  Les  garçons  bouchers  sont 
très  satisfaits  de  celle  organisation,  et  ils  ont  donné  naguère  une 
preuve  saillante  de  leur  salisfaclion.  Lorsqu'à  la  suite  d'une  agita- 
tion provoquée  par  les  ouvriers  boulangers,  tous  les  moyens 
étaient  mis  en  œuvre  pour  surexciter  les  passions  populaires  et 
pour  amener  une  grève  générale,  —  les  syndiqués  de  la  boucherie, 
appelés  à  donner  leur  avis,  ont  vivement  engagé  leurs  camarades 
«  à  ne  pas  faire  une  grève  que  les  circonstances  nejusti fiaient  pas,  et 
à  s'entendre  avec  la  Chambre  syndicale  des  patrons  pour  régler 
amiablement  toutes  les  questions  relatives  au  recrutement  du  per- 
sonnel. »  Leur  excellente  attitude  contribua  à  étouffer  dans  l'œuf 
les  manifestations  projetées. 

Malheureusement  ils  n'ont  guère  trouvé  d'imitateurs.  Ni  au  point 
de  vue  économique,  ni  au  point  de  vue  sociaj,  le  placement  opéré 
par  leurs  confrères  des  autres  syndicats  ne  ressemble  à  celui  qu'ils 
ont  si  heureusement  inauguré. 

Ce  que  la  Bourse  de  travail  de  Paris  —  qui  est  le  foyer  commun 
des  associations  corporatives  ouvrières  de  la  capitale  —  consomme 
est  énorme;  ce  qu'elle  produit  est  insignifiant.  Elle  fait  songer  à  la 
fable  de  la  Fontaine  : 

La  montagne  en  travaU  enfante  une  souris. 

On  a  dépensé  plusieurs  millions  pour  la  construire.  Son  entrelien 
coûte  à  la  ville  un  chiffre  respectable  de  billets  de  mille  francs  qui 
viennent  s'engouffrer  dans  son  estomac  gargantuesque  en  compa- 
gnie des  milliers  de  pièces  de  cent  sous  versées  à  titre  de  cotisa- 
tion par  les  syndiqués.  Et  le  chiffre  des  placements  qu'elle  opère 
annuellement  n'atteint  pas  encore  30,000  (1)  ! 

Comment  servirait-elle  utilement  d'intermédiaire  entre  le  capital 
et  le  travail,  celte  institution  qui  a  pris  pour  mot  d'ordre  :  Guerre. 
au  capital!  Centre  d'agitation  perpétuelle,  point  de  départ  de  tous 
les  désordres,  berceau  des  idées  les  plus  dissolvantes,  comment 
prétend-elle  régler  les  rapports  si  délicats  entre  patrons  et 
ouvriers?  Elle  n'a  d'autre  ambition  que  d'assurer  le  triomphe  du 
socialisme  révolutionnaire  et  de  réaliser  le  programme  qu'un  con- 
seiller municipal  de  Paris  lui  traçait  au  jour  ae  son  inauguration  : 
«  Quand  ou  fait  des  syndiqués,  on  fait  des  révolutionnaires;  et  la 

(l)  EUo  coûtera  un  peu  moins  cher,  si  le  gouvernement  —  qui  a  dans  les  cir- 
constances qu'on  connaît  ferme  son  beau  local  de  la  rue  du  Chûtcau-d'Kuu  — 
persiste  à  lui  tenir  rigueur;  elle  ne  produira  ni  plus  ni  moins. 


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736  RÉUNION  ANNUELLE. 

SDciélé  actuelle,  qui  est  une  forêt  de  Bondi/,  cédera  devant  les  assauts 
des  prolétaires...  Qu'il  y  ait  des  Bourses  de  travail  dans  toutes  les 
villes,  qu'elles  forment  une  fédération;  et  ce  jour-là  il  n'y  aura 
plus  qu'un  faible  coup  d'épaule  à  donner  pour  renverser  la  classe 
capitaliste.  »  A  quel  titre  réclame-t-elle  une  place  dans  cet  orga- 
nisme social  quelle  ne  songe  qu'à  détruire?  Et  qui  serait  assez 
insensé  pour  lui  donner  un  rôle  important  à  jouer  dans  ce  monde 
qu'elle  veut  révolutionner? 

Un  texte  qui  n'est  pas  d'aujourd'hui,  un  arrêt  de  parlement  du 
13  juillet  1748,  nous  apprend  qu'en  ce  temps-là  «  les  ouvriers  s'é- 
taient ingérés  de  se  placer  les  uns  les  autres  et  de  ne  pas  souffrir 
qu'un  ouvrier  travaillât  chez  un  maître  où  ils^ne  l'avaient  pas  placé 
eux-mêmes;  et  lorsqu'il  arrivait  qu'un  maître  blessait  quelqu'un 
de  leurs  prétendus  privilèges  ou  refusait  de  leur  avancer  autant 
d'argent  qu'ils  en  demandaient,  ils  obligeaient  leurs  camaradesde 
sortir  de  chez  ledit  maître  et  refusaient  de  lui  en  placer  d'autres  :  de 
sorte  que  ce  maître  restait  sans  ouvriers  et  se  trouvait  hors  d'état 
de  satisfaire  aux  engagements  qu'il  avait  contractés  ».  Ce  que  les 
compagnonnages  faisaient  alors  au  mépris  de  la  loi,  nos  syndicats 
le  feraient  désormais  (avec  bien  plus  d'aisance)  sous  le  couvert  du 
législateur.  Ils  useraient  du  monopole  de  droit  à  eux  conféré,comme 
leurs  ancêtres  usaient  du  monopole  de  fait  qu'ils  s'étaient  arrogé  : 
et  d'une  façon  mille  fois  plus  tyrannique,  car  ils  s'en  feraient  une 
arme  non  seulement  contre  les  patrons,  mais  aussi  cqntre  les 
ouvriers  qui  aiment  l'indépendance  et  refusent  de  se  laisser 
embrigader. 

V.  —  Conclusion. 

En  somme,  le  placement  gratuit  n'est  sous  aucune  de  ses  formes 
en  mesure,  pour  le  moment  tout  au  moins,  de  remplacer  le  plac®" 
ment  intéressé,  et,  quoi  qu'on  pense  de  ce  dernier,  il  faut  se  résigner 
à  le  subir  encore.  Je  conclus  donc  énergiquement  contre  là-  sup- 
pression immédiate  et  radicale  des  bureaux  de  placement.  C'est 
ma  première  conclusion  :  ce  quil  ne  faut  pas  faire. 

Ce  qu'il  faut  faire  :  voilà  qui   est  plus  délicat.  On  s'aventure 
tâtons  sur  le  terrain  positif.  Que  nous  réserve  l'avenir?  Le  niai'*^^^" 
de  l'état  actuel,  comme  les  placeurs  aiment  à  l'espérer,  disa^*^  ^^^ 
tout  est  pour  le  mieux  dans  le  meilleur  des  mondes?  ou  le  irio^V^^ 
du  placement  syndical  que  préconisent  d'excellents  esprits-  on 


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LA   SUPPRESSION   DES   BUREAUX   DE   PLACEMENT.  737 

enfin  celte  transformation  du  placement  intéressé,  —  agrandis- 
sement et  unification  du  marché  du  travail  que  présage  M.  de  Moli- 
nari  dans  un  récent  ouvrage  (1)?  Tout  cela  n'est  qu'obscurité. 
Obscurité  qui  serait  un  demi-mal  si  nous  n'avions  qu'à  pai- 
siblement attendre  l'avenir:  mais  notre  devoir  est  de  le  préparer. 
Et  comment  marcher  vers  le  but,  quand  on  ne  le  connaît  pas? 

La  meilleure  méthode  à  suivre  est  peut-être  d'ouvrir  la  route  à 
toutes  les  initiatives  en  rendant  à  l'industrie   du  placement  sa 
liberté.  C'est  la  conclusion  à  laquelle  s'est  arrêté  le  Conseil  supé- 
rieur du  travail,  et  je  m'y  rallie. 
[  Elle  n'est  pas  du  tout,  je  ne  dois  pas  le  dissimuler,  du  goût  de 

ceux  qui  sont  à  la  tête  du  mouvement  contre  les  placeurs,  w  Entre 
le  régime  actuel  et  celui  de  la  liberté, déclarent-ils  (2j,  nous  n'hési- 
terions pas  un  instant  :  nous  nous  prononcerions  bien  haut  pour  le 
premier...  L'absolue  liberté,  attachant  une  enseigne  de  placeur  à 
chaque  débit,  à  chaque  bouge,  à  chaque  devanture  de  marchande 
à  la  toilette,  ce  serait  la  liberté  de  l'exploitation  dans  l'impunité. 
Cette  liberté  s'appelle  licence.  Elle  ne  pourrait  que  favoriser,  non 
le  travail,  mais  Tescroquerio  et  la  débauche.  Nous  avons  vu  à  l'œu- 
vre quelques  agences  clandestines  :  nous  verrions  désormais  se  '] 
généraliser  leur  commerce  honteux.  Ce  serait  laisser  consommer  à 
la  fois  la  ruine  des  simples  (on  sait  qu'ils  sont  légion),  et  la  ruine 
des  mœurs.  »  —  Mais  je  ne  pense  pas  que  l'escroquerie  serait  plus 
Ûorissante  sous  le  règne  de  la  liberté  (je  ne  dis  pas  :  sous  le  règne 
de  l'impunité)  qu'elle  ne  l'est  sous  le  règne  de  la  réglementation, 
puisque  aussi  bien  sous  tous  les  régimes  elle  ne  peut  vivre  qu'en  se  I 
cachant.  Elle  ne  craint  pas  les  châtiments  sévères  du  code  pénal; 
comment  fuirait-elle  devant  les  moindres  rigueurs  des  lois  adminis- 
tratives ?  Depuis  quand  la  peur  de  commettre  une  légère  contra-  ; 
vention  arrêterait-elle  la  perpétration  d'un  délit  grave? 

Non.  La  liberté,  pourvu  qu'on  poursuive  avec  vigilance  et  qu'on  i 

réprime  avec  sévérité  ses  écarts,  ne  sera  pas  pour  l'ivraie  un  terrain  | 

plus  fertile  que  la  réglementation  du  décret  de  1852.  En  revanche, 

elle  sera  beaucoup  plus  propre  à  recueillir  et  à  faire  lever  le  bon 

grain.  ! 

Maurice  Vanlaer. 

(i)  Les  Bourses  du  travail.  Paris,  Guillaumin,  1893.) 
(2)  Rapport  de  M.  Amault  Dubois,  p.  978. 


-i 


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L'UNION  D'ASSISTANCE  PAR  LE  TRAVAIL 

DU  VI'  ARRONDISSEMENT 

ET  LES  BURE-\UX  MUNICIPAUX  DE  PLACEMENT 


Au  cours  de  la  lutte  qui  s'est  engagée  depuis  quelques  années 
entre  les  syndicats  professionnels  et  les  bureaux  de  placement 
privés,  est  né  et  s*est  peu  à  peu  développé  un  nouvel  intermé- 
diaire entre  l'offre  et  la  demande  de  travail:  le  bureau  municipal 
de  placement  gratuit. 

A  la  différence  des  syndicats  professionnels  et  des  bureaux  de 
placement  privés  qui,  dans  leurs  querelles,  ne  poursuivent  en 
réalité  qu'un  but:  garder  ou  conquérir  en  fait  le  monopole  du  pla- 
cement, ce  nouvel  intermédiaire  accepte  la  concurrence  des  uns  el 
des  autres,  n'aspirant  lui-même  qu'à  leur  faire  concurrence  à  tous 
les  deux,  à  servir  de  frein  aux  abus  possibles  du  bureau  de  place- 
ment libre  et  de  contrepoids  à  la  tyrannie  probable  du  bureau  de 
placement  syndical. 

Quels  services  le  bureau  municipal  de  placement  gratuit  a-l-il  dé- 
jà rendus?  Quels  services  surtout  pourrait-il  rendre  avec  une  organi- 
sation plus  complète  et  mieux  appropriée  aux  besoins  de  la  popula- 
tion? C'est  ce  que  nous  allons  exposer  en  peu  de  mots,  en  traçant  un 
plan  d'ensemble  de  ce  que  pourrait  être  cette  organisation,  de 
façon  à  faire  produire  à  l'institution  son  maximum   d'utilité. 

Nous  prendrons  comme  exemple  le  VP  arrondissement. 

Le  bureau  municipal  de  placement  gratuit  y  fonctionne  réguliè- 
rement depuis  le  9  janvier  1889,  et  l'on  y  pratique  le  placement 
sous  deux  formes  J)ien  distinctes  : 

D'abord,  sous  la  forme  du  bureau  de  placement  proprement  dit, 
en  tout  semblable  comme  organisation  intérieure  au  bureau  de 
placement  privé,  mais  avec  cette  différence  radicale  que  toutes  les 
opérations  y  sont  essentiellement  ^m^m'/^s; 

En  second  lieu,  sous  la  forme  de  cadres-affiches  où  sont  placar- 
dées t^ra^m'^^^Ti^w^,  dans  les  endroits  les  plus  fréquentés  de  rarron- 
dissement,  toutes  les  offres  de  travail  des  patrons,  offres  qui  s'a- 
dressent plus  spécialement  aux  ouvriers  et  ouvrières  de  toutes  les 
professions. 

En  quatre  ans  le  bureau  de  placement  du  VP  arrondissement  a 


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p — •'^     ^  ' 


l'union  d'assistance  par  le  travail  du  vi«  arrondissement.    739 

réussi  à  placer  7,909  personnes  des  deux  sexes,  chiffre  qui  repré- 
sente 41  %  des  demandes  d^emploi  qui  lui  ont  été  adressées  et 
87  %  des  offres  d'emploi  qui  lui  ont  été  faites,  et  cela,  sans  qu'il 
en  ait  coûté  un  centime  aux  patrons  ou  aux  employés. 

En  deux  ans  le  service  des  cadres-affiches  a  placardé  3,597  offres 
de  travail  ou  d'emplois  professionnels,  et,  comme  ces  offres  sont 
généralement  rédigées  au  pluriel,  procuré  du  travail  à  10,791  per? 
sonnes  environ,  en  supposant,  ce  qui  n'a  rien  d'exagéré,  qu'on  ne 
compte  chaque  offre  que  pour  trois  personnes  en  moyenne. 

Ces  10,791  placements  professionnels,  ajoutés  aux  7,909  place- 
cemenls  directs  du  bureau  municipal,  donnent  le  total  respectable 
de  18,700  placements. 

A  ces  placements  qui  s'adressent  à  la  main-d'œuvre  régulière,  il 
convient  encore  d'ajouter  ceux  effectués  par  l'Union  d'assistance 
par  le  travail  du  marché  Saint-Germain. 

Ce  n'est  pas  le  lieu  de  décrire  ici  cette  institution  éminemment 
philanthropique. 

Bornons-nous  à  dire  qu'elle  s'adresse  à  tous  les  irréguliers  du 
travail,  à  ceux  qui  en  ont  perdu  l'habitude,  comme  à  ceux  que  le 
chômage  ou  la  morte-saison  privent  de  leurs  moyens  d'existence. 

Sur  1,113  assistés,  recueillis  et  pourvus  temporairement  de  tra- 
vail en  attendant  un  emploi  régulier,  rUni(?n  d'assistance  en  a  placé 
651,  soit  58,60  %  ,  dont  239  professionnels  et  412  dans  des  emplois 
et  travaux  divers. 

On  peut  aisément  juger  par  ces  chiffres  des  services  que  peut 
rendre  le  placement  par  les  municipalités,  et  l'on  doit  s'efforcer  de 
doter  au  plus  vite  chacun  des  vingt  arrondissements  de  Paris  de 
cette  utile  institution. 

Mais  combien  ces  services  ne  seraient-ils  pas  décuplés,  si  au 
lieu  d'agir  isolément  et  chacun  dans  sa  sphère,  tous  les  bureaux 
municipaux  étaient  organisés  de  façon  à  se  compléter  l'un  par 
l'autre,  et  voici  comment. 

Sur  les  7,909  placements  directement  effectués  par  le  bureau  du 
Vi"  arrondissement,  7,199  ont  eu  lieu  dans  la  catégorie  de  ce  que 
l'on  appelle  les  gens  de  maison,  c'est-à-dire  91  %  du  total. 

Ce  chiffre  a  son  éloquence.  Il  indique  que,  dans  le  VP  arrondisse- 
ment, les  offres  et  demandes  d'emplois  portent  plus  généralement 
sur  cette  classe,  et  il  est  probable  que  ce  qui  se  passe  dans  le 
"VP  arrondissement  se  passerait  également  dans  les  autres  arron- 


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740  RÉUNION  ANNUELLE. 

rondissemenis,  c'est-à-dire  que  la  majorité  des  opérations  du 
bureau  de  placement  municipal  porterait  sur  la  ou  les  professions 
qui  formeraient  la  note  dominante  de  Tarrondissement. 

11  est  à  remarquer,  en  effet,  que  chaque  arrondissement  de  Paris 
est  le  chef-lieu  d'une  ou  de  plusieurs  industries  caractéristiques 
représentant  un  monde  de  travailleurs  et  d'employés  spéciaux. 

Ainsi,  le  ?•"  arrondissement  est  le  centre  du  commerce  de  Tali- 
mentation,  de  la  draperie  et  des  étoffes. 

Dans  le  11^  arrondissement,  essentiellement  commerçant,  domi- 
nent la  mercerie  et  la  lingerie. 

Le  IIP  arrondissement  a  pour  ainsi  dire  le  monopole  de  la  bijou- 
terie, des  bronzes  et  des  jouets. 

Dans  le  IV'  arrondissement  se  sont  plus  spécialement  localisées 
l'industrie  du  bâtiment,  l'épicerie,  les  denrées  coloniales  et  la  dro- 
guerie. 

Au  V*  arrondissement  le  bureau  de  placement  municipal  aurait 
plus  spécialement  à  s'occuper  des  employés  de  l'alimentation  et  des 
garçons  de  café. 

L'expérience  a  démontré  que  la  majorité  de  la  clientèle  du 
bureau  du  VI*  arrondissement  se  composait  des  gens  de  maison, 
mais  il  faut  y  ajouter  aussi  le  personnel  de  l'industrie  du  livre  avec 
ses  diverses  branches. 

Dans  le  V1I%  le  Vlll«  et  le  XVI*  arrondissement  dominent  égale- 
ment les  gens  de  maison. 

Le  IX*  aiTondissementala  spécialité  du  commerce  d'exportation 
et  de  la  représentation  de  fabriques. 

Dans  le  X®  arrondissement  on  a  surtout  affaire  aux  employés  de 
commerce  de  tous  genres  et  aux  garçons  de  restaurant,  tandis  que 
le  XI*,  grand  centre  usinier,  est  pour  ainsi  dire  le  foyer  des  ouvrière 
du  fer,  auxquels  il  faut  ajouter  les  dessinateurs,  métreurs  et  vérifi- 
cateurs. Le  Xll*  arrondissement  est,  lui  aussi,  le  grand  centre  du 
commerce  des  vins  et  de  l'industrie  du  meuble,  tandis  que  dans  le 
Xlll*  arrondissement  on  trouve  plus  spécialement  les  industries 
diverses  qui  se  rattachent  au  bâtiment  et  les  peaussiers,  et  dans  le 
XIV*  arrondissement  les  entrepreneurs  de  travaux  publics  et  les 
brasseries. 

Dans  le  XV*  arrondissement  dominent  les  fabriques  de  produits 
chimiques  et  l'industrie  des  transports;  dans  le  XVll*  arrondisse- 
ment, la  carrosserie  et  la  métallurgie.   Le  XVIH*  arrondissement 


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l'union  d'assistance  par  le  travail  du  vP  arrondissement.    741 

est  le  pays  des  petites  industries;  le  XLV  arrondissement,  celui  des 
carrières,  des  transports  et  du  débardage,  et  enfin  au  XX®  arron- 
dissement on  trouve  la  passementerie,  les  usines  et  la  briqueterie. 

Si  chacun  de  ces  arrondissements  était  doté  d'un  bureau  appro- 
prié à  ses  besoins,  à  son  genre  de  commerce  et  d'industrie,  chaque 
bureau  pourrait  s'occuper  plus  spécialement  de  la  main-d'œuvre 
afférente  à  ces  besoins,  à  cette. industrie  ou  à  ce  commerce. 

Grâce  à  la  facilité  et  k  la  rapidité  des  communications  télépho- 
niques, chaque  bureau  serait  en  relation  permanente  avec  les 
autres  arrondissements  sur  lesquels  il  pourrait  diriger  au  fur  et  à 
mesure  des  besoins  la  main-d'œuvre  qui  les  concernerait  plus  par- 
liciflièrement,  pendant  que  ceux-ci  lui  enverraient  en  retour  les 
travailleurs  de  sa  spécialité. 

H  y  aurait  ainsi  entre  tous  les  arrondissements  un  échange  per- 
pétuel et  quotidien,  un  courant  continu  de  niain-d'œuvre,  pour  le 
plus  grand  bien  de  tous  les  intéressés,  ouvriers  et  patrons,  aux- 
quels, on  ne  saurait  trop  le  répéter,  il  n'en  aurait  pas  coûté  un  cen- 
time. 

Et  quel  bénéfice  n'en  résulterait-il  pas  pour  la  masse  si  intéres- 
sante de  la  classe  ouvrière  ! 

La  statistique  a  prouvé  que  chaque  placement  effectué  par  les 
bureaux  privés  revenait  au  placé  à  15  francs  en  moyenne. 

Le  bureau  municipal  de  placement  gratuit  du  VI*  arrondisse- 
ment aurait  donc  déjà,  à  lui  seul,  économisé  en  quatre  ans  plus 
de  100,000  francs  à  ses  administrés,  soit  25,000  francs  par  an. 

Le  jour  où  son  exemple  aura  été  suivi  par  chacun  des  autres 
arrondissements,  et  où  pourra  s'établir  entre  les  bureaux  munici- 
paux celte  entente  nécessaire  dont  il  vient  d'être  parlé,  en  vue  de 
faciliter  le  placement,  de  lui  donner  plus  de  mobilité,  d'en  élargir 
le  champ  par  l'ouverture  de  débouchés  chaque  jour  plus  nom- 
breux, ce  jour-là  l'économie  annuelle  pour  la  classe  ouvrière  sera 
de  500,000  francs  au  bas  mot,  et  l'on  aura  vraiment  fait  œuvre  utile, 
œuvre  philanthropique  et  pacificatrice;  car  rien  n'est  plus  moral, 
plus  humain,  plus  fraternel  que  de  tendre  la  main  au  travailleur 
de  tout  ordre  pour  lui  procurer,  selon  ses  aptitudes  et  ses  facultés, 
le  travail  dont  il  a  besoin. 

H.  Defert, 

Maire  du  Vl«  arrondissement. 


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LA  CONSTITUTION  DE  LA  FAMILLE  ET  OU  PATRIIOINE 

SOUS  LE    FOR,   EN   BÉARN   (1) 


— iW^WW^»»W^^W^W^W^» 


II 

CONSTITUTION  DU  PATRIMOINE 

/.  Biens  meubles,  —  //.  Biens  immeubles  —  ///.  Lar  ou  maison  de  fa- 
tnille.  — /F.  Influence  h^urevsedu  tribunal  arbitral  des  proches .  — 
V,  Formation  de  la  famille-souche.  —  VI.  Moyenne  et  petite  propriété. 
—  VIL  Constatations  des  livres  de  raison. 

§  I.  —  Biens  meubles. 

1"  Dots  en  meubles.  —  Au  cas  de  biens  meubles  estimés,  Teslima- 
lion  valant  vente,  le  mari  n'est  plus  débiteur  que  du  prix.  Si  les 
biens  ne  sont  pas  estimés,  la  constitution  est  dotale  et  restituable 
de  la  môme  manière.  On  n'insérait  guère  cependant  dans  le  contrat 
que  robligàlion  alternative  de  rendre  la  chose  estimée  ou  sa  va- 
leur. Les  conséquences  différaient,  le  prix  seul  devenant  dotal  au 
premier  cas  alors  qu'au  second  la  chose  même  Tétait. 

2°  Dots  en  argent.  —  La  dot  constituée  en  argent  est  payée  dans  le 
mois  de  la  promesse  sous  condition  de  rupture  valable  des  fiançail- 
les. Ce  caractère  des  dots  se  conserve  indéfiniment  durant  le  ma- 
riage tant  qu'il  y  a  des  enfants  :  ces  dots  hypothéquées  de  droit 
priment  toujours  les  créanciers  antérieurs. 

3**  Acquêts.  —  Les  acquêts  sont  le  résultat  ou  le  fruit  du  travail  et 
de  l'économie  des  conjoints.  La  femme  n'y  a  aucun  droit  pendant 
l'union  conjugale  et  ne  recueille  que  ceux  désignés  par  le  testa- 
ment de  son  mari.  Ils  deviennent  sa  pleine  propriété  et  sont,  par 
voie  de  conséquence,  libres  en  ses  mains. 

4°  Biens  advenus  par  succession,  donation  ou  autre  libéralité.  —  Ces 
biens  provenant  de  la  ligne  directe  ou  de  la  ligne  collatérale  n'en- 
trent pas  dans  la  communauté,  sauf  stipulation  contraire,  mais 
restent  paraphernaux.  Ils  forment  avec  la  légitime  et  le  cabal  la  dot 
que  souvent  des  cadets  se  constituent. 

(1)  V.  ci-dessus,  p.  633. 


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LA  CONSTITUTION   DE  LA   FAMILLE   ET   DU    PATRIMOINE.  743 


§  II.  —  Biens  immeubles. 

i^  Biens  immeubles,  —  La  dot  constituée  en  immeubles  est  resti- 
luable  de  la  même  façon.  A  la  différence  des  dots  en  deniers, le 
fonds  dotal  apporté  par  la  femme  n'est  inaliénable  que  jusqu'au 
petit-GIs,  sur  la  tête  do  qui  il  devient  avitin  pour  ne  pas  empêcher 
la  libre  circulation  des  biens.  Le  créancier  doit  payer  ces  dots 
comme  les  précédentes  avant  de  décréter  les  biens. 

2®  Biens  avitins, —  C'étaient,  en  sus  des  biens  propres  aux  époux, 
des  biens  possédés  déjà  par  trois  générations.  Une  telle  qualité 
n^étaitni  absolue  ni  inhérente  aux  biens,  mais  plutôt  passagère  et 
relative  aux  personnes  les  possédant,  en  sorte  que,  suivant  la  qua- 
lité des  personnes  et  les  titres  de  leur  possession,  un  acquêt  devient 
avitin  et  réciproquement.  Par  l'effet  du  vinclement  opéré  en  mains 
du  dotiste  le  bien  était  indisponible.  Les  immeubles  seuls  prêtaient 
à  Tavitinage,  car  l'article  v  de  la  rubrique  n'avait  queux  en  vue  ; 
seuls  aussi  ils  sont  susceptibles  d'une  possession  réelle  et  du  re- 
trait; seuls  ils  constituent  avec  la  dot  le  patiimoinc  de  la  famille, 
inaliénable  sauf  les  cas  de  prison,  incendie,  établissement  des  en- 
fants, paiement  des  dettes  contractées  pour  aliments,  enfin  aliéna- 
lion  à  litre  onéreux  sous  la  condition  qu'elle  n'ait  point  pour  objet 
de  frauder  le  plus  proche  héritier,  ou/?rim,  qui  doit  prénlablement 
être  consulté.  Pour  rendre  les  biens  ainsi  indisponibles  et  faciliter 
la  formation  de  l'héritage,  la  Coutume  avait  eu  recours  au  principe 
lout  romain  de  l'inaliénabilité  de  la  dot,  et  le  droit  de  conservation 
du  patrimoine  s'y  était  superposé  par  l'effet  du  droit  de  retour.  Le 
mari,  en  effet,  n'était  qu'un  détenteur  des  utilités  de  la  dot;  il  en 
jouissait,  lui  comme  ses  descendants,  avec  charge  de  représenter 
tantôt  itZô/w,  tantôt  le  quantum.  On  était  loin  du  droit  de  Rome  (1). 

§  Ilï.  —  La  lar  ou  m.\ison  dk  famille. 

L'ainé,  est-il  dit  plus  haut,  prenait  une  part  déterminée  selon  le 
nombre  d'enfants  en  vertu  de  son  droit  d'aînesse,  plus  une  part 
égale   à  celle  des  cadets:  de  plus  il  succédait  universellement  à 

(I)  Fastcl  de  Coula ngcs,  La  Cité  antique,  p.  100. 


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744  LA    CONSTITUTION   DE  LA   FAHILLE   ET  DU  PATRIMOINE 

loute  rhérédiié  de  ses  père  et  mère  sans  que  les  puinés  pussenl 
prétendre  plus  qu'une  simple  légitime. 

Déjà  à  Athènes  a  le  privilège  de  Taîné...  consistait...  à  garder, 
en  dehors  du  partage,  la  maison  paternelle...  au  temps  deûémos- 
thène...  Tainé,  seul  véritablement  héritier,  restait  en  possession 
du  foyer  paternel  et  du  tombeau  des  ancêtres,  seul  aussi  il  gardait 
le  nom  de  famille  (i)  ».  La  Coutume  avait,  dans  le  même  but. 
attribué  à  l'aîné  une  part  spéciale  proportionnée  au  nombre  d'en- 
fants, afm  de  conserver  en  ses  mains  la  /or,  le  a  manoir»  ou  maison 
principale,  ainsi  dénommée  en  Béarn,  alors  qu'ailleurs  on  l'appelait 
cap'Casau  ou  cap-mayaou  (2). 

Or  ce  privilège,  ce  droit  de  prélèvement,  s'exerçait  à  l'origine 
d'une  façon  fort  absolue,  la  maison  formût-ellc  la  totalité  de  l'hé- 
rédité. On  le  peut  induire  de  ce  membre  de  phrase  de  Labourd  : 
«  l'aîné  succède  universellement  à  toute  Thérédilé.  »  Ce  terme 
même  de  lar  appliqué  au  manoir  démontre,  pour  le  dire  en  passant, 
({ue  l'institution  était  antérieure  à  la  féodalité;  et,  si  l'on  réfléchit 
qu'à  une  certaine  époque  le  foyer  paternel  constituait  le  plus  clair 
du  patrimoine,  le  droit  de  l'ainé  à  la  lar  aboutissait  en  définitive  à 
produire  en  sa  faveur  les  mêmes  effets  que  l'indivisibilité  du  pa- 
trimoine. 

u  Dans  la  pensée  des  anciens  âges,  le  droit  d'aînesse  impliquait 
toujours  la  vie  commune.  Il  n'était  au  fond  que  la  jouissance  des 
biens  en  commun  par  tous  les  frères  sous  la  prééminence  de 
l'aîné  (3).  »  Telle  aussi  paraît  bien  être  la  pensée  du  Vioux-For  (4j  : 
usi  les  frères  puînés  demandent  leur  part  à  l'héritier,  il  doit  en  don- 
ner comme  à  ses  frères  »,  preuve  évidente  que  le  vœu  de  la  loi 
était  la  concentration  en  mains  d'un  aîné  de  la  puissance  domes- 
tique. 

Le  For  réformé  détermina  sous  le  nom  de  légitime  la  quotité  des 
partsde  cadets,  mais  en  protégeant  souverainement  la  lar  noUénaim 
universala  de  lâa^  no  sera  valable  en  deguna  sorta^  sentz  necessUaiz  ccm- 
gudae  (5).  »  C'est  le  sanctuaire  sacré,  le  sanctuaire  de  la  famille  où 
l'aîné  perpétue  la  race.  Si  les  cadets  ne  veulent  pas  se  marier  ou  si- 

(l)  Fustel  de  Coulanges.  La  Cité  antique  y  p.  91. 

;2)  Napoléon  ne  voulait  pas  subdiviser  les  fortunes  modiques,  surtout  amener 
ralicnation  do  la  maison  paternelle.  Troplong,  Des  donations^n^  760. 
(3)  Fustel  de  Coulanges,  loc,  cit.,  p.  92. 
(()  Rubrique  lxxxii,  art  258. 
(5)  For  NoavoM,  De  cvntracls  el  lornius,    art.   6. 


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sous  LE  FQR,   EN  BÉARN  745 

la  mauvaise  fortune  vient  frappera  leur  porte,  ils  relrouveront  tou- 
jours leur  place  au  foyer  de  Théritier,  centre  commun  et  refuge 
naturel  de  la  famille. 

Le  droit  d'aînesse  avait  donc  plus  d'apparence  juridique  que  de 
portée  pratique.  Il  forma  en  Béarn  les  familles  stables.  Aussi,  pour 
que  la  lar  demeurât  en  la  possession  de  Tainé,  la  Coutume,  on  Ta  vu 
déjà,  refusait  aux  cadets  le  partage  forcé,  source  de  tant  de  maux 
pour  les  familles  nombreuses. 

§  IV.  —  Influence  heureuse  du  tribunal  des  proches. 

Les  questions  de  succession  étaient  soumises  aux  membres  de  la 
famille  réunis  comme  arbitres.  Qu'on  ne  soit  pas  tenté  ici  de  cri- 
tiquer la  prudence  du  législateur  béarnais  !  Ces  vieux  paysans,  avec 
leur  fin  bon  sens,  pénétrés  de  l'esprit  de  la  Coutume,  étaient  aptes 
à  devenir  chaque  jour  des  magistrats,  car  les  hasards  d'une  élec- 
tion faisaient  d'eux  des  jurats,  c'est-à-dire  des  olDciers  de  jus- 
tice (i).  Ce  tribunal  de  famille  se  composait  de  quatre  proches. 
Curateurs  des  prodigues,  des  fous,  des  interdits,  ils  ne  pouvaient 
autoriser  un  enfant  à  se  marier,  attribut  essentiel  de  la  puissance 
paternelle.  Ils  étaient  appelés  en  conseil  pour  l'aliénation  de  la  lar 
et  décidaient  s'il  y  avait  nécessité  absolue  dans  le  cas  proposé  : 
alors  seulement  la  justice  donnait  la  formule  exécutoire  à  leur 
décision. 

Jamais  un  notaire  ne  s'occupa  de  liquidation  et  on  n'en  trouve 
pas  trace  dans  les  minutes.  Quatre  proches  du  coiyoint  décédé  se 
réunissaient  pour  dresser  le  règlement  de  la  société  conjugale  avec 
l'époux  survivant,  sous  la  direction  parfois  du  grefller  du  sénéchal 
ou  des  justices  inférieures  :  on  disait  alors  a  faire  la  composition 
de  masse  ».  Les  proches  réglaient  aussi  les  légitimes  des  cadets 
lorsque  le  père  avait  omis  de  le  faire  ou  ne  l'avait  pu  (2). 

On  comprendra  aisément  la  compétence  et  partant  l'influence 
de  ce  tribunal  domestique  à  l'aide  de  ce  principe  qui  domine  la 
constitution  sociale  en  Béarn  :  la  conservation  de  la  famille.  Ces 

(1)  Vieux  For,  rubrique  xxxvii,  p.  34.  —  For  réformé  Rubrica  dens  luralz, 
art.  1,  6,  9. 

(2)  Mourot  (no*  80  et  102)  parle  du  tribunal  de  fanûlle  «  que  ces  lois  ont 
érigé.  Il  a  été  l'œuvre  de  la  coutume.  »  F.  Le  Play  aussi  voudrait  que  le  père  pût 
désigner  des  arbitres.  Organisation  de  la  famille,  p.  342.  —  Sur  la  famille  en 
Chine  et  le  tribunal  domesti<|ue,  v.  Eugène  Simon,  La  Cité  chinoise,  et  ci-dessus, 
p.  308. 

La  Réf.  Soc,  16  novembre  1893.  3«  série,  t.  VI  (t.  XXVI  coi.  ),  48. 


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746  LA  CONSTITUTION  DE  LA  FAMILLE  ET  DU   PATRIMOINE 

compositions  évitaient  les  procès  ruineux  que  l'on  voit  surgir  de 
tontes  parts  aujourd'hui,  car  dans  leurs  rapportw<î  les  experts  con- 
cluent dans  la  plupart  des  cas  à  la  licltation  au  lieu  de  chercher  à 
composer  les  paris  ou  lots  pour  le  plus  grand  avantage  du  bien. 

§  V.  —  Formation  de  la  famille-souche. 

Ainsi  on  voyait  les  familles  établies  se  perpétuer  dans  la 
demeure  des  ancôtres,et  ce  n'est  pas  sans  raison  que  M.  Secrélana 
pu  écrire  des  p^ges  convaincues  sur  Thérédité  de  la  propriété  fami- 
liale (1).  Il  se  rencontre  encore  dans  ces  contrées  des  exemples 
remarquables  de  familles  de  cultivateurs  dont  les  générations  se 
;  succèdent  sur  le  môme  bien  patrimonial,  etM.  d'Abbadie  parlait  à  la 

Société  des  sciences  de  Bayonne  d'une  famille  vivant  sur  laméme  terre 
depuis  huit  cents  ans(2).  lien  est  une  quia  toujours  habité  la  vallée 
d'Ossau  et  dont  les  registres  curieux  mentionnent  jour  par  jour 
depuis  quatre  cents  ans  les  événements  généraux  et  particuliers.  A 
P//  Taide  des  Gartulaires  de  Sordes  et  de  Morlaas.  surtout  du  recense- 

g>'  ment  général  de  1385  et  des  divers  censiers  conservés  dans  les 

^'  communes  ou  aux  archives  départementales  que  Ton  rapproche- 

^Ir   ■  ■  rait  des  actes  de  notaires,  il  ne  serait  pas  fort  difTicile  de  suivre  le 

^  développement  de  la  fortune  patrimoniale  dans  nombre  de  familles 

I  ;  encore  existantes,  et  de  retrouver  à  beaucoup  de  noms  modeste- 

^V;  ment  connus  une  origine  très  ancienne. 

;J  D*où  venait  donc  à  la  race  pyrénéenne  cette  force  de  conserva- 

f^  tion?  La  Coutume —  et  le  fait  est  démontré  —  protégeait  énergi- 

quement  le  patrimoine.  Ainsi  on  n'avait  pas,    quoique  ces  con- 
trées fussent  habitées  par   des  pasteurs,  le  type  de  la  famille 
patriarcale  qui  se  serait  mal  concilié  avec  l'esprit  de  liberté  et  d'in- 
,  dépendance  dont  nos  fors  sont  imprégnés;  on  n'avait  pas  davan- 

tage la  famille  instable  aujourd'hui  régnante  en  France.  Le  Béam 
avait  adopté  le  type  moyen  de  la  famille-souche,  conforme  à  son 
génie  et  à  son  climat,  dont  Le  Play  amis  le  nom  en  honneur  en  le 
définissant  si  heureusement,  et  qui  semble  la  résultante  nécessaire 
de  l'exposé  qui  précède. 

«  L'organisation  de  la  famille-souche,  dit-il,  associe  aux  parents 
un  seul  enfant  marié.  Elle  établit  tous  les  autres  avec  une  dot, 

(1)  Les  droits  de  Inhumanités  Alcan^  1891. 

(2)  Cf.  BuUetm,  1874-1877,   p.  24. 


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^  sous  LE  FOR,    EN  BÉARN.  747 

dans  un  état  d'indépendance  que  leur  refuse  la  famille  patriar- 
cale. Elle  garde,  dans  leur  intégrité,  au  foyer  paternel,  les  habi- 
tudes de  travail,  les  moyens  de  prospérité  et  le  trésor  d'enseigne- 
ments utiles  légués  par  les  aï^ux.  Elle  devient  un  centre  perma- 
nent de  protection  auquel  tous  les  membres  de  la  famille  peuvent 
recourir  dans  les  épreuves  de  la  vie.  [Grâce  à  cet  ensemble  de  tra- 
ditions, le  troisième  type  donne  aux  individus  une  sécurité 
inconnue  dans  le  second  et  une  indépendance  incompatible  avec  le 
premier,  » 

«  La  famille-souche  surgit  parfois  des  influences  traditionnelles 
de  la  vie  patriarcale;  mais  elle  ne  se  constitue  définitivement  que 
sous  le  bienfaisant  régime  de  la  propriété  individuelle.  Elle  con- 
vient également  à  ceux  qui  se  complaisent  dans  la  situation  où  ils 
sont  nés,  et  à  ceux  qui  veulent  s'élever  dans  la  hiérarchie  sociale 
par  des  entreprises  aventureuses.  Elle  concilie,  dans  une  juste 
mesure,  l'autorité  du  père  et  la  stabilité  des  enfants,  la  stabilité  et 
le  perfectionnement  des  conditions.  Au  surplus,  pour  démontrer  la 
supériorité  de  ce  troisième  type,  il  suCQt  de  constater  qu'il  neît 
partout  où  la  famille  est  libre,  et  qu'il  se  maintient  malgré  les 
événements  de  force  majeure  qui  troublent  Tordre  établi  (1).  » 

Certes,  cette  association  des  enfants  aux  biens,  cette  identifica- 
tion avec  le  patrimoine,  se  manifeste  dans  les  types  de  société  à 
trois  ou  à  quatre,  étudiés  en  Navarre,  où  les  maîtreis  jeunes  acquièrent 
le  droit  de  copropriété  ou  de  coseigneurie  avec  les  maîtres  vieux. 

Pourquoi  F.  Le  Play  adopta-t-il  cette  désignation  de  souche,  c'est 
ce  qu'il  est  difficile  de  savoir  si  on  ne  demande  pas  à  la  langue 
populaire  une  explication.  En  Béarnais,  en  effet,  on  appelle  Taîné 
la  souque,  la  branque,  le  cap  d'oustau  (2).  Vaynat  désigne  seulement 
la  qualité  de  primogéniture.  Pour  perpétuer  la  famille  la  Coutume 
Ta  institué  héritier  nécessaire.  De  plus,  les  parents  pour  le  retenir 

>  (1)  Réforme  sociale  en  France,  t.  I,   p.  308  ;   l'Organisation  de  la  famille^ 

[  p.  10  et  40. 

I  (2)  Souque  signifie  «  tronc  d'arbre  avec  ses  racines  »  ;  branque  ,«  rameau  prin- 

*  cipal  »  ;  cap  (Votistau,  «  tête  de  la  maison  ».  —  «  En  Provence,  dit  M.  do  Ribbc, 

'  il. n'est  pas  rare  de  rencontrer  des  paysans  qui,  parlant  de  celui  do  leurs  fils 

auquel  incombera  la  charge  [de  conserver  la  maison  paternelle  et  la  terre  do 
fainille,  disent  de  lui  :  Aqueou  sara  lou  cepoun  de  Voustaou,  Traduction  littérale  : 
«  Celui-ci  sera  le  tronc  de  chêne  de  la  maison.  »  C'était  autrefois  un  proverbe. 
Cepoun  signifie  la  partie  du  tronc  sciée  au-dessus  de  la  racine,  et  qui  est  établie 
auprès  du  foyer  pour  les  divers  besoins  du  ménage.  »  /.e  Play  et  sa  correspon- 
dance. Paris,  Firmin-Didot,  1884,  p.  39,  note  1.  Cf.  La  Réforme  sociale, 
!•'  mars  1885,  p.  265. 


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748  LA   CONSTITUTION   DE   LA   FAMILLE  ET   DV   PATRIMOINE 

à  la  maison-souche  font  en  sa  faveur  une  insUlution  d'Aériïtw  qui  a'a 
pas  toujours  lieu,  comme  le  dit  Le  Play,  par  son  contrat  de  mariage, 
mais  le  plus  souvent  par  testament  (1). 

Malgré  les  divergences  profonj^es  entre  la  constitution  de  la 
famille  et  du  patrimoine  à  Rome  et  en  Béarn,  il  est  permis  de 
penser  que  ces  provinces,  où  le  droit  romain  servait  de  droit  com- 
mun, comptent  parmi  celles  où  la  famille  a  été  le  mieux  organisée 
au  point  de  vue  du  droit,  et  on  prouverait  aisément  qu'elles  fai- 
saient aussi  le  plus  judicieux  usage  du  testament  (2).  La  Coutume 
d'ailleurs  avait  suffisamment  protégé  l'aîné  pour  ne  redouter  point 
les  caprices  des  parents. 


§  VL  —  Moyenne  et  petite  propriété. 


De  ces  explications  il  résulte  que  deux  faits  sociaux  servent  de 
base  fondamentale  à  la  constitution  du  patrimoine  :  la  propriMè  et 
Yindustrie  individuelles.  Le  Béarn  repoussa  toujours  la  propriété  et 
l'industrie  collectives  comme  funestes  à  l'expression  de  la  volonté 
humaine  et  de  la  liberté.  «  La  propriété  collective,  écrit  M.  Bau- 
drillart,  a  pour  inconvénient  de  ne  pas  stimuler  suffisamment  l'ac- 
tivité du  propriétaire  et  de  n'être  pas  transmissible  à  des  posses- 
seurs plus  actifs,  plus  habiles,  mieux  fournis  de  capital  et  surtout 
plus  désireux  de  s'enrichir  (3).  » 

(1}  Organisation  delà  famille^  p.  30  et,  note  1,  p.  118.  —  «  Nous  admettons,  dit 
Mourot  (Trai/é  des  successions,  n«  73),  l'institution  d'héritier»,  et  n*  78:  «on  a 
douté  si  nous  ne  devions  pas  nous  régler  parla  maxime  institution  d^héritiern^a 
lieu,  de  manièro  que  les  testaments  qui  manquassent  par  un  vice  propre  de  l'îns- 
tltuiion,  subsistassent  comme  im  codicille  dans  lequel  l'institution  serait  convertie 
en  legs,  comme  on  en  use  on  pays  coutumier  ;  il  est  prétendu  que  cela  devait  étro 
ainsi  et  que  la  coutume  ayant  nommé  un  héritier  nos  testaments  n'étaient  à  pro- 
prement parler  que  des  codicilles.  »  Le  parlement  par  arrêt  du  2  mai  1761,  après 
un  grand  débat,  décida  que  le  Béarn  n'était  pas  dans  le  cas  ^'institution  d^kéri" 
tier  ne  vaut  et  que  par  conséquent  il  n'y  avait  pas  lieu  de  convertir  TinstitatioD 
testamentaire  en  simple  legs, 

(2)  De  Kibbe,  Les  familles  et  la  société  en  France  avant  la  Révolution,  4*  ôdit, 
Marne,  1879.  Claudio  Jannet,  Le  socialisme  d*État  et  la  réforme  sociale,  Ploa, 
2«cdit.,  1890,  p.  203,  rapporte  que  l'orateur  d'un  congrès  allemand  attribue  une 
bonne  partie  des  maux  do  la  classe  agricole  à  l'invasion  du  droit  romain  à  la  fin 
du  moyen  âge. 

(3)  Baudrillart,  Manuel  d*Économie  poliliquef  i^  édït.,F&ris,  Guillaumin,  4878, 
p.  ;i2.  Il  n'y  a  qu'à  voir  le  mauvais  entretien  des  communaux  encore  fort  nom- 
breux en  béarn  malgré  les  aliénations  du  xvin"  siècle. 


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SOUS   LE  FOR,   EN  BÉARN.  749 

C'est  que  le  Béarn  était  terre  de  franc-alleu  et  Tun  des  pays  où 
Ton  appliquait  peut-être  avec  le  plus  de  rigueur  la  règle  «  nul  sei- 
gneur sans  titre  (i)  ».  Le  règlement  de  justice  de  Gaston  VIII, 
en  1252(2),  montre  le  respect  de  la  liberté  individuelle  pour  tous  les 
sujets  de  la  vicomte^  nobles,  gens  de  ville  et  paysans  (3),  aussi  bien 
que  le  For  réglemente  rigoureusement  les  preuves  à  administrer 
pour  établir  qu*un  homme  est  serf  (4).  L'homme  qui  revendique 
cette  condition  de  personne  libre, peut  porter  la  question  d'état 
devant  la  Cour  Majeur,  et  le  seigneur  doit  alors  «  faire  foi  en  sa 
main  *>,  c'est-à-dire  montrer  le  titre  contraire.  Le  seigneur  ne  per- 
mettra qu'aucun  de  ses  gens  loge  dans  une  maison  particulière  sans 
l'autorisation  du  propriétaire  et  sans  l'avis  des  jurats  (5). 

On  reconnaissait  en  Béarn  quatre  sortes  de  terres  (6). 

i**  Le  domaine  prop7'e  du  vicomte  :  rivières,  bois,  fonds  et  terrains 
vagues  ou  herms  (7)  donnés  à  cens  aux  communautés  qui  avaient 
besoin  de  pâturages  pour  leurs  troupeaux  et  à  qui  ils  furent  aliénés 
au  xvi*  siècle  (8).  Le  seigneur  avait  la  faculté  de  disposer  de  son 
domaine,  de  l'engager,  de  l'hypothéquer,  le  léguer,  l'inféoder  et 
l'afifranchir  sa  vie  durant  seulement  (9),  mais  non  de  l'aliéner,  car  il 
n'était  que  le  chef  d'une  confédération  de  maisons  et  de  communes, 
collectivités  superposées  dont  tous  les  rouages  furent  nettement 
définis. 

2**  Te)re8  d'Eglise,  —  Malgré  les  fondations  religieuses  et  les 
donations  fréquentes  des  vicomtes,  l'Église  possédait  peu  de  biens. 
Soumis  au  droit  des  terres  nobles  (10),  cesbiens  exempts  de  toute 
redevance  de  vasselage  faisaient  partie  de  la  seigneurie  (11). 


(1)  Mazure,  Histoire  du  Béarn  et  du  Pays  basque.  Pau.  Vignancour,  1839, 
p.  178. —  Mazure  et  Hatoulet,  Fors  de  Béarn,  Pau,  Vignancour  (1841),  p.  81, 
note  1.  —  Polverel,  p.  246,  247,  315. 

(2)  Fors  de  Béatm,  rubrique  xiX;  art.  31,  p.  16  et  autres. 

(3)  Eod.  loc,  «  rubrique  xxvi,  art.  54,  p.  24;  rubrique  xxvii,  art.  5o,  p.  24; 
rubrique  xxxiii,  art.  74,  p.  32. 

(4)  Eod.  /oc,  rubrique  lx,  art.  218  à  233,  p.  82-84. 

(5>  .Bod  /oc,  rubrique  xxvi,  art.  53  et  54;  rubrique  xxvii,  art.  55,  p.  24  et 
For  de  Morlaas^  vuhrïquo  v,  art.  6  et  7,  p.  112;  rubrique  xxvi,  art.  42,  p.  123. 

(6)  M.  L.  Cadier  a  mis  ce  point  en  lumière.  Cf.  Les  États  de  Béaim.  Paris, 
Picard,  mdccclxxxviii,  p.  78  et  sq. 

(7)  Du  Cange,  t.  III,  p.  663. 

(8)  V.  sur  cette  propriété  collective  des  hameaux  et  des  communes,  P.  Leroy- 
Beaulieu,  Traité  de  la  science  des  finances ,  4*  édit.,  t.  l*^, 

(9)  For  deMorlaas,  rubrique  cxxiv,  art.  353  et  354,  p.  204. 

(10)  Marca,  Histoire  du  Béam,  1.  V,  ch.  xii,  p.  381  ;  ch.  xxxt,  p.  451,  etc. 

(11)  Faget  doBaure.  Ess,  historiques  sur  le  Béarn,  p.  227. 


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750  LA   CONSTITUTION  DE   LA   FAMILLE  ET  DU  PATRIMOINE 

3*  Terres  nollea.  —  On  n'en  peut  indiquer  absolument  la  condition 
juridique  qui  variait  suivant  les  contrats.  Le  seigneur  donnait  la 
permission  de  bâtir  le  château,  en  réglait  les  dimensions  (i),  pou- 
vait le  prendre  pour  répondre  des  délits  et  le  recevait  trois  fois  par 
an  comme  suzerain  (2).  Les  fiefs  n'étaient  pas  à  charge  de  service 
noble,  car  des  non-nobles  et  des  serfs  en  ont  tenu  en  possession 
contre  un  fiu  ou  cens.  La  noblesse  fut  en  effet  toujours  réelle  et 
attachée  à  la  glèbe.  La  représentation  aux  Ëtats  était  un  droit  de 
la  terre  (3),  comme  en  Bigorre,  en  Navarre,  en  Guipuzcoa,  Âlava  et 
Biscaye.  Les  possesseurs  de  biens  nobles  devenaient  noUes  dex- 
traction  après  une  possession  de  cent  années  (4). 

4*  Terres  roturières.  —  La  propriété  libre  exista  en  Béarn  sous  un 
nom  spécial.  Dès  l'origine,  le  Béarnais  achetait,  vendait  et  possé- 
dait franchement  ses  maisons  et  ses  terres,  sans  même  payer  le 
droit  de  vente  (5)  appelé  par  la  suite  capsoo  (6)  et  lods  et  vente.  Les 
Fors  de  Béarn  traitent  longuement  de  ces  diverses  manifestations 
du  droit  de  propriété.  Mais  l'homme  franc  n'était  pas  nécessai- 
rement propriétaire,  car  en  Béarn  l'état  des  personnes  ne  se  liait 
pas  suflisamment  â  la  terre  pour  que  la  possession  de  la  tenure 
portât  atteinte  à  la  franchise  (7).  Les  censitaires  soumis  à  la  juri- 
diction du  seigneur  devaient  exiger,  préalablement  à  la  reconnais- 
sance d'un  droit  sur  eux,  l'exhibition  par  ledit  seigneur  d'un  titre 
émané  d'eux  lui  permettant  de  faire  :  <i  loi  en  sa  main  »  (8). 

Ces  explications  préliminaires  étaient  nécessaires  à  la  justification 


(1)  For  de  Béarn,  rubriq.  xv,  art.  21,  p.  10. 

(2)  Eod.  loc.j  rubriq.  xiii,  art.  19,  p.  10. 

(3)  tt  II  y  avait  aussi  quelques  communautés  où  lo  droit  de  voisinage  (bour- 
geoisie) était  inséparable  do  la  maison,  et  d'autres  où  il  pouvait  être  vendu  sépa- 
rément. Dans  les  unes  la  possession  d'une  maison  suffisait  pour  l'exercer  ;  dans 
d'autres,  il  fallait  joindre  Thabitation  k  la  possession.  »  (Mazuro  et  Hatoulet, 
Foi^s,..y  p.  161,  note  3.) 

(4)  Des  arrêts  du  Conseil  d'État  (11  novembre  1669  et  13  novembre  1701) 
exemptèrent  les  Béarnais  de  la  recherche  générale  de  la  noblesse,  ordonnée  on 
1666  et  1696,  comme  contraire  à  leurs  lois  et  privUèges.  Cet  état  do  choses  se 
poursuivit  jusqu'en  1189  :  «  Cotte  viciUe  idée,  écrit  M.  Viollct  {Précis  de  Vhist. 
du  rfï*.  fçs.f  p.  221)  se  trouve  encore  au  xvui*  siècle,  à  l'autre  extrémité  de  FEu- 
rope,  à  Lubeck  ;  mais  elle  est  sensiblement  atténuée.  »  (Mévius,  Commentarii  in 
jus  Lubecence^  Franc,  et  Lipsiœ,  1744,  p.  465).  On  voit  ici  que  lo  Béarn  no  jouis- 
sait pas  seul  d'un  privilège  étendu,  bien  au  contraire,  à  la  contrée. 

(5)  For  d'Oloron,  art.  I,  p.  211,  et  art.  IV,  p.  212.  Mazuro  et  Hatoulet,  p.  xxx. 

(6)  For  de  Af or/cras, rubriq.  lviii,  art.  213,  p.  81  et  note  1. 

(7)  For  de  MorlaaSt  rubriq.  lviii,  art.  209,  p.  79. 

(8)  For  de  Béarn f  rubriq.  lvi,  art.  11,  p.  6,  «  sino  que  lo  domenger  aya  carie 
de  lor  que  en  sa  maa  fassen  drel  et  ley,  » 


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sous  LE  FOR,   EN  BÉARN.  751 

de  la  thèse  à  développer.  L'aîné  seul  prenait  possession  du  patri- 
moine et  le  cadet  apparcellé  allait  souvent  fonder  une  nouvelle 
maison.  De  bonne  heure  il  en  fut  ainsi  en  Béarn  :  avec  la  liberté 
concédée  ou  constatée  par  le  For  on  le  peut  justement  induire,  et 
déjà  le  recensement  de  1385  en  fournit  la  preuve  par  le  dédou- 
blement des  noms  (1).  Et  ne  trouve-t-on  pas  aussi  un  argument 
dans  Tabsence  de  grandes  propriétés  ;  car  si  les  seigneurs  à  la  fin 
du  xvnr  siècle  (quelques-uns,  peu  nombreux)  possédaient  des 
biens  relativement  considérables  eu  égard  à  la  moyenne  et  à  la 
petite  propriété,  il  importe  de  ne*  voir  dans  ce  fait  que  la  résultante 
nécessaire  des  mariages,  des  successions  ou  des  donations  s*accu- 
mulant  sur  la  même  branche. 

La  moyenne  propriété  comprenait  en  ginéral  de  quinze  à  vingt 
hectares  dont  les  deux  tiers  consistaient  en  terres  labourables, 
prés  et  vignes,  Tautre  tiers  étant  en  bois  et  pâtures  ou  touyas  (2). 
Le  propriétaire  jouissant  du  droit  de  dépaissance  sur  les  herms  ou 
terrains  communs  avait  intérêt  à  défricher  le  plus  [possible  de 
«  vagues  ». 

La  petite  propriété  était  encore  plus  répandue  à  raison  même  du 
nombre  d*enfants  de  chaque  famille,  cinq  à  huit  (3).  Le  célèbre 
voyageur  Young,  dans  un  passage  souvent  rappelé,  en  parle  en  ces 
termes  :  a  En  prenant  la  route  de  Moneng  (4),  je  suis  tombé  sur  une 
scène  si  nouvelle  pour  moi  en  France  que  j*en  pouvais  à  peine  croire 
mes  yeux.  Une  longue  suite  de  chaumières  bien  bâties,  bien  closes 
et  confortables,  construites  en  pierres  et  couvertes  en  tuiles,  ayant 


(1)  Il  serait  curieux  à  ce  point  de  vue  d'étudier  la  formation  des  noms  propres. 
Case  (maison)  formait  Sober-case  (case  d'en  haut),  Sous-caze  (maison  d*en  bas) 
dans  le  môme  village  ;  Borrfc  {grdLïïQQ),  Borde-longue  ;  Sale,  Salefranque;  Lane, 
Lanesus,  Lanefranque,  Les  cadets  tiraient  leurs  noms  en  diminutif  de  la  branche- 
souche. 

(2)  La  mesure  agraire  de  Pancicn  Bdarn  était  Varpent,  variant  de  33  à  38  ares 
floivant  les  lieux,  et  contenant  144  escals  (environ  le  quart  de  Tare).  Le  Journal 
représentait  à  peu  près  l'arpent.  —  Aux  environs  d'Orthez,  section  Castétarbe, 
sur  64  cotes  étudiées  on  en  trouve  onze  ayant  plus  de  quinze  hectares,  treize  plus 
de  cinq  (6  entre  9  et  10,  5  entre  7  et  8),  neuf  entre  trois  et  cinq,  quatre  entre 
deux  et  trois,  et  vingt-huit  ayant  moins  de  deux  hectares. 

(3)  Karl  Lamprecht  professeur  à  Bonn,  Etudes  sur  Niai  économique  de  la 
France  pendant  la  première  )*artie  du  moyen  âge  (trad.  Marignan,  1839)  ;  notam- 
ment chap.  II,  p.  11,  h  système  des  champ*  et  la  division  de  la  /erre,  forcément 
incomplet  faute  d'utilisation  de  tous  les  documents  publiés.  L'auteur  étudie  le 
mansuSf  les  bordaria,  M.  Hippolyte  Passy,  dans  son  Traité  des  systèmes  de 
culture,  qui  quoique  ancien  n'a  pas  vieilli,  démontre  la  supériorité  de  la  petite 
culture  au  double  point  de  vue  du  produit  net  et  du  produit  brut. 

(4)  Monein,  chef-lieu  de  canton  de  l'arrondissement  d'Oloion. 


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752  LA   CONSTITUTION   DE  LA    FAMILLE   ET  DU   PATRIMOINE 

chacune  son  petit  jardin  entouré  d'une  haie  d'épines  nettement 
taillée  (1),  ombragé  de  pêchers  et  d'autres  arl)res  à  fruil,  de  beaux 
chênes  épars  dans  les  clôtures,  et  çà  et  là  de  jeunes  arbres  traités 
avec  ce  soin,  cette  attention  inquiète  du  propriétaire,  que  rien  ne 
pourrait  remplacer.  De  chaque  maison  dépend  une  ferme  parfai- 
tement enclose,  le  gazon  des  tournières  dans  le  champ  de  blé  est 
fauché  ras,  et  ces  champs  communiquent  ensemble  par  des  bar- 
rières ouvertes  dans  les  haies.  Les  hommes  portent  des  bonnets 
rouges  comme  les  montagnards  d'Ecosse.  Quelques  parties  de 
TAngleterre  (là  oii  il  reste  encore  de  petits  semainiers)  se  rappro- 
chent de  ce  pays,  mais  nous  en  avons  bien  peu  d'égales  à  ce  que  je 
viens  de  voir  dans  ma  course  de  douze  milles  de  Pau  à  Moneng.  Il 
est  tout  entre  les  mains  de  petits  propriétaires,  sans  que  les  fermes 
se  morcellent  assez  pour  rendre  la  population  misérable  et  vicieuse. 
Partout  on  respire  un  air  de  propreté,  de  bien-être  et  d^aisance  qui 
se  retrouve  dans  les  maisons,  dans  les  étables  fraîchement  cons- 
truites, dans  les  petits  jardins,  dans  les  clôtures,  dans  la  cour  qui 
précède  les  maisons,  jusque  dans  les  mues  de  volailles  et  les  toits  à 
porcs.  Peu  importe  au  paysan  que  son  porc  soit  mal  abrité,  si  son 
propre  bonheur  tient  à  un  fil,  à  un  bail  de  neuf  ans.  Nous  sommes 
en  Béarn,  à  quelques  milles  du  berceau  d'Henri  IV;  serait-ce  de  ce 
bon  prince  qu'ils  tiennent  tant  de  bonheur?  Le  génie  bienveillant 
de  cet  excellent  monarque  semble  régner  encore  sur  le  pays  :  cha- 
que paysan  y  a  la  poule  au  pot.  —  Trente-quatre  mille  (ou  cin- 
quante-cinq kilomètres)  parcourus.  »  —  «  Le  13  août.  L'agréable 
tableau  d'hier  se  déroule  encore  devant  nos  yeux  :  beaucoup  de 
petites  propriétés, toutes  les  apparences  du  bonheur  champêtre  (2).  » 
La  propriété,  la  terre,  le  patrimoine,  objet  de  la  sollicitude  de 
la  Coutume,  était  en  honneur  :  or,  comme  le  dit  un  économiste  dis- 
tingué :  «  Plus  le  propriétaire  touche  de  près  à  la  terre,  plus  il  est 
disposé  et  capable   de  l'entretenir  en  bon  état  (3).  »  Idée  bien 

(1)  1768.  Arrêt  constatant  la  publication  do  l'édit  du  mois  de  décembre  1767 
qui  permet  la  clôture  des  héritages  en  Béarn.  (Archives  des  Basses-Pyrénées, 
B  4741.)  On  a  prétendu,  mais  bien  à  tort,  que  le  morcellement  de  la  propriété 
est  encore  augmenté  par  les  clôtures  qui  entraînent  une  déperdition  de  terrain. 
En  effet  là  où  la  propriété  est  non  close  de  haies  les  actions  possessoires  se 
multiplient. 

(2)  Voyage  en  France  pendant  les  années  1787,  1788,  1789,  2  vol.  in-8®.  Paris, 
1860,  t.  I,  p.  72-73.  Or  Young  no  l'ait  pas  un  portrait  flatté  du  paysan  (pp.  200, 
201,  260  à  265,  etc.).  Cf.  Taine  :  Uancien  régime,  op.  cit.,  liv.  V,  chap.  i,  Le 
Peuple,  p.  420. 

(3)  Léonce  do  Lavergne,  Essai  sur  Véconomie  rwrale  de  V Angleterre,  ch.  ix. 


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sous  LE  FOR,    EN  BÉARN.  753 

ancienne,  car  Xénophon,  dans  ses  QSconomica,  itreud  pour  type  le 
propriétaire  exploitant  ses  biens  en  régie  et  veillant  à  tous  avec  •; 

une  attention  profonde.  A 

Le  Béam  n'avait  cependant  pas  hérité  ces  idées  de  Rome,  où  les  1 

propriétaires  (1)  employaient  des  esclaves  à  l'exploitation  de  ces  ,  ^ 

grands  biens  fonciers,  latifundia^  qui,  au  dire  de  Pline  l'Ancien  (2), 
ruinèrent  l'Italie,  les  provinces  et  les  propriétaires  mêmes.  Ils  leur  y, 

abandonnaient  en  effet  ces  biens  moyennant  une  redevance  fixe 
en  leur  laissant  l'excédant  à  titre  de  pécule  (3).  L'absentéisme 
affaiblit  la  propriété  romaine  et  le  moyen  âge  lutta  contre  ce  vice 
capital  de  l'état  rural,  car  les  légistes  constatent  que  la  destruc- 
tion de  la  propriété  eût  été  préjudiciable  à  la  culture  (4).  Dans  les  ^ 
contrées  pyrénéennes  la  moyenne  et  la  petite  propriété  se  conser- 
vaient en  mains  d'un  aîné,  qui  les  travaillait  sans  grande  ambition 
et  qui,  libre  de  toute  fonction  publique,  exempt  de  toute  ambition, 
s'attachait  à  la  terre,  heureux  de  perpétuer  la  tradition. 


§  VII.  —  Constatations  des  livres  de  raison. 

Comme  à  Rome  le  père,  en  Béam  le  chef  de  famille  inscrivait 
sur  le  livre  de  famille  ou  livre  de  raison  les  naissances,  les  mariages, 
les  morts  d'une  part,  et  de  l'autre  part  les  transactions,  les  muta- 
tions de  la  propriété  (5),  parfois  même  les  événements  importants 

(1)  Fustel  do  Coulanges,  Vlnvasion  germanique^  chap.  v,  p.  172,  chap.  xi, 
p.  184,  surtout  p.  190,  194,  197. 

(2)  XVIII,  7. 

(3)  Fustel  de  Coulanges,  loc.  cit.^  p.  88  et  chap.  vu,  p.  138.  Ajouter  aux  auto- 
rités rapportées  dans  la  note  3  :  Appien,  De  belL  civile  1^  7  ;  —  Dureau  de  la 
Malle,  Economie  politique  des  Romains^  liv.  III,  chap.  xxi;  —  de  Broglie,  L'E- 
glise et  l^Empire  romain  auIV^  siècle,  t.  II,  I"  p.,  ch.  vi. 

(4)  Dunod,  Traité  de  la  mainmorte,  p.  90. 

(5)  Les  archives  des  Basses-Pyrénées  en  conservent  plusieurs,  E  954,  E  1016, 
B  7964,  7965,  7967,  7968,  7969,  7970,  et  leur  lecture  justifie  ces  paroles  de 
M.  de  Carsalade  du  Pont  ;  w  On  se  fait  généralement,  dit-il,  une  idée  peu  juste 
sur  la  façon  dont  vivaient  les  gentilshommes  gascons  dans  leurs  châteaux.  A 
voir  ces  vieilles  demeures,  la  plupart  en  ruines  aujourd'hui,  bâties  à  grand  ren- 
fort de  pierres  de  taille,  flanquées  do  donjons  et  de  tours,  crénelées  comme  des 
bastions,  on  rcvo  à  ces  beaux  seigneurs,  à  ces  nobles  dames  des  légendes  et  des 
contes,  vivant  somptueusement  avec  tous  les  raffinements  de  l'élégance  et  du 
luxe.  Les  conteurs  sont  assurément  des  gens  fort  aimables,  mais  leurs  récits 
n'ont  jamais  eu,  que  je  sache,  do  valeur  historique.  Rien  au  contraire  n'était 
plus  simple,  plus  familial,  plus  rustique  que  la  vie  de  nos  châtelains  gascons, 
quand  la  paix  les  forçait  à  habiter  leurs  terres.  »  Revue  de  Gascogne,  t.  XXXIII, 
p.  595. 


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I 


754  LA    CONSTITUTION   DE  LA   FAMULLE  EN  BÉARN. 


avec  une  naïveté  pittoresque  et  des  préceptes  moraux.  Parfois 
aussi  les  caractères  individuels  s'y  peignent  ou  s'y  dessinent  dans 
ces  réflexions,  et  la  famille,  par  une  solidarité  d'honneur,  continue 
les  traditions  des  aïeux  qui  n'ont  pas  estimé  leur  pouvoir  assez 
absolu  pour  soustraire  leur  gestion  à  la  critique.  Il  appartient  aux 
descendants  de  savoir  si  le  patrimoine  a  été  bien  ou  mal  admi- 
nistré et  de  tirer  de  cet  examen  des  leçons  pratiques. 

Ainsi  il  est  fait  deux  parts  dans  le  registre,  l'une  consacrée  à 
l'histoire  morale  de  la  famille  dont  elle  est  le  mémorial,  l'autre  à 
la  gestion.  Le  Parlement  de  Pau  trouva  suffisamment  prouvée  une 
créance  portée  sur  un  livre  de  raison  (i). 

Le  registre  débute  toujours  par  une  invocation  pieuse,  coutume 
alors  étendue  aux  actes  de  la  vie  politique,  aux  traités  entre  puis- 
sances, aux  statuts  et  délibérations  des  villes,  aux  actes  nolariés. 
Cette  invocation  est  inscrite  en  onciale  à  la  première  feuille  :  «  Au 
nom  de  Dieu,  Livré  à  Tmage  de  la  maison.,,  de,,,  LauSy  Deo,  Marie, 
Virgini,  Dey,  pare,  »  —  «  Livre  servant  de  mémoire  de  plusieurs  choses 
escriptpar  moy,  Jésus^Maria,  »  —  a  Au  nom  de  Dieu  soit  commandé  le 
présant  jovmal  de  varites^  acJiats  à  crédit  par  moy,  t,  -^  Au  milieu  sont 
inscrits  les  actes  de  famille  et  chaque  fait  débute  ainsi  :  a  Ceci  sera 
pour  mémoire  qu'en  Tan...  » 

Ce  qui  démontre  bien  le  caractère  quasi-religieux  de  cette  cou- 
tume, c'est  que  les  familles  protestantes  conservaient  leurs  généa- 
logies en  tète  de  la  Bible  sur  des  pages  blanches  insérées  dans 
cette  intention.  La  Bible  se  transmettait  avec  soin  de  génération 
en  génération. 

Ces  recueils  que  l'on  ne  continue  plus  [^)  fourniraient  de  curieux 
documents  pour  l'histoire  sociale  du  Béarn  et  l'étude  de  la  vie 
privée.  On  peut,  d'une  façon  générale,  leur  attribuer  les  carac- 
tères décrits  par  M.  de  Ribbe  :  leur  utilité  était  la  même  qu'en 
Provence. 

(il  suivre.) 

Louis  Batcave. 

(1)  Arch.  des  Basses-Pyrénées  1781,  B  5227.  Arrêt  accordant  exécution  i 
Armand  Liadieres,  marchand  de  Pau,  contre  les  débiteurs  portés  dans  son  lirre 
déraison. 

(2)  Michel  Montaigne  se  reprochait  de  n'avoir  pas  continué  le  livre  paternel. 
V.  en  plus  de  l'ouvrage  déjà  cité  :  Une  famille  au  XVP  siècle,  3«  édit.  1  yoL 
in-8o;  — La  Vie  domestique,  ses  modèles  et  ses  règles,  2  vol.  in-l8;  —  X.*  Livre 
de  famille,  1  vol.  in-18. 


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COURRIER   D'AUTRICHE 


Sommaire.  —  Le  congrès  de  Graz  ot  les  tendances  de  la  petite  industrie.  — 
L'absence  de  l'esprit  corporatif.  —  Le  parti  social-chrétien  et  ses  dangereuses 
propagandes.  —  Les  excès  de  l'antisémitisme.  —  Un  mot  sur  la  petite  pro- 
priété rurale. 

Les  dernières  années  n*.ont  vu  se  réaliser  en  Autriche  que  de  très 
rares  progrès  sur  le  vaste  terrain  des  questions  sociales.  M.  Brants,  le 
savant  professeur  de  FUniversité  de  Louvain,  vous  a  déjà  rapporté  les 
résultats  de  la  législation  concernant  les  associations  professionnelles  (1). 
Il  est  triste,  en  effet,  que  nos  petits  artisans  aient  si  peu  profité  de  la 
vie  corporative  à  laquelle  ils  sont  astreints  en  vertu  de  la  loi  du 
15  mars  1883.  Mais  ils  n'en  réclament  pas  moins  une  extension  des  prin- 
cipes de  restriction  qui  se  trouvent  en  germe  dans  les  dispositions  de  cette 
loi.  De  temps  en  temps  se  réunissent  des  Cewerbetage,  c'est-à-dire  des 
assemblées  générales  de  petits  industriels,  discutant  leurs  doléances  et 
votant  des  résolutions.  Partout  on  entend  les  mêmes  discours  et  partout 
on  formule  les  mêmes  prétentions.  Mais  il  va  sans  dire  que  les  vœux 
émis  par  les  congrès  réunissant  des  représentants  de  toutes  les  contrées 
de  Fempire  ont  un  retentissement  universel.  G*est  pourquoi  nous  vou* 
Ions  nous  arrêter  un  moment  aux  résolutions  votées  par  la  dernière  de 
ces  assemblées  générales,  tenue  à  Graz  (Styrie)  à  la  fin  du  mois  de 
mai  1893. 

D'après  ce  que  nous  avons  eu  à  rapporter  antérieurement  dans  ces 
courriers  sur  les  tendances  de  nos  petits  industriels,  vous  ne  serez  pas 
surpris  de  lire  qu'on  a  réitéré  un  vœu  suivant  lequel  non  seulement 
ceux  qui  veulent  devenir  compagnons  (Gehilfen)  dans  un  art  ou  métier 
doivent  passer  un  examen  (le  texte  de  la  loi  de  1883  demande  seule- 
ment de  prouver  un  apprentissage  de  deux  ou  trois  années),  mais  les 
chefs  d'ateliers  eux-mêmes  devront  se  soumettre  à  cet  examen  en  prenant 
la  direction  de  leur  métier.  Et  la  prétention  va  plus  loin  encore  :  la 
preuve  de  capacité  serait  exigée  même  des  grands  industriels  qui  pro- 
duisent des  articles  semblables  à  ceux  que  fabriquent  les  artisans,  même 
des  négociants  et  des  simples  boutiquiers.  Nous  né  contestons  pas 
qu'en  Autriche  des  examens  peuvent  être  exigés  des  petits  entrepreneurs 

(1)  Cf.  Réf.  soCf  !•«•  avril  1893  ;  les  corporations  de  la  petite  industrie  en  Au- 
triche; dix  ans  d'expérience.  —V.  aussi  Réf.  soc,  i*^  et  l6fév.  1889. 


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^^f^mÊÊWi 


756  COCRRIKR   D'AUTRICHE. 

(artisans  et  boutiquiers)  et  de  leurs  ouvriers  et  commis.  L'instruction 
professionnelle  laisse  bien  souvent  à  désirer,  et  certains  éléments,  parmi 
les  juifs  très  nombreux  dans  quelques  provinces,  ont  la  mauvaise  habi- 
tude de  commencer  une  entreprise  quand  les  chances  semblent  favo- 
rables, de  l'exploiter  déloyalement  et  de  la  délaisser  quand  leurs  pra- 
tiques deviennent  généralement  connues  ou  quand  la  situation  devient 
moins  favorable.  Mais  comment  peut-on  exiger  un  examen  de  capacité 
de  la  part  des  grands  entrepreneurs?  Les  gens  disposant  de  capitaux 
•considérables  sont  ordinairement  assez  instruits  pour  diriger  eux-mêmes, 
ou  par  des  représentants  ayant  des  connaissances  professionnelles,  les 
entreprises  qu'ils  trouvent  profitables.  On  sait  que,  chez  nous  en  parti- 
culier, les  gens  riches  sont  plus  avisés  eu  matière  économique  que 
les  pauvres,  et  qu'ils  n*ont  guère  la  coutume  d'engager  leur  fortune  dans 
des   entreprises  qu'ils  connaîtraient  insuffisamment. 

Mais  ce  n'est  pas  la  sollicitude  pour  la  bonne  qualité  des  produits  qui 
a  porté  nos  artisans  à  demander  l'examen  de  capacité  aux  grands  indus- 
triels futurs  ;  c'est  plîitôt  la  croyance  naïve  qu'ils  pourront  restreindre 
par  cette  institution  le  nombre  des  fabricants  d'efl*ets  confectionnés  et 
d'objets  de  cordonnerie  qui  font  une  concurrencesi  pemicieubc  à  nos  bot- 
tiers-cordonniers et  à  nos  tailleurs.  Ne  voit-on  pas  que  les  capitalistes,  en 
majorité  juifs,  qui  se  sont  jetés  sur  cette  industrie  et  qui  paient  souvent 
des  gages  infimes  aux  ouvriers  misérables  qui  confectionnent  les  objets 
mis  en  vente  dans  des  magasins  somptueux,  trouveront  facilement  des 
moyens  pour  déjouer  les  dispositions  de  loi  prescrivant  l'examen  de 
capacité.  Ou  ils  se  soumettront  aux  dispositions  légales,  ce  qui  sera 
d'autant  moins  pénible  pour  eux  que  des  gens  riches  trouveront  tou- 
jours des  maîtres  artisans  qui  leur  faciliteront  le  temps  de  compagnon- 
nage exigé  par  la  loi,  s'ils  ne  préfèrent  pas  fréquenter  une  école  profes- 
sionnelle supérieure;  ou  ils  trouveront  quelqu'un  pour  remplir  le  rôle 
d'entrepreneur  sans  posséder  la  moindre  liberté  d'action.  Car  est-il  rien 
de  plus  facile  que  de  faire  un  contrat  de  société  ou  de  prêt  du  capital 
nécessaire  qui  donne  au  prêteur  la  faculté  d'exiger  la  somme  prêtée  si 
certaines  conditions  ne  sont  pas  remplies? 

Nos  bons  artisans  oublient  toujours  que  le  seul  moyen  d'affronter  la 
concurrence  du  grand  capital  est  le  recours  aux  avantages  économiques 
ofl'erts  par  l'association.  Pourquoi  fondent-ils  si  rarement,  à  leurs  propres 
frais,  au  sein  des  corporations  obligatoires  des  magasins  de  vente  en 
commun,  des  institutions  ayant  pour  but  l'achat  à  bon  marché  des 
matières  premières,  etc.  ?  S'ils  ne  font  pas  cela,  leurs  corporations  obli- 
gatoires pourront  obtenir  tous  les  privilèges  imaginables  sans  que  la 
situation  de  ceux  qui  les  composent  s'améliore  sensiblement.  Il  faut 
absolument  que  l'esprit  corporatif  se  réveille  chez  les  petits  industriels 


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LES  TENDANCES  DE  LA   PETITE  INDUSTRIE.  757 

aulrichiens.  Jusqu'à  maintenant  on  en   découvre   très  peu  de   traces. 

Il  est  regrettable  que  la  loi  de  1883  défende  que  la  fortune  des  corpo- 
rations,  qui  est  en  beaucoup  de  cas  assez  considérable,  soit  employée  à 
créer  des  institutions  facilitant  la  production.  Mais  ii'existe-il  pas,  surtout 
à  Vienne  et  dans  les  grandes  villes,  des  corporations  nombreuses  ayant 
parmi  leurs  membres  des  gens  à  Taise  qui  trouveraient  facilement  le 
capital  nécessaire  à  la  création  de  magasins  de  vente,  à  l'achat  de  machines 
distribuant  des  forces  motrices  à  domicile  ou  les  mettant  aisément  à  la 
disposition  des  membres  de  la  corporation,  etc.  On  procède  très  rarement 
de  la  sorte.  Les  artisans  aisés  ne  font  rien,  ou  peu  de  chose,dans  Tintérêt 
général  et  les  tout  petits  chefs  d'ateliers  sont  trop  pauvres  pour  pouvoir 
faire  quelque  chose  d'important.  La  majorité  de  nos  petits  industriels 
souffre  au  plus  haut  degré  de  cette  maladie  de  notre  temps,  contre  la- 
quelle ils  déclament  si  fortement,  l'individualisme  égoïste.  Les  meil- 
leures lois  sont  impuissantes,  si  ceux  au  bonheur  desquels  elles  sont  des- 
tinées n'ont  pas  la  disposition  intellectuelle  et  morale  qui  leur  permet 
d'en  profiter.  Tandis  que  nos  petits  propriétaires-cultivateurs  sont  encore 
un  véritable  corps  d'état  ayant  un  esprit  de  corps  et  ne  formulent  en  gé- 
néral que  des  demandes  raisonnables  et  modérées,  nos  artisans,  sauf  des 
exceptions  respectables,  ont  trop  longtemps  suivi  les  théories  de  la 
presse  radicale  et  immorale  de  nos  villes  et  ont  fini  par  perdre  cette 
force  de  cohésion  sociale  qui  a  fait  vivre  et  fleurir  les  corporations  vi- 
goureuses du  moyen  âge.  Celles-ci  furent  en  grande  partie  —  il  ne  faut 
pas  l'oublier  —  absolument  libres  et  ne  vivaient  que  de  leur  propre  ac- 
tivité et  intelligence  sans  monopole  légal. 

Étant  donné  cet  tifxi  d'esprit  de  la  majorité  de  nos  petits  industriels, 
nous  ne  pouvons  non  plus  attendre  de  résultats  satisfaisants  de  la  réali- 
sation des  autres  vœux  du  Gewerbetag  de  Graz,  laquelle,  du  reste,  n'est  pas 
du  tout  vraisemblable.  Nous  ne  mentionnerons  que  trois  ou  quatre  de  ces 
votes,  émis,  cela  va  sans  dire,  aux  vifs  applaudissements  des  assistants» 
selon  l'usage  de  ces  innombrables  congrès  de  notre  époque,  composés  en 
majorité  de  personnes  incompétentes.  Les  petits  industriels  réunis  à  Graz 
ont  demandé  que  les  représentants  de  l'autorité  publique  chargés  d'at- 
tester que  les  aspirants  à  l'exercice  indépendant  d'un  métier  ou  à  l'ou- 
verture d'une  boutique  ont  rempli  les  conditions  exigées  parla  loi,  aient 
à  consulter  la  corporation,  à  se  conformer  à  son  avis^  et  à  prendre  aussi 
des  informations  auprès  de  la  commune  dans  laquelle  l'aspirant  veut 
exercer  son  métier.  On  peut  s'imaginer  comment  nos  corporations  d'arts 
et  métiers,  composées  le  plus  souvent  en  majorité  d'hommes  dans  une 
position  gênée,  exerceraient  ce  droit  pour  restreindre  autant  que  possi- 
ble le  nombre  des  nouveaux  concurrents,  si  bien  préparés  qu'ils  soient  à 
être  des  chefs  d'ateliers  intelligents  et  capables. 


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758  COURRIER  D'AUTRICHE. 

Puis  on  a  émis  le  vœu  que  toutes  les  corporations  d'arts  et  métiers  de 
chaque  district  politique  (correspondant  à  peu  près  à  un  arrondissement) 
forment  une  association  obligatoire  pour  aider  chaque  corporation  à 
mieux  remplir  sa  mission  et  pour  remplacer  les  fonctionnaires  de  l'État  de 
U  première  instance  chargés  de  l'administration  des  affaires  industrielles. 
Ce  serait  en  effet  un  grand  avantage  que  des  unions  d'associations 
professionnelles,  comme  il  en  existe  déjà  en  Bohême,  en  Styrie,  etc.,  se 
formassent  en  plus  grand  nombre  pour  créer  des  écol es  ptofessioDnelles, 
organiser  Tachât  sur  une  grande  échelle  des  matières  premières,  etc. 
Mais  est-il  raisonnable  de  poursuivre  ce  but  au  moyen  d'une  contrainte 
imposée  à  toutes  les  corporations  d'une  contrée?  Est-il  juste  de  forcer 
une  association  intelligente  et  disposée  à  faire  quelque  chose  d'utile  à 
s'allier  aux  artisans  dénués  de  capital  et  aux  routiniers  des  petits  bourgs? 
Et  n'est-il  pas  absurde  d'attendre  un  bon  effet  de  la  coalition  des  asso- 
ciations professionnelles  les  plus  variées,  alors  qu'on  s'est  tant  plaint 
—  et  on  a  eu  raison  de  le  faire  —  de  la  réunion  dans  la  même  corpora- 
tion des  métiers  les  plus  divers?  Mais  que  dire  de  la  prétention  que  les 
directeurs  de  ces  coalitions  soient  appelées  à  remplacer  les  organes  de 
l'État?  Veut-on  que  les  élus  des  petits  chefs  d'ateliers, de  nos  bons 
petits  cordonniers  qui  ont  un  compagnon  et  un  apprenti  ou  qui  n'en 
ont  pas  du  tout,  s'occupent  aussi  des  affaires  de  la  grande  industrie?  Ce 
serait-il  révélé  au  congrès  de  Graz,de  la  part  de  nos  agitateurs  chrétiens 
sociaux  et  des  chefs  du  parti  des  artisans  {Gewerbepartei),  une  si  haute 
compétence  à  diriger  le  mouvement  industriel  alors,  que  dans  tons  les 
vœux  si  maladroitement  formulés  ou  a  tout  simplement  oublié  qu'il 
existe  d'autres  classes  productives  en  dehors  du  monde  naïf  de  nos 
artisans  et  petits  boutiquiers? 

Enfin  on  a  demandé  que  les  confectionneurs  et  boutiquiers  ne  puissent 
faire  prendre  la  mesure  à  leurs  clients  que  s'ils  ont  passé  leur  examen 
de  capacité  pour  la  branche  d'industrie  fabriquant  cette  sorte  de  pro- 
duits. Après  ce  que  nous  avons  dit  de  la  facilité  avec  laquelle  surtout 
nos  juifs  rusés  sauront  éluder  des  restrictions  de  cette  nature,  il  est 
superflu  de  parler  de  cette  demande,  ou  de  cette  autre  également  for- 
mulée que  les  industriels  n'aient  pas  le  droit  d'ouvrir  un  nombre  illimité 
de  succursales  de  leurs  entreprises. 

Nous  sommes  d'ailleurs  d'avis  que  les  petits  industriels  sont  encore 
plus  modérés  que  certains  porte-voix  du  parti  chrétien-social  qui  planent 
dans  des  régions  nébuleuses  et  ont  entièrement  oublié  que  si  nos  petits 
industriels  aiment  le  moyen  âge,  c'est  en  tant  que  cette  époque  ne  possé. 
dait  pas  de  grande  industrie,  mais  ce  n'est  pas  parce  qu'ils  voudraient  voir 
rétablir  un  nombre  fixe  de  compagnons  et  d'apprentis  permis  à  chaqne 
maître.  Il  est  amusant  d'entendre  comment  le  prince  Aloîs  de  Ltchten- 


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> 


LE   PARTI   SOCIAL-CflKÉTIEN.  759 

stein,  ce  grand  seigneur  démocrate  de  nos  jeun,  le  Minibeam  des  réo-  ,:i 

nions  chrétiennes-sociales  des  fanboargs  de  Vienne,  a  parlé  dans  son 
discours  tenu  à  rassemblée  des  catholiques  autrichiens  réunie  au  mois 
d'août  189*2  à  Linz,  et  dans  laquelle  les  éléments  les  plus  avancés,  prin- 
cipalement beaucoup  de  prêtres  et  de  séminaristes,  des  petits  bourgeois 
et  des  paysans,  et  un  petit  nombre  de  guides  de  la  fraction  extrême  du  .  ^ 

parti  catholique  formaient  )a  majorité  contre  les  éléments  modérés  qui  t 

comprenaient  surtout  les  catholiques  d'une  certaine  position  sociale,  en  .a 

nombre  malheureusement  trop  rare.  i 

Le  prince  commença  par  traiter  du  triomphe  remporté  par  les  corpo- 
rations du  moyen  âge  sur  l'oligarchie  capitalistique.  Son  auditoire  était 
trop  peu  versé  dans  Thistoiro  des  troubles  intérieurs  qui  ont  attristé  les 
villes  allemandes  au  xiv*  siècle,  pendant  les  guerres  acharnées  entre  les 
patriciens  et  les  corporations  d'arts  et  métiers,  pour  pouvoir  juger  com- 
bien le  verdict  de  l'orateur  était  partial,  ou  pour  lui  rappeler  que  quel-  | 
quefois  aussi  la  richesse  d'une  partie  de  la  noblesse  féodale,  aux  origines  " .  i 
du  moyen  âge,  ne  venait  pas  de  sources  bien  pures.                                                             ^  j 

Puis  l'orateur  exposa  comment  les  associations  professionnelles  réali-  ,^ 

sèrent  l'égalité  économique  entre  leurs  membres,  en  affirmant,  malgré  \ 

la  vérité  historique,  que  les  compagnons  avaient  la  certitude  d'être  pro-  J 

mus  après  un  temps  fixé  au  rang  d'entrepreneurs.  C'était  do  la  part  du  ,  "»i 

prince  un  oubli  absolu  des  obstacles  insurmontables  amoncelés  peu  à 
peu  pendant  le  moyen  âge  et  Fancien  régime  de  manière  à  empêcher  la 
plupart  des  compagnons,  ou  au  moins  le  grand  nombre,  de  devenir  des 
maîtres  indépendants.  Dans  son  enthousiasme  pour  les  époques  passées, 
l'orateur  proclama  aussi  son  intention  de  soutenir  les  idées  de  liberté 
politique  (très  restreinte)  et  d'égalité  économique,  telles  qu'elles  furent 
réalisées  dans  les  corporations  professionnelles  du  moyen  âge.  Il  deman-  ; 

dait  en  conséquence  que  celles-ci  règlent,  d'accord  avec  les  fonction-  < 

naires  de  l'État,  les  prix  et  les  qualités  des  produits,  la  durée  du  tra- 
vail (i),  le  nombre  des  compagnons,  leur  ascension  dans  le  métier,  leurs  • 
salaires,  etc.,  etc.                                                                                                                     ■ 

Il  est  à  prévoir  que  nos  petits  industriels,  dès  qu'ils  auront  été  suffi-  \ 

samment  imbus  de  ces  idées  si  bien  d'accord  avec  l'esprit  d'indépendance  ^ 

qui  est  entré,  hélas!  trop  profondément  dans  l'esprit  de  presque  tous  les 
individus  de  notre  temps»  tourneront  le  dos  au  prince  enthousiaste  et  le 
traiteront  comme  le  font  les  ouvriers  enrôlés  sous  le  drapeau  socialiste.  \ 

Ceux-ci  se  moquent  avec  la  presse  juive  du  grand  seigneur  dont  l'ardeur  V 

(1)  Ceci  pour  le  grand  plaisir  dos  ouvriers  qui  réclament  la  journée  de  huit 
heures,  mais  au  détriment  des  petits  chefs  d*atelier  qui  sont  particulièrement 
réfractaires  aux  dispositions  tatéiaires  de  nos  nouvelles  loiç,  d'après  le  dernier 
compte  rendu  de  M.  Migerka,  inspecteur  en  chef  des  établissements  industriels* 


1 


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Tr 


760  couRRiKR  d'autricue. 

réformatrice  s'adresse  toujours  au  monde  industriel,  mais  qui  se  garde 
bien  de  développer  la  même  activité  sur  le  terrain  de  la  grande  propriété, 
oi\  il  ne  manquerait  cependant  pas  de  réformes  à  pratiquer,  non  certes 
aus?i  radicales  que  celles  rêvées  par  le  prince  pour  l'industrie,  mais  très 
utiles  cependant,  telles  que  la  lutte  contre  Tabsentéisme  et  la  diminution 
du  goût  eiïréné  pour  le  sport.  Si  le  prince  démocrate  prêche  aux  petits 
industriels   qu'ils   ne  devront  occuper  que  deux,  quatre  ou  un  autre 
nombre  Hxé  d'ouvriers,  il  ne  sera  bientôt  plus  porté  en  triomphe  que  par 
les  cordonniers  ruinés  par  la  concurrence  de  la  fabrique  de  Moedling. 
Chaque  homme  se  sentant  du  talent  et  un  capital  suffisant  protestera 
contre  des  restrictions  qui  ont  fini   par  rendre  impopulaires  et  par 
anéantir  les  anciennes  corporations.  Le  talent  et  Tapplication  sont  des 
dons  naturels  de  Dieu,  et  tous  ceux  qui  en  disposent  ont  le  droit  de  faire 
plus  d'affaires  et  de  bénéfices  que  la  majorité  des  hommes   de  valeur 
moyenne  ou  d'activité  paresseuse.  Un  troupeau  composé  exclusivement 
de  tels  éléments  succombera  toujours  à  la  longue  dans  la  lutte  politique, 
et  c'est  pourquoi  il  est  extrêmement  imprudent  de  proclamer  des  thèses 
égalitaires  qui  repousseront  les  éléments   les  plus  intelligents  et  les 
mieux  outillés.  Les  porte-drapeau  du  soi-disant  mouvement  chrétien- 
social  sont  en  réalité,  et  jusqu'à  un  certain  point,  des  imitateurs  de 
Rousseau.  Ils  paraissent  croire  que  les  ouvriers,  on  au  moins  la  majorité 
d'entre  eux  est  tout  à  fait  raisonnable,  juste,  bienveillante,  et  réglerait 
toutes  choses  de  la  manière  la  plus  équitable.  Or,  l'étude  détaillée  de 
Thistoirc  économique,  un  simple  regard  jeté,  non  dans  un  ouvrage  qui 
poursuive  avec  parti  pris  et  enthousiasme  la  glorification  du  moyen  âge, 
mais  dans  ces  centaines  d'histoires  bien  documentées  des  villes  princi- 
pales de  rAUemagne,  de  l'Italie  et  de  la  France,  prouve  combien  ces  arti- 
sans ont  été  égoïstes  vis-à-vis  de  leurs  compagnons  et  de  leurs  apprentis 
et  jaloux  autre  eux.   Jamais  les  hommes  pris  en  masse  n'ont  brillé  par 
des  vertus  qui  puissent  servir  de  modèle,  et    il    sera   toujours  impos- 
sible de  mettre   dans  la  main  de   la  majorité   des  pouvoirs   qui  loi 
permettent  d'écraser  le  talent  et  la  fortune,  et  d'étouffer  la  concurrence 
loyale  ;  celle-ci  est  plutôt  salutaire  à  la  majorité  toujours  trop  inclinée  à 
être  routinière,  si  elle  n'est  pas  forcée  à  faire  des  efforts. 

Nous  ne  sommes  pas  l'adversaire  de  sages  restrictions  d'une  liberté 
illimitée,  surtout  dans  un  pays  où  l'industrie  est  relativement  peu  déve- 
loppée; encore  ces  restrictionsnedoivent  jamais  aller  jusqu'à]supprimer 
l'indépendance  essentielle  de  l'atelier,  c'est-à-dire  jusqu'à  empêcher 
l'entrepreneur  d'employer  autant  d'ouvriers  qu'il  veut,  d'avoir  recours  à 
tous  les  perfectionnements  de  l'outillage  qui  lui  paraissent  avantageux 
et  de  payer  les  salaires  qui  lui  semblent  justes.  C'est  une  véritable  utopie 
de   croire  qu'ai]yourd'hui,  où  les  faciles   moyens  de    commuaication 


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LE   PARTI  SOCIAL-CHRÉTIEN.  761 

produisent  des  oscillations  continuelles  dans  les  prix  des  produits,  où 
les  manières  de  vivre  des  ouvriers  diffèrent  si  profondément  de  celles 
des  entrepreneurs,  où  les  conditions  de  production  sont  si  diverses  dans 
les  innombrables  branches  de  Tindustrie,  il  serait  possible  de  régler  par 
une  intervention  de  l'État,  lequel  est  partout  aux  mains  des  adversaires 
des  chrétiens-sociaux,  les  salaires  des  contremaîtres  et  des  différentes 
classes  d'ouvriers.  Si  les  ouvriers  se  voyaient  en  possession  de  ce  droit, 
les  altercations  et  les  discussions  ne  finiraient  plus.  Car  il  faut  être  bien 
naïf  pour  croire  que  les  ouvriers  seraient  convertis  parle  régime  corporatif. 
L'antagonisme  existant  à  Vienne  dans  la  plupart  des  corporations  entre 
maîtres  et  ouvriers  ne  justifie  nullement  les  espérances   trompeuses  1 

mises  dans  ce  régime.  Ouvriers  et  chefs  d^ateliers  sont  restés  et  reste-  | 

ront  toujours  en  majorité  des   égoïstes.  Et  si  l'on  en  veut  une  preuve  I 

toute  nouvelle,  nous  sommes  en  état  de  l'offrir.  Les  petits  industriels  I 

réunis  à  Graz,  et  ceux  qui  ont  répondu  aux  questions  formulées  par 
l'enquête  parlementaire  qui  se  fait  maintenant  à  Vienne  depuis  plusieurs 
mois,  et  à  laquelle  sont  appelés  des  représentants  des  corporations  d'arts  i 

et  métiers  de  toutes  les  provinces,  se  sont  déclarés  presque  tous  adhé- 
rents des  demandes  mentionnées  ci  dessus;  mais  aucun  d'eux  n'a  prononcé 
un  seul  mot  en  faveur  de  l'égalité  économique  préconisée  par  le  grand 
seigneur  député  de  Tun  des  arrondissements  de  Vienne,  lequel  a  oublié 
que  des  expériences  de  cette  nature  pourraient  être  réclamées  aussi 
par  les  petits  propriétaires-cultivateurs,  qui  regardent  d'un  très  mauvais 
œil  les  grandes  propriétés  seigneuriales  [de  certaines  provinces  autri- 
chiennes et  qui,  en  Bohême,  ont  déjà  demandé  le  partage  de  ces  domaines 
entre  les  paysans  tchèques. 

Il  est  très  dangereux  de  lancer  des  idées  radicales  :  on  ne  peut  jamais 
prévoir  où  cela  aboutira.  Si  l'on  n'est  pas  jacobin  et  si  l'on  veut  la  j 

réforme  au  lieu  de  la  révolution,  comme  le  prince    de  Lichtenstein  i 

l'assure,  et  nous  le  croyons  sincère,  on  doit  s'abstenir  de  tomber  dans  le  ! 

socialisme  et  de  faire  abstraction  de  tout  le  développement  des  derniers 
siècles  qui  ont  commis  bien  des  fautes,  il  est  vrai,  mais  qui  ont  réalisé  ! 

aussi  des  progrès  remarquables,  surtout  en  augmentant  le  bien-être 
matériel  de  larges  couches  des  classes  ouvrières.  | 

Il  serait  de  beaucoup  préférable  qu'un  nombre  considérable  de  per-  ! 

sonnes  intelligentes  et  bienveillantes,  appartenant  aux  classes  instruites  | 

et  riches,  se  missent  à  étudier  l'organisation  technique  des  institutions 
qui  seules  peuvent  assurer  l'existence  et  la  prospérité  de  la  petite  indus» 
trie  dans  le  combat  qu'elle  a  à  livrer  contre  les  grands  établissements. 
Le  plus  grand  nombre  de  nos  artisans  sont  d'une  naïveté  extrême,  on  le 
voit  par  les  résolutions  qu'ils  votent,  et  peu  au  courant  du  mouvement 
économique  des  pays  étrangers.  Nous  manquons  d'hommes  comme  le 

La  Réf.  Soc,  16  novembre  1893.  3«  Sér.,  t,  VI  (t.  XXVI  col.)  4». 


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762  COURRIER  d'autriche. 

père  Ludovic  de  Besse,  M.  Rostand  et  leurs  émules,  qui  propagent  en 
France  des  idées  réellement  utiles  aux  classes  laborieuses.  Il  y  a  aussi 
en  Autriche  nombre  d'hommes  charitables  et  dévoués;  mais  la  majorité 
des  bons  catholiques,  encore  trop  rares  dans  les  classes  supérieures,  est 
effrayée  par  les  allures  radicales  du  parti  chrétien- social  qui  attaqae 
violemment  des  gens  très  catholiques  et  très  conservateurs  lorsqu'ils  ne 
suivent  pas  le  drapeau  de  cette  coterie.  La  soi-disant  assemblée  géné- 
rale des  catholiques  réunie  à.  Linz  au  mois  d'août  1892,  dont  nous  avons 
déjà  parlé,  n'a  pas  fait  beaucoup  de  prosélytes  parmi  les  gens  modérés 
qui,  tout  en  se  refusant  à  croire  à  une  réalisation  possible  de  ces  idées 
extravagantes  et  très  voisines  du  socialisme  des  Marx  et  des  Lassalle, 
regardent  néanmoins  ce  mouvement  avec  indignation.  Cette  assemblée 
de  catholiques  s'est  déclarée  (malgré  l'Encyclique  de  Léon  Xm  et  les 
interprétations  que  le  Souverain  Pontife  a  données  lui-même  à  ce  qui  est 
dit  du  juste  salaire),  en  faveur  de  la  fixation  légale  d'un  minimum  de 
salaire.  Elle  a  retenti  en  outre  des  accusations  les  plus  injustes  contre  le 
Vaterlandyle  seul  grand  journal  catholique  de  Vienne,et  qui  s'est  créé  des 
titres  réels  en  propageant  les  saines  idées  de  réforme  sociale  et  écono- 
mique. On  est  allé  dans  cette  voie  jusqu'à  recommander  la  fondation 
d'un  nouveau  journal  à  Vienne  destiné  à  être  l'organe  de  la  fraction 
avancée  des  catholiques.  Ce  journal  doit  paraître  en  ce  mois  de  novem- 
bre 4893.  Si  Ton  doit  juger  de  l'importance  de  ce  concurrent  du  Vaterland 
parle  temps  quHl  a  fallu  pour  réunir  les  fonds  nécessaires,  il  ne  sera  pas 
très  dangereux.  Nous  espérons  plutôt  que  la  nouvelle  feuille,  organe  des 
éléments  violents  parmi  le  jeune  clergé,  de  quelques  députés  et  avocats 
H  de  certains  leadei^s  du  parti  chrétien-social  ou  antisémitique, poussera 
à  une  scission  nette  entre  les  véritables  conservateurs  et  les  éléments 
radicaux  qui  ont  dominé  à  Linz.  Ceux-ci  ont  poussé  l'audace,  on  se  le 
rappelle,  jusqu  à  acclamer  M.  Lueger,  chef  antisémitique,  qui  a  fait  à 
l'archevêque  de  Vienne,  au  sage  et  vénérable  Cardinal  Gruscha,  une  oppo- 
sition très  peu  en  harmonie  avec  les  doctrines  de  l'Église  catho- 
lique (1). 

Le  Deutsche  Volksblait  de  Vienne,  organe  des  sociaux-chrétiens,  de 
MM.  Lueger,  Schneider,  le  prince  de  Lichtenstein  et  tutti  qtutnti,^ 
parlé  très  imprudemment  quand, dans  son  numéro  du  30  décembre  1B93, 
il  a  publié  la  déclaration  suivante  :  «  Si  les  choses  continuent,  nous 
prévoyons  qu'il  se  réalisera  une  séparation  bien  tranchée  :  d'un  côté  les 
évêques  ou  au  moins  une  partie  de  Tépiscopat  avec  la  noblesse,  de 
l'autre  le  bas  clergé  avec  le  peuple...  Si  l'évêque  de  Linz  met  son  clergé 

(1)  On  sait  qu'il  existe  aussi  une  fraction  de  ce  parti  social  qui  regarde  a^^ 
des  sympathies  anti-autrichiennes  par-dessus  la  frontière,  et  adore  le  grand  ami 
de  la  race  juive,  le  prince  de  Bismark. 


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LE  PARTI  SOCIAL-CnRÉTIEN.  763 

et  les  croyants  en  garde  contre  la  presse  chrétienne  (c*est-à-dire  contre 
les  organes  du  socialisme  chrétien),  si  le  cardinal  de  Schoenborn,  arche- 
vêque de  Prague,  recommande  aux  catholiques  une  politique  de  ménage- 
ment pour  les  libéraux  juifs,  il  ne  restera  plus  aux  antisémites  d'autre 
expédient  que  de  propager  le  christianisme  pratique  sans,  et,  le  cas 
échéant,  contre  les  évêques.  » 

Espérons  que  les  catholiques  qui  suivent  les  inspirations  de  Léon  XIII 
et  des  évêques  s'organiseront  de  leur  côté  et  travailleront  à  la  réforme 
sociale  par  des  fondations  fécondes  et  une  propagande  zélée  des 
saines  doctrines,  sans  mettre  en  mouvement  T épouvantait  préféré  par 
ces  agitateurs  qui  vont  répétant  à  tous  les  échos  :  «  Si  on  n'exécute  pas 
nos  réformes,  nous  avons  à  craindre  le  triomphe  du  socialisme  radical 
de  K.  Marx.  »  Tous  les  conservateurs  ont  à  déclarer  énergiquement  que 
ce  triomphe  est  et  sera  impossible  dans  Tavenir,  comme  il  Fa  été  pen- 
dant les  siècles  précédents.  Il  peut  survenir  des  révoltes  partielles  cou- 
ronnées d^un  succès  passager,  mais,  après  essai,  le  socialisme  succombera 
partout.  Il  a  pour  adversaire  chaque  homme  de  talent  qui  n'aura  pas 
mis  son  avantage  direct  à  l'exploitation  de  la  naïveté  des  masses  igno- 
rantes, ou  que  n'aveugle  pas  un  fanatisme  heureusement  très  rare  en 
tout  temps.  Il  a  pour  ennemis  aussi  tous  ceux  qui  disposent  d'un  petit 
capital  et  tous  les  gens  attachés  aux  principes  fondamentaux  de  la  mo- 
rale. On  voit  ce  qu'il  en  est  des  menaces  de  grèves  générales. 

On  peut  craindre,  au  pis  aller,  des  crises  néfastes  de  l'industrie  par 
suite  de  grèves  prolongées,  et  des  luttes  sanglantes  causées  par  la  ré- 
pression des  révoltes;  mais  les  riches  se  tireront  en  général  toujours 
d'affaire  avec  des  pertes  supportables.  Ceux  qui  ont  le  plus  à  souffrir  en 
cas  de  révolution,  ce  sont  les  petits  et  les  pauvres.  Qu'on  ne  compare 
pas  la  situation  actuelle  avec  celle  d'avant  1789  :à  cette  époque  on 
n'attaquait  que  deux  états  privilégiés,  dont  Tun  était  déjà  en  grande 
partie  ruiné  par  la  dissipation  et  l'absentéisme,  et  avait  pour  adversaires 
la  plupart  des  riches  avec  la  masse  des  petits  propriétaires.  Aujour- 
d'hui il  se  trouve  dans  un  camp  toute  là  richesse,  y  compris  les  petites 
fortunes,  presque  toute  l'intelligence  et  surtout  toutes  les  forces  reli- 
gieuses et  sérieusement  morales,  tandis  que,  dans  l'autre,  marche  seule- 
ment le  prolétariat  littéraire,  ouvrier  et  moral,  sous  la  direction  de 
quelques  hommes  à  l'intelligence  égarée  ou  aux  intentions  intéressées. 
Au  milieu  se  place  la  petite  troupe  des  socialistes  chrétiens,  animée 
en  grande  partie  de  bonnes  intentions.  S'il  y  a  une  rencontre  sérieuse 
entre  les  deux  grands  camps,  l'énorme  majorité  des  chrétiens-sociaux 
n*aura  d'autre  conduite  à  tenir  que  de  se  rallier  au  soi-disant  parti  capi- 
talistique  I  Mais  ils  regretteront  alors  d'avoir  contribué,  par  des  déclama- 
tions exagérées  contre  des  abus  réels,  à  envenimer  la  lutte  qui  peut  être 


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764  COURRIER  d'autriche. 

adoucie  et  en  partie  même  être  unie  par  des  réformes  raisonnables  et 
pratiques. 

Gomment  peut-on  espérer  que  le  langage  de  M.  Schneider,  tout  petit 
fabriquant  d'instruments  mécaniques,  allié  intime  du  prince  de  Lich- 
tenstein  et  député  au  Parlement,n'ait  pas  des  conséquences  funestes!  Cet 
homme  politique  a  déclaré  dans  une  réunion  dMlecteurs  du  district  de 
Sechshaus,  à  Vienne,  tenue  le  6  octobre  1891 ,  qu'il  espérait  voir  bientôt  le 
moment  où  Ton  confisquerait  légalement  les  biens  des  juifs,  et  qu'il  sou- 
haitait voir  employer  ce  fonds  à  co  mbattre  la  presse  juive.  Et  ce  n'est 
nullement  dans  un  moment  de  passion  le  privant  de  la  raison  que  ce 
marteau  du  capitalisme  a  mis  en  avant  ces  belles  doctrines.  Tout  au 
contraire,  dans  la  séance  de  la  Chambre  des  députés  du  30 janvier  1893, 
il  a  confirmé  quMl  demandait  dans  les  assemblées  antisémitiques  la 
confiscation  des  biens  des  juifs  et  qu'il  faisait  cela  aux  applaudissements 
delà  population  viennoise.  On  peut  s'imaginer  quels  éléments  de  cette 
population  applaudissent  à.  des  paroles  de  cette  nature  ;  mais,  quoi  qu^il 
en  soit,  c'est  un  bien  triste  signe  de  notre  temps  que  des  thèmes  si 
pervers,  rappelant  certaines  scènes  scandaleuses  du  moyen  âge,  trouvent 
un  public  pour  les  acclamer. 

On  objectera  que  ce  ne  sont  pas  tous  les  antisémites  qui  tiennent  un 
tel  langage.  C'est  vrai,  mais  pourquoi  tolère-t-on  M.  Schneider  dans  le 
parti  et  permet-on  à  ce  démagogue  de  parler  dans  les  réunions  populaires 
organisées  par  la  fraction?  Et  n'y  a-t-il  pas  d'autres  propositions  faites  par 
des  leaders  de  ce  curieux  groupement  d'ennemis  du  capitalisme  qui  vont 
assez  loin  et  qui  seraient  epcore  plus  dangereuses  si  elles  ne  portaient 
Tempreinte  d'un  dilettantisme  assez  ridicule.  Le  prince  de  Lichtenstein, 
par  exemple,  a  lancé  cette  idée  magistrale  dans  la  séance  de  la  Chambre 
des  députés  du  7  mai  1891  :  on  devrait  établir  des  cadastres,  sur  lesquels 
chaque  propriétaire  d'obligations,  d'actions  et  d'autres  valeurs  mobi- 
lières de  cette  sorte,  devrait  faire  enregistrer  sous  son  nom  ces  titres, 
sous  peine  de  confiscation.  Chaque  vente  et  achat  devrait  être  marqué  de 
même;  afin  que  l'on  sache  combien  chacun  possède  de  fortune  mobilière 
et  que  personne  ne  puisse  échapper  à  l'impôt  progressif  sur  la  rente  si 
cher  au  prince  et  à  ses  amis.  Pour  rendre  efficace  cet  impôt  faneste  qui 
ne  frappe  complètement  que  les  petits  revenus  et  que  l'on  veut  intro- 
duire chez  nous,  les  antisémites  ont  imaginé  l'appareil  proposé  par  le 
prince  qui  coûterait  énormément  et  n'empêcherait  pas  les  riches  de 
cacher  leurs  papiers  tout  aussi  bien  qu'ils  ont  maintenant  divers  expé- 
dients pour  se  dérober  aux  impôts»  et  bien  souvent  même  à  une  partie 
de  l'impôt  foncier,  grâce  aux  évaluations  de  conimissions  de  taxation 
pleines  de  condescendance. 

Mais  le  prince  de  Lichtenstein  ne  se  contente  pas  de  ce  que  nous 


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LES   EXCÈS  DE  l'aNTISÉBUTISME.  765 

avons  déjà  eu  à  rapporter  dans  ce  courrier.  Dans  un  discours  prononcé 
le  27  février  1891  dans  une  réunion  d'électeurs  à  Wâhning,  faubourg  de 
Vienne,  où  il  a  demandé  (après  avoir  poussé  le  cri  d'alarme  ou  réforme 
chrétienne-sociale  ou  cataclysme  et  triomphe  des  anarchistes)  :  la  main- 
mise par  rÉtat  sur  le  crédit  des  banques  et  sur  le  commerce  des  charbons. 
Pourquoi  ne  pas  demander  aussi  Toccupation  et  Tadaptation  par  l'État 
des  châteaux  de  Styrie  pour  le  séjour  d'été  des  amis  de  M.  Schneider? 
L'air  de  Vienne  n'est  pas  bon  en  été  et  les  prix  des  villas  sont  trop  élevés 
pour  les  bons  petits  bourgeois  de  la  capitale.  Alors  pourquoi  pas 
recourir  à  la  main  de  l'État,  qui,  d'après  le  prince  de  Lichtenstein,  sau- 
vera tout,  quoique  ses  amis  forment  une  minorité  infime  dans  le  Parle- 
ment. Peut-être  serait-il  un  peu  plus  modéré  dans  ses  propositions  s'il 
croyait  à  la  réalisation  de  ses  réclamations. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  le  grand  seigneur  antisémiste  qui  vou- 
drait voir  l'État  étendre  ses  mains  sur  tout.  C'est  ainsi  que  M.  Pattai, 
député  et  membre  du  même  parti,  quoiqu'un  peu  plus  réservé,  deman- 
dait, dans  une  réunion  d'électeurs  tenue  à  Margarethen  (dictrictde 
Vienne),  que  l'État  s'empare  de  tous  les  chemins  de  fer,  des  banques, 
des  assurances  et  des  annonces  dans  les  journaux.  Et  enQn,  pour  être 
complet,  mentionnons  encore  qu'au  mois  de  janvier  1893  une  association 
de  paysans  de  la  Haute -Autriche  a  demandé  la  fixation  des  prix  des  cé- 
réales et  la  cuisson  du  pain  par  l'État,  qui  se  substituait  ainsi  par  ce 
monopole  à  tous  les  boulangers  indépendants  ! 

Heureusement  ces  idées  extravagantes  sont  très  rares  parmi  notre  po- 
pulation agricole,  qui  fait  bien  moins  de  tapage  que  les  petits  industriels, 
mais  a  réalisé  déjà  quelques  progrès  très  utiles.  11  en  est  ici  comme  en 
France.  Chez  vous  les  cultivateurs  font  un  usage  de  plus  en  plus  fréquent 
des  syndicats  agricoles.  Chez  nous  leurs  associations  professionnelles,  là 
où  elles  existent,  comme  en  Tyrol,  et  les  caisses  de  prêts  d'après  le 
système  RaifTeisen  se    développent    d'une  manière  satisfaisante. 

Les  représentants  des  caisses  d'épargne  et  de  prêts  de  ce  dernier  système 
qui  existent  actuellement  en  Tyrol,  ont  organisé  un  congrès  réuni  à 
Innsbruckle26  juillet  1893.  Les  progrès  qui  furent  constatés  sont  des 
plus  heureux  :  le  chiffre  des  caisses,  dont  la  première  fut  fondée  en  1888, 
est  maintenant  de  86.  Depuis  la  dernière  assemblée  il  a  augmenté  de  27. 
En  1892,  64  caisses  étaient  en  action,  dont  59  ont  envoyé  leurs  bilans; 
le  nombre  des  membres  était  de  4,512;  la  somme  déposée  dans  les 
caisses  d'épargne  était  de  850,356  florins;  les  remboursements  montaient 
à  379,924;  les  prêts  à  6i)l,748  ;  les  fonds  de  réserve  à  11,057  florins. 
Le  taux  d'intérêt  des  sommes  épargnées  est  de  3  1/2  à  4  %y  celui  des 
prêts  concédés  de  4  à  5  %.  Aussi  a-t-on  fondé  un  cours  de  comptabilité 
qui  est  fréquenté  par  dix-neuf  personnes.  l\  est  à  prévoir  que  ces  caisses, 


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766  COURRIER  D'AUTRICHE. 

qui  ont  formé  une  association  pour  la  représentation  judiciaire  en  comman 
\  de  leurs  intérêts,  auront  un  avenir  de  plus  en  plus  important;  et  nous 

!  sommes  heureux  de  pouvoir  signaler  à  cette  occasion  un  bel  acte  de 

f  dévouement  social  :  M.  Jules  de  Riccabona-Reichenfels,  président  da 

'  '  conseil  général  de  culture  agricole  pour  la  partie  du  Tyrol  parlant  alle- 

mand, a  consenti  à  remplir  encore  plus  longtemps  les  fonctions  de 
représentant  de  cette  association  des  caisses  Raiffeisen.  G*est  un  grand 
•  avantage  pour  celle-ci    de  jouir   des  lumières  d'un  homme  de  bien  si 

f  ,  justement  honoré  et  d'une  position  sociale  si    élevée. 

Il  nous  reste  enQn  à  annoncer  encore  un  autre  progrès  qui  aura,  nous 
Tespérons,  des  résultats  satisfaisants.  Après  quelques  années  d'attente  le 
I   '  gouvernement  a  présenté  enfin,  en  4892  aux  Diètes  de  la  Moravie  et  de 

Salzburg  et  le  2  mai  1893  à  celle  de  la  Basse-Autriche,  des  lois  ayant  pour 
but  l'exécution  dans  ces  provinces  de  la  loi  générale  publiée  pour  tout 
Tempire  concernant  les  propriétés  rurales  d'étendue  moyenne  (Banem- 
hufe)  (i).  L'une  des  deux  lois  présentées  à  chaque  Diète  a  pour  objet  le 
droit  d'hérédité  réglant  la  succession  dans  les  Hôfe,  tandis  que  l'autre 
s'occupe  de  la  définition  des  Hôfe  d'étendue  moyenne,  désigne  les  organes 
chargés  de  la  constatation  de  ce  caractère  des  propriétés  et  établit  des 
:*  restrictions  au  partage  et  à  l'agrandissement  de  celles-ci,  telle  que  la 

défense  de  réunir  plusieurs  Hôfe  d'étendue  moyenne  à  une  grande  exploi- 
tation. Dans  mon  courrier  prochain,  j'espère  être  en  état  de  vous  rendre 
compte  de  ce  que  ces  projets  de  loi  seront  devenus  au  cours  des  discus- 
sions des  assemblées  législatives  auxquelles  ils  sont  soumis.  11  est  en 
effet  bien  temps  de  faire  un  pas  en  avant  en  faveur  de  la  classe  si  inté- 
ressante de  nos  paysans  cultivateurs  qui  a  conservé  encore  une  si  grande 
partie  des  bonnes  traditions  sur  lesquelles  reposait  le  bonheur  de  leurs 
pères, 

W.  Kabmpfk. 


(1)  Uéf.  soc, y  16  mai  1889  :  Une  nouvelle    loi    autrichienne     en    faTCurdc  la 
transmission  intégrale  de  l'atelier  rural,  par  M.  Vf,  Kaempfo. 


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L'INITIATIVE  POPULAIRE  ET  LE  DROIT  AU  TRAVAIL  EN  SUISSE 


La  constitution  fédérale,  dans  son  article  121,  dit  que  la  revision  par- 
tielle peut  avoir  lieu,  soit  par  la  voie  de  Tinitiative  populaire,  soit  dans 
les  formes  établies  pour  la  législation  fédérale. 

L'initiative  consiste  en  une  demande  présentée  par  50,000  citoyens 
suisses,  ayant  le  droit  de  vote  et  réclamant  Tadoption  d'un  nouvel  article 
constitutionnel  ou  l'abrogation  ou  la  modiûcation  d'articles  déterminés 
de  la  constitution  en  vigueur.  Si  par  voie  d'initiative  populaire,  plusieurs 
dispositions  différentes  sont  présentées  pour  être  revisées  ou  pour  être 
introduites  dans  la  constitution  fédérale,  chacune  d'elles  doit  former  une 
demande  d'initiative  distincte. 

La  demande  d'initiiitive  peut  revêtir  :  4®  la  forme  d'une  proposition 
conçue  en  termes  généraux,  ou  2»  celle  d'un  «  projet  rédigé  de  toutes 
pièces  ».  Dans  le  premier  cas,  les  Chambres  fédérales,  si  elles 
l'approuvent,  procéderont  à  la  revision  partielle  dans  le  sens  indiqué  et 
en  soumettront  le  projet  à  l'adoption  ou  au  rejet  du  peuple  et  des  can- 
tons. Si,  au  contraire,  elles  ne  l'approuvent  pas,  la  question  de  la  revision 
partielle  sera  soumise  à  la  votation  du  peuple  :  si  la  majorité  des 
citoyens  suisses  prenant  part  à  la  votation  se  prononce  pour  l'affirma- 
tive, l'Assemblée  fédérale  procédera  à  la  revision  en  se  conformant  à  la 
décision  populaire. 

Dans  le  second  cas,  et  si  l'Assemblée  fédérale  donne  son  approbation, 
le  projet  sera  soumise  l'adoption  ou  au  rejet  du  peuple  et  des  cantons. 
Si  l'Assemblée  fédérale  n'est  pas  d'accord,  elle  peut  élaborer  un  projet 
distinct  ou  recommander  au  peuple  le  rejet  du  projet  proposé  et  sou- 
mettre à  la  votation  son  contre-projet,  ou  sa  proposition  de  rejet  en 
même  temps  que  celui  émané  de  l'initiative  populaire.  (Je  cite  cet 
article  de  la  Constitution  de  1874  parce  qu'il  a  été  modifié  récemment  et 
que  son  importance  saute  aux  yeux). 

En  vertu  de  la  loi  fédérale  du  27  janvier  1892  concernant  le  mode  de 
procéder  pour  les  demandes  d'initiative  populaire  et  les  votations  rela- 
tives à  la  révision  de  la  constitution  fédérale,  celle-ci  peut  être  revisée 
en  tout  temps,  totalement  ou  partiellement  par  la  voie  de  l'initiative 
populaire,  etc.  Chaque  citoyen  doit  signer  personnellement,  chaque  liste 
contiendra  le  nom  du  canton,  de  la  commune  dans  laquelle  les  signa- 
tures ont  été  recueillies;  il  faut  au  moins  50,000  signatures...  Le  Conseil 
fédéral  déterminera  le  nombre  de  signatures  valables  (nous  passons  les 
conditions  de  valabilité  et  les  pénalités  pour  fausses  signatures). 

Le  Conseil  fédéral  publie  le  résultat  du  dépouillement  dans  la  Feuille 
Fédérale  (journal  officiel)  et  le  soumet  avec  les  actes  à  TAssemblée  fédé- 
rale dans  sa  prochaine  session. 

Lorsqu'une  demande  populaire  valable  réclame  revision  totale  de  la 


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mrffm^'v^r'mmi 


768    L'I^aTUTIVE  populaire  et  le  droit  au  travail  en  suisse. 

coastitution  fédérale,  rAssemblée  soumet  à  la  votation  da  peuple  la 
question  de  savoir  si  cette  revision  doit  avoir  lieu.  Si  la  majorité  des 
citoyens  suisses  prenant  part  à  la  votation  se  prononce  pour  raffirmatiTe, 
les  deux  Conseils  seront  renouvelés  pour  procéder  à  la  revision. 

Si  la  demande  de  revision  réclame  l'adoption,  l'abrogation  ou  la  modi- 
flcation  d'articles  déterminés,  et  si  cette  demande  est  présentée  sous 
forme  d^un  vœu  général,  les  Chambres  devront  décider  si  elles  l'acceptent 
dans  le  délai  d'une  année.  En  cas  d'acceptation  l'on  applique  l'article  121 
précité  de  la  Constitution.  Si  la  demande  est  écartée,  ou  si  l'on  n'a  pas 
pris  de  résolution  dans  le  délai  fixé,  le  Conseil  fédéral  soumet  la  question 
de  la  revision  à  la  votation  du  peuple.  Si  la  majorité  des  citoyens  suisses 
votant  sont  pour  l'affirmative,  l'Assemblée  fédérale  procède  à  la  révision 
dans  le  sens  de  la  décision  populaire  et  soumet  le  résultat  dans  la 
forme  habituelle  au  vote  du  peuple  et  des  cantons.  Si  la  demande  de 
révision  partielle  est  présentée  sous  la  forme  d'un  projet  «  rédigé  de 
toutes  pièces  »,  les  Chambres  devront  décider  dans  le  délai  d'une  année, 
si  elles  adhèrent  au  projet  d'initiative  tel  qu'il  est  formulé,  ou  si  elles  le 
rejettent.  Si  les  deux  Conseils  ne  tombent  pas  d'accord,  le  projet  est 
soumis  au  peuple,  de  même  aussi  si  l'Assemblée  fédérale  approure  le 
projet.  Si  l'Assemblée  fédérale  n'adhère  pas  au  projet,  elle  le  soumet  an 
peuple,  en  présentant  en  même  temps,  si  elle  veut,  une  proposition  de 
rejet,  ou  un  projet  émanant  d'elle,  et  dans  ce  cas  deux  questions  sont 
formellement  soumises  à  la  votation  populaire  et  cantonale.  S'il  j  a 
plusieurs  demandes  d'initiative  populaire,  la  première  en  date  sera 
d'abord  examinée. 

Il  vient  d'être  fait  usage  de  cette  initiative  populaire  dans  des  condi- 
tions qu'il  est  intéressant  de  noter.  Les  socialistes  suisses,  convaincus  que 
les  émeutes  nuisent  au  succès  de  leurs  idées,  cherchent  à  les  défendre 
par  les  moyens  légaux.  Après  une  année  de  démarches,  ils  viennent  de 
réussir  à  grouper  52,387  signatures  en  faveur  d'une  demande  tendant  à 
introduire  dans  la  constitution  fédérale  un  article  garantissant  le  droit 
au  travail. 

Voici  au  surplus  le  rapport  en  date  du  6  octobre,  que  le  Conseil 
fédéral,  pouvoir  suprême  de  la  Confédération,  s'est  vu  obligé  de  sou- 
mettre aux  Chambres  fédérales  qui  se  réunissent  en  décembre  prochain. 

Le  29  août  dernier  et  les  jours  suivants  sont  parvenues  à  la  chancel- 
lerie fédérale  un  certain  nombre  de  feuilles  portant  les  signatures  de 
citoyens  de  différents  cantons  suisses  et  appuyant  la  demande  d'initia- 
tive ci-après  : 

«  Les  citoyens  suisses  soussignés,  se  basant  sur  l'article  121  de  la 
constitution  fédérale  et  la  loi  fédérale  du  27  janvier  1892,  coricemant  le 
mode  de  procéder  pour  les  demandes  d'initiative  populaire  et  les  vota- 
tions  relatives  à  la  révision  de  la  constitution  fédérale,  réclament  une 


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l'initutive  populaire  et  le  droit  au  travail  en  suisse.    169 

votation  populaire  sur  la  proposition  qu'ils  font  d'introduire  dans  la 
constitution  fédérale  l'article  suivant  : 

«  Le  droit  à  un  travail  suffisamment  rétribué  est  reconnu  à  chaque 
citoyen  suisse.  La  législation  fédérale,  celles  des  cantons  et  des  com- 
munes doivent  rendre  ce  droit  effectif  par  tous  les  moyens  possibles. 

M  En  particulier,  il  y  a  lieu  de  prendre  les  mesures  suivantes  : 

«  a.  de  réduire  les  heures  de  travail  dans  le  plus  grand  nombre  pos- 
sible de  branches  d'industrie,  dans  le  but  de  rendre  le  travail  plus  abon- 
dant; 

«  b,  d'organiser  des  institutions  telles  que  bourses  du  travail  desti- 
nées à  procurer  gratuitement  du  travail  à  ceux  qui  en  auront  besoin,  et 
que  l'on  placerait  directement  dans  les  mains  des  ouvriers; 

w  c.  de  protéger  légalement  les  ouvriers  contre  les  renvois  injustifiés; 

«  d.  d'assurer,  d'une  façon  suffisante,  les  travailleurs  contre  les  suites 
du  manque  de  travail,  soit  au  moyen  d'une  assurance  publique,  soit  en 
assurant  les  ouvriers  à  des  institutions  privées  à  Taide  des  ressources 
publiques  ; 

«  e,  de  protéger  efficacement  le  droit  d'association,  en  faisant  en 
sorte  que  la  formation  d'associations  ayant  pour  but  de  défendre  les 
intérêts  des  ouvriers  contre  les  patrons  ne  soit  jamais  empêchée,  non 
plus  que  l'entrée  dans  ces  associations  ; 

«  f.  d'établir  une  juridiction  officielle  des  ouvriers  vis-à-vis  de  leurs 
patrons  et  d'organiser  d'une  manière  démocrati(}ue  le  travail  dans  les 
fabriques  et  ateliers,  notamment  dans  ceux  de  TEtat  et  des  communes.  » 

Le  Conseil  fédéral  a  fait  procéder  immédiatement  à  la  vérification  de 
ces  feuilles,  en  conformité  des  articles  3  à  5  de  la  loi  fédérale  du  27  jan- 
vier 1892,  concernant  le  mode  de  procéder  pour  les  demandes  d'initia- 
tive populaire  et  les  votations  relatives  à  la  revision  de  la  constitution 
fédérale  (Rec,  off,,  nouv.  série,  XII.  742).  Cette  vérification  a  donné 
comme  résultat  que  la  demande  ci-dessus  est  appuyée  par  52,387  signa- 
tures valables  et  147  signatures  non  valables.  Le  nombre  des  signatures 
valables  dépasse  donc  de  2,387  le  minimum  fixé  par  la  loi... 

...  Nous  avons  l'honneur  de  soumettre  à  vos  délibérations,  avec  les 
actes  ayant  trait  à  cette  affaire,  le  court  rapport  ci -dessus. 

Agréez,  etc... 

Au  nom  du  Conseil  fédéral,  le  président  de  la  Confédération, 

SCHENK. 

C'est  dans  les  cantons  de  Zurich  et  de  Berne,  puis  dans  ceux  de  Saint- 
Gall  et  de  Neuchatel,  de  Soleure  et  de  Vaud  que  la  proposition  a 
recueilli  le  plus  de  signatures.  Il  est  à  noter  au  contraire  que  les  adhé- 
sions ont  été  beaucoup  moins  nombreuses  dans  les  cantons  catholiques, 
et  même  Unterwalden  le  Bas  n'a  donné  aucune  voix  au  droit  au  travail. 

Le  document  que  nous  venons  de  reproduire  énumère,  on  le  voit,  la 
série  complète  des  desiderata  du  parti  socialiste.  Quel  que  soit  le  sort 
qui  lui  est  réservé  devant  les  Chambres,  on  considère  déjà  ici  comme  un 
succès  pour  les  idées  socialistes  qu'un  principe,  regardé  naguère  comme 
une  hérésie,  soit  aujourd'hui  sérieusement  discuté  par  la  législature 
d'un  État  libre.  Jules  d'ANETHAN. 


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UNIONS  DE  LA  PAIX  SOQALE 

PRÉSENTATIONS  ET  CORRESPONDANCE 


PRÉSENTATIONS.  —  Les  personnes  dont  les  noms  suivent  ont  été 
admises  comme  membres  titulaires,  ou  comme  (tësociées,  et  inscrites  da 
u°  5239  au  n?  5262.  Les  noms  des  membres  de  la  Société  d'Economie 
sociale  sont  désignés  par  un  astérisque. 

Allier.  —  Recouvreur  (Victor),  négociant,  rue  Wagram,  à  Moulins, 
prés,  par  MM.  E.  Bouchard  et  Laborde. 

Charente. —  Gauthier  (Joseph),  château  de  Gemeville,  par  Aigre;  et 
Roullet  (Paul),  rue  du  Prieuré,  à  Cognac,  présentés  par  M.  E.  Flomoy. 

Cher.  —  *  Saglio  (Joseph),  à  Amonval,  par  Arcomps,  prés,  par  M.  le 
comte  Benoist  d'Azy. 

Cote-d'Or.  —  *  Bouchard  (Antoine),  ancien  président  de  la  Chambre  de 
commerce,  à  Beaune,  prés,  par  M.  J.  Bouchard. 

Indre-et-Loire.  —  *  Marne  (Paul),  imprimeur- éditeur,  rue  des  Fossés- 
Saint- Georges,  3,  à  Tours,  prés,  par  M.  A.  Delaire. 

Gironde.  —  Tandonnet  (Pierre),  quai  de  Bourgogne,  37,  à  Bordeaux, 
prés,  par  MM.  Champion  et  A.  Tandonnet. 

Landes.  —  Mongadb  (l'abbé),  curé  de  Poudens,  par  Hagetman,  prés,  par 
M.  l'abbé  Brousse. 

Haute-Loire.  —  Croze  (Charles  de),  au  château  de  Chassaignes,  près 
Paulhaguet,  prés,  par  le  D'  Mouret. 

Morbihan.  —  LeGarrec  (l'abbé),  professeur  au  petit  séminaire  de  Sainte- 
Anne  d'Auray,  prés,  par  M.  A.  Delaire. 

Nord.  —  Théry  (Gustave),  avocat,  ancien  bâtonnier,  square  Dutiileul,  33, 
à  Lille,  prés,  par  M.  Paul  DelepouUe. 

Pas-de-Calais.  —  * Blondel  (Louis),  président  du  Tribunal  de  com- 
merce, à  Arras,  prés,  par  M.  A.  Gollignon  ;  Bureau  (Joseph),  directeur- 
propriétaire  des  mines  de  Vendin-les-Béthune,  au  château  d'Annezin,  par 
Béthune,  prés,  par  M.  Fougerousse;  Duquesne  (Joseph),  à  Monchy-Ie- 
Preux,  par  Nœux,  prés,  par  M.  A.  Béchaux. 

Seine-Paris.  —  *  Cohen  (Edouard),  rue  de  la  Terrasse,  10,  prés,  par 
M.  des  Essars;  Lehocq,  rue  Jacob,  21,  prés,  par  M.  A.  Delaire;  Lerottx 
(Léon),  rue  Lacroix,  31,  prés,  par  M.  l'abbé  Morland. 

Seine-et-Oise.  — Monthiers  (Jacques-L. -Marie),  àFronville,  par  Nesle-Ia- 
Vallée,  prés,  par  M.  Tabbé  Morland. 

Tarn.  —  Rancoule  (Louis),  à  Dourgnes,  prés,  par  M.  Abrial. 

Territoire  de  Belfort.  —  Vogelweid(Xsii>bé),  curé  de  Chaux,  prés,  par 
M.  Tabbé  Marchand. 


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PRÉSENTATIONS  ET  CORRESPONDANCE.  771 

Autriche-Hongrie.  —  *  Bernât  (le  D»  Et.),  IX,  Ullôi  ut.  25,  Budapesth, 
prés,  par  M.  A.  Delaire. 

Belgique.  —  Pries  (Félix),  curé,  à  Foy -Notre-Dame,  près  Dinan,  prés, 
par  M.  M.  A.  Delaire  ;  Pirmez  (Henri),  bourgmestre  de  Gougnies,  par  Ger- 
pinnes,  prés,   par  le  P.  Gastelein. 

Grande-Bretagne.  —  Mangan  (Gerold),  négociant,  Chaddock  street,  49, 
Près  ton,  Angleterre,  prés,  par  M.  Bourgeois. 

NÉCROLOGIE.  —  Des  deuils  nombreux  ont  encore  atteint  la  Société 
et  le»  Unions.  En  rendant  hommage  à  ceux  que  nous  perdons,  quMl 
nous  soit  permis  de  payer  un  tribut  spécial  de  regrets  à  ceux  qui  avaient 
apporté  à  nos  travaux  un  concours  dévoué  et  une  collaboration  pré- 
cieuse: M.  le  marquis  de  Sainte-Croix,  ancien  préfet,  ancien  trésorier- 
payeur  général,  qui  malgré  son  grand  âge  s^intéressait  vivement  à  nos 
efforts  à  Nantes  et  à  Nancy;  M.  Eugène  Belin,  encore  élève  à  l'École  cen- 
trale, animé  d'un  zèle  ardent  pour  le  bien  ;  M.  Firmin  Boissin,  roman- 
cier distingué  et  fin  critique  que.les  lecteurs  de  la  Réforme  sociale  n'ou- 
bHeront  pas  ;  M.  Emile  Sahuc,  grand  chrétien,  prolétaire  modèle, 
d'une  inépuisable  charité. 

LES  MENACES  DU  SOCIALISME  ET  LES  UNIONS  DE  LA 
PAIX  SOCIALE.  —  Depuis  quelques  mois  le  socialisme  commence  à 
effrayer  ceux-là  mêmes  qui  s'étaient  plu  quelque  peu  à  lui  frayer  les 
voies,  les  uns  sur  le  terrain  de  la  politique  de  concentration  radicale, 
les  autres  dans  le  domaine  même  des  questions  sociales.  Quand  on  a 
soi-même  détruit  autant  qu'on  le  pouvait  le  sentiment  du  devoir  et  le 
respect  de  la  loi  morale,  il  est  assurément  malaisé  d'opposer  une  digue 
résistante  à  ce  débordement  d'idées  subversives  qui  obéit  à  la  poussée 
formidable  d'une  démocratie  désormais  sans  frein.  Quand  on  a  égaré 
les  esprits  dans  la  recherche  d'un  ordre  social  nouveau,  il  est  bien  tard 
peut-être  pour  les  ramener  aux  principes  de  la  constitution  essentielle 
des  races  prospères,  et  pour  essayer  de  reprendre  des  positions  trop 
légèrement  abondonnées.  Que  d'années  perdues  depuis  le  jour  où  Le 
Play  a  le  premier  signalé  le  péril,  malgré  de  brillantes  apparences,  et 
coup  sur  coup  montré  dans  la  Réforme  sociale  en  Prance  et  dans  V Orga- 
nisation du  travail  «  comment  un  peuple  civilisé  peut  rétrograder  jus  • 
qu'à  l'état  sauvage  »  {Org.  du  trav,,  document  J).  En  même  temps  qu'il 
jetait  Talarme,  il  indiquait  la  voie  du  salut,  la  seule  :  la  pratique  du 
devoir  social.  Il  ne  suffit  pas,  en  effet,  de  parler  ou  d'écrire  contre  le 
socialisme,  en  lui  opposant  les  plus  décisives  réfutations  :  à  vrai  dire 
cela  n'est  rien  ;  il  faut  lui  enlever  sa  raison  d'être  en  substituant  le 
dévouement  à  l'égoïsme,  en  développant  la  liberté  avec   ses  fécondes 


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772  UNIONS   DE  LA   PAIX   SOCIALE. 

initiatives,  en  justifiant  l'inégalité  nécessaire  par  les  services  rendas,  en 
fondant  enfin  Tharmonie  sociale  sur  la  hiérarchie  du  travaU  et  de  la 
vertu.  Aussi  quand  les  Unions  se  sont  créées  il  y  a  vingt  ans,  leur  pro« 
gramme  opposait  à  la  «  déclaration  des  droits  »  la  «  déclaration  des 
devoirs  »  (Correspondance  sur  V Union  de  la  paix  sociale,  n*  5,  Le  Principe 
et  les  moyens  du  sa/uf,  §12),  et  appelait  autour  de  leur  drapeau  tous 
ceux  qui,  sachant  s'élever  au-dessus  des  préoccu|>a tiens  personnelles, 
veulent  s'inspirer  des  leçons  de  l'expérience,  s'éclairer  par  robsenalion 
des  faits  et  servir  le  bien  et  le  vrai.  Beaucoup  n'ont  pas  su  vaincre 
Tinertie  d'une  aveugle  indifférence  ou  dépasser  les  vues  étroites  de  l'in- 
térêt :  au  lieu  de  travailler  virilement  par  eux-mêmes  au  salut  commun, 
ils  ont  continué  à  attendre  du  pouvoir,  comme  jadis,  protection  et 
sécurité.  Et  voici  que,  par  le  jeu  fatal  des  institutions,  le  pouvoir  est  de- 
puis longtemps  passé  aux  mains  des  ennemis  de  la  loi  morale;  il  ne 
peut  être  dorénavant  que  le  refiet  des  passions  inconscientes  des  fooles, 
et  il  semble  que  chaque  jour  davantage  il  deviendra,  non  le  guide  mais 
le  serviteur  des  majorités  irresponsables.  Bien  fou  qui  chercherait  de  ce 
côté  un  appui  contre  le  socialisme  :  il  n'en  faut  plus  demander  qu'à  l'ac- 
tion personnelle,  à  Taction  de  tous,  volontaire  et  libre,  mais  incessante 
et  à  tous  les  degrés.  A  cet  effort  que  chacun  doit  entreprendre  et  pour 
lequel  tous  doivent  s'unir,  les  Unions  de  la  paix  soci  Ue  ont  eu  précisé- 
ment pour  but  d'offrir  un  terrain  largement  ouvert,  où  les  honnêtes  gens 
de  toute  opinion  peuvent  se  rencontrer,  et  des  cadres  où  toutes  les  bons 
vouloirs  peuvent  s'entendre  pour  agir  en  commun.  Elles  devraient, 
comme  les  grandes  sociétés  anglaises  de  défense  religieuse  et  sociale, 
compter  dix  mille,  vingt  mille  membres,  et  leur  rôle  alors  serait  consi- 
dérable. Il  suffirait  pour  cela  de  comprendre  et  de  vouloir  I  Puissent  nos 
confrères,  en  face  du  péril  imminent,  réussir  à  amener  à  la  réforme 
sociale  ces  «  gros  bataillons  »  qui  seuls  aujourd'hui  permettent  de  lutter 
efficacement  contre  Terreur,  et  de  faire  prédominer  peu  à  peu  la  vérité 
dans  les  idées,  les  mœurs  et  les  institutions. 

OORRESPONDANCE.  —  Unions  de  Flandre,  Ahtois  et  Picardœ.  - 
Les  membres  des  Unions  de  Lille,  sollicités  et  encouragés  de  divers 
côtés,  vont  organiser,  comme  l'année  dernière,  une  série  de  Conf^^rences 
sociales  sur  les  questions  qui  intéressent  plus  particulièrement  la  région 
du  Nord.  Suivies  de  discussions  qui,  semblables  à  celles  de  l'hiver  passé, 
attireront  un  nombreux  public,  ces  conférences  commenceront  proba- 
blement au  mois  de  janvier,  pour  se  continuer  tous  les  vendredis,  a 
8  heures  et  demie  du  soir,  dans  le  grand  amphithéâtre  de  la  Société  indus- 
trielle du  Nord.  Pour  resserrer  encore  les  liens  qui  unissent  les  div^ers 
groupes  des  Unions  et  la  Société  d'Économie  sociale,  nos  amis  de  U"^ 


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PRÉSENTATIONS  ET  CORRESPONDANCE.  773 

annoncent  l'intention  d'offrir  chaque  semaine  la  présidence  de  leur 
assemblée  à  Pun  des  membres  du  conseil  de  la  Société,  qui  serait  appelé 
ainsi  à  diriger  les  débats.  Les  réunions  hebdomadaires  se  termineront 
par  une  assemblée  générale  des  membres  des  Unions  du  Nord  et  de  la 
Belgique. 

Unions  de  Guyenne.  —  Le  cinquième  Congrès  des  (banques  populaires, 
qui  s'est  réuni  à  Toulouse  en  avril  dernier,,  sous  la  présidence  de 
M.  Eugène  Rostand,  a  décidé  que  sa  6*  session  aurait  lieu  à  Bordeaux  en 
avril  1894.  Le  groupe  des  Unions  a  été  chargé  de  constituer  un  comité 
d'organisation  et  de  poursuivre  les  travaux  préparatoires  qui  assureront 
au  Congrès  un  public  nombreux,  des  travaux  intéressants  et  des  résul- 
tats féconds.  Au  nom  de  la  commission  provisoire,  M.  Gaston  David  fait 
counaitre  les  noms  des  memhres  du  comité  de  patronage  et  invite  tous 
ceux  qui  comprennent  l'importance  des  études  et  des  œuvres  de  crédit 
populaire  à  adresser  leur  adhésion  au  comité  et  à  entrer  en  relation  avec 
les  secrétaires,  MM.  Georges  Périé  (rue  du  Temple,  29)  et  Louis  Worms 
(cours  d'Albret,  101). 

Angleterre.  —  Les  travaux  relatifs  aux  monographies  de  famille  et 
aux  budgets  domestiques  se  continuent  en  Angleterre.  M.  H.  Higgs  nous 
écrit  à  ce  sujet  qu'il  va  faire  le  23  novembre  à  Cambridge  une  confé- 
rence sur  les  Budgets  ouvriers.  En  outre  il  prépare  le  sujet  des  leçons 
qu'il  fera  cette  année  encore  à  University  Collège,  à  Londres;  il  traitera 
de  la  Condition  des  ouvriers  en  Europe  et  en  Amérique,  d'après  les 
budgets  de  famille. 

Belgique.  —  La  Société  belge  d'Économie  sociale  a  repris  ses  séances 
le  6  novembre.  L'ordre  du.  jour  appelait  d'abord  le  rapport  annuel  sur 
les  travaux  de  Tannée  (i2»  session),  par  le  secrétaire  perpétuel,  M.  Brants. 
M.  Ch.  Dejace  a  fait  ensuite  une  communication  très  écoutée  sur  FEnsei- 
gnement  des  sciences  sociales  et  politiques  en  Belgique.  Enfin  la  Société 
a  procédé  au  renouvellement  de  son  bureau  pour  la  session  nouvelle, 
et  ses  choix,  nous  nous  en  félicitons,  ont  tous  porté  sur  des  membres  de 
notre  Société  internationale  d'Économie  sociale.  Ont  été  élus,  en  effet  : 
Président:  Mgr  Nicotra,  secrétaire  de  la  Nonciature  apostolique; 
Vice  Présidents  ;  M.  Ch.  Lagasse,  directeur  des  Ponts  et  chaussées  et  des 
bâtiments  civils  ;  M.  Francis  de  Monge,  vicomte  deFraneau,  profes- 
seur à  l'Université  de  Louvain  ;  M.  le  baron  Raoul  duSart,  gouver- 
neur du  Hainaut. 

A.  Delà  IRE, 


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CBRONIOUE  DU  MOUVEMENT  SOCIAL 


Sommaire.  —  L'indemnité  des  maires.  —  Les  efiets  de  la  rédaction  des  tarifs  de 
chemins  de  fer,  —  Les  conseils  d'nsine.  —  Le  Congrès  mutualiste.  —  La 
grève  houillère  ;  La  loi  sur  l'arbitrage  ;  L'arbitrage  do  la  Presse  ;  Le  trait 
du  Parthe. 

Vindemnilé  des  maires.  —  Certains  conseils  municipaax  aliouent, 
comme  on  sait,  une  indemnité  à  leurs  membres  et  notamment  au  maire. 
Mais  cette  indemnité  est*elle  suceptible  de  saisie  comme  Je  traitement 
d^n  fonctionnaire,  d'un  député  ou  d'un  sénateur  ?  La  question  vient 
d*être  tranchée  par  la  cinquième  chambre  du  tribunal  civil  de  la  Seine,  à 
Foccasion  d'une  opposition  faite  par  un  créancier  de  M.  Walter  sur  Tin- 
demnité  du  fougueux  révolutionnaire,  maire  de  Saint-Denis  et  député. 

M.  Walter  s'empressa  de  demander  mainlevée  «  attendu  que  les  frais 
de  déplacement  et  de  représentation  ont  un  caractère  d'insaisissabilité, 
comme  destinés  à  un  service  public  ».  Le  tribunal  a  rejeté  la  demande 
en  mainlevée  d'opposition  par  ces  motifs  que  les  indemnités  ne  sont 
nullement  des  frais  de  représentation  mais  une  indemnité  représenta- 
tive de  la  perte  que  les  maires  peuvent  s'imposer  en  abandonnant  les 
emplois  qui  subvenaient  à  leurs  besoins  personnels,  etc. 

Cependant,  comme  à  Saint-Denis  le  souffle  (révolutionnaire  a  jeté  snr 
la  justice  bourgeoise  la  défaveur  même  officielle  des  fonctionnaires,  le 
percepteur,  sur  l'ordre  de  son  chef  hiérarchique,  paratt-il,  a  passé 
outre  et  soldé  à  M.  Walter  les  500  francs  de  son  mois.  Le  créancier  pro- 
teste  et  poursuit.  Le  procès  n'est  donc  pas  terminé  et  promet  d'être 
intéressant. 

La  réduction  des  tarifs  de  chemins  de  fer.  —  U  était  très  curieux  de 
savoir  quel  serait  l'effet  de  la  baisse  des  prix  sur  la  circulation  en 
chemin  de  fer  et  sur  les  recettes.  On  vient  de  publier  les  résultats  com- 
paratifs de  1891  et  1892.  Les  voici,  mais  nous  ferons  observer  qu'ils  ne 
sont  pas  absolument  concluants,  car  les  trois  premiers  mois  de  1892 
étaient  encore  aux  anciens  tarifs. 


Nombre  de  voyageurs. 

Recettes. 

1891                      1892 

1891 

1892 

Étal 

8.991.328            9.803.750 

13.041.657 

13.4^.437 

Midi.... 

13.431.415          15.316.013 

28.221.975 

28.548.924 

Est 

22.573.927          26.671.601 

30.555.581 

31.903.431 

Nord.... 

36.581.216          44.371.324 

54.557.197 

55.243.663 

Orléans . 

22.415.437          24.940.577 

49.604.975 

50.264.312 

Ouest. . . 

65.559.869          71.250.652 

62.373.086 

62.978.481 

P.-L.-M. 

41.616.608          47.895.652 

102.207.803 

102.443.225 

Totaux.. 

211.169.800        240.249.569 

340.562.274 

344.816.473 

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LES   CONSEILS  d'uSINE.  773 

C'est  une  augmentation  de  près  de  30,000  voyageurs  et  de  près  de  4  mil- 
lions de  francs.  Maintenant,  pour  que  cette  comparaison  fût  complète 
il  faudrait  y  ajouter  celle  des  dépenses  :  on  n'a  pas  transporté  30,000 
voyageurs  de  plus,  sans  dépenser  davantage. 

Les  conseils  d'usine.  —  Le  compte  rendu  des  Conférences  d'études  so- 
ciales de  Notre-Dame  du  Haut-Mont,  contient,  entre  autres  choses,  de  fort 
intéressantes  discussions  sur  les  conseils  d'usine.  Il  en  ressort,  d'abord, 
que  les  conseils  d'usine  ne  sont  pas  rares  dans  la  grande  industrie  ;  dif- 
férents patrons,  présents  à  ce  congrès,  ont  déclaré  que  l'institution 
existait  chez  eux  depuis  plusieurs  années;  chez  M.  DuprezLepers,  par 
exemple,  depuis  dix  ans.  En  second  lieu,  la  discussion  a  montré  que 
tout  le  monde  était  d'accord  sur  Futilité  et  la  nécessité  de  ces  conseils 
et  sur  les  effets  qu'ils  produisent.  M.  Louis  Tiberghien  a  fait  remarquer 
très  justement  que,  «  à  la  différence  des  conseils  de  conciliation  et  d'ar- 
bitrage, qui  n'agissent  que  pour  calmer  les  esprits  excités  ou  terminer 
un  différend,  les  conseils  d'usine  pourront  prévenir  le  mal  en  signalant, 
dès  la  première  apparition,  les  causes  de  mécontentement,  et  les  griefs, 
au  lieu  de  s'amonceler  au  point  de  former  entre  la  direction  et  les 
subordonnés  une  barrière  infranchissable,  tomberont  d'eux-mêmes  ». 

Cette  institution,  qui  a  été  du  reste  très  favorablement  accueillie  par 
les  membres  du  Congrès  ouvrier  de  Reims,  répond  d'autre  part  à  une 
idée  très  répandue  en  ce  moment  dans  le  monde  du  travail,  à  savoir  que 
l'antagonisme  actuel  provient,  dans  un  très  grand  nombre  de  cas,  des 
intermédiaires,  des  contremaîtres,  chefs  d'atelier  ou  directeurs,  et  que 
bien  des  difficultés  disparaîtraient  par  le  fait  seul  de  rapports  fréquents 
et  faciles  entre  le  patron  et  les  ouvriers.  La  conviction  où  sont  une 
quantité  de  travailleurs  de  l'influence  pacificatrice  de  ces  rapports  est 
un  gage  de  l'empressement  qu'ils  mettront  à  favoriser  le  succès  des 
conseils. 

De  part  et  d'autre,  chez  les  patrons  comme  chez  les  ouvriers,  les  dis- 
positions sont  donc  des  plus  favorables  pour  l'acclimatation  de  cette 
réforme. 

Mais  là  où  la  difficulté  apparaît,  c'est  le  mode  de  constitution  et  de 
recrutement  de  ces  conseils  d'usine.  Les  contremaîtres  en  feront-ils 
partie?  Question  très  controversée.  Le  recrutement  se  fera-il  par  élec- 
tions :  si  oui,  tous  les  ouvriers  seront-ils  éligibles  ou  seulement  ceux  de 
telles  ou  telles  catégories.  Le  patron  sera-t-il,  au  contraire,  maître  de 
composer  lui-même  les  conseils?  etc.,  etc.  Le  congrès  n'a  pu  arriver  à 
se  mettre  d'accord  et  a  remis  la  solution  à  une  prochaine  réunion.  11 
n'en  reste  pas  moins,  de  cette  importante  discussion,  un  fait  capital  ;  le 
vote  à  l'unanimité  du  principe  des  conseils  d'usine  traduit  par  la  réso- 
lution suivante  : 


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'  .^^- 


776  CHRONIQUE   DU   MOUVEMENT   SOCIAL. 

Le  Congrès  émet  le  vœu  que,  dans  chaque  établissement,  il  soit  créé, 
sans  retard,  un  conseil  d*usine  représentant  les  éléments  stables  de 
l'atelier  et  en  possession  de  la  confiance  générale. 

Il  invite  tous  les  chefs  d'établissements  qui  possèdent  cette  institution 
à  faire  connaître  l'organisation  qu'ils  ont  adoptée. 

Ce  vœu  était  précédé  des  considérants  suivants  qui  posent  bien  la 
question  : 

Considérant  que,  pour  la  paix  sociale,  il  importe  que  les  ouTriers 
soient  en  contact  direct  et  constant  avec  leurs  patrons,  afin  de  prévenir 
ou  de  dissiper  les  malentendus  qui  peuvent  survenir  entre  eux; 

Considérant,  d'autre  part,  que,  vu  le  développement  du  personnel 
ouvrier,  ces  rapports  directs  étant  devenus  plus  aifficiles,  il  y  a  lien  de 
recourir  à  une  institution  qui  permette  de  s'entendre  dans  le  bat  de 
donner  satisfaction  aux  intérêts  légitimes  des  ouvriers  et  d'aider  au 
bien  matériel  et  moral  de  l'usine. 


Le  Congrès  mutualiste  qui  doit  se  tenir  les  !<>',  2  et  3  décembre,  à  Paris, 
s'annonce  sous  les  meilleurs  auspices.jl  80  sociétés,  dont  50  de  la  Seine  et 
130  de  province,  y  ont  déjà  donné  leur  adhésion.  Les  amendements  delà 
loi  rédigés  par  le  comité  d'organisation  ont  été  exposés  dans  plusieurs 
réunions  à  Paris,  Reims,  Tours,  Troyes,  Montluçon,  Bourbon-rArcham- 
bault,  etc.,  et  le  meilleur  accueil  y  a  été  fait.  Cependant,  nous  avons  pa 
constater  en  certains  points  quelques  hésitations  sur  la  question  du  droit 
de  posséder  des  immeubles.  Le  régime  de  tutelle  étroite  auquel  ont  été 
soumises  les  sociétés  jusqu'ici,  et  l'interdiction  qu'elles  subissent  encore 
de  devenir  propriétaires  ont  communiqué  à  beaucoup  d'entre  elles  une 
extrême  timidité  et  la  crainte  de  toute  innovation  et  de  toute  responsa- 
bilité. Le  cas  est  tout  pareil  à  celui  des  caisses  d'épargne.  Un  rappro- 
chement très  logique  montre  bien  nettement  que  cette  timidité  des 
sociétés  mutuelles  a  pour  origine  le  régime  légal  sous  lequel  elles  ont 
vécu  jusqu'ici.  Pendant  que  plusieurs  d'entre  elles  ont  peur  de  la  pro- 
priété, les  sociétés  coopératives,  qui  jouissent  d'une  liberté  complète, 
deviennent  très  volontiers  propriétaires.  Les  membres  de  la  Société 
d'économie  sociale  ont  pu  voir,  il  y  a  trois  ans,  la  grande  maison  de 
rapport  qu'a  fait  construire  la  Société  coopérative  du  XV1II«  arrondisse- 
ment. Tout  récemment,  à  Troyes ,  nous  avons  vu  la  propriété  de  la 
Laborieuse^  et  à  Roubaix,  celle  de  la  Paix.  Or,  les  membres  des  sociétés 
mutuelles  et  ceux  des  coopératives  sont  à  peu  près  les  mêmes  hommes  : 
les  mêmes  hommes  se  trouvent  ainsi  courageux  quand  ils  sont  libres,  et 
timides  à  l'excès  sous  le  régime  de  la  tutelle  administrative. 

Nous  avons  rencontré  encore  un  autre  état  d^esprit  très  curieux,  à  l'égard 
de  la  question  de  propriété.  A  la  suite  d'une  conférence  que  nous  faisions 
à  Reims  le  15  octobre,  et  dans  laquelle  aucune  objection  ne  nous  avait  été 
faite,  un  mutualiste  anonyme  fit  paraître  cette  petite  note  dans  VÉcktircur 


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LES  CONSEILS   d'uSINE.  777 

iie  l'Est,  «  J'ai  assisté  dimanche  dernier,  à  l'intéressante  conférence  de 
M.  Fougerousse..,  mais,  en  y  réfléchissant  bien,  nous  nous  demandons, 
entre  nous  qui  sommes  de  vieux  collègues,  si  le  bout  de  Voreille  ri'a  pas 
un  peu  percé.  Cette  apparence  de  liberté  qu'on  réclame  pour  nos  associa- 
lions  et  pour  laquelle  on  nous  demande  de  formuler  des  vœux,  ne  nous 
paraît  autre  chose  qu'une  porte  ouverte  aux  sociétés  cléricales  qui,  sous 
le  couvert  de  notre  pavillon,  profiteraient  et  abuseraient  des  avantages 
qui  nous  seraient  dévolus.  Nous  sommes  un  certain  nombre  de  vieux 
républicains,  appartenant  à  des  sociétés  libres,  qui,  si  lésés  que  nous . 
soyons  dans  nos  intérêts^  préférerions  supporter  le  sacrifice,  plutôt  que  de 
voir  les  ennemis  de  notre  république  prendre  un  nouveau  pied  et  rat- 
traper sous  notre  couvert  ce  que  les  décrets  antérieurs  leur  ont  si  jus- 
tement enlevé.  » 

Ces  quelques  lignes  en  disent  bien  long.  Le  bout  de  Voreille!  parce  que 
nous  avions  parlé  sur  la  coopération,  au  congrès  ouvrier  de  Reims  !  Si 
lésés  que  nous  soyons!  le  mutualiste  anonyme  reconnaît  donc  bien  que  le 
régime  de  Tinterdiction  est  préjudiciable  aux  sociétés  et  approuve  ainsi 
notre  proposition...  mais  le  spectre  clérical  est  là,  toujours  présent  aux 
yeux  de  ces  sectaires  ombrageux,  et  dès  lors,  plus  de  progrès,  plus  de 
liberté  !  !  !  Ce  qu'il  y  a  de  plus  fort,  c'est  que  la  question  cléricale  n'a 
absolument  rien  à  faire  avec  la  mutualité  et  qu'il  est  foncièrement 
absurde  d'imaginer  une  société  religieuse  dissimulée  sous  l'étiquette 
mutualiste  I  Mais  tous  les  raisonnements  du  monde  ne  sont  rien  quand 
le  mot  clérical  a  traversé  certains  cerveaux.  Ce  ne  sont,  du  reste,  que 
des  incidents  isolés,  et  la  grande  majorité  de  la  mutualité  paraît  carré- 
ment résolue  à  voter  la  liberté  immobilière. 

Aussi,  le  clou  du  Congrès  ne  sera  pas  là  :  il  sera  dans  la  question  de 
la  fixité  du  taux.  Une  quantité  de  sociétés  ont  écrit  au  comité  pour 
demander  que  cette  fixité  fût  inscrite  dans  nos  amendements.  Le  comité 
n*a  pas  suivi  ce  conseil,  pour  ce  qui  est  des  versements  à  faire  par  les 
sociétés  après  la  promulgation  de  la  loi.  Par  contre,  il  réclame  énergi- 
quement  le  maintien  du  taux  fixé  par  le  décret  ^e  1856  en  échange  de 
l'obligation  imposée  aux  sociétés  de  verser  tout  leur  argent,  à  fonds  perdus 
dans  les  caisses  de  l'État.  Mais  pour  l'avenir,  le  comité  n'a  pas  réclamé 
de  fixité  d'intérêt.  Elle  ne  serait  pas  acceptée,  du  reste,  par  les  Chambres 
et  si,  par  hasard,  elle  l'était  jamais,  elle  attirerait  dans  le  giron  de 
l'État  une  telle  quantité  de  sociétés,  elle  provoquerait  de  tels  versements 
dans  les  caisses  publiques,  de  tels  achats  de  titres  de  rente,  que  cette 
fixité  d'intérêt  ne  tarderait  pas  à  être  rapportée  par  ceux-là  mêmes  qui 
l'auraient  votée. 

En  cela,  le  comité  s'est  trouvé  d'accord  avec  le  texte  de  loi,  mais  cet 
accord  ne  va  pas  au  delà,  car  du  moment  que  les  sociétés  ne  demandent 

La  RéF.  Soc,  46  no?embre  1893.  3*  Sér.,  t.  Yi  (t.  XXVI  col.),  50 


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378  CHRONIQUE  I>U    MOUVEMENT  SOCIAL. 

pas  le  régime  de  faveur,  elles  doivent  avoir  droit  à  la  liberté  la  plai 
étendue,  et  le  Sénat  n*en  a  pas  jugé  ainsi. 

Le  Congrès  qui  va  s'ouvrir  le  i^*  décembre  sera  certainement  d'aa 
grand  intérêt,  car  il  est  appelé  à  fournir  les  éléments  de  la  solution  d'un 
des  plus  gros  problèmes  que  le  Parlement  doit  résoudre  à  bref  délai. 

Le  texte  du  projet  du  comité  sera  envoyé  à  tous  les  lecteurs  de  la 
Reforme  sociale  qui  en  feront  la  demande. 

La  grève  houillère.  —  La  grève  qui  a  éclaté  le  18  septembre  s'est  ter- 
minée le  4  novembre  ;  elle  a  duré  exactement  sept  semaines.  Mais  ça  n'a 
pas  été  sept  semaines  de  grève  pour  tous  les  mineurs  :  depuis  trois  semai- 
nes déjà,  les  rentrées  successives  étaient  nombreuses,  et  30,000  mineurs 
avaient  repris  la  rivelaine  et  le  pic  le  4  novembre,  deux  jours  avant  le 
vote  de  la  cessation  de  la  grève. 

Malgré  cet  émiettement  quotidien  des  forces  grévistes,  les  109  grands- 
maîtres  du  chômage  n'en  continuaient  pas  moins  à  voter  la  résistance  à 
outrance  et  on  a  eu  ce  curieux  spectacle  de  délégués  votant  le  maintien 
de  la  grève  pendant  que  la  totalité  des  mineurs  qu'ils  représentaient 
reprenaient  le  travail.  L'entêtement  de  ces  despotes  semblait  croître  avec 
la  dispersion  de  leurs  troupes.  Dans  le  dernier  Gongrès,qui  s*est  tenu  le 
2  novembre,  les  délégués  de  la  section  de  Bruay  sont  venus  proposer  que 
le  chômage  ne  continuât  que  dans  les  Compagnies  où  les  grévistes 
étaient  encore  en  majorité.  Mais  on  n'a  rien  voulu  entendre  :  c'est  la 
grève  générale  qu'il  nous  faut,  a-t-on  répondu,  alors  que  30,000  gré- 
vistes étaient  descendus  le  matin  dans  les  puits. 

Cette  attitude  héroï-comique  était,  d'ailleurs,  dans  la  note  obligée  :  les 
meneurs  devaient  conserver  intact  leur  prestige  d'apôtres  de  la  grève 
générale,  pour  la  prochaine  occasion  ;  céder  quoi  que  ce  fût,  c'était 
se  démonétiser  et  passer  la  main  à  d'autres.  Du  reste,  qu'avaient^ils  à 
perdre?  Ceux  d'entre  eux  qui  sont  mineurs  savaient  bien  qu'ils  ne  ren- 
treraient pas  ;  les  autres,  cabaretiers  ou  députés,  ne  soufTraient  en  quoi 
que  ce  soit  de  la  grève  et  n'avaient  qu'à  gagner  à  sa  prolongation.  Cepen- 
dant, ce  jeu  de  la  résistance  des  meneurs  en  face  de  la  désertion  des 
grévistes  ne  pouvait  se  prolonger  longtemps,  car  il  ne  servait  plus  qu'à 
faire  éclater  l'impuissance  des  premiers.  Les  chefs  ont  donc  dû  suivre 
l'armée  et,  le  samedi  4  novembre,  ils  ont  voté  la  fin  de  la  grève  par 
38  voix  contre  16  et  un  bulletin  blanc.  Les  abstentions  ont  été  très  nom- 
breuses, elles  étaient  forcées  pour  les  représentants  des  mineurs  ren- 
trés au  travail. 

Le  bilan  de  ces  sept  semaines  de  chômage  est  facile  à  faire  :  sans  par- 
ler des  pertes  des  Compagnies  sur  les  affaires  et  par  la  détérioration  des 
galeries  et  du  matériel,  les  ouvriers  ont  perdu  8  millions  de  salaires 
environ,  mangé  leurs   économies  et  contracté  des  dettes  qui  pèseront 


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LA   GRÈVE   HOUILiÈRE.  779 

4e  longues  années  sur  eux.  On  parle,  en  outre,  de  500  mineurs  congé- 
diés et  qui  ne  pourront  plus  trouver  d'ouvrage  sur  place. 

Mais  ce  n'est  pas  tout;  pendant  49  jours  les  excitations  les  plus  mal- 
saines ont  semé  la  haine  et  Tespoir  d'une  prompte  revanche  dans  tous 
les  esprits,  aigris  déjà  par  Toisiveté,  la  misère  et  l'impuissance.  Aussi  la 
dernière  circulaire  du  syndicat  se  termine-t-elle  par  ces  mots  :  «  Mais  la 
démonstration  est  faite  une  fois  de  plus  que  le  travailleur  n'a  nulle  amé- 
lioration de  son  sort  à  espérer,  nulle  équité  à  attendre  que  d'une  révo- 
lution sociale.  Gela,  nous  ne  Foublierons  pas  I  >'  Ce  ne  sont  pas  les  ou- 
vriers qui  ont  rédigé  cette  circulaire,  ce  sont  les  délégués;  mais  les  dé* 
légués  rediront  si  souvent  les  paroles  qui  précédente  leurs  victimes,  que 
celles-ci  les  répéteront  à  leur  tour  et  les  penseront  en  toute  conscience. 
Quant  à  leurs  revendications,  les  mineurs  n'ont  rien  obtenu;  ils  restent 
dans  leur  situation  d'avant  la  grève. 

Qu'y  avait-il  de  fondé  dans  ces  revendications?  Nous  l'ignorons;  toute- 
fois, il  est  certain  qu'elles  renfermaient  une  question  sur  laquelle  il  y  a 
une  décision  à  prendre  :  c'est  celle  des  vieux  ouvriers.  On  se  trouve  là  en 
présence  d'un  cercle  vicieux.  La  retraite,  en  effet,  n'est  acquise  qu'au 
bout  d'un  nombre  déterminé  d'années  de  service,  mais,  comme  dans 
ses  dernières  années  l'ouvrier  perd  ses  forces,  rend  moins  de  services, 
ks  Compagnies  peuvent  être  portées  à  les  remplacer  par  des  hommes 
plus  jeunes,  et  c'est  la  retraite  des  vieux  jours  qui  s'en  va;  de  sorte  que 
dans  bien  des  cas  la  retraite  devient  une  vaine  promesse.  Il  est  certain 
que  cette  perspective  est  faite  pour  désespérer  les  gens.  Mais  on  ne  peut 
pas,  d'autre  part,  donner  aux  ouvriers  un  droit  de  présence  irrévocable 
jusqu'à  la  liquidation  de  la  retraite. 

La  situation  est  donc  un  peu  embarrassante.  Cependant  elle  n'est  pas 
insoluble  puisque  la  Compagnie  d'Anzin  l'a  tranchée  victorieusement.  Le 
moyen  est  des  plus  élémentaires,  c'est  la  conquête  d'une  portion  de 
retraite  par  chaque  année  de  service  accomplie  :  le  fruit  du  temps  écoulé 
dans  la  Compagnie  est  acquis  et  irrévocablement  acquis,  l'ouvrier  peut 
rentrer  ou  partir, il  est  toujours  propriétaire  de  la  retraite  que  lui  ont  value 
ses  versements  et  ceux  de  la  Compagnie  pendant  toute  la  période  écoulée. 
Voilà  la  garantie  réelle  et  complète.  Aussi, «  la  Bastille  dn  Nord»  a- 1- elle 
traversé  les  49  journées  de  grève  sans  être  entamée  sur  une  seule  de  ses 
positions.  —  Nous  aurions  voulu* que  la  question  fût  élucidée  par  l'arbi- 
trage et  qu'on  sût  réellement  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  garanties  que  le 
vieux  mineur  du  Pas-de-Calais  a  devant  lui  après  25  ou  40  ans  de  service. 
Mais  les  Compagnies  n'ont  pas  voulu  de  l'arbitrage.  Sans  connaître  les 
motifs  de  leur  refus,  nous  retiendrons  toujours  ce  fait  que  les  grévistes, 
ont  proposé  l'arbitrage  et  que  les  Compagnies  n'ont  pas  répondu. 

Assurément  l'arbitrage  ne  peut  pas  devenir  obligatoire,  car  il  cesse 


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780  CUROMOUE  DU  MOUVEMENT  SOCUL. 

rait  alors  d'être  de  Tarbitrage  ;  mais  la  loi  ne  pourrait-elle,  du  moins, 
obliger  les  parties  à  déposer  leurs  dires  réciproques  et  même  exiger  la 
publicité  de  ces  dires.  A  défaut  d'arbitres  acceptes,  ropinion  publique 
aurait  alors  des  éléments  d^appréciation  et  prononcerait  un  jugement 
tout  platonique,  il  est  vrai,  mais  qui  serait  toujours  plus  éclairé  que 
celui  qui  s'établit  sans  documents,  dans  la  presse.  De  plus,  il  esta  sup- 
poser qu'en  face  de  cette  éventualité  de  la  publicité  contradictoire  de» 
causes  de  conflit,  les  deux  parties  examineraient  de  plus  près  leurs 
griefs  et  les  torts  qui  leur  sont  rapprochés. 

Un  des  faits  les  plus  bizarres  de  la  grève    a  été  la  proposition  d'arbi- 
trage par  la  presse,  lancée  par  M.  Clemenceau.  Du  temps  des  Grecs,  un 
personnage  déchu  coupait  la  queue  de  son  chien  quand  rattention  popu* 
laire  se  détournait  de  lui.  M.  Clemenceau  ne  veut  pas  qu'on  roublie  et 
cherche  les  faveurs  de  la  grande  courtisane  moderne,  la  presse  aux  mille 
voix. On  n'avait  pas  songé  encore  à  en  faire  l'arbitre  d*un  grand  événement. 
L'effet  a  été  froid,  plusieurs  journaux  ont  décliné  Thonneurqui  leur  était 
offert  ;  la  fin  naturelle  de  la  grève,  du  reste,  a  coupé  court  à  cette  réclame 
électorale.  C'est  fort  heureux.  La  presse  avec  ses  passions  professionnelles 
et  commerciales,  avec  les  solutions  à  priori  que  lui  impose  sa  cHentèle, 
et  avec  Tesprit  de  parti  qui  domine  la  plupart  de  ses  organes,  qui,  du 
reste,  avaient  tous  déjà  pris  position  dans  le  conflit,  est  assurément  le 
dernier  centre  où  il  faudrait  aller  chercher  des  arbitres  en  cas  de  grève. 
La  grève  houillère  du  Nord  a  eu  pour  clôture  un   dernier  mot  de 
M.  Lamendin,  secrétaire  général  du  syndicat,  aux  ouvriers.  «  Le  devoir 
des  mineurs,  a-t-il  dit,  est  de  repousser  Torganisation  des  coopératives 
projetées  par  les  Compagnies  minières  et  de  rester  fidèles  au  petit  com- 
merce qui  les  a  si  vaillamment  soutenus  pendant  la  crise   qu'ils  vien- 
nent de   traverser.  ;>  Ce  n'est  pas  la  première  fois  que   M.  Lamendin 
parle  dans  ce  sens.  Une  grande  réunion  a  été  organisée  au  conmien- 
cement  de  Tannée  dans  la  ville  de  Lens  par  la  Ligue  du  petit  commerce, 
^■.  et  M.  Lamendin  s'y  était  fait  le  porte-parole  des  débitants. 

On  est  véritablement  stupéfait  de  voir  les  gens  qui  font  profession  de 
défendre  les  intérêts  ouvriers  combattre  les  sociétés  de  consommation, 
qui  sont  précisément  le  plus  sûr  et  le  plus  efficace  des  instruments  de 
l'émancipation  ouvrière.  Le  petit  marchand,  au  contraire,  est,  le  plus 
souvent,  l'instrument  de  la  servitude  et  de  la  misère  des  ouvriers  par  le 
^  crédit  qu'il  leur  fait,  les  habitudes  de  désordre  qu'il  leur  donne,  la  mau- 

vaise qualité  et  la  cherté  des  marchandises  qu'il  leur  vend. 
Mais  les  coopératives  ne  soutiennent  pas  les  grèves,  ne  nourrissent 
i'  pas  les  grévistes  pendant  le  chômage.  Voilà  le  motif  de  leur  défaveur 

auprès  des  professionnels  de  la  grève. 

A,  FOUGBROOSSB. 


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I 


BIBUOGRAPHIE 


I.  —  Recueils  périodli<iueB. 

-   Balletln  île  statistique  et  de  léf^lslatloii  comparée  du 
minlstëre  des  flnanees)  t.  XXXIII    (Paris,  janvier-juin  1893).  -^ 
Partie  fk*ançalse:  Droits  sur  les  boissons  et  consommation  moyenne 
par  habitant   dans  les  principales  villes,  p.  494-500  [3  tableaux  statis- 
tiques donnant:  le  produit  effectif  des  droits  de  circulation,  d'entrée  et 
de  détail  sur  les  vins  et  les  cidres  en  189i  ;  la  subdivision  du  droit  d'en- 
trée perçu  sur  les  vins,  les  cidres  et  les  alcools  en  1891  ;  les  quantités  de 
vins,  cidres,  alcools  et  bières  consommées  en  1892  dans  les  principales 
villes  de  France  et  la  quotité  moyenne  de  la  consommation  par  habi- 
tant], —  Les  ventes  judiciaires  d'immeubles,  p.  521-3  [extrait  du  rapport 
sur  la  justice  civile  et  commerciale  en  France  et  en  Algérie  pendant 
l'année  1889  (Journal  off,  du  6  mai  1893)  :  l'augmentation  du  nombre  des 
ventes  judiciaires  d'immeubles  se  maintient.maissans  s'accentuer  sensi- 
blement; 431  de  plus  en  1889,  contre  1,084  et  2,160  les  deux  années 
précédentes  ;  répartition  de  ces  ventes  par  catégories  et  pour  les  cinq 
tlernières    années;  de  ^1885  à  1889,  le  nombre  total  des  ventes   s'est 
accru  de  5,849,  dont  4,703  en  1889  pour  les  seules  ventes  sur  saisies 
immobilières,  soit  pour  cette  catégorie  de  procédures  les  quatre  cin- 
quièmes de  l'augmentation  constatée  :  «  ce  résultat  témoigne  d'un  état 
critique  de  la  propriété  foncière  »;  durée  des  procédures  ;  importance 
des  ventes  et  proportion  des  frais  :  sur  les  31,7i4  de  1889,  il  y  en  a  seu- 
lement 7,709  au-dessus  de   10,000  francs.    La  moyenne  des  frais  par 
chaque  vente  reste  toujours  très  élevée,  malgré  la  loi  du  23  octobre  1884 
qui  a  essayé  de  porter  remède  à  ce  mal  ;  pour  les  toutes  petites  ventes 
de  500  francs  et  au-dessous,  la  moyenne  des  frais  par  100  francs  du 
prix  avait  été  de  146  fi*.  72  pendant  les  cinq  années  qui  ont  précédé  la 
loi  ;  cette  même  moyenne  est  encore  de  123  fr.  72  pendant  la  période 
quinquennale  qui  a  suivi  la  loi  ;  en  Algérie  les  frais  en  1889  ont  été 
jusqu'à  170  fr.  85  par  100  francs  du  prix  pour  les  ventes  de  500  francs 
€t moins.  Encore  a-ton    soin  de  dire  que  tous  les  frais   ne   sont  pas 
comptés  dans  ces  moyennes  !]  —  Les  liquidations  judiciaires  et  les  fail- 
lites en  1889,  p.  524-7  ;  Les  sociétés  commerciales  en  1889,  p,  528-9 
[Statistiques  extraites  du  môme  compte  de  la  justice  ciyile].  —  Produc- 
tion des  alcools  en  1892  et  1801,  p.  636-54.  —  Principales  consommations 
de  la  population  de  Paris, p.  667  [quantités  introduites  dans  Paris  en  1892; 
consommation  par  tête  pour  l'année  et  par  jour  ;  mômes  chiffres  pour 
1891]. — I*artleétran§fèret  Angleterre:  Le  mouvement  des  prix,p.64 
{D'après  la  méthode  des  index  numbers  et  les  chiffres  communiqués  au 
Statisi  par  M.  A.  Sauerbeck.  Il  y  aurait  pour  1892  une  baisse  de  6  %  dans 
le  coefficient  résultant  de  la  combinaison  des  prix  de  45  marchandises 
importantes,  ce  qui  ramène  les  prix  au  niveau  de  1887].  —  Les  taxes 
successorales,  p.   173-8    [traduction  d'un   article   publié  dans  le   Dio 
tionary  ofpolitical  economy  d'Inglis  Palgrave  ;  opinions  des  économistes 
anglais;  historique  pour  l'Angletere ;  définitions  des  diverses  taxes  ac^ 
tuellement  perçues  dans  le  Royaume-Uni].  —  Les  grosses  successions 


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782  BIBUOGRAPHIE. 

mobilières  de  i892,  p.  179-i80  [renseignements  intéressants  sur  les 
quotités  et  les  possesseurs  des  plus  grosses  fortunes  anglaises].  —  Le 
projet  d'émancipation  de  rirlande,  p.  292-9  [analyse  du  fameux  bill  dé- 
posé par  M.  Gladstone  en  février  dernier,  et  traduction  de  la  partie  du 
bill  consacrée  à  la  question  financière].  —  Le  commerce  des  boissons, 
p.  305-11  [exposé  des  vues  du  ministère  anglais  sur  la  délicate  réforme 
du  commerce  des  boissons  ;  Talcoolisme  en  Angleterre  ;  le  remède  pro- 
posé au  Parlement].  —  La  consommation  des  boissons  dans  \e  Royaume- 
Uni,  p.  312-5  [d'après  les  évaluations  périodiques  du  D'  DawsonBums, 
d'une  des  plus  importantes  sociétés  de  tempérance  anglaises  :  la  popu- 
lation dépenserait  annuellement,  de  ce  chef,  3  milliards  et  demi  de 
francs  ;  très  instructifs  détails] .  — L^exposé  budgétaire  du  chancelier  de 
rËchiquier,  p.  535-47  [analyse  de  cet  exposé  et  de  la  discussion  du  budget 
Nous  y  notons  les  chiffres  suivants  :  «  les  building  soeieties^  qui  sont  aussi 
un  mode  de  placement  pour  les  travailleurs,  ont  vu  leurs  engagements 
passer  de  43,730,000  livres  en  1881  à  51,773,000  en  1891.  Les  sociétés 
industrielles  et  de  prévoyance  ont  vu  leurs  capitaux  s'élever  pour  les 
mêmes  années,  de  7,837,000  livres  à  16,118,000.  Les  primes  des  compa- 
gnies ordinaires  d'assurances  sur  la  vie  ont  monté  de  11,898,000  livres  i 
14,565,000,  et  celles  des  compagnies  industrielles  d'assurance  sur  la  TÎe, 
de  2,245,000  livres  à  5,467,000.  Rien  ne  montre  mieux  le  progrès  de  la 
richesse  accumulée  dans  toutes  les  classes  de  la  société.  La  consomma- 
tion  des  denrées  alimentaires  nécessaires  à  la  vie  prouve  aussi  que  la 
masse  du  peuple  a  des  ressources  plus  grandes.  »  D'après  le  travail  plus 
haut  cité  du  D'  Dawson  Burns,  la  consommation  alcoolique  était  de 
3,175  millions  de  francs  en  1881,  au  lieu  de  3,500  en  1891].  —  Le  régime 
des  caisses  d'épargne,  p.  670  [au  sujet  de  l'élévation  du  maximum 
des  dépôts  proposée  par  le  gouvernement,  réclamations  des  banquiers 
qui  se  trouvent  lésés  et  réponse  du  ministre].  —  Allemagne  :  Les 
caisses  d'épargne  en  Prusse,  p.  77-8  [tableau  des  progrès  énormes 
des     opérations    des    caisses     depuis    vingt     et     quelques    années]. 

—  Le  prix  des  denrées  en  Prusse  depuis  dix  ans,  p.  199-200  [tableaux 
tirés  de  la  Statistische  Korrespondenz  et  portant  sur  les  prix  moyens 
annuels  et  décennaux  des  dix  principales  denrées  agricoles  relevées  dans 
23  villes  importantes]  du  Royaume] .  —  Belgrique  :  Les  débits  de  bois- 
sons, p.  181-2  [exposé  fait  par  le  premier  ministre  en  décembre  1892, 
sur  les  bons  résultats  de  la  loi  du  19  août  1889,  au  point  de  vue  de  la 
diminution  du  nombre  des  débits] .  —  Les  prix  de  détail  des  denrées 
alimentaires,  p,  183-93  [tableaux  extraits  du  volume  d'enquête  Soiotres  e< 
budgets  d'ouvriers  en  Belgique^  qu'a  savamment  étudié  M.  A.  Julin  dans 
la  Réf.  soc.  des  16  oct.,  !«'  et  46  nov.  1892].  —  Etats-Unis  :  Le  taux  des 
placements  des  compagnies  d'assurances  sur  la  vie,  p.  110  [variations  de 
ce  taux  depuis  20  ans;  la  moyenne  des  27  principales  compagnies,  de 
6.90  %  en  1872,  descend  progressivement  à  5.28  %  en  1891,  soit  une  réduc- 
tion de  plus  d'un  cinquième].  —  Mexique  :  Les  finances  mexicaines, 
p.  446-8  [extrait  fort  éiogieux  du  tableau  consacré  par  M.  Claudio  Janncl 
à  la  situation  du  Mexique  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes  du  15  mars  1893]. 

—  Pays-Bas  :  L'impôt  sur  la  fortune,  p.  396-407  [traduction  intégrale 
de  l'importante  loi  du  27  sept.  1892,  entrée  en  vigueur  en  mai  1893,  et 
-qui  institue  aux  Pays-Bas  un  impôt  général  sur  la  fortune],  —  Russie: 

Les  caisses  d'épargne  douanières,  p.  577  [analyse  de  Toukase  du  4  ftvril 


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RECUEILS  PÉRIODIQUES.  783 

qui  ouvre  des  caisses' d'épargne  dans  les  bureaux  de  douanes],  —  Paya 
divers  :  Les  émissions  publiques  en  i892,  p.  170-1  [d'après  les  travaux- 
de  M.  G,  de  Laveleye  dans  le  Moniteur  des'/ntérêts  matériels  :  k  peine* 
2.500  millions  ont  été  prêtés  en  1892,  c'est-à-dire  un  chiffre  très  bas  corn*" 
paré  à  celui  des  autres  années  et  qui  indique  bien  l'état  anémique  du 
marché  de  crédit] . 

J.  C. 

XbeEconoinlc  Journal;  t.  III,  Impartie  (Londres,  mars-juin  1893).» 
^  J.  Ashby  et  B.  King,  Statistique  de  quelques  villages  du  Midland, 
p.  1-22, 193-204  [Cette  étude,  composée  sous  la  forme  d'une  monogra- 
phie, un  peu  analogue  comme  méthode  à  celles  que  nos  confrères  font 
si  excellemment,  a  pour  but  de  montrer  Tétat  de  la  fortune  publique 
dans  un  district  du  centre  de  l'Angleterre.  Salaires  :  ils  sont  très 
variables  d'un  village  à  l'autre;  effets  de  la  création  de  prairies,  d'une 
culture  insufllsante,  de  l'introduction  des  machines,  de  l'émigration; 
lotissements  ;  revenus  et  dépenses  des  petites  cultures  de  différentes 
étendues;  moralité  :  statistique  criminelle  à  différentes  époques;  ins- 
truction publique,  écoles,  activité  sociale,  sociétés  coopératives  et 
autres.  Habitations  rurales,  leur  importance  ;  émigration  et  ses  causes  ; 
la  principale  est  la  rareté  du  travail  ;  paupérisme  et  prospérité  ;  asso-^ 
dations  amicales  :  membres,  capital,  fonctionnement.  En  résumé,  <(  en  ce 
qui  regarde  quelques  parties  au  moins  de  l'Angleterre  rurale,  les 
récentes  descriptions  pessimistes  ne  sont  pas  justifiées  parles  faits.  »]  — 
Gonner  (F.  C.  K.),  Des  industries  domestiques  qui  survivent,  p.  23-32- 
[Résultats  de  l'extension  de  la  fabrication  industrielle  en  grand  ;  ses 
produits  sont  à  meilleur  marché,  souvent  meilleurs,  mais  aussi  moins 
durables  et  moins  artistiques  que  ceux  de  l'industrie  domestique  ;  ceux- 
ci  se  maintiennent  cependant  encore  :  1»  quand  il  est  besoin  d'art  indi- 
viduel ou  d'adaptation  très  particulière;  2»  quand  le  travail  employé 
sert  à  augmenter  les  gains  de  la  famille  ;  3<»  quand  le  travail  com* 
porte  quelque  relation  avec  les  localités  particulières  où  on  l'exerce].  — ; 
Benyu  (C.  H.),  Consommation  du  thé  et  des  principales  boissons,  p.  33- 
51.  —  Harrisson  (F.  C),  Action  dans  le  passé  du  gouvernement  des 
Indes  par  rapport  à  l'or,  p.  52-61  [Histoire  des  mesures  prises  par  le 
gouvernement  des  Indes  pour  l'unification  de  la  circulation  monétaire  et 
la  compensation  de  la  baisse  de  l'argent  depuis  la  conquête  anglaise  jus^ 
qu'à  nosjours.]—Davenport-Hill  (Florence),  Le  système  du  placement  au 
dehors  pour  les  enfants  assistés,  p.  62-73  [Mauvais  effets  obtenus  par  la  con- 
servation et  l'éducation  des  enfants  au  workhouse;  ce  système  a  un  double 
inconvénient  :  le  premier,  c'est  que  les  enfants  ne  sont  pas  suffisamment 
surveillés,  là  où  ils  se  rencontrent  en  foule  ;  exemple  d'une  enfant  de  trois 
ans  qu'on  découvrit  par  hasard  seulement  être  sourde  et  muette;  le  sec  ond, 
c'est  qu'on  n'arrive  pas  à  remplacer  pour  l'enfant  la  famille  et  son  édu-* 
cation.  On  a  paré  à  ces  inconvénients  en  plaçant  les  enfants  dans  des 
familles  de  bonne  volonté  :  ils  y  ont  été  rapidement  adoptés,  pour  ainsi 
dire,  et,  en  raison  de  la  bonté  des  résultats  obtenus,  il  est  à  souhaiter 
que  tous  les  enfants  puissent  de  même  échapper  au  workhouse.]  — '> 
Edwards  (Clem.),  Fédérations  de  travailleurs,  p.  205-17  [Utilité  et  but 
des  unions  de  travailleurs.  Un  de  leurs  grands  avantages  est  d'élargir  les 
questions,  et  d'empêcher  que  des  discussions  n'éclatent  pour  des  ques- 
tions personnelles.  Opposition  des  unions  de  patrons  aux  unions  de  tra-» 


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784  .      BIBUOGRAPHIE. 

tailleurs.  «  L'expérience  a  montré  que  les  dissentiments  deviennent  de 
moins  en  moins  fréquents  lorsque  les  deux  partis  approchent  de  leur 
organisation  complète.  »  Un  point  intéressant  signalé  par  Fauteor,  c'est 
qu'en  Angleterre  les  unions  ouvrières  sont  conservatrices  d'esprit  et  de 
tendance  :  «  leurs  constitutions  et  leurs  méthodes  tendent  entièrement 
vers  la  paix.  »]  —  Sohloss  (D.  F.),  Mesures  d'État  pour  favoriser  la  paix 
industrielle,  p.  218  25  [Revue  des  moyens  légaux  employés  dans  les 
différents  pays  pour  la  conciliation  entre  patrons  et  ouvriers.  En  France, 
les  conseihi  de  prud'hommes  remontent  à  une  haute  antiquité  :  ils  traitent 
de  40,000  à  50,000  affaires  par  an  et  leurs  décisions  sont  soumises  à  appel 
devant  le  Tribunal  de  commerce.  Conseils  de  conciliation  établis  par  la 
loi  du  27  décembre  1892.  Des  juridictions  du  même  genre  existent  en 
Belgique,  en  Suisse,  en  Autriche,  en  Hongrie.  En  Allemagne,  il  y  a  des 
régimes  divers,,  suivant  les  contrées.  Mesures  prises  dans  les  colonies 
anglaises  et  aux  États-Unis].  —  Brooks  (John  Graham),  Remèdes 
patriarcaux  et  socialistes,  p.  226-38  [Étude  de  l'organisation  et  des  ten- 
dances du  socialisme  allemand  :  insufûsance  du  socialisme  pour  résoudre 
les  problèmes  sociaux  :  on  doit  cependant  tenir  grand  compte  de  l'im- 
pression faite  par  le  socialisme  sur  Timagination  populaire;  le  patro- 
nage, tel  que  le  conçoivent  les  non-socialistes,  et  qui  assure  au  travailleur 
des  améliorations  moins  apparentes,  mais  immédiates  etsùres,  doit  s'en 
préoccuper.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  jusqu'à  présent,  c'est  celui-ci 
qui,  par  ses  constants  efforts  pour  l'amélioration  du  sort  des  travailleurs, 
a  opposé  la  plus  notable  barrière  au  socialisme].  —  Priée  (L.  L.),  Adam 
Smith  et  ses  relations  avec  l'économie  politique  actuelle,  p.  239-54. 

Pierre  Bidoirk. 

Jlalirbucli  fttr  Gresetacf^ebuiiifs  Ven^iraltiiii^  und  Volks- 
"yvErtscliam  Im  Deutsclien  Relch,  dirigé  par  G.  Schmoller; 
t.  XVn,  repartie  (Leipiig,  premier  semestre  1893).—  Roesioke  (Ri- 
chard), Sur  le  rapport  des  patrons  et  des  ouvriers  (conférence  à  la 
Société  d'Économie  politique  de  Berlin),  p.  1-22  [Montre  d*abord  que  la 
transformation  opérée  dans  la  production  par  l'emploi  des  machines  et 
de  l'électricité  a  contribué  à  substituer  un  grand  individualisme  aux 
anciens  principes  de  patronage  ou  d'autorité.  La  suppression  de  toute 
organisation  corporative  a  fait  place  à  la  libre  concurrence,  mais  celle 
transformation  n'a  pas  été  en  définitive  avantageuse  aux  travailleurs  ; 
leur  situation  sociale  a  été  amoindrie.  Par  suite  de  la  disparition  des 
anciennes  relations  patriarcales  ou  familiales  entre  Ife  patron  et  l'ouvrier, 
on  a  fait  de  la  force  de  productivité  de  ce  dernier  une  marchandise  dont 
1^  valeur  se  règle  d'après  la  loi  de  l'offre  et  de  la  demande,  et  le  déve- 
loppement des  institutions  philanthropiques  n'a  pas  suffi  à  combler  la 
lacune.  Les  patrons  et  les  ouvriers,  de  même  que  les  riches  et  les 
pauvres,  vivaient  jadis  en  contact  plus  immédiat;  des  relations  affec- 
tueuses se  formaient  :  les  classes  pauvres  n'avaient  pas  à  l'égard  des 
riches  ces  sentiments  de  haine  ou  d'envie  si  répandus  aujourd'hui,  senti- 
ments que  ne  peut  guère  atténuer  l'intervention  de  l'État,  et  le  fonction- 
uement  des  assurances  obligatoires  contre  la  vieillesse,  la  maladie  ou 
les  accidents.  D'autre  part,  plus  les  ouvriers  s'occupent  eux-mêmes  de 
leurs  affaires,  plus  se  creuse  le  fossé  qui  les  sépare  des  patrons.  Quant 
jiux  institutions  de  bienfaisance,  on  doit  désirer  leur  développement, 
inais  il  ne  faut  pas  croire  qu'elles  empêcheront  les  progrès  du  socia* 


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BW^r 


RECUEILS   PÉRIODIQUES.  '785 

Ijsme;  dans  les  pays  de   «rande  industrie  il  ne  semble   pas  qu'elles 
augmentent  notablement   Tharmonie  sociale,  et  rendent  les  ouvriers 
moins  accessibles  aux  avances  des  agitateurs  socialistes.  M.  R.  accepte 
volontiers  l'intervention  de  l'État,  et  pense  qu*il  vaudrait  mjieux  que  les 
institutions  de  patronage   ne  fussent  pas  abandonnées  à  Tinitiative  de 
chacun; .  —  Hintze  (Otto),  L'industrie  de  la  soie  en  Prusse  au  xviu»  siècle, 
p.  23-60  [Après  une  appréciation  élogieuse  des    travaux  de  Sybel  et  de 
Schmoller,  l'auteur  montre  l'importance  des  règnes  de  Frédéric-Guil- 
laume I"  et  de  Frédéric  IL  Le  développement  économique  de   cette 
époque  est  la  conséquence  de  la  transformation  qui  s'était  faite  dans  les 
conceptions  du  moyen  âge.    L'Allemagne  avait  été   malheureusement 
retardée  dans  cette  évolution  par  le  morcellement  extrême  de  son  terri- 
toire, par  les  guerres  religieuses,  et  notamment  par  la  guerre  de  Trente 
ans  qui  l'avait  mise  en  retard  de  plus  d'un  siècle.  C'est  seulement  dans  la 
seconde  moitié  du  xvii«  siècle  que  l'agriculture  s'améliora;  c'est  seule- 
ment au  xvii[«  que  des  manufactures  furent  organisées  ;  et  c'est  seule- 
ment sous  Frédéric  II  (entre  1746  et  4756),   que  l'industrie  de  la  soie, 
si  prospère  en  France,  s'organisa.  On  fit  venir  des  ouvriers  de  Lyon, 
de  la  Hollande,  de  l'Italie.  La  catastrophe  de  1806  ébranla  fortement  la 
situation  déjà  obtenue  :  elle  amena  surtout  un  changement  de  système 
funeste].   —  Situation   financière   et  économique  de   l'Italie,  p.  61-139 
[avec  renseignements  statistiques  intéressants.  Les  dépenses  totales  pen- 
dant l'exercice  1889  90  ont  été  de  1,879,636,028  francs  dont  28,98  %  ont 
été  affectés  au  paiement  de  la  dette  publique,  et  22, 43  %  à  l'entretien  de 
l'armée  et  à  la  défense  du  pays.  Les  recettes  ont  atteint  1,903,170,131  fr. 
dont  65  97  %  provenant  des  contributions  directes  ou  indirectes.  Détails 
sur  le  développement  de  l'industrie  et  le  mouvement  des  valeurs). — 
Oldenberg  (Kari),  La  situation  des  garçons  {Kellner)  et  les  réformes  dont 
elle  pourrait  être  l'objet,  p.  141-97  [C'est  au  fond  une  triste  situation  que 
celle  des  garçons.  La  loi  de  1890-1891  sur  le  repos  du  dimanche  n'a  pa^ 
amélioré  leur  sort,  et  pourtant  leur  nombre  est  considérable.  L'auteur 
fait  une  sorte  de  monographie  de  cette  profession  où  l'apprentissage  est 
fort  pénible,  il  nous  montre  de  malheureux  garçons  qui  ont  travaillé 
cinq  années  consécutives  sans  un  jour  de  congé, qui  ont  à  peine  le  temps 
de  dormir,  et  sont  horriblement  mal  couchés.  La  perspective  des  pour- 
boires détermine    beaucoup  d'entre  eux  à  consentir  à  être  exploités 
365  jours  par  an.  Sans  doute  le  pourboire  a  son  utilité  :  c'est  une  forme 
rationnelle  de  la  participation  aux  bénéfices.  Mais  le  garçon  principal 
(ro6erA:e//ncr)  exerce  souvent  une  vraie  tyrannie,  et  d'ailleurs  le  pour- 
boire rend  le  garçon  trop  obséquieux  vis-à-vis  du  client.  Pour  les  filles 
il  y  a  de  graves    inconvénients.  Les  socialistes    sont  partisans  de  la 
suppression  du  pourboire  :  ils  aimeraient  mieux  voir  des  salaires  plus 
élevés].  —  Leese,  L'élévation  des  tarifs  de  marchandises  sur  les  che- 
mins de  fer  allemands   en  1874,  p.  199  215  [Étude  historique   sur  les 
causes  de  l'unification  des  tarifs  en  1877].  —  SbrQjavaoca  (L.),  Le  mou- 
vement en  faveur  des  associations  en  Italie,  p.  217-54  [D'après  le  travail 
de  Ugo  Rabbeno,  Le  Società  coopérative  di  produzione.  Ce  sont  en  défini- 
tive les  socialistes  qui  ont  le  plus  fait  pour  l'extension  des  associations 
en  Italie.  La  première  association  de  consommation  est  de  1854,  elle 
eut  pour  conséquence  la  création  de  ces  Magazzini  di  consumo  assez  nom- 
breux aujourd'hui,  organisés  pour  la  plupart  à  l'imitation  de  l* Angle- 
terre. Quant  aux  sociétés  de  crédit,  elles  ont  été  transplantées  d'Alle- 


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t86  BIBLIOGRAPHIE. 

magne  en  Italie.  Les  sociétés  de  production  réussissent  difficilement, 
M.  S.  étudie  les  plus  importantes  (notamment  la  Società  di  hraccianiîi. 
Il  ne  faudrait  pas  s'imaginer  en  définitive  que  le  déTeloppement  des 
associations  fera  disparaître  la  lutte  entre  le  capital  et  le  travail.  Mais 
du  moins  les  conditions  de  la  lutte  seront  meilleures  pour  le  trayail- 
leur].  — Jolies  (G.),  La  situation  des  ouvriers  d'après  les  rapports  des 
ambassadeurs  français,  p.  255-88  |Cherche  surtout  à  combattre  les  idées 
fausses  de  certains  hommes  politiques,  et  s'élève  avec  force  contre  le 
discours  prononcé  par  M.  Gonstans  au  mois  de  septembre  1891  enfaveor 
des  assurances  contre  la  vieillesse  ;  le  rapport  sur  l'Allemagne,  qni  n'a 
pas  moins  de  484  pages,  semble  à  M.  J.  devoir  être  fort  inslructif  ponr 
les  Français.  On  y  reconnaît  «  l'extension  vraiment  prodigieuse  de  l'in- 
dustrie »  dans  ce  pays.  Mais  la  situation  des  travailleurs  n'y  est  pas 
très  exactement  appréciée  :  elle  est  moins  misérable  en  somme  que  ne  le 
prétendent  les  rapporteurs  (surtout  parce  que  le  travailleur  allemand  a 
l'estomac  moins  exigeant  et  des  goûts  plus  simples  que  le  travailleur 
français).  La  législation  sociale  de  l'Allemagne  y  est  appréciée  aTec 
l'esprit  sceptique  des  économistes  français.  L'auteur  ne  croit  pas, 
comme  MM.  Claudio  Jannet  et  Grad,  que  les  charges  de  l'assurance 
excèdent  les  forces  de  Tindustrie.  Le  rapport  sur  la  Suisse  (qui  est  de 
M.  Arago)  parait  un  des  meilleurs  du  recueil.  Celui  sur  la  Hollande 
manque  de  précision.  En  somme,  quand  on  lit  tous  ces  rapports  l'oa 
après  l'autre,  on  a  l'impression  d'un  tableau  d'ensemble  sur  l'organisa- 
tion économique  du  monde  entier.  On  peut  même  trouver  que  chaque 
État  correspond  à  une  étape  différente  du  développement  delà  civilisation 
et  voir  ainsi  se  développer  le  caractère  international  des  questions 
ouvrières].  —  Sohmoller  (Cîustave),  L'administration  des  poids  et 
mesures  au  moyen  âge,  p.  289-309  {Intéressante  étude  historique  rat- 
tachée aux  ardentes  polémiques  de  G.  de  Below'et  de  Hoeniger  sur  les 
constitutions  urbaines  au  moyen  âge.  D'après  Below,  il  y  avait  au  moyen 
âge  soit  dans  les  villes  soit  dans  les  campagnes  beaucoup  plus  d'hommes 
libres  qu'on  ne  croyait  jusqu'ici,et  il  paraît  certain  que  les  villes  ne  sont 
autre  chose  que  des  communautés  rurales  pourvues  d'un  marché,  et 
dune  organisation  judiciaire  spéciale.  La  plupart  des  historiens  s« 
sont  élevés  contre  ce  système.  M.  Schmoller,  tout  en  rendant  hom- 
mage à  la  sagacité  de  M.  de  Below,  essaye  de  montrer  â  son  tour  quil 
est  inconciliable  avec  l'organisation  des  poids  et  mesures,  mais 
il  proteste  avec  raison  contre  le  ton  des  polémiques  engagées].  — 
Hainisoh,  A  propos  de  la  situation  des  paysans  autrichiens,  p.  311-313 
tOn  ne  s'en  inquiète  guère  que  depuis  une  vingtaine  d'années.  Ce  sont 
les  cléricaux  et  les  conservateurs  qui  ont  attiré  l'attention  sur  ce  sujet. 
Mais  il  faut  remarquer  avant  tout  que  leur  situation  varie  beaucoup  d'une 
région  à  l'autre.  L'Autriche  est  le  pays  des  diversités  et  des  contrastes. 
La  classe  des  paysans  petits  propriétaires  est  surtout  nombreuse  dans 
les  pays  où  la  population  est  allemande.  En  dehors  de  ces  contrées  la 
situation  des  paysans  est  misérable].  —  Zeller,  Les  modifications  appo^ 
tées  par  la  loi  du  12  avril  1892  à  la  loi  concernant  l'assurance  contre  la 
maladie,  p.  344-9  [Le  nombre  de  ceux  auxquels  l'assurance  s'appliq^® 
est  augmenté  et  le  fonctionnement  pratique  simplifié.  La  compétenee  des 
tribunaux  appelés  â  juger  en  cas  de  contestation  est  déterminée  avec 
plus  de  soin].  —  Sohmoller  (G.),  Le  développement  historique  des  entre* 
prises; XII.  Lesi  sociétés  commerciales  du  moyen  âge  ot  de  la  Renais» 


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RECCEÏtS   PÉRIODIQUES.  78? 

sance,  p.  359-91  [Il  y  a  moins  d'égoîsme  au  moyen  âge  que  dans  Tanti- 
quité;  le  sentiment  de  la  solidarité  est  plus  développé,  et  le  contraste' 
des  différentes  classes  moins  choquant.  C'est  au  xvm'  siècle  qu'il  a 
grandi,  et  aujourd'hui,  en  dépit  du  courant  démocratique,  il  n'a  pas 
diminué,  et  on  sent  que  le  capitalisme  moderne,  fruit  d^un  amour  ardent 
des  richesses,  n'a  pas  de  contrepoids.  S'appuyant  sur  le  bel  ouvrage  de 
Goldschmidt  (Histoire  universelle  du  droit  commercial,  t.  I).  M.  S: 
montre  que  les  sociétés  se  sont  développées  d'abord  sous  Tinfluence  du 
commerce  maritime,  et  fait  d'instructifs  rapprochements  entre  les 
sociétés  et  les  communautés  patriarcales  du  moyen  âge,  les  compagnies, 
les  coteries,  les  fraternités,  les  bordelages,  etc.,  sociétés  dont  beaucoup 
furent  favorisées  par  les  seigneurs  parce  qu'elles  assuraient  une  meil- 
leure exploitation  du  sol.  Les  grandes  sociétés  commerciales  italiennes 
des  xjv*  et  xv«  siècles  reposent  sur  de  tout  autres  bases  ;  elles  ne  sont 
pas  animées  par  un  esprit  de  solidarité  aussi  étroit,  elles  se  développent 
surtout  à  la  faveur  de  la  pratique  de  la  commandite.  G*est  entre  1440  et 
1560  que  le  développement  des  sociétés  paraît  avoir  atteint  son  apogée 
en  Allemagne.  Leurs  opérations  provoquèrent  les  récriminations  du 
peuple  :  aussi  le  programme  connu  sous  le  nom  de  Réforme  de  l'empe- 
reur Frédéric  lU  ne  permit-il  pas  la  constitution  d'une  société  avec  un 
capital  de  plus  de  dix  mille  florins  d'or].  —  Bematzik,  Le  système  du 
vote  proportionnel,  p.  393426  [D'après  les  travaux  de  la  Société  pour 
l'étude  dé  la  représentation  proportionnelle.  L'auteur  prend  pour  épi- 
graphe ces  paroles  de  Tocqueville  :  «  il  est  de  l'essence  même  du  gou- 
vernement démocratique,  que  l'empire  de  la  majorité  y  soit  absolu,  car 
en  dehors  de  la  majorité,  dans  les  démocraties  il  n'y  a  rien  qui  résiste.  » 
Il  critique  vivement  les  diverses  propositions  qui  ont  été  faites,  et  croit 
que  le  système  préconisé  peut  avoir  de  grands  inconvénients] .  —  Lévy 
(de  Halle),  les  courtiers  libres  de  commerce  à  Brème,  p.  427-50  [Cette 
institution  remonte  au  commencement  du  xvii»  siècle;  elle  diffère  beau- 
èoup  de  la  profession  correspondante  à  Hambourg  où  les  courtiers  ne 
sont  que  de  «  purs  serviteurs  des  marchands  ».  A  Brème  ce  sont  des  offi- 
ciers ministériels,  nommés  par  le  conseil  de  ville  et  non  par  le  conseil 
des  marchands  qui  pendant  longtemps  n'eut  pas  même  voix  consultative. 
Encore  aujourd'hui  c'est  par  l'entremise  du  conseil  que  la  charge  se 
négocie  :  le  nombre  de  ces  courtiers  très  peu  nombreux  jusqu*en  4828 
s'est  accru,  mais  l'institution  est  susceptible  de  réforme],  —  Oldenberg 
(Karl),  Sur  les  réformes  en  matière  d'impôt  au  point  de  vue  social, 
p.  451-62  [Quand  on  envisage  dans  leur  ensemble  les  nouvelles  réformes 
financières  de  la  Prusse,  on  leur  trouve  un  air  de  famille  :  elles  sont 
toutes  dirigées  contre  le  capital.  Lesinjustices  sociales  qui  nous  frappent 
sont  surtout  la  conséquence  du  développement  des  machines  et  des 
moyens  de  communication.  Mais  il  est  certain  que  les  impôts  qui  frap- 
pent l'industrie  ont  suivi  dans  ce  siècle  une  marche  toute  contraire  à 
l'idée  d'impôt  progressif,  et  que  le  gros  industriel  paye  proportionnelle- 
ment moins  que  le  petit].  —  Onoken  (A.),  Contribution  à  l'histoire  de  la 
physiocratie,  p.  463-77  [A  propos  de  l'ouvrage  récent  de  Knies  :  la  Cor- 
respondance du  margrave  Charles  Frédéric  de  Bade  avec  Mirabeaujet 
Du  Pont.  Cette  correspondance  qui  va  de  1767  à  1806,  jette  quelque 
lumière  sur  les  aspirations  généreuses  du  «  brûlant  ami  deb  hommes  », 
On  y  trouve  finement  caractérisés  plusieurs  personnages  de  cette 
époque,  par  exemple  Schlettwein  (professeur  à  léna  et  à  Giessen),  auteui* 


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188  BIBUOGRAPHIE. 

d'un  curieux  opuscule  écrit  à  Paris  en  août  1771  sur  Les  moyens  d^arrêter 
la  misère  publique  et  (Tacquitter  les  dettes  des  états.  Curieux  détails  sur  le 
salon  du  marquis  de  Mirabeau,  où  se  donnaient  rendez-vous  les  mardis 
les  principaux  économistes  qui  «  formaient  sous  ses  auspices  une  espèce 
d^académie  où  les  plus  grands  seigneurs  de  la  nation  se  réunissaient  aux 
écrivains  les  mieux  intentionnés  ».  «  Je  me  fais  de  ces  assemblées,  écri- 
vait le  margrave,  une  idée  semblable  à  celle  que  j'a,i  du  portique 
d'Athènes,  excepté  que  je  crois  \h  philosophie  économique  d'une  utilité 
plus  immédiate  au  genre  humain  que  ce  qu'enseignaient  les  philo- 
sophes grecs  »  j.  —  Leyen  (Alfred  v.  d.),  Les  nouveaux  ouvrages  rela- 
tifs aux  chemins  de  fer  et  spécialement  aux  tarifs,  p.  485-503).  — 
Rhenius,  Modification  de  la  loi  allemande  sur  les  brevets,  p.  505-40.  — 
"Weiss  (J.  G.),  Mesures  contre  le  morcellement  exagéré  du  sol,  p.  541-60 
[à  propos  du  travail  de  M.  de  Miaskowski  :  Le  droit  successoral  et  la 
division  de  la  propriété  foncière  dans  l'Empire  allemand.  Parmi  ces 
mesures  les  unes  ont  pour  but  d'empêcher  les  progrès  du  morcellement, 
les  autres  de  réparer  autant  que  possible  le  mal  qui  a  déjà  été  fait.  Les 
premières  imposent  des  bornes  à  la  division  du  sol  soit  au  cas  de  suc- 
cession, soit  au  cas  de  vente.  Dans  certaines  régîons,le  partage  des  biens- 
fonds  est  soumis  à  l'approbation  des  autorités  (loi  badoise  du 23  mai  1888); 
dans  d'autres  contrées,  cette  approbation  n'est  indispensable  que  s'il 
s'agit  de  succession  ab  intestat.  M.  W.  est  partisan  de  la  liberté  de  tester, 
et  veut,  contrairement  aux  revendications  socialistes,  que  la  succession 
ab  intestat  soit  réglée  d'après  la  volonté  présumée  du  défunt.  Il  apprécie 
les  §§83  et  suivants  du  nouveau  projet  de  Code  civil  et  constate  qu'où  n'a 
guère  fait  usage  jusqu'ici  du  Hoferolle,  Quant  aux  mesures  de  la  seconde 
catégorie,  elles  requièrent  une  intervention  énergique  de  l'État  qui  peut 
se  justifier  par  deux  raisons,  d'abord  parce  qu'il  ne  pourrait  y  avoir 
d'amélioration  sans  une  certaine  contrainte,  et  ensuite  parce  que  le 
morcellement  dont  on  se  plaint  est  dû  précisément  à  une  législation 
mauvaise.  La  plus  importante  de  ces  mesures  est  le  droit  de  préemption 
{Vorhaufsrecht)  accordé  aux  voisins].  —  Philippowioli  (Eugen.  von), 
L'Émigration  italienne,  p.  561 -74  [avec  renseignements  statistiques.  Elle 
est  proportionnellement  deux  fois  plus  forte  que  l'émigration  allemande. 
On  trouve  actuellement  290,000  Italiens  au  Brésil,  253,000  dans  la  Répu- 
blique argentine,  180,000  aux  États-Unis,  etc.  C'est  dans  les  environs  de 
Buenos-Ayres  qu'ils  forment  le  groupe  le  plus  compact].  —  Schmoller 
(Gustave),  Mme  Sydney  Webb  et  le  mouvement  en  faveur  des  associations 
en  Angleterre,  p.  575-94  [Brentano  a  entrepris*  de  publier  soit  dans  l'ori- 
ginal, soit  dans  une  traduction,  une  série  d'ouvrages  d'économistes 
anciens  et  modernes  (Anderson,  Malthus,  Ricardo,  StaiTord,  etc.)  Il  vieut 
de  débuter  en  faisant  paraître  le  curieux  ouvrage  de  Mme  Sydney  Webb 
(Béatrice  Potter)  très  intéressant  pour  l'histoire  du  socialisme  en  Angle- 
terre. Le  grand  essor  des  associations  dans  ce  pays  date  d'une  vingtaine 
d'années  seulement.  La  question  la  plus  difficile  est  celle  de  savoir  com- 
ment on  pourra  placer  d'une  façon  durable  à  la  tête  des  sociétés  des  gens 
à  la  fois  honnêtes  et  capables.  Les  Anglais  et  les  Français  sont  disposés 
à  croire  que  tous  les  fonctionnaires  sont  des  gens  incapables  et  presque 
des  voleurs  —  ce  qui  est  un  peu  plus  vrai  aujourd'hui  qu'à  l'époque  où 
écrivait  Adam  Smith.  Et  les  socialistes  regardent  trop  facilement  tout 
fabricant,  tout  boutiquier,  tout  marchand  un  peu  riche  comme  un  acca- 
pareur malfaisant  et  indigne],  —  Asolirott,  Le  quatrième  Congrès  péni- 


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RECUEILS  PÉRIODIQUES.  7R& 

tentiaire  de  Saiut*Pétersbourg  en  1890,  p.  597-600.  —  Elkau  (Eugen), 
L'organisation  de  l'inspection  des  fabriques  en  Autriche,  sa  situation  vis- 
à-vis  des  ouvriers,  p.  600-6.  —  Zeidler  (H.),  Les  chambres  de  travail  eu 
Belgique  et  le  résultat  de  leur  enquête  sur  la  statistique  du  travail, 
p.  606-12  [d'après  les  rapports  officiels  du  Ministère  de  ragriciilture,  de 
l'industrie  et  des  travaux  publics].  —  Bibliographie, 

G.  Blondel. 

•  Rasses^na  dl  scienze  •oclall  e  pollUche,  X*  année,  t.  II, 
(Florence,  sept.  4892-févr.  1893).  —  Palma  (Luigi),  Les  ministres  sous  la 
monarchie  constitutionnelle,  p.  3-16  [Analyse  de  l'ouvrage  de  M.  Du- 
priez,  couronné  récemment  par  notre  Académie  des  sciences  morales], 
—  Jona  (Guido),  De  la  prépondérance  des  groupes  en  politique,  p.  17- 
35,  68-81  [Étude  naïvement  élogieuse  de  la  bourgeoisie  libérale  et  profes- 
sionnelle, qui  représente  l'intelligence  en  face  de  la  richesse,  et  cherche 
légitimement  à  organiser  l'État  en  vue  de  son  propre  intérêt  de  classe. 
Assure  que  Tintelligence  finit  toujours  par  l'emporter,  et  que  tout  groupe 
qui  atteint  un  degré  d'intelligence  et  d'instruction  égal  à  la  moyenne 
des  groupes  supérieurs,  s'efforce  de  se  créer  une  situation  politique  qui 
améliore  sa  position  économique.  Chances  du  parti  socialiste.]  —  Mar- 
oMonni  (Emilio),  La  cour  suprême  de  justice,  p,  36-39  [Ce  qu'elle  doit 
être  si  on  la  crée  en  Italie.]  — Gotti  (Aurelio),  Les  Universités  italiennes, 
p.  40-45  [Proteste  contre  l'idée  d'en  réduire  le  nombre.]  —  Puglia  (F.), 
Lois  biologiques  et  lois  juridiques,  p.  82-90  [Nécessité  pour  le  juriscon- 
sulte de  connaître  les  lois  biologiques  et  d'en  tenir  compte  :  lois  d'adap- 
tation, de  lutte  pour  l'existence,  de  sélection,  de  reproduction,  d'héré- 
dité. Dans  le  cas  du  divorce,  par  exemple,  il  faut  savoir  si  la  fonction 
organique  de  l'être  prime  ou  non  la  fonction  sociale.]  —  Santé  Marto- 
relli  [Antonio),  Les  ouvriers  italiens  et  le  socialisme,  p.  91-94,  (69-172, 
225-230,  291-294.  —  Ugo  (G.  B.),  La  liberté  individuelle  à  Athènes, 
p.  125-141,  203-218.  [Soutient  que  l'on  exagère  beaucoup  en  prétendant 
que  la  liberté  privée  était  absorbée  complètement  parla  liberté  publique. 
Etudie  les  garanties  qui  existaient  pour  l'individu  dans  la  procédure 
civile  et  criminelle,  ainsi  que  les  libertés  de  parole,  de  commerce,  d'as- 
sociation, d'inviolabilité  de  domicile,  dont  il  jouissait  en  thèse  géné- 
rale. —  Rameri  (Luigi),  La  loi  italienne  et  les  pensions  de  fonction- 
naires, p.  142-155.  —  Arangio  Ruiz(G.),  L'armée  est-elle  une  institution 
constitutionnelle  7  p.  156-168.  [A  propos  de  pamphlets  sur  l'armée,  con- 
damnés pour  attaques  aux  institutions  constitutionnelles  de  l'État. 
Adopte  la  négative.)  — Aaooli  (Giuseppe),  L'homicide  suicide,  p.  2(9- 
224  [M.Enrico  Ferri  estime  que,  légalement,  l'homme  a  le  droit  de  dis- 
poser de  sa  vie,  et  que,  si  on  l'aide  à  se  suicider,  on  n'encourt  aucune 
peine.  L'auteur  de  l'article  n'admet  pas  ce  dernier  point,  et  proteste  que 
l'autorisation  du  suicidé  ne  saurait  être  un  motif  plausible  de  participer 
au  suicide.]  —  ZaniohelU  (Domenico),  L'Italie,  la  France  et  la  Tunisie, 
p.  259-383,  310  337.  [Étude  intéressante,  très  hostile  à  la  France.  Pense 
que,  si  l'Italie  a  été  abandonnée  par  l'Europe  dans  l'affaire  de  Tunis, 
c'est  que  l'Europe  était  froissée  des  démonstrations  continues  de  Tirré- 
dentisme.  Il  est  temps  d'orienter  momentanément  la  politique  italienne 
dans  une  autre  voie  :  mais  sans  abandonner  au  fond,  du  reste,  le  rêve  de 
ces  frontières  naturelles  qui  appartiendront  un  jour  à  l'Italie,  et  aux- 
quelles aucun-  gouvernement  italien  n'a  le  droit  dé  renoncer.]  —  Ber- 


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790  BIBUOORAPBIK. 

tolinl  (Angelo),  Le  roi  Manfred  et  le  droit  romain,  p.  284-290. —  Ostaya 
(Gaetano),  La  couférence  monétaire  international,  p.  338-346.  ~  Dà 
Yella  (Oreste),  La  piraterie  devant  le  Droit  internationale,  p.  347*358.- 
Palma  (Luigi),  L'acte  général  de  Bruxelles  pour  la  répression  de  k 
traite  et  de  l'esclavage,  p.  388-398.  —  Ooppi  (Ettore),  Le  cadastre  probatoire 
en  Italie,  p.  399413,  463479  [Des  moyens  de  l'organiser  pour  qu'il  fasse 
preuve  en  justice.]  —  Errera  (Alberto),  L'enseignement  de  la  statistique 
et  les  programmes  universitaires,  p.  414-425.  [Programme  du  cours  de 
Tauteur,  à  l'Université  de  Padoue.]  -*<  Dalla  Volta  (R.),  La  Réforme 
^ocialeet  le  code  civil,  p.  509-529.  ]  Autrefois,  on  se  plaignait  que  les  codes 
civils  ne  fussent  pas  assez  favorables  à  la  liberté  individuelle.  Anjour- 
d'bui,on  se  plaint  qu'ils  le  soient  trop.  La  vérité  est  qu'il  y  a  lieu  de  cor- 
riger les  codes,  en  s'eiTorçant  de  coordonner  l'intérêt  social  et  l'intérêt 
privé,  et  surtout  de  mettre  les  lois  d'accord  avec  les  changements  écono- 
puques.j  —  2Ano  (Zini),  La  formation  d'une  légende,  p.  536-557,  591-610, 
^7V690,  731-746.  [La  légende  de  «  l'âge  d'or  9,  dont  on  trouve  des  traces 
çhoi  tous  les  peuples,  et  dont  on  a  recueilli  les  souvenirs  sous  le  titre 
spiritoel  du  «  socialisme  dans  l'Antiquité.  »  Montre  que  la  collectÎTité 
des  bieos,  l'organisation  pacifique  de  la  famille,  souvent  détruites  par  la 
guerre,  les  difficultés  de  l'existence  qui,  en  se  multipliant,  obligeaient 
les  peuples  prim^itifs  à  émigrer,  ont  dû  se  transformer  et  s'embellir,  sur* 
tout  dans  la  méiftoire  des  vieilles  gens,  laudatores  temporis  acti. 
Les  contes  bleus  dont  on  berce  l'enfance,  et  le  besoin  d'idéal  pour  les 
populations  qui  n'envisagent  point  le  progrès  dans  l'avenir,  deTaient 
contribuer  à  reporter  aussi  dwji  le  passé  la  réalisation  des  rêves  aux- 
quels se  plait  l'imagination  poar  se  distraire  des  tristesses  de  la  vie  pré* 
sente).  —  Lanza  (Francesco),  Le»  travaux  de  la  Conférence  monétaire 
de  Bruxelles,  p,.  573-590,  653-673.—  Joluuwis  (A.  de),  Entrepreneurs, 
capitalistes  et  ouvriers,  p.  637-652  [Esprit  des  ouvriers  de  la  fabrique 
Ginori  de  Doccia,  la  plus  ancienne  fabrique  de  porcelaine  en  Europe 
après  celles  de  Meissen  et  de  Vienne.  Fondée  en  1753  par  le  marquis 
Carlo  Ginori,  elle  compte  1,400  ouvriers  et  100  employés.  Elle  appartient 
encore  en  ce  moment  aux  fils  défunt  du  marquis  Lorenzo  (^noxi,  séna- 
teur du  royaume.  Malgré  quelques  éléments  de  socialisme,  l'entente  est 
excellente  entre  les  patrons  et  leur  personnel.  Dans  tout  le  pays,  oi 
s'intéresse  à  la  prospérité  de  la  fabrique  ;  et  l'on  voit  de  vieux  ouvrier» 
se  vanter  d'appartenir  à  une  famille  où  l'on  y  travaille  depuis  quatre 
générations.  La  Société  de  secours  mutuels  date  de  1829:  en  1872,  elle 
ne  possédait  qu'un  capital  de  7,500  lire;  or,en  1891,  elle  a  distribué  plua 
de  167,000  lire  aux  sociétaires,  ce  qui  montre  l'énorme  apport  des 
patrons  à  sa  caisse].  —  Minnsoolo  (M.),  La  décentralisation  et  Tadmi- 
nistration  de»  travaux  publics,  p.  709-730. 

S.  D. 


II.  —  Publications  nouvelles* 

X'Ibre  édiani^e  et  protection,  par  Léon  Poinsard;  Paris,  F.Didot) 
1893.  1  vol.  in-8o  de  640  p.  -—  L'ouvrage  de  M.  Poinsard  est  instructif  à 
lire,  mais  difficile  à  résumer;  on  peut  seulement  donner  une  idée  de  ses 
conclusions.  L'auteur  s'est  proposé  de  constituer  une  théorie  scientifique 
du  régime  qui  convient  aux  échanges  internationaux.  Pour  )^  arriver  il  ne 


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PUBLICATlÛBISimnFSLLES.  791 

'  compte  ni  sur  la  dialectique  a  priori  des  ét^menitslas  orthodoxes,  aux- 
quels il  reproche  de  se  refuser  A  tenir  compte  de  ladÎTersUé  des  nations 
et  de  leurs  intérêts  distincts,  ni  sur  les  statistiques  douanières»  qui  ne 
donnent  de  la  réalité  qu'une  image  très  vague,  très  incomplète»  très 
trompeuse.  11  cherche  donc,  pour  se  faire  une  opinion,  à  étendre  sou  en- 
quête,  et  à  observer,  dans  sa  complexité,  la  constitution  sociale  de  chaque 
pays.  Gela  est  plus  difûcile  et  plus  long  que  de  raisonner  sur  des  concep* 
lions  artificielles^  ou  des  chiffres  officiels  ;  mais  on  reconnaîtra  volon- 
tiers que  c'est  infiniment  plus  intéressant.  L'auteur  rompt  nettement 
avec  la  doctrine  absolue  du  libre  échange.  Non  seulement  il  pense  que 
la  protection  ne  suffit  pas  à  ruiner  un  peuple  —  c'est  sous  ce  régime, 
dit-il,  que  l'Angleterre  a  développé  son  industrie  et  que  s'enrichis- 
sent aujourd'hui  les  États  Unis;  —  mais  il  admet  que  la  protection  peut 
•être  bienfaisante,  et  il  cherche  à  déterminer  dans  quelles  circonstances. 
Après  avoir  consciencieusement  exposé  comment  le  libre  échange  con- 
vient aux  pays  à  production  industrielle  prépondérante  (Angleterre, 
Belgique,  Pays-Bas,  Pays  Scandinaves)  et  aux  pays  à  production  naturelle 
prépondérante  (Turquie,  Russie,  Espagne  et  Portugal,  Italie,  Pays  sud- 
américains),  il  ne  craint  pas  d'affirmer  qu'une  protection  modérée  est 
conforme  à  l'intérêt  national,soit  dans  les  pays  en  voie  de  développement 
industriel  intense  (États-Unis),  soit  dans  les  pays  à  développement  mixte 
de  la  culture  et  de  l'industrie  (France,  Allemagne,  Autriche-Hongrie, 
Suisse).  Les  défenseurs  du  libre  échange  n'admettront  pas  une  pareille 
classification;  ils  feront  observer  que  les  types  économiques  se  modifient 
et  que  tout  pays  a  des  industries  ou  des  cultures  qui  pourraient  le  placer 
dans  la  première  catégorie  étudiée  par  l'auteur.  Puis  ils  ajouteront  qu'ils 
présentent  la  liberté  des  échanges  internationaux,  non  pas  comme  un 
dogme  inflexible  et  uniformément  applicable,  mais  comme  le  régime 
le  plus  conforme  aux  intérêts  généraux  de  l'humanité,  la  politique  con- 
traire étant  une  politique  de  renchérissement  et  d'isolement.  C'est  un 
idéal  qu'il  convient  de  ne  pas  perdre  de  vue,  alors  même  que  l'intérêt 
national  commande  de  s'en  écarter  momentanément.  M.  Poinsard  lui- 
même  ne  semble  pas  loin  de  le  reconnaître,  puisqu'il  insiste,  dans  sa 
conclusion,  sur  cette  idée  capitale  que  la  protection  ne  vaut  jamais  par 
elle  seule,  qu'elle  ne  suffit  aucunement  à  maintenir,  par  son  unique 
action,  la  prospérité  et  le  rang  d'un  grand  pays  et  qu'elle  ne  saurait  être 
ntile  qu'à  titre  d'abri  temporaire  dont  il  faut  travailler  à  se  passer. 

1.1e  billet  de  banque  produetlf  d'inl^rôt  et  A  lot»  par  le 
erédlt  agricole,  par  le  marquis  Ghappuis  de  Maubon;  Paris,  Lethiel- 
leux,  1893,  1  vol.  in- 12.  —  «  Nos  jours  et  nos  nuits,écrit  l'auteur  (p.  19), 
sont  hantés  du  rêve  de  métamorphoser  le  billet  de  banque.  »  Il  espère 
de  cette  transformation  des  milliards,  sans  compter  celui  que  donnerait 
à  l'État  le  monopole  de  l'alcool.  Et  il  se  livre,  non  sans  imagination,  à 
la  recherche  des  emplois  utiles  que  pourrait  trouver  ce  trésor  inespéré. 
Quelques-uns  sont  intéressants  —  utilisation  des  eaux  d'égout  et  des 
vents,  suppression  des  impôts  sur  les  denrées  de  première  nécessité. 
Tout  cela  repose  sur  le  crédit  que  la  Banque  devra  faire  aux  agriculteurs 
sur  les  billets  qu'ils  souscriront  et  qui  ne  tarderont  pas  à  remplacer 
notre  circulation  rudimentaire  de  billets  de  Banque  improductifs.  Mais' 
on  aperçoit  que.tout  cela  ressemble  à  un  rêve,  et  il  est  bien  difficile  de 
discuter  les  rêves. 


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792  BIBUOGRAPHIE. 

Li'asslstaiice  par  le    travail  de  Marseille  |    compte  renda 
général  du  2*  exercice  (1892)  par  le  D'  Boy  Teissier,  secrétaire  général, 
avec  les  comptes  rendus  des  six  sections.  Marseille,  Agence  de  l'assis- 
tance par  le  travail,  1893,  in-4®,  131  p.  — M.  de  Pulligny  a  naguère  donné 
dans  la  Réforme  sociale  une  monographie  complète  de  cette  Œu?re  dans 
les  premiers  mois  de  son  fonctionnement,mais  le  rapport  de  1892  apporte 
un  enseignement  par  les  laits  qu'il  faut  lire  et  méditer  de  la  première  à 
la  dernière  page.  Dans  la  1"  section  (Travail  provisoire),  on  remarquera 
que  le  nombre  des  bons  travaillés  est  dé  60,601,  double  environ  du  nom- 
bre des  présences  ;  celte  proportion  qui  se  maintient  mensuellement  à 
peu  près  depuis  Torigine,  prouve  que  pour  assister  efficacement  il  faol 
^eux  bons  de  0  fr.  25.  Grâce  aux  dames  collaboratrices,  le  travail  donné 
à  domicile  aux  femmes  nécessiteuses  s'est  considérablement  développé. 
Dans  la  2*  section  (Charité  efficace),  on  se  propose  d'éviter  les  secours 
donnés  à  des  indignes;  toute  demande  est  donc  Tobjet  d'une  enquête; 
comme  on  le  sait,  les  faux  pauvres  ne  s'adressent  guère  aux  membres 
de  l'oeuvre  ;  ainsi  sur  337  enquêtes,  plus  de  70  %  ont  conduit  à  de  bons 
renseignements  et  47  seulement  ont  décelé  des  imposteurs.  A  cette  sec- 
tion se  rattachent  aussi  la  liquidation  des  cas  de     misère    (secours 
urgents),  les  placements,  les  rapatriements,  les  secours  en  nature  ou  en 
argent,  les  prêts  d'honneur...  La3«  section  (Office  central  d'assistance)  a 
publié  dès  cette  année  le  répertoire  des  Institutions  de  bienfaisance,  de 
charité  et  de  prévoyance  à  Marseille^  contenant  l'historique  complet  de 
plus  de  150  œuvres  marseillaises,  avec  les  conditions  d'admission  et  tous 
les  renseignements  utiles.  La  4«  section  s'occupe  de  la  trésorerie  et  de 
la  propagande  ;   à  signaler  ici  la  bonne  gestion,  les  dons  spontanés, 
l'excellent  résultat  d'une  fête  ingénieusement  organisée,  le  succès  de  la 
propagande  par  les  faits,  c'est-à-dire  du  Bulletin  mensuel  de  l'œuvre, 
toujours  si  intéressant,  et  qui,  grâce  à  ses  582  abonnés  payants,  a  équi- 
libré ses  frais  avec  un  léger  bénéfice.  La  5*  section  (Enfance)  s'est  occu- 
pée très  heureusement  des  enfants  exposés  à  devenir  de  mauvais  sujets 
parce  qu'ils  reçoivent  de  mauvais  exemples  ou  sont  brutalisés.  Enfin  la 
6«  section  (Patronage  des  libérés)  a  considérablement  développé  pour  les 
adultes  et  pour  les  enfants  tout  ce  qu'il  y  avait  à  faire  pour  le  travail 
provisoire,le  placement,  la  réhabilitation,  etc..  Il  y  aurait  encore  mainte 
observation  à  relever,  et  le  rapport  d'ensemble  de  M.  Boy  Teissier  insista 
justement  sur  la  diminution  des  sollicitations  à  domicile,  sur  l'extension 
du  travail  des  femmes  à  domicile,  le  conseil  gratuit  au  peuple,  l'inter- 
vention officielle  contre  la  mendicité  infantile,  en  un  mot  sur  tous  les 
résultats  si  encourageants  qui  constituent  vraiment  sur  ce  sujet  capital 
l'enseignement  de  l'expérience, 

L.e  §^rancl  problème,  par  Delvet.  Le  Havre,  Le  Roy,  1893,  in- 18, 
vni-2'29  p.  et  table.  —  Étude  d'actualité  politique,  économique  et 
sociale.  Dans  sa  conclusion  Tauteur  réclame  la  création,  à  côté  de  la 
banque,  d'une  caisse  nationale  des  changes  étrangers  donnant  un  revena 
fiscal  permettant  de  régler  au  pair  tous  les  comptes  avec  l'étranger,  afin 
que  l'altération  des  monnaies  ne  nous  soumette  pas  en  fait  à  une  con- 
currence déloyale;  puis  le  droit  d'association  qu^on  aurait  dû  appeler  le 
droit  d'éducation  collective. 

Le  Gérant  :  C.  Trbiche. 

Paris.  —  Imprimerie  F.  Levé,  rue  Cassette,  17* 


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HISTOffiE  ÉLECTORALE  DE  1893 


^^^W^W^»»<«WW«MMMM»»MMWM^>«M»»l^ 


En  insérant  l'attachante  étude  qu'on  va  lire  sur  les  élections  de  1893, 
La  Réforme  sociale  n'a  pas  voulu  sortir  de  la  neutralité  qui  est  sa  règle 
en  ce  qui  concerne  les  formes  politiques.  Au  point  de  vue  social  ce  tra- 
vail est  un  document  important  sur  rorganisation,  les  mœurs  et  les  pro- 
grammes de  nos  principaux  partis.  Chacun  le  lira  avec  intérêt,  et  nous 
espérons  aussi  avec  tolérance,  même  s'il  y  rencontre  sur  son  parti  ou  le 
parti  voisin  telle  ou  telle  appréciation  qui  ne  cadrerait  pas  avec  ses  con- 
victions ou  ses  intérêts.  Tous  d'ailleurs  auront  présentes  à  la  mémoire 
les  belles  pages  dans  lesquelles  Le  Play,  s'élevant  au-dessus  des  que- 
relles de  Tesprit  de  parti,  conjurait  les  honnêtes  gens  de  toute  opinion, 
monarchistes  ou  républicains,  autoritaires  ou  libéraux,  d'unir  leurs  ef- 
forts en  se  groupant  autour  du  Décalogue  éternel,  pour  combattre  en- 
semble et  sans  relâche  les  ennemis  de  tout  ordre  social,  c'est-à-dire 
ceux  qui  repoussent  le  Décalogue,  en  enseignant  le  mépris  de  Dieu  et 
de  la  loi  morale,  (Note  du  Seci'étanat,) 

On  connaît  la  boutade  prêtée  à  je  ne  sais  quel  ministre  ou  homme 
politique  :  «  Ce  qui  me  dégoûte  de  l'histoire  est  de  penser  que  ce 
que  nous  faisons  aujourd'hui  sera  de  l'histoire  dans  quelques  années 
d'ici.  »  Ce  qui  «  dégoûtait  »  cet  homme  d'esprit  est  peut-être  ce  qui 
encourage...  d'autres  personnes  à  se  jeter  dans  «  la  mêlée  des 
partis  ».  Chacun  fait  ce  qu'il  peut,  et  plus  d'un  s'imagine  pouvoir 
être  fier  d'avoir  été  battu  pour  le  compte  d'un  groupe  dont  on  par- 
lera bien  ou  mal.  Mais  enfin,  que  l'histoire  dégoûte  ou  non,  il  faut 
qu'elle  se  fasse;  et,  à  tout  prendre,  autant  qu'elle  se  fasse  exacte- 
ment. Or,  il  n'est  jamais  trop  tôt  pour  lui  assurer  cette  exactitude, 
et  puisque  les  élections  de  1893  feront  nécessairement  partie  de 
l'histoire,  essayons  d'en  raconter  quelque  chose,  quelque  chose  de 
vu.  Celui  qui  a  vu  n'a  pu  voir,  il  est  vrai,  qu'un  point  déterminé  et 
circonscrit.  A  ceux  qui  ont  regardé  d'aussi  près  d'autres  parties  du 
spectacle,  de  compléter  ces  témoignages  et  de  les  comparer  les  uns 
aux  autres  (1). 


I 

Une  élection,  c'est,  en  général,  une  bataille  entre  plusieurs  partis. 
En  1893,  il  y  avait  surtout  trois  partis  combattants  et  organisés  : 

(I)  On  a  tenu  à  éliminor  de  ces  impressions  tout  ce  qui  était  trop  personnel  : 
on  n*ei\  a  gardé  que  ce  qui  pouvait  avoir  un  intérêt  général,  au  point  de  vue  so- 
cial ou  politique.  Enfin  on  s'est  placé  —  sans  effort  —  au  point  de  vue  de  la 
Réfoi^me  sociale  qui  travaille  à  faire  la  paix  dans  tous  les  esprits  voulant  avant 
tout,  comme  elle,  le  respect  du  Décalogue. 

La  Réf.  Soc.,1"  décembre  1893.  3«  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.)   51. 


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79 i  UISÏOIKE   ELECTORALK   DE   1893. 

le  parti  radical,  le  parti  opportuniste  et  le  parti  conservateur.  Je 
n'ignore  pas  que  pour  bon  nombre  de  Français,  ce  sont  là  des  déno- 
minations usées  et  qu'il  serait  temps  d'en  inventer  d'autres.  Nous 
verrons  tout  à  l'heure  quels  ont  été  les  succès  de  ce  nouveau  parti. 
En  attendant,  revenons  à  ceux  qui  étaient,  qui,  à  tout  prendre,  sont 
encore  le  plus  en  état  d'attirer  l'attention  publique. 

Qu'est-ce,  en  1893,  qu'un  citoyen  qui  se  dit  radical?  Le  mol 
semble  exiger  une  définition  très  simple  et  très  nette.  Et  le  fail  est 
que,  si  l'on  vous  donne  à  penser  ou  à  deviner  le  programme  d'un 
candidat  radical,  vous  n'aurez  pas  longtemps  à  chercher.  Vous 
trouverez  tout  de  suite  :  suppression  du  Sénat,  suppression  du 
budget  des  cultes,  suppression  de  l'inamovibilité  de  la  magistra- 
ture, suppression  de  la  présidence  de  la  République,  suppression 
de  l'héritage  à  partir  d'un  degré  beaucoup  plus  rapproché,  suppres- 
sion des  gros  fonctionnaires,  suppression,  des  compagnies  de 
chemins  de  fer,  suppression  de  l'impôt  des  prestations  et  de  beau- 
coup d'autres Mais  ces  destructions  opérées,  il  faut  rebâtir,  et 

carrément.  Donc,  pas  d'hésitation  :  «  prendre  l'argent  là  où  il  est» 
par  l'impôt  sur  le  revenu,  par  l'impôt  progressif,  par  le  droit  d'ac- 
croissement... ;  se  retourner  alors  vers  ceux  qui  n'ont  rien  et  leur 
promettre  ou  leur  assurer  :  l'instruction  gratuite  à  tous  les  degrés, 
l'éducation  des  enfants  gratuite,  la  médecine  gratuite,  l'assurance 
gratuite,  la  retraite  gratuite,  le  tout  sans  compter  la  grève  gratuite 
(car  l'État  ne  peut  rester  en  arrière  des  conseils  municipaux  qui 
ont  tant  fait  pour  [cette  dernière  idée).  Je  ne  dis  pas  que  tout  pro- 
gramme radical  contienne  ^lout  cela;  mais,  enfin,  voilà  l'étalage 
radical  :  chacun  en  prend  ce  qu'il  lui  faut  pour  les  [besoins  de  son 
arrondissement. 

Dans  les  arrondissements  urbains  et  populeux,  ce  pi'ogrammese 
confond  presque  toujours  avec  le  programme  socialiste,  .\ussi  la 
dénomination  «  radical-socialiste  »  était-elle  en  honneur  dansées 
parages  :  c'étaient  deux  fleurs  sur  une  même  tige.  Ailleurs,  et 
notamment  dans  l'arrondissement  que  j'ai...  étudié^  le  socialisme 
est,  en  somme,  peu  connu.  Le  candidat  radical,  très  radical  (et  qui 
ailleurs  se  fût  donné  volontiers  comme  socialiste),  s'est  présenté  ici 
comme  radical  tout  court,  et  il  a  réuni  sur  son  norii  le  tiers  des 
électeurs  inscrits.  Dans  de  pareilles  conditions,  le  radicalisme  appa- 
raît, pour  ainsi  dire,  à  l'état  de  pureté.  On  peut  mieux  l'étudier 
tel  qu'il  est  en  lui-même,  et  en  démêler  les  ingrédients. 


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'•^ww7«^T!«i?;;iB^-?T*7VÇ«ypfîç^^ 


UISTOIHE  ÉLECTORALE    DE    1893.  795 


Qu'est-ce  qu'on  y  trouve? 

D'abord,  chez  un  grand  nombre  de  braves  gens,  l'idée  de  Répu- 
blique affirmée  plus  fortement.  Comme  me  disait  un  maire  :  «  on  est 
à  droite  ou  on  est  à  gauche.  »  Si  on  croit  qu'il  est  bon  d'être  à 
gauche,  on  ne  saurait  y  être  trop.  L'épithèle  de  radical  accolée  à  *    ^ 

celle  de  républicain  a  donc,  aux  yeux  de  beaucoup,  la  valeur  d'un  j 

superlatif.  Être  radical,  c'est  être  très  républicain,  foncièrement 
républicain;  républicain  non  seulement  de  fait,  mais  de  cœur  et 
d'àme;  plus  républicain,  dans  tous  les  cas,  que  ceux  qui  répudient 

le  titre  de  radical  et  semblent  n'avoir  de  l'esprit  républicain  que  ce  _i 

II 

qui  est  indispensable  pour  ne  pas  être  un  factieux.  A  ce  compte,  ^ 

le  radical  peut  se  distinguer  du  socialiste,  comme  le  socialiste  peut  '  J 

se  séparer  de  lui.  La  preuve  est  qu'on  a  vu,  cette  fois  encore,  des  'j 

candidats  s'intituler  tout  uniment  socialistes-;- ou  socialistes  révo-  ,3 

lutionnaires  :  ceux-ci  sont  des  hommes  qui  tiennent  avant  tout  à  J 

leurs  idées  sociales  et  qui,  sur  le  terrain  politique,  ne  se  pas-  <1 

sionnent  pas  autrement  pour  le  reste  du  programme  radical,  peut-  *>i 

être  même  pour  le  programme  républicain.    Plus  d'une  popu-  J 

lation  a  passé,  il  est  vrai,  par  ces  étapes  successives,  et  on  a  dit  f 


l 


i 

"1 


(plus  d'une  fois  que  cette  évolution  était  à  peu  près  inévitable.  Je 
me  rappelle  qu'un  de  mes  amis  lisant,  il  y  a  une  quinzaine  d'années, 
1  une  dépêche  de  Marseille,  y  voyait  d'abord  avec  satisfaction  les 

i  mots  suivants  :  «  Marseille.  Elections  municipales.  La  liste  radicale 

a  échoué.  »  Et  il  applaudissait  à  tant  de  sagesse,  quand,  tournant 
la  page,  il  lut  :  «  C'est  la  liste  ultra-radicale  qui  a  passé  tout  en- 
tière, »  Depuis  lors,  ultra-radical  n'a  plus  sufli;  les  épithèles  de 
renforcement  ont  chevauché  les  unes  sur  les  autres  ;  et,  pour  réussir 
dans  les  Bouches-du-Rhône  il  a  fallu  être  appuyé  par  u  le  Comité 
radical-central- fédéral-révolutionnaire-socialiste  )>,  Mais  enfin,  tout 
cet  échafaudage  a  disparu,  et  aujourd'hui  le  titre  de  socialiste  sufïit 
à  lui  seul  pour  faire  un  maire  de  Marseille. 

Chez  les  populations  qui  n'en  sont  pas  là,  républicain  radical  veut 
donc  dire  très  républicain.  Mais  qu'est-ce  pour  elles  qu'être  répu- 
I  blicain?  Ce  n'est  pas  seulement  accepter  la  forme  actuelle  du  gou- 

vernement :  c'est  accepter,  c'est  servir  l'esprit  qui,  dit-on,  a  présidé 
à  sa  formation  et  soutenu  ses  premières  batailles.  Je  n'ai  pas 
besoin  d'expliquer,  par  exemple,  combien  il  y  a  de  préjugés  à 
vaincre  pour  faire  comprendre  qu'un  homme  peut  être  républicain 
sans  être  libre  penseur.  On  commence,  il  est  vrai,  à  croire  que  tel 


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796  HISTOIRE  ÉLECTORALE   DE  1893. 

OU  tel  homme  puisse  aller  à  la  messe  et  accepter  avec  sincérité  la 
République.  Mais  pour  être  radical,  c'est-à-dire  républicain  décidé, 
il  faut  être  laïque,  ne  pas  entrer  à  l'église  pendant  les  enterrements: 
et,  si  Ton  use  du  curé  pour  un  mariage  ou  un  baptême(i),  s'en  ex- 
cuser sur  la  volonté  de  sa  femme  ou  de  sa  belle-mère. 

Voici  maintenant,  prise  sur  le  fait,  une  autre  tendance  habi- 
tuelle au  radical.  —  «  Monsieur,  me  fut-il  dit  dans  une  réunion 
publique,  vous  nous  avez  fait  connaître  votre  programme  écono- 
mique ;  mais  où  est  votre  programme  politique  ?  ))  —  «  Je  croyais 
vous  ravoir  fait  connaître,  puisque  je  vous  ai  dit  que  j'étais  un 
républicain  d'ancienne  date,  que  j'acceptais  la  Constitution,  que  je 
ne  demandais  ni  la  revision  des  monarchistes,  ni  la  revision  des 
boulangistes,  ni  la  revision  des  radicaux,  que  je  voulais  le  main- 
tien du  Sénat,  que  le  Président  de  la  République  me  paraissait 
avoir  des  pouvoirs  très  suffisants,  mais  nullement  excessifs...  Je 
vous  ai  expliqué  que  la  République' et  sa  Constitution  actuelle 
étant  désormais  hors  de  cause,  le  moment  était  venu  de  discuter, 
non  sur  les  fondements  ni  sur  la  couverture  de  la  maison,  mais  sur 
les  moyens  de  la  rendre  intérieurement  commode  et  habitable 
pour  tous...  »  Cette  réponse  ne  satisHt  point  les  interrupteurs.— 
«  Quand  on  se  dit  républicain,  il  faut  faire  ou  proposer  quelque 
chose  de  républicain  :  à  reconnaître  ce  que  d'autres  ont  fait,  vous 
n'avez  aucun  mérite.  Montrez  ce  que  vous  voulez  faire  en  poli- 
lique,  vous-même,  demain,  quand  vous  y  serez,  alors  nous  verrons 
ce  qu'est  votre  politique.  »  «  Montrez  ce  que  vous  voulez  faire  en 
politique  »,  cela  voulait  dire  :  «  affirmez  au  moins  que  vous 
voulez  supprimer  le  Sénat  et  séparer  l'Église  de  l'État  :  c'est  là 
un  minimum,  et,  puisque  ce  n'est  pas  encore  fait,  vous  aurez  le 
mérite  de  l'essayer.  »  Mais  supposons  que  le  Sénat  n'existe  plus 
et  que  le  budget  des  cultes  soit  supprimé  ;  un  candidat  comme 
celui  qu'on  interrogeait  ainsi  se  trouverait  toujours  dans  la  même 
situation.  Toujours  on  lui  objecterait  :  «  Ce  qui  est  fait  est  fait, 
et  ce  n'est  pas  vous  qui  l'avez  fait  ;  vous,  à  votre  tour,  que  deman- 
derez-vous?  Nous  avons  besoin  de  le  savoir  pour  prendre  la  me- 
sure de  vos  sentiments  républicains.  » 

Quelques  jours  plus  tard,  ce  genre  de  prétention  s'accentuait 

(l)  Le  22  septembre  dernier,  un  journal  du  département  enregistrait  un  dis- 
cours où  se  lisaient  les  lignes  suivantes  :  «  Étant  républicain,  X...  avait  réclamé 
pour  lui  de  son  vivant  les  honneurs  de  Tenterrement  civil.  » 


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HISTOIRE  ÉLECTORALE  DE  1893.  ^797 

encore  davantage  et  se  précisait.  C'était  dans  une  commune  tenue 
longtemps  pour  une  des  plus  conservatrices  et  où  le  maire  et 
l'adjoint  sont  encore  qualifiés  de  réactionnaires.  Le  public  de  la 
réunion  s'en  ressentait,  mais  il  y  avait  là  trois  personnages  qui 
avaient  entrepris  d'y  importer  les  idées  radicales.  Tous  les  trois 
étaient  encore  assez  jeunes.  C'étaient  un  buraliste,  rinstiluteur  et 
un  breveté  en  agronomie,  sur  le  point  d'être  appelé  à  un  poste 
officiel  très  honorable  et  qui,  en  attendant,  professait  là  pour  ses 
concitoyens  d'origine  le  mépris  le  plus  absolu.  Les  trois  apôtres 
s'étaient  partagé  leurs  rôles  ;  le  buraliste  posait  des  questions 
d'ordre  économique,  Tinstituteur  défendait  la  libre  pensée  et  de- 
mandait la  suppression  du  budget  des  cultes;  Fagronome  s'était 
réservé  les  questions  constitutionnelles,  et  c'était  assurément  lui 
qui  donnait  avec  le  plus  d'entrain,  de  passion  et  de  faconde,  et  Tu 
n'es  pas  électeur  ici,  »  lui  avait  pourtant  dit  un  camarade.  — 
«  Non,  avait-il  répondu  ;  mais  j'ai  tenu  à  venir  pour  vous  empê- 
cher d'être  roulés  par  tous  ces  gens-là.  » 

L'un  de  ces  gens-là  parlait  donc  de  la  nécessité  de  développer 
la  vie  locale  et  la  vie  rurale,  de  venir  au  secours  des  petites  com- 
munes, de  leur  abandonner  une  partie  au  moins  de  Timpôt  foncier 
sur  les  propriétés  non  bâties,  de  manière  qu'elles  en  fissent 
plus  librement  un  usage  plus  conforme  à  leurs  besoins  particu- 
liers... A  chaque  instant,  le  futur  agronome  ii^terrompait  pour  dire 
que  les  communes  étaient  incapables  de  gérer  leurs  intérêts  et 
même  de  les  comprendre,  que  c'était  de  Paris  qu'il  fallait  leur 
dicter  ce  qu'elles  avaient  à  faire  ;  car,  ajoutait-il,  «  ils  ne  savent 
même  pas  faire  pousser  du  blé  I  »  Je  notais  là  en  passant  la  persis- 
tance de  cet  esprit  centralisateur  et  oppressif  qui  est  bien  celui 
des  jacobins  et  des  radicaux.  L'interrupteur  était  évidemment 
imprégné  de  la  tradition  des  hommes  qui  traitaient  les  Girondins 
de  fédéralistes  et  leur  réglaient  leur  compte  en  conséquence. 
Pour  ceux  d'aujourd'hui  comme  pour  ceux  d'hier,  décentralisateur 
et  réactionnaire,  c'est  tout  un.  Point  de  communes  dissidentes! 
Point  de  ces  sociétés  où  les  gros  propriétaires  et  les  gros  fermiers 
ont  la  majorité  et  où  on  a  la  prétention  de  se  passer  de  l'avis  du 
gouvernement  !  Un  bon  journal  radical  qui,  au  chef-lieu,  mène  les 
préfets  et  fasse  nommer  les  députés  ;  puis  à  Paris  un  bon  cabi- 
net radical  qui,  par  l'intermédiaire  de  ces  mêmes  préfets, 
surveillés  par  ces  mêmes  journaux,  règle    tout,  ordonne    tout, 


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798  HISTOIRE   ÉLECTORALE  DK   1893. 

distribue  tout,  punisse  ou  récompense  partout,  voilà  Vidéal! 
Mais  il  y  avait  dans  les  objections  du  jeune  radical  quelque 
chose  de  plus  piquant.  —  «  Vous  nous  dites,  monsieur,  que  vous 
acceptez  ceci,  que  vous  acceptez  cela.  Mais  vous,  qu'est-ce  que 
vous  y  ajoutez?  »  —  «  Mon  Dieu,  monsieur,  puisque  la  République 
est  faite,  vous  ne  pouvez  pourtant  pas  exiger  que  je  la  fasse. 
Je  vous  dis  que  je  l'ai  défendue  déjà  dans  la  mesure  où  je  pouvais 
avoir  à  la  défendre.  Je  vous  affirme  que  je  la  défendrais  au  besoin 
dans  tout  le  cours  de  mon  mandat.  Que  voulez-vous  de  plus?  Dans 
les  questions  sociales  et  économiques,  on  peut,  on  doit  tous  les 
jours  faire  un  progrès  nouveau  :  c'est  pourquoi  j'ai  insisté  sur  cette 
partie  de  mon  programme.  Mais,  si  on  peut  toujours  reviser  le 
code  civil  ou  le  code  de  procédure  ou  le  code  rural  ou  le  code 
administratif,  je  vois  moins,  permettez-moi  de  vous  le  dire,  qu'on 
puisse  indéfiniment  reviser  la  constitution.  »  Contre  toutes  ces 
raisons  revenaient  toujours  les  mêmes  apostrophes.  «  Vous  ne 
faites  qu'accepter,  mettons  même  maintenir  ce  qui  s'est  fait  de 
républicain.  Du  moment  où  vous  n'y  ajoutez  rien  de  plus  pour 
votre  propre  compte,  c'est  que  vous  avez  tout  simplement  (et  ici 
la  voix  devenait  frémissante)  subi  la  République  !...  Vous  dites  que 
vous  voulez  la  République  pour  tout  le  monde.  Cela  prouve  que 
vous  n'êtes  pas  du  tout  au  courant  du  mouvement  actuel  des  idées 
politiques  ;  car  vous  prétendez  que  vous  n'êtes  point  un  simple 
rallié,  et  ce  que  vous  nous  donnez  là,  c'est  la  formule  des  ralliés.  » 

—  «  Alors,  vous,  monsieur,  qui  vous  croyez  plus  républicain  que 
moi,  vous  ne  voulez  pas  de  la  République  pour  tout  le  monde?  » 

—  «  Non,  monsieur  !  »  Sur  ce  :  non,  monsieur  I  prononcé  avec  une 
emphase  au  moins  imprudente,  les  ruraux  qui  étaient  là  se  mirent 
à  battre  des  mains  ironiquement  et  à  rire  à  gorges  déployées. 

•  Leur  contempteur  balbutia  quelques  réserves  ;  mais  les  applaudis- 
sements et  les  rires  ne  lui  laissèrent  pas  le  temps  de  s'expliquer, 
et  le  maire,  qui  n'était  pas  non  plus  plus  bête  qu'un  autre,  en  pro- 
fita pour  lever  la  séance. 

Voilà  donc  qui  est  bien  clair  :  un  programme  politique,  c'est, 
pour  les  radicaux,  un  menu  à  leur  servir.  Or,  que  venez-vous  par- 
ler de  ce  qu'on  a  mis  sous  la  dent  de  leurs  prédécesseurs?  «  Morceau 
avalé  n'a  plus  de  goût  »,  comme  dit  un  proverbe  bourguignon.  El 
si  vous  invitez  les  gens  à  se  mettre  à  table,  vous  devez  les  régaler 
d'un  plat  fait  pour  eux. 


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HISTOIRE   ÉLECTORALt:   UK   1H93.  799 

Cet  ordre  impératif  d'avoir  à  prouver  son  républicanisme  en 
étant  toujours  plus  républicain  que  ses  prédécesseurs,  est-ce  là  ce  qui 
explique  que  tant  de  Français  soient  allés  du  républicanisme  pur 
et  simple  au  radicalisme,  du  radicalisme  au  socialisme?  Dans  des 
milieux  comme  ceux  dont  je  parle,  ce  qui  relient  les  radicaux  sur 
la  pente,  c'est  la  peur  de  faire  reculer  le  propriétaire  rural.  Voilà 
comment  on  ne  se  proclame  pas,  ici  du  moins,  socialiste.  Mais  tout 
ce  qu'on  peut  prendre  au  socialisme  pour  llatter les  passions  etser- 
vir  les  intérêts  de  la  majorité  des  habitants  des  campagnes,  on  le 
prend.  On  ne  peut  guère  essayer  ostensiblement  de  faire  de  ceux 
qui  ne  possèdent  pas  les  ennemis  de  ceux  qui  possèdent.  Ceux-ci 
sont  trop  nombreux,  et  on  ne  peut  pas  se  passer  d'eux;  on  pense 
d'ailleurs  que  les  premiers  entendent  à  demi-mot  les  formules  va- 
gues dans  lesquelles  on  leur  promet  des  réformes  démocratiques. 
Pour  achever  d'agir  sur  eux  on  ne  compte  ni  sur  les  proclamations 
afiichées,  ni  sur  les  paroles  prononcées  en  réunions  publiques.  On 
compte  sur  l'action  personnelle  des  intermédiaires  et  des  meneurs 
qui  les  dégageront  en  secret  de  tout  lien  envers  les  hommes  d'or- 
dre et  de  conservation  sociale.  Mais  quant  aux  autres,  que  leur 
dit-on  ? 

Il  n'est  pus  difficile  de  se  rendre  compte  que,  parmi  ceux  qui  pos- 
sèdent, ceux  qui  possèdent  peu  sont  plus  nombreux  que  ceux  qui 
possèdent  beaucoup.  Voilà  tout  le  secret  de  la  tactique  (h-  bien  des 
radicaux  et  de  leur  socialisme  honteux,  quand  ils  opèrent  dans  une 
circonscription  rurale  :  ils  cherchent  à  exciter  ceux  qui  ont  moins 
contre  ceux  qui  ont  plus.  Tout  ce  qui  sert  par  exemple  à  garder  la 
grande  propriété  (aussi  bien  celle  de  l'État  que  celle  des  particu- 
liers), à  la  conserver  et  à  en  faire  respecter  les  droits,  devient 
odieux.  Dans  certains  milieux,  il  est  diilicile  de  faire  comprendre 
que  si  cinq  arpents  de  terre,  légitimement  acquis,  sont  sacrés,  cin- 
quanteou  centle  sont  également.  Au  moment  mêmeoù  j'écris.je  vois 
qu'un  paysan  a  roué  de  coups  une  petite  fille  qui  croquait  une  de 
ses  poires.  Je  suis  bien  sûr  que  si  on  avait  parlé  à  ce  même  homme 
des  droits  à  conserver  ou  à  enlever  aux  gardes  particuliers  des  gros 
domaines,  il  se  serait  écrié  que  l'institution  de  ces  gardes  est  un 
reste  de  féodalité.  Tous  les  débitants  de  vin  réclament  raholilion 
de  l'exercice  et  je  suis  bien  loin  de  trouver  qu'ils  aient  tort.  Mais 
pourquoi  a-t-on  tant  de  peine  à  leur  expliquer  que  l'impAl  sur  le 
revenu,  tel  que  le  demandent  les  radicaux,  exigerait   rapplicalion 


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800  HISTOIRE   ÉLECTORALE  DE   1893. 


d'un  exercice  universel,  plus  vexatoire,  plus  inquisilorial  el  plus 
nuisible  que  l'exercice  proprement  dit? 

Il  y  a  bien  sur  ce  sujet  une  considération  qui  les  louche  assex 
vivement,  c'est  que  pour  connaître  exactement  le  véritable  revenu 
d'un  homme,  il  faudrait  peser  chaque  année  son  actif  et  son  passif,  j 

et  se  rendre  compte  de  ses  dettes.  Le  paysan  n'aime  pas  qu'on  se 
mêle  de  ses  affaires,  et  l'un  de  mes  auditeurs  me  disait  un  jour 
avec  beaucoup  de  bon  sens,  à  l'issue  d'une  réunion  :  «  Allez,  Mon- 
sieur, ceux  qui  vous  demandent  cela  sont  ceux  qui,  au  bout  de  six 
mois,  s'en  plaindraient  le  plus  fort,  et  ils  feraient  une  révolution 
plutvt  que  de  s'y  soumettre.  »  Oui  ;  cependant,  il  reste  que  leséiec- 
ieurs  sûrs  de  n'avoir  aucun  revenu  supérieur  à  celui  que  tous  les 
projets  laissent  indemne  s'embarrassent  fort  peu  de  ces  vexations: 
ce  ne  sont  pas  eux  qui  les  subiraient. 

Plus  d'une  fois  j'ai  cherché  à  bien  faire  comprendre  quel  était  ici 
Fespril  de  la  Révolution  française  :  taxer  l'instrument  visible  de 
gain  et  d'enrichissement,  et  laisser  ensuite  l'individu  produire, 
selon  son  activité  et  son  industrie,  sans  venir  à  chaque  instant  lui  de- 
mander compte  de  ses  bénéfices,  pour  s'empresser  de  lui  en  enlever 
uneparlie.«Voici,leur  disais-je,  deux  médecins  qui  paientégalement 
patente.  Est-ce  qu'on  a  le  droit  de  demander  compte  à  chacun 
d'eux  du  nombre  de  ses  visites,  du  prix  qu'il  les  fait  payer,  de  la 
régularité  avec  laquelle  ses  clients  règlent  leurs  notes  ?  Voici  deux 
hommes  qui  possèdent  chacun  une  vigne  ou  un  pré  de  même  éten- 
due et  de  même  qualité  :  on  les  soumetà  un  même  impôt,  ce  qui 
est  très  juste.  Serait-il  aussi  juste  de  venir  leur  demander  compte 
du  surplus  de  revenu  qu'ils  ont  obtenu  par  leur  travail  personnel, 
par  leur  vigilance  intelligente  elpar  leur  esprit  d'économie?  Alors 
ce  serait  le  plus  travailleur  qui  paierait  pour  le  plus  paresseux.  A 
tout  prendre,  il  serait  plus  équitable  et  plus  utile  au  pays  de  trou- 
ver le  moyen  de  dégrever  tout  ce  qui  est  obtenu  au  delà  d'un  ren- 
dement moyen.  Par  là  on  stimulerait  la  production,  ce  qui  est  de 
Tintérêl  général  et  ce  qui,  finalement,  sans  nuire  à  la  liberté  de  per- 
sonne, accroîtrait  tout  autant  les  ressources  du  trésor  public,  car  il 
n'est  pas  d'argent  qui  ne  se  dépense,  il  n'est  pas  de  dépense  qui,  en 
somme,  ne  rapporte  indirectement  à  fÉtat.  C'est  ce  qui  s'est  fait  à 
l'étranger,  puis  en  France  même  pour  l'assiette  de  l'impôt  spécial 
sur  la  fabrication  du  sucre,  on  ne  s'en  est  pas  mal  trouvé  :  car  du 
moment  où  ils  ont  su  qu'au  delà  d'un  certain  rendement  la  pro- 


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HISTOIRE  ÉLECTORALE  DE    1893.  801 

duclion  serait  indemne,  les  fabricants  ont  trouvé  tout  de  suite  les 
moyens  de  dépasser  leurs  chiffres  antérieurs. 

Il  en  était  de  ce  discours  comme  de  beaucoup  d'autres  :  il  per-  .^^i 

suadait  ceux  qui  étaient  persuadés   d'avance;   quant  à  ceux  qui  fj 

étaient  dans  des  dispositions  différentes,  ils  trouvaient  sans  doute  i  .  '  *^ 

que  c'était  se  donner  bien  de  la  peine  pour  exempter  de  plus  riches 
qu'eux.  Us  auraient  préféré  de  beaucoup  qu'on  s'ingéniât  pour  les 
charger  davantage.  Comment?  c'est  là  raffaire  de  ceux  qui  gouver- 
nent. L'électeur  tient  rarement  à  ce  qu'on  analyse  devant  lui  les  '\ 
mesures  à  adopter  ou  à  rejeter,  pas  plus  qu'il  ne  lient  à  ce  que  le 
médecin  lui  explique  sa  maladie  et  son  remède  :  il  tient  à  ce  qu'on 
lui  promette  et  lui  annonce  une  solution  conforme  à  ses  désirs  ;  or,  i  » 
en  matière  d'impôts, le  désir  du  contribuable  radical  est  de  charger 
indéfiniment  tous  ceux  qui  sont  plus  riches  que  lui. 

Cette  préoccupation  est  tellement  forte  chez  un  grand  nombre, 
que  le  dégrèvement  même  de  l'impôt  foncier  est  devenu  suspect.  Et 
pourquoi?  Parce  que  le  gros  propriétaire  et  le  gros  fermier  en  pro- 
fiteraient, dit-on,  plus  que  le  petit  cultivateur.  C'est  le  journal 
radical  du  chef-lieu  qui  a  propagé  cette  belle  idée.  Il  l'a  fait  cer- 
tainement pour  discréditer  les  demandes  de  réduclion  ou  de  sup- 
pression si  souvent  présentées  par  des  députés  conservateurs  :  il  a 
trouvé  vite  un  écho,  et,  à  mes  yeux,  làsera  dorénavant  un  des  prin- 
cipaux obstacles  à  la  réforme.  Car,  ou  il  faudra  ne  dégrever  que  les 
petites  cotes,  ce  qui  sera  injuste  et  contraire  au  principe  d'égalité, 
ou  il  faudra  dégrever  toute  propriété  foncière, et  Ton  verra  s'aviver 
alors  des  jalousies  que  les  amateui*s  de  désordre  ont  grand  intérêt 
à  entretenir. 

11  y  a  bien  un  moyen  et  un  moyen  précieux  de  sortir  du  dilemme  : 
c'est  l'attribution  du  principal  de  l'impôt  foncier  aux  communes  (1). 
Tout  le  monde  continuerait  à  payer  et  à  payer  la  même  somme  ; 
mais  le  produit  se  dépensant  désormais  dans  les  communes,  le 
petit  propriétaire  résidant  et  travaillant  lui-même  en  profiterait 
plus  que  les  forains.  Les  sommes  versées  par  les  gros  domaines  ne 

(1)  Réforme  souvent  proposée  par  M.  Léon  Say.  Il  est  évident  que  jusqu'au 
jour  —peu  prochain,  hélas,  —  où  l'on  pourrait  faire  cadeau  aux  communes  du 
quart,  de  la  moitié,  puis  de  la  totalité  de  ce  principal,  il  faudrait  leur  attribuer 
certaines  dépenses  proportionnées.  Mais  les  communes  gagneraient  encore  maté- 
riellement et  moralement  à  ce  travail  de  déccntralisalion.  Ce  n'est  pas  ici  le 
moment  de  le  démontrer.  V.  dans  le  même  sens, F.  Le  Play,  la  Réfot^me  socia'ê, 
66,  XXI. 


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802  HISTOIRE    ÉLECTORALE   DE   1892. 

se  perdraient  plus,  comme  aujourd'hui,  dans  les  dépenses  générales 
de  TÉlat  :  les  communes  rurales  pourraient  réaliser  bon  nombre 
d'améliorations  qui  rendraient  la  vie  de  village  plus  confortable, 
plus  intelligente  et  retiendraient  peut-être  à  la  campagne  un  plus 
grand  nombre  d'habitants...  Mais  j'ai  montré  tout  à  l'heure  com- 
ment les  radicaux  ne  sont  pas  très  favorables  à  cette  solution  que 
d'instinct  ils  trouvent  trop  décentralisatrice. 
'  Ce  qui  facilite  toute  cette  propagande  radicale,  c'est  la  très 
grande  ignorance  d'une  foule  de  gens, honnêtes  etbien  intentionnés, 
qui  ne  peuvent  pas  discerner  la  valeur  des  mots...  J'en  ai  rencontré 
plus  d'un  <iui  croyaient  positivement  que  la  propriété  immobilière 
et  ses  produits  immédiats  étaient  seuls  à  payer  l'impôt.  Celte 
croyance  s'est  fait  jour  par  plus  d'une  question  naïve.  «  Mais  si  vous 
ne  laissez  plus  à  l'État,  m'a-t-on  dit  dans  une  commune,  le  prin- 
cipal de  l'imp^^t  foncier,  avec  quoi  donc  l'État  paierait-il  ses 
dépenses?  )>ll  me  fallut  apprendre  à  l'interrupteur  que  l'impôt  fon- 
cier sur  les  propriétés  non  bâties  donne  à  peu  près  120  millions  sur 
un  budget  de  3  à  t  milliards.  J'ai  dû  fournir  semblables  explications 
à  un  homme  censé  instruit  (dois-je  dire  que  c'était  l'instituteur  de 
la  commune?)  qui  me  demandait  sérieusement  comment  il  pouvait 
se  faire  qu'un  homme  ayant  cent  mille  livres  de  rente  et  point  de 
terre  ne  payât  aucun  impôt. 

Un  autre  électeur,  qui  avait  la  prétention  de  représenter  contre 
moi  tout  le  parti  radical  de  sa  commune,  ne  comprenait  absolu- 
ment rien  à  la  différence  de  l'impôt  progressif  et  de  l'impôt  pro- 
portionnel. Il  croyait  que  demander  l'impôt  progressif  était  sim- 
plement demander  aux  riches  de  payer  plus  que  les  pauvres. 

Je  n'étonnerai  personne  en  ajoutant  que  pareille  ignorance  éclate 
bien  souvent  dans  les  questions  plus  politiques,  telles  que  l'inévi- 
table séparation  de  l'Église  et  de  l'État.  —  «  Qu'est-ce  que  vous 
pensez  delà  séparation  de  l'Église  et  de  l'État?»  C'était  à  peu 
près  la  dixième  fois  que  la  question  m'était  posée.  Je  réponds 
d'abord  :  ^c  Vous  entendez  parla,  n'est-il  pas  vrai,  la  suppression 
du  budget  des  cultes? —  Non  monsieur,  au  contraire!  [sic].  Mais  je 
voudrais  que  le  casuel  fût  supprimé.  »  Un  électeur  fort  judicieux 
abrégea  la  polémique,  en  disant  à  son  voisin  :  «  Mais  si  un  autre 
que  toi  veut  se  faire  enterrer  ou  marier  à  la  première  classe,  lu 
paieras  donc  pour  lui  ?  Mieux  vaut  que  chacun  paie  suivant  ce  qu'il 
aura  voulu  de  cérémonies.  » 


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HISTOIRE   ÉLECTORALE   DE   1893.  803 

En  résumé,  comment  le  radicalisme  a- t-il  pénétré  dans  les  cam- 
pagnes? Comment  y  a-t-il  fait  une  propagande  souvent  elïicace? 
D'abord  il  a  bénéficié  de  rattachement,  ancien  ou  nouveau,  de  ces 
populations  au  régime  établi  de  la  République  ;  car  il  leur  persua- 
dait qu'elles  étaient  plus  sûres  de  garder  la  République  avec  des 
radicaux  qu'avec  des  modérés.  Puis  il  se  vante  de  mieux  répondre 
à  ces  théories  de  justice  absolue,  de  logique  sans  inconsi'quences, 
de  marche  en  avant  sans  temps  d'arrêt,  dont  l'esprit  français  se 
targue  d'autant  plus  volontiers  qu'il  se  cache  à  lui-même  les  diffi- 
cultés et  veut  ignorer  les  objections.  Enfin,  de  même  qu'il  promet 
aux  esprits  plus  de  liberté  en  les  débarrassant  du  joug  religieux,  il 
promet  des  satisfactions  aux  jalousies  et  aux  convoitises  en  esquis- 
sant un  socialisme  bâtard  où  subsiste  la  propriété  individuelle, 
mais  où  ceux  qui  ont  plus  sont  dépouillés  autant  que  possible  au 
profit  de  ceux  qui  ont  moins.  A  la  longue,  tous  ces  éléments  se  sont 
agglomérés,  et  ils  forment  un  ensemble  compact,  comme  un  bloc 
très  résistant  et  très  difficile  à  entamer. 

C'est  en  effet  une  caractéristique  du  parti  radical  que  de  subor- 
donner tout  au  programme  et  de  refuser  systématiquement  son 
attention  à  ce  qui  se  dit,  soit  de  bon,  soit  de  mauvais,  sur  la  per- 
sonne d'un  candidat  (1).  J'écarte,  bien  entendu,  les  cas  où  les 
influences  locales  entrent  en  jeu.  Lorsqu'il  s'agit  d'un  candidat  né 
dans  le  canton,  habitant  la  commune,  attaché  à  une  région  dont  les 
intérêts  matériels  sont  en  opposition  avec  ceux  de  la  région  voi- 
sine, alors  on  peut  s'attendre  à  ce  qu'une  portion  des  électeurs  g'ai 
calculé  un  tiers  en  moyenne)  puisse  voter  contrairement  à  ses 
convictions  politiques.  Ils  y  reviendront  au  scrutin  de  ballottage  si 
leur  concitoyen  a  été  éliminé  au  premier  tour. 

On  voit  encore  un  député  radical  s'user  et  perdre  sa  majorité, 
s'il  a  compromis  des  intérêts  spéciaux.  J'en  connais  un  qui  a  été  à 
la  fois  maire,  conseiller  général  et- député,  et  qui  en  ce  moment 
n'est  plus  rien.  C'est  comme  maire  et  comme  conseiller  général 
qu'il  a  perdu  sa  majorité  (2).  C'est  à  ce  double  titre  qu'il  a  compro- 
mis non  seulement  sa  cause  personnelle,  mais  la  victoire  de  son 
parti.  Après  avoir  eu  dans  le  canton  de  1,600  à  1,800  voix  (pour  la 
députation)  il  y  est  tombé  (pour  le  conseil  général)  à  l,ir»2.  Un  an 

(1)  A  moins  qu'il  ne   soit  jugé  nécessaire  de  Tilipender  le  représentant  d'un 
programme  opposé.  Mais  c'est  là  une  habitude  dans  tous  les  partis. 
^  (2)  Il  est  vrai  qu'elle  était  petite. 


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>:*^^.»7«>^W-*'  ^•^T^;^-'^'=^r^ 


804  HISTOIRE   ÉLECTORALE  DE   1893. 

plus  tard,  celui  qui  tient  le  drapeau  radical  en  son  lieu  et  place  y 
recueille  le  20 août  1,159  voix.  La  situation  était  donc  restée  exac- 
tement ce  que  les  sottises  du  maire  et  du  conseiller  général  ravalent 
faite. 

En  beaucoup  de  petites  communes,  ce  qui  déplace  ainsi  par 
avance  des  voix  politiques,  ce  sont  les  élections  municipales.  Ici. 
les  radicaux,  disposant  de  la  municipalité,  ont  fait  une  énorme 
bévue  dans  le  choix  du  nouveau  cimetière  ou  dans  la  reconstruc- 
tion de  la  maison  d'école  :  aussitôt  le  parti  se  désagrège,  légère- 
ment, cela  est  vrai,  mais  de  manière  à  perdre  la  majorité.  Cette 
majorité,  il  ne  la  retrouvera  pas  de  sitôt,  même  aux  élections  poli- 
tiques. En  sens  inverse,  un  maire  conservateur  a  fait  monterrécole 
du  u  bas  ))  dans  le  «  haut  »  du  village,  ou  bien  il  a  pris  sur  lui  de 
changer  la  date  de  la  fête  dans  un  des  hameaux  de  la  commune; 
aussitôt,  une  di/aine  de  mécontents  se  font  radicaux,  et  radicaux 
ils  resteront,  tant  que  le  maire  conservateur  sera  là  ou  qu'on  n'aura 
pas  —  sur  des  bases  municipales  —  fait  la  paix  avec  lui  (1). 

Mais  si  l'on  écarte  ces  accidents  —  ils  n'ont  de  portée  que  dans 
les  arrondissements  où  les  forces  se  balancent  à  peu  près  —  il  est 
certain  que  dans  rensemble  le  parti  radical  reste  le  plus  solide  de 
tous  et,  ainsi  que  je  Tai  dit,  le  moins  sensible  aux  questions  de 
personnes.  11  semble  même  souvent  prendre  plaisir  à  se  fçrouper, 
soit  sur  un  inconnu,  soit  sur  un  homme  perdu  de  réputation,  pour 
bien  établir  qu*à  ses  yeux  la  fidélité  au  parti  prime  tout. 

On  annonce  un  candidat  radical  dont  le  nom  seul  excite  tout 
d'abord  un  grand  étonnement.  «  C'est  une  gageure.  — 11  ne  réussira 
pas.  —  C'est  pour  occuper  provisoirement  la  place  qu'il  se  pré- 
sente, mais  il  est  impossible  que  les  radicaux  se  comptent  sur  lui. 
—  Il  ferait  tout  aussi  bien  de  présenter  son  chien,  comme  il  s'est 

vanté  de  pouvoir  le  faire.  —  Il  sera  reçu  ici  à  coups  de  trique » 

Tels  sont  les  propos  qui  raccueillent,  et  on  est  à  quinze  jours  à  peu 
près  des  élections.  Il  publie  son  programme,  pour  lequel  il  ne  s'est 
pas  mis  en  frais  d'invention.  Il  a  toujours  défendu  le  radicalisme 
contre  les  efforts  des  réactionnaires  et  des  cléricaux.  Il  demande 
la  suppression  du  Sénat,  la  suppression  du  budget  des  cultes,  l'im- 
pôt sur  le  revenu,  et  le  reste,  auquel  il  ajoute  simplement  a  la  pro- 

(1)  Dans  une  autre  commune,  on  me  signale  une  famille  qui  de  conservatrice 
s'est  faite  raiicale  ou  du  moins  vote  avec  les  radicaux  {c'est  tout  tin)  pour  aTOir 
perda  un  procès  contre  des  parents  demeurés  conservateurs. 


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HISTOIRE   ÉLECTORALE   DE   1893.  805 

tection  de  Tagricullure  ».  Cependant  les  gens  qui  le  combattent 
rappellent  les  condamnations  qu'il  a  encourues,  dans  des  affaires 
civiles,  dans  des  affaires  commerciales,  dans  des  affaires  correc- 
tionnelles de  droit  commun.  Ces  condamnations  on  les  ailiche,  avec 
les  considérants  et  les  dates.  A  cela  qu'opposent  les  radicaux?  Un 
seul  mot  :  «  il  est  du  parti;  c'est  lui  qui  représente  le  programme. 
Nous  en  eussions  peut-être  préféré  un  autre  ;  mais  du  moment  où 
c'est  lui  qui  est  le  candidat^  c'est  pour  lui  que  nous  sommes  obligés 
de  voter.'))  De  protestations  contre  les  accusations,  il  n'y  en  a 
aucune;  aucun  comité  ne  prend  la  peine  de  les  réfuter.  Ses  parti- 
sans ne  s'émeuvent  nulle  part.  En  plus  d'une  commune  ils  écoutent 
celui  des  concurrents  qui  prend  la  peine  de  s'expliquer  :  ils  goûtent 
sa  parole,  ils  lui  demandent  de  nouvelles  réunions  où,  pour  lui 
montrer  leur  politesse,  ils  lui  nomment  des  présidents  et  des  asses- 
seurs de  son  bord.  Ils  vantent  sa  sincérité,  son  honnêteté,  sa  con- 
naissance des  besoins  du  pays  ;  ils  acceptent  même  bon  nombre  de 
ses  opinions,  dès  qu'ils  ont  prétexte  à  alléguer  qu'elles  sont  en 
dehors  de  la  politique.  S'ils  rencontrent  ce  candidat,  ils  lui  serrent 
la  main,  ce  qui  fait  scandale.  Ils  le  préfèrent  hautement  au  candidat 
opportuniste  qui  n'a  pas  de  programme.  C'est  môme  pour  lui  qu'ils 
voteront  au  second  tour  (ils l'annoncent  tout  à  fait  spontanément), 
s'il  reste  seul  en  présence  de  l'opportuniste.  Mais  dans  le  cas  con- 
traire point  d'hésitation.  Aussi,  les  effets  des  circonstances  locales 
se  balançant,  le  nouveau  radical  recueillira-t-il  le  même  nombre  de 
voix  qu'eût  eues  l'ancien,  qu'eût  eues  tout  autre  radical,  de  quelque 
origine,  de  quelque  valeur,  de  quelque  réputation  qu'il  eût  été  (1). 
Vous  me  direz  :  «Ces  gens  n'ont  donc  souffert  de  rien...?  Panama 
leur  a  été  inconnu...?  »  Ne  le  croyez  pas:  mais  leurs  convictions 
résistent;  et  d'ailleurs  c'est  surtout  aux  opportunistes  qu'ils  attri- 
buent ces  catastrophes.  Tout  près  de  moi,  je  vois  un  des  princi- 
paux représentants  de  l'idée  radicale,  conseiller  municipal  de  sa 
commune  :  il  fut  fort  alarmé  lors  de  la  campagne  sur  les  caisses 
d'épargne,  et  il  fit  tout  exprès  le  voyage  au  chef-lieu  pour  retirer 

({)  Je  trouve  même  un  grand  nombre  de  communes  où  les  voix  radicales, 
données  ;V  des  candidats  radicaux  ditfùrents,  se  sont  rapprochées,  à  quatre  ans 
de  distance,  comme  on  va  le  voir  :  i4  en  1889,  46  en  1893;  —  i  en  1889,  3  en 
4893;  —  42  en  1889,  39  en  1893  ;  —  60  en  1889,  58  eu  1893  ;  —  56  en  1889,  56  en 
1893;  — 76  en  1889,  77  on  Î893,  etc.,  etc.  Et  là  où  le  chiffre  a  diminue  de 
quelques  unités,  on  trouve  presque  toujours  que  la  population  totale  de  la  com- 
mune a  diminué,  elle  aussi. 


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80fi  HISTOIRE   ÉLECTORALE   DE   1893. 

ses  fonds  qu'il  plaça,  esl-il  besoin  de  le  dire?  d'une  iaconbeau- 
coup  moins  sûre.  Mais  là  s'arrêta  son  esprit  d'opposition.  Sa  con- 
clusion fut-elle,  comme  celle  de  bien  d'autres,  qu'il  faut  loujours 
aller  de  plus  en  plus  à  gauche?  Je  n'en  suis  pas  persuadé;  car  ce 
n'est  pas  un  énergumène  (1),  c'est  un  artisan  de  bonne  compagnie, 
laborieux,  rangé,  à  son  aise,  mais  qui  se  dit  que,  quand  on  a  un 
drapeau,  il  faut  s'y  tenir.  J'en  vois  beaucoup  de  pareils,  jeunes  ou 
vieux, 

J'aurais  cru  que  certaines  déconfitures  locales  dussent  exercer 
plus  d'action.  Mais  si  elles  en  ont  une,  c'est  toujours  dans  le  sens 
radical.  On  m'avait  signalé  une  grosse  commune,  fort  éprouvée  par 
la  fuite,  aussi  peu  honorable  que  possible,  de  son  notaire,  mairo 
radical,  conseiller  d'arrondissement  radical,  mais  notaire  en 
déficit.  Plus  d'un  électeur  du  pays  même  me  disait  ;  «  Nous  aurons 
là  sans  doute  un  changement.  »  Kn  effet,  nous  en  avons  eu  un  :1e 
nombre  des  voix  radicales  y  a  monté  de  i8  à  02.  Que  des  catas- 
trophes semblables  ou  analogues  se  produisent  ailleurs  —  comme 
des  personnes  peu  rassurantes  prétendent  qu'il  faut  s'y  attendre  (i;, 
il  y  a  gros  à  parier  qu'elles  auront  encore  pour  effet  de  pousser  aux 
idées  radicales. 


Il 


Il  s'en  faut  que  le  parti  conservateur  ait  autant  de  solidité:  les 
résultats  Tont  bien  fait  voir,  mais  il  serait  bon  d'en  rechercher  les 
causes. 

On  se  demande  d'abord  :  mais  l'esprit  conservateur  n'esl-il  pas 
formé  d'éléments  qui  s'opposent  un  à  un  à  ceux  qui  constituent  le 
radicalisme  ?  Il  doit  donc  avoir  autant  d'homogénéité.  Examinons. 

Il  est  en  effet  bien  évident  que  ceux  qui  se  sentent  ou  se  croient 
menacés  par  les  projets  des  radicaux  veulent  défendre  —  ou 
veulent  qu'on  défende  pour  eux  —  l'intégrité  de  leurs  droits  et 
celle  de  leurs  biens.  Tout  re  que  les  radicaux  tendant  plus  ou 

(1)  Il  fait  enierrer  son  fils  civilement;  mais  il  paye  régulièrement  son  banc  a 
TEglise...  où  il  ne  va  pas  (sa  femme  mm  plus). 

(2)  Elles  ont  peut-ôtre  des  motifs  pour  ne  pas  Têtre.  Dans  un  départe meni 
limitrophe,  un  nn'me  arrondissement  a  vu,  dans  un  court  espace  de  temp^, 
onze  déconfitures.  Dans  un  autre,  trois  notaires  se  trouvant  arrêtés  et  incarcéré.* 
en  même  temps,  un  plaisant  de  la  ville  avait  êtê  détacher  des  panonceaux  et  les 
avait  Usés  sur  les  nmrs  de  la    prison. 


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HISTOIRE   ÉLECTORALE  DE   1893.  807 

moins  au  socialisme  considèrent  comme  des  obstacles  à  la  réuli- 
sation  de  leurs  désirs,  les  conservateurs  souhaitent  de  le  sauver. 
La  religion  apparaît  ici  au  premier  rang,  même  pour  ceux  qui  ne  la 
pratiquent  pas.  Puis  viennent  les  institutions  éprouvées  par  le 
temps,  recommandées  par  leurs  services  et  par  l'éclat  des  noms 
dont  le  souvenir  est  lié  à  leur  passé  :  la  magistrature  inamo- 
viblô,  le  Sénat,  la  Banque  de  France,  la  police,  la  discipline  de 
Tarmée.  Le  vrai  conservateur  ne  se  refuse  point  aux  progrès,  mais 
il  se  défie  des  innovations  jnal  étudiées,  de  celles  qui  excitent  des 
espérances  difïïciles  à  satisfaire  sans  que  les  intéressés  y  consa- 
crent eux-mêmes  des  soins  et  des  efiTorts...  dont  on  se  garde  bien 
de  leur  parler.  Le  conservateur  intelligent  ne  se  trouble  pas  plus 
que  de  raison  du  titre  de  réactionnaire  qu'on  lui  décoche  comme 
une  injure.  11  sait —  ou  doit  savoir  —  que  dans  aucun  organisme 
il  n'y  a  de  saute  sans  réaction.  Un  médecin  radical  de  mon  arron- 
dissement auquel  je  soumettais  cette  simple  comparaison  avouait 
en  riant,  et  de  très  bonne  grâce,  qu'elle  était  parfaitement  exacte. 
Quels  sont  d'ailleurs  les  partis  bien  constitués  et  bien  vivants  qui 
ne  réagissent  pas...  contre  ce  qui  tend  à  les  détourner  de  leurs 
tendances  et  à  contrarier  leurs  besoins  ?  Le  conservateur,  lui  aussi, 
réagit  donc,  non  pas  aveuglément  contre  tout  ce  qui  se  fait  ou  se 
tente  de  nouveau,  mais  contre  les  essais  qui  conspirent  à  ruiner  ce 
qui  devra  être  éternellement  conservé,  une  vieille  morale  qui 
défend  de  prendre  le  bien  d'autrui,  une  vieille  diplomatie  qui 
demande  qu'on  soit  plus  éclairé  et  moins  découvert  que  ses 
rivaux,  une  vieille  tactique  militaire  qui  veut  qu'on  arrive  sur  le 
champ  de  bataille  mieux  préparé  que  son  ennemi,  une  vieille 
pédagogie  qui  consiste  à  faire  travailler  les  enfants  tout  en  se  fai- 
sant aimer  et  respecter  d'eux,  une  vieille  science  financière  qui 
commande  de  payer  ses  dettes  et  interdit  de  braver  les  déficits... 

Mais  tout  cela  forme-t-il  un  ensemble  vivant  et  agissant?  Eu 
théorie,  oui;  en  fait,  non,  aujourd'hui  du  moins,  et  la  réalité  le 
prouve.  D'où  vient  cela?  De  ce  que  l'unité,  cette  condition  pre- 
mière de  toute  force,  ne  se  fait  pas  ici  assez  sentir  de  la  majorité 
des  électeurs. 

Chez  les  radicaux,  tout  est  simple  et  un  [par  conséquent;  car  on 
leur  dit:  «  Notre  programme  n'est  autre  chose  que  la  défense  el  la 
consolidation  de  la  République.  »  Là  où  le  radicalisme  touche  au 
socialisme,  on  leur  dit,  suivant  la]  formule  de  M.  Floquet,  que  le 


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808  HISTOIRE   ÉLECTORALE   DE   4893. 

socialisme  est  le  développement  nécessaire  ou  rachèvement  déû- 
nitif  de  la  République.  Alors  se  coalisent  d'eux-mêmes  dans  leurs 
âmes  toules  sortes  de  sentiments  obscurs,  mais  puissants:  le 
culte  de  la  Révolution,  en  bloc,  naturellement;  la  peur  irréfléchie 
d'un  retour  de  Tancien  régime  ;  l'amour,  au  moins  apparent,  de  la 
stabilité  gouvernementale,  et  toutes  sortes  d'aspirations  géné- 
reuses vers  une  justice  plus  complète  et  plus  parfaite.  Quant  aux 
ardeurs  sectaires,  intolérantes  et  oppre?ssives,qui,  trop  avouées, 
écarteraient  plus  d'une  âme  sincère,  ailes  subsistent,  certes,  et 
elles  ne  sont  pas  pour  peu  de  chose  dans  l'entraînement  conta- 
gieux de  la  plupart  des  meneurs;  mais  elles  se  dissimulent  habile- 
ment sous  les  mots  de  justice,  d'égalité,  de  progrès,  de  respect  de 
la  loi,  que  Ton  est  fier  de  pouvoir  résumer  tous  en  un  seul  mot, 
celui  de  République. 

Chez  les  conservateurs,  où  est  le  principe  d'unité?  J'ai  vu  qu'on 
le  cherchait  et  qu'on  avait  de  la  peine  à  le  trouver.  En  1871,  les 
foules  en  avaient  un,  c'était  la  paix  au  dedans  et  au  dehors.  Avec 
ceux  qui  semblaient  personnifier  la  République,  on  ne  se  croyait 
sûr  de  rien  :  on  craignait  la  reprise  de  la  guerre  à  outrance  et  la 
continuation  de  la  Commune.  Voilà  pourquoi  le  pays  élut  sans 
hésiter  une  majorité  conservatrice. 

Il  est  encore  des  arrondissements  où  le  mot  de  monarchie  parait 
à  même  de  rallier,  et  de  rallier  seul,  toutes  les  idées  conservatrices. 
Là,  pas  de  difficulté  :  le  mot  d'ordre  est  clair,  et  le  drapeau 
subsiste.  Mais  là  où  l'idée  monarchique  a  périclité,  et  où  n'a-t-elle 
pas  périclité?  le  parti  conservateur,  on  ne  peut  nier  le  fait,  n'a 
pas  encore  su  retrouver  son  unité  et  surtout  —  car  c*est  là  le  plus 
important  —  la  faire  sentir  aux  imaginations  populaires.  Je  ne 
vois  môme  pas  qu'il  aperçoive,  je  ne  vois  même  pas,  là  où  j'ob- 
serve, qu'il  cherche  le  moyen  de  la  retrouver.  Et  je  suis  cependant 
dans  une  région  où  l'on  estime  que  ce  parti  est  encore  le  plus  nom- 
breux de  tous. 

Les  vrais  fidèles  de  la  monarchie  se  plaignent  un  peu  de  la  défec- 
tion ou  de  Taveuglement  de  leurs  amis.  D'autres  ont  renoncé  à 
leurs  anciennes  luttes,  et  ils  n'osent  point  en  affronter  de  nouvelles. 
Us  veulent  bien  adhérer  à  une  candidature  qui  leur  offre  des  garan- 
ties de  bon  ordre  et  de  vraie  liberté;  mais  ils  ne  font  rien  pour 
elle,  ils  ne  la  servent  que  timidement,  près  de  leurs  amis  tout  à 
fait  intimes,  et  en  lui  présageant  l'insuccès  :  il  leur  en  coûte  très 


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HISTOIRE  ÉLECTORALE  DE  1893.  809 

peu  de  s'abstenir.  On  est  tenté  de  croire  —  de  loin  —  que  beaucoup 
d'entre  eux  ont  conservé  de  l'influence,  parce  qu'ils  sont  restés  ou 
redevenus  maires  de  leurs  communes.  Mais  parmi  ceux-là,  il  en 
est  qui  ne  résident  guère  (i);  d'autres  ne  se  maintiennent  qu'avec 
des  concessions  ou  des  alliances  qui  les  gênent.  On  ne  sait  pas  ce 
qu'ils  attendent  :  à  quatre  jours  du  scrutin  ils  ne  savent  eux-mêmes 
à  quel  parti  se  résoudre. 

Pouvait-on  les  grouper  pour  la  défense  de  l'idée  religieuse?  Plu- 
sieurs l'ont  cru  un  instant  :  mais  on  n'aurait  jamais  réuni  ainsi 
qu'une  très  faible  minorité,  d'autant  plus  faible  que  la  liberté  reli- 
gieuse est  attaquée  avec  plus  de  perfidie  que  de  violence  :  on 
semble  même  annoncer  des  tempéraments  dont  s'accommode 
l'humeur  pacifique  d'un  très  grand  nombre.  Puis,  que  demande  le 
chef  des  catholiques?  Pour  le  moment,  de  désarmer  plus  que  de 
combattre.  Sa  politique  est  assurément  une  politique  de  longue  vue 
et  dont  les  résultats  heureux  doivent  —  si  on  le  veut  bien  —  se 
faire  sentir  un  jour  ou  l'autre.  Actuellement,  et  étant  données  les 
dispositions  de  ceux  auquels  il  s'adressait,  l'intervention  du  Pape 
a  découragé  plus  de  conservateurs  qu'elle  n'en  a  groupé  pour  la 
défense  des  idées  qui  lui  sont  les  plus  chères.  C'est  encore  là  un 
fait  que  je  constate  —  avec  autant  de  regret  que  qui  que  ce  [soit  — 
mais  qui  crève  les  yeux. 

Pouvait-on  rajeunir  et  fortifier  l'esprit  de  conservation  morale  et 
religieuse,  en  faisant  des  avances  à  un  certain  socialisme  et  avec 
Tespoir  d'être  payé  de  retour?  Je  ne  veux  pas  revenir  ici  sur  le 
fond  de  Ja  question  (^)?  Je  me  contenterai  de  dire  que  cette  tactique 
a  peu  réussi,  qu'elle  nous  a  valu  plus  de  pertes  (et  quelles  pertes!) 
que  de  gains. 

La  défense  des  intérêts  agricoles  fournissait-elle  une  meilleure 
base?  Il  y  avait,  je  le  reconnais,  une  thèse  spécieuse  à  plaider. 
<c  Les  députés  radicaux,  pouvait-on  dire  à  certaines  populations, 
sont  en  majorité  les  élus  des  grandes  villes  et  des  gros  centres 
industriels;  à  ce  titre  ils  sont  libre-échangistes,  et  ils  attirent  à 
cette  opinion  plus  d'un  représentant  de  circonscription  rurale  qui, 
bien  qu'ayant  à  défendre  des  intérêts  d'une  autre  nature,  cède  à  la 
discipline  politique  de  la  majorité  du  parti.  Si  donc  vous  voulez  que 

(1)  Et  il  arrive  alors  plus  d'une  fois  qu'ils  sont  remplaces  par  un  adjoint  ne 
partageant  pas  du  tout  leurs  opinions 

(2)  On  me  permettra  de  renvoyer  à  mon  livre  le  Socialisme  chrétien  (Hachette'. 

La  Rbf.  Soc,  1"  décembre  1893.  3»  Sér.,  U  Yi  (t.  XXVI  col.),  52 


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810  nisToraE  électorale  de  1893. 

la  Chambre  nouvelle  rétablisse  l'équilibre  au  profil  des  campagnes, 
ne  nommez  pas  des  radicaux.  »  Je  sais  que  ce  langage  a  été  tenu; 
mais  je  sais  aussi  qu'il  n'a  pas  produit  grand  effet.  En  réalité,  la 
dernière  Chambre  avait  été  très  protectionniste  ;  et,  aux  approches 
du  20  août,  bien  des  radicaux,  bien  des  socialistes  même  ne  se 
faisaient  pas  faute  de  promettre  la  protection  de  l'agriculture.  11 
est  vrai  qu'ils  ne  s'expliquaient  pas  sur  le  degré  de  protection  qu'ils 
jugeaient  nécessaire  ou  légitime,  ce  qui  leur  laissait  une  marge 
aussi  facile  à  rétrécir  qu'à  élargir.  Mais  le  suffrage  universel  n'entre 
pas  dans  tous  ces  détails.  J'ai  bien  rencontré  des  conservateurs  de 
marque  qui,  dans  des  conversations  particulières,  mettaient  à  leur 
concours  une  condition  nettement  formulée.  Il  ne  s'agissait  ni  de 
l'article  VIII  de  la  constitution,  ni  de  l'abrogation  des  lois  d'exil, 
ni  de  la  liberté  d'association,  ni  même  (si  ce  n'est  exceptionnelle- 
ment et  timidement)  des  lois  scolaires  et  militaires.  H  s'agissait  de 
s'engager  à  mettre  l'agriculture  en  dehors  de  tout  traité  de  com- 
merce et  d'élever  à  10  francs  les  droits  sur  les  blés  étrangers.  En 
dehors  de  ces  réclamations  aristocratiques,  la  question  des  tarifs  de 
douane  ne  fut  que  très  peu  agitée  dans  les  réunions  publiques. 
Encore  une  fois,  le  suffrage  universel  des  campagnes  acceptait 
—  sans  d'ailleurs  y  croire  beaucoup  —  les  promesses  que  lui  fai- 
saient indifféremment  radicaux  et  conservateurs. 


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C'est  peut  être  ici  le  moment  de  s'arrêter  pour  se  demander  ce 
que  promettaient  les  opportunistes.  D'eux-mêmes,  rien  ^et  ils 
s'en  glorifiaient]  ;  pressés  par  les  uns  et  par  les  autres,  tout,  et 
tout  ce  que  voulaient  soit  les  uns  soit  les  autres,  au  cours  de  la 
période  électorale.  Ils  n'y  trouvent  pas  grande  difficulté,  en  géné- 
ral, puisque,  pour  réaliser  leurs  promesses,  ils  se  réservent  toujours 
de  choisir  le  moment  opportun. 

Ainsi,  placé  entre  radicaux  et  conservateurs,  l'opportuniste  est 
dans  une  situation  facile  ou  difficile  suivant  la  perspicacité  ou 
l'aveuglement,  suivant  le  courage  ou  la  lùcheté  des  partis.  Que  les 


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UISTOIRE   ÉLECTORALE   DE   1893.  811 

conservateurs  soient  aussi  nets  et  aussi  résolus  que  le  sont  la  plu- 
part (lu  temps  les  radicaux,  Topportuniste  est  en  danger  d'être 
écrasé.  Il  le  sait  bien,  mais  il  sait  aussi  qu'il  lui  est  facile  de  con- 
jurer un  tel  péril.  Il  a  pour  cela  plus  d'une  corde  à  son  arc. 

Si  chacun  entendait  son  devoir  et  sonintérêt,que  faudrait-il  exiger 
en  temps  d'élection?  Un  programme  d'abord  et  ensuite  un  homme 
digne  d'être  choisi,  tant  pour  le  faire  triompher  que  pour  le  complé 
ter  au  cours  de  la  législature,  s'il  y  surgit  des  questions  nouvelles  ou 
imprévues.  Mais  s'occuper  à  la  fois  de  l'homme  et  du  programme, 
c'est  beaucoup.  Aussi,  n'ai-je  point  été  surpris  de  voir  les  radicaux 
simplifier  la  difficulté  en  ne  s'occupant  que  du  programme  et  les 
opportunistes  la  simplifier  d'une  autre  façon  en  ne  s'occupant  que 
de  la  personne  de  leur  candidat.  Je  reconnais  que  les  opportunistes 
ont  plus  à  faire  et  plus  de  talent  à  déployer,  car  les  radicaux  ont 
toujours  le  même  programme  qui  sert  partout,  tandis  que  les  op- 
portunistes ont  besoin  d'être  à  la  recherche  du  candidat  qui,  à  un 
moment  donné,  dans  tel  arrondissement  donné,  est  le  mieux  à 
même  de  réussir.  L'avoir  trouvé  au  bon  instant,  c'est  déjà  beau- 
coup. Mais  l'heure  viendra  peut-être  où  il  faudra  faire  semblant  de 
s'expliquer  et  où  il  ne  suffira  plus  d'attaquer  —  justement  ou  non 
—  les  personnes  pour  se  dispenser  de  répondre  sur  les  program- 
mes. Devant  des  adversaires  exigeants  et  avec  lesquels  il  est  obligé 
de  compter,  l'opportuniste  cède  ou  feint  de  céder  :  il  cherche  ii 
les  gagner  par  ce  qu'il  leur  promet  de  faire  demain,  quand  il  aura 
préparé  le  succès  de  la  mesure;  et  en  effet  il  le  fera  s'il  y  trouve 
son  intérêt.  Quant  aux  autres,  il  les  désarme  en  se  tarj^'uant  auprès 
d'eux  de  ce  qu'il  ne  fait  pas,  et  de  la  résistance  qu'il  oppose  à  des 
projets  qui  les  alarment;  et  en  effet  ce  qu'on  redoute,  il  ne  le  fait 
pas,  au  moment  présent  tout  au  moins.  Il  y  a  des  jours  où  les 
hommes  veulent  qu'on  les  trompe  :  lorsque  l'opportuniste  se 
trouve  en  présence  de  gens  qu'il  sait  être  en  cette  heureuse  dispo- 
sition, il  excelle  à  les  satisfaire. 

Pour  le  mieux  comprendre,  il  faut  distinguer  ici  l'armée  oppor- 
tuniste et  ses  chefs,  les  électeurs  opportunistes  et  les  candidats 
opportunistes. 

L'armée  opportuniste  est  un  corps  sans  cesse  renouvelé  où  en- 
trent ceux  qui  veulent  être  bien  avec  le  gouvernement  et  Tadminis- 
tration  de  leur  pays,  alors  que  le  pouvoir  n'est  pas  tout  à  fait  aux 
mains  des  radicaux.  Elle  reçoit  en  même  temps  d'anciens  radicaux 


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Hli  UISTOIRE  ÉLECTORALE   DE   1893. 

qui  ont  cessé  d*être  jeunes  et  qui  ont  perdu  quelques  illusions, 
mais  quelques  unes  seulement,  d'autres  qui  veulent  arriver  cl  qui 
n'ont  pas  l'esprit  de  comprendre  qu'ils  arriveraient  tout  aussi  bien 
en  restant  audacieusement  ce  qu'ils  étaient.  Tous  ceux-là  rejoignent 
d'anciens  conservateurs  qui,  eux  aussi,  veulent  assurer  leur  car- 
rière ou  celle  de  leurs  enfants  et  qui  commencent  à  dire  que  leurs 
amis  ne  sont  vraiment  pas  raisonnables.  Ainsi  se  grossit  la  foule  en 
apparence  peu  compromettante  des  gens  qui  ne  veulent  aller  jus- 
qu'au bout  d'aucune  de  leurs  idées,  qui  se  font  honneur  d'être  mo- 
dérément tout  ce  qu'ils  sont,  modérément  progressistes  et  mo- 
dérément conservateurs,  modérément  respectueux  de  la  liberté  des 
autres,  modérément  dévoués  à  leur  parti,  modérément  amis  des 
réformes,  modérément  amis  de  tout,  excepté  de  leurs  intérêts  per- 
sonnels; n'ayant  jamais  élé  franchement  d'aucun  parti,  ils  ac- 
ceptent le  gouvernement  existant,  quel  qu'il  soit,  lui  demandent  de 
maintenir  à  pçu  près  les  conditions  les  plus  essentielles  de  la  sé- 
curité de  leur  existence  et  de  la  prospérité  de  leur  industrie,  prêts 
d'ailleurs  à  lui  donner  gain  de  cause  contre  toute  espèce  d'opposi- 
tion, fût-il  question  d'une  catastrophe  pareille  à  celle  du  Pa- 
nama (1). 

Les  chefs  de  l'armée  ont  au  fond  plus  de  convictions  et  plus  de 
volonté,  mais  ils  les  cachent.  Pourquoi?  Parce  que  tout  en  parta- 
geant beaucoup  de  ces  passions  avouées  par  les  radicaux,  ils  ont 
élé  amenés  à  poser  leur  candidature  dans  des  cantons  ou  des  ar- 
rondissements qui  veulent  des  représentants  «  modérés  ».  Les  po- 
pulations dont  ils  demandent  les  suffrages  ont  gardé,  par  exemple, 
pour  la  religion  quelque  respect.  L'opportuniste  qui  vit  une  partie 
de  l'année  au  milieu   d'elles  enverra  donc  à  ^Église   sa  femme  et 


(1^  Chez  les  radicanx  j'ai  entendu  faire  souvent  robscrvalion  qu'il  faudrail 
.prendre  des  mesures  énergiques  contre  les  spéculateurs  et  les  banquiers.  Us  le 
disaient  par  fidélité  à  leurs  maximes  do  justice  complète  et  absolue,  mais  aussi 
}»ar  a])plication  do  la  doctrine  en  vertu  de  laquelle  toute  richesse  supérieure  à 
une  certaine  moyenne  est  cause  de  la  pauvreté  des  autres.  Chez  les  opportu- 
nistes, il  ne  fallait  «jucro  parler  du  Panama,  ou  bien  Ton  entendait  des  ré- 
flexions comme  la- suivante  :  que  la  baisse  dos  valeurs  do  bourse  au  moment  delà 
crise  panamique  avait  causé  des  pertes  plus  considérables  que  les  dilapidations 
reprochées  aux  hommes  politiques...  Donc,  il  eût  mieux  valu  no  point  troubler  les 
spéculateurs  à  la  hausse  ..  Il  est  vrai  que,  parmi  ceux  qui  plaçaient  les  valeurs  de 
Panama  et  autres,  il  y  a  relativement  plus  d'opportunistes  que  chez  ceui  qui  en 
acîietaient.  Kn  provinco  aujourd'hui  lo  banquier  est  opportuniste,  le  notaire 
aussi  générakmont.  Contre  un  notaire  radical  et  trois  notaires  conservateurs, j'en 
V013  sept  opportunistes. 


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HISTOIRE  ÉLECTORALE   DE   1893.  .  813 


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ses  enfanls  :  au  besoin  il  profilera  de  toutes  les  céréiîionîes  pour 
faire  parvenir,  par  ce  canal,  des  ornements,  des  statues,  des  ban- 
nières. Mais  quant  à  lui,  plein  d'une  haine  et  d'un  mépris  qu'il 
exhale  devant  les  amis  dont  il  se  croit  sûr,  il  est  prêt  à  toutes  les  .,,  \ 

besognes,  et  il  mesure  son  estime  et  son  appui  à  ce  qu'il  connaît,  '     -^ 

non  des  sentiments  politiques,  mais  des  senlimcnls  religieux  ou 
antireligieux  des  gens  dont  on  lui  parle.  S*il  passait  tout  d'un  coup 
d'un  canton  à  idées  conservatrices  dans  un  canton  libre  penseur,  il 
s'y  comporterait  comme  s'y  comporte  son  collègue  :  il  y  ferait  fer- 
mer, lui  aussi,  des  chapelles  privées  dans  des  parcs  privés,  et  il 
disputerait  à  des  curés  la  jouissance  de  leur  presbytère.  Classé 
dans  le  groupe  des  républicains  dits  modérés,  il  vivra  sur  sa  ré- 
putation, tout  en  s'en  excusant  auprès  des  radicaux  dont  il  en- 
tend se  ménager  la  précieuse  amitié.  Cette  réputation,  il  s'attachera 
même  à  la  maintenir,  si  c'est  à  elle  qu'il  doit  de  iigurer  dans  une 
combinaison  quelconque  ou  s'il  la  juge  nécessaire  à  sa  réélection 
prochaine:  mais  le  jour  où  il  pourra  invoquer  la  raison  d'État,  la 
concentration  contre  l'ennemi  commun,  la  discipline,  ou  la  pré- 
tendue nécessité  de  ne  pas  exaspérer  des  dissidents,  il  votera  tout  ce 
que  l'on  voudra.  Aura-t-il  capitulé  la  mort  dans  l'àme?  Sera-t-il  un 
résigné?  Croyez  que  non!  ce  sera  un  homme  très  heureux  d'avoir 
pu  laisser  faire  à  d'autres  ce  qu'il  n'osait  pas  faire  lui-même. 

.Ainsi,  des  populations  honnêtes,  sensées,  religieuses  même  dans 
le  fond,  sont  représentées  peu  à  peu  par  un  ensemble  d'hommes 
tout  disposés  à  les  livrer,  s'ils  n'y  courent  pas  personnellement  de 
trop  grands  risques.  Comment  donc  ces  candidats  ont-ils  capté 
leur  conflance?  En  se  posant  comme  adversaires  de  candidats  radi- 
caux et  en  se  donnant  comme  seuls  capables  de  les  battre.  Géné- 
ralement et  dans  des  élections  de  plus  d'un  genre,  on  vote  moins 
pour  un  homme  que  contre  un  autre  homme  ;  car  la  sympathie  est 
facilement  molle,  et  la  haine  est  toujours  active.  Des  électeurs  qui 
détestent  un  radical  subordonneront  donc  souvent  toute  leur  poli- 
tique à  la  volonté  qu'ils  ont  de  l'éliminer,  el  ils  accepteront  celui 
qui,  sans  se  compromettre  avec  personne,  aura  le  plus  de  chances 
de  réunir  une  majorité.  Bref,  ils  se  placent  sous  la  domination  d'un 
politicien  qui,  se  disant  l'ennemi  des  radicaux,  volera  comme  eux 
dans  les  circonstances  les  plus  délicates  et  dans  les  passes  les  plus 
remplies  de  pièges  et  de  périls. 

Dans  l'arrondissement  que  j'ai  en  vue,  et  qui  ressemble,  je  crois. 


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814  HISTOIRE   ÉLECTORALE   DE   1893. 

à  beaucoup  d'autres,  les  opportunistes  connaissent  admirablement 
cette  manœuvre.  Ils  disent  aux  conservateurs  :  «  Faites-y  attention  ! 
Si  vous  ne  votez  pas  pour  notre  candidat,  si  vous  vous  obstinez 
pour  le  vôtre,  ce  sera  le  radical  qui  passera  ».  —  «  Et  pourquoi? 
Est-ce  que  vous  êtes  plus  nombreux  que  nous?  »  —  «  Non;  mais 
nous,  nous  ne  pouvons  pas  vous  garantir  que  tous  nos  amis  vote- 
ront pour  votre  candidat,  même  au  second  tour,  tandis  que  vous, 
vous  pouvez  nous  amener  tous  les  vôtres,  et  nous  y  comptons  ». 

Pour  mieux  faire  comprendre  la  beauté  du  raisonnement,  je  dirai 
que  cet  arrondissement,  sur  près  de  13,000  électeurs,  compte  envi- 
ron 4,000  ou  4,500  radicaux.  (Ce  chiffre  peut  varier,selon  la  qualité 
du  candidat,  très  peu,  un  peu  plus  selon  la  saison  dans  laquelle  se 
font  les  élections,  car  il  y  a  plusieurs  centaines  d'ouvriers  qui  vont 
travailler  à  Paris  pendant  Tété.)  Les  8,000  autres  comprennent,  de- 
puis de  longues  années,un  chiffre  à  peu  près  égal  de  4,000  h  5,000 
conservateurs.  Si  vous  défalquez  les  abstentions  forcées  et  les 
abstentions  systématiques  de  ceux  qui  ne  veulent  rien  être,  pas 
même  opportunistes,  vous  voyez  ce  qui  reste  pour  ces  derniers  : 
on  ne  les  a  jamais  évalués  à  beaucoup  plus  de  2,000.  C'est  dans  ces 
conditions  qu'ils  sont  arrivés  à  faire  la  loi  :  aujourd'hui  tous  les 
conseillers  généraux,  tous  les  conseillers  d'arrondissement  et  le 
député  sont  à  eux. 

Le  tour  qui  leur  a  réussi,  je  suis  obligé  d'y  revenir,  car  je  m'ex- 
plique très  bien  qu'on  ne  comprenne  pas  comment  des  conser- 
vateurs ont  contribué  si  largement  à  en  assurer  la  réussite.  Il  y  a 
quatre  ans,  une  entente  paraissait  s'être  établie  entre  le  candidat 
des  conservateurs  et  le  candidat  opportuniste  contre  le  candidat 
radical.  Au  premier  tour,  le  candidat  des  conservateurs  eut  la 
majorité  sur  l'opportuniste;  mais  celui-ci  se  désista  purement  et 
simplement,  et  le  radical  passa  à  une  faible  majorité. 

Un  peu  plus  tard  il  s'agissait  de  battre  ce  même  radical  au  renou- 
vellement des  conseils  généraux.  Un  conservateur  s'était  présenté 
jadis  dans  le  canton,  et  il  avait  été  battu.  Les  opportunistes  vien- 
nent le  trouver;  ils  lui  demandent  sMl  se  présente  :  il  répond  que 
non.  ((  Ah  !  dès  lors,  lui  répliquent-ils,  nous  sommes  plus  assurés 
du  succès,  car  notre  ami  aura  toutes  vos  voix,  tandis  que  vous 
vous  n'auriez  pas  eu  toutes  les  nôtres.  » 

Cela  se  disait  en  petit  comité;  mais,  lors  de  l'élection  législative, 
les  opportunistes  ont  tenu  à  faire  savoir  de  tous  côtés,  partons  les 


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inspiRË  ÉLECTORALE   DE   1893.  815  i 

moyens  uliles,  que  si,  au  premier  tour  de  scrutin,  le  candidat  des  *• 

conservateurs  avait  moins  de  voix  que  l'opportuniste,  on  comptai  ) 

qu'il  se  désisterait  en  faveur  de  celui-ci,  mais  que,  dans  le  cas  con  »^ 

traire,  les  opportunistes  ne  se  rallieraient  pas  au  candidat  des  ^ 

conservateurs,  qu'ils  le  feraient  échouer  par  leurs  abstentions,  au  \ 

besoin  même  voteraient  pour  le  radical.  Or,  qu'était  le  candidat  des  - 

conservateurs?  Un  royaliste?  non,  mais  un  républicain  libéral, 
accepté  loyalement  par  eux. 

V  avait-il  là  quelque  antipathie  personnelle?  On  a  le  droit  de 
dire  que  non;  car,  sans  compter  les  raisons  qu'on  pourrait  donner, 
la  tactique  s'est  renouvelée  trois  fois, dans  des  élections  différentes, 
avec  des  catididats  différents,  et  toujours  avec  le  même  succès.  Les 
conservateurs  le  constatent,  ils  s'en  plaignent;  mais  au  lieu  d'y 
puiser  les  aliments  d'une  juste  et  active  colère  contre  ceux  qui  les  ,  * 

jouent  si  ouvertement,  ils  n*y  cherchent  que  des  motifs  de  décou-  < 

ragement  et  d'abstention,  mieux  encore,  des  raisons  déterminantes 
d'abdiquer  tout  de  suite  et  de  voter  pour  le  candidat  opportuniste. 
Leur  consolation  est  qu'ils  empêchent  ainsi,  disent-ils,  le  radical  i 

d'être  élu.  u  Une  autre  fois  on  tâchera  de  ne  pas  se  laisser  faire.  'i 

Le  candidat  que  nous  avons  choisi  sera  mieux  connu  :  ce  sera  pro-  •  r 

bablement  son  tour,  et,  en  attendant,  nous  sommes  sûrs  que  le  j 

plus  dangereux  ou  le  plus  répugnant  ne  sera  pas  élu.  »  "i 

Fouvaient-ils  Tempêcher  d'être  élu  et  assurer  cependant  le  succès  .  ; 

de  leur  cause?  Oui,  ils  le  pouvaient,  à  la  condition  de  se  concerter,  :, 

de  s'unir  et  de  bien  montrer  qu'ils  n'entendaient  point  êfre  dupes 
une  fois  de  plus.  Alors  ils  groupaient  autour  d'eux  une  grande  partie 
des  abstentionnistes  (1);  ils  gagnaient  des  opportunistes  de  bonne 
foi  (car  enfin  il  y  en  a)  qui  leur  permettaient  de  se  passer,  au 
besoin,  du  concours  des  chefs;  et  encore  un  ou  deux  de  ces  chefs 
mêmes  auraient-ils  senti  le  besoin  de  ne  point  rester  isolés  et 
seraient-ils  allés,  bon  gré  mal  gré,  du  cùté  des  gens  résolus.  Aurait- 
on  gagné  aussi  quelques  radicaux  sincères  et  bien  intentionnés? 
C'eût  été  là  peut-être  une  espérance  un  peu  prématurée,  bien 
qu'il  y  ait  certainement  à  reprendre  sur  les  radicaux  des  campagnes, 
mais  avec  de  la  patience  et  à  des  conditions  dont  je  ne  larderai 
point  à  parler. 


(1)  11  y  en  avait  3,000  au  premier  tour. 


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816  HISTOIRE  ÉLECTORALE   DE  1893. 

IV 

Livrés  à  eux-mêmes  et  dans  les  arrondissements  où  l'idée  monar- 
chique est  éclipsée,  les  conservateurs  n'avaient  aucun  principe 
d'unité,  par  conséquent  aucune  force.  Pouvait-on  leur  en  donner 
une  en  faisant  d'eux  soit  le  noyau,  soit  le  complément  d'un  nou- 
veau parti?  C'est  ici  la  tentative  sur  laquelle  on  a  compté  quelque 
temps  pour  la  rénovation  du  pays  :  c'est  pour  elle  qu'ont  lutté  et 
qu'ont  été  battus  des  hommes  tels  que  MM.  Georges  Picot,  Etienne 
Lamy,  P.  Leroy-Beaulieu  et  d'autres...  Comment  cette  tentative 
a-t-elie  échoué  dans  un  si  grand  nombre  d'arrondissements,  et 
en  particulier  dans  celui  dont  je  parle? 

Cette  politique  avait  d'abord  contre  elle  le  malheur  d'être  nou- 
velle. On  avait  présumé  que  ce  serait  là  un  grand  avantage  :  on  a 
été  cruellement  déçu.  La  nouveauté  et  la  jeunesse  ont  certainement 
des  attraits,  mais  quand  elles  s'adressent  h  des  natures  jeunes  ou 
rajeunies,  impatientes  d*agir  et  de  rencontrer  qui  les  aide  pour  la 
satisfaction  de  besoins  vivement  ressentis.  Mais  quand  elles  se 
trouvent  en  présence  d'imaginations  fatiguées,  de  désirs  éteints 
pour  avoir  été  trop  déçus,  elle  sont  suspectes,  d'autant  plus  sus- 
pectes qu'on  ne  les  connaît  pas. 

La  politique  libérale  ou  la  politique  de  la  République  nouvelle 
sont-elles  à  ce  point  inconnues  dans  un  arrondissement  aisé,  sil- 
lonné de  communications,  visité  et  admiré  des  étrangers?  Elle 
Tétait  à  coup  sûr  dans  le  cours  de  1893.  Celui  qui  entreprit  de  la 
faire  connaître,  et  qui  ne  parlait  point  là  pour  la  première  fois,  fut 
écouté,  comme  il  l'avait  déjà  été,  avec  attention,  par  un  auditoire 
nombreux.  Pour  mieux  marquer  sa  pensée,  il  fît  à  peu  près  de  la 
façon  suivante  le  portrait  du  radical,  celui  de  l'opportuniste  et  celui 
du  libéral  : 

Le  radical,  dit-il,  ne  s'inquiète  que  de  son  idée  et  veut  la  pour- 
suivre tout  de  suite  jusqu'au  bout,  l'opportuniste  considère  son 
intérêt  propre,  et  le  libéral  pèse  tous  les  droits  afin  de  les  respecter 
tous. 

En  matière  économique  et  financière,  le  radical  dira  :  La  Banque* 
de  France  résiste  à  nos  projets,  elle  se  refuse  à  organiser  le  crédit 
comme  nous  le  comprenons  ;  nous  la  briserons.  Les  compagnies 
de  chemin  de  fer  entendent  avoir  des  volontés  indépendantes  des 


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niSTOIRE   ÉLECTORALE   DE   1893.  817 

DiHres,  nous  les  exproprierons.  Les  propriétaires  de  mines  se  pré 
tendent  les  maîtres  de  leurs  concessions  ;  nous  donnerons  la  mine  :cj 

aux  mineurs,  et  ainsi  de  suite. — L'opportuniste  dit  :  Ne  supprimons  f 

aucune  de  ces  associations  puissantes,  mais  imposons-leur  des  sta-  '^ 

tuts  et  nommons-leur  des  directeurs  ou  administrateurs  qui  ICvS  *  j 

mettent  bien  dans  notre  main.  Laissons-leur  une  existence  assez  J 

indépendante  pour  qu'elles  prospèrent  et  pour  qu'à  Toccasion,  si 
cela  nous  plaît,  elles  invoquent  leurs  droits  et  leur  liberté  contre  les 
projets  qui  nous  offusquent;  mais  arrangeons-nous  de  telle  sorte 
que  cette  objection,  elles  ne  puissent  pas  nous  la  faire  à  nous.  | 

Laissons-leur  de  Tinfluence,  laissons-leur  les  moyens  d'accumuler  , 

de  gros  capitaux,  mais  de  telle  sorte  que  leur  influence  comme 
leurs  richesses  servent  nos  desseins  dans  les  moments  critiques  de  i 

notre  parti.  —  Le  libéral  dit  :  Respectons  également  la  liberté  d'as- 
sociation dans  les  grandes  associations  comme  dans  les  petites.  Ne 
demandons  aux  unes  et  aux  autres  que  l'obéissance  au  droit  com- 
mun. Point  d'exceptions,  ni  au  détriment  des  catholiques  qui 
veulent  assurer  l'exercice  de  leur  culte,  ni  en  faveur  des  syndicats 
qui  se  refusent  à  déposer  la  liste  de  leurs  membres  et  le  texte  de 
leurs  statuts. 

En  matière  religieuse,  voici  ce  que  soutient  le  radical  :  Le  divorce 
est  une  institution  essentiellement  républicaine.  Quand  on  ne  se 
convient  plus,  on  se  quitte,  et  chacun  vit  de  son  côté  comme  bon  lui 
semble.  L'Église  ne  nous  va  plus,  cessons  donc  et  obligeons  l'filal 
à  cesser  tout  rapport  avec  elle.  —  L'opportuniste  objecte  :  Non!  Le 
divorce  est  une  mesure  à  éviter,  surtout  quand  on  peut  être  obligé 
à  rendre  la  dot.  Pourquoi  ne  pas  garder  nous-mêmes  toute  la  liberté 
qui  nous  convient,  sans  en  tant  donner  à  qui  en  userait  peut-être 
contre  nous?  Pourquoi  se  séparer  de  qui  l'on  peut  encore  attendre, 
exiger,  s'il  le  faut,  sans  sacrifices  superflus,  bon  nombre  de  petits 
services  subalternes,  mais  précieux  à  l'occasion?  —  Le  libéral  décla- 
re :  Si  on  a  contracté  une  dette,  il  faut  la  payer;  un  engagement,  il 
faut  le  tenir;  et  si  on  souhaite  la  revision  d'un  contrat,  se  rappeler 
que  cette  revision  n'est  légitime  qu'à  la  condition  d'être  librement 
acceptée  par  l'une  et  l'autre  partie. 

Il  ne  semblait  pas  que  ce  langage  dût  être  tellement  inat- 
tendu. Celui  qui  le  tenait  avait  simplement  l'idée  de  bien  délimiter 
la  situation  qu'il  entendait  prendre.  Quelle  ne  fut  donc  pas  sa  sur- 
prise, quand  celui  qui  avait  été  désigné  pour  présider  la  réunion, 


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818  HISTOIRE   ÉLECTORALE   DE    1893. 

un  des  hommes  les  plus  justement  considérés  du  chef-lieu  de  l'ar- 
rondissement, lui  dit  à  la  sortie  :  «  Ne  vous  y  trompez  pas,  ce  que 
vous  venez  de  dire  est  absolument  nouveau  dans  A.  »  —  a  Oh!... 
mais  comment  Ta-t-on  pris?»  —  «Avant  de  le  prendre  d'une 
manière  ou  de  l'autre,  il  fallait  le  comprendre,  et  on  n'y  était  pas 
aussi  préparé  que  vous  pourriez  le  croire.  Quelque  soin  que  vous 
ayez  mis  à  expliquer  Tidée  libérale,  c'était  toujours  aux  deux 
autres  conceptions,  aux  deux  autres  dénominations,  depuis  long- 
temps connues,  qu'allaient  la  plupart  des  esprits  :  c'est  à  ce  que 
vous  en  disiez  que  l'on  prétait  toute  son  attention.  Un  des  meneurs 
de  l'opportunisme  avait  vu  deux  ecclésiastiques  venus  pour  vous 
entendre  ;  il  se  tourne  vers  un  de  ses  amis  pour  lui  dire:  «  La  voilà, 
la  République  nouvelle,  c'est  la  République  avec  lescurésî»A 
quelques  pas  de  lui,  un  brave  homme, plus  désintéressé,  s'écriait: 
«  Gomment!  c'est  là  l'opportunisme?  Et  moi  qui  disais  que  j'en 
étais  I  II  y  a  de  quoi  être  honteux^;  ma  foi,  je  me  fais  radical.  » 

Quelques  jours  après,  ce  même  candidat  n'était  pas  plus  heureux 
avec  un  électeur  qui  lui  demandait:  «Mais  qu'est-ce  que  c'est 
donc  qu'un  libéral?  >.  —  «  Un  libéral,  c'est  un  homme  qui  veut 
qu'on  protège  également  les  droits  de  chacun...  w  A  peine  avait-il 
entendu  ce  début,  très  insuffisant,  de  l'explication  réclamée,  que 
l'électeur,  sans  laisser  continuer,  disait  tout  naturellenemt  et  très 
sérieusemanl  :  «  Ah!  oui,  monsieur,  je  vous  comprends,  vous  êtes 
socialiste.  » 

Mais  je  reviens  de  préférence  au  précédent  électeur,  à  den» 
converti  :  n'étant  pas  encore  assez  familiarisé  avec  l'idée  libérale, 
il  se  bornait  à  choisir  dans  ce  qu'il  connaissait  (ou  croyait  con- 
naître) depuis  plus  longtemps.  Ce  qu'il  voulait,  c'était  être  d'un 
parti  de  bonne  foi,  ayant  un  programme  net  et  s'eflbrçant  de  le 
réaliser  sans  détours.  11  y  a  des  masses  de  Français  qui  ne  sont 
radicaux  que  pour  cela.  De  même,  il  y  a  des  gens  qui  ne  vont  aux 
opportunistes  que  parce  qu'ils  veulent  rester  des  républicains  cl 
être  des  modérés:  il  y  en  a  qui  ne  restent  purement  conservateurs 
et  hostiles  à  l'ordre  actuel,  que  parce  qu'ils  tiennent  à  des  intérêts 
et  à  des  croyances  qu'ils  ont  malheureusement  lieu  de  croire 
menacés.  Il  y  a  enlin  des  électeurs  qui  ne  s'abstiennent  quepa**^ 
que  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  politiques  ne  les  satisfait  pleinement* 
C'est  à  tous  ces  hommes  sincères  que  s'adresse  l'école  libérale, 
heureuse  de  voir  un  Pape  tel  que  Léon  XIII  réhabiliter  —  en  l*' 


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niSTOIRE  ÉLECTORALE   DE   1893,  819 

mélioranl  —  le  libéralisme  politique  comme  le  libéralisme  écono- 
mique. Il  faut  ici  distinguer  de  nouveau  les  meneurs  et  les  menés. 
L'idée  libérale  n'a  pas  beaucoup  de  chances  de  s'entendre  avec  les 
chefs  des  opportunistes  qui  disent  :  «  Cette  loi  serait  excellente, 
mais  elle  ferait  en  ce  moment  mauvais  effet;  celte  autre  est  détes- 
table, mais  si  nous  voulons  nous  maintenir,  nous  sommes  obligés 
de  l'accepter...  sans  l'accepter.  »  Elle  ne  peut  non  plus  pactiser 
avec  les  radicaux  qui  brisent  tout  ce  qui  fait  obstacle  à  leurs  dé- 
sirs et  qui,  pour  garantir  la  liberté  de  la  «  pensée  »  des  uns,  trai- 
tent en  ennemie  la  pensée  des  autres.  Mais  sans  tromper  absolu- 
ment personne,  le  libéral  peut  dire  aux  uns  :  «  Vous  voulez  la 
modération,  je  la  veux  aussi,  je  la  veux  constante,  persévérante, 
et  le  premier  article  de  mon  credo  est  de  ne  pas  vouloir  d'exception 
au  droit  commun  »  ;  —  aux  autres  :  «  Croyez  qu'une  fois  une 
réforme  reconnue  juste,  utile  à  tous,  et  nécessaire,  nous  l'entre- 
prendrons résolument,  sans  acceptions  de  personnes,  sans  un 
souci  timoré  de  la  popularité  du  moment.  » 

Si  l'idée  libérale  pouvait  se  ménager  ainsi  des  intelligences  dans 
plus  d'un  parli,  il  en  est  un  que,  semble-t-il,  elle  devait  s'annexer 
à  peu  près  tout  entier,  c'est  le  parti  conservateur.  11  n'y  a  là  aucun 
paradoxe,  puisque  les  choses  en  sont  venues  chez  nous  à  ce  point 
que.  pour  défendre  les  droits  auxquels  ils  sont  le  plus  justement 
attachés,  les  conservateurs  n'ont  qu'à  réclamer  et  à  obtenir  la 
liberté.  Y  a-l-il  à  leur  demander  des  sacrifices  incompatibles  avec 
leur  honneur?  Le  gros  sacrifice  est  celui  des  revendications  mo- 
narchistes. Mais  celui-là,  qui  le  leur  impose  ?  Je  ne  dirai  pas  que 
c'est  le  Pape,  car  ils  peuvent  encore  récuser  sa  direction  poli- 
tique; mais  incontestablement  c'est  le  pays.  De  gré  ou  de  force  ils 
sont  donc  bien  obligés  de  s*inclineriau  moins  quant  à  présent,  car 
l'avenir  n'est  à  personne).  Du  reste  — et  ceci  me  dispense  d'insister 
—  ils   s'inclinent,  je    l'ai  vu,  avec  une  résignation  exemplaire. 

Dans  ces  conditions,  l'idée  libérale,  qui  s'oppose  nettement  à 
ridée  socialiste  et  aux  trois  quarts  du  programme  de  nos  radi- 
caux, devient  tout  à  fait  amie  de  l'idée  conservatrice.  Le  public  ne 
s'y  trompe  pas  beaucoup  :  il  tendrait  plutôt  à  exagérer  le  rappro- 
chement. Pour  peu  qu'on  se  dise  libéral  en  temps  d'élections,  on  a 
tout  de  suite  contre  soi  les  défiances  de  politiciens  qui  murmurent 
ou  qui  crient  :  «  Oui,  oui,  il  va  demander  l'application  adoucie  des 
lois  scolaires  et  militaires.  Connu  1  C'est  un  clérical.  »  Non,  ce  n'est 


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820  HISTOIRE  ÉLECTORALE   DE  1893. 

pas  un  clérical  ;  c'est  un  homme  qui  lient  à  la  liberté  religieuse 
complète,  dans  les  lois  et  dans  les  mœurs  administratives,  comme 
il  tient  à  toutes  les  autres  libertés.  C*est  un  homme  qui  croit  que 
dans  la  liberté  d'association,  moins  parcimonieusement  mesurée 
ou  moins  hypocritement  dénaturée,  est  la  clef  d'une  multitude  de 
diffîcuUés  sociales. 

Je  suppose  que  ce  programme  ait  rallié  tous  ceux  qui  sont  aptes 
à  le  comprendre  sans  trop  de  peine.  Reste  à  lui  donner  la  simpli- 
cité nécessaire  à  une  large  propagande.  M.  Thiers  avait  dit  :  «  La 
République  sera  conservatrice  ou  elle  ne  sera  pas.  »  Affirmer  que 
la  République  c  sera  libérale  ou  qu'elle  ne  sera  pas  >,  serait  une 
formule,  meilleure  aux  yeux  de  beaucoup,  au  fond  très  peu  diffé- 
rente. Elle  a  le  tort,  je  l'ai  reconnu,  d'être  trouvée  trop  nouvelle, 
en  des  lieux  trop  accoutumés  à  d'autres  formules;  mais  on  pourrait 
faire  qu'elle  cessât  d'être  trop  jeune  et  trop  peu  connue,  sans 
attendre  qu'on  lui  reprochât  d'être  trop  vieille  et  de  s'être  usée 
sans  avoir  servi. 

Autrement  dit,  en  présence  de  populations  attachées  à  la  Répu- 
blique (parce  que  les  uns  ne  veulent  pas  la  renverser  et  que  les 
autres  s'aperçoivent  qu'ils  ne  le  peuvent  pas)  il  y  a  un  moyen  de 
défendre  les  idées  libérales,  ce  serait  de  montrer  que  ce  sont  ces 
idées  et  non  les  autres  qui  sont  liées  au  véritable  esprit  républi- 
cain. Du  jour  où  ces  populations  seraient  convaincues  que  le  socia- 
lisme n'est  pas  le  complément,  mais  la  destruction  de  la  Répu- 
blique, que  la  vraie  République  demande  l'union  dans  la  liberté,  la 
concorde  dans  le  bien-être  général,  la  sécurité  dans  l'égale  satis- 
faction des  intérêts  de  tous,  qu'elle  est  donc  menacée  par  toute 
mesure  qui,  frappant  injustement  ceux  qui  ont  économisé  et  ceux 
qui  possèdent,  provoquerait  un  jour  où  l'autre  quelque  nouveau 
mouvement  césarien  ;  de  ce  jour-là  une  majorité  se  dessinerait 
autour  de  l'idée  libérale,  sans  tant  se  préoccuper  de  savoir  ce 
qu'elle  rencontrerait  de  «  ralliés  ». 

Qui  fera  cette  démonstration?  Ce  ne  sont  pas  des  hommes  isolés, 
quels  qu'ils  soient.  On  peut  convaincre  ceux  auxquels  on  parle,  au 
moment  où  on  leur  parle,  je  dirai  même  qu'en  somme  on  y  réussit 
assez  facilement.  Mais  convaincre  n'est  pas  persuader,  si  persuader 
est  amener  à  des  conclusions  pratiques  et  à  des  actes  immédiats. 
Que  de  fois  ai-je  vu  écouter  avec  une  véritable  faveur  le  déve- 
loppement du  programme  libéral  et  des  réformes  possibles  qu'il 


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IW'^^^Pr'- 


UISTOIRE   ÉLECTORALE   DE   1893.  821 

offre  aux  populations  laborieuses,  a  Ce  serait  très  bien,  ce  que  vous 
nous  dites...  vous  nous  avez  bien  expliqué  cela,  jamais  je  n'avais 
si  bien  compris...  Oui,  mais  un  seul  homme  ne  peut  pas  faire  ce 
que  vous  dites...  on  nous  en  avait  promis  bien  d'autres  et  nous 
n'avons  rien  vu...  Tout  cela  esl-il  possible?  »  Le  sentiment  que 
l'orateur  assez  osé  pour  leur  prêcher  le  sens  commun  et  leur  en 
démontrer  la  fécondité  élait,  en  somme,  un  isolé,  voilà  quel  était 
fobstacle. 

Il  était  grand  :  car  non  seulement  conservateurs  et  libéraux  qui, 
dans  l'état  présent  des  choses,  auraient  dû  être  partout  unis,  se 
sont  trop  souvent  divisés;  mais  chacun  des  deux  états-majors  s'est 
désagrégé.  On  Ta  vu  plus  haut  pour  les  conservateurs,  dont  un 
tiers  s'est  abstenu  et  un  tiers  au  moins  a  passé  aux  opportunistes. 
Quant  aux  chefs  des  libéraux,  ou  plutôt  quant  à  ceux  qui  avaient 
pris  parmi  eux  le  pouvoir  exécutif,  ils  n'ont  pas  vu  que  leur  intérêt, 
comme  le  respect  de  leurs  idées,  devait  plutôt  les  engager  à  s'ouvrir 
aux  conservateurs.  Ceux-ci  n'étaient  guère  exigeants,  et  on  trou- 
vait chez  eux  une  armée  toute  prête  à  servir  Tidée  nouvelle,  pour 
peu  qu'on  le  leur  facilitât.  Pour  entrer  dans  la  République,  il  leur 
fallait  des  introducteurs  qui  en  aplanissent  l'accès  :  c'était  aux 
libéraux  à  jouer  ce  rôle.  Individuellement,  plusieurs  l'ont  fait;  un 
ou  deux  y  ont  réussi.  Mais  les  plus  influents  en  étaient  venus  à  tout 
subordonner  au  succès  apparent  de  leurs  combinaisons  :  ils  ont 
donc  pris  le  parti,  non  de  soutenir  énergiquement  ceux  qu'ils 
avaient  adoptés,  mais  d'adopter,  fût-ce  au  dernier  moment,  ceux 
qui  leur  semblaient  avoir  tplus  de  chances».  Du  jour  au  lendemain 
ils  abandonnaient  des  amis  éprouvés  pour  appuyer  des  candida- 
tures nouvelles  ;  presque  toujours  celles-ci  étaient  des  candidatures 
opportunistes. 

Qu'en  devait-il  résulter?  qu'en  résulte-t-il  déjà?  C'est  que  le 
parti  opportuniste,  plus  ancien  dans  la  République,  mieux  orga- 
nisé, plus  nombreux,  ne  se  laisse  pas  du  tout  absorber.  S'il  y  a 
alliance,  c'est  lui  qui  entraînera  encore  les  libéraux  sur  la  pente  si 
connue  des  concessions;  ou  bien  si,  comme  il  y  a  lieu  de  le  pré- 
sumer, il  les  trouve  trop  récalcitrants,  il  les  abandonnera  à  eux- 
mêmes  et  les  laissera  une  fois  encore  à  l'état  de  minorité  impuis- 
sante. 

A-t-on  du  moins  fait  reculer  le  radicalisme?  (caries  chefs  des 
libéraux  et  les  chefs  des  conservateurs  ne  se  sont  guère  unis  que 


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82^  HISTOIRE   ÉLECTORALE   DE   1893. 

dans  cette  erreur  commune,  que  pour  faire  échouer  des  radicaux  il 
fallait,  si  la  chose  était  nécessaire,  seconder  les  opportunistes).  11 
n'y  paraît  guère  :  les  électeurs  qui  ne  voyaient  rien  de  franc  et  rien 
de  net  en  dehors  du  radicalisme,  sont  allés  au  radicalisme  et,  qui 
plus  est,  au  socialisme, et  c'est  bien  de  ce  côté  qu'est  encore  le  plus 
grand  péril. 

Si  aucun  concert  d'hommes  nombreux  et  résolus  n'est  venu 
donner  à  la  République  conservatrice  et  libérale  un  mot  d'ordre 
simple  et  entraînant,  les  événements  se  chargeront-ils  de  le  fournir? 
Il  n'en  faut  souvent  que  de  petits  pour  déterminer  des  changements 
profonds  et  imprévus.  Ce  que  Panama  n'a  pu  faire,  la  suppression, 
un  instant  imminente,  du  privilège  des  bouilleurs  de  cru  a  failli 
l'opérer.  Peu  s'en  est  fallu  que  la  suppression  de  ce  prvilège  ne  fiU 
définitive,  et  cela  grâce  à  des  radicaux.  Dans  un  des  départements 
les  plus  radicaux*  de  France,  on  considérait  déjà  ce  vote  comme 
condamnant  sans  rémission  les  députés  jusque-là  les  plus  popu- 
laires, et  leur  défaite  —  regardée  par  eux-mêmes  comme  certaine  — 
pouvait  entraîner  un  remaniement  complet  des  partis. 

Quoi  qu'il  en  soit,  tout  ce  que  le  grand  parti  conservateur  conte- 
nait de  force  et  de  lumière  est  en  ce  moment  perdu,  ou  à  peu  près, 
pour  la  politique  active  de  notre  pays  :  ce  parti  ne  peut  plus  rien, 
ni  pour  restaurer  la  monarchie,  ni  pour  améliorer  la  république. 
Trois  autres  partis  restent  surtout  en  présence  de  la  nation,  le  parti 
opportuniste  pour  l'endormir,  le  parti  radical  pour  l'enivrer,  le 
parti  socialiste  pour  la  piller. 

Y  a-t-il  encore  un  parti  libéral  pour  réveiller,  pour  l'instruire, 
pour  Texercer  à  la  lucidité  et  au  bon  sens?  S'il  y  en  a  un,  sa  tâche 
est  ingrate.  Elle  ne  cessera  de  l'être  que  quand  cesseront  le  som- 
meil ou  l'ivresse  ;  car  alors  on  s'apercevra  de  ce  que  l'un  et  l'aulre 
ont  fait  ou  laissé  faire  de  mal,  de  mal  sensible  et  profond,  appelant, 
sous  peine  de  dissolution  nationale,  des  remèdes  énergiques  et 
surtout  un  régime  de  vie   nouveau. 

Henri  Joly. 


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LA  CONSTITUTION  DE  LA  FAMILLE  ET  OU  PATRIMOINE 

SOUS  LE    FOR,    EN   BËARN    (i) 


III 
INFLUENCE  DES  LOIS  RÉCENTES 

/.    Quest  (kvPïine  îa  famille  sous  le  Gode?    —  //.  Lutte  contre  h 
partage  forcé.  —  III,  Rfmèdes  ])roposés.  —  IV,  Difficultés, 

SI-  —  Qu'est  devenue  la  famille  sous  le  code? 

Un  esprit  libéral,  un  philosophe  éminent  écrivait  récemment  : 
«  Non  seulement  nous  n'en  sommes  plus  à  l'ancienne  famille 
étroitement  unie,  otx  le  père  était  souverain,  et  la  mère  bien  plus 
souveraine  encore  par  la  force  et  l'amour  ;  où  le  foyer  domestique 
était  semblable  h  un  sanctuaire;  où  Ton  était  lidèle  à  l'honneur  du 
nom  comme  un  soldat  est  fidèle  au  drapeau.  Mais  la  famille  du 
XIX'  siècle,  cette  famille  atténuée,  diminuée,  tend  à  se  dissoudre. 
Le  mari  est  parti  depuis  longtemps;  l'enfant  échappe.  Le  mariage 
n'est  plus  qu'un  contrat  dissoluble  par  le  divorce.  Encore  un  peu, 
et  il  ne  sera  que  la  moins  garantie  et  la  moins  durable  des  associa- 
tions civiles  (i).  » 

De  quelles  causes  procède  cet  affaiblissement,  cet  énervement  du 
lien  de  famille?  Loin  d'imiter  les  anciens  rédacteurs  de  Coutumes 
qui  réglaient  les  lois  sur  les  mœurs,  on  a  voulu  par  la  législation 
nouvelle  que  l'évolution  juridique  précédât  l'évolution  écono- 
mique (3).  Or  voici  comment  s'exprimaient  les  États  dans  une 
représentation  adressée  au  Roi,  le  9  septembre  1775  (4).  Le  fermier 
avait  écrit  :  «  On  ne  reconnaît  en  Béarn  qu'un  héritier  sur  la  lèle 

(1)  V.  ci-dessus,  p.  633  vi  743. 

(2)  J.  Simon,  La  Femme  du  xx«  ffiërle,  6»  éd.  Caïman  Lévy,  1892,  p.  12. 

(3)  Cf.  Valette,  Mélanges  de  droite  de  Junsprndence  et  de  législation.  Paris, 
Marescq  et  Delamottc,  1880,  t.  1,  p.  532,  et  note  1.  «  La  meilleure  législation 
n'est  pas  celle  qui  est  la  plus  fidèle  aux  règles  inflexibles  du  syllogisme,  mais 
celle  qui  s'adapte  le  mieux  aux  mœurs  d'uno  nation.  »  (M.  Troplong,  Préface  du 
commentaire  sur  les  privilèges  et  les  hypothèques,  p.  18.j 

(4)  Arch.  des  Basses-Pyrénées,  C,  1320. 


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824  LA    CONSTITUTION    DE   LA    FAMILLE  ET   DU    PATRIMOINE 

duquel  réside  la  propriété  de  tous  les  biens-fonds  provenant  des 
successions  des  père  et  mère.  Les  puisnés  ne  sont  regardés  que 
comme  des  créanciers;  pour  cette  raison,  lorsque  les  père  et  mère 
sont  morts  ao  intestat  et  sans  avoir  fixé  la  légitime  des  puisoés, 
l'aîné  a  la  liberté  suivant  la  coutume  de  la  payer  en  argent  ou  en 
biens-fonds.  )»  Les  Etats  répondent  :  c  Le  droit  naturel  appelle  tous 
les  enfants  au  partage  égal  de  la  succession.  Mais  dans  un  pais  où 
le  sol  est  resserré  en  proportion  delà  population,  des  propriétés 
trop  divisées  causeraient  de  fréquentes  révolutions  dans  Tétat  des 
familles.  Dans  un  climat  dont  les  variations  continuelles  dérangent 
Tordre  des  saisons  et  rendent  les  revenus  des  terres  trop  casuels, 
il  faut  des  propriétaires  qui  trouvent  dans  la  fertilité  d'une  parlie 
de  leurs  domaines  la  compensation  de  la  stérilité  de  l'autre,  qui 
soient  en  état  de  supporter  des  pertes,  de  faire  les  avances  néces- 
saires pour  les  reproductions  et  d'acquitter  les  subsides.  Ces  vues 
politiques  ont  dû  faire  établir  en  Béarn  le  partage  inégal  des  suc- 
cessions. Cette  loy  convient  à  Tinlérôt  général  du  pays,  parce 
qu'elle  favorise  la  levée  des  subsides  et  qu'elle  force  à  Tactiviié  le 
commerce  et  l'industrie,  à  l'intérêt  particulier  des  familles  parce 
qu'elle  maintient  leur  stabilité.  Maiscette  loy,  qui  conserve  au  chef 
de  chaque  famille  la  principale  partie  des  biens,  n'exclut  pas  les 
autres  enfants  de  l'héritage  commun;  elle  restreint  et  limite  leurs 
droits,  les  affranchit  des  charges,  devoirs  et  actions,  représentant 
la  famille  (1).  » 

La  Révolution,  tout  d'abord,  avec  ses  lois  égalitaires  vint  disso- 
cier l'antique  organisation  issue  des  Fors  en  donnant  mêmes  droits 
aux  enfants.  Le  département  des  Basses-Pyrénées  opposa  une  résis- 
tance énergique  consacrée  dans  le  mémoire  remarquable  de  TanX, 
dont  il  a  été  déjà  question,  et  où  le  préfet  général  Serviez  récla- 
mait un  nouvel  examen  des  lois  de  succession  déjà  amendées  en 
Tan  VllI  (â).  Grâce  aux  venles  simulées,  la  plupart  des  pères  de 
famille  transmettaient  aux  aînés  la  propriété  exclusive  des  patri- 
moines ;  ((  dans  un  grand  nombre  de  familles  les  puinés  n'ont  pas 
voulu  se  prévaloir  des  avantages  que  leur  donnaient  les  nouvelles 

(i)  Arch.  des  Basses-Pyrcnêes,  C,  1320.  Représentation  adressée  au  Roi,  le 
9  septembre  1775,  par  les  Etats. 

(2)  Le  tribunal  d'Orthoz  disait  dans  le  considérant  d'un  jugement  du  31  jan- 
vier 1839  (Bareille  C.  Monguillot),  au  sujet  de  la  loi  du  23  juin  1794  :  cette  loi 
«  qui  faisait  violence  aux  mœurs  et  aux  habitudes  des  contractants,  qui  blessait 
leurs  affections  en  renversant  leurs  projets  d'avenir.  » 


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sous  LE   FOR,    EN  BÉARN.  825 

lois.  On  en  a  vu  surtout  de  nouveaux  exemples  dans  les  pays 
basques,  où  Ton  conserve  avec  une  espèce  de  religion  le  patri- 
moine de  ses  pères  dans  son  intégrité.  »  Le  décret  du  4  germinal 
an  VIII,  concernant  les  libéralités  par  acte  entre  vifs  ou  de  der- 
nière volonté,  permit,  par  son  article  premier,  de  disposer  d'un 
quart  comme  quotité  libre,  mais  l'esprit  de  la  coutume  triompha 
encore  de  cette  réforme.  Le  Code  civil,  en  Tan  XI,  porta  cette 
partie  des  biens  disponibles  à  un  taux  élevé,  mais  variable 
(art.  913)  et  encore  que  la  jurisprudence  ait  longtemps  hésité,  la 
Cour  de  cassation,  chambres  réunies,  décida  par  arrêt  du  27  no- 
vembre 1863  que  le  cumul  des  quotités  demeurait  interdit. 

«  L'unification  économique  et  morale,  dit  M.  Viollet,  était-elle 
assez  complète,  en  1804,  pour  autoriser  en  matière  testamentaire 
une  loi  unique?  C'est  là  une  question  très  délicate  et  très  difficile 
à  résoudre.  Il  ne  répugnerait  pas  d'admettre,  par  exemple,  qu'un 
montagnard  pyrénéen  et  un  citadin  tourangeau  ou  parisien  pussent 
être  soumis  à  un  régime  successoral  différent,  alors  que  leurs 
besoins,  leurs  mœurs,  leur  régime  économique  sont  si  profondé- 
ment dissemblables.  Un  Français  qui  connaît  les  affaires  et  les 
besoins  de  la  France  centrale  sait-il  toujours  ce  qu'il  fait,  quand  il 
s'occupe  des  Pyrénées?  Tous  nos  législateurs  ont  pensé,  en  pro- 
mulguant le  Code  civil,  travailler  à  la  division  de  la  propriété,  à  la 
multiplication  des  petits  domaines  :  qui  eût  prévu  que,  dans  telles 
localités  du  pays  basque,  le  régime  du  Code  aurait,  au  bout  de 
quatre  vingts  ans,  pour  résultat...  l'anéantissement  de  la  très 
petite  propriété  (1).  »  Ce  raisonnement  est  à  la  vérité  fort  spirituel, 
mais  il  importe  de  se  demander  si  le  grand  principe  de  liberté^  qui 
fut  le  pivot  des  constitutions  de  cette  époque,  n'aurait  pas  été  mieux 


(I)  M.  Viollet,  p.  157  de  son  Précis  et  note  1,  combat  le  «  très  remarquable 
article  de  M.  Elcheverry  »  par  les  informations  «  d'une  personne  en  mesure  d  être 
fort  bien  renseignée  »  ;  mais  cette  «  personne  fort  bien  renseignée  »  lui  a  fourni 
une  indication  qui  doit  être  généralisée.  Ce  travail  le  démontrera,  espérons-le, 
en  aboutissant  aux  conclusions  de  M.  Etcheverry.  M.  Bascle  de  Lagrézc  aurait 
combattu  ces  idées  dans  une  lettre  à  M.  Viollet  :  cependant  l'auteur  de  tant 
d'ouvrages  sur  nos  contrées  aurait  mieux  mérité  de  son  i)ays  si  son  œuvre  était 

plus  scientifique,  car   il  ne    dédaignait  pas  do  démontrer ,  sans  preuves,  des 

thèses  nouvelles  et  parfois  hardies.  Il  suffit  do  consulter  un  notaire  ou  un  avoué 
du  Béarnet  du  Pays  basque  pour  connaître  la  vérité.  C'est  sur  do  telles  donnée^ 
que  90  fonde  cette  conclusion.  —  Voir  Tétudo  de  M.  Etcheverry,  Ui  s'Uiialion 
des  familles  dans  un  village  du  pays  basque  français,  dans  la  Hé  forme  socialr 
des  !«*■  et  15  mars. 1883,  T^  série,  t.  IX,  et  dans  le  l*^»"  fascicule  (2«  série),  de 
r Enquête  sur  Vélat  des  familles, 

La  Réf.  *Soc.,  l"*"  décembre    lc^93.  o«  Scr.,  t.  VI  (l.  XXVI  col.j,  53, 


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826  LA   CONSTITUTION   DE   LA    FAMILLI^  ET  DU    PATRIMOINE 

respecté  en  ne  violant  pas  un  état  de  choses  qni  n*était  pas  seule- 
ment local.  Que  pouvait-on  si  fort  reprocher  à  un  droit  testamentaire 
sainement  et  sagement  établi  par  une  coutume  plusieurs  fois  sécu- 
laire? Diaprés  M.  Vioilet  lui-même  parlant  de  la  noblesse  a  ses 
propriétés  s*émiettèrent  (à  cause  de  son  insuffisance),  |ses  forces 
s'épuisèrent  parce  qu'elle  n*était  soutenue  que  par  un  droit  d*al- 
nesse  incomplet,  tout  à  fait  insuffisant  (1).  » 

Pourquoi  au  reste  se  heurter  à  cette  obstination  absolue  des 
Béarnais  qui  avaient  donné  à  leurs  députés  tardivement  élus  le 
mandat  impératif  de  réclamer  le  respect  des  libertés  provinciales? 
Dans  les  cahiers  des  griefs  des  communautés  publiés  (2),  on  ne 
trouve  aucune  doléance  à  cet  égard,  pas  même  dans  les  villes 
comme  Pau,  Orthez,  Morlaas,  Sauveterre,  où  des  hommes  de  loi 
dictaient  les  délibérations. 

Cependant  avec  le  temps  et  avant...  «  quatre-vingts  ans  »  ie  Gode 
a  triomphé  de  ces  résistances  latentes.  On  a  vu  au  chapitre  second 
de  ce  travail  comment,  sous  l'empire  des  idées  de  conservation,  le 
régime  dotal  se  substitua  à  la  société  d*acquèts,  combien  peu  «  ce 
régime  d'isolement,  presque  d'égoïsme  (3)  i>,  répondait  aux  besoins 
des  chefs  de  famille  et  comment  il  s'est  modifié  successivement 
dans  les  cantons  où  il  est  encore  en  vigueur  par  l'adjonction  d'une 
société  d'acquêts.  Que  de  luttes  encore  aujourd'hui!  Lesparenlsne 
devaient  plus  avoir  en  vue  que  de  tourner  la  loi,  ils  n'y  feront  pas 
faute. 

Les  familles  disparaissent  et  cependant  le  paysan  pyrénéen  qui 
n'est  pas  ruiné  occupe  encore  le  domaine  habité  par  les  ancètres(f  • 
Nous  verrons  à  quel  prix  :  «  On  est  généralement  d'accord,  dit 
Serviez,  sur  ce  principe,  qu'autant  la  division  des  grandes  pro- 
priétés sur  un  sol  fertile  peut  être  favorable  à  l'agriculture,  autant 
lui  est  funeste  dans  cette  contrée  montueuse  et  stérile  le  morcelle- 


(1)  Vioilet,  op.  et/.,  p.  224,  Bôle  de  la  noblesse  française. 

(2)  Bulletin  de  la  Société  des  Sciences^  Lettres  et  ArtSy  do  Pau,  2«  série, u  XVI, 
1886-1887  :  Cahiers  des  Griefs  du  Tiers  Etat  d'Orthez,  p.  53.  —  Cahiers  d«* 
Griefs  des  communautés  de  Béarn,  p.  274.  —  T.  XVII,  1887-1888,  Cahier  de* 
Griefs  de  Pan,  p.  369  ;  à  citer  le  20*  «  que  dans  les  mutations  par  foie  de  soc 
cession  du  collatéral,  le  successeur  qui  ne  tient  l'hérédité  que  de  la  nature  et  d0 
la  loi  ne  paye  point  le  centième  denier  »,  p.  419.  —  T.  XXI,  p,  77^  le  Cahier  des 
Griefs  de  la  communauté  de  Castélis  ;  p.  82,  Cahiers  des  Griefs  rédigés  par  ^^ 
communautés  de  Soûle  en  1789. 

(3)  Labbé  sous  cassation,  i»  décembre  1886,  S.,  h8,  1, 113. 

(4)  Réforme  sociale  en  France^  5*  édit.,  t.  1,  p.  49  et  307. 


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I 


sous  LE  FOR,   ES   BÉARN.  827 

ment  et  la  division  d*un  héritage  très  borné.  Le  principe  acquiert 
réyidence  d'nne  maxime,  si  on  observe  qne  Théritage  de  presque 
toutes  les  familles,  ne  consistant  que  dans  une  métairie,  ne  peut 
s'exploiter  qu'en  demeurant  assorti  de  terres  labourables,  de  prai- 
ries suffisantes  pour  nourrir  les  bestiaux  nécessaires  k  la  culture,  et 
de  tûuyaoB  pour  l'engrais;  que  les  enfants  copartageants  seraient 
dans  rimpossibilité  de  faire  valoir  leurs  lots,  et  que  la  subdivisioa 
qui  s'opérerait  à  la  seconde  génération  ferait  tomber  tous  leurs 
descendants  dans  l'indigence.  Ce  résultat  serait  inévitable,  en  elTet, 
pnisque,'obligés  de  les  vendre  aux  citadins,  ceux-ci,  avec  un  peu 
d'argent,  s'empareraient  insensiblement  de  toutes  les  propriétés 
foncières,  et  par  là  les  laboureurs,  qui  furent  toujours  propriétaires 
et  libres,  deviendraient  indubitablement  dans  la  suite  les  métayers 
et  les  valets  de  quelques  hommes  pécunieux.  Les  lois  actuelles, 
ainsi  contrariées  dans  leur  but  en  opérant  la  dissection  des  héri- 
tages, ne  produiraient,  en  dernière  analyse,  que  la  ruine  des 
familles,  le  décroissement  de  l'agriculture,  et  diminueraient  le 
nombre  des  propriétaires  au  lieu  de  le  multiplier.  Elles  porteraient 
encore  un  coup  funeste  à  l'industrie,  en  retenant  sur  leurs  foyers, 
par  Tespoir  séduisant  d'une  part  plus  considérable  dans  la  succes- 
sion du  père,  des  enfants  qui,  sans  cet  appât,  se  seraient  livrés 
plus  utilement  pour  eux  et  pour  l'intérêt  général  du  pays  au  com- 
merce et  aux  arts.  Le  Corps  législatif  est  déjà  revenu  sur  les  lois  de 
succession;  peut-être  serait-il  nécessaire  que  le  gouvernement  pro^ 
voquàt  un  nouvel  examen  de  celles  y  relatives.  Un  des  plus  grands 
maux  en  politique  est  l'inexécution  des  lois;  elles  sont  vicieuses 
lorsqu'elles  sont  constamment  éludées.  Ce  n'est  pas  assez  de  les 
voir  sous  leurs  rapports  avec  le  droit  naturel,  il  faut  les  considérer 
encore  sous  ceux  qu'elles  ont  avec  l'agriculture >at  la  morale  (1).  » 
Aussi  la  famille-souche  est  de  règle  dans  les  campagnes  et 
dans  la  petite  industrie  :  le  domaine  vient  intégralement  en  mains 
de  l'aîné,  associé  dans  certaines  contrées,  simple  travailleur  dans 
d'autres,  alors  que  les  cadets  cherchent  fortune  ailleurs. 

§  II.  —  Lutte  contre  le  partage  forcé. 

La  transmission  intégrale  du  patrimoine  serait  aisée  si,  en  dehors 
(1)  Edit.  de  Paris,  p.  125;  de  Pan,  p.  93. 


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828  LA   CONSTITUTION  DE   LA   FAMILLE   ET   DU   PATRIMOINE 

du  fils  aîné,  il  n'y  avait  que  deux  enfants  à  désintéresser.  Mais  bien 
que  le  recensement  de  1891  indique  une  diminution  de  la  popula- 
tion (l),on  observera  que  seuls  les  villes  et  les  bourgs  agglomérés 
en  ont  généralement  souffert  à  peu  d'exceptions  près.  Le  paysan 
qui.  de  1880  à  1889,  a  eu  à  supporter  de  rudes  épreuves,  alors  que 
la  terre  perdait  de  sa  valeur  (un  quart  au  moins),  ne  semble  pas 
recourir  encore  à  la  stérilité  systématique,  et  ses  familles  comp- 
tent de  quatre  à  six  enfants  :  «J'avoue,  disait  Montesquieu,  que  le 
rustique  ou  le  paysan,  étant  une  fois  marié,  peuplera  indifférem- 
ment, soit  qu'il  soit  riche,  soit  qu'il  soit  pauvre  ;  cette  considéra- 
tion ne  le  touche  pas,  il  a  toujours  un  héritage  sûr  à  laisser  à  ses 
enfants,  qui  est  son  hoyau  ;  et  rien  ne  l'empêche  de  suivre  aveuglé- 
ment l'instinct  de  la  nature  (2).  »  Chez  lui,  comme  autrefois  dans  la 
bourgeoisie,  on  s'occupe  seulement  de  nourrir  les  enfants  qui  se 
créeront  ensuite  une  position.  Mais  sous  l'influence  des  idées  de 
luxe  et  de  bien-être  la  classe  aisée  a  limité  sa  fécondité. 

Comment  donc  sauvegarder  la  lar^  le  bimf  Le  Code  abandonnant 
la  quotité  disponible  à  la  volonté  des  parents,  ceux-ci  ne  manquent 
guère  d'en  gratifier  Taîné  et  parfois  même  les  cadets  la  réclament 
pour  lui,  ou  la  lui  attribuent  lorsque  les  parents  n'ont  pu  prendre 
leurs  dispositions  (3).  Premier  venu  dans  la  famille,  il  a  été,  dans 
la  petite  ou  moyenne  propriété  et  dans  la  petite  industrie,  sacrifié 
aux  autres  :  on  l'a  envoyé  peu  à  l'école;  de  bonne  heure  il  a  dû 
apprendre  à  travailler  pour  aider  le  père,  et  le  fruit  de  son  travail 
demeure  infus  dans  le  patrimoine  alors  que  les  cadets  amassent  un 
pécule  en  dehors  de  la  maison.  De  plus,  tandis  que  l'aîné  laisse  sa 
dot  accroître  au  bien  avec  ses  intérêts  ou  ses  améliorations,  les 
cadets  perçoivent  la  leur,  en  jouissent  à  leur  convenance  et  «  les 
fruits  et  les  intérêts  ne  sont  dus  qu'à  compter  du  jour  de  l'ou- 
verture de  la  succession  »  (art.  856). 

Les  familles  comprenant  en  général  plus  de  trois  enfants,  celui 
d'entre  eux  qui  est  favorisé,  —  généralement  l'aîné  —  reçoit  le 
qiuirt^  qui  pour  le  paysan  signifie  quotité  disponible, 

L'atlribution  a  lieu  le  plus  souvent  par  une  instJttitton  contracluellê 


{{)  Le  dernier  recensement  en  France,  le  ralentissement  de  l'accroissemmt 
normal  de  la  population,  par  M.  Fournier  de  Flaix  ;  Ré foy^ne  sociale,  2^  s^^^^' 
t.  VIII,  p.  350. 

{2)  Lettres  persanes,  CXXII. 

(3)  La  Réforme  sociale,  16  octobre  1892,  p.  627. 


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sous   LE   FOR,    EN   BÉARN.  829 

lors  du  contrat  de  mariage  de  l'enfant  qui  reste  à  la  maison,  quel- 
quefois aussi  par  testament,  les  partages  d'ascendants  entre  vifs 
étant  presque  inconnus  des  paysans  à  cause  de  Tarticle  832,   Us  ;7? 

deviendraient  en  effet  une  cause  de  désagréments  par  la  possibilité  v'J 

d'une  demande  en  nullité  pour  lésion,  les  biens  n'ayant  pas  lou-  " 

jours  à  la  mort  des  parents  la  même  valeur  qu'au  moment  du  partage. 
La  jurisprudence  est  constante  en  ce  sens  (Cass.,  Rq.  IB  déc.  78, 
S.,  79, 1,373  et  note  ;  Bourges, 22  déc.  79,  S.,  80,2,  200)  (l),qu  il  s'a- 
gisse de  meubles  ou  d'immeubles,  et  le  délai  de  dix  ans  (art.  1304) 
ne  court  que  du  jour  du  décès  de  l'époux  survivant  (Cass.,  civ.,  .  -j 

21  juin  1882,  S.,  84,  1,259  et  note  3),  sauf  le  cas  où  l'exécution  de  ce 
partage  a  eu  lieu  en  connaissance  du  vice  qui  V entachait  et  sans  l'in- 
tention de  le  réparer  (Cass.,  civ.,  29  février  88,  S,,  88, 1,453  et  note  ;  ; 
Aubry  et  Rau,  t.  VllI,  §  734,  p.  44).  . .  ; 
D'ordinaire  le  mariage  de  l'aîné  est  le  signal  des  arrangements  j 
de  famille.  Les  parents,  s'ils  ne  gratifient  pas  l'aîné  de  1'  «  avan-  '\ 
tage  »  dans  son  contrat  de  mariage,  font  aussitôt  après  leur  tes-  \  » 
lament.  Mais  dans  tous  les  cas  ils  sont  d'accord  pour  attribuer  le  " 
quart  préciputaire  hors  part  au  même  enfant  qui  se  trouve  ainsi 
favorisé  des  deux  côtés. 

Les    parents   ont  aussi    recours  à  des    moyem  détournés  pour  .j- 

augmenter  les  avantages  de  l'héritier.  S'il  vit  avec  eux,  il  reçoit  de  ^-j 

la  main  à  la  main  de  l'argent  pour  acheter  un  champ  qui  lui  res-  ,| 

tera  propre  ou  pour  consentir  un  prêt  en  son  nom.  Souvent,  il  est  d 

stipulé  dans  les  contrats  de  mariage  que  la  dot  est  remise  en  mains  .n 

du  père  du  futur  lequel,  à  la  garantie  du  remboursement,  affecte  et 
hypothèque  ses  biens  ;  mais,  dans  la  réalité  et  suivant  le  désir  de  u 

favoriser  qui  le  tient,  le  père  remet  la  dot  au  mari,  ce  qui  nem-  ,c 

pêche  pas  celui-ci  de  se  présenter  au  partage  comme  créancier  ,   'i 

après  la  mort  des  parents.  Un  usage  très  fréquent  attribue  à  ces  fils  ' 

avantagés  la  propriété  du  bétail. 

Les  dons  manuels,  à  la  vérité,  ne  sont  pas  comme  tels  dispensés  .  ' 

du  rapport;  mais  si  cependant  ils  ont  été  faits  d'une  manière  secrète,  i 

les  tribunaux  peuvent  admettre  de  la  part  du  donateur  l'intention  ,/ 

de  les  dispenser  du  rapport  eu  égard  à  cette  circonstance  et  aux  i 

autres  faits  de  la  cause  (2).  Cependant,  dans  la  pratique,  la  difficulté  ' 

(1)  Baudry-Lacantinerie   dans  son  Précis  de  droit  clvllj  1^®  éd.,  t.  U,  p.  491, 

ritiquc  cette  pratique.  i 

(2)  Aubry  et  Rau,  t.  VI,  §  632,  p.  645  et  note  19;  —  t.  VU,  p.  188  et  noie  13. 


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830  LA  CONSTITUTION  DE  LA   FAMaLE  ET  DU   rATRIMOlNF: 

se  complique  d'une  question  de  preuve  et  d'indiTisibilité  d'aveu. 
On  sait  enfin  qu'il  est  de  jurisprudence  constante  que  la  donation 
déguisée  sous  le  Yoile  d'un  contrat  à  titre  onéreux  n'est  pas  sou- 
mise, quant  à  la  formée  à  d'autres  conditions  de  validité  que  le  con- 
trat qui  la  déguise  (1). 

On  s'étonnera  peut-être  que  les  parents  agissent  aussi  contraire- 
ment aux  prescriptions  du  Code.  Mais  les  vieux  paysans  se  consi- 
dèrent en  conscience  comme  libres  d'agir  à  leur  guise  pour  la  con- 
servation du  domaine  patrimonial  —  :  c  Chacun  est  maître  chez 
soi,  »  —  et  leur  opinion  se  trouve  partagée  par  beaucoup  de  gens 
instruits  lorsque  surtout  ces  libéralités  ont  en  vue  la  conservation 
du  bien  de  famille.  «  Aussi,  ajoute  Serviez  (2),  par  un  effet  naturel 
de  cette  disposition,  l'atné,  dès  Tadolescence,  s'identifiait  avec 
son  père,  dont  il  devait  soutenir  la  vieillesse,  travaillait  avec 
ardeur  à  l'amélioration  de  son  bien,  pour  se  préparer  le  moyen  de 
payer  en  argent  les  légitimes.  » 

Que  font  alors  les  cadets?  L'article B^  (3)  du  Code  civil  leur 
permet  de  réclamer  leur  part  en  nature,  et  qu'adviendrail-il  alors 
d'un  domaine  déjà  si  morcelé?  ou  de  réclamer  le  partage  (art. 815), 
mais  ils  ne  le  désirent  pas  en  dehors  des  articles  823  et  838.  Le 
partage  sera  alors  amiable.  Comment  déterminer  le  quart  (4)?  Sous 
l'influence  du  notaire,  les  cohéritiers  exigent  rarement  une  eslima- 
tion  exacte.  On  fait  valoir  que  la  maison  a  des  traditions  et  des 
habitudes  qu'il  faut  continuer,  que  l'atné  devra  emprunter  et  grever 
ses  biens  pour  désintéresser  les  puînés,  que  la  vente  en  justice 
serait  plus  onéreuse.  Alors,pour  déterminer  la  valeur,  on  multiplie 
le  revenu  cadastral  par  60  :  c'est  à  peu  près  multiplier  le  revenu 
net  réel  par  25  ou  capitaliser  le  revenu  sur  le  taux  de  4  9( . 

L'atné  est  le  plus  souvent  obligé  d'emprunter  pour  acheter  les 


(1)  Cass.  av.  11  juillet  1888,  §  88,  I.  409  et  note;  —  Cass.  av.  29  mai  1889, 
S.  89,  I.  471..  Sic  :  Aubry  et  Rau,  t.  VII,  §  6r9,  p.  84. 

(2)  Ed.  de  Pau,  p.  92. 

(3)  «  Notre  sympathie  pour  la  petite  coltore  ne  nous  empêche  pas  de  const- 
d^r  comme  très  fâcheuse  la  disposition  de  rartide  826  du  Code  ciril,  qui  ac- 
corde à  chaque  cohéritier  le  droit  de  réclamer  le  partage  des  immeubles.  La 
petite  culture  est  à  nos  yeux  un  moyen  d'anÎTer  à  une  meiOeure  exploitation  dv 
sol  ;  mais  ce  dépècement  fait  à  l'aTeugle  d'un  domaine  déjà  tout  organisé,  qui  est 
Irop  souvent  la  conséquence  de  Particle  826  (malgré  l'atténuation  de  l*arti- 
cle  832),  n'est  pas  fait  évidemment  pour  servir  les  intérêts  de  la  culture.  » 
Qide  :  Principe*  d'Économie  politique,  Paris,  Larose  et  Force!,  1884,  p.  191? 
note  1. 

(4>  Cf.  J.  Michel,  Réfonne  sociale  du  15  novembre  1883, 


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sous   LE   FOH,    EN   BÉARN.  831 

droits  de  ses  frères  et  sœurs.  Il  y  a  là  pour  lui  cependant  un  avan- 
tage, car,  aux  termes  de  Tarlicle  2103-3"  du  Code  civil,  les  soultes 
résultant  d'un  partage  sont  garanties  par  le  privilège  du  copar- 
tageant  (i)  (art.  2109).  Il  substitue  ainsi  à  un  privilège  une  dette 
par  billet  (acte  sous  seing  privé)  ou  par  acte  public.  Souvent  même 
les  cadets  préfèrent  demeurer  créanciers  de  l'aîné,  à  un  taux  d'in- 
térêt de  3  %  rémunérateur  pour  eux,  alors  que  les  tribunaux  n'ac- 
cordent que  deux  francs  cinquante  pour  cent  (2)  comme  revenu 
foncier.  Cet  écart  explique  la  charge  qui  pèse  sur  la  terre. 

De  plus,  et  souvent,  quand  de  plusieurs  héritiers  les  uns  peuvent 
payer  alors  que  quelques  autres  en  sont  empêchés,  les  premiers 
se  trouvent  sous  le  coup  de  l'action  hypothécaire  des  articles  873, 
1009,  1012  du  Code  civil.  Aussi,  dans  la  pratique,  l'ainé  qui  con- 
serve les  biens  en  les  recevant  à  une  évaluation  inférieure  à  leur 
revenu  réel  demeure-l-il  seul  tenu  de  cette  action. 

A  la  faveur  de  ce  système  ol  lorsque  la  famille  grandit,  qu'il 
faut  songer  à  l'établir,  l'aîné  est  très  souvent  obligé  d'aliéner.  Il 
n'est  donc  pas  difQcile  d'observer  que  dans  les  familles  nombreuses 
le  morcellement  entame  très  sérieusement  la  moyenne  propriété 
et  que, par  voie  de  conséquence,  les  petites  propriétés  tendent  à  se 
multiplier  jusqu'à  Témieltement. 

Cependant  il  ne  faut  pas  se  dissimuler  que  la  conservation  du 
bien  est  subordonnée  à  la  libre  volonté  des  cohéritiers,  puisque 
l'article  826  leur  permet  de  réclamer  le  partage  en  nature.  Ce  n'est 
plus  la  haute  idée  morale  de  la  constitution  de  la  famille  et  du 
patrimoine  qui  régit  les  conventions  des  enfants,  mais  une  survi- 
vance de  vieux  principes  qui  tendent  à  disparaître  sous  Tinfluence 
de  l'extension  de  l'enseignement  primaire  (3),  de  la  multiplication 
des  voies  de  communication.  La  loi  d'égoïsme  semble  prédominer 
sur  le  vieux  concept  de  famille.  Il  n'est  que  temps  peut-être  de 
recueillir  ces  derniers  vestiges  avant  que  la  loi  d^égalité  absolue 
ait  produit  tous  ses  résultats. 


(1)  Le  Play,  Organisation  de  la  famille^  p.  349. 

(2)  Les  tribunaux  des  Basses-Pyrénées  admettent  un  intérêt  de  5  %  pour  les 
capitaux  (ayancements  d'hoirie,  dots,  préciputs),sauf  le  cas  où  ces  capitaux  sont 
des  titres  de  rente,  des  actions,  etc.;  de  2  Â*.  50  %  pour  les  immeubles  sauf  dans 
les  contrées  riches,  les  yallées,  oi\  Ton  va  jusqu'à  3  %  ;  de  2  %  pour  le  mobilier. 

(3)  Le  Play,  Organisation  de  la  famille^  p.  188. 


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83:^  LA   CONSTITUTION    DE   LA   FAMILLE   ET    DU   PATRIMOINE 

§  III.  —  Remèdes  proposés. 

M.  Claudio  Jaiinet  dans  son  Appendice  à  Touvrage  de  Le  Play  si 
souvent  cité  traite  de  la  réforme  proposée  selon  les  jurisconsultes 
des  pays  de  famille-souche.  Il  a  reproduit  cette  note  fort  curieuse 
dans  son  bel  ouvrage  le  Socialisme  et  la  Réforme  sociale^  avec  les 
noms  des  divers  jurisconsultes  (1). 

Pour  enrayer  cette  désorganisation  de  la  famille,  on  réclame 
énergiquement  Tex  tension  de  la  quotité  disponible  jusqu'à  la 
moitié,  quel  que  soit  le  nombre  des  enfants.  Ce  serait  le  retour  à 
Tancienne  Coutume  du  Béarn.  D'autres  peuples  ont  eu  le  courage 
d'adopter  cette  réforme  :  Code  civil  du  canton  de  Vaud  (art.  573), 
Code  civil  prussien,  Code  civil  autrichien,  Code  civil  italien  de 
18()(>  [art.  805).  Le  nouveau  Code  civil  espagnol  (1889)  a  porté  la 
quotité  du  tiers  aux  deux  tiers  du  patrimoine  pour  les  enfants  et 
à  un  tiers  pour  les  étrangers.  Le  Honduras,  le  Guatemala  el 
presque  tout  le  Mexique,  depuis  1884,  confèrent  une  liberté  com- 
plète au  père  de  famille  (:2),  Ainsi  et  en  présence  des  moyens  illé- 
gaux et  détournés  employés  par  les  parents  on  revivifierait  les 
vieilles  familles  prêtes  à  s'éteindre;  ainsi  on  ne  les  mènerait  pas 
à  la  ruine  par  le  partage  forcé;  ainsi  on  n'émietterait  pas  le  patri- 
moine par  le  morcellement  renouvelé  à  chaque  génération  et  on 
n'aboutirait  pas  à  ce  terme  fatal  que  si  lafamillle  veut  rester  aussi 
nombreuse  pour  accroître,  ou  au  moins  maintenir  la  population, 
le  bien  qui  la  fait  vivre  diminue  (3).  Or,  et  quoi  qu'on  en  ait,  ce 
problème  est  démocratique,  car  il  intéresse  surtout  la  petite  pro- 
priété et  la  petite  industrie. 

L'abrogation  de  l'article  832  du  Code  civil  ne  saurait  suffire,  car 
la  validité  des  partages  est  subordonnée  au  consentement  de  tous 
les  héritiers. 

Une  autre  cause  de  ruine  pour  les  familles-souches  provient  des 
mineurs,  encore  que  le  partage  des  biens  de  mineur  puisse  avoir 
lieu  par  voie  de  transaction  (4).  Or  la  loi,  en  entendant  les  proie- 

(1)  Paris,  Pion,  1889,  p.  527. 

(2)  La  Réforme  sociale  du  16  avrU  1889.  Cf.  Gide,  Etud.  sur  la  cond.  prie,  de 
la  femme j  p.  487. 

(3)  Baudrillart,  loc.  cit,^  p.  434  et  437,  Ce  quHl  y  a  de  vrai  dans  la  théorie  de 
Mallhus,  Cf.  Levasseur,  La  population  française,  t.  III,  Paris,  Rousseau  1892: 
voir  surtout  I>«  p.,chap.  i,  p.  3;  chap.  v,  p.  148;  11^  p.,  chap.  xii. 

(4J  Angers,  7  avril  1874,  S.,  75,  U,  105.—  Cass.  5  déc.  1887,   S.  88, 1,  425. 


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sous   LE   FOR,    EN   BÉARN.  833 


1 


J 


ger,  leur  est  défavorable  dans  ses  résultats  et  nuit  ainsi  aux  frères 

du  père.  '.7 

La  liberté  testamentaire  rendrait  le  plus  grand  service  aux  fa-  v-j 

milles  stables  et  s'accorderait  avec  les  pratiques  qui  aujourd'hui  x 

encore  la  remettent  en  vigueur  par  des  moyens  détournés.    N'ap-  .^ 

partiendrait-il  pas  à  une  époque  qui  se  targue  si  fort  de  liberté,  de  -^ 

ne  pas  entraîner  la  ruine  d'une  partie  de  la  France,  si  petite  soit- 
elle,  car  en  matière  d'économie  politique  les  lois,  de  la  majorité  £- 

ne  devraient  pas  être  oppressives  et  les  intérêts  de  plusieurs  mil- 
liers d'habitants,  quand  ils  concernent  surtout  leurs  patrimoines,  " 
sont  sacrés  (i).  J 

Il  ne  s'agit  jias  en  effet  de  rétablir  le  droit  d'aînesse,  mais  seule- 
ment la  liberté  testamentaire. 

Un  publiciste  (2)  cherche  à  démontrer  par  des  arguments  de 
raison  et  pour  consolider  le  foyer  que  le  droit  de  propriété  du 
père  de  famille  devrait  être  limité  par  un  droit  de  copropriété  des 
enfants.  Sa  thèse  consiste  à  établir  une  manière  dlwmesiead  obli- 
gatoire, en  restreignant  la  liberté  de  tester,  bien  que  «  cette  liberté 
soit  infiniment  moins  nuisible  au  bien  social  que  le  système  con-  -j 

traire  du  partage  égal  forcé  ».  La  coseigneurie  du  pays  basque  et  vj 

les  sociétés  à  trois  ou  à  quatre  du  Béarn  avaient  depuis  longtemps 
précédé  cette  conception. 

Grâce  à  Dieu,  la  partie  du  programme  de  Le  Play  concernant  le  j 

respect  du  Décalogue  est  appliquée  dans  nos  familles  villageoise 
si  chrétiennes  et  il  n'y  a,  de  ce  chef,  aucun  vœu  à  formuler  (3). 


§  IV.  —  Difficultés. 


Le  mal  est  là  vivant.  La  famille  est  atteinte  dans  ses  sources 


(1)  A.  de  Moreau  d'Andoy,  Le  testament  selon  la  pratique' des  familles  stables 
ei  prospères;  1  vol.  in-18.  1"  éd.  On  ne  goûtera  guère  les  objections  de  ce 
genre  :  «  Aussi  bien  ceux  qui  réclament  l'extension  de  la  liberté  de  tester  com 
mencent-ils  par  user  eux-mêmes  des  droits  reconnus  par  le  Code.  »  P.  Viollet- 
Frécis  de  l  histoire  du  droit,  p.  740. 

(2)  G.  de  Pascal,  L* Association  catholique,  t.  XXXI,  Paris,  1891.  La  propriété 
dans  la  famille,  p.  37-50. 

(3)  «  Quant  au  respect  du  Décalogue,  autre  partie  de  son  programme  (do  Le 
Play),  les  hommes  réfléchis  qui  n'acceptent  pas  un  pareil  vœu  sont  plus  rares 
qu'on  ne  le  suppose.  »  VioUet, /oc.  cil,,  p.  447,  note  1. 


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834  LA   CONSTITUTION   DE  LA   FAMILLE  ET   DU   PATRIMÛU» 

vives.  Comme  rétablissait,  il  y  a  quelques  années,  un  publiciste 
ingénieux  par  des  calculs  Hnlliématiques,  la  force  de  conserva- 
ikm  en  funilles  est  en  raison  inverse  de  la  place  qu  elles  occupent 
dans  la  hiérarchie  sociale,  car  le  prolétaire  seul  peut  multiplier  (!}. 
Et  Ton  s'étonne  de  rinstabilité  qui  caractérise  notre  société  ! 

Ces  contrées  sont  profondément  atteintes  par  Taggravation  de  la 
dette  hypothécaire  et  la  concurrence  des  pays  neufs.  Elles  sont 
menacées  par  l'augmentation  des  expropriations  dont  le  nombre 
a  crû  depuis  1878  jusqu'en  1890  (2),  surtout  sur  les  ventes  infé- 
rieures à  2,000  francs  qu'on  a  soi-disant  dégrevées.  Les  ventes 
volontaires  ont  diminué  ou  réussissent  difficilement:  les  licitations 
demeurent  stationnaires  (3]. 

On  ne  peut  méconnaître  dans  cet  état  de  choses  la  preuve  d'une 
situation  écouomique  fort  grave  :  «  C'est  surtout  dans  la  partie 
méridionale  de  la  France  que  ces  procédures  sont  relativement 
fréquentes.  On  en  compte  8  pour  10,000  cotes  dans  les  treize  res- 
sorts du  Sud-Ouest  et  du  Sud-Est,  tandis  que  les  treize  aalres 
ressorts  n'en  présentent  que  la  moitié  moins.  La  proportion 
dépasse  10  saisies  sur  10,000  cotes  dans  les  Alpes-Maritimes,  la 
Corrèze,  l'Hérault,  les  Bassea-Pyrénéês^  la  Gironde,  les  Sautes- 
Pyrénées^  le  Gers  et  le  Lot-et-Garonne  (4).  » 

Depuis  1880  presque  tous  les  produits  ont  baissé  de  ^  X  en 
moyenne  et  la  valeur  de  la  terre  d'un  cinquième  à  un  tiers,  sui- 
vant les  départements.  Le  poids  des  dettes  grevant  le  sol 
augmente.  Le  partage  égal  aboutit  à  la  ruine.  De  cette  mobilité 

(1)  A.  Coste,  fjcs  conditions  du  bonlieur  et  de  la  force  pour  les  peuples  et  Us 
individus,  2«  éd.,  Ouillaumin,  1879:  chap.  x  ,  La  quotité  disponible  elles  limite* 
qu'elle  impose  aux  familles  permanentes, 

(2)  D'après  les  statistiques  du  Tribunal  civil  d'Orthez  il  y  a  eu  9  tentes  sur 
saisie  en  1818  ;  9  en  1879 ;  17  en  1880  ;  14  en  1881  ;  9  en  1882;  20  en  1883;  36  en 
18S4;  21  en  1885;  23  en  1886;  53  en  1887;  31  en  1888;  35  en  1889;  26  en  1890; 
26  en  1891.  Les  ventes  inférieures  à  2,000  fr.  qui  étaient  au  nombre  de  9  en  1865, 
de  11  en  1866,  de  7  en  1868,  sont  passées  au  chiffre  de  12  en  1878,  do  16  en  1884 
et  en  1886,  de  19  en  1887,  18  en  1888,  20  en  1889,  14  en  1890.  16  en  1891.  Les 
ventes  inférieures  à  10,000  fr.:  14  en  1865;  12  en  1866;  19en  1867;  16  en  1868: 
11  en  1878;  23  en  1884;  24  en  18^5;  15  en  1886;  35  en  1887;  25  on  1888;  24en 
1889  ;  17  en  1890;  27  en  1891.  Au-dessus  de  10,000  fr.  Paugmentotion  est  iniinae. 
Or  il  importe  encore  de  tenir  compte  de  ce  fait  qu'à  cause  des  frais  très  grands 
des  ventes  et  dos  ordres  les  créanciers  hésitent  à  poursuivre  Texpropriation.  La 
contre-preuve  de  cette  idée  c'est  que  les  obligations  notariées  ont  bctnconp 
diminué. 

(3)  Leur  nombre  oscille  entre  3  et  6  pour  les  licitations  rurales.  Les  lidtâtion** 
urbaines  sont  plus  fréquentes. 

(4)  Compte  rendu  de  la  justice  civile  pour  1887. 


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sous   LE   FOR.    EN    BÉARN.  835 

résulte  Tinfécondilé  des  mariages,  Toubli  des  traditions  domes- 
tiques» la  mauvaise  culture  des  terres,  l'affaiblissement  ou  le 
relâchement  des  mœurs. 

Sainte-Beuve,  en  louant  le  Play  pour  avoir  tenté  de  relever  parmi 
ses  contemporains  la  c  statue  du  Respect  »,  adressait  à  ses  théo- 
ries une  critique  fondée  sur  le  discours  magnifique  d'un  cadeL 
Mirabeau,  que  M.  de  Talleyrand  vint  lire  à  la  tribune  Taprès-midi 
même  du  jour  où  le  grand  orateur  avait  rendu  le  dernier  soupir  et 
auquel  l'orateur  de  la  noblesse,  Cazalès,  répondit  au  nom  du  droit 
du  père  de  famille  antérieur  et  supérieur  àia  loi.  Mais  il  séparenet- 
tement  la  liberté  testamentaire  du  droit  d'ainesse  (1).  Or,  comme  on  ' 
Ta  remarqué,  il  est  à  craindre  que  les  ai^ments  de  Le  Play  et  de 
son  école,  si  excellents  qu'ils  soient,  fondés  sur  l'expérience,  «ne  se 
brisent  contre  la  prévention  enracinée  qui  existe  en  France 
contre  la  cause  de  la  liberté  testamentaire,  que  beaucoup  de  gens 
confondent  avec  celle  du  droit  d'aînesse  (2)  ». 

Eh  !  oui,  malheureusement  pour  ces  doctrines,  on  confond  la 
liberté  testamentaire,  exercice  d'une  volonté  libre,  avec  le  droit 
d'ainesse  qui  en  est  le  contraire,  puisque  le  père  de  famille  est  lié 
par  la  coutume.  Voici  comment  en  parle  M.  Jules  Simon  :  «  L'école 
de  Le  Play  attribue  la  diminution  des  naissances  au  partage  égal 
des  successions.  En  France  tous  les  enfants  ont  une  part  égale 
dans  l'héritage  paternel,  quel  que  soit  leur  sexe.  Les  parents, 
comme  ils  le  disent  proverbialement,  ne  veulent  pas  faire  de  men- 
diants, ils  n'ont  qu'un  ou  deux  enfants.  Il  est  certain  que  cette 
préoccupation  disparaîtrait  en  partie  par  le  rétablissefnmt  du  droit 
éCaînesse,  Et  non  seulement,  disait  Le  Play,  on  y  gagnerait  l'accrois- 
sement rapide  de  la  population,  mais  encore  il  en  résulterait  une 
transformation  du  caractère  national,  parce  que  tous  les  cadets  se- 
raient stimulés  parla  nécessité  de  se  faire  une  position.  Le  réta- 
blissement du  droit  d'aînesse  est  impossible  en  France  par  des 
raisons  sociales  et  par  des  raisons  de  sentiment.  Les  raisons  poli- 
tiques suffiraient  à  elles  seules.  La  suppression  de  la  dot  serait 
plus  facile.  Le  régime  de  la  dot  considéré  en  lui-même  n'est  pas 
aussi  favorable  aux  filles  qu'il  en  a  l'air.  C'est  une  fille  qui  la  re- 


(1)  Sainte-Beuve,  Nouveaux  Lundhy  t.  IX,  p.  193-196. 

(2)  Edouard  Hervé,  le  Soleil,  20  janvier  1892;  le  Temps  :  «  Quant  à  la  liberté- 
testamentaire,  qui  oserait  aujourd'hui  en  proposer,  ou  tout  au  moins  en  espérer  le 
rétablissement.  »  (29  juillet  1890.) 


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J.^||j|Ull..pi^.,^ 


836  LA  CONSTITUTION   DE   LA    FAMILLE    EN     BÉARN, 

(;oit,  mais  c'est  un  garçon  qui  en  profite.  Les  coutumes  relatives  au 
mariage  ne  favorisent  aucun  des  deux  sexes.  Ou  plutôt,  il  n'y  a  que 
Taulorité  maritale  qui  soit  un  privilège,  et  ce  privilège,  qui  donne 
au  mari  Tusage  de  la  fortune  de  sa  femme,  transforme  l'usage  de 
doter  ics  filles  en  privilège  au  profit  du  sexe  masculin  »  (1). 

On  peut  constater  en  terminant  que  les  Coutumes  de  ces  contrées 
avaient  établi  une  famille  stable,  durable,  un  patrimoine  solide- 
ment constitué.  Nous  ne  dirons  pas  avec  M.  de  Savigny  que  te  Code 
a  été  un  obstacle  à  la  marche  des  sociétés  pyrénéennes.  Quel  que 
gros  que  soit  le  mot,  il  en  est  la  ruine,  carie  fait  est  là,  perceptible 
k  tous.  La  famille  s'alTaiblit,  diminue,  la  propriété  est  anéantie, 
les  campagnes  se  dépeuplent  depuis  une  trentaine  d'années  (2). 

Si  comme  conclusion  à  cette  étude  qui  n'a  pas  la  prétention 
d'être  une  enquête,  mais  la  confirmation  d'idées  dès  longtemps  ré- 
pandues par  I^e  Play  et  prises  sur  les  lieux,  il  nous  était  permis  de 
formuler  un  vœu,  souhaitons  que  le  législateur  trouve  un  remède 
à  cette  crise  sociale.  On  ne  verrait  pas  sans  quelque  bonheur  les 
traditions  de  nos  contrées  reprises  sous  la  forme  par  laquelle  ce 
grand  sociologue  lésa  consacrées.  Il  importe  d'éviter  la  ruine  delà 
^petite,  de  la  moyenne  propriété  et  delà  petite  industrie. 

Louis  Batcave. 


(î)  La  femme  du  xx^  siècle^  p,  288. 

(2)  M.  O'Quin,  Du  décroissement   de    la  population  dans  le  déparlement    des 
Basses-Pyrénées^  Pau,  18q6,  a  donne,  pp.  29,34;io,  des  tableaux  qu'on  regrette  de 

no  pas  voir  complétés  jusqu'à  nos  jours. 


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r 


UNE  FAMILLE  RURALE  SOUS  L'ANCIEN  RÉGIME 


COMMUNICATION   A   LA   RÉUNION    ANNUELLE    DANS    LA    SÉANCE    DU    1"    Jl  fN 


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i 


PAROISSE  DE  CNAMPAGNE'IIOUTON,  EN  POITOU  (CHARENTE)  A 

■•1 

(1550-1840)  ;^ 


7 


•i 
'/•': 


Le  bourg  de  Champagne-Mouton  (arrondissement  de  Confolens) 
est  un  des  plus  petits  chefs-lieux  de  canton  du  déparlement  de  la 
Charente  ;  il  compte  à  p^ine  700  habitants  et  n*en  a  jamais  eu  beau- 
coup plus.  C'était,  dès  lexv®  siècle,  le  siège  d'une  baronnie  mouvant 
directement  du  comté  de  Poitou,  dont  elle  formait  Textrémité  sud, 
et  de  laquelle  relevaient  quatre  chastellenies  :  Saint-Coutant,  le 
Mas-Dieu,  Le  Plessis  et  Saint-Laurent  de  Ceris,  et  un  certain 
nombre  d'autres  fiefs  (39  au  xvni"  siècle),  la  plupart  de  mince  im- 
portance. 

Son  château,  bâti  par  un  capitaine  de  la  garde  écossaise  de 
Charles  Yll,  sur  les  débris  d'un   autre  plus  ancien  démantelé  au  .^^ 

cours  de  la  guerre  de  Cent  Ans,  et  sa  vieille  église  romane,  sont  les 
seuls  témoins  encore  debout  du  temps  où  l'exercice  de  la  haute 
justice  seigneuriale  y  entretenait  un  personnel  nombreux  de  séné- 
chaux, procureurs  fiscaux,  procureurs,  notaires,  sergents,  etc.,  et 
lui  donnait  une  vie  locale  singulièrement  active  en  comparaison  de 
l'époque  actuelle. 

C'est  à  un  quart  de  lieue  à  Test  du  bourg,  et  le  dominant,  que  se 
trouve  le  village  «  des  Merigeauds  »  auquel  la  famille  qui  nous 
occupe  a  donné  son  nom  il  y  a  trois  siècles. 

Elle  était  déjà  établie  dans  le  pays  depuis  longtemps.  Dès  1405 
un  Guy  Merigeaud,  prêtre,  figurait  comme  témoin  dans  un  contrat 
d'arrentement  consenti  par  Jacques  de  Nauzières,  seigneur  d'un 
fief  voisin,  Juyers;  en  1553  un  autre  Merigeaud,  Mathurin^  était 
curé  d'une  des  deux  paroisses  de  Champagne-Mouton,  et  bien 
d'autres  habitaient  soit  leur  propre  village,  soit  les  environs. 


838  RÉUNION  ANNUELLE. 

Les  plus  anciens  documents,  établissant  une  filiation  suivie,  qui 
nous  soient  parvenus,  ne  remontent  néanmoins  qu'au  troisième 
quart  du  xv\*  siècle  ;  ceux  des  années  antérieures  et  bon  nombre 
de  cette  même  époque  disparurent  «  par  le  moyen  des  guerres 
civiles  qui  eurent  cours  au  royaume  »,  ainsi  que  Tattestent  les 
notaires  du  temps,  «  perdus  pour  les  avoir  cachés  et  réfugiés  en 
divers  lieux  et  endroits  où  ils  auraient  été  consumés  de  vermine, 
pourris,  salis,  pillés  par  les  gens  d'armes  qui  avaient  passé  et 
repassé  par  leurs  maisons,  les  notaires  qui  les  avaient  reçus  décé- 
dés, leurs  notes  et  protocoles  égarés,  perdus  et  dissipés  par  la 
malice  des  temps  ».  Ces  quelques  lignes  d'un  tabellion  de  village 
en  disent  plus  long  qu'un  chapitre  d'histoire  sur  le  lamentable  état 
du  pays  au  moment  où  Michel  Merigeaud,  a  laboureur  à  bœufs  n 
(souche  généalogique),  et  Catherine  Ducluzeau,  sa  femme,  habi- 
taient avec  leurs  deux  fils,  Françoys  et  Pierre,  le  village  «  des 
Merigeauds  »,  afias  «  La  Grange  ». 

La  classe  sociale  à  laquelle  ils  appartenaient  était  analogue  à 
celle  des  très  petits  propriétaires  ruraux  actuels  qui  cultivent  de 
leurs  propres  mains  un  modeste  patrimoine  :  au-dessous  il  y  avait 
les  «  laboureurs  à  bras  »,  les  métayers  et  les  pauvres  journaliers, 
c'est-à-dire  ceux  qui  n'avaient  rien.  Ils  étaient  au  reste  complète- 
ment illettrés,  bien  que  comptant  dans  leurs  proches  Mathurin,  le 
curé  de  Saint-Martin  de  Champagne,  cousin  germain  de  Michel,  et 
son  neveu  breton,  Jacques  Merigeaud,  notaire  de  labaronnie  (1587) 
et  procureur  fiscal  (1595)  d'un  fief  des  environs.  Leur  fortune 
n'était  guère  plus  avancée  que  leur  degré  d'instruction. 

Pierre  Merigeaud  étant  mort  Jeune  (1587)  laissant  un  fils  mineur 
sous  la  tutelle  de  son  frère  Françoys,  celui-ci  allouait  à  la  veuve, 
pour  Tentretien  de  l'enfant  laissé  à  ses  soins,  une  pension  annuelle 
de  3  escus  sols  (1)  payable  en  deux  termes  et  imputable,  sans  doute, 
sur  les  biens  dudit  mineur,dont  la  ferme  pour  cinq  années  était  mise 
en  adjudication  au  plus  offrant  par-devant  le  sénéchal  de  Cham- 
pagne €  et  après  publications  requises  par  exploit  d'un  sergent, 
tant  au  prosne  de  la  messe  qu*au  jour  de  marché  »,  et  adjugée 
notamment  le  11  février  1601  au  prix  de  7  livres  (3  escus  1/3). 


(1)  L'écu  au  soleil  ou  écu  sol,  monnaie  d*or  frappée  pour  la  première  fois  sous 
Louis  XI,  valait  3  livres  tournois.  La  livre  tournois  (monnaie  de  compte)  râlait 
sousHeîjri  III  (1586),  d'après  les   tables  de  conversion  de  M.  de  Wailly,  3  fr.  15. 


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UNE   FAMILLE   RURALE  SOUS  l'aNCIEN   RÉGIME.  B39 

Cet  enfant,  nommé  Pierre  comme  son  père,  épousait  du  reste, 
en  1612,  une  fille  en  service  au  château  de  Juyers.  Était-ce  une 
folie  de  jeunesse?  En  tous  cas,  si  la  fille  n'était  pas  riche,  car  il  lui 
promettait,  en  cas  de  prédécès,  130  livres  sur  sa  succession,  elle 
était  sage,  puisque  le  seigneur  de  Juyers,  sa  femme  et  quelques 
notables  signent  au  contrat. 


II 


François  Merigeaud  (tige  généalogique)  n'avait  pas  pris  sa  femme 
dans  une  condition  tout  à  fait  humble  ;  il  avait  épousé  en  1568 
Catherine,  fille  de  Helliot  Destampes,  cultivateur  d'une  paroisse 
voisine. 

Le  contrat  ne  mentionne  pas  l'apport  du  futur,  —  la  succession 
de  ses  parenU  était  encore  indivise  entre  lui  et  son  neveu  et  pu- 
pille; la  dot  de  la  future  comporte,  suivant  un  usage  très  général, 
tt  un  lit  de  plumes  garni  de  couettes,  avec  son  Iraversier  et  cou- 
verte, 6  linceulx  (draps  de  lil),  6  chefs  de  brebis  femelles  »  et 
50  livres  tournois,  plus  les  2/3  d'un  pré  provenant  de  la  succession 
non  liquidée  de  ses  grands-parents  maternels. 

La  famille  était  modeste,  un  oncle  de  Catherine  était  «  coustu- 
rier  »  de  son  état,  et  personne,  d'une  part  ni  de  Fautre,  «  de  ce 
requis  par  les  notaires  »,  ne  sait  signer  au  contrat. 

Françoys  cédait  en  1378  les  droits  de  sa  femme  dans  la  succes- 
sion de  sa  mère  pour  7  escus  sols,  et  cette  somme  représentait  le 
1/6  de  la  succession  totale.  Il  recueillait  en  1398  sa  part  dans  l'hé- 
ritage d'une  cousine  de  son  père  —  10  escus  sols  —  et  achetait 
pour  trois  fois  cette  somme  les  droits  de  trois  de  ses  cohéritiers.  II 
arrentait  en  1399  quelques  terres  du  seigneur  de  Juyers  et  parta- 
geait enQn,  en  1612,  la  succession  de  ses  parents  avec  son  neveu 
Pierre.  Il  recevait  pour  sa  part:  une  partie  de  la  maison  paternelle, 
un  jardin,  une  grange  avec  ses  servitudes,  15  parcelles  de  terre  en 
labour,  2  de  vignes,  1  de  bois,  1  de  châtaigneraie  et  2  de  pré,  le 
tout  situé  aux  Merigeauds,  petit  domaine  dont  la  contenance  totale, 
non  indiquée  dans  l'acte  de  partage,  ne  devait  pas  excéder  10  à 
12  d3  nos  hectares,  la  propriété  étant  dès  cette  époque  divisée  au 
moins  autant  qu'aujourd*hui. 


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840  RÉUNION   ANNUELLE. 

Les  meubles  partagés  déjà  en  1587  se  composent  de  lits  garnis, 
buffets  «  en  bois  tourné  »,  coffres,  marchepieds,  poëlle  d'airain, 
linceulx,  nappes  et  serviettes,  vaisselle  d'élain,  ((unearbaleste»,etc., 
le  mobilier  complet  d'une  maison  de  métayer  de  nos  jours,  plus 
des  animaux  de  ferme,  bœufs,  vaches,  brebis  et  porcs. 

A  l'inverse  de  son  neveu,  qui  était  resté  dans  la  foi  catholique, 
Françoys  Merigeaud  avait  embrassé  la  religion  réformée,  comme  la 
famille  de  sa  femme  et  comme  bon  nombre  de  gens  du  pays,  pour 
des  causes  assez  complexes  au  premier  rang  desquelles  il  convient 
de  citer  l'influence  de  François  de  la  Roche  Foucauld,  baron  de 
Champagne-Mouton,  et  de  Charlotte  de  Roye,  sa  femme,  huguenote 
passionnée. 

Outre  un  fils  Jehan,  qui  continue  la  filiation,  Françoys  Merigeaud 
et  Catherine  Destampes  eurent  trois  filles,  Marie,  Hélisabeth  et 
Anne,  toutes  trois  marii^es  dans  des  familles  rurales  et  protes- 
tantes du  pays. 

La  dot  de  Marie  (1599)  comprend  les  meubles,  vaisselle  d'étain, 
linges  et  brebis  qui  figurent  dans  tous  les  contrats  du  temps,  plus 
«  une  robe  de  drap  gris  outre  ses  abillements  ordinaires  »  et 
«  100  escus  sols  revenant  à  300  livres  tournoys  »,  moyennant  quoi 
elle  renonça  à  ses  droits  à  venir  dans  les  successions  de  ses  père  et 
mère  en  faveur  de  son  frère,  ce  qui  était  d'un  usage  constant  (1).  Sur 
cette  somme  de  100  escus,  10  étaient  mis  en  communauté  et 
90  constituaient  les  propres  de  la  future,  le  tiers  était  payable  au 
moment  dumariage,  les  deux  autres  tiers  dans  des  délais  dedeuxel 
dix  ans.  Plusieurs  notables  dupays  figurent  comme  témoins  au  con- 
trat. 

Hélisabeth  et  Anne  reçurent  en  1610  des  dots  analogues  sous  la 
même  renonciation, et  il  est  présumable  qu'en  dotant  ainsi  ses 
filles  Françoys  Merigeaud  excédait  quelque  peu  ses  ressources  et 
entendait  leur  donner  une  part  réelle,  bien  que  réduite,  à  sa  suc- 
cession. La  dot  de  Marie  ne  put  être  acquittée  que  dix  ans  après  le 
mariage,  pour  un  premier  versement  de  200  livres,  par  Jehan 
Merigeaud  son  frère,  qui  prélevait  du  reste  cette  somme  sur  les 

(1)  Cette  disposition,  très  habituelle  dans  la  constitution  dotale  des  fiUosct 
contraire  du  reste  à  la  coutume  du  Poitou,  avait  pour  objet  la  conserration  et 
raccroissenient  du  domaine  patrimonial.  Quandil  y  avait  plusieurs  Gis,  un  seul, 
et  pas  toujours  Tainé,  en  bénéficiait.  Mais  comme  le  numéraire  et  les  valeurs 
mobilières  étaient  rares,  le  payement  des  dots  en  argent  grevait  Phériiagc 
paternel  de  très  lourdes  charges. 


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UNE  FAMILLE  RURALE   SOUS   l'aNCIEN  RÉGIME.  841 

deniers  de  sa  propre  femme  qu'il  avait  épousée  un  an  avant;  les 
100  livres  restées  dues  ne  furent  payées  par  le  même  que  trois  ans 
plus  tard. 


m 


Jehan  Merigeaud  (tige  généalogique)  s'éleva  quelque  peu  au- 
dessus  de  la  condition  de  ses  parents.  Il  reçut,  sans  doute  à  Cham- 
pagne même, une  instruction  élémentaire,  et  dès  1610  nous  le  trou- 
vons établi  notaire  de  la  baronnie  ;  son  oncle  à  la  mode  de  Bretagne, 
le  notaire  Jacques  Merigeaud,  qui  ne  paraît  pas  avoir  eu  de  pos- 
térité, y  fut  peut-être  pour  quelque  chose. 

En  1608  Jehan  avait  épousé  une  veuve,  Marie  Michellet, veuve  de 
J.  Dupuy,  et  à  l'occasion  de  ce  mariage  son  père  Tavait  institué  son 
héritier  universel,  lui  donnant  immédiatement  en  propre  le  tiers  de 
ses  biens  sous  condition  de  doter  ses  trois  sœurs  (dont  une,  Marie, 
était  déjà  mariée)  de  200  livres  chacune.  La  charge  était  lourde  et 
il  dut  dès  Tannée  suivante  puiser,comme  nous  Tavons  dit,  dans  les 
deniers  de  sa  femme  pour  payer  partie  de  la  dot  que  ladite  Marie 
attendait  depuis  dix  ans. 

Plusieurs  grands  propriétaires  du  pays  et  un  membre  de  la  petite 
noblesse  locale  signent  au  contrat;  les  Merigeaud  commençaient  à 
jouir  d'une  certaine  notoriété  grâce  à  la  situation  nouvelle  de  leur 
fils. 

Marie  Michellet,  dont  le  frère  était  qualifié  de  «  laboureur  à 
bœufs  »,  appartenait  elle-même  à  une  famille  de  cultivateurs 
aisés;  sa  part  dans  la  succession  de  ses  parents,  partagée  en  IGll, 
comprenait  les  meubles,  une  maison  et  ^7  parcelles  de  terres,  prés, 
vignes  et  bois,  et  elle  exerçait  en  outre  le  retrait  lignager  sur  un 
pré  vendu  par  un  sien  cousin. 

La  fortune  de  sa  famille  semblait  donc  en  bonne  voie.  Jehan  fail- 
lit la  compromettre  par  l'ambition,  trop  commune  autrefois  comme 
maintenant,  d'arrondir  hâtivement  le  domaine  patrimonial. 

Les  biens  de  Marie  Michellet  ayant  été  réalisés  en  1612  pour  la 
somme  de  644  livres,  et  100  livres  lui  revenant  en  outre  dans  la 
liquidation  de  sa  communauté  avec  son  premier  mari,  il  fit  autour 

La  Réf.  Soc,  l«r  décembre  1893.  3«  série,   t.  VI  (t.  XXVI  col.  ),  34. 


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t   .>^Wfc.  ..     :  .    ^1 


842  RÉUNION  ANNUELLE. 

des  Mérigeauds  de  nombreuses  acquisitions,prit  en  ferme  des  terres 
de  ses  cousins,  et  ces  charges,  jointes  aux  dots  à  payera  ses  sœurs, 
le  menèrent  si  loin,  qu'en  1644  une  séparation  de  biens  était  immi- 
nente entre  sa  femme  et  lui.  L'inventaire  dressé  à  celte  occasion 
nous  donne  l'état  des  meubles  plus  confortables  qu'aux  générations 
précédentes  (bancs  en  bois  tourné,  lits  à  quenouille,  chaire  à  bras, 
cuiller  à  tremper  potage.,.).  Mais  plusieurs  sont  déjà  saisis  à  la 
requête  de  diverses  personnes  notamment  du  «  Recepveur  de  la 
Gourde  Champagne  w  et  les  deux  bœufs  de  l'étable  sont  tenus  à 
cheptel  d'un  propriétaire  voisin. 

Les  procédures  du  temps  étaient  lentes,  le  décès  de  Marie  Michel- 
let  (1650)  vint  les  interrompre  et  la  séparation  n'eut  jamais  d'effet  : 
Jehan  Mérigeaud  mourut  du  reste  lui-même  un  an  après. 
Deux  fils  et  deux  filles  étaient  nés  de  ce  mariage  : 
L'alné,  Jacques,  qui  continue  la  filiation,  et  qui  prit  le  nom  de 
«  sieur  de  la  Tousche  »  pour  se  distinguer  de  son  frère  ;  c'était 
un  usage  du  temps  et  du  pays  ; 

Pierre,  le  cadet,  que  l'on  nomma  <c  le  sieur  des  Marches  »  et  qui 
était  notaire.  Il  se  maria,  devint  veuf  et  épousa  en  deuxièmes  noces 
(1650)  Marie  Charton,  fille  d'un  notaire  de  la  baronnie,  nièce  du 
pasteur  protestant  de  Champagne,  et  dont  un  frère  était  «  apprenti 
corroyeur  »  (ces  familles  qui  naissaient  à  la  bourgeoisie  avaient 
des  anomalies  singulières).  Leur  descendance  ne  fut  pas  heureuse: 
^■'  en  1690  un  fils  était  maréchal,  un  autre  domestique,  les  quatre 

rt^  filles  mariées  tant  bien  que  mal.  Pierre  Mérigeaud  n'avait  cepen- 

w  dant  point  été  frustré  dans  ses  droits  aux  héritages  de  ses  parents. 

f^  Ses  deux  sœurs,  Hélisabeth  et  Jacquette,  en  se  mariant  (1647-1630 , 

t  avaient  été  dotées  de  200  et  400  livres,  sous  renonciation  aux  suc- 

cessions de  leurs  père  et  mère  en  faveur  de  lui  et  de  son  frère 
"^  Jacques.  Pour  liquider  la  succession  de  leur  mère,  leur  père  leur 

avait  abandonné  à  tous  les  deux  (1650)  la  moitié  de  ses  biens  à 
charge  d'acquitter  toutefois  442  livres  16  sols  de  dettes,  et  ils 
avaient  partagé  par  égale  portion  sa  propre  succession  acceptée  du 
reste  sous  bénéfice  d'inventaire. 

A  vrai  dire,  la    gestion    de  Jehan    Mérigeaud   justiBait  cette 
prudence. 


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VSE   FAMILLE   «URALE   éoUS   l'aNCIEX    RÉGIME.  843 


IV 


Jacques  Merigeaud  (tige  généalogique),  sieur  de  la  Tousche,  élevé 
dans  la  religion  réformée  comme  ses  frères  et  sœurs,  était  le  filleul 
du  a  seigneur  de  la  Boissière  »,  petit  gentilhomme  des  environs 
de  Champagne.  Il  avait  débuté  dans  les  offices  féodaux  comme 
(♦  sergent  (huissier)  »  de  la  baronnie  (1650)  avant  d'être 
nommé  notaire  en  succession  de  son  père,  «  par  lettres  de 
Francoys  de  la  Roche-Foucauld,  baron  de  Champagne-Mouton  » 
(7  janv.  1651)  et  reçu  en  cette  qualité  par  les  officiers  de  la  juri- 
diction, avec  toute  Tétiquette  de  cette  époque  très  formaliste;  il 
joignit  bientôt  à  cette  fonction  celle  de  procureur  (1)  de  Saint- 
Coutant  «  par  sentence  de  la  cour  »  de  cette  chastellenie  (1656). 

Il  avait  épousé  deux  ans  avant  Hélayne  Desmassons,  fille  d'un 
feu  procureur  fiscal  de  la  chastellenie  d'Ardières,  qui  lui  apportait 
le  lit,  les  linges  et  les  brebis  traditionnelles  et  une  métairie  (L'Age 
Rousseau)  à  charge  de  payer  850  livres  tournois  à  sa  mère  —  dot 
censée  équivalente  à  tous  ses  droits  dans  les  successions  de  ses 
parents.  Jacques  Garnyer,escuyer,  seigneur  de  La  Boissière,  et  Jean 
de  Goret,  escuyer,  seigneur  de  Fantanon,  signent  au  contrat.  —  Par 
ce  mariage  Jacques  Merigeaud  entrait  évidemment  dans  la  bour- 
geoisie du  pays. 

Un  inventaire  de  ses  meubles  (1655)  nous  révèle  l'état  florissant 
de  ses  affaires  ;  le  blé  ne  manque  pas  dans  le  grenier,  ni  le  vin 
dans  le  cellier,  500  livres  en  louis  d'or  et  d'argent  se  trouvent 
dans  le  coffre,  les  4  bœufs  de  sa  métairie  des  Mérigeauds  sont  sa 
propriété  personnelle  et  c'est  lui,  au  contraire,  qui  souscrit  des 
obligations  à  cheptel  ;  27  de  ces  contrats,  variant  de  5  à  82  livres, 
figurent  dans  ses  papiers:  c'était  le  genre  de  placement  le  plus 
habituel  de  l'épargne.  On  y  trouve  aussi  38  liasses  de  minutes  de 
feu  Jehan  Merigeaud  son  père  :  c'était  le  résultat  de  plus  de 
40  années  d'exercice. 

L'habile  gestion  de  Jacques  ne  négligeait  aucun  profit,  et  le 
change  des  monnaies,  très  variable  à  -cette  époque,  lui  en  offrait 

(1)  Les  «  procureurs  »  étaient  les  avoués  prés  des  justices  seigneuriales. 


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844  RÉUNION  ANNUELLE. 

quelqu'un  :  sa  correspondance  avec  M.  de  Goret,  qui  habilail  Poi- 
tiers et  dont  il  faisait  les  affaires  à  Champagne,  en  fait  foi. 

11  paraissait,  comme  sa  femme,  très  attaché  à  la  Réforme,  et  un 
testament  que  celle-ci,  malade,  fit  en  1657  par-devant  notaire  (elle 
était  illettrée),  avec  les  formules  habituelles  aux  catholiques,  té- 
moigne de  son  souci  de  reposer  «  au  cymetière  de  ceux  de  la  reli- 
gion prétendue  réformée,  au  tombeau  de  ses  ancêtres  »  ;  ils  abju- 
rèrent pourtant  tous  deux,  comme  beaucoup  d'autres,  entre  1679 
et  1689;  la  révocation  de  TËdit  de  Nantes  et  les  a  Missionnaires 
bottés  »  de  M. de  Louvois,  qui  étaient  à  Champagne  en  1681  et  1683, 
y  aidèrent  sans  doute  quelque  peu. 

Jacques  Mérigeaud  mourut  en  1696,  Hélayne  en  1699.  Ils  avaient 
eu  un  fils,  Jehan  (qui  continue  la  filiation),  et  trois  filles,  Suzanne, 
Madeleine  et  Hélisabeth,  toutes  trois  dotées  de  900  livres  (1)  — 
le  progrès  était  sensible  —  dont  200  en  communauté  et  700  en 
propre,ces  dots  payées  régulièrement  dans  le  délai  d'un  an  convenu. 
Elles  renonçaient  bien  entendu,  et  au  profit  de  leur  frère,  aux  suc- 
cessions de  leurs  père  et  mère.  Ces  successions  comprenaient, 
outre  le  domaine  patrimonial  des  Mérigeaud,  accru  de  250  livres 
d'acquisitions  nouvelles,  la  métairie  de  l'Age  Rousseau  et  une 
autre,  Puybaron,  que  Hélayne  Desmassons  avait  recueillie  de  sa 
mère  en  dépit  des  clauses  de  son  contrat. 

Trois  générations  avaient  suffi  à  édifier  ce  commencement  de 
fortune. 


Jehan  Mérigeaud,  sieur  de  laTousche(tige  généalogique), succéda 
à  Jacques  dans  l'office  de  notaire  de  la  baronnie  ;  comme  lui  il 
continua  d'arrondir  le  domaine  patrimonial  :  de  1692  à  1722  il  ne 
fil  pas  pour  moins  de  2,133  livres  d'acquisitions,  variant  de  700 
à  900  livres. 

L'année  même  de  la  mort  de  son  père  il  avait  épousé  Françoise 
Brothier,  fille  de  Jehan  Brothier,  marchand  du  bourg  de  Monla- 
lembert  en  Poitou,  localité  assez  éloignée  de  Champagne,  mais  où 
une  de  ses  sœurs,  Suzanne,  était  mariée.  Mieux  dotée  que  ses 
devancières,  Françoise  reçut  1,500  livres,  plus  le  linge  et  les  brebis 

(<)  Diaprés  M.  de  Wailly,  la  livre  valait  en  1686  1  fr.  88  de  notre  monnaie. 


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UNE   FAMILLE   RURALE  SOUS   l'aNCIEN    RÉGIME.  8i5 

encore  consacrées  parTusage,  usage  qui  tombait  en  désuétude  et 
que  nous  ne  retrouverons  plus,  peut-être  parce  que  les  Mérigeaud 
prenaient  leurs  femmes  dans  des  milieux  sociaux  de  moins  en 
moins  inférieurs.  Elle  renonça  aux  successions  de  ses  parents. 

Quatre  enfants  naquirent  de  ce  mariage  : 

Pierre  (qui  continue  la  filiation)  ; 

Jehanne,  mariée  à  un  marchand  en  1721  et  dotée  de  200  livres 
pour  ses  droits  à  la  succession  future  de  son  père  et  de  1,920  livres 
pour  ses  droits  à  la  succession  de  sa  mère.  Nous  sommes  loin  des 
iOOescus  que  François  Mérigeaud  promettait  en  1610  à  ses  filles 
et  que  son  fils  payait  à  si  grand*peine  ; 

Françoise,  décédée  en  1722,  célibataire. 

Et  Suzanne,  qui  épousa  en  1736,  avec  3,000  livres  de  dot  et  sous 
les  mêmes  renonciations  que  sa  sœur,  un  homme  très  qualifié: 
Pierre  Bechemilh,  sieur  de  la  Remigère,  «  notaire  royal,  greffier 
de  la  juridiction  de  Saint-Gervais,  procureur  postulant  de  la  chas- 
tellenie  du  Plessisi;  ce  pompeux  étalage  de  titres  répondait  à  des 
fonctions  en  somme  assez  modestes,  mais  c'était  le  goût  de  Té- 
poque.  Les  petits  offices  féodaux  s'étaient  beaucoup  multipliés,  la 
bourgeoisie  des  campagnes  les  accaparait  et  plusieurs  en  cumu- 
laient un  grand  nombre. 


VI 


Avec  Pierre  Mérigeaud,  sieur  de  la  Tousche  (tige  généalogique, 
1701-1767),  les  nécessités  d'instruction  commencent  à  suivre  le 
développement  de  la  fortune.  A  l'âge  de  14  ans  son  père  l'envoie 
étudier  sous  les  soins  d'un  procureur  de  RufTec,  la  ville  la  plus 
voisine  ;  la  pension  annuelle  était  de  125  livres.  Ces  frais  ne  furent 
point  perdus,  à  en  juger  par  l'étonnante  énumération  des  offices 
qu'il  exerça,  simultanément  pour  une  bonne  part.  Nous  le  trou- 
vons en  effet  : 

Procureur  (1726),  puis  notaire  en  même  temps  que  procureur 
(1741)  de  la  baronnie  de  Champagne  ; 

Notaire  (1726)  et  assesseur  de  la  justice  (1738)  de  la  chastellenie 
de  Saint-Goutant  ; 


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H46  HÈLMON    ANNL'KLLE. 

Notaire  (1726)  et  procureur  ûscal  [1750]  (1)  de  la  chastellenie  de 
Vieux-Ruffec; 

Procureur  fiscal  (1736)  et  juge  (1751)  de  la  chastellenie  du  Mas- 
Dieu.. 

A  sa  mort  il  était  depuis  longtemps  sénéchal  des  chastelleniesdu 
Mas-Dieu,  Ardières,  Saint- Coûtant,  Vieux-Ruffec  et  Le  Plessis,  et  en 
1762  il  se  qualifiait  en  outre  de  a  commis  buraliste  des  droits  de 
courtiers  jaugeurs,  jauge  et  courtage,  anciens  et  nouveaux,  cinq 
sols  du  droit  dominical  de  la  marque  des  fers  i. 

Il  faut  croire  que  le  rôle  des  audiences  de  ces  <*  cours  de  justice  » 
n'était  pas  très  chargé,  les  émoluments  du  personnel  étaient  du  reste 
modiques  :  un  procureur  fiscal  de  Champagne-Mouton  avait  de 
gages  du  seigneur  20  livres.  Mais  un  simple  procureur  postulant  de 
la  même  justice  se  faisait  120  livres.  Les  mômes  charges  réunies  à 
la  chastellenie  du  Plessis  valaient  70  livres.  Un  procureur  postulant 
du  Mas-Dieu  ne  gagnait  que  10  livres.  Il  est  vrai  qu'il  y  avait  «  les 
épicesn  et  qu'on  ne  demandait  pas  grande  science  aux  titulaires,  la 
science  de  nos  juges  de  paix  tout  au  plus.  Les  sénéchaux  de  Cham- 
pagne, siège  de  la  baronnie,  jugeant  par  appel  les  chastellenies 
du  ressort,  étaient  pourtant  «  licenciés  es  loix  ».  De  1721  à  1731 
Tétude  de  notaire  de  Pierre  Merigeaud  recevait  120  actes. 

Pierre  Merigeaud  avait  épousé  à  37  ans  sa  cousine  Françoise  Bro- 
thier  qui  en  avait  20,  et  Tenquôte  ecclésiastique  qui  précéda  les 
dispenses  de  consanguinité  laisse  entendre  que  c'était  un  mariage 
d'inclination.  Elle*  lui  apporta  4,000  livres  de  dot  et  fut  plus  tard 
rappelée  (contrairement  aux  clauses  du  contrat)  à  la  succession  de 
ses  parents  jusqu'à  concurrence  d'égale  somme.  C'était  de  l'argent 
liquide,  Pierre  en  usa  pour  agrandir  encore  ses  biens  immobiliers 
et  arrenta  deux  nouvelles  métairies  et  un  moulin  dans  la  paroisse; 
il  acquit  quelques  terres  autour  de  son  domaine  des  Merigeauds  et 
aussi  une  maison  à  Champagne,  et  délaissa  très  probablement,  pour 
se  fixer  au  bourg  même,  la  vieille  maison  paternelle  des  Meri- 
geauds qui  ne  répondait  plus  aux  exigences  du  temps  et  de  la  nou- 
velle situation  de  la  famille. 


(1)  Les  «  procureurs  fiscaux  n  jouaient  dans  les  juridictions  seigneuriales  i 
pou  près  le  rôle  des  parquets  prôs  nos  tribunaux.  Les  «  sénéchaux  »  éuieni 
les  présidents  de  ces  petites  «  cours  de  justice  »,xls  étaient  assistés  des  «  asses- 
seurs »• 


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'•^^dj^ 


UNE  FAMILLE  RURALE  SOUS  L  ANCIEN  RÉGIME.  847 

Sept  enfants,  dont  un  seul  garçon,  Pierre  (quicontinue  la  filiation), 


f 


lui  naquirent.  .^i 

Des  six  filles,  quatre  moururent  en  bas  âge,  la  cinquième  épousa 
M.  de  la  Ribardière,  procureur  fiscal  de  la  chastellenie  d'Âmber- 
nac,  et  fut  dotée  de  6,000  livres  sous  renonciation,  en  faveur  de 
son  frère,  à  ses  droits  à  venir  dans  les  successions  de  ses  parents. 
C'était  un  riche  mariage  et  l'interminable  inventaire  des  meubles 
de  cette  jeune  femmedonne  une  idée  curieuse  et  complète  de  l'in- 
térieur et  du  vestiaire  d'une  bourgeoise  élégante  de  la  campagne  à 
la  fin  du  xviii*^  siècle. 

En  mourant  Pierre  Merigeaud  avait  institué  son  fils  seul  héritier 
de  tous  ses  biens  meubles  et  acquêts,  à  charge  de  partager  ses  im- 
meubles propres  avec  sa  sœur  Renée,  non  mariée,  ou  de  la  désinté- 
resser par  3,000  livres  (1)  de  dot  à  prendre  sur  lesdits  biens, 
pareille  somme  de  3,000  livres  lui  revenant  comme  à  sa  sœur 
Suzanne  sur  les  biens  de  leur  mère  encore  vivante.  Ces  disposi- 
tions appelant  la  fille  au  même  titre  que  le  fils  à  la  succession  des 
immeubles  paternels  sont  nouvelles.  Renée  mourut  du  reste  sans 
avoir  été  mariée,  laissant  à  çon  frère  tout  ce  qu'elle  possédait, 
notamment  4,266  livres  d'obligations  à  cheptel.  C'était  encore  un 
des  seuls  modes  de  placement  pratiqué  dans  ce  coin  reculé  de  la 
province. 

Mme  de  la  Ribardière  décéda  elle-même  (1788,  sans  enfants)  en 
sorte  que  Pierre  Merigeaud  (qui  suit)  réunit  dans  ses  mains  la  for- 
tune totale  de  ses  parents. 


VII 


Pierre  Merigeaud  de  la  ïousche  (tige  généalogique,  1751-1820) 
avait  16  ans  lorsque  son  père  mourut  :  trop  jeune  pour  lui  succéder 
dans  ses  diverses  charges,  il  s'en  fut  étudier  pendant  cinq  ans  la 
procédure  à  Poitiers  dans  les  études  de  divers  procureurs.  Les 
clercs  de  procureur  formaient  alors  dans  cette  ville  une  corpora- 
tion connue  sous  le  nom  de  «  principale  et  souveraine  Bazoche  de 
Poitou  )),  il  en  fut  successivement  le  trésorier  et  le  vice-chancelier. 

Revenu  sous  le  toit  paternel  et  exerçant,  malgré  ses  20  ans,  la 

(1)  En  1786  la  livre  ne  valait  plus  que  0  fr.  99.  (M.  de  Wailly.) 


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848  RÉUNION   ANNUELLE. 

charge  de  procureur  des  chasiellenies  d*Ordières  et  Saint- Coulant 
(1771),  il  y  joignit  dès  sa  majorité  celles  de  notaire  elprocureur  de 
chastellenie  d'Alloué  et  Yieux-Ruffec,  et  au  moment  de  son  mariage 
(1779)  il  était  en  outre  notaire  royal. 

Marie  Cordeau  de  la  Plante,  sa  femme,  lui  apportait  6000  livres 
de  dot,  mais  elle  n'avait  qu'une  sœur  qui  mourut  sans  avoir  été 
mariée  et  elle  hérita  dans  la  suite  de  la  fortune  entière  de  ses 
parents,  une  terre  de  plusieurs  domaines  sur  les  confins  du 
Limousin. 

Dans  le  même  temps  l'abbé  J.-B.  Mignot,  «  vicaire  général  de 
Nevers  et  de  Dol  et  promoteur  général  de  la  chambre  souveraine 
du  clergé  de  France  »,  prieur  commendataire  et  seigneur  temporel 
de  Vieux-Ruffec  et  Alloue, confiait  à  Pierre  Mérigeaudles  fonctions 
de  juge  sénéchal  de  la  première  (1779)  et  de  procureur  fiscal  de  la 
seconde  de  ces  chasiellenies  (1782). 

Mais  l'ambition  lui  était  venue  avec  la  fortune  et  il  chercha  (1781- 
1782),  avec  l'appui  du  même  abbé  Mignot,  qui  l'honorait  de  son 
amitié,  quelque  situation  plus  haute  :  c'était  une  charge  de  a  secré- 
taire greffier  de  la  Sénéchaussée  de  Civray  »  ;  mais  les  «  finances  » 
(3000  livres)  et  les  frais  (383  livres)  parurent  dispi'oportionnés.  Ce 
fut  aussi  (1781)  une  charge  d'  «  Elu  (1)  »  à  Confolens.et  la  correspon- 
dance échangée  à  ce  sujet  donne  d'assez  curieux  détails  :  le  titu- 
laire en  voulait  6,500  livres,  les  frais  de  provision  et  de  réception 
étaient  évalués  à  500  livres,  le  produit  fixe  à  130  livres  et  les 
<c  épices  >  à  15  ou  20.  (On  n'ofi'rail  que  3,500  livres.)  a  II  n'était  pas 
la  peine  d'être  licencié  ni  même  de  savoir  le  latin  »,  la  connais- 
sance des  ordonnances  était  seule  utile  et  «  il  y  avait  dans  leurs 
livres  une  formule  qu'il  fallait  savoir  par  cœur  pour  se  faire  rece- 
voir à  Paris  où  il  faut  faire  le  voyage»;  et  Tabbé  ajoute  :  «  Bien  des 
personnes  comprennent  que  le  Roy  veut  les  supprimer  et  il  ne  m'est 
pas  difficile  de  le  croire  par  le  grand  empressement  que  les  titu- 
laires ont  de  s'en  défaire.  »  Elles  furent  supprimées  en  effet,  mais 
non  (c  par  le  Roy  »,  et  avec  elles  toutes  les  petites  juridictions  sei- 
gneuriales, le  Roy  lui-même  et  bien  d'autres  choses  encore. 

Resté  simple  «  notaire  public  »,  Pierre,  après  un  court  passage 
dans  l'administration  nouvelle  de  son  arrondissement,  n'eut  plus 

(1)  Les  «  Elus  »  étaient,  aux  sièges  des  «  généralités  »  ou  des  circonscriptions 
nommées  «  élections  »,  les  agents  du  Trésor  pour  la  répartition  des  «  tailles  » 
et  la  garde  des  deniers  qui  en  provenaient. 


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UNE  FAMILLE  RURALE   SOUS  L'aNCIEN   RÉGIME,  849 

d^autres  soucis  que  la  bonne  gestion  de  ses  propriétés  qu'il  laissa, 
augmentées  d'une  métairie  de  plus,  à  son  fils  Pierre-Louis  et  à  sa 
fille  Sophie. 

A  la  réorganisation  des  services  publics,  Tétude  de  notaire  que 
les  Mérigeauds  se  transmettaient  de  père  en  fils  depuis  plus  de  deux 
siècles  fut  supprimée  ;  Pierre-Louis  (1792-183G)  avait  fait  un  ma- 
riage assorti  à  sa  propre  situation  (1821),  sa  sœur  n'avait  point 
d'enfants,  et  en  1840  sa  fille,  qui  devait  dans  la  suite  rester  Tunique 
et  dernière  héritière  du  nom  et  de  tous  les  biens  si  laborieusement 
acquis  de  la  famille,  était  un  des  meilleurs  partis  du  pays. 


Cette  courte  et  très  simple  histoire  est  aussi  celle  de  presque 
toutes  les  familles  bourgeoises  de  notre  province. 

Sorties  des  humbles  rangs  de  la  classe  agricole  —  quelques-unes 
du  petit  commerce  local  —  et  gardant  de  cette  origine  un  fidèle 
attachement  au  sol  natal,  elles  s'élevèrent  peu  à  peu,  par  l'exercice 
des  offices  féodaux,  en  même  temps  qu'elles  édifièrent  patiemment 
leur  fortune  sur  le  labeur,  Tordre  et  Téconomie  de  leurs  généra- 
tions successives. 

La  suppression  des  juridictions  locales  mit  fin  à  leur  rôle  social 
et  à  leur  raison  d'être  dans  les  campagnes  ;  les  fonctions  publiques 
de  TÉtat  vers  lesquelles  elles  tournèrent  en  partie  leur  activité 
commencèrent  de  les  disperser:  les  mœurs  nouvelles,  le  partage  des 
domaines  patrimoniaux,  les  besoins  d*un  luxe  toujours  croissant, 
en  diminuant  les  fortunes  foncières,  ruinent  de  plus  en  plus  Tin- 
Ûuence  morale  et  politique  de  celles  qui  restent  encore  fixées  au  sol. 

Les  campagnes  ne  se  dépeuplent  pas  seulement  des  simples  cul- 
tivateurs qui  travaillent  de  leurs  bras;  avant  longtemps,  et  sauf 
quelques  rares  privilégiés,  nos  vieilles  familles  rurales  bourgeoises, 
les  ((  autorités  sociales  »  des  champs,  auront  disparu,  poussées  par 
les  fatales  exigences  de  la  «  lutte  pour  la  vie  »  vers  le  mouvement 
des  villes  où  se  concentre,  à  notre  époque  de  centralisation  exces- 
sive, toute  l'activité  intellectuelle,  toute  la  vie  administrative  du 
pays. 

André  Tandonnet. 


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UN  NOUVEL  HISTORIEN  DE  RICHELIEU 

M.  Gabriel  Hanotaux,  déjà  connu  comme  érudit  et  lettré,  bien  qae  sa 
vie  ne  soit  pas  uniquement  réservée  aux  études  spéculatives,  vient  d'en- 
treprendre une  vaste  histoire  du  cardinal  Richelieu.  Et  son  premier 
volume  (1)  nous  donne  une  idée  de  la  manière  dont  il  entend  élargir  et 
renouveler  une  matière  qui  pouvait  paraître  épuisée.  M.  le  vicomte 
d'Avenel,  dans  son  très  remarquable  ouvrage,  s'était  surtout  occupé  de 
la  politique  intérieure,  laissant  de  côté  ce  qui  regarde  la  personne  du 
grand  ministre  et  les  afîaires  extérieures.  M.  Hanotaux,  lui,  ne  néglige 
rien  de  ce  qui  touche,  de  loin  ou  de  près,  à  son  sujet.  11  l'agrandit  à 
plaisir,  et,  comme  il  a  l'esprit  1res  ouvert,  le  style  vivant  et  coloré,  c'est 
aussi  plaisir  pour  le  lecteur.  D'ailleurs  cette  forêt  touffue  de  faits  et 
d'idées  est  très  bien  aménagée,  ouverte  de  larges  percées  qui  permettent 
d'en  saisir  les  grandes  lignes  et  de  s'y  retrouver  aisément. 

L'auteur  nous  présente  aujourd'hui  la  jeunesse  de  Richelieu  (1585- 
1614)  et  surtout  la  situation  de  la  France  au  moment  où  l'évéque  de 
Luçon  est  envoyé  par  le  clergé  de  sa  province  aux  États  généraux  qui 
vont  s'ouvrir  en  octobre  1614.  A  cette  occasion,  il  reconstitue,  dans  un 
pittoresque  voyage,  l'aspect  extérieur  du  pays  et  résume  tout  son  déve- 
loppement historique,  sans  souci  de  s'exposer  ainsi  aux  critiques  des 
spécialistes.  J'indiquerai  seulement  comment  il  aborde  deux  questions 
qui  touchent  à  l'économie  sociale,  la  destinée  des  libertés  locales  et  le 
rôle  de  la  noblesse  sous  l'ancien  régime. 

Qui  n'a  été  souvent  tenté  de  reprocher  sévèrement  au  gouvernement 
monarchique  d'avoir  travaillé,  et  trop  bien  réussi,  à  détruire  les  auto- 
nomies régionales?  M.  Hanotaux  prétend  prouver  que  cette  œuvre 
s'explique  par  les  nécessités  du  développement  national.  Il  montre  que 
les  États  provinciaux,  avec  leur  caractère  généralement  aristocratique, 
entravaient  toute  mesure  d'ordre  général  et  s'opposaient  obstiné- 
ment aux  innovations  les  plus  nécessaires,  Comme  devaient  faire 
les  parlements  au  xvni«  siècle.  «  L'action  des  États,  écrit-il,  se 
borne  aune  routine  sans  horizon;  leur  égolsme  local  renonce  à  jeter 
les  yeux  au-dessus  des  limites  de  la  province  ;  il  se  désintéresse  des 
destinées  générales  du  pays  et  il  oppose  un  non  posmmus  niais  aux 
demandes  les  plus  légitimes  du  pouvoir.  Celui-ci  s'irrite  à  la  fin.  Il  tra- 
, verse  des  conjonctures  graves,  il  est  accablé;  il  cherche  à  qui  parler. 
Mais  non,  personne  ne  veut  l'entendre  ;  on  en  est  toujours  au  vieux  con- 
trat rédigé,  il  y  a  cinq  cents  ans,  quand  les  circonstances  étaient  tout 
autres...  Une  nation  unifiée  et  à  qui  les  nécessités  de  sa  politique  exté- 
rieure imposent  des  charges  très  lourdes  peut-elle  subordonner  sa  des- 
tinée aux  vues  de  pouvoirs  intérieurs  particuliers,  prétendant  jouir  d'une 

(1)  Histoire  du  cardinal  de  Richelieu,  tome  1.  La  jeunesse  de  Richelieu  (1585- 
1614).  La  France  en  1614.  Pari»,  Didot,  1893. 


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UN   NOUVKL    lilSTORIKN   DE   RICUELIEU.  851 

p  artie  de  la  souveraineté  ?  »  Cela  prouve  qu'il  ne  convenait  pas  de  laisser 
ces  parlements  locaux  s*eraparer  de  la  souveraineté  politique,  non  qu'ils 
n'eussent  pu  utilement  exercer  des  attributions  administratives.  Seule- 
ment entre  les  affaires  d'intérêt  général  et  la  gestion  des  affaires  locales, 
par  suite  peut-être  du  démembrement  de  la  souveraineté  centrale  au 
temps  de  la  féodalité,  s'était  établie  une  confusion  qui  a  été  très  lente  à 
se  dissiper  un  peu,  et  dont  les  suites  pèsent  encore  sur  nos  institutions. 

La  noblesse  attirée  à  la  cour,  abandonnait  sa  province  et  perdant  son 
indé  pendance,  autre  sujet  de  regrets,  aux  heures  où  l'on  aime  à  refaire 
l'histoire.  M.  Hanotaux  est  très  sévère  pour  cette  classe  qui  n'a  pas  su 
jouer  le  rôle  politique  et  social  d'une  véritable  aristocratie.  Mais  une 
part  de  la  responsabilité  ne  doit-elle  pas  retomber  sur  les  ministres  qui 
ont  constitué  la  monarchie  absolue?  N'est-ce  pas  un  peu  faute  de  pou- 
voir s'employer  dans  un  libre  gouvernement  local  que  la  noblesse  de 
province  s'enfonce  dans  la  mauvaise  humeur  et  dai^s  l'impuissance? 
C'est  un  système  concerté  d'appeler  les  gentilshommes  autour  du  roi,  de 
les  attacher  par  des  charges  lucratives,  par  des  pensions  très  onéreuses 
pour  le  trésor  public.  La  distribution  des  bénéfices  ecclésiastiques  est 
un  moyen  très  puissant  d'influence,  auquel  bien  peu  de  familles  résis- 
tent. Ainsi  cette  intervention  abusive  de  l'État  dans  les  affaires  ecclésias- 
tiques, qui  lit  tant  de  tort  à  la  vitalité  de  la  religion,  fut  dommageable 
aussi  à  la  cause  de  la  liberté  eu  France.  Aurait-il  été  possible,  avec  une 
autre  politique,  d'imprimer  au  mouvement  social  une  autre  direction? 
Je  n'en  sais  trop  rien.  Mais  je  voudrais  croire  que,  sur  ce  point  comme 
sur  beaucoup  d'autres,  il  y  eut  entre  le  gouvernement  du  premier  des 
Bourbons  et  celui  de  Richelieu  plus  de  différences  que  n'en  indique 
M.  Hanotaux.  Il  reconnaît  pourtant  que  Henri  IV  et  Sully  «  s'appliquè- 
rent à  rendre  à  tous,  même  à  la  noblesse  le  goût  des  champs.  lis  encou* 
ragèrent  Olivier  de  Serres  et  cette  littérature  ménagère  qui  met  comme 
une  note  d'idylle  entre  les  désordres  de  la  Ligue  et  les  dévastations  des 
guerres  du  xvn«  siècle  ». 

En  tout  cas,  pour  juger  équitablement  l'œuvre  de  Richelieu,  il  faut 
tenir  compte  de  l'état  dans  lequel  avaient  mis  la  France,  quelques 
années  après  le  crime  de  Ravaillac,  les  menaces  des  protestants,  les 
intrigues  de  cour,  les  divisions  et  la  rapacité  des  grands  seigneurs.  Voilà 
pourquoi  le  volume  que  vient  de  donner  M.  Hanotaux  est  une  introduc- 
tion indispensable  à  ceux  qui  vont  suivre.  Ce  sera  un  monument  déQ- 
nitif  élevé  à  la  gloire  du  grand  ministre.  Notre  patriotisme  n'aurait  qu'à 
s'en  réjouir,  si  l'on  pouvait  s'empêcher  de  penser  que  c'est  un  modèle 
dont  il  est  plus  facile  de  retrouver  l'esprit  autoritaire  que  le  génie. 

.    J.  A.  DES  R. 


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LA  SOCIÉTÉ  BELGE  D'ECONOMIE  SOCIALE 


RAPPORT  SOMMAIRE  SUR  LES  TRAVAUX  DE  SA  XII*  SESSION  (1892-1893)  (I). 

Fidèle  à  la  tradition,  nous  esquisserons  brièvement  l'état  des  travaux 
de  notre  groupe  pendant  la  douzième  session  qui  vient  de  se  clôturer. 
Notre  publicité  régulière  rend  de  moins  en  moins  nécessaire  ce  rapport 
dont  Futilité  se  borne  à  un  tableau  d'assemblage.  La  presse,  par 
le  compte  rendu  de  nos  séances,  les  revues  qui  ont  publié  bon  nombre 
de  nos  travaui"de  Tannée  et  le  procès-verbal  détaillé  de  la  plupart  de 
nos  réunions,  permettent  de  suivre  pas  à  pas  les  traces  de  notre  activité. 
Le  programme  n'en  a  manqué  ni  d'intérAt  ni  de  variété. 

Les  principes  qui  président  à  Tordre  économique  sont  fixés,  sans 
doute,  dans  leurs  grandes  lignes,  et  la  haute  intervention  du  Sainl-Siège 
y  a  puissamment  contribué;  mais  bien  des  points  demeurent  controversés 
soit  quant  aux  déductions,  soit  quant  aux  applications  et  h  la  prudence 
dans  Taction.  Ces  divers  points  ont  donné  lieu,  dès  le  début  de  la  ses- 
sion, à  un  débat  dont  aucun  de  nous  n'a  perdu  le  souvenir,  débat  ouvert 
parM.Ch.Morisseaux,  notre  président,  en  décrivant  les  tendances  actuelles 
en  économie  sociale.  Très  instructif,  très  animé  et,  hàtons-nous  d'ajouter, 
très  courtois,  cet  échange  de  vues  a  été  fort  utile  à  tous;  il  a  montré  que 
la  recherche  sincère  du  vrai,  la  volonté  résolue  et  droite  du  bien  permet- 
tent la  communauté  d'étude,  la  fraternité  de  travail,  malgré  la  diver- 
gence de  certaines  conclusions  ;  je  dirai  plus,  il  a  montré  combien  cette 
collaboration  est  féconde  pour  tous,  l'accord  intégral  et  préalable  n'étant 
point  du  tout  requis  dans  une  œuvre  de  recherche  et  d*étude,  où  chacun 
vient  s'instruire  et  s'éclairer. 

On  sait  combien  il  importe  de  pénétrer  de  leurs  devoirs  tous  ceux  qui 
ont  une  influence  ou  des  richesses.  M.  E.  Harmant,  ingénieur,  ancien 

(1)  Le  Bureau  de  la  Société  pendant  cette  session  se  composait  de  M.  le  baron 
de  MoreaUf  représentant,  ancien  ministre,  président  d'honneur;  le  comte  de 
Bousies,  vice-président  d'honneur;  Ch.  Morissoaux,  directeur  au  Ministère  de 
TIndnstrie,  président;  Yte  Fr.  de  Mongc,  professeur  à  TUniversité  catholique 
de  Louvain,  vice- président;  Ch.  Lagasse,  directeur  au  Ministère  des  travaux 
publics,  vice -président  ;  Mgr  Nicotra,  secrétaire  de  la  Nonciature  apostolique, 
vice-président  ;  le  baron  Raoul  du  Sart  de  Bouland,  gouverneur  du  Hawaut, 
Tice-président  ;  V.  Brants,  professeur  à  TUniversité  catholique  de  Louvain, 
secrétaire  perpétuel  ;  A.  Julin,  attaché  au  Ministère  de  TIndustrie,  secrétaire  des 
séances. 


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(*)  Ce  rapporta  paru  dans  la  Revue  générale  de    Bruxelles,  n°»  de   mars   et 
avril  1893. 

(2)  Même  recueil,  n»  de  juin  1893. 

(3)  Même  recueil,  n^»  d'octobre  et  novembre  1893. 

(i)  Les  procès-verbaux  de  la  conférence  ont  paru  en  vol.  in- fol.,  à  Bruxelles, 
chez  Hayez,  imprimeur  de  l'Académie  royale,  1892. 


LA   SOCIÉTÉ   BELGE  D* ÉCONOMIE  SOCULE.  853 

directeur  de  charbonnages,  nous  a  exposé  avec  beaucoup  de  vigueur  les 

pouvoirs  et  les  obligations  morales  des  actionnaires  dans  /es  sociétés  par 

actions  (1)   trop  longtemps  et  trop  souvent   méconnus  ou  dédaignés.  vj 

La  Société  appréciant  l'importance  de  ces  leçons,  décida  la  distribution 

de  ce  remarquable  travail.  —  Les  rapports  entre  patrons  et  ouvriers,  le 

contrat  de  travail,  le  patronage,  subissent,  sous  Tactiou  de  causes  mul-  ,« 

tiples,  des  tranformations  profondes.  J^ai  eu  l'honneur  de  soumettre  ù  la  «^ 

Société  quelques  réflexions  sur  ces  phénomènes,  sur  le  rôle  des  con- 

seiis  d^usine  pour  la  paix  sociale,  sur  les  éléments  qui  peuvent  servir  à 

la  corporation  moderne  delà  grande  industrie  (2). — Pour  améliorer  la 

situation  du  travail  et  des  rapports  avec  le  capital, on  a  recommandé  vive-  : 

ment  la  diffusion  de  la  propriété  et  du  capital  parmi  les  travailleurs,  par 

la  coopération  sous  diverses  formes  et  par  d'autres  procédés.  M.  Jos.  de 

la  Vallée-Poussin,  a  analysé  et  étudié  avec  beaucoup  d'intérêt   et  de 

talent,  ces  formes  du  travail  autonome  au  xix*  siècle  (3). 

On  sait  combien  vives   sont  les  controverses  sur  les  causes  de   la  i   ' 

dépression  industrielle,  sur  la  part  qu'il  convient  d*y  assigner  au  régime 
monétaire.  La  conférence  monétaire  internationale,  réunie  ù  Bruxelles  en 
1892,  donnait  à  cette  question  un  intérêt  tout  immédiat  (4>).  Un  de  nos 
confrères  qui  avait  participé  aux  travaux  de  la  conférence  en  qualité  de  ' 

secrétaire,  M.  Ed.  vander  Smissen,  nous  exposa  les  lerons  elles  conclu- 
sionsqu'on  pouvait  en  tirer.  11  montra  Tinfluence  qu'exerce  sur  l'état  so*  '  ■' 

cial  le  régime  monétaire  et  exposa,  avec  abondance  et  talent,  les  éléments 
d*une  solution  rationnelle  que  les  événements  semblent,  depuis  lors,  j 

avoir  ajournée  à  un  lointain  avenir.  A  ce  débat  plein  d'intérêt,  malgré 
Taridité  que  semble  présenter  un  sujet  si  technique,  M.  Georges  de 
Laveleye,  secrétaire  général  de  la  conférence,  nous  apporta  le  contin- 
gent précieux  de  sa  parole  claire,  brillante,  et  de  sa  compétence  finan- 
cière. 

Parmi  les  causes  certaines  de  souffrance  sociale,  il  eu  est  une,  géné- 
rale sans  doute,  mais,  hélas  aussi  trop  spéciale  à  la  Belgique  :  c'est  Cal-  ' 
coolisme.  M.  Henry  Carton  de  Wiart  fit  Texposé  des  faits,  et  l'examen 
critique  des  divers  moyens  de  combattre  le  fiéau  ;  il  le  fit  avec  la  netteté, 
la  précision,  Télégance  et  la  verve  que  souvent  déjà  nous  avons  eu  le 
plaisir  d'apprécier.  Il  conclut,  comme  remède  important,  à  la  réduction  1 
du  nombre  des  débits  alcooliques.  Il  amena  à  prendre  la  parole  un  des                           j 


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854  LA   SOCIÉTÉ  BELGE   d'ÉGONOMIE   SOCIALE. 

adversaires  les  plus  résolus  et  les  plus  ardeats  du  mal,  M.  Eni.  Gauder- 
lier,  secrétaire  général  de  la  Ligue  patriotique  contre  Talcoolisme,  qui 
ajouta  des  considérations  intéressantes  et  défendit  son  système  de  mono- 
pole qu'il  considère  comme  le  seul  remède  efficace  (I). 

Les  questions  agricoles,  la  situation  du  petit  propriétaire  rural  méri- 
tent une  attention  sérieuse,  car  l'élément  rural  est  pour  le  pays  une 
force  qu'on  ne  peut  laisser  ébranler  sans  danger.  M.  Ernest  Dubois,  nous 
â  exposé  les  systèmes  par  lesquels  on  prétend,  en  divers  pays,  pro- 
téger la  petite  propriété  rurale,  notamment  en  Amérique  par  Yhomestead 
exemtion  (2).  Ses  renseignements  précis  sont  de  nature  â  faire  réfléchir 
les  admirateurs  de  cette  législation  séduisante  qui,  en  Europe,  gagnait 
des  partisans. 

Faut-il  conseiller  Pémigration  à  ceux  qui  souffrent  dans  nos  vieux  pays, 
et,  quand  ils  veulent  partir,  où  peuvent-ils  aller  sans  trop  de  danger? 
Question  sérieuse  qu'ont  aggravée  de  rudes  déceptions  et  des  séductions 
funestes.  M.  Georges  Kaï:>er  nous  donna  son  opinion,  fit  l'éloge  des  colo- 
niesdu  Ganada,  avec  documents  à  Tappui,  dans  un  exposé  dont  l'intérêt  fut 
encore  assaisonné  d'un  charme  humoristique.  Fort  opportune  et  piquante 
en  même  temps  qu'instructive,  fut  l'intervention  au  débat  d'un  écono- 
miste des  États-Unis  d'Amérique,  M.  Falkner,  professeur  à  l'Université 
de  Pensylvanie  et  secrétaire  de  l'Académy  of  political  science  de  Phila 
delphie. 

Avec  toutes  ces  questions  agitées,  nous  avions  été  au  plein  des  con- 
troverses actuelles,  au  milieu  du  mouvement  des  idées  du  jour.  11  y  a 
du  charme  à  jeter  un  regard  sur  les  idées  d'hier,  à  mesurer  l'espace  par- 
couru Ce  charme  est  plus  vif  encore  quand  on  a  la  fortune  d'entendre 
M.  Albert  Nyssens  exposer  les  idées  à'Eudore  Pirmez  sur  les  grands  inté- 
rêts économiques  et  sociaux.  Pour  beaucoup  d'entre  nous  qui  avions 
connu  l'infatigable  économiste  parlementaire,  il  y  avait  une  saveur  spé- 
ciale à  voir  revivre  cette  physionomie  si  personnelle.  Pirmez,  nous  le 
reconnûmes  une  fois  de  plus,  fut  un  maître  de  l'économie  libérale  qui 
eut  l'art  suprême  de  rendre  séduisantes  et  aimables,  jusque  dans  leurs 
paradoxes,  ses  théories  intransigeantes  mais  sincères.  Si  loin  qu'on 
puisse  être  d'adhérer  à  ses  idées,  ce  n'est  jamais  sans  une  satisfaction 
patriotique  qu'on  salue  un  grand  talent  national.  M.  Nyssens  nous  le  fit 
revivre,  dans  toute  la  force  du  mot,  avec  précision,  éloquence  et  en- 
train (3). 

Nous  avons  clôturé  notre  année   sociale  par  une  visite  industrielle 

(1)  M.  Cauderlier  a  développé  depuis  iops  ce  système  dans  son  intéressant    ^o- 
[Mme:  L'alcoolisme  en  Belgique.  Br[i:s.c\\es,  Lcfebvrc,  1893. 

(2)  Dans  la  Revtie  générale  de  Uri^xellos,  n^  de  juillet  1893. 

(3)  Cette  communication  est, un  chapitre  de  l'importante   biographie  d'Eadore 
Pirmez  qui  a  paru  en  1  vol.  in-S®.  Bruxelles,  1893. 


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LA   SOCIKTE   BELGE   D'ÉCONOMIE   SOCIALE.  855 

dans  le  bassin  de  Charleroy.  La  Société  n'a  qu'à  se  féliciter  de  cette  cou- 
tume qui  lui  permet  de  voir  fonctionner  quelque  institution  importante, 
de  connaître  une  organisation  industrielle,  d'interroger  sur  place  les 
intéressés.  Ces  excursions,  si  courtes  soient-eJles,  sont  des  leçons  d'hom- 
mes et  de  choses,  le  complément  nécessaire  des  leçons  de  livres.  Ils  en 
donneront  sans  hésiter  le  témoignage,  ceux  de  nos  confrères  qui  ont  par- 
ticipé depuis  le  début  à  nos  visites  successives  à  Anvers,  à  Liège,  à 
Cbarleroy,  à  Mariemont,  à  Verviers,  à  Bruxelles,  et  cette  fois  encore  à 
Charleroy.  Un  vivant  compte  rendu  de  cette  dernière  excursion  a  été 
fait  par  M.  Henry  Delvaux  (1).  Il  a  parlé  et  des  institutions  sociales  des 
usines  de  Marcinelle  et  Couillet,  et  des  verreries  de  M.  Eug.  Baudoux  où 
nous  avons  pu  étudier  le  fonctionnement  et  l'influence  du  Conseil  de 
conciliation  de  Tusine.  M.  Alexis  Delaire,  secrétaire  de  la  Société 
internationale  d'Economie  sociale  de  Paris,  répondant  à  un  discours 
de  M.  le  comte  de  Bousies,  a  parlé  en  termes  élevés  sur  la  tradition  du 
patronage.  Nous  le  remercions  de  sa  fidélité  à  nos  réunions  annuelles. 
C'est  là  aussi  une  coutume  qui  ne  peut  faillir. 

C'est  un  devoir  de  clore  cet  aperçu  en  remerciant  notre  président,  qui 
a  dirigé  notre  Société  pendant  cette  session  avec  le  zèle  et  la  distinction 
que  tous  ont  appréciés.  On  sait  que  M.  Ch.  Morisseaux,  dont  nous  con- 
naissons depuis  longtemps  l'activité  et  le  talent,  les  a  vus  consacrés  et 
récompensés  hautement  par  le  prix  duRoi  de  1892,  décerné  à  son  ouvrage 
sur  la  législation  du  travail.  C'est  pour  nous  une  vive  satisfaction  que  cet 
honneur  lui  soit  échu  et  que  le  souvenir  en  reste  attaché  à  son  année 
présidentielle. 

Et  maintenant  nous  ne  pouvons  que  nous  enco,urager  mutuellement  à 
l'étude  activa  des  graves  problèmes  de  la  vie  économique  et  sociale. 

Mous  croyons  que  notre  groupe  peut  être  satisfait  de  son  bilan.  Société 
d'études  calmes  et  sincères,  étrangère  aux  tumultes  de  la  politique  mili- 
tante, elle  veut  cependant  agir  à  sa  manière  en  étudiant  les  problèmes  de 
l'heure  présente,  en  cherchant  à  éclairer  les  esprits.  Qui  peut  mécon- 
naître combien  ce  genre  d'action  devient  plus  urgent  au  jour  où  la  mul- 
titude, appelée  aux  comices,  risque  davantage  d'être  trompée  par  la 
phraséologie  intéressée  ou  sonore.  Ily  a  là  une  œuvre  laborieust^  et  dif- 
ficile, utile  à  la  patrie  et  à  laquelle,  avec  la  grâce  divine,  il  faut  no  point 
faillir. 

V.  Brants. 

(I)  Dans  la  Ré foi*me sociale  de  Paris,  n^du  16  septembre  1893,  avec  les  discours 
de  MM.  do  Bousies  et  Delaire.  et  aussi  dans  le  Bulletin  de  l'Union  dea  patrons 
de  Liège,  no  d'octobre  et  novembre  1893.  Le  discours  de  M.  Delaire  sui*  la  Tra- 
dition du  patronage  a  paru  cj^alcmenl  rtans  la  i^e^we //é/ieVa/e  de  Bruxelles,  n»  du 
lor  septembre  1893. 


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COURS  ET  CONFÉRENCES  D'ÉCONOMiE  SOCIALE 


Le  cours  de  M.  URBAIN  GUËRIN  s'ouvrira  le  samedi  3  décembre  1893, 
à  4  heures  i/2  précises,  et  se  continuera  les  samedis  suivants,  dans  les 
salles  de  la  Bibliothèque  de  la  Société  d'Économie  sociale;  rue  de 
Seine,  54. 

11  ne  sera  prélevé  aucun  droit  d'inscription. 

Le  cours  développera  en  dix  leçons  le  programme  suivant  : 

LES  RÉFORMES  DE  LA  VIE  PUBLIQUE 

Li*OB*sanl»atloii    du    pouvoir    central*  —    I^e»   ministre» 

I.  —  Les  réformes  de  la  vie  publique.  —  Rappel  du  cours  de  Tannée 
dernière  sur  le  gouvernement  local.  —  Examen  des  éléments  du  pouvoir 
central.  —  Nécessité  d'étudier  son  agencement  et  de  délimiter  son  action 
d'une  manière  scientifique  au  moment  où  il  tend  à  envahir  tous  les 
domaines.  ~  Les  diverses  conceptions  de  l'Etat.  —  Le  césarisme.  — 
Définition  du  véritable  rôle  de  TEtat  :  maintien  de  la  justice,  protection 
des  intérêts  généraux,  défense  du  pays  à  l'extérieur.  —  Rôle  malfaisant 
de  l'Etat  lorsqu'il  empiète  sur  les  libertés  de  la  vie  privée  ainsi  que  sur 
celles  des  groupements  naturels,;OU  quand  il  se  charge  d'attributions  que 
rinitiative  privée  peut  accomplir. 

II. —  Le  premier  organe  du  pouvoir  central:  les  ministres. —  Le  premier 
ministre,  son  rôle  d'après  l'histoire  pour  assurer  l'unité  de  pensées  et  de 
vues  dans  le  gouvernement.  —  Les  services  ministériels  en  France.  — 
Coup  d'œil  jeté  sur  les  pays  étrangers.  —  Multiplication  das  ministères 
en  France  coïncidant  avec  les  empiétements  de  la  bureaucratie. 

m.  —  Le  ministère  des  finances.  —  Son  importance  primordiale.  — 
Comment  il  était  organisé  dans  Tancienne  France.  —  Son  organisation 
dans  différents  pays  étrangers  :  en  Angleterre,  en  Prusse,  dans  la  Répu- 
blique américaine.  —  Autorité  attribuée  en  Angleterre  au  lord  de  la 
trésorerie.  —  Etude  du  fonctionnement  actuel  du  ministère  des  finances. 

—  Dissémination  des  services  financiers.  —  Réformes  à  introduire  dans 
l'organisation  du  ministère  des  finances  tendant  notamment  à  lui  assurer 
la  haute  main  sur  les  dépenses  des  autres. services  ministériels. 

IV.  —  Continuation  de  Tétude  du  ministère  des  finances.  —  Le  budget, 

—  Sa  première  partie  :  les  recettes.  —  Les  divers  impôts.  —  L'impôt 
direct.  —  Etat  actuel  de  l'impôt  foncier  en  France.  — Nouvelles  mesures 
établies  dans  ces  dernières  années.  —  Le  dégrèvement  du  principal  de 
rimpôt  foncier.  —  Les  impôts  indirects.  —  Attaques  dirigées  contre  les 
impôts  de  consommation.  —  Projets  divers  d'impôt  sur  le  revenu.  — 
Comment  cet  impôt  est  établi  en  Angleterre  et  en  Prusse. 

V.  —  Tendance  des  gouvernements  populaires  à  établir  l'impôt  per- 
sonnel. —  Exemples  dans  le  passé  :  la  république  de  Florence.  — 
Exemples  actuels  :  certains  cantons  suisses.  —  Les  impôts  socialistes. 

—  L'impôt  progressif.  —  Propositions  tendant  à  l'établir  en  France  dans 


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COURS   ET   CONFÉRKNCES   d'ÉCONOMIE   SOCIALE.  857  \'^/% 

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Je  paiement  des  droits  de  mutation.  —  Projets  tendant  à  la  restriction  du  ^:^^s 

droit  successoral,  notamment  en  ligne  collatérale,  au  profit  de  TEtat. 

VI.  —  Deuxième  partie  du  budget  :  les  dépenses.  —  Distinction  entre  ''^ 
celles  qui  reviennent  à  l'Etat  et  celles  dont  il  doit  se  décharger.  —  ^^ 
Causes  d'accroissement  des  dépenses  :  tendance  de  l'Etat  à  devenir  /^ 
le  maître  universel,  en  se  substituant  aux  initiatives  privées.  —  Absence 
de  représentation  de  tous  les  intérêts  et  de  garantie  donnée  aux  contri- 
buables contre  la  puissance  absolue  des  assemblées.  —  Augmentation 
constante  des  emplois.  —  Multiplication  des  travaux  publics  inutiles 
constituant  une  forme  particulière  du  socialisme  d'Etat. 

VII.  —  Les  autres  départements  ministériels.  —  Gomment  ils  sont  "* 
constitués  à  Tétranger,  notamment  en  Angleterre,  en  Allemagne,  en  Bel- 
gique, en  Italie,  en  Russie,  dans  la  Re'publique  américaine,  en  Suisse. 

—  Pouvoir  des  ministres  sur  les  agents  administratifs.  —  Garanties  don- 
nées à  ceux-ci  dans  plusieurs  pays. 

VIII.  —  Les  départements  ministériels  en  France.  —  Les  principaux 
d'entre  eux.  —  L'intérieur.  —  La  justice.  —  Les  affaires  étrangères.  — 
La  guerre.  —  Réformes  à  opérer  dans  ce  dernier  par  la  distinction  entre 
l'administration  et  le  commandement,  à  l'exemple  de  la  Prusse  et  de 
l'Angleterre.  —  Empiétements  progressifs  de  la  bureaucratie  sur  le 
terrain  de  la  vie  privée  et  sur  les  libertés  locales.  —  Projets  de  création 
de  nouveaux  départements  ministériels. 

IX.  —  Rapports  des  ministres  avec  le  chef  du  pouvoir  exécutif.  —  Les 
gouvernements  de  cabinet  avec  la  responsabilité  ministérielle  :  l'Angle- 
terre, l'Italie,  la  Belgique.  —  Gomment  ils  se  sont  peu  à  peu  constitués. 

—  Les  ministres  nommés  par  le  chef  du  pouvoir  exécutif  :  la  Prusse  et 
les  Etats-Unis.  —  Leur  non-responsabilité.  —  Pouvoir  étendu  accordé  au 
président  de  la  République  américaine.  —  Rôle  important  de  la  haute 
cour  de  justice  pour  assurer  la  liberté  des  citoyens  et  le  respect  de  la 
justice  contre  l'arbitraire  du  pouvoir.  —  Les  ministres  désignes  par  une 
Chambre  :  la  Suisse. 

X.  —  La  responsabilité  des  ministres  en  France.  Part  très  restreinte 
accordée  au  chef  du  pouvoir  exécutif  dans  leur  nomination.  —  Respon- 
sabilité illusoire.  —  Défaut  de  garantie  contre  les  abus  du  pouvoir  cen- 
tral par  suite  de  la  prépondérance  de  la  juridiction  administrative  dans 
les  démêlés  des  citoyens  avec  le  gouvernement.  —  Conclusion.  —  Les  en- 
vahissements continuels  de  l'Etat  par  la  création  de  nouveaux  rouages  bu- 
reaucratiques affaiblissent  en  réalité  le  gouvernement  et  constituent  un 
des  plus  grands  dangers  d'un  pays  à  suffrage  démocratique.  —  Nécessité 
de  réagir  contre  ces  tendances  par  Textension  des  libertés  locales  et  des 
autonomies  provinciales,  par  un  vigoureux  développement  de  l'initiative 
individuelle  et  par  une  forte  constitution  de  la  vie  privée,  première  base 
de  toute  société. 


Bourse»  et  prix .  —  La  Société  d'Économie  sociale  donne  cha- 
que année  des  prix  et  des  bourses  de  voyage  comme  encouragement  aux 
études  poursuivies  suivant  la  méthode  d'observation. 

Secrétariat  :  54,  rue  de  Sei?ie,  Paris. 


La  Réf.  Soc,  !•'«•  décembre  1893.  3«  sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.),  55. 


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LE  MOUVEMENT  SOCIAL  A  L'ÉTRANGER 


Lo  dimanche   à  l'Exposition  de  Chicago.  —  La  recherche  de  la  paternité   en 
Belgique.  —  La  grève  des  mineurs  anglais. 


LE  DIlMLiNCHË  A  L'EXPOSITION  DE  CHICAGO.  —  Nous  trou- 
vons dans  le  Bulletin  dominical,  qui  est  l*organe  à  Genève  de  la  Fédéra- 
tion internationale  pour  l'observation  du  dimanche,  un  curieux  his- 
torique des  diverses  phases  par  lesquelles  a  passé  aux  États-Unis  la 
question  de  la  fermeture  le  dimanche  de  TExposition  de  Chicago.  Rien 
n'est  plus  caractéristique  de  Tétat  des  idées  et  des  mœurs  dans  la 
grande  république  que  cette  chaude  querelle  dont  jusqu'ici  nous  n'avions 
eu  dans  notre  presse  quotidienne  que  quelques  échos. 

La  direction  de  l'Exposition,  entreprise  toute  privée  et  non  pas  du 
gouvernement,  accepta  d'abord  du  Congrès  des  États-Unis  une  subven- 
tion de  2,500,000  dollars,  d'autres  disent  de  5,000,000  <le  dollars  (25  mil- 
lions de  francs),  avec  la  condition  formellement  exprimée  de  fermer 
cette  «  foire  du  monde  »  le  dimanche.  Première  phase. 

Comme  elle  avait  fait  trop  grand  et  avec    trop  de  frais,  la  direction, 
craignant  la  faillite,  se  prend  à  regretter  les  milliers  de  dollars  qu'elle 
aurait  peut-être  pu  encaisser  le  dimanche.  Elle  foule  aux  pieds  l'engage 
ment  qu'elle  a  contracté  et  décide  d'ouvrir  le  dimanche.  Seconde  phase. 

Le  commissaire  fédéral  de  Chicago  menace  alors  d'employer  la  force 
pour  faire  respecter  la  décision  du  Congrès.  L'affaire  est  portée  devant 
Jes  tribunaux.  Une  première  cour  condamne  la  direction  à  la  fermeture. 
Troisième  phase. 

La  direction  de  l'Exposition  persiste  dans  son  projet  d'ouvrir  le 
dimanche,  toujours  à  cause  des  bénéfices  qu'elle  espère  en  retirer.  Elle 
en  appelle  à  la  Cour  supérieure  qui,  par  Torgane  de  son  président,  le 
juge  Stein,  juif  d'origine  allemande,  autorise  l'ouverture  en  se  fondant 
sur  de  prétendues  raisons  juridiques.  L'exposition  s'ouvre  le  dimanche 
28  mai,  la  direction  est  satisfaite.  Quatrième  phase. 

Cependant  l'opposition  à  l'ouverture,  qui  dès  le  commencement  s'était 
hardiment  manifestée,  grandit  de  jour  en  jour;  les  lettres, les  pétitions 
abondent  de  nouveau  auprès  de  la  direction  et  chez  le  président  des 
États-Unis.  Ce  sont  les  nombreux  partisans  du  dimanche  chrétien  qui 
demandent  le  repos  du  prochain  et  le  respect  de  la  loi  divine.  Les  trois 


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LE   DIMANCHE   A   L  EXPOSITION   DE   CHICAGO.  859 

quarts  des  objets  exposés  sont  couverts  par  les  exposants,  des  action- 
naires intentent  des  procès  à  la  direction  pour  violation  de  la  convention 
primitive,  et  un  grand  nombre  de  partisans  de  la  fermeture  du  dimanche 
s'engagent  à  ne  pas  mettre  les  pieds  à  l'Exposition,  si  la  condition  fixée 
dès  l'origine  n'est  pas  maintenue.  Le  nombre  des  visiteurs,  le  dimanche, 
devient  relativement  insignifiant.  La  direction,  après  une  expérience  de 
plusieurs  semaines,  voit  qu'elle  marche  au-devant  du  gigantesque  échec 
financier  qu'elle  voulait  éviter.  Sous  la  pression  de  l'opinion  publique  et 
surtout  de  leurs  intérêts  compromis,  les  directeurs  décident,  par  24  voix 
contre  6,  de  fermer  définitivement  le  dimanche  et  l'on  ferme  en  effet. 
C'est  la  cinquième  phase. 

Mais  on  avait  compté  sans  la  ténacité  du  président  de  la  Cour  supé- 
rieure. Déçu  dans  ses  espérances  impies,  il  va  tenter  d'imposer  sa  déci- 
sion. Les  cinq  principaux  directeurs  sont  condamnés  à  iOOO  dollars  (en- 
viron 5000  fr.)  d'amende  chacun  et  à  de  la  prison  pour  avoir  contrevenu 
à  l'arrêt,  tout  d'abord  tant  désiré,  et  rendu  en  faveur  de  l'ouverture. 
l'Exposition  est  donc  ouverte  de  nouveau.  C'est  la  sixième  phase. 

Enfin  on  comprend,  paraît-il,  le  ridicule  de  la  décision  imposée  à  la 
direction.  Elle  est  contraire  à  ses  intérêts,  à  la  décision  du  Congrès,  et 
heurte  les  convictions  de  la  meilleure  partie  de  la  population  du  pays. 
La  Cour  supérieure  se  décide  le  31  août  à  annuler  son  arrêt.  La  direc- 
tion redevient  libre.  Depuis  lors  l'Exposition  a  été  définitivement  fermée 
le  dimanche.  C'est  la  septième  et  dernière  phase  de  cette  triste  comédie, 
basée  sur  Tamour  du  dollar. 

Ce  qu'il  faut  surtout  signaler  dans  cette  histoire,  ce  n'est  ni  le  mer- 
cantilisme de  quelques  hommes  d'argent,  ni  les  défaillances  de  certains 
juges,  puisque  aussi  bien  ce  sont  là  choses  de  tous  les  temps  et  de  tous 
les  pays  :  mais  c'est  la  persévérante  énergie  du  public  relif:;ieux  qui  a  su 
envers  et  contre  tout,  dans  une  circonstance  aussi  solennelle,  imposer  le 
respect  de  la  loi  divine.  Ce  courage  pratique,'qui  ne  se  lasse  jamais  tant 
qu'il  n'a  pas  obtenu  gain  de  cause,  qui  ne  se  borne  pas  à  la  manifestation 
stérile  ou  à  la  protestation  éphémère,  mais  qui  sait  s'imposer  les  efTorts 
les  plus  prolongés  et  les  sacrifices  les  plus  difficiles,  ce  serait  peut-eHre 
aller  trop  loin  que  d'en  attribuer  aux  peuples  anglo-saxons  le  monopole, 
mais  on  peut  au  moins  affirmer  que  les  peuples  latins  ont  fort  à  faire 
pour  en  renouer  chez  eux  la  tradition  malheureusement  interrompue. 

LA  RECHERCHE  DE  LA  PATERNITÉ  EN  BELGIQUE.  -  Le  gou- 
vernement belge  a  distrait  du  projet  de  revision  du  Code  civil,  pour  les 
présenter  sous  forme  de  projet  de  loi  spécial,  les  dispositions  élaborées 
par  la  commission  sur  la  recherche  de  la  paternité.  En  raison  de  l'impor- 
tance qu'ont  toujours  attachée  les  disciples  de  Le  Play  à  celte  réforme, 
nous  donnons  in  extenso  le  texte  du  projet  de  loi  déposé  par  M.  Lejeune. 


^^ 


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860  LE  MOUVEMENT  SOCIAL  A  L'ÉTRANGER. 

Article  premier.  —  La  recherche  de  la  paternité  est  autorisée  dans  les 
cas  suivants  : 

i"  S'il  y  a  aveu  de  la  paternité  résultant  soit  d'actes  ou  d'écrits  quel- 
conques émanes  du  père  prétendu,  soit  de  faits  ou  circonstances  dont 
la  réunion  caractérise  la  possession  d'état,  d'après  l'article  321  du  Code 
civil  ; 

2»  Si  le  père  prétendu  a  été  condamné  du  chef  d'enlèvement,  du  chef 
d'arrestation,  de  détention  ou  de  séquestration  arbitraires,  du  chef  de 
viol  ou  même  du  chef  d'attentat  à  la  pudeur  consommé  sans  violence  sur  la 
personne  d'une  fille  de  moins  de  quatorze  ans  accomplis,  lorsque  l'époque 
de  ces  infractions  se  rapporte  à  celle  de  la  conception  ; 

3**  S'il  y  a  eu  séduction  par  promesse  de  mariage,  abus  d'autorité  on 
manœuvres  frauduleuses,  pourvu  qu'il  existe  un  commencement  de 
preuve  par  écrit  de  la  promesse  de  mariage,  de  l'abus  d'autorité  ou  des 
manœuvres  frauduleuses,  ou  que  des  présomptions  ou  indices  résultant 
de  faits  dès  lors  constants  soient  assez  graves  pour  déterminer  la  preuve 
testimoniale  de  ces  diverses  circonstances. 

Le  commencement  de  preuve  par  écrit  résulte  de  tous  actes,  écrits, 
papiers  ou  lettres  émanés  d'une  partie  engagée  dans  la  contestation  ou 
qui  y  aurait  intérêt,  si  elle  était  vivante. 

Art.  2.  —  Après  avoir  constaté  l'existence  des  conditions  auxquelles 
la  recherche  de  la  paternité  est  admissible,  aux  termes  de  l'article  pre- 
mier, le  juge  décide,  suivant  les  circonstances  de  la  cause,  si  l'enfant  a 
pour  père  celui  qu'il  réclame. 

Art.  3.  —  Ne  sont  pas  admis  à  la  recherche  de  la  paternité: 

1«  Les  enfants  nés  de  personnes  dont  Tune  était  à  l'époque  de  la  con- 
ception, unie  par  le  mariage  avec  une  personne;  2<>  les  enfants  nés  de 
personnes  entre  lesquelles  le  mariage  est  interdit,  pour  cause  de  parenté 
ou  d'alliance  en  ligne  directe,  ou  pour  cause  de  parenté  en  ligne  colla- 
térale au  deuxième  degré. 

Art.  4.  —  Toute  recherche  de  paternité  peut  être  contestée  par  tous 
les  intéressés. 

Art.  5.  —  La  paternité  ne  peut  être  recherchée  contre  l'enfant 
naturel. 

Art.  6.  —  Les  tribunaux  criminels  doivent  se  conformer  aux  disposi- 
tions qui  précèdent  en  ce  qui  concerne  la  preuve  de  l'état. 

Art.  7.  —  L'action  en  réclamation  d'état  est  imprescriptible  à  l'égard 
de  l'enfant. 

Art.  8.  —  L'action  ne  peut  être  intentée  par  les  héritiers  ou  par  les 
autres  successeurs  universels  de  l'enfant  qui  n'a  pas  réclamé,  que  s'il 
est  décédé  mineur  ou  dans  les  cinq  années  après  sa  majorité. 

Art.  9.  —  Les  héritiers  ou  les  autres  successeurs  universels  peuvent 
suivre  cette  action,  lorsqu'elle  a  été  commencée  par  l'enfant,  à  moins 
qu'il  ne  s'en  soit  désisté  formellement  ou  qu'il  n'ait  laissé  passer  trois 
années  sans  poursuites,  à  compter  du  dernier  acte  de  la  procédure. 

Art.  10.  —  L'enfant  ne  peut  réclamer  du  père  auquel  il  a  été  déclaré 
appartenir  les  droits  d'enfant  légitime. 

Ses  droits  héréditaires  sont  réglés  par  le  Code  civil  au  Titre  des  suc- 
cessions. 

Art.  11.  —  L'enfant  prend  le  nom  du  père  auquel  il  a  été  déclaré 
appartenir. 

Cependant,  dans  le  cas  où  la  filiation  se  trouve  constatée,  à  la  fois,  à 
l'égard  du  père  et  de  la  mère,  l'enfant  a  le  droit  de  conserver  le  nom  de 
la  mère,  si  le  jugement  qui  le  rattache  au  père  n'est  intervenu  que  posté- 
rieurement. 

L'enfant  qui  optera  pour  le  nom  de  la  mère  devra,  dans  le  délai  d'un  an 
à  partir  du  susdit  jugement,  et  sous  peine  d'être  déchu  de  son  droit. 


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LA   RECHERCHE  DE   LA   PATERNITÉ   EN   BELGIQUE.  861 

faire  une  déclaration  d'option  devant  rofficier  de  l'état  civil  du  lieu  où 
son  acte  de  naissance  est  inscrit. 

Art.  i2.  —  Le  père  vis-à-vis  duquel  la  filiation  de  Tenfant  naturel  est 
constatée,  conformément  aux  dispositions  qui  précèdent,  est  tenu  de  le 
nourrir,  de  l'entretenir  et  de  l'élever. 

Il  doit  des  aliments  à  son  enfant  naturel,  à  ses  descendants  légitimes, 
ainsi  qu'au  conjoint  de  Tenrant  naturel  ou  de  ses  descendants  légitimes, 
dans  les  cas  et  de  la  manière  qui  sont  déterminés  par  les  articles  205 
à  211  du  Code  civil. 

Cette  dernière  obligation  est  réciproque. 

Elle  ne  peut  être  reclamée,  soit  du  père  naturel,  soit  de  l'enfant  na- 
turel, de  ses  descendants  légitimes  et  du  conjoint  de  l'enfant  naturel  ou 
de  ses  descendants  légitimes  que  si  les  personnes  tenues  de  la  dette  ali- 
mentaire envers  les  uns  ou  les  autres,  aux  termes  des  prédits  articles  205 
à  2H,  sont  elles-mêmes  hors  d'état  d'y  satisfaire. 

Art.  13.  —  Dans  tous  les  cas  où  il  y  a  lieu,  d'après  la  présente  loi,  de 
prendre  égard  à  l'époque  de  la  conception  de  l'enfant,  cette  époque  est 
fixée  entre  le  trois  centième  jour  et  le  cent  quatre-vingtième  jour  avant 
la  naissance,  au  moment  le  plus  favorable  à  1  enfant. 

Espérons  que  les  préoccupations  constitutionnelles  ou  électorales  des 
représentants  de  la  nation  belge  ne  les  empêcheront  pas  longtemps  de 
donner  force  de  loi  à  un  projet  aussi  important  pour  l'amélioration  des 
mœurs.  La  question  a  été  portée  à  diverses  reprises  devant  les  Chambres 
françaises  sans  pouvoir  jamais  aboutir,  et  il  serait  téméraire  d'espérer 
que  de  longtemps  il  en  pourra  être  autrement.  Nous  avons  pour  notre 
Code  le  fétichisme  que  l'on  sait,  et  nous  ne  sommes  pas  prêts  à  nous  en 
affranchir,  surtout  pour  des  réformes  qui  coûteraient  à  nos  habitudes  de 
trop  cruels  sacrifices.  Il  appartiendrait  cependant  à  un  régime  qui  se 
vante  d'avoir  souci  plus  que  ses  prédécesseurs  des  intérêts  des  humbles, 
de  prendre  en  main  la  défense  de  ces  faibles,  les  femmes  et  les  enfants, 
sacrifiés  par  la  loi  aux  caprices  des  hommes.  Et  s'il  est  vrai,  comme  la 
chose  paraît  établie,  que  le  maintien  de  l'article  340  dans  le  Code  civil 
est  dû  à  la  volonté  de  Napoléon  !•',  ce  devrait  être  une  autre  raison  pour 
nos  hommes  d'État  républicains  de  l'en  exclure  au  plus  vite.  On  sait 
par  un  livre  récent  quelles  étaient  sur  le  compte  des  femmes  les  idées 
de  l'empereur,  et  comment  il  y  a  toujours  conformé  sa  conduite  ;  le 
mépris  qu'il  avait  pour  elles  n'avait  d'égal  que  son  dédain  de  la  morale  : 
l'article  340,  qui  interdit  la  recherche  de  la  paternité,  porte  bien  la  griffe 
du  maître.  L'assemblée  de  législateurs  qui  prendrait  la  défense  de  cet 
article  vraiment  indigne  d'une  nation  civilisée  et  chrétienne  donnerait  à 
croire  que,  sur  le  chapitre  des  mœurs  tout  au  moins,  elle  ne  diffère 
guère  de  l'impérial  sultan  (1). 


(1)  V.  sur  Napoléon  I««'le  livre  de  M.  Masson  -.Napoléon  et  les  /"emme*,  Paris, 
1894.  —  Sur  la  question  de  la  recherche  de  la  paternité  on  consultera  avec  fruit, 
dans  le  compte  rendu  des  travaux  du  Congrès  tenu  au  Havre  en  juin  1893  par 
l'Association  protestante   pour  réludc  pratique  des  questions  sociales  doux  rap- 


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fe,  /  862  LE  MOUVEMENT   SOCIAL  A  L'ÉTRANGER. 

^^  LA  GRÈVE  DES  HOUILLEURS  ANGLAIS.  —  Vers  le  28  juillet 

'^r  dernier,   s'ouvrait  en  Anf^ieterre    une   grève  formidable   de   plus  de 

•.  350,000  mineurs  des  districts  du  Centre.  Cette  grève  a  duré  seize   se- 

V-  maines.  Elle  vient  seulement  de  prendre  fin,  grâce  à  Taccord  établi  dans 

V  la  conférence  tenue  le  17  novembre  par  les  représentants  en  nombre  égal 

V.  des  deux  parties,  sous  la  présidence  de    lord  Roseberry,  ministre  des 

^fr  affaires  étrangères. 

f'-  La  cause  de  ce  gigantesque  conflit  a  été  la  nécessité  où  se   sont   vus 

les  propriétaires  de  mines  de  ce  district,  de  notifier  à  leurs  ouvriers  que, 
par  suite  de  la  baisse  persistante  des  prix  du  charbon,  ils  ne  pouvaient 
différer  davantage  une  baisse  dans  les  salaires  égale  à  2o  %  de  l'augmen- 
tation qui  avait  été  accordée  dans  la  période  de  prospérité.  Cette 
augmentation  était  de  40  %,  et  les  25  %  de  réduction  auraient  représenté 
17  1/2  J^  sur  le  salaire  total.  Après  les  pourparlers  et  les  procédures 
très  régulières  ordinaires  en  pareil  cas  entre  les  deux  parties  chez  nos 
voisins,  après  le  refus  par  les  ouvriers  d'une  proposition  d'arbitrage 
faite  d'abord  par  les  patrons,  et  réitérée  plusieurs  fois  pendant  la  grève, 
le  travail  fut  interrompu  pour  ne  reprendre  qu'après  trois  mois  de  lutte, 
de  misère  chez  les  mineurs,  de  crise  dans  une  foule  d'industries  tribu- 
taires des  mines  de  houille,  qu'après  des  incidents  de  toute  sorte  qui 
mériteraient  une  étude  détaillée.  Cette  étude  aurait  d'autant  plus  d'in- 
térêt qu'elle  donnerait  l'occasion  de  comparer,  à  propos  des  grèves 
concomitantes  qui  ont  eu  lieu  en  Belgique  et  en  France  (mais  avec  une 
durée  et  une  extension  bien  moindres  qu'en  Angleterre),  les  mœurs 
industrielles  des  trois  pays,  les  répercussions  économiques  d'un  conflit 
aussi  étendu  sur  les  divers  marchés,  enfin  les  perspectives  d'avenir 
ouvertes  partout  devant  l'industrie  par  suite  des  prétentions  des  socia- 
listes, des  progrès  de  leurs  organisations,  des  concours  que  leur  appor- 
tent   les  gouvernements,  les  politiciens  et  les  théoriciens  aveugles. 

Les  ouvriers  et  leurs  défenseurs  peu  vent- ils  se  vanter  au  moins  d'avoir 
réussi  à  imposer  leur  prétention  du  droit  à  un  salaire  qui  ne  baisserait 
jamais  dans  les  temps  de  crise  et  qui  monterait  toujours  aux  époques 
de  prospérité  ?  Ils  ont  réussi  en  apparence  puisque,  par  la  convention 
signée  sous  les  auspices  de  lord  Roseberry,  le  travail  a  été  repris  à  l'an- 
cien taux  des  salaires.  Mais,  en  réalité,  c'est  seulement  une  courte  trêve 
qui  a  été  signée,  et  l'avantage  accordé  ne  l'est  que  jusqu'au  1»^  fé- 
vrier 1894,  c'est-à-dire  pour  deux  mois  et  demi  seulement,  et  alors  que 
la  hausse  énorme  des  cours  justifie  de  hauts  salaires.  Ce  court  délai 
devra  être  employé,  d'après  la  convention,  à  établir  un  régime  définitif. 


ports  de  MM.  Sabatier  et  Aguilera,  qui  la  discutent  sous  toutes  ses  faces,  p.65-95 
et  179-209  (Paris,  Fischbacher.)  Il  va  de  soi  qu'à  runanimité  le  Congrès  a  omis 
un  vœu  en  faveur  de  la  réforme  du  Gode. 


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LA    GRÈVE   DES   BOUILLEURS  ANGLAIS.  863 

Dès  le  13  décembre  va  se  réunira  Westminster  un  comité  de  conci- 
liation constitué  pour  une  année  au  moins,  et  qui  aura  pouvoir  pour 
déterminer,  de  période  en  période,  le  taux  des  salaires  à  partir  du 
l**"  février.  11  y  aura  là  une  très  curieuse  expérience  à  suivre,  car  si  elle 
parvient  à  s^étendre  a  toute  la  production  anglaise  du  charbon,  si  elle 
dure  assez  longtemps  et  si  ses  conséquences  sont  bonnes  pour  les  deux 
parties,  les  socialistes  y  puiseront  un  puissant  argument  pour  une 
réglementation  générale  de  la  production  par  un  organisme  central. 

Il  faut,  de  plus,  remarquer  que  la  solution  acceptée  de  part  et  d'autre, 
celle  d'un  arbitrage,  avait  été  offerte  dès  l'origine  par  les  patrons  et 
refusée  par  les  ouvriers,  reconnaissant  ainsi  eux-mêmes  en  quelque 
sorte  qu'ils  avaient  peu  de  confiance  soit  dans  ce  moyen  pacifique,  soit 
dans  la  justice  de  leur  cause.  Après  que  leurs  associations  ont  épuisé 
les  25  millions  de  francs  que  contenaient,  à  ce  qu'on  prétend,  leurs 
fonds  de  grèves,  ils  doivent  aujourd'hui  se  soumettre  à  la  force  des 
choses,  car  comment  pourraient-ils  avant  longtemps  recommencer  une 
lutte  sérieuse? 

On  peut  enfin  espérer  que  cette  politi<iue  des  Trade's  Unions  n'aura 
pas  toujours  le  même  succès  auprès  des  travailleurs  anglais.  Divers 
symptômes  en  témoignent,  notamment  ce  Congrès  du  travail  libre, 
récemment  tenu  en  Angleterre,  et  où  les  Trade's  Unions  fort  malmenées 
en  général,  ont  été  surtout  attaquées  par  un  tonnelier  de  Greenock, 
M.  Mac  Léan,  qui  a  été  pendant  vingt- deux  ans  trade's  unioniste,  et  qui 
les  a  vivement  accusées  de  fomenter  tout  autre  chose  qpe  l'union  et  la 
conciliation,  de  jouer  dans  les  grèves  un  rôle  néfaste  :  «  Les  mineurs, 
a-t-il  dit,  en  parlant  de  la  grève  actuelle,  ont  perdu  112  millions 
500,000  francs  de  salaires;  les  patrons  ont  perdu  tout  autant;  et,  en  tenant 
compte  des  désastres  et  des  chômages  provoqués  dans  une  foule  d'in- 
dustries par  suite  de  la  crise  charbonnière, on  arrive  à  une  per^e  approxi- 
mative de  30  millions  de  livres  sterling  —  soit  750  millions  de  francs!  Ce 
chiffre  formidable  représente  le  budget  de  la  marine  et  de  la  guerre  !  » 
M.  Mac  Léan  a  conclu  que  ces  maux  auraient  été  certainement  évités 
s'il  se  fût  trouvé,  au  début  de  la  crise,  des  chambres  d'arbitrage  pour 
étudier  d'urgence  et  résoudre  le  difl*érend.  Il  a  été  fort  applaudi  par  la 
réunion  qui  était  d'ailleurs,  comme  lui,  favorable  aux  revendications 
des  grévistes. 

Il  faut,  croyons-nous.beaucoup  attendre  du  sens  pratique  des  ouvriers 
anglais,  plus  accessibles  que  ceux  du  continent  aux  leçons  de  l'expé- 
rience, et  fort  en  avance  sur  eux  sous  tous  les  rapports.  Cette  avance 
leur  permet  de  nous  montrer  ce  que  produit  à  notre  époque  une  «  or- 
ganisation corporative  de  la  société  ».   Sachons  profiter  de  la  leçon. 

J.    C\Z\JF.U\. 


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BIBLIOGRAPHIE 


I.  —  Recueils  périodique». 


Journal  de»  Economiste»,  5'  série,  t.  XIII  (Paris,  janvier 
mars  1893).  —  Raflfalovioli  (A.),  Le  marché  financier  en  1892,  p.  10-27. 
—  Lamé-Fleury  (E.),  De  la  société  moderne,  d'après  la  récente  publica- 
tion de  M.  Herbert  Spencer,  p.  27-49  [analyse  détaillée  du  volume  Justice 
(in-8%  Guillaumin,  1892)].  —  François  (G.),  Les  instituts  de  banquiers, 
p.  50-62  [organisation  de  ces  sortes  d'associations  professionnelles,  très 
prospères  en  Angleterre  et  en  Australie  ;  efforts  faits  par  elles  pour  l'ins- 
truction de  leurs  membres  :  examens  d'admission,  bibliothèque,  recueil 
périodique  de  mémoires,  vulgarisation.  Rien  de  comparable  en  France, 
malgré  l'utilité  de  semblables  institutions.]  —  Meyners  d'Estrey  (D^), 
Excursion  aux  mines  d'or  de  la  Mandchourie,  p,  91-9.  —  Renandin  (E.), 
Le  journalisme  en  France,  statistique  des  périodiques,  p.  115-20.  — 
Molinari  (G.  de),  Faut-il  abandonner  ou  poursuivre  Tentreprise  du  canal 
de  Panama,  p.  161-73  [«  espérons  encore,  et  malgré  tout,  que  la  bataille 
de  l'isthme  sera  gagnée  »1.  —  Inostranietz,  Considérations  sur  réco- 
nomie  rurale  de  la  Russie,  p.  173-99  [intéressants  détails,  éclairés  par 
des  chiffres  puisés  aux  meilleures  sources,  sur  la  condition  sociale,  écono- 
mique et  climatérique  des  paysans  russes;  description  des  trois  grandes 
régions  agricoles  de  la  Russie,  le  tchernozième,les  steppes  et  le  Nord  ;  la 
première,  qui  est  la  plus  riche  naturellement  est  aussi  la  plus  pauvre  en 
fait  par  suite  de  l'esprit  routinier,  de  l'incurie,  des  six  mois  de  repos  de 
ses  habitants;  dans  le  Nord  au  contraire,  où  des  populations  plus  indus- 
trieuses et  plus  actives  se  sont  depuis  longtemps  préoccupées  de  remé- 
dier aux  ingratitudes  de  la  nature,  la  misère  est  mpins  grande  et  moins 
générale  que  dans  le  riche  tchernozième  :  des  industries  diverses  s'y 
développent  chaque  jour,  permettant  aux  paysans  de  prolonger  leur 
activité  au  delà  du  terme  des  travaux  agricoles,  et  de  combler  le  déficit 
de  leurs  récoltes  par  le  produit  de  leur  travail  personnel.  Description  de 
ces  industries.  L'auteur  conclut  que  «  celte  zone  du  nord,  siège  de  la 
plus  ancienne  puissance  des  Slaves  en  Europe  et  qui  marche  la  pre- 
mière dans  l'histoire  de  la  civilisation  russe,  la  première  aussi  aura  sans 
doute  franchi  cette  période  à  demi  barbare  des  défrichements  et  de 
l'extension  à  outrance...  déjà  l'industrie  buissonnièrCj  pénélrant  dans 
tous  les  foyers,  a  enseigné  aux  hommes  que  la  nature  n'est  pas  la  seule 
productrice...  déjà  l'agriculture,  sur  des  points  isolés,  se  diversifie  et  se 
perfectionne...  déjà  les  industries  nouvelles  grandissent  à  l'horizon  mos- 
covite. Cfttte  zone  sera  pour  la  Russie  l'initiatrice  d'une  ère  économique 
nouvelle  ;  en  déplaçant  la  base  de  la  richesse  publique  et  en  la  repor- 
tant des  forces  aveugles  de  la  nature  aux  forces  intelligentes  de  l'homme, 
elle  fera  des  primitifs  défricheurs  orientaux  que  nous  avons  décrits,  une 
grande  nation  européenne  »]. —  Ratoin  (Em.),  L'agriculture  d'état, 
p.  200-7  [description  des  détestables  résultats  culturaux  et  économiques 
produits  par  le  monopole  du  tabac  dans  les  vingt-deux  départements  fran- 
çais où  il  est  cultivé.  «  D'un  côté  l'arbitraire,  de  l'autre  une  discipline  mal 


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RECUEILS   PÉRIODIQUES.  865 

comprise  et  d'uue  excessive  rigueur,  une  défiance  exagérée  à  l'égard 
de  toute  initiative  individuelle,  une  tendance  marquée  à  réduire  le 
planteur  au  rôle  d*instrument,  de  machine  à  semer,  à  planter,  à  écimer, 
et  Tabus  d'une  autorité  qui,  dans  l'espèce,  n*a  pas  de  contrepoids, 
voilà  les  principaux  effets  du  monopole  dans  ses  rapports  avec  la  culture... 
Les  socialistes  de  l'école  de  l'État  partout,  ceux  qui  révent  l'État  nour- 
rice, l'État  fabricant,  l'État  commerçant,  l'Etat  cultivateur,  ont  là  une 
bonne  occasion  d'étudier  la  mise  en  pratique  de  leurs  théories.  »  — 
Joly  (Henri),  Les  retard*  de  la  statistique  criminelle,  p.  242-50  [excel- 
lente protestation  contre  le  retard  systématique  apporté  dans  des  vues 
intéressées  à  la  publication  des  comptes  rendus  de  la  justice;  démons- 
tration de  l'extrême  utilité  de  ces  documents].  —  Horn  (Ant.-E.),  Lettre 
d'Autriche -Hongrie,  p.  256-67  [sujets  divers  d'information  économique 
et  sociale],  —  Courtois  (Alp.),  La  Bourse  de  Paris,  agents  de  change  et 
coulissiers,  la  spéculation,  étrangers  et  juifs,  p.  329-37  [opinions  et  faits 
à  propos  de  la  querelle  entre  coulissiers  et  agents  de  change].  — Asser 
[L.],  Frédéric  Bastiat  et  les  néo-économistes  autrichiens,  p.  337-46  [polé- 
mique avec  l'école  du  D'  Bohm-Bawerk,  au  sujet  des  théories  sur  la 
valeur,  l'utilité,  etc.,  données  aujourd'hui  comme  nouvelles,  bien  que 
professées  il  y  a  40  ans  déjà  par  Bastiat].  —  Alimed-Bey,  La  Perse  éco- 
nomique, financière  et  commerciale,  p.  346  66  [difficultés  du  sujet: 
géographie  delà  Perse;  la  population,  le  Nord  et  le  Sud;  administratior 
financière  de  la  Perse  antique  et  de  la  Perse  moderne  ;  impôts  :  budget 
pour  1889;  richesses  naturelles,  produits  agricoles  et  manufacturés; 
mines;  commerce  extérieur,  historique  de  ce  commerce  avec  l'Europe; 
importations  ;  lutte  de  la  Russie  et  de  l'Angleterre  ;  avenir  économique 
et  financier  de  la  Perse|.  —  M.  L.  R.,  Contribution  au  mouvement  fémi- 
niste, p.  391-411  [expose  dans  quelle  mesure  les  femmes  sont  admises 
aux  emplois  publics  dans  les  divers  pays  ;  et  demande  qu'en  France, 
«  après  avoir  fait  une  révolution  sanglante  pour  proclamer  les  droits  de 
l'homme,  on  en  fasse  une  toute  pacifique  pour  reconnaître  les  droits  de 
la  femme  en  lui  accordant  le  libre  accès  de  tous  les  emplois  qu'elle  peut 
remplir  utilement  »].  —  Hubert-Valleroux,  Un  nouveau  péril,  l'assis- 
tance obligatoire  dans  nos  lois,  p.  412-7  [combat  le  projet  de  loi  (au- 
jourd'hui  devenu  loi)  sur  l'assistance  médicale  gratuite].  —  Discussions 
'  de  la  Société  d'économie  politique  :  5  janvier  1893  :  Y  a-t-il  loi  ou 
accident  dans  la  périodicité  des  crises?  p.  120-30,  307  [expose  par  M.Clé- 
mentJuglar,  opinions  de  MM.  Coste,  R.  G.  Lévy,  Neymarok]; — 
5  février:  De  la  baisse  du  taux  de  l'intérêt  et  de  son  influence  sur  la 
situation  des  ouvriers,  p.  288-305  [exposé  par  M.  Oheyssoû,  opinions  de 
MM.  Levasaeur,  Coste,  Passy,  etc.];  —  4  mars:  Dans  quelle  mesure 
répargne  est-elle  utile  ou  nuisible  ?  p.  425-38  [exposé  par  M.  F.  Passy, 
opinions  de  MM.  Courtois,  Neymarok,  Yves  O-uyot,  Stourm,  etc., 
presque  tous  partisans  de  la  vertu  d'épargne-. 

T.  XIV  (Paris,  avril-juin  1893).  —  Vilfredo  Pareto,  L'intervention  de 
l'État  dans  les  banques  d'émission  en  Italie,  p.  3-28  [Dans  aucun  pays  les 
banques  ne  sont  plus  réglementées  et  plus  surveillées  qu'en  Italie.  Or, 
du  savant  exposé  de  la  crise  politico-financière  traversée  par  les  banques 
italiennes  en  1893,  l'auteur  conclut  que  «  la  tutelle  de  TKtat  a  été  abso- 
lument inefficace.  Elle  n'a  empêché  aucun  des  abus  ni  même  des  mal- 
versations qui  auraient  été  impossibles,  au  moins  dans  ces  proportions, 


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86B  BIBUOGRAPHIE. 


si  Ton  n'avait  pas  empêché  le  public  de  défendre  ses  propres  intérêts. 
Non  seulement  la  tutelle  de  TÉtat  a  été  inefficace,  mais  elle  a  été  nuisi- 
^  ble...   Ces  désordres,  ces  abus,  ces  délits  dépendent  exclusivement  de 

t  Tintervention  du  gouvernement.  Il  n'y  a  qu'un  moyen  de  les  éviter  à 

y  l'avenir  :  c'est  de  laisser  faire  le  public  et  de  ne  pas  l'obliger  à  recevoir  de 

la  fausse  monnaie  légale  pour  de  la  bonne  monnaie  »].  —  Gk)mel  (Gh.), 
Une  refonte  de  la  monnaie  d'or  sous  Louis  XVI,  p.  29-36.  —  Beaumont 
^  (H.  de),  Le  placement  des  ouvriers,  employés  et  domestiques  en  France  et 

ï  à  rétranger,p.  66-74  [analyse  du  volume  d'enquête  publié'sur  ce  sujet  par 

l  l'Office  du  travail  français  [.  —  Triooohe  (Georges),  Souvenirs  de  France, 

^  lettres  inédites  d'un  magistrat  étranger  (suite),  p.  74-81  [critique  delà 

h-  bureaucratie  française).  —  Passy  (Fr.),  Les  trois-huit,  p.  161-5  [argu- 

ments contre  la  prétention  socialiste] .  —  Roolietin  (Eugène),  Les  caisses 
^,  de  capitalisation  ou  les  imprévoyants  de  l'avenir,  p.  165-97  [critique  de 

K  l'organisation  des  institutions  de  prévoyance  qui,  comme  les  Prévoyants 

de  l'avenir  et  bon  nombre  d'autres,  promettent  à  leurs  associés  beaucoup 
^  plus  qu'elles  ne  poujTont  tenir].  —  Mange  (A.),  Les  tarifs  anglais  et 

^  l'application   du  Railway  and  canal  traffic  Act  de  1888,  p.   233-44.  — 

:  RafUovioli  (A.),  Statistiques  de  l'assurance  obligatoire  en  Allemagne, 

'  p.  245-7  [tableaux  récapitulatifs  des  premières  années  de  fonctionnement]. 

—  Roulre  (D'),  La  répartition  des  cultes  dans  l'empire  d'Allemagne, 
f;  p.  248-50.  —    O-uyot  (Yves),  Le  droit  au  travail,  p.  321-6  [contre  la  tyran- 

nie  socialiste  qui    revendique  le  droit  «  d'interdire  le  travail  ».]  — 
Stourm  (René),  Monopoles  fiscaux  :  Le  monopole  de  l'alcool  en  Suisse  et 
^  en  France,  p.  326-57  [à  propos  du  système  général  des  monopoles  fis- 

caux, l'auteur  étudie  avec  sa  clarté  et  son  érudition  habituelles,  le  mo- 
nopole des  tabacs,  celui  des  allumettes,  mais  surtout  celui  de  l'alcool. 
Il  analyse  avec  précision  le  monopole  suisse  institué  en  1887,  son 
fonctionnement  et  ses  effets  jusqu'à  ce  jour.  Il  n'a  pas  de  peine  à  mon- 
trer, en  ce  qui  concerne  le  plus  récent  projet  français  de  monopole  de 
l'alcool,  quelles  illusions  lui  ont  donné  naissance,  et  à  quelles  funestes 
conséquences  il  aboutirait,  si  on  le  réalisait  jamais.  Cette  étude  lumi- 
neuse fait  partie  du  volume  Systèmes  généraux  dHmpôts,  dont  la  préface  a 
été  reproduite  par  cette  Revue  (16  oct.  1893]. —  Raffalovioh  (A.),  Le 
bilan  de  la  Banque  d'Angleterre,  p.  358-73  [monographie  de  cette  banque 
d'après  un  récent  ouvrage  anglais].  —  Molinari  (G.  de),  Un  journal  du 
travail,  p.  404-7  [notice  sur  les  premiers  cahiers  du  Tke  labour  gazetk^ 
publiée  par  le  bureau  du  travail  du  Board  of  trade  anglais].  —  Discus- 
sions de  la  Sooiété d'Éoonomle politique  :  5  avril  1893  :  Y  a-til  des 
raisons  d'ordre  public  suffisantes  pour  autoriser,  à  rencontre  des  lois 
économiques,  le  monopole  des  agents  de  change?  p.  87-97  [opinions  de 
MM.  Courtois,  Neymarck,  Brants,  Gide,  etc.j  ;  —  5  mai  :  Des  causes 
qui  arrêtent  en  France  le  développement  de  l'initiative  privée,  p.  259-72 
[opinions  de  MM.  J.  Siegfried,  Yves  O-uyot,  RaffaloTich,  Foumier  de 
Plttix,  Prederiksen,  Ducrocq,  Levasseurj  ;  —  5  juin  :  De  l'antisémi- 
tisme et  du  rôle  des  Juifs  dans  les  sociétés  modernes,  p.  414-28  [exposé 
par  M.  Limousin  et  opinions  de  MM.  Alph.  Courtois,  E.  Brelay, 
A.  Leroy-Beaulieu,  Worms.]  i.  C. 

Revue  •elentlflque)  t.  Lï   (Paris,    janvier-juin    1893).  —  Ar- 
maingaad   (D'),    La  lutte  préventive  contre  la  tuberculose,  p.  3342 


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RECUlâlLS   PÉRIODIQUES.  867 

[conféreuce  faite  à  Paris  sur  Torganisation  de  la  Ligue  préveative  contre 
la  tuberculose.  Lumineux  exposé  de  oe  qui  devrait  être  tenté  pour  faire 
reculer  les  ravages  du  terrible  fléau  qui  occasionne  la  sixième  partie  des 
décès.  Appel  au  concours  de  tous  les  vulgarisateurs  et  de  tous  les  moyens 
de  vulgarisation].  —  Ferrero  (G.),  Les  fêtes  criminelles,  p.  43-7. — 
Ratoin  (Em.),  Le  tabac,  le  commerce  libre  et  le  monopole,  p.  47-54 
[coup  d^œil  sur  les  résultats  des  deux  systèmes  dans  les  différents  pays] . 
—  Leolère  (A.),  Mœurs  et  coutumes  des  Cambodgiens,  p.  65-73,  108-12 
[observations  plus  ou  moins  précises  faites  sur  place  :  la  naissance,  la 
mère  et  Tenfant  ;  les  époux  ;  le  caractère  ;  la  propriété  et  Théritage  ;  le 
feu;  la  nourriture  ;  Tagriculture  ;  l'arithmétique;  le  rôle  des  impôts].  — 
Luoiani  (L.),  Les  origines  de  la  vie,  p.  97-107  [discours  inaugural  des 
cours  de  l'Institut  royal  des  Hautes-études  à  Florence].  —  Novloow  ^J.), 
La  théorie  de  Darwin  et  la  justice,  p.  112-7  [extrait  de  l'ouvrage  /es  Luttes 
entre  sociétés  humaines  et  leurs  phases  successives.  Apologie  des  théories 
darwiniennes].  —  Dybowski  (J.),  L'influence  française  dans  l'Afrique 
centrale,  p.  129-133  [Le  continuateur  de  Grampel  montre  que  ces  peu- 
plades divisées,  presque  toutes  sédentaires,  ont  un  grand  intérêt  à  être 
protégées  par  nous  et  que  nous  en  pouvons  retirer  un  grand  fruit].  — 
Sorel(G.),  La  position  du  problème  de  M.  Lombroso,  p.  206-210,  284-5, 
et  348  [Défense  du  système  de  Lombroso  qui  a  pour  lui,  dit  l'auteur,  la 
tradition  philosophique  des  anciens,  l'histoire  du  droit  et  Tobservation 
sainement  interprétée.  On  peut  contredire  ces  assertions,  et  c'est  ce  que 
fait  (p.  284)  M.  G.  Tarde,  qui  amené  à  répondre  à  M.  Sorel,  réduit  à 
peu  de  chose  la  théorie  de  Lombroso.  —  Varenne  et  Riohet  (Ch.), 
L'alcool  et  Timpôt,  p.  210  212  [En  réponse  à  un  collaborateur  qui  com- 
bat le  projet  de  loi  sur  l'alcool,  M.  Richet  dit  qu'à  son  sens  «  le 
seul  vrai  remède  contre  l'alcoolisme,  c'est  de  frapper  les  débitants 
d'alcools  et  de  vins,  et  de  les  frapper  de  droits  si  lourds  que  les  trois 
quarts  d'entre  eux  seront  réduits  à  fermerboulique.  »].  —  Regnault  (F.), 
Les  effets  de  la  consanguinité,  p.  233-37,  266-71.  —  Gault  (P.),  Le  coton 
au  Turkestan  russe,  p.  241-2  [résultats  obtenus  par  l'introduction  au 
Turkestan  russe  des  cotons  américains  à  grand  rendement] .  —  Oavelier 
de  OuvervUle  (amiral).  Les  Français  au  Canada,  p.  272-277  [Le  dévelop- 
pement de  la  race  française  est  favorable  à  notre  influence  sur  le  conti- 
nent américain.  Il  se  traduira  par  des  relations  commerciales  que  laFrance 
doit  favoriser  et  développer  aux  États-Unis  même  en  le  secondant  par 
rémigration  et  par  un  service  du  Havre  à  Montréal  et  à  Halifax,  et  encore 
par  l'établissement  de  comptoirs  pour  les  transactions  agricoles,  indus- 
trielles et  commerciales].  —  Rabot  (Ch.),  Les  récentes  explorations 
danoises  en  Groenland,  p.  327-34  [mœurs  et  coutumes  des  Eskimos].  — 
Le  bassin  houiller  de  la  Colombe  britannique,  p.  368-370  [il  se  compose 
de  quatre  houillères  :  Nanaïmo  fournissant  400,000  tonnes,  Welling- 
ton 200,000,  East-Wellington  30,000  et  la  Compagnie  l'Union  qui  débute. 
De  81,547  tonnes  en  1874  on  est  monté  à  413,360  en  1887, 489,300  en  1888, 
679,830  en  1889,  678,141  en  1890].  —  Chaptal,  économiste  et  chimiste, 
p.  417-23  [biographie  intéressante  d'un  des  ministres  les  plus  féconds  de 
Napoléon  !•",  auteur  d'une  foule  de  réformes  auxquelles  son  nom  n'a  pas 
été  attaché] .  —  Gréhant  et  Em.  Martin,  Les  effets  de  la  fumée  d'opium, 
p.  529-32.  —  Zakrevsky  (J.),  A  propos  de  l'anthropologie  criminelle, 
p.  435-7  [demande  une  définition  nette  et  précise  de  l'anthropologie 
criminelle; .  —  Levasseur  (E.),  Les  conséquences  de  la  découverte  de 


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868  BIBLIOGRAPHIE. 

rAmërique,  p.  481-9  conférence  faite  à  la  Société  de  géographie,  et  où 
sont  exposés,  avec  autant  de  clarté  que  d'érudition,  les  résultats  politi- 
ques, économiques  et  moraux  de  l'ouverture  du  nouveau  monde  à  l'ac- 
tivité européenne! .  —  Loir  (A.),  Les  lapins  en  Australie,  p.  513-18  [im- 
puissance des  essais  tentés  jusqu'à  ce  jour  pour  débarrasser  FAustralie 
d'un  fléau  des  plus  inquiétants;  intéressants  détails  économiques  et  so- 
ciaux sur  ce  pays;.  —  Crépeauz  (C.},  l/Éleclroculture,  p.  525-532  [Etude 
très  intéressante  de  l'action  sur  la  végétation  et  de  l'importance  de  l'é- 
lectricité naturelle.  L'auteur  explique  l'influence  sur  la  végétation  de 
l'électricité  produite  par  des  piles  ou  machines,  Tutilisation  de  réleclricilé 
atmosphérique  au  profit  de  la  végétation  et  il  termine  par  l'exposition 
des  théories  fort  hypothétiques  proposées  pour  expliquer  l'action  de 
l'électricité  sur  la  végétation.  —  Sorel  (G.),  Le  crime  politique  d'après 
M.  Lombroso,  p.  561-3.  —  1^  mortalité  des  enfants  placés  en  nourrice, 
p.  571  (D'une  enquête  faite  parle  D^  Lédé  sur  13,830  enfants  il  ressort 
que  27,55  %  de  ceux  qui  sont  envoyés  en  nourrice,  en  province,  meurent 
pendant  la  première  année].  —  Petit  (G  ),  Le  chemin  de  fer  transsibé- 
rien, p.  587-573  [11  est  appelé  à  jouer  un  rôle  économique  et  civilisateur 
de  la  plus  haute  importance;  faits  et  chiffres  à  l'appui  de  cette  asser- 
tion ;  état  actuel  de  la  Sibérie,  etc.]  —  Zaborowski,  Le  crime  et  les 
criminels  à  Paris,  p.  609-17.  —  Auerbaoli  (Bertrand),  Distribution  et 
rôle  géographiques  des  routes  nationales,  p.  651-7  [importance  actuelle 
de  ce  moyen  de  transport  au  point  de  vue  économique^  —  Bellet (Daniel), 
L'expansion  du  système  métrique,  p.  637-9.  —  Dehérain,  L'œuvre  de  la 
la  France  en  Tunisie,  p.  684-92  [montre  ce  que  la  Tunisie  était  avant 
nous,  ce  qu'elle  est  devenue  depuis  que  noire  action  s'y  exerce, 
500,000  hectares  de  terre  ont  été  achetés  par  des  Européens  pour  former 
de  grands  domaines.  Preuves  nombreuses  à  l'appui  de  cette  assertion  : 
«  Notre  œuvre  dans  ce  pays  est  une  expérience  coloniale  qui  jusqu'à 
présent  a  réussi.  »;  — Méry  (G.),  Une  mission  chez  les  Touaregs,  p.  705-10. 
—  Nordling(W.  de).  Les  derniers  progrès  de  l'unification  des  heures, 
p.  774-7. 


ilLonal»  or  the  A^merlcan  A^cademy  Tor  polltical  and 
social  science)  t.  III,  2*  partie  (Philadelphie,  janvier-mai  1893).— 
Bômhak  (G.),  Administration  des  communes  rurales  en  Prusse,  p-  3^3- 
408  [Historique  de  la  question  et  loi  de  1891.  Pouvoir  absolu  du  seigneur 
dans  toute  l'Allemagne  orientale  :  son  autorité  a  à  la  fois  le  caractère 
social  et  le  caractère  politique  ;  ce  n'est  qu'au  xviii*  siècle  que  le  pouvoir 
royal  commence  à  réagir  contre  l'omnipotence  seigneuriale.  Au  début  du 
siècle,  Slein  et  Hardenberg  parviennent  à  annihiler  la  féodalité  sous  le 
rapport  social.  Sous  le  régime  existant  alors,  Tadministration  rurale  est 
surtout  réglée  par  des  coutumes  et  observances  locales,  dont  l'origine  se 
trouve  dans  les  anciens  pouvoirs  sociaux  du  seigneur,  et  dont  lapplica- 
tion  ne  peut  dès  lors  se  faire  qu'avec  une  certaine  incohérence.  La  loi 
de  1872  ôte  au  seigneur  ses  pouvoirs  de  police  et  consacre  Télectiondu 
maire  du  village,  détruisant  par  là  les  derniers  restes  de  féodalité  dans 
l'administration  du  village.  C'est  cette  œuvre  à  laquelle  la  dernière  main 
a  été  mise  par  la  loi  de  1891.  En  vertu  de  cette  loi,  faite  d'abord  pourles 
provinces  de  Brandebourg,  Poméranie,  Silésie,  Posen  et  Saxe,  étendue 
ensuite  au  Scblewig-Holslein,  il  est  constitué  un  corps  électoral  composé 


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RECUEILS    PÉRIODIQUES.  869 

de  trois  classes,  représentaDt  [chacune  ud  tiers  des  taxes  municipales  ou 
un  tiers  du  revenu.  Chaque  classe  a  le  même  nombre  de  voix  dans  le 
conseil  de  la  commune.  Le  maire  et  ses  deux  adjoints  sont  élus  pour 
six  ans  et  soumis  à  l'investiture  de  Tadministration.  Les  communes  ont 
la  faculté'  de  s'unir  pour  des  objets  de'terminés  (écoles,  hôpitaux,  etc.), 
et  leur  administration  est  contrôlée  par  l'État,  sauf  recours  devant   le 
juge   administratif.   Si   la  loi  de    1891    met   fin   à  la  féodalité    prus- 
sienne, elle  est  en  revanche  critiquable  sous  le  rapport  de  l'influence 
qu'elle   donne  à  la  bureaucratie.   «    Excellente    en    principe,  impar- 
faite  dans  les  détails  »,  telle   est   en   définitive  la  nouvelle  loi.]    — 
Patten  (S.   N.),  Le  coût  de  production  et  le  profit,  p.  409-28  [Définition 
de  ce  qu'il  faut  entendre  par  ces  deux  termes.]  —  Milllet  (W.),  La  ques- 
tion de  l'alcool  en  Suisse,  p.  429-43  [Développement  de  l'alcpolisme  à 
une  époque  récente  :  le  remède  radical  à  ce  vice  consiste  dans  des  lois 
prohibitives   combinées  avec  l'abstinence  totale  chez  les  particuliers; 
influence  des  débits  sur  l'alcoolisme  ;  ils  n'en  sont  pas  la  seule  cause, 
mais  une  législation  restrictive  en  amène  cependant  la  décroissance.  On 
atteignit  en  Suisse  le  but  qu'on  se  proposait  dans  la  lutte  contre  l'alcoo- 
lisme par  deux  mesures  successives:  en  1885,  une  revision  de  l'article  31 
de  la  constitution  fédérale  donna  aux  cantons  le  droit  de  légiférer  sur  la 
vente  des  boissons  alcooliques  ;  les  trois-cinquièmes  des  cantons  ont 
établi  des  mesures  restrictives.  Le  monopole  de  l'alcool  fut  constitué 
en  1887  ;  il  comporte  des  taxes  fédérales,  établies  à  l'importation  et  à  la 
consommation,  et  des  taxes  cantonales,  qui  sont  en  général  le   triple  de 
ce  qu'elles  étaient  auparavant  ;  c'est  l'administration  du  monopole  qui 
importe  et  entrepose  les  alcools.  Une  des  contre-parties  a  été  l'emploi  de 
procédés  destinés  à  rendre  moins  chères  les  boissons  fermentées.    Le 
résultat  atteint,  c'est  que   «  l'usage  des  boissons  distillées  a  décru  en 
faveur  des  boissons  fermentées  contenant  le  moins  d'alcool,  la  bière  et 
les  vins  de  fruits.;»]  — Ross  (E.  A.),  Répercussion  et  incidence  de  l'impôt, 
p.  444-63  [Analyse  de  l'ouvrage  de  Seligman,  Répercussion  et  incidence  de 
Timpot.] —Ward(L.  F.).Dase  psychologique  de  l'économie  sociale, p.  464-82 
[Difl^rences  entre  les  actions  de  l'homme  considéré  comme  un  animal  et 
celles  de  l'homme  considéré  comme  un  être  raisonnable  ;  le  premier  est 
soumis  seulement  aux  lois  naturelles,  avec  tout   ce  qu'elles  entraînent 
de  forces  perdues  et  d'incohérences  apparentes.  C'est  l'état  dans  lequel 
se  trouvent  les  sociétés  primitives,  et  notamment  celui  auquel  se  trouve 
soumis  le  travail  humain.  Celui-ci  a  d'abord  suivi  la  simple  loi  de  la  con- 
currence; c'est  à  peine  si  dans  l'ancien   temps  on  était  parvenu  à  cons- 
tituer des  corporations  ;  celles-ci  ont  disparu  devant  l'emploi  des  ma- 
chines* Elles  cherchent  aujourd'hui  à  se  reconstituer,  et  une  des  formes 
qui  manifeste  le  plus  la  prédominance  de  la  loi  de  l'esprit  sur  celle  de 
la  nature  est  la  coopération.  En  dehors  d'elle,  la  concurrence  est  limitée 
par  la  formation  de  corporations,  puis  par  l'union  de  celles-ci,  qui  finis- 
sent par  constituer  un  monopole  :  c'est  là  la  dernière  application  sociale 
de  là  loi  de  nature.  C'est  donc  à  un  autre  point  de  vue  qu'il  faut  se  pla- 
cer, au  point  de  vue  psychologique,  quand  on  veut  considérer  l'action 
sociale  de  l'homme  considéré  en  tant  qu'être  raisonnable].  —  White 
(Horace),  Banques  nationales  et  banques  d'Etat,  p.  529-58  [Etude  sur  les 
banques  d'émission  aux  lUats-Unis  :  systèmes  adoptés  dans  l'Indiana  ; 
l'Ohio,  la  Louisiane,  le  Massachusetts,  le  New-York,  l'Ouest.  Conditions 
de  la  circulation    du    papier  :   responsabilité    de    l'Etat,    billets   des 


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F  870  BIBUOGRAPaiE. 

banques  d'Etal].  —  Harter  (M.  D.),  Les  banques  américaines  et  la  résene 
1^  d'argent  de  l'avenir,  p.  559-72  [Etude  sur  les  différentes  périodes  deThis- 

t  toire  des  banques  aux  Etats-Unis,  et  les  moyens  d'assurer  une  garantie 

à  la  circulation  du  papier].—  Hepbum  (A.   P.),  Circulation  des  ban- 

tques  d'Etat  et  des  banques  nationales,  p.  573-80   [Conditions  de  cette 
circulation;  faillites  de  banques  nationales].  —  Walker(J.  H.),  Ancien 
et  nouveau  système  de  banques,  p.  581-96.    —  Bacon   (Henry),  Base 
ï  de  la  sécurité  pour  les  billets  des  banques  nationales,  p.  597-606. — 

Olark  (J.  B.),  Les  gains  supplémentaires  du  travail,  p.  607-17. 
l  [Cas  dans  lesquels  le  travail  terminé  fournit  un   avantage  à  1  ouvrier.] 

i ,  —  Sharpless  (Issac),  L^État  et  Tinstruction  publique  en  Angleterre  et  en 

fev  Amérique,  p.  669-90  [Étude  des  différences  entre  le  système  suivi  en  An- 

g  gleterre  et  celui  suivi  aux  États  Unis.  L  Surveillance  de  remploi  des  fonds 

i  alloués.  Les  Anglais  en  surveillent  Tappropriation  avec  un  soin  mino- 

l  tieux;  le  total  des  allocations  se    monte  à  35,000,000  francs.  AuxÉlats- 

gï  Unis,  rÉtat  pris  comme  type  est  la  Pennsylvanie,  qui  dépense  pour  ses 

"î  écoles  25,000,000  francs  par  an,  soit  un  tiers  de  la  dépense  totale  :  il 

^;  n'existe    aucune  vérification  spéciale  de  la  comptabilité  des  écoles. 

'V  IL  Enseignement  secondaire.  En  Angleterre  il  est  donné  par  des  établis 

5|  sements  privés,  que  TÉtat  ne  subventionne  pas  ;  ces  établissements  sont 

j  dès  lors  réservés  aux  classes  ricbes  ;  en  Amérique,  il  fait  partie  de  Tins- 

t  truction  publique.  III.  Principe  de  l'obligation .  Il  est  absolu,  depuis Tilgo 

de  cinq  ans,  en  Angleterre;  en  Amérique  vingt-sept  États  et  Territoires 
^,/  l'avaient  adopté  en  1891.   IV.  Enseignement  religieux.   Il  est  donné  eu 

Angleterre,  d'abord  pour  chaque  confession  religieuse,  dans  ses  écoles 
propres,  et,  pour  le  reste,  d'après  les  programmes  adoptés  dans  les 
Board  schools  ou  écoles  de  districts.  En  Amérique,  il  tend  à  y  avoir  absence 
complète  d'instruction  religieuse,  un  peu  à  l'exemple  de  ce  qui  se  passe 
r  en  France.  Conclusion,  somme  toute,  favorable  aux  moyens  d'instruction 

employés  en  Amérique],  —  Bradford  (Gamaliel),  Nos  insuccès  dans 
;  l'administration  municipale,  p.  691-702  [Raison  de  la  supériorité  de  l'An- 

gleterre sur  les  États-Unis  à  ce  point  de  vue.)  —  Oberholtzer  (E.  P. s 
L'autonomie  dans  nos  villes  américaines,  p.  736-63  [Progrès  accomplis 
dans  ce   sens  :  exemple   de  différentes  villes.]  —  Wright    (Carroll  D.), 
^;  Relation  de  l'état  économique  et  des  causes  de  crimes,  p.  764-84.  — 

^  Robinaon  (E.  V.),  Nature  de  l'État  fédéral,  p.  785-809  [Introduction  et 

développement  de  la  forme  fédérale  dans  différents  États  :  origines, 
constitutions  (Alemagne,  Canada,  Suisse,  États-Unis),  conciliation  de 
l'ordre  et  de  la  liberté]. 

Pierre  Bidoibe. 


II.  —  PublicAtions  nouvelles* 


I^es  orlfclnes  de  la  France  contemporaine  %  le  réunie 
moderne,  t.  11,  par  H.  Taixe.  Paris,  Hachette,  1894,  in-8o,  ïv406  p. 
—  Le  présent  volume  est  le  dernier  que  le  génie  de  Taine  ait  consacré  à 
décrire  les  origines  de  la  France  contemporaine.  A  l'achèvement  complet 
de  l'œuvre  manque  une  part  du  couronnement  attendu.  Après  avoir  dé- 
peint, on  sait  avec  quelle  vigueur  de  ton  et  quelle   finesse  de  touche, 


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PUBUCATIONS  NOUVELLES.  871 

tÉglise,  puis  VÉcole  (ces  deux  livres  ont  paru  dans  la  Bévue  des  Deux 
Mondes  et  ont  été  analysés  ici  même),  restaient  V Association  etlsiFamilte, 
Aucune  page  commencée,  aucun  brouillon  détaillé,  n'ont  permis  de 
donner  même  quelques  fragments  de  ces  chapitres  seulement  dessinés. 
A  part  quelques  notes  éparses,  Taine  ne  se  mettait  à  rédiger  que  lorsque 
les  causes,  les  enchaînements,  les  conséquences,  tout  jusqu'à  la  forme 
même,  était  arrêté  dans  son  puissant  esprit.  Mais  une  pieuse  affection,  ' 
entourée  de  fidèles  amitiés,  a  pu  dans  un  avant-propos,  qui  est  une 
étude  remarquable  sur  Toeuvre  entière,  esquisser  d'après  ces  notes  ce 
que  devaient  être  les  derniers  chapitres.  Montrant  le  vice  intime  dont 
soufTre  notre  société  française,  Témiettement  des  individus  rendus  inca- 
pables de  «  s'associer  spontanément  autour  d'un  intérêt  commun  »,  Taine 
eût  dévoilé  comme  conséquence  la  destruction  des  centres  de  groupe- 
ment naturels  et  l'instabilité  politique.  Abordant  la  nature  de  la  famille, 
son  rôle  «  de  perpétuer  l'individu  en  lui  présentant  le  seul  remède  à  la 
mort  »,  il  eût  fait  voir  la  nécessité  ^du  foyer  domestique  et  de  sa  durée 
stable,  puis  étudié  les  lois  jacobines  sur  le  mariage,  le  divorce,  la  puis- 
sance paternelle,  l'éducation  publique  et  forcée  des  enfants,  puis  les  lois 
napoléoniennes  avec  leur  esprit  niveleur  et  leur  conception  de  la  pro- 
priété comme  un  moyen  de  jouissance  et  non  comme  le  point  de  départ 
d'un  établissement  durable  ;  de  là  il  se  serait  attaché  à  décrire  la  famille 
française  actuelle,  avec  le  mariage  envisagé  comme  une  fin  et  la  pater- 
nité bornée  à  des  vues  étroites,  où  tout  converge  à  développer  la  plus 
fatale  conséquence  :  la  décroissance  de  la  natalité.  Le  «  Milieu  moderne  » 
eût  été  le  titre  du  dernier  livre,  où  Taine  cherchait  à  découvrir,  à  travers 
des  transformations  aussi  générales  que  celles  qui  ont  mené  nos  races 
de  la  cité  antique  à  l'empire  romain  et  de  l'empire  romain  au  monde 
féodal,  comment  vont  vivre  désormais  les  sociétés  européennes  dans  cette 
période  nouvelle  marquée  par  l'autorité  croissante  de  la  science  positive 
et  vénfiable.  «  En  matière  aussi  vitale,  ainsi  que  le  dit  en  terminant 
Favant-propos,  personne  n'ose  parler  à  sa  place;  aussi  bien,  si  la  con- 
clusion n'est  pas  écrite,  qui  sait  lire  peut  la  deviner  ».  —  Un  index  gé- 
néral des  six  volumes,  commencé  déjà  à  côté  et  sous  les  yeux  de  Taine, 
a  été  pour  une  grande  douleur  un  labeur , fécond;  il  rendra  aisées  les 
recherches  à  travers  l'œuvre  entière,  si  pleine  de  faits  et  de  documents. 
—  On  ne  pourra  s'empêcher  de  regretter  toujours  qu'il  n'ait  pas  été 
donné  à  l'illustre  auteur  de  formuler  lui-môme  les  conclusions  finales 
de  son  œuvre  :  on  doit  du  moins  remercier  ceux  qui.  confidents  quoti- 
diens de  sa  pensée,  ont  pu  seuls  en  fixer  pour  nous  les  derniers  refiets. 

Coup  d^ceil  sur  les  oeuvre»  Ue  l*inittatfve  privée  à 
Genève,  par  le  capitaine  Paul  Marin.  Paris,  Guillaumin,  1893  ;  in-i8, 
xiv-336  p.  —  Voici  un  livre  comme  il  en  faudrait  beaucoup  :  pas  de  dis- 
sertations inutiles  mais  des  faits  intéressants  à  connaître,  des  exemples 
utiles  à  imiter.  L'auteur  a  développé  une  partie  de  son  sujet  à  notre 
récent  congrès  et  les  lecteurs  de  la  Réforme  sociale  n'ont  pas  oublié  les 
considérations  si  pratiques  qui  s'en  dégageaient.  On  retrouvera  ici  moins 
explicites  mais  plus  nombreuses,  les  monographies  des  diverses  œuvres 
de  l'initiative  privée  à  Genève  :  cuisines  populaires,  cafés  de  tempérance, 
restaurants  de  tempérance,  auberge  de  famille,  asile  de  nuit,  lavoir 
public,  bureau  de  bienfaisance,  home,  société  de  lecture.  Ce  sont  là 
d'excellentes  indications,  pratiques  et  précises,  pour  l'imitation  de  plu- 


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872  BIBUOGRAPHIE. 

sieurs  de  ces  œuvres  si  fécondes.  Les  principes  suivis  à  Genève  semblent 
se  ramener  à  ceux-ci  :  organiser  les  institutions  utiles  à  très  bas  prix, 
mais  non  à  titre  absolument  gratuit,  afin  de  nécessiter  TefTort  qui  relèTe, 
au  lieu  d'encourager  la  défaillance  qui  abaisse;  exiger  toujours  un 
large  et  incessant  concours  des  fondateurs  et  bienfaiteurs  de  l'œuvre 
pour  diriger  son  administration  quotidienne. 

Ija  §puillottne  pendant  la  Révolution,  par  G.  Lenotre  ;  Paris, 
Perrin,  1893;  in  8<>,  378  p.  et  deux  gravures.  —  Livre  curieux,  d'une  lec- 
ture un  peu  lugubre,  renfermant  de  nombreux  renseignements,  la  plu- 
part tirés  des  archives  de  TÉtal,  sur  les  exécutions  et  les  familles  de 
bourreaux  qui,mi^es  à  l'écart  parle  sentiment  populaire,  exerçaient  tra- 
ditionnellement leurs  fonctions,  en  les  cumulant  autrefois  dans  les 
petites  villes  avec  celles  de  commissaires  des  marchés.  L'auteur,  qui  est 
un  patient  chercheur,  a  rectifié  ou  complété  bien  des  détails,  par 
exemple  la  topographie  de  la  Conciergerie  avec  sa  petite  cour  grillée 
sous  la  Terreur,  la  quasi-impassibilité  des  Parisiens  au  moment  des 
fournées ^  les  mots  ou  les  incidents  plus  ou  moins  sensibles^  devenus 
légendaires,  Tinvention  de  la  Louisette  ou  guillotine,  usitée  avant  le  doc- 
teur Guillotin  et  dont  on  a  retrouvé  même  une  sorte  de  prototype  de 
l'âge  de  pierre...  Quelquefois  dans  ces  récits  macabres  le  grotesque  se 
joint  au  tragique  :  témoin  cette  découverte  de  squelettes  dans  l'église 
Saint-Laurent  pendant  la  commune  de  1871,  les  proclamations,  affiches, 
enquêtes  avec  d'horribles  détails  sur  les  crimes  des  curés,  Texposition 
des  ossements  au  parvis  avec  une  garde  d'honneur  de  fédérés...  C'étaient 
simplement  les  restes  des  divers  membres  de  la  famille  des  Sanson  qui 
exerça  les  fonctions  d'exécuteur  à  Paris  de  1688  à  1847,  et  qui  possédait 
un  caveau  sans  nom  auprès  du  banc  d'œuvre. 

I^a  coopération  agpricole,  par  le  comte  de  Rogquigny,  Paris, 
Perrin.  1893,  ini8,  21  p.  —  Après  quelques  réflexions  générales  sur  la 
coopération  agricole  Fauteur  s'occupe  du  syndicat  horticole  et  agricole 
de  la  région  d'Hyères,  composé  de  500  membres,  qui  doit  sa  prospérité  à 
une  société  coopérative  disposant  de  son  capital,  offrant  aux  tiers  les 
garanties  commerciales  d'usage  et  se  mouvant  librement  hors  des 
entraves  d'une  loi  restrictive.  C'est  là  une  société  coopérative  de  con- 
sommation, de  production  et  de  vente.  Le  capital  s'élevait  à  10,000  fr., 
réparti  en  200  actions  de  50  francs.  En  1892-93  on  a  réalisé  pour 
163,000  francs  d'affaires.  Les  profits  faits  sur  les  actionnaires  leur  sont 
remboursés  sur  le  vu  d'un  carnet  destiné  à  l'inscription  de  leurs  achats 
et  de  leur  compte  ;  ceux  faits  sur  le  public  sont  affectés  au  rembourse- 
ment des  actions  ou  à  une  œuvre  agricole  d'intérêt  régional.  Les  action- 
naires ne  prélèvent  que  5  %  sur  leurs  capitaux  versés.  La  répartition  aux 
actionnaires  pour  l'exercice  clos  le  27  mai  1892  a  été  de  3  J  sur  les 
opérations  traitées.  Les  frais  s'élèvent  à  10  %.  11  importe  de  trouver  des 
débouchés.  On  arrivera  bientôt  à  n'avoir  que  des  actions  de  jouissance. 
La  suppression  des  intermédiaires  et  le  bon  choix  des  marchandises 
assurent  le  succès  de  l'entreprise. 

Le  Gérant  :  C.  Treicue. 

Paris.  —  Imprimerie  F.  Levé,  rue  Cassette,  11. 


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LA  QUESTION  DES  OCTROIS 


La  suppression  ou  le  maintien  des  octrois  est  une  des  questions 
qui,  depuis  cent  ans,  s'agitent  dans  les  assemblées  délibérantes  et 
divisent  les  hommes  de  science  et  Ifts  hommes  d'État.  Elle  arrive 
aujourd'hui  à  l'heure  d'une  solution  déûnitive.  La  Chambre  Ta 
tranchée,  dans  les  termes  que  j'exposerai  plus  loin,  pendant  la  der- 
nière session  de  la  législature  qui  vient  de  finir.  La  loi  votée  au 
Palais-Bourbon  est  actuellement  devant  le  Sénat  et  la  discussion  ne 
tardera  pas  à  s*engager.  C'est  donc  le  moment  de  s'en  occuper.  Je 
sais  qu'il  y  a  là-dessus  des  opinions  très  diverses.  Je  demande  dis- 
crètement la  permission  d'exposer  celle  qui  me  parait  la  plus  juste. 

Je  suis  depuis  longtemps  partisan  de  l'abolition  des  octrois,  et 
je  considère  cette  mesure  comme  un  grand  devoir  de  justice  sociale. 
Cette  conviction  est,  dans  mon  esprit,  l'application  à  un  cas  spé- 
cial d'une  doctrine  politique  qui  domine,  à  mon  avis,  toutes  les 
questions  d'améliorations  populaires  et  sur  laquelle,  avant 
d'aborder  les  points  spéciaux  aux  octrois  dans  l'ordre  économique 
et  financier,  il  me  parait  nécessaire  d'exposer  quelques  idées  géné- 
rales. On  me  pardonnera  ce  préambule  et  les  développements  dans 
lesquels  il  m'oblige  d'entrer.  Ma  peasée  ne  serait  pas  suffisamment 
comprise  ni  ma  conviction  suffisamment  justifiée  si  je  ne  les 
appuyais  pas  par  les  considérations  politiques  qui  sont  pour  moi  la 
base  fondamentale  de  toute  réforme  sociale. 


1 


Dans  un  écrit  que  j'ai  publié  un  peu  avant  les  élections  générales 
de  1893,  sous  ce  titre  :  Appel  à  la  bourgeoisie  libérale  (1),  et  auquel  la 
presse  de  toute  nuance  a  fait  un  accueil  favorable,  j'ai  cherché  à 
définir  les  devoirs  qui  incombent  aujourd'hui  à  cette  catégorie  de 
citoyens  qu  on  désigne  dans  le  langage  usuel  sous  le  nom  de 
€  bourgeoisie  »,  ce  qui  est  inexact,  car  dans  une  société  absolu- 
ment égalitaire  comme  la  nôtre,  il  n'existe  pas  de  classe  distincte, 
mais  qui  peut  être  appelée  à  bon  droit  u  l'élite  de  la  nation  ». 

Élite  en  effet  au  plus  haut  degré  par  son  instruction,  par  son 

(1)  Appel  à  la  bourgeoisie  libérale,  in-8o,  Paris,  Guillauihia  éditeur. 

La  RéF.  Soc,  16  décembre  1893.  3«  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  col.)   56. 


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874  LA  QUESTION  DES  OCTROIS. 

intelligence,  par  son  expérience,  par  sa  science  des  choses  de  la 
vie  publique  et  privée,  par  sa  pratique  des  affaires,  par  sa  situation 
sociale,  et  surtout  par  son  aisance  matérielle,  fruit  de  son  travail 
accumulé,  qui  lui  donne  Tindépendance  et  lui  permet  de  vivre 
sans  subir  chaque  jour,  suivant  le  mot  de  Lasalle  :  u  La  loi  d'airain 
du  labeur  et  du  salaire  ».  Ces  conditions  propices  lui  créent  évi- 
demment une  supériorité  qui  l'élève  au-dessus  du  niveau  moyen 
des  masses  populaires.  Or  toute  supériorité  de  ce  genre  implique 
des  devoirs  sociaux.  Quand  on  est  une  élite,  ce  n'est  pas  pour  ne 
servir  que  de  décor  de  parade  dans  Tensemble  de  la  société,  ne 
songer  qu'à  soi-même  et  être  indifférent  ou  inutile  pour  ceux  qui 
sont  moins  bien  partagés. 

La  bourgeoisie  française,  qui  a  créé  la  société  moderne  et  a 
assumé  la  tâche  de  faire  son  éducation  politique  et  sociale,  s'est 
engagée  moralement  à  faire  pour  le  peuple,  à  qui  la  Révolution 
apportait  la  liberté,  avec  tous  les  dangers  ot  toutes  les  dilTicultés 
qui  en  sont  la  conséquence,  tout  le  bien  humainement  possible,  de 
façon  à  améliorer  sans  cesse  sa  condition,  à  réaliser  tous  les  pro- 
grès de  nature  à  développer  son  bien-être  et  à  lui  prouver  par  des 
bienfaits  la  supériorité  de  la  nouvelle  société  sur  l'ancienne.  En  un 
mot,  puisqu'elle  avait  eu  l'initiative  de  la  Révolution,  puisqu'elle 
avait  posé  les  fondements  et  tracé  le  plan  de  l'édifice,  elle  était 
tenue  et  devait  tenir  à  honneur  de  l'achever  et  d'en  établir  le  cou- 
ronnement en  disant  comme  le  poète  ancien  ;  Exegi  monumentum 
i&re  perennius. 

Je  crois  avoir  démontré,  dans  l'écrit  dont  j'analyse  rapidement 
Tesprit  général,  que  la  bourgeoisie  s'est  efforcée  de  remplir  sa 
mission  dans  l'ordre  politique  au  point  de  vue  des  institutions  et 
du  gouvernement.  Mais  j*ai  constaté  en  même  temps  que,  de  la  tri- 
logie connue.  Liberté^  Egalité^  Fraternité,  si  elle  a  mis  tous  ses  soins 
à  la  sauvegarde  des  deux  premiers  termes,  elle  a  peut-être  très 
regrettablement  négligé  le  troisième,  et  n'a  pas  suflisamment  songé 
aux  devoirs  que  l'idée  de  fraternité  devait  imposer.  Un  certain 
égoïsme,  compagnon  ordinaire  de  la  richesse,  l'entraînement  du 
luxe  et  des  plaisirs,  l'absorption  de  l'intérêt  personnel,  le  désir 
inné  de  ne  pas  se  déranger  pour  les  autres,  une  tendance  coupable 
à  se  désintéresser  des  choses  publiques  et  à  s'en  remettre  paresseu- 
sement au  gouvernement  ont  malheureusement  habitué  la  bour- 
geoisie contemporaine  à  se  détourner  des  misères  humaines  et  à 


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LA  QUESTION   DES   OCTROIS.  875 

croire  qu'elle  a  rempli  tout  son  devoir  en  ouvrant  plus  ou  moins 
généreusement  sa  bourse  pour  quelques  œuvres  de  charité  (1). 

La  faute,  trop  réelle,  était  d'autant  plus  grave  que  ces  misères 
grandissantes  étaient  comme  l'antre  mythologique  où  se  prépa- 
raient et  où  se  déchaînaient  les  tempêtes.  Le  socialisme  révolutio- 
naire  couvait  dans  le  cœur  des  déshérités  et  devait  éclater  bientôt 
avec  toutes  ses  revendications  les  plus  violentes  et  les  plus  radi- 
cales. Devant  cette  situation  menaçante  on  a  fini  par  comprendre 
que  la  Société  tout  entière  était  en  péril.  On  s'arme  aujourd'hui, 
on  arme  la  loi  et  l'autorité  pour  la  résistance.  Mais  le  principal 
danger  n'est  pas  dans  le  nombre  ni  dans  la  fureur  des  partis  révo- 
lutionnaires ;  il  est  surtout  dans  la  justice  de  certains  de  leurs 
griefs  contre  une  société  qui  ne  fait  pas  tout  ce  qu'elle  pourrait  ni 
tout  ce  qu'elle  devrait  faire  pour  atténuer  leurs  souffrances. 

C'est  pour  qu'elle  se  rendit  mieux  compte  de  cette  situation  et 
de  ces  vérités  que  j'ai  fait  appel  à  la  bourgeoisie  libérale.  Je  l'ai 
adjurée,  au  nom  de  l'intérêt  général,  au  nom  de  son  intérêt  per- 
sonnel, de  sortir  de  l'apathie  où  elle  semble  se  complaire  depuis 
trop  longtemps,  pour  reprendre  la  direction  du  mouvement,  et 
surtout  aborder  et  résoudre  tous  les  problèmes  de  la  misère  et  du 
travail.  Elle  seule  est  assez  indépendante  pour  traiter  de  haut  ces 
difficiles  questions;  elle  seule  a,  au  plus  haut  degré,  un  besoin 
d'ordre  et  de  paix  intérieure  qui  lui  commande  de  tout  faire  pour 
donner  satisfaction  à  ce  qu'il  y  a  de  légitime  dans  les  plaintes  des 
travailleurs  et  des  malheureux  ;  elle  seule  enfin  est  en  mesure  de 

(i)  L'admirable  êpanoui^somcnt  des  œuvres  do  philanthropie  et  de  charité  que 
multiplient  tant  de  gens  de  cœur,  qu'ils  se  groupent  d'ailleurs  à  Téglise,  au 
temple  ou  à  la  synagogue,  ne  saurait  être  opposé  au  jugement  porté  ici  par  l'au- 
l*cur  sur  régoïsme  intéressé  de  la  bourgeoisie  depuis  1789.  Dans  la  Notice  sur  la 
vie  et  les  travaux  d^Hippolyte  Camol  qu'il  vient  de  lire  à  la  séance  annuelle  de 
TAcadémie  des  sciences  morales  et  politiques,  M.  Jules  Simon  a  montré  avec  une 
vraie  noblesse  de  langage  l'une  des  causes  de  celte  absence  de  fraternité,  au 
moins  pour  le  plus  grand  nombre  des  hommes  qui  sont  devenus  dirigeants.  «  Pour 
devenir  vraiment  un  homme,  l'homme  a  besoin  de  Dieu  ;  c'est  ce  qui  a  retardé 
dans  ces  dernières  années  les  progrès  de  la  république.  Lazare  Carnot  disait  de 
Guadet  :  «  11  se  croit  athée,  il  se  trompe,  il  n'y  a  pas  d'athées.  »  Il  y  en  a.  Admet- 
tons qu'ils  ont  souvent  des...  défaillances;  mais  le  nombre  est  grand  do  ceux  qui 
ne  voient  rien  au-dessus  et  au  delà  de  ce  monde,  et  qui,  passionnés  pour  les 
inepties  présentes,  no  pensent  mémo*  pas  à  l'éternité  :  Magnus  ordo  sœculorum. 
Ces  aveugles  ne  peuvent  avoir' ni  le  sens  de  la  société  humaine,  ni  le  sens  de  la 
société  politique,  car  ils  prennent  pour  la  réalité  définitive  ce  qui  n'est  qu'une 
épreuve  et  un  commencement.  Us  n'aimeront  jamais  les  hommes  parce  que, 
n*ayant  pas  de  Père,  la  fraternité  n'est  pour  eux  qu'un  mot  vide  de  sens.  »  {Note 
du  secrélanai.) 


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876  LA   QUESTION   DES   OCTROIS. 

s'inspirer  d'un  esprit  supérieur  de  justice  et  de  fraternité,  et  de 
consacrer  une  partie  des  richesses  que  son  travail  lui  a  acquises 
à  l'amélioration  du  sort  de  ceux  qui  travaillent  et  qui  souf- 
frent. 

Voilà  la  généreuse  mission  que  j'ai  définie  dans  mon  Appel 
à  la  bourgeoisie  Ubirahj  comme  étant  de  nos  jours  son  vrai  rùle 
et  son  noble  devoir.  Aucune  question  m^  se  lie  plus  étroitement 
à  ces  considérations  que  celle  de  la  réforme  de  l'impôt,  dont  la 
suppression  des  octrois  est  un  des  principaux  éléments. 


11 


La  question  des  octrois  a  été  non  seulement  la  plus  étudiée  et  la 
plus  discutée  depuis  un  siècle,  mais  on  peut  dire  la  plus  complète- 
ment résolue  en  principe  par  la  science  et  parla  loi.  Il  est  difficile 
de  ne  pas  reconnaître  que,  de  toutes  les  taxes  qui  pèsent  sur  la  con- 
sommation, l'octroi  est  la  plus  injuste,  la  plus  vexatoire,  la  plus 
disproportionnée.  Il  n'en  est  pas  qui  soit  plus  contraire  à  l'égalité 
des  citoyens  devant  l'impôt,  car,  établie  sur  tous  les  objets  de  pre- 
mière nécessité,  le  blé,  les  farines,la  viande,  les  boissons,  les  légu- 
mes, etc.,  elle  grève  les  contribuables  en  raison  inverse  de  leurs 
facultés,  très  lourde  pour  les  classes  inférieures  dont  elle  surenché- 
rit artificiellement  le  nécessaire,  et  à  peine  sensible  pour  les  classes 
aisées  dont  elle  atteint  à  peine  le  superflu.  Or,  en  augmentant  de 
droits  arbitraires  la  valeur  vénale  des  produits  indispensables  à 
l'alimentation  du  peuple,  elle  fausse,  sur  le  marché  intérieur,  la  loi 
fondamentale  de  Tofifre  et  de  la  demande,  diminue  la  consomma- 
tion générale,  porte  préjudice  à  la  vente  des  produits  agricoles 
dans  les  grands  centres  de  population,  et  nuit  au  développement  du 
commerce  et  du  trafic  entre  les  campagnes  et  les  villes.  La  percep- 
tion, à  l'entrée  des  localités  qui  y  sont  soumises,  entraîne  les  for- 
malités les  plus  capricieuses,  les  plus  gênantes  et  souvent  les  plus 
blessantes.  Elle  exige,  pour  empêcher  la  fraude,  un  personnel  très 
nombreux  et  très  coûteux,  un  système  colossal  de  comptabilité 
minutieuse,  sans  compter  qu'elle  a  créé,  comme  l'ont  fait  les 
douanes  pour  le  commerce  extérieur,  un  délit  de  pure  convention, 
la  contrebande,  contre  lequel  des  pénalités  énormes,  hors  de  pro- 


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LA   QUESTION   DES   OCTROIS.  877 

portion  avec  le  caractère  moral  du  fait,  ne  protègent  que  très  in- 
complètement les  droits  de  Tadministration. 

Ces  vices  organiques  du  régime  des  octrois  non  seulement  Tout 
fait  haïr  de  tout  temps  par  les  populations  qui  le  supportent,  mais 
encore  Tout  fait  condamner  par  tous  les  hommes  de  science  et  tous 
les  hommes  d'Etat.  Supprimés  plusieurs  fois  par  la  législation  (1), 
toujours  décriés  par  Topinion  publique,  ils  ne  subsistent  que  par 
suite  de  circonstances  exceptionnelles  et  par  une  sorte  de  tolérance 
qui  cependant  a  impliqué,  à  toute  époque,  l'engagement  de  les 
faire  disparaître  dans  un  temps  prochain. 

La  Révolution,  fortement  pénétrée  des  idées  de  justice  en  matière 
de  contributions  publiques,  éclairée  par  les  magnifiques  discus- 
sions des  grands  économistes  du  xvnv  siècle  contre  les  douanes 
intérieures  (2),  abolit  d'un  seul  couples  taxes  de  consommation  et 
les  octrois,  par  le  décret  célèbre  du  9  février  1791  que  rendit  la 
Constituante.  On  devait  croire  que  cet  arrêt  était  définitif,  car 
c'était  l'application  rationnelle  des  principes  sur  lesquels  se  fon- 
dait la  société  nouvelle.  Mais,  comme  pour  tous  les  impôts  indi- 
rects, le  système  est  si  commode  et  si  productif,  il  procure  d'une 
façon  presque  insensible  de  si  grandes  ressources,  que  le  gouver- 
nement et  les  municipalités  ne  tardèrent  pas  à  y  recourir  de  nouveau 
et  à  rétablir  ce  que  les  pères  dé  la  Révolution  avaient  aboli. 

On  procéda  d'abord  sous  des  formes  captieuses.  Une  loi  de 
l'an  Vil  réorganisa  l'octroi  de  Paris  sous  le  titre  fallacieux  :  «  d'oc- 
troi municipal  et  de  bienfaisance  ».  Qaestce  que  la  bienfaisance 
pouvait  avoir  à  faire  dans  une  mesure  qui  aggravait,  au  contraire, 
les  conditions  d'existence  des  classes  pauvres?  N'importe.  Cefte 
étiquette  illusoire  ouvrit  la  voie.  On  s'y  précipita  sans  réserve.  Des 
milliers  de  décrets  suivirent  celui  de  Tan  VII  et  la  France  se  cou- 
vrit de  nouveaux  octrois. 

Mais  leur  impopularité  se  réveilla  avec  leur  résurrection.  En  1815 
les  Bourbons  ne  crurent  mieux  faire,  pour  conquérir  la  faveur  de 
Topinion,  que  de  les  condamner  solennellement  à  leur  tour,  en 
promettant  l'abolition  des  droits  réunis,  j^alheureusement  cette 
promesse  resta  lettre  morte.  Néanmoins,sous  la  Restauration,  M.  de 
Chabrol  proposa  la  réduction  successive  des  droits  d'entrée  sur  les 

(l)La  Constituante  les  a  abolis  complètement.  Les  Bourbons  en  1815,  le  gou- 
vernement de  Louis-Philippe  (circulaire  de  1840),  les  condamnèrent  en  principe. 
(2)  Turgot,  Vauban,  Boisguilbcrt,  pour  no  citer  que  les  principaux. 


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878  LA   QUESTION   DES   OCTROIS. 

boissons,  faisant  remarquer,  avec  infiniment  de  raison,  qu'un  objet 
de  consommation,  déjà  frappé  d^une  taxe  au  profit  de  TËtat,  ne 
pouvait  plus  l'être  encore  au  profit  des  communes.  La  proposition 
n'eut  point  de  suite.  Loin  de  se  restreindre,  le  nombre  des  octrois 
augmenta,  bien  qu'une  circulaire  du  20  août  1840  recommandât 
aux  conseils  municipaux  et  aux  préfets  de  ne  les  établir  jamais 
qu'à  titre  temporaire,  ce  qui  consacrait,  en  principe,  l'obligation 
de  les  abolir  un  jour. 

Ce  jour  paraît  maintenant  venu  pour  nous.  La  loi  votée  par  la 
Chambre,  le  4  mai  4893,  a  accordé  aux  communes  la  faculté  d*abolir 
leurs  octrois  en  les  remplaçant  par  des  taxes  municipales  qui  devront 
être  approuvées  par  le  gouvernement  et  autorisées  par  les  Cham- 
bres, aucun  impôt  ne  pouvant  être  établi  ou  modifié  que  par  une 
loi.  Ce  n'est  pas  l'abolition  formelle,  mais  c'est  évidemment  un 
grand  pas  en  avant  vers  ce  but.  Nous  en  apprécierons  plus  loin  les 
conséquences.  J'ai  dit  que  cette  loi  est  actuellement  soumise  au 
Sénat,  et  le  rapport  en  a  été  confié  à  un  homme  d'un  esprit  aussi 
large  que  libéral,  M.  Bardoux.  Tout  fait  présumer  que  les  con- 
clusions en  seront  favorables  à  la  réforme  proposée. 

Nous  avons  été  devancés  dans  cette  voie  par  un  grand  nombre 
d'autres  pays.  Depuis  1860  les  octrois  n'existent  plus  en  Belgique. 
La  Hollande  les  a  supprimés  en  1863,  l'Espagne  en  1869,  la  Russie 
en  1874.  L'Angleterre,  le  Danemark,  la  Suisse,  les  Ëtats-Unis  ne 
les  connaissent  pas.  Tous  ces  pays  nous  offrent  des  exemples  à 
étudier  en  ce  qui  concerne  les  moyens  de  suppléer  au  déficit  que  la 
suppression  des  octrois  creuse  dans  les  caisses  municipales.  En 
Belgique  l'Ëtat  s'est  chargé  des  dépenses  auxquelles  pourvoyaient 
les  droits  d'octroi.  Il  a  créé  un  fonds  communal  que  le  Trésor  ali- 
mente en  abandonnant  aux  communes  75  %  des  droits  d'entrée  sur 
les  cafés  et  34  %  des  droits  sur  les  vins,  les  spiritueux,  les  vinaigres 
et  les  sucres.  En  Hollande,  TËtat  a  cédé  aux  communes  4/5««  du 
revenu  de  la  contribution  personnelle  et  21  1/2  centimes  addition- 
nels sur  l'impôt  foncier  (1). 

J'estime  cependant  que  les  systèmes  adoptés  par  la  Belgique  et  la 
Hollande  ne  doivent  pas  nous  servir  d'exemples  d'une  manière 
absolue.  Hsont,  sans  doute,  atteint  le  but  qu'ils  se  proposaient,  en 

(1)  Dans  la  Réfot^me  sociale  en  France,  où  il  condamne  en  principe  les  octrois, 
F.  Le  Play  se  prononce  nettement  en  faveur  du  système  pratiqué  en  Belgique 
pour  leur  suppression.  (Réf.  soc,  en  France,  ch.  57,  XVÏII,  et  65,  XXVIII.) 


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LA   QUESTION   DES   OCTROIS.  879 

ce  sens  que  les  ressources  par  lesquelles  ils  ont  remplacé  les 
revenus  des  octrois  abolis  ont  été  parfaitement  suffisantes  pour 
faire  face  aux  dépenses  communales  auxquelles  l'octroi  pourvoyait; 
mais  ils  ont  un  vice  capital,  c'est  de  faire  payer  par  le  pays  tout 
entier  une  réforme  qui  n'intéresse  que  quelques  communes.  Les 
75  %  du  produit  des  droits  sur  les  cafés  et  les  34  %  du  produit  sur 
les  liquide^  et  les  sucres,  que  le  Trésor  belge  cède  aux  communes^ 
ainsi  que  la  portion  de  la  contribution  personnelle  et  de  l'impùt 
foncier  que  le  Trésor  hollandais  abandonne  également, font  partie 
intégrante  du  budget  général  de  l'État.  Or  cela  n'est  ni  juste  ni 
régulier.  Les  octrois  n'ont  été  créés  que  pour  subvenir  aux  dépenses 
spéciales  des  communes  qui  les  ont  établis.  Si  ces  communes  en 
doivent  être  affranchies,  c'est  à  la  condition  d'appliquer  d'autres 
ressources  locales  à  cette  transformation. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ces  expériences  sont  dignes  d'attention;  mais  il 
y  a  chez  nous,  comme  je  le  dirai  plus  loin,  d'autres  éléments  de 
solution  dont  il  convient  de  tenir  compte.  Seulement  ce  qui  s'est 
fait  au  dehors  pose  la  question  sur  son  véritable  terrain,  qui  est  de 
déterminer  par  quelles  ressources  on  peut  utilement  remplacer 
celles  qu'il  s'agit  de  supprimer.  Tout  le  nœud  du  problème  est  là. 
Au  fond,  je  le  répète,  depuis  longtemps  la  démonstration  est  faite 
sur  le  principe  môme  de  la  question.  Tous  les  gouvernements  qui 
se  sont  succédé  jusqu'à  nos  jours,  bien  que  maintenant  le  système 
en  fait,  ont  reconnu  et  proclamé  qu'il  ne  pouvait  se  justifier  en 
saine  économie  financière  et  sociale;  mais  où  les  incertitudes  et  les 
dissentiments  commencent,  c'est  sur  le  point  de  savoir  par  quel 
autre  procédé  on  procurera  aux  communes  les  revenus  annuels 
que  l'octroi  leur  donne  aujourd'hui. 

Comme  chiffre  la  question  est  considérable.  L'octroi,  qui  ne  fonc- 
tionne que  dans  1515  communes,  produit  annuellement  une  somme 
totale  de  293  millions.  Dans  cette  somme  Paris  seul  figure  pour 
plus  de  la  moitié  ;  de  sorle  que,  comme  je  l'ai  dit  dans  un  autre 
livre  sur  le  budget  (1),  où  j'ai  examiné  non  seulement  l'état  général 
de  nos  finances,  mais  les  réformes  dont  elles  sont  susceptibles, 
«  la  question  des  octrois  est  encore  plus  parisienne  que  natio- 
nale ». 

C'est  cette  importance  exceptionnelle  de  l'octroi  dans  la  capi- 

(1)  Le  Budget^  ce  quHl  est,  ce  qu'il  peut  êlre^  un  vol.  in-12,  Paris,  1892,  Guil- 
laamin  éditeur. 


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880  LA  QUESTION  DES  OCTROIS, 

taie  qui  fait  la  difficulté  du  problème  et  de  sa  solution.  Dès  qu'on 
parle  de  supprimer  les  octrois,  c'est  sur  Paris  que  se  concentrent 
aussitôt  toutes  les  préoccupations,  et  il  s*agit  alors  d'un  revenu  si 
important  à  abandonner  et  de  besoins  si  considérables  à  satisfaire 
qu'on  recule  devant  les  proportions  de  l'œuvre  à  accomplir.  Une 
très  intéressante  conférence  faite  par  M.  Ernest  Brelay  en  1886,  à. 
la  Société  d'Économie  politique,  a  été  publiée  pa.r  la  M/orme  sociale. 
Elle  avait  pour  but  de  répondre  à  une  brochure  de  M.  Yves  Guyot 
qui  demandait  la  suppression  des  octrois,  et  de  démontrer  les  er- 
reurs et  les  dangers  des  solutions  proposées.  Il  y  a  là  des  observa- 
tions, des  faits  et  des  chiflfres  d'un  grand  intérêt;  mais  celte  dis- 
cussion s'est  essentiellement  limitée  à  la  question  de  l'octroi  de 
Paris  et  à  la  situation  particulière  des  finances  et  des  impôts  dans 
la  capitale.  La  date  est  elle-même  un  peu  lointaine.  Les  choses  ont 
marché  depuis,  car  nous  n'en  sommes  plus  aujourd'hui  à  des  polé- 
miques théoriques,  la  loi  du  4  mai  1893  ayant  fait  entrer  la  ques* 
tion  dans  une  période  d'application  pratique  qu'il  importe  d'étudier 
de  plus  près  et  qui  comprend  aussi  bien  Paris  que  le  reste  de  la 
France  (1). 

Après  tout,  Paris,  si  grande  que  soit  la  place  qu'il  occupe  dans 
l'ensemble  des  octrois,  n'est,  comme  importance  matérielle,  que  la 
moitié  du  revenu  total.  C'est  beaucoup  sans  doute,  mais  si  la  solu- 
tion y  est  plus  difficile  pour  cela,  serait-il  juste  de  sacriûer  à  la  cité 
centrale  les  intérêts  de  toutes  les  autres  villes  et  communes  où  la 
suppression  des  octrois  sera  si  utile  pour  le  bien-être  des  popula- 
tions? Non,  sans  doute;  et  même,  à  ce  point  de  vue  d'intérêt  popu- 
laire, on  peut  dire  que  cette  suppression  est  encore  plus  nécessaire 
à  Paris  que  partout  ailleurs.  C'est  là  que  cette  réforme  intéresse 
des  millions  d'individus  et  qu'elle  doit  avoir  la  plus  heureuse  in- 
fluence en  procurant  à  des  masses  innombrables  le  bienfait  de  la 
vie  à  bon  marché. 

Il  semble  même  que  la  réalisation,  dans  ce  centre  de  près  de  trois 
millions  d'habitants,  y  est  moins  compliquée  qu'on  ne  le  pense.  S'il 
est  vrai  que  le  déficit  qu'elle  creusera  dans  les  finances  municipales 
doive  être  déplus  de  145  millions,  qu'il  faudra  combler  par  d'autres 

(1)  La  brochure  de  M.  Yves  Goyot  a  paru  sous  ce  titre  :  «  La  suppt^ession  des 
octrois  et  la  politique  expéHmentale ,  1886,  Ouillaumin,  éditeur.  La  conférence  de 
M.  Ernest  Brelay  a  été  également  publiée  en  brochure  sous  ce  litre  :  «  V octrois 
ses  inconvénients^  ses  compensations,  son  reinplacement  actuel  par  une  taxe  dit^cte^ 


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LA   QUESTION  DFS   OCTROIS.  881 

ressources,  il  est  non  moins  vrai  que  celle  ville  immense  a,  dans  le 
superflu  colossal  des  classes  riches  qui  j  vivent  en  grand  nombre, 
des  éléments  de  compensation  et  des  ressources  comme  n'en  ont 
aucune  vilte  secondaire,  ni  aucune  commune  de  France.  La  bour- 
geoisie libérale,  comme  je  le  développerai  plus  loin,  y  a  plus  de 
facilités  qu'ailleurs  pour  s'imposer  des  sacrifices  de  nature  à  amé- 
liorer le  sort  des  travailleurs  et  des  malheureux. 

M.  Ernest  Brelay,  dans  la  conférence  dont  je  viens  de  parler, 
analysait  avec  raison  toutes  les  œuvres  d'instruction,  d'assistance 
et  de  prévoyance  qui  ont  été  créées  en  faveur  des  ouvriers  et  des  in- 
digents et  qui,  par  leur  gratuité,  diminuent  les  dépenses  des  mé- 
nages qui  n'ont  pour  vivre  que  leur  salaire  quotidien.  C'est  vrai, 
mais  qu'est-ce  que  cela  prouve?  Parce  qu'on  a  fait  beaucoup,  faut- 
il  renoncer  à  faire  davantage  et  à  faire  mieux?  Non, sans  doute;  et 
si  la  suppression  des  octrois  doit  ajouter  encore  à  ces  institutions 
philanthropiques  l'avantage  de  diminuer  très  notablement  les  dé- 
penses de  la  vie  domestique,  il  ne  faut  pas  hésiter  à  ajouter  ce 
progrès  à  ceux  qu'on  a  déjà  accomplis.  En  fait  de  justice  sociale  il 
faut  toujours  rappeler  l'ancienne  maxime  :  u  Nil  actum  reputans  n 
quid superesset  agendum  ». 

Du  reste  la  controverse  de  1886  entre  MM.  Ernest  Brelay  et  Yves 
Guyot  roulait  sur  un  terrain  beaucoup  trop  étroit  et  qu'il  convient 
d'élargir  aujourd'hui.  11  s*agissait  de  remplacer  les  octrois  par  une 
taxe  unique  sur  la  proprié  té  foncière.  C'est  presque  exclusivement 
sur  ce  point  qu'a  porté  le  débat,  en  le  restreignant  môme  à  la  si- 
tuation immobilière  de  Paris.  Il  pouvait  y  avoir  en  effet,  dans  une 
question  ainsi  posée,  des  difïlcultés  et  des  inconvénients  de  diverse 
nature.  Mais  ce  n'est  pas  à  ce  point  de  vue  exclusif  qu'il  fitut  en- 
visager les  moyens  pratiques  de  réaliser  la  réforme  projetée. 

Tout  conseille,  au  contraire,  de  chercher  les  ressources  équiva- 
lentes à  celles  dont  on  privera  la  caisse  municipale,  dans  la  combi- 
naison de  taxes  de  différente  nature,  correspondant  aux  intérêts 
divers  qui  s'y  rattachent,  de  façon  à  ne  pas  faire  porter  le  poids  de 
la  réforme  sur  une  seule  catégorie  de  contribuables.  C'est  ce  que  je 
m'efforce  d'expliquer  dans  le  paragraphe  suivant. 

Ces  considérations,  pour  lesquelles  il  m'est  impossible  ici  d'en- 
trer dans  des  détails  minutieux  et  techniques,  suffiront,  je  pense, 
pour  établir  que,  si  la  question  des  octrois  a  pour  Paris  une  im- 
portance financière  considérable,  elle  n'y  perd  pour  cela  ni  son 


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882  La  question  des  octrois. 

caractère,  ni  sa  portée  sociale,  et  que  les  moyens  de  solution  n'y 
sont  pas  plus  difficiles  qu'ailleurs,  peut-être  même  le  sont-ils  moins. 
C'est  de  plus  haut  que  de  cet  intérêt  local,  si  grand  qu'il  soit,  qu'il 
faut  envisager  et  résoudre  le  problème. 

La  gravité  de  la  question,  pour  Paris,  réside  surtout  dans  l'im- 
portance de  ses  emprunts,  dont  les  octrois  constituent  la  principale 
garantie.  La  ville  de  Paris  a  en  effet  une  dette  aussi  considérable 
que  la  plupart  des  Ëtats  de  deuxième  ordre.  Cette  dette  dépasse 
1800  millions,  l'annuité  qu'elle  exige,  pour  les  intérêts  et  l'amor- 
tissement, est  d'environ  80  millions.  Il  est  clair  qu'on  ne  peut 
abolir  les  octrois  sans  créer,  sous  une  autre  forme,  des  garanties 
équivalentes  pour  les  porteurs  de  titres  municipaux.  La  question 
d'impôt  se  complique  ainsi  d'une  question  de  crédit  public,  très 
grosse  pour  la  capitale  et  très  sérieuse  également  pour  les  prin- 
cipales villes  de  France,  où  les  octrois  sont  également  le  gage 
d'emprunts  communaux  plus  ou  moins  importants.  Dès  lors,  il 
ne  s'agit  pas  seulement  d'abolir  les  octrois,  il  s'agit  de  savoir  ce 
qu'on  peut  mettre  à  la  place. 


111 


Dans  les  conditions  que  je  viens  de  définir  et  avec  l'obligation 
d'affecter  aux  dettes  des  villes  d**s  ressources  égales,  ou  à  peu 
près,  à  celles  que  produit  l'octroi,  il  est  clair  qu'il  ne  peut  s'agir  de 
dégrèvement  pur  et  simple  et  que  tout  consiste  dans  une  transfor- 
mation d'impôt.  C'est  toujours  à  l'impôt,  en  définitive,  qu'il  faudra, 
sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  recourir  pour  assurer  le  paie- 
ment régulier  des  dettes  municipales.  Seulement,  l'avantage  et  le 
but  de  cette  transformation  doivent  être  de  s'adresser  désormais  à 
une  catégorie  d'impôts  qui  n'ait  pas,  comme  l'octroi,  le  vice  fonda- 
mental d'épargner  le  superflu  des  riches  et  de  peser  lourdement  sur 
le  nécessaire  des  pauvres.  Par  la  même  raison,  il  ne  faut  pas 
songer  à  une  aggravation  corrélative  des  divers  impôts  indirects, 
tous  ceux  de  cette  nature  ayant  le  même  défaut  que  l'octroi  :  légers 
pour  les  classes  aisées,  onéreux  pour  les  classes  laborieuses  et 
malheureuses.  Dès  lors,  c'est  généralement  aux  impôts  directs,  par 
une  plus  équitable  répartition  des  charges  publiques,  qu'on  doit 
demander  la  solution  du  problème. 


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LA  QUESTION  DES  OCTROIS.  883 

C'est  ici  que  s'appliquent  les  considérations  que  j'ai  présentées 
au  début  de  cette  étude,  en  rappelant  la  doctrine  sociale  contenue 
dans  mon  Appel  à  la  hourgeoim  libirate,  La  question  des  octrois, 
élément  essentiel  de  la  réforme  de  l'impôt,  en  doit  être  la  première 
et  la  plus  facile  application.  La  suppression  des  octrois  ne  peut  se 
faire  que  si  Ton  augmente  le  produit  de  certaines  contributions 
directes,  telles  que  la  taxe  mobilière,  l'impôt  des  patentes  et 
l'impôt  foncier  qui  frappent  plus  particulièrement  les  classes 
moyennes.  Or  j'estime  qu'il  est  juste,  qu'il  est  sage,  qu'il  est  émi- 
nemment politique,  de  la  part  de  la  bourgeoisie,  de  prendre  Tinitia- 
live  de  cette  réforme  fiscale,  d'accepter  franchement  et  dignement 
le  surcroît  de  charges  qu'elle  lui  imposera.  Elle  se  créera,  par  ce 
sacrifice  méritoire,  une  popularité  de  bon  aloi,  un  titre  à  la 
reconnaissance  du  peuple  à  qui  elle  procurera  la  vie  à  bon  marché. 
En  tous  cas,  elle  accomplira  un  acte  de  vraie  justice  sociale,  et, 
quels  que  soient  les  sentiments  qu'il  inspire,  elle  aura  la  conscience 
d'avoir  fait  son  devoir. 

Au  reste  il  ne  faut  pas  exagérer  plus  que  de  raison  l'importance 
matérielle  de  ce  sacrifice.  Ce  n'est  pas  seulement  à  la  surtaxe  de 
l'impôt  mobilier  qu'on  devra  demander  la  compensation  de  la 
perte  que  causera,  dans  le  revenu  public,  l'abolition  des  octrois. 
D'abord  la  somme  qu'il  faudra  se  procurer  sera  moins  forte  que 
celle  à  laquelle  on  renoncera.  J'ai  dit  que  le  produit  annuel  des 
octrois  s'élève,  dans  les  1515  communes  où  on  le  perçoit  actuelle-  • 
ment,  à  293  millions;  mais  les  frais  de  perception,  de  personnel, 
de  matériel,  et  accessoires,  y  figurent  pour  plus^  de  20  mil- 
lions. Il  s'agit  donc,  en  réalité,  de  trouver  dans  d'autres  impôts 
environ  270  millions  par  an.  Répartis  sur  un  ensemble  de  localités 
dont  les  contribuables  forment  une  population  approximative  de 
o  millions  d'habitants,  ce  serait,  pour  chacun  d'eux,  une  surcharge 
moyenne  d'environ  50  francs  par  an.  C'est  quelque  chose  sans 
doute,  mais  ce  n'est  pas  exorbitant. 

D'ailleurs,  si  même  Ton  demandait  tout  à  la  contribution  mobi- 
lière, bien  qu'en  général  les  petits  loyers  en  soient  affranchis,  ce  ne 
sont  pas  les  classes  moyennes,  c'est-à-dire  la  bourgeoisie,  qui  en 
supporteraient  seules  le  poids;  il  se  répartirait  sur  un  grand 
nombre  d'autres  contribuables  appartenant  aux  classes  inférieures. 

Mais  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  faire  de  l'impôt  mobilier  l'unique 
élément  de  la  réforme.    Il  serait   bien   plus  juste  et  bien  pfus 


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884  LA   QUESTION   DES   OCTROIS. 

logique  d'y  faire  contribuer,  dans  une  large  pari,  toute  une  caté- 
gorie qui  doit  en  tirer  directement  un  profit  considérable.  Je  veux 
parler  de  tout  le  commerce  de  gros  et  de  détail,  marchands  de 
vins,  bouchers,  boulangers»  épiciers,  fruitiers,  vendeurs  de  toutes 
sortes  de  comestibles  et  de  denrées  servant  à  TaUmentation  des 
personnes  et  des  animaux.  La  suppression  des  octrois  leur  per- 
mettra, d'un  côté,  de  s'approvisionner  librement  et  à  bien  meilleur 
marché,  de  l'autre,  grâce  à  l'abaissement  des  prix,  la  consomma- 
tion  augmentera  considérablement  à  leur  bénéfice.  On  peut  très 
légitimement  exiger  d'eux  des  sacrifices  correspondant  à  l'accrois- 
sement de  leurs  profits,  en  leur  faisant  payer  spécialement  un 
droit  de  patente  plus  élevé. 

En  déduisant  la  part  contributive  qu'on  pourrait  ainsi  imposer 
aux  nombreux  industriels  dont  le  commerce  s'enrichirait  parTabo- 
lition  des  octrois,  c'est  tout  au  plus  si  Ton  peut  calculer  à  200  mil- 
lions le  déficit  à  combler  par  la  surtaxe  de  la  contribution  mobi- 
lière. A  supposer  que  cette  somme  fût  payée  intégralement  par  la 
population  aisée  des  communes  affranchies,  serait-ce  trop,  en 
regard  des  avantages  énormes  qui  en  résulteraient  pour  le  bien-être 
des  masses? 

Au  surplus  il  ne  paraît  pas  que  la  bourgeoisie  ait  un  sacrifice 
bien  lourd  à  supporter.  Quand  on  parle  de  la  cherté  ou  du  bon 
marché  des  objets  de  consommation  et  de  première  nécessité,  on  a 
l'habitude  de  se  préoccuper  essentiellement  de  l'intérêt  qu'y  ont 
les  classes  populaires.  On  a  raison  sans  doute,  car  c'est  à  l'amélio- 
ration du  sort  du  plus  grand  nombre  qu'il  faut  songer  avant  tout, 
mais  il  est  incontestable  que  ceux  qu'on  appelle  les  bourgeois 
n'auront  pas  à  se  plaindre  outre  mesure  de  la  suppression  des 
taxes  qui  frappent  les  objets  de  consommation  à  l'entrée  des 
villes.  Les  ménages  riches  et  simplement  aisés  y  trouveront  un 
avantage  relatif.  Leurs  dépenses  quotidiennes  en  seront  réduites^ 
car  les  denrées  qu'ils  emploient  pour  leurs  tables  sont  des  pro 
duits  rafTinés  et  de  luxe  qui  paient  à  Toctroi  un  tarif  très  élevé,  et 
l'abondance  de  leurs  consommations  et  de  leurs  approvisionne- 
ments de  chaque  jour  en  fait,  pour  l'octroi,  de  très  gros  contri- 
buables. Or  il  leur  sera  facile  de  calculer  que  l'économie  qu'ils 
feront  dans  leur  existence  courante  ne  sera  guère  inférieure  au 
surcroît  d'impôt  qu'on  leur  demandera,  si  même  elle  ne  le  balance 
complètement. 


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LA  QUESTION  DES   OCTROIS.  885 

Dans  ces  conditions,  on  peut  poser  en  fait  que  TaggraTaiion  de 
la  contribution  mobilière,  commB  corrélatif  de  la  suppression  des 
octrois,  ne  constituera  pas,  pour  ceux  à  qui  elle  s'appliquera»  une 
charge  hors  de  proportion  avec  leurs  ressources  ordinaires.  Ce 
sont  gens  sérieux  qui  savent  se  rendre  un  compte  exact  de 
leur  bilan  de  chaque  année.  Ils  y  verront  iufailliblement  que,  si 
leurs  impôts  ont  un  peu  augmenté  d'une  part,  de  l'autre  les  frais 
généraux  de  leur  vie  domestique  auront  diminué  par  l'abaissement 
du  prix  de  toutes  les  denrées  alimentaires. 

Mais  ce  ne  sont  pas  la  cote  mobilière  ni  celle  des  patentes  qui 
peuvent  fournir  seules  une  équitable  ressource  pour  remplacer  le 
revenu  des  octrois.  La  propriété  rurale,  sur  tout  le  territoire  de  la 
commune  et  même  du  département,  doit,  à  mon  avis,  y  contribuer 
dans  une  certaine  mesure.  Il  est  manifeste  que  toute  la  produc- 
tion agricole  retirera  un  grand  bénéfice  de  l'abolition  des  octrois. 
L'entrée  des  villes  lui  élant  désormais  ouverte,  la  consommation 
de  tous  les  produits  des  champs  y  sera  beaucoup  plus  importante, 
et  les  prix  eux-mêmes  en  seront  très  prol>ablement  plus  avanta- 
geux pour  les  producteurs.  En  outre  le  mouvement  coopératif  qui, 
depuis  quelque  temps,  se  développe  parmi  les  populations  des 
campagnes  sous  l'influence  des  syndicats  agricoles,  pour  orga- 
niser dans  les  villes  la  vente  directe  de  leurs  produits  de  toute 
espèce,  en  supprimant  la  lourde  charge  parasite  des  intermé- 
diaires, prendra,  par  l'abolition  des  douanes  intérieures,  une  très 
féconde  impulsion.  Donc  la  propriété  rurale  a  un  incontestable 
intérêt  à  la  réalisation  de  la  réforme.  On  peut,  à  bon  droit,  lui  de- 
mander de  participer  aux  sacrifices  qu'elle  exige.  Une  légère 
augmentation  de  l'impôt  foncier,'- sur  les  propriétés  bâties,  serait 
en  ce  cas  parfaitement  justiflée. 

On  le  voit,  les  moyens  substitutifs  ne  manquent  pas.  Ceux  que 
je  viens  d'indiquer  sont  d'une  simplicité,  d'une  facilité  et  d'une 
équité  incontestables.  Quelques  centimes  additioonels  ajoutés  aux 
trois  principales  contributions  directes  y  suffiront  largement. 

Ce  que  je  viens  de  dire  des  moyens  divers  auxquels  on  peut  recou- 
rir pour  remplacer  le  produit  desoctroisn'anullement  la  prétention 
d'être  un  système  absolu  qui  doive  être  adopté  dans  son  ensemble. 
Mon  raisonnement  est  purement  indicatif  et  non  limitatif.  J'ai 
voulu  prouver  qu'en  s'adressant,  par  exemple,  à  des  surtaxes 
mises  sur  l'impôt  mobilier,  l'impôt  des  patentes  et  l'impôt  foncier, 


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886  LA   QUESTION    DBS   OCTROIS. 

on  pouvait  se  procurer  toutes  les  ressources  nécessaires  et  faire 
quelque  chose  de  trè6  juste,  car  les  sacrifices  demandés  ne  pèse- 
ront que  sur  ceua  qui  peuvent  aisément  les  supporter,  et  sur  ceux 
qui,  d'autre  part,  bénéficieront  notablement  de  la  réforme.  Mais  il 
y  a  certainement  beaucoup  d'autres  combinaisons  et  beaucoup 
d'autres  procédés  possibles.  C'est  aux  communes  intéressées,  c'est 
au  Gouvernement,  c'est  aux  Chambres,  qui  sont  leur  tuteur  de 
droit,  à  examiner  par  le  détail  les  systèmes  qui  leur  seront  sou- 
mis. De  même  que,  par  la  force  des  choses,  il  y  a  une  grande 
variété  dans  le  régime  des  octrois  suivant  les  besoins  qu'il  a  dû 
satisfaire,  et  suivant  l'état  financier  des  villes  où  il  a  été  établi,  de 
même  il  y  en  aura  également  dans  le  régime  fiscal  qui  sera  adopté 
pour  son  abolition.  On  comprend  qu'il  est  naturellement  impos- 
sible de  faire  (l'avance  à  cet  égard,  le  bilan  de  chaque  commune. 
Il  suffit  de  poser  les  règles  générales  qui  peuvent  servir  aux  solu- 
tions pratiques.  Quant  à  celles-ci  il  appartient  aux  conseils  muni- 
cipaux de  les  proposer,  suivant  leur  situation  particulière,  et  à 
l'administration  supérieure  ainsi  qu'au  pouvoir  législatif  de  les 
approuver  ou  de  les  repousser. 

J'ajoute  encore  que,  d'après  les  bases  exposées,  le  sacrifice  sup- 
plémentaire qu'il  s'agirait  d'imposer  à  la  catégorie  la  plus  riche 
des  contribuables  et  à  celle  qui  a  le  plus  d'intérêt  à  la  suppression 
des  octrois,  n'est  qu'un  sacrifice  momentané  pour  ainsi  dire,  qui 
s'atténuera  avec  le  temps,  et  cessera  môme  dans  l'avenir  avec  la 
cause  qui  le  rend  nécessaire. 

Ainsi  que  je  l'ai  dit  plus  haut,  l'octroi  n'a  été  créé  que  pour  sub- 
venir à  l'exécution  de  travaux  d* utilité  publique  dans  les  villes  où 
on  l'a  établi.  Il  a  servi  à  gager  les  emprunts  qui  out  été  succes- 
sivement contractés  dans  ce  but.  Lorsque  ces  emprunts  seront 
remboursés  par  voie  d'amortissement  annuel  ou  aigrement,  ou 
lorsque  d'autres  sources  de  revenus  se  seront  ouvertes  pour  la  com- 
mune, il  sera  possible  de  reviser,  de  réduire  et  mêm^  de  supprimer 
les  surtaxes  mobilières,  foncières  ou  des  patentes  que  les  besoins 
du  moment  auront  fait  décréter.  Ce  sera  affaire  de  circonstance  et 
d^opportunité.  En  tous  cas,  la  dette  des  communes  à  octroi  éteinte, 
il  n'y  aura  plus  de  raison  pour  maintenir  l'aggravation  d'impôts 
destinés  à  y  pourvoir. 

Il  résulte  de  ces  considérations  pratiques  que  lé  sacrifice  réclamé 
des  contribuables  dont  l'impôt  n'atteint  généralement  que  le  su-' 


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LA   QUESTION  DES  OCTROIS.  887 

perflu,  dans  Tintérèt  de  ceux  dont  il  i*ogne  injustement  le  néces- 
saire, est  loin  d'avoir  Timportance  ni  la  gravité  qu'un  examen  su- 
perficiel de  la  question  laisse  présumer;  mais  serait-il  en  effet  plus 
considérable,  tout  conseillerait  encore  à  la  bourgeoisie  libérale  de 
prendre  hauleioent  Tinitiative  de  cet  acte  de  progrès  et  de  justice, 
en  en  provoquant,  par  quelque  manifestation  significative,  Taccom- 
plissement  par  les  pouvoirs  publics  et  en  se  déclarant  prête  à  en 
subir  généreusement  toutes  les  conséquences  matérielles.  Ce  serait 
un  fait  qui  honorerait  ceux  de  qui  il  émane,  et  qui  apaiserait  peut- 
être,  dans  les  régions  populaires,  bien  des  pi*éventions  et  bien  des 
haines. 


IV 


La  loi  votée  par  la  Chambre  des  députés  dans  la  dernière 
législature,  tout  en  consacrant  le  principe  de  la  suppression  des 
octrois,  se  borne  à  donner  aux  conseils  municipaux  la  faculté  de 
prendre  cette  mesure,  sous  condition  de  soumettre  à  Tapproba- 
tion  du  Gouvernement  et  du  Parlement  les  combinaisons  proposées 
pour  remplacer  les  revenus  supprimés. 

Le  Sénat  adoptera7t-il  cette  soluton  incomplète  et  ne  donnera-l- 
ilpas  à  la  réforme  proposée  un  caractère  obligatoire?  Je  crois  que 
tout  le  conseillerait.  La  Chambre  n'a  pas  eu  le  courage  de  trancher 
résolument  le  problème,  peut-être  le  temps  lui  a-t-il  manqué  pour 
approfondir  ce  sujet  délicat,  car  le  débat  ne  s'est  engagé  que  vers 
la  fin  de  la  session.  Ce  sera  au  Sénat  à  voir  s'il  doit  partager  celle 
hésitation  ou  cette  timidité. 

11  importe  que  les  pouvoirs  publics  aient,  sur  le  fond  même  de  la 
question,  une  opinion  arrêtée.  S'ils  estiment  que  l'octroi  est  un 
impôt  inique  et  vexatoire  dont  l'abolition  sera  un  granc}  bienfait 
pour  la  masse  de  la  population,  ils  doivent  l'abolir  sans  réserve  et 
ne  pas  permettre  à  de  simples  conseils  municipaux,  par  caprice, 
par  insouciance,  par  de  fausses  appréciations  ou  sous  Tinffuence 
de  considérations  purement  locales,  de  rendre  stérile  l'importante 
réforme  qu'ils  jugent  nécessaire.  S'ils  croient,  au  contraire,  que  ce 
système  de  taxes  communales  est  parfaitement  justifié  et  constitue 
pour  les  communes  où  il  fonctionne  une  ressource  indispensable, 
qu'ils  le  proclament  hautement  et  ne  laissent  pas  à  l'arbitraire  des 


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888  LA   QUESTION  DES  OCTROIS. 

municipalités  le  droit  de  résoudre  une  question  aussi  capitale  dans 
le  sens  qui  leur  plaira.  La  suppression  facultative  aboutirait  in- 
.failliblenient  à  Tavortement  de  la  réforme. 

Les  conseils  municipaux  seront,  en  général,  instinctivement  dis- 
posés à  maintenir  ce  qui  existe.  La  taxe  perçue  aux  portes  des 
villes  est,  sans  doute,  sensible  pour  ceux  qui  la  paient,  mais  ils  sa- 
vent bien  que  ce  n^est  qu'une  avance  dont  ils  se  récupèrent 
presque  aussitôt  sur  Tensemble  des  consommateurs  et  que  ceux-ci 
remboursent  par  fractions  infinitésimales,  pour  ainsi  dire  sans  s'en 
apercevoir.  C'est  donc,  comme  d^ailleurs  tous  les  impôts  indirects, 
une  contribution  d'une  perception  très  facile  et  d'un  revenu  assuré. 
Si  les  contribuables  en  souffrent,  les  communes  en  profitent  large- 
ment. Qu'on  les  laisse  libres  de  maintenir  ou  non  Tétat  actuel  des 
choses,  la  plupart  n'y  changeront  rien. 

Bien  plus,  comme  c'est  un  procédé  très  commode  pour  se  pro- 
curer des  ressources  et  émettre  des  emprunts  à  longue  échéance, 
beaucoup  de  communes  y  tiendront  afin  de  satisfaire  de  dispen- 
dieuses fantaisies.  Rien  n'a  plus  encouragé  le  développement  des 
dépenses  communales  et  l'exécution  de  travaux  publics  dont  trop 
souvent  l'utilité  n'a  pu  être  démontrée,  que  la  facilité  avec  laquelle 
il  a  été  possible  de  recourir  dans  ce  but  aux  produits  de  l'octroi. 
Il  est  certain  que  si  les  communes  avaient  dû  puiser  pour  cela  à 
la  source  des  impôts  directs  dont  le  poids  est  beaucoup  plus  sen- 
sible, elles  auraient  été  bien  moins  prodigues  des  deniers  publics 
et  bien  plus  soucieuses  de  leur  crédit. 

Il  est  hors  de  doute  que,  par  suite  de  ce  relâchement  de  pré- 
voyance, la  situation  fmancière  des  communes  appelle  aujourd'hui 
très  sérieusement  toute  l'attention  du  gouvernement  et  dos 
Chambres.  L'ensemble  de  la  dette  communale,  assez  mal  établie 
d'ailleurs,  s'élevait,  au  31  mars  1891,  à  3.293.000.000,  et  la  plupart 
des  emprunts  ont  été  contractés  à  des  conditions  qui  les  ont  rendus 
très  onéreux.  Il  est  vrai  que,  depuis  quelques  années,  on  a  fait  inter- 
venir le  Crédit  foncier  avec  ses  combinaisons  ingénieuses.  En  se 
substituant  aux  préteurs  primitifs,  par  l'émission  de  ses  obligations 
communales,  il  a  pu  favoriser  en  bien  des  localités  la  conversion 
des  emprunts  primitifs  à  un  taux  beaucoup  plus  avantageux  d'in- 
térêt et  d'amortissement  (1).  Mais  il  reste  encore  énormément  à 

(1)  Les  prêts  du  Crédit  foncier  aux  communes  sont  de  4,75  %,  amortissement 
compris. 


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LA  QUESTION  DES  OCTROIS.  889 

faire  pour  améliorer  complètement  la  situation.il  y  a,  notamment  à 
Paris  oii  les  titres  municipaux  donnent  droit  à  des  lots  importants, 
de  grandes  difficultés  pour  la  conversion  de  la  dette  communale. 
La  question  est  actuellement  à  Tétude. 

Si  on  se  décidait  à  abolir  les  octrois,  ce  serait  une  excellente 
occasion  de  reviser  les  dettes  des  villes.  On  y  réaliserait  peut-être 
de  très  grandes  économies  de  nature  à  en  réduire  les  charges 
annuelles.  On  favoriserait,  en  môme  temps,  la  réforme  même  de 
l'octroi,  puisque,  en  ce  cas,  le  déficit  qui  en  résulterait  dans  les 
recettes  municipales  diminuerait  d'importance  et  serait  plus  facile 
à  combler  par  d'autres  ressources  équivalentes.  Mais  laissant  ces 
questions  accessoires,  je  reste  sur  le  terrain  limité  des  octrois,  et  je 
crois  être  dans  la  vérité  en  disant  que  leur  suppression,  si  elle  est 
obligatoire,  aura  les  meilleurs  effets  pour  l'administration  générale 
des  communes.  Ce  sera  un  frein  salutaire  contre  les  prodigalités 
de  la  plupart  d'entre  elles.  Si  elle  n'est  que  facultative,  il  ne  faudra 
pas  s'attendre  à  de  sérieux  résultats.  Ce  ne  sera  pas  en  tous  cas  une 
réforme  générale  pouvant  avoir  une  heureuse  influence  sur  la  con- 
dition du  peuple.  Elle  s'accomplira  dans  certaines  localités;  elle  sera 
ajournée  ou  repoussée  dans  d'autres,  et,  bien  qu'un  peu  moins 
nombreuses,  nous  verrons  toujours  subsister,  sur  divers  points 
du  territoire,  ces  douanes  intérieures  que  les  grands  économistes 
du  xviii"  siècle  ont  condamnées  au  nom  de  la  raison  et  de  la  jus- 
tice et  que  la  Constituante  renversa  dans  l'intérêt  général. 

Déjà  il  est  étrange  que,  dans  le  même  pays,  il  y  ait,  grâce  à 
Toclroi,  une  telle  variété  d'impôts.  En  dehors  des  4515  communes 
où  l'octroi  est  établi,  les  produits  et  les  marchandises  circulent  en 
franchise.  Ici  tel  objet  de  consommation  est  taxé  très  modérément; 
à  quelques  kilomètres  de  distance  il  l'est  en  revanche  très  lourde- 
ment. A  la  porte  même  des  villes  assujetties,  dans  toutes  les  ban- 
lieues, les  mêmes  denrées,  exemptes  de  droits  d'entrée,  présentent, 
dans  leur  prix  vénal,  des  écarts  considérables  par  rapport  à  celles 
qui  franchissent  les  murs  d'enceinte.  Rien  ne  fausse  plus  complète- 
ment, sur  les  marchés,  la  loi  normale  des  prix  d'achats  et  de  ventes, 
et  rien  ne  viole  plus  ouvertement  le  principe  supérieur  de  l'égalité 
et  de  l'uniformité  de  l'impôt.  A  ce  point  de  vue,  c'est  au  nom  des 
règles  les  plus  élémentaires  de  tout  bon  régime  ftscal,  que  la  sup- 
pression des  octrois  doit  être  réclamée. 

Edouard  Cohen. 

La  Réf.  Soc,  16  décembre  1893.  3«  Sér.,  t.  Vï  (t.  XXVI  col.),  57 


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LES 

SQCILTÉS  DE  FAMILLE  DANS  LE  DROIT  CIVIL  PORTUGAIS 


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Tous  ceux  qui  ont  souci  de  Tavenir  de  notre  société  s'intéressent 
aux  efforts  tentés  pour  rendre  à  la  famille  l'unité  et  la  cohésion  qui, 
dans  les  siècles  passés,  ont  fait  sa  force  en  même  temps  qu'elles 
contribuaient  au  bien  général.  D'un  autre  côté,  les  économistes 
qui  s'inquiètent,  avec  juste  raison,  des  souffrances  de  l'agriculture, 
celte  source  si  féconde  de  la  richesse  nationale,  cherchent  par  tous 
les  moyens  à  porter  remède  aux  inconvénients,  nous  allions  dire 
aux  dangers,  qui  résultent  de  la  dispersion  des  classes  rurales  et 
de  rémigration  de  plus  en  plus  accentuée  vers  les  grands  centres 
des  fils  d'agriculteurs.  A.  ce  double  titre,  il  nous  a  paru  intéressant 
de  signaler  aux  lecteurs  de  la  Ré/orme  sociale  l'existence  dans  le 
droit  civil  portugais  d'une  société  de  nature  particulière  qui  n'a, 
croyons-nous,  aucun  équivalent  dans  les  autres  législations  euro- 
péennes :  la  société  de  famille. 

C'est  dans  ses  articles  1281  à  1297  que  le  code  civil  portugais  a 
posé  les  règles  de  cette  association  qui  s'entend  de  «  toute  société 
formée  entre  des  frères,  ou  entre  des  pères  et  mères  et  leurs 
enfants  majeurs  ».  Le  but  peut  en  être  quelconque;  mais,  en  fait, 
la  loi  prévoit  surtout  le  cas  où  ce  but  consiste  dans  l'exploitation 
en  commun,  par  tous  les  membres  d'une  même  famille,  soit  du 
domaine  paternel,  soit  d'un  ensemble  de  terres  appartenant  à  des 
tiers.  Cette  société  peut  résulter  d'une  convention  expresse,  et  la  loi 
laisse  alors  aux  parties  toute  liberté  pour  en  fixer  les  clauses.  Mais 
elle  peut  n'être  que  tacite  et  résulter  du  seul  fait,  par  les  intéressés, 
d'avoir  vécu  plus  d'un  an  en  communauté  de  table  et  d'habitation, 
de  revenus  et  de  dépenses,  .'de  pertes  et  de  profits.  Dans  ce  cas,  à 
défaut  de  stipulations  spéciales,  le  contrat  est  soumis  à  des  règles 
précises,  déterminées  par  la  loi. 

Au  point  de  vue  de  son  étendue,  la  société  comprend  :  1*  l'usage 
et  les  revenus  des  biens  propres  des  associés  ;  2°  le  produit  de  leur 
travail  personnel  et  de  leur  industrie  ;  3°  les  biens  mêmes  dont  ils 
ne  sont  que  copropriétaires.  Les  frais  et  les  dépenses  nécessaires 
à  l'entretien  des  associés  et  de  leurs  familles,  et  par  l'entretien  on 
entend  l'habitation,  la  nourriture,  les  vêtements  et  même  les  frais 
de  maladie,  sont  à  la  charge  de  la  société.  11^  en  est  de  même  des 


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LES   SOCIÉTÉS   DE   FAMILLE   DANS   LE   DROIT   CIVIL   PORTUGAIS.  891 

dettes  contractées  par  un  ou  plusieurs  associés  dans  Tintérôl 
commun,  s'il  est  prouvé  que  tous  en  ont  tiré  profil,  des  améliora- 
tions et  des  frais  ordinaires  de  culture,  des  dépenses  extraordi- 
naires faites  sur  les  fonds  indivis,  et  enfin  des  charges  de  toute 
nature  inhérentes  à  l'usufruit  des  biens  dont  les  revenus  entrent  en 
société.  Mais  la  société  ne  doit  point  souffrir  de  la  perte  ni  de  la 
détérioration  fortuites  des  biens  propres  des  associés,  et  c'est  le 
propriétaire  seul  qui  en  supporte  les  conséquences. 

Tout  associé  peut,  au  cours  de  la  société,  acquérir  à  titre  onéreux 
soit  des  meubles  soit  des  immeubles;  mais  une  distinction  impor-  •:■_§ 

tante  est  faite  au  point  de  vue  du  résultat  de  ces  acquisitions.  La  •''^ 

chose  acquise  est-elle  mobilière?  l'associé  n'est  présumé  s'en  être 
rendu  acquéreur  en  son  nom  personnel  que  s'il  ne  l'a  pas  appliquée  -    i 

à  l'usage  commun.  S'agit-il  au  contraire  d'un  immeuble?  il  reste 
toujours  la  propriété  de  l'acquéreur,  lors  même  que  celui-ci  aurait 
déclaré  agir  dans  l'intérêt  commun.  Il  n'en  serait  autrement  que  s'il 
avait  été  spécialement  autorisé  à  cet  effet  par  ses  coassociés; 
encore  serait-il  tenu,  dans  ce  cas,  d'indemniser  la  société  si  l'ac- 
quisition par  lui  faite  avait  été  payée  à  l'aide  de  deniers  communs. 

La  dissolution  de  la  société  donne  lieu  à  un  partage  des  fruits  ou 
des  produits  de  la  culture  des  immeubles,  dont  les  règles  sont 
fixées  par  la  loi  d'une  manière  toute  spéciale  et  très  détaillée.  C'est 
même  là  que  se  manifestent  le  mieux  l'utilité  pratique  et  les  heu- 
reux résultats  de  cette  institution.  Le  législateur  portugais  en 
effet,  a  pris  soin  d'augmenter,  sans  aller  contre  l'équité,  les  parts  de 
ceux  des  associés  dont  l'industrie  et  le  travail  ont  fait  grossir  le 
chiffre  des  profits  réalisés.  H  prévoit  deux  hypothèses  :  ou  bien  tous 
les  associés  ont  participé  aux  travaux  et  à  la  culture  du  fonds 
social,  et  dans  ce  cas  le  partage  a  lieu  par  tête  et  par  parts  égales, 
conformément  aux  règles  générales;  ou  bien  quelques-uns  seule- 
ment ont  concouru  à  la  gestion  et  à  l'administration  de  la  société, 
et  ce  sera  sans  doute  le  cas  le  plus  fréquent  à  raison  des  maladies, 
des  infirmités  et  des  empêchements  de  toute  nature  qui  peuvent 
survenir  :  alors  deux  lots  égaux  doivent  être  formés;  le  preraeir  est 
réparti  entre  tous  les  propriétaires  des  immeubles,  proportionnel- 
lement à  leur  part  en  capital  ;  le  second  est  partagé  par  tête  entre 
ceux-là  seuls  qui  ont  travaillé,  labouré,  semé,  récolté  de  leurs 
propres  mains.  Que  si  la  femme  ou  l'enfant  de  l'un  des  associés  ont 

pris  leur  part  des  travaux,  on  récompense  aussi  leurs  efforts  ou 


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892        LES   SOCIÉTÉS   DE   FAMILLE   DANS   LE    DROIT   CIVIL   PORTUGAIS. 

leurs  soins  :  la  femme  a  droit  à  une  part  égale  à  la  moitié  de  ce  qui 
est  attribué  au  mari  ;  l'enfant  est  payé  suivant  ses  mérites,  et  sa 
part  est  fixée  en  tenant  compte  des  circonstances  de  fait,  de  son 
âge,  de  sa  force,  de  son  aptitude  au  travail  et  des  services  qu'il  a 
réellement  rendus.  On  agit  de  même  à  l'égard  de  Tenfant  qui,  sans 
avoir  travaillé  à  la  culture,  a  néanmoins  contribué  par  quelque 
autre  industrie  à  augmenter  les  gains  de  la  société.  Enfin  une 
part  spéciale  est  encore  attribuée,  sur  le  second  lot,  à  tout  associé 
qui,  étant  à  titre  exclusif  propriétaire  de  bêtes  k  cornes,  les  a  fait 
servir  à  l'exploitation  du  sol.  La  même  règle  proportionnelle  doit 
être  suivie  pour  le  partage  des  acquêts  et  des  bénéfices  qui  peuvent 
résulter  de  la  culture  des  terres  appartenant  à  des  tiers,  si  l'exploi- 
tation d^immeubles  de  cette  nature  a  été  ajoutée  à  celle  du 
domaine  de  la  famille.  Quant  aux  immeubles  indivis,  s'il  en  existait 
au  moment  où  la  société  a  commencé,  ils  sont,  lors  de  la  disso- 
lution, partagés  également,  soit  en  nature,  soit  en  argent,  entre 
tous  les  associés. 

Toutes  ces  règles  spéciales  n'excluent  pas  l'application,  aux 
sociétés  de  famille,  des  principes  généraux  du  contrat  de  société. 
Mais  elles  forment,  dans  leur  ensemble,  un  domaine  privilégié  qui 
facilite  la  constitution  de  ces  associations  et  leur  assure  une  utilité 
pratique  incontestable.  Peut-être  n'y  a-t-il  là  qu'un  vestige  de  ces 
communautés  primitives  qui  semblent  avoir  été  le  mode  normal 
de  l'exploitation  du  sol  à  l'origine  des  sociétés.  Cette  hypothèse  est 
d'autant  plus  admissible  que,  dans  une  autre  partie  du  code  civil 
portugais,  nous  rencontrons  un  exemple  de  la  mise  en  commun  de 
la  jouissance  d'immeubles  ruraux  :  sous  le  nom  de  droit  de  corn- 
pascuo,  les  articles  2262  à  2266  consacrent  la  faculté  de  jouir  en 
,  commun  des  pâturages  existant  sur  des  fonds  appartenant  à  divers 
propriétaires.  Mais  si  l'on  remarque  que  ce  code,  promulgué  en  1867, 
est  de  date  relativement  récente,  on  peut  être  tenté  aussi  de  consi- 
dérer le  maintien  d'un  contrat  de  cette  nature  dans  une  législation 
qui  remonte  à  vingt-cinq  ans  à  peine  comme  la  consécration  d'un 
principe  dont  une  longue  expérience  a  justifié  l'application 
féconde.  Pour  notre  part,  nous  ne  serions  nullement  surpris  que 
des  associations  qui  ont  nécessairement  pour  base  le  culte  de  la 
famille,  l'amour  du  foyer,  l'encouragement  au  travail  par  la  pro- 
messe d'une  prime  à  ceux  dont  les  efforts  auront  accru  la  somme 
de  bénéfices,  et  la   communauté  d'intérêts  de  tous  les  membres 


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LES   SOCIÉTÉS    DE    FAMILLE  DANS    LE    DROIT    CIVIL   PORTUGAIS.  893 

d'une  même  famille  fussent  de  nature  à  favoriser  la  rénovation  des 
classes  rurales,  la  stabilité  du  foyer  domestique  et  le  retour  aux 
saines  traditions.  Nous  ne  sommes  point  éloignés  d'y  voir,  tout  au 
moins,  un  moyen  pratique  de  travailler  à  la  paix  sociale  par  la 
reconstitution  de  ces  familles  d'agriculteurs  laborieux,  économes, 
et  si  fortement  attachés  au  sol,  qui  ont  tant  contribué  jadis  à  la 
prospérité  de  notre  patrie. 

F.  Lepelletier. 


NOUVEL  APPEL  POUR  L'ENQUÊTE  SUR  LA  CONDITION  DES  OUVRIERS  AGHICQLES 


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Nous  avons  publié  (V.  ci-dessus,  p.  223)  le  questionnaire  d'une  enquête  faite 
par  un  comité  émanant  de  la  Société  des  agriculteurs  de  France  et  de  la 
Société  d'économie  sociale.  Ce  comité  vient  d'adresser  le  nouvel  appel  qu'on  va 
lire  aux  personnes  susceptibles  d'y  répondre.  Nous  le  recommandons  vivement  à 
l'attention  de  tous  nos  lecteurs  : 

Monsieur, 

Nous  avons  eu  l'honneur  de  vous  adresser,  à  la  date  du  i 5  juin  der- 
nier, une  circulaire  relative  à  l'enquête  que  la  Société  des  Agriculteurs 
de  France  et  la  Société  d'Economie  sociale  venaient  d'ouvrir,  le  concert, 
sur  la  condition  des  ouvriers  ruraux,  particulièrement  pendant  l'hiver, 
et  sur  les  industries  qui  pourraient  les  occuper.  Un  questionnaire  en 
triple  exemplaire  était  joint  à  cette  circulaire,  et  nos  correspondants 
devaient  nous  envoyer  leurs  réponses  avant  le  i"  octobre. 

La  Commission  spéciale  qui  a  été  instituée  pour  suivre  cette  enquête 
vient  de  reprendre  ses  travaux.  Elle  a  reçu  dans  le  délai  ûxé  de  nom- 
breuses et  intéressantes  dépositions.  Mais  la  valeur  même  de  ces 
réponses,  l'étendue  et  la  complexité  des  sujets  qni  s'y  trouvent  abordés 
Tout  amenée  à  reconnaître  que  le  terme  primitivement  fixé  était  peut- 
être  un  peu  court,  et  qu'il  y  aurait  avantage  à  le  proroger,  pour  per- 
mettre à  un  plus  grand  nombre  d'associations  ou  de  memnres  isolés  de 
nous  faire  parvenir  leurs  observations,  et  pour  donner  ainsi  à  l'enquête 
son  complet  développement.  Il  a  été,  dès  lors,  décidé  : 

1°  Que  le  terme  de  l'enquête  était  prorogé  jusqu'à  l'époque  do  la  pro- 
chaine session  annuelle  de  la  Société  des  Agriculteurs  (tin  janvier  1894); 

2°  Que,  pendant  cette  session,  il  serait  donné  connaissance  des  résul- 
tats de  Tenquête  ; 

3°  Que,  durant  le  cours  de  cette  même  session,  la  Commission  spéciale 
se  tiendrait  en  permanence  à  la  disposition  des  membres  de  l'une  et  de 
l'autre  de  nos  deux  Sociétés,  soit  pour  recevoir  les  renseignements  et 
informations  qu'ils  auraient  à  lui  communiquer,  soit  pour  discuter  les 
questions  soumises  à  son  examen. 

J'ai  l'honneur,  en  conséquence.  Monsieur,  de  vous  adresser  sous  ce  pli 
un  nouvel  exemplaire  du  questionnaire,  en  vous  rappelant  que  les  ré- 
ponses doivent  être  adressées  au  siège  de  la  Société  des  Agriculteurs  de 
France,  8,  rue  d'Athènes.  Je  me  plais  à  penser,  Monsieur,  aue  vous  ne 
refuserez  pas  de  seconder  nos  deux  Sociétés  dans  l'étude  de  questions 
auxquelles  les  circonstances  actuelles  donnent,  vous  le  savez,  un  intérêt 
exceptionnel. 

Recevez,  etc..  Signé  :  E.  de  Dampierre  et  Welghe,  présidents  des  deux 
sociétés. 


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L  INDUSTRIE  LAINIÈRE  DE  VERVIERS 


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LES  EFFETS  DE   LA  RÉGLEMENTATION  DU  TRAVAIL  INDUSTRIEL 
LE  PATRONAGE.—  LES  GREVES  DE  1893. 


Édictée  le  13  décembre  1889,  la  loi  belge  concernant  le  Iravail 
des  femmes,  des  adolescents  el  des  enfants,  avait  déjà  soulevé,  lors 
des  discussions  aux  Chambres,  des  protestations  véhémentes  el 
passionnées.  C'est  que,  s'immisçant  dans  le  régime  intérieur  des 
exploitations  industrielles  —  domaine  inviolé,  ou  peu  s'en  faut, 
jusqu'alors  — elle  ne  pouvait  manquer  de  léser  des  intérêts  nom- 
breux et  souvent  respectables.  Mais  n'est-ce  point  là  le  sort  com- 
mun de  toute  réforme,  même  de  celles  que  réclament  la  justice  et 
la  saine  raison?  Le  législateur  avait  du  reste  prévu  lui-même  les 
difficultés  qu'allait  soulever  l'application  de  ses  prescriptions.  Il 
s'en  était  si  bien  rendu  compte,  que  la  plupart  des  dispositions  de 
la  loi  ne  contiennent  que  des  énoncialions  générales,  demandant  k 
être  complétées,  interprétées,  quelquefois  même  modiûées  par  des 
arrêtés  royaux,  selon  les  exigences  diverses  des  industries  qu'il 
s'agissait  de  réglementer. 

D'un  autre  côté,  la  loi  ne  devait  faire  sentir,  ses  effets  qu'une 
année  entière  après  sa  publication;  ce  délai  était] même  de  deux 
années  en  ce  qui  concerne  les  travaux  souterrains  des  mines  et 
l'application  de  l'article  6  relatif  au  travail  de  nuit.  La  transition 
au  régime  nouveau  était  donc]  ménagée  dans  la  mesure  du  pos- 
sible. 

Nous  trouvons  une  preuve  nouvelle  de  la  sage  prudence  du 
législateur,  et  de  sa  volonté  de  faire  œuvre  pratique  et  parlant 
durable,  dans  Talinea  i"  de  l'article  8,  ainsi  conçu  : 

«  Pour  exercer  les  attributions  qui  lui  sont  conférées  par  les 
articles  3,  4,  6  et  7,  le  Roi  prendra  l'avis  : 

«  1°  Des  Conseils  de  l'industrie  et  du  travail,  ou  des  sections  de  ces 
Conseils  représentant  les  industries,  professions  et  métiers  en  cause  ; 


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L*INDUSTRIB  LAINIÈRE   DE  VERVIERS.  895 

M  2«  De  la  députation  permanente  du  Conseil  provincial  ; 
«  3*>  Du  Conseil  supérieur  d*hygiène  publique  ou  d'un  comité  tech- 
nique. » 

Les  Conseils  de  Tindustrie  et  du  travail,  existant  aujourd'hui 
dans  la  plupart  des  centres  industriels,  constituent,  on  le  conçoit, 
un  excellent  instrument  d'investigation. 

C'est  en  mars  1892  que  le  gouvernement  crut  le  moment  venu  de 
convoquer  ces  Conseils  afin  de  délibérer  sur  l'application  des 
articles  4,  6  et  7  de  la  loi  de  1889,  de  constater  les  résultats 
obtenus,  les  efforts  tentés,  et  de  procéder,  les  parties  en  cause 
entendues,  à  la  rédaction  des  Arrêtés  Royaux  d'exécution,  spé- 
ciaux à  chaque  groupe  d'industries.  Les  avis  des  sections  devaient 
être  donnés  sous  forme  de  réponses  à  un  questionnaire  détaillé 
qui  leur  fut  adressé . 

Le  5  avril  de  la  même  année,  le  ministre  de  l'agriculture,  de 
l'industrie  et  des  travaux  publics  soumit  en  outre  à  la  signature 
du  Roi  un  projet  d'arrêté  royal  instituant  un  Conseil  supérieur  du 
travail,  dans  le  but  de  donner  aux  Conseils  locaux  un  centre  d'ac- 
tion, de  préparer  les  questions  à  leur  soumettre  et  de  présenter  au 
gouvernement  des  propositions  d'ensemble  résumant  leurs  vœux. 
Ce  Conseil  supérieur,  au  sein  duquel  la  science,  le  capital  et  le  tra- 
vail étaient  représentés  chacun  par  seize  membres,  se  réunit  pour 
la  première  fois  le  18  mai,  et  fut  immédiatement  appelé  à  se  pro- 
noncer sur  les  diverses  propositions  formulées  par  les  conseils 
locaux  relativement  à  l'application  de  la  loi  de  1889. 

Les  réponses  au  questionnaire  auquel  il  a  été  fait  allusion  plus 
haut,  ainsi  que  les  débats  qui  eurent  lieu  au  Conseil  supérieur, 
nous  fourniront  les  documents  officiels  relatifs  à  l'application  de 
la  loi  en  ce  qui  concerne  l'industrie  lainière  belge  en  général  et 
plus  particulièrement  dans  l'agglomération  verviétoise. 


Il  y  a  lieu,  pensons-nous,  d'exposer  ici  l'économie  générale  de 
notre  loi. 

L'article  premier  limite  le  champ  d'action  de  la  loi  en  spécifiant 
les  industries  qui  seules  y  sont  soumises. 


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896  L  INDUSTRIE   LAINIÈRE   l)E    VERVIERS. 

L'article  2  interdit  d'employer  les  enfants  âgés  de  moins  de 
douze  ans»  à  quelque  travail  que  ce  soit. 

La  loi  étend  sa  protection  sur  les  femmes  et  filles,  jusqu'à  Tâge 
de  la  majorité  ;  elle  abandonne  à  eux-mêmes  les  jeunes  ouvriers  à 
Tàge  de  16  ans,  et  même,  exceptionnellement,  à  Tàge  de  14  ans 
accomplis. 

Il  est  en  outre  défendu  d'employer  au  travail  les  femmes  pen- 
dant les  quatre  semaines  qui  suivent  leur  accouchement. 

Mais  à  aucune  de  ces  restrictions  ne  sont  soumis  les  travaux 
effectués  dans  les  établissements  où  ne  sont  employés  que  les 
membres  de  la  famille,  si  toutefois  ces  établissements  ne  sont 
pas  classés  comme  dangereux,  insalubres  ou  incommodes,  et  si  le 
travail  ne  s'y  fait  pas  à  l'aide  de  chaudières  à  vapeur  ou  de  mo- 
teurs mécaniques. 

Cela  posé,  nous  pouvons  aborder  le  dépouillement  des  réponses 
faites  par  les  Conseils  locaux  au  questionnaire  que  leur  avait 
adressé  le  gouvernement. 

Les  différents  points  sur  lesquels  il  s'agissait  d'avoir  des  rensei- 
gnements se  ramènent  h  trois  ordres  d'idées  bien  distincts.  L'en- 
quête se  rapportait  :  1^  à  la  durée  du  travail  journalier  ainsi  qu'à  la 
durée  et  aux  conditions  des  repos;  â*"  au  travail  de  nuit;  et  enfin 
3**  au  travail  d'un  septième  jour  par  semaine. 

Ce  qui  frappe  dès  l'abord  c'est  le  peu  d'empressement  mis  par 
les  Conseils  à  se  réunir  et  à  donner  des  renseignements  complets 
sur  les  quelques  demandes  qui  leur  avaient  été  soumises.  El 
cependant  il  ne  s'agissait  que  de  constater,  purement  et  simple- 
ment,certains  faits  notoires  et  constants.  C'est  ainsi  que  le  Conseil 
de  Liège  est  resté  muet  sur  différents  points.  D'autre  part  les  ren- 
seignements officiels  manquent  totalement  en  ce  qui  concerne  deux 
centres  lainiers  importants,  ceux  de  Saint-Nicolas  et  d'Ecloo,  où 
aucune  section  n'a  encore  été  établie.  On  ne  peut  donc  guère  s'ap- 
puyer, en  ce  qui  concerne  l'industrie  de  la  laine,  que  sur  les 
réponses  données  par  les  Conseils  de  Yerviers  et  de  Dison  ;  ces 
deux  localités  constituent,  il  est  vrai,  le  centre  le  plus  important 
de  l'industrie  lainière  en  Belgique.  Il  est  permis  de  se  demander  si 
ces  témoignages,  nécessairement  incomplets,  suffisent  pour  juger 
des  effets  de  la  loi  de  1889  sur  une  industrie  aussi  considérable 
que  celle  de  la  laine. 

Une  impression  plus  heureuse  se  dégage  de  la  constatation  que 


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l'industrie  lainière  de  verviers.  897 

la  plupart  des  avis  émis  ont  réuni  runanimité  des  suffrages,  aussi 
bien  des  ouvriers  que  des  patrons.  Les  seules  divergences  se  sont 
produites  à  propos  du  travail  de  nuit  :  adversaires,  en  principe,  de 
ce  travail,  les  ouvriers  en  reconnaissent  l'absolue  nécessité  dans 
les  circonstances  économiques  présentes.  D'oQ  il  résulte  que  la  loi 
nouvelle  ne  fait,  en  somme,  que  confirmer  législativement  un  état 
de  choses  existant  depuis  d'assez  longues  années  déjà. 

Remarquons  encore  que  les  Conseils  locaux,  aussi  bien  que  le 
Conseil  supérieur,  ont  fait  une  assez  large  part  à  la  discussion  du 
principe  même  de  la  réglementation.  Néanmoins  ainsi  que  le  fait 
observer  M.  Arthur  Verhaegen,  rapporteur  de  la  IP section  du  Con- 
seil supérieur,  toute  discussion  de  ce  genre,  msflgré  le  très  vif 
intérêt  qu'elle  présente,  était  ici  superflue,  car  le  principe  avait  été 
posé  par  le  législateur  lui-même. 

Entrons  maintenant  dans  le  détail  des  réponses. 

En  ce  qui  concerne  le  travail  du  septième  jour,  on  constate  que 
nulle  part  il  n'est  organisé.  Exception  doit  être  faite  naturelle- 
ment pour  les  réparations  urgentes  dont  la  remise  entraînerait  le 
chômage  des  jours  ouvrables.  On  peut  en  dire  autant  de  certains 
travaux  d'installation.  Dans  les  moments  de  presse,  on  préfère 
travailler  jusqu'à  8  ou  9  heures  du  soir,  et  même  jusqu'à  minuit 
dans  la  nuit  du  samedi  au  dimanche.  L'ouvrier,  esclave  comme  le 
patron  des  exigences  capricieuses  de  la  mode,se  soumet  volontiers 
à  ces  corvées  supplémentaires,  qui  ne  se  prolongent  du  reste 
guère  au  delà  de  quinze  ou  vingt  jours  consécutivement.  Il  sait 
que  pendant  la  morte  saison  il  n'aura  souvent  que  trop  de  temps 
pour  se  reposer  de  ce  travail  excessif. 

Quant  à  la  durée  du  travail  journalier  ^  il  est  à  Verviers  de  11  h.  l/i 
en  temps  normal,  c'est-à-dire  qu'il  commence  à  6  heures  du  matin 
pour  cesser  à  7  heures  du  soir,  avec  30  minutes  de  repos  à 
8  heures,  une  heure  à  midi  et  15  minutes  à  4  heures.  Le  lundi  les 
ateliers  ne  sont  ouverts  qu'à  8  heures  du  matin,  ce  qui  réduit 
la  durée  du  trav«ail  ce  jour-là  à  9  h.  3/4.  La  situation  est  identi- 
quement la  même  à  Dison. 

A  Liège,  par  contre,  la  journée  commence  à  6  heures  du  matin,  et 
l'on  cesse  le  travail  à  ff  heures  du  soir.  Des  repos  de  15  minutes 
partagent  la  matinée  et  l'après-midi.  En  déduisant  une  heure  pour 
le  dîner,  la  durée  du  travail  effectif  se  chiffre  donc  par  10  heures 
et  demie. 


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^' 

:  898  l'industrie  lainière  de  verviers. 

;-  Cet  état  de  choses  est-il  satisfaisant?  Le  conseil  de  Liège  répond 

;  oui  à  runanimité  ;  celui  de  Verviers  —  moins  une  voix  d'ouvrier  — 

se  prononce  dans  le  même  sens,  mais  estime  qu'une  entente  inter- 
nationale  devrait  interdire  Taccès  des    ateliers  aux    enfants  de 
\  moins  de  14  ans,  pour  lesquels  une  aussi  longue  journée  de  travail 

•'  est  funeste  ;  enfin  au  sein  du  conseil  de  Dison  les  membres  ouvriers 

réclament  lajournéede  huit  heurespourlesadultescomme  pour  tous 
:j  les  autres  ouvrière,  et  des  repos  de  deux  heures  au  milieu  du  jour. 

On  le  voit,  ces  deux  questions  n'ont  pas  fait  l'objet  de  longs 
débats  entre  les  représentants  du  capital  et  du  travail.  11  en  est  tout 
autrement  de  la  question  du    travail  de  nuit;  et  cependant  les 
prétentions  de^  industriels  verviétois  ont  rencontré  plus  d'opposi- 
,  lion  parmi  le  groupe  des  économistes  du  conseil   supérieur,  que 

parmi  Télément  ouvrier  du  conseil  de  Verviers.  Faut-il  s'en  étonner? 
Nullement.  Défenseurs  naturels  des  conceptions  élevées  dont 
s'étaient  inspirés  les  promoteurs  de  la  loi  de  1889,  c'est  par  la 
force  même  des  choses  que  les  économistes  et  sociologues  siégeant 
au  conseil  supérieur  en  sont  venus  à  réclamer  l'exécution  inté- 
grale et  immédiate  des  prescriptions  de  la  loi.  Pour  eux,  comme 
pour  tout  homme  désintéressé,  l'intérêt  particulier  doit  céder 
devant  Tintérét  général.  Peut  on  en  demander  autant  à  l'industriel 
qui  se  voit  directement  menacé  dans  la  prospérité  de  ses  affaires? 
Quant  à  l'ouvrier,  il  est,  sous  ce  rapport,  sous  l'entière  dépendance 
de  son  patron  ;  c'est  ce  que  va  nous  démontrer  l'examen  de  la 
question. 

On  sait  que  les  manufactures  qui  travaillent  la  laine  se  divisent 
en  différentes  catégories,  soumises  chacune  à  des  régimes  très  dif- 
férents, même  dans  les  maisons  qui  exploitent  plusieurs  branches. 
Pour  ce  qui  concerne  les  apprêts,  le  lavage,  le  carbonisage,  la 
teinture,  la  question  du  travail  de  nuit  des  personnes  visées  par  la 
loi  ne  se  pose  même  pas,  car  ces  travaux  ne  requièrent  pas  l'em- 
ploi d'enfants  de  moins  de  16  ans.  Sans  doute,  un  certain  nombre 
de  filles  et  de  femmes  de  16  à  21  ans  sont  occupées  au  triage  des 
laines  :  mais  ce  travail  s'effectue  exclusivement  pendant  le  jour. 

11  en  est  de  môme  des  tisseranderies,  où  les  ouvriers  mineurs  pro- 
tégés par  la  loi  sont  également  peu  nombreux.  Nous  devons 
excepter  cependant  les  jeunes  filles  d'au  delà  de  18  ans  qui  des- 
servent les  métiers  mécaniques.  Mais,  tout  comme  les  trieuses, 
ces  ouvrières  ne  travaillent  jamais  la  nuit. 


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l'industrie  lainière  de  verviers.  899 

Restent  les  lilatures,  qui,  par  la  nature  de  leurs  travaux,  néces- 
sitent remploi  d*un  nombreux  personnel  d'enfants.  Cest  ici  que  se 
concentre  tout  l'intérêt  de  la  question. 

On  sait  que  le  travail  des  filatures  consiste  à  réduire  la  laine  en 
fils  et  à  donner  à  ceux-ci  leur  consistance  par  des  procédés  de  ten- 
sion. Or,  il  se  produit  de  fréquentes  ruptures  dans  le  fil  en  forma- 
lion.  Des  gamins,  appelés  rattacheurs,  sont  chargés  de  saisir  rapi- 
dement les  bouts  du  fil  rompu  et  de  les  rattacher  l'un  à  l'autre, 
ainsi  que  leur  nom  l'indique.  Ce  travail  exige  beaucoup  d'adresse 
et  de  promptitude;  des  enfants  sont  seuls  capables  de  TefTectuer 
dans  de  bonnes  conditions.  Le  travail  des  adultes  est  donc  entière- 
ment lié  à  celui  des  enfants.  Interdire  à  ceux-ci  le  travail  de  nuit, 
équivaudrait  donc  à  empêcher  le  travail  des  fileurs  en  général  ;  ce 
serait  porter  une  atteinte  indirecte  à  la  liberté  des  ouvriers 
majeurs,  ainsi  que  des  filateurs  qui  trouvent  une  grande  ressource 
dans  ce  travail,  puisqu'il  leur  permet  de  réduire  considérablement 
les  frais  généraux. 

C'est  ce  que  les  ouvriers  verviétois  ont  parfaitement  compris, 
lors  des  discussions  au  conseil  de  l'industrie  et  du  travail.  Par 
contre,  le  conseil  de  Dison  a  déclaré  que  le  travail  de  nuit  n'était 
pas  indispensable,  et  émis  Tavis  qu'il  n'y  avait  pas  lieu  de  l'auto- 
riser dans  les  industries  de  la  place.  A  Liège,  le  conseil  ne  s'est  pas 
occupé  de  la  question.  Enfin  à  Yerviers  le  conseil,  patrons  et 
ouvriers,  tout  en  souhaitant  que  l'industrie  pôt  se  passer  du  tra- 
vail de  nuit,  reconnaît  que  la  question  est  difficile  à  résoudre  à 
cause  des  sacrifices  que  se  sont  imposés  les  industriels  en  prévi- 
sion des  nécessités  de  la  place. 

Le  Cercle  des  filateurs  de  Verviers  et  des  environs  s'émut  dès 
l'année  1889  des  conséquences  graves  qu'allait  entraîner  pour  l'in- 
dustrie verviétoise  l'application  de  la  loi  nouvelle  et  notamment  de 
l'article  6  relatif  au  travail  de  nuit  des  enfants  protégés  par  cette 
loi.  Le  Cercle  publia  une  brochure  exposant  la  situation  des  fila- 
teurs, obligés  en  raison  de  la  concurrence  étrangère,  de  produire 
dans  des  conditions  de  bon  marché  exceptionnel.  Il  a  été  tenu 
compte  de  cette  protestation,  en  ce  sens  que  l'autorisation  tempo- 
raire dont  il  est  question  à  l'alinéa  4  d3  l'article  6  a  été  accordée 
pour  les  années  1893  et  1894. 

Il  nous  paraît  utile  de  reproduire  ici  en  substance  les  arguments 
invoqués  par  les  filateurs,  en  y    ajoutant  ce  qui,  depuis  cette 


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900  l'industrie  lainière  de  verviers. 

époque,  a  encore  été  soutenu  pour  ou  contre  le  travail  de  nuit  des 
enfants. 

La  place  de  Verviers  compte  83  fîlateurs  tant  de  laine  peignée 
que  de  laine  cardée,  produisant  annuellement  18  millions  de 
kilogrammes  de  fil  pour  une  valeur  de  90  millions  de  francs.  Ces 
produits,  surtout  les  cardés,  sont  pour  la  plus  grande  partie 
destinés  à  l'exportation. 

Ces  maisons  industrielles  occupaient  en  1889  4,i00  enfants  et 
adolescents,  dont  3,213  dans  les  filatures  marchant  jour  et  nuit,  et 
1,187  dans  celles  marchant  le  jour  seulement.  Parmi  ces  4,400  en- 
fants se  trouvaient  3,073  garçons  au-dessous  de  16  ans  et  filles  mi- 
neures, soit  environ  70  %  de  personnes  désormais  protégées  par  la 
loi,  et  1,327  garçons  au-dessus  [de  16  ans,  soit  30  %  .  Avec  ce  per- 
sonnel, l'application  stricte  de  la  loi  serait  fort  difficile.  Dans 
l'organisation  qu'ils  seraient  forcés  d*adopter,  disent  les  filateurs, 
ils  pourraient  continuer  à  occuper  au  travail  de  jour  les  1,187  per- 
sonnes dont  il  vient  d'être  question,  plus  une  moitié  seulement  du 
personnel  travaillant  dans  les  filatures  qui  marchent  jour  et  nuit. 

3  213 

soit  au  total  1,187  H — '—-  =2,794. 

Pour  le  travail  de  nuit,  il  leur  faut  un  personnel  de  1,606  ou- 
vriers non  soumis  aux  dispositions  protectrices  de  la  loi.  Il  y  au- 
rait donc  au  premier  abord  3,073 —  2,794,  c'est-à-dire  279  enfants 
et  filles  qui  de  parla  loi,  ne  trouveraient  plus  à  s'occuper  dans  les 
filatures;  et  par  contre,  1,606  —  J, 327,  c'est-à-dire  279  garçons  de 
16  à  21  ans  en  moins,  pour  organiser  le  travail  de  nuit  selon  les 
exigences  nouvelles.  Mais  on  ne  peut  penser,  ajoutent-ils,  à  tra- 
vailler de  jour  avec  des  filles  et  de  jeunes  enfants  seulement.  Il 
faut,  de  jour  comme  de  nuit,  un  certain  nombre  de  garçons  assez 
forts  ayant  au  moins  16  ans.  Les  30  %  avec  lesquels  on  marche 
actuellement  sont  déjà  très  insuffisants,  car  cette  classe  de  tra- 
vailleurs fait  défaut.  Supposant  cependant  qu'on  se  contente  de 
travailler  à  l'avenir  le  jour,  avec  20  % ,  ce  qui  représente  un 
nombre  de  558  garçons,  il  en  résulterait  un  manque  de  837  garçons 
de  16  à  21  ans  ». 

Comment  combler  un  déficit  aussi  considérable?  En  faisant  appel 
aux  ouvriers  étrangers,  sans  doute.  Mais  pourrait-on  les  attirer 
sans  une  hausse  de  salaire  trop  importante  pour  que  le  travail  de 
nuit  continue  à  être  assez  rémunérateur  pour  l'industriel? 


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L'tNDlSTKIK   LAINIÈRE    DE   VERVIEHS.  901 

Du  reste,  il  est  impossible  d'imposer  aux  jeunes  gens  de  lt>  à 
21  ans  le  travail  de  nuit  continu,  qui  n'est  ni  dans  les  mœurs,  ni 
dans  les  forces  du  travailleur.  Car,  sinon,  dans  le  but  d'améliorer 
le  sort  des  enfants  de  12  à  16  ans,  ainsi  que  celui  des  filles  et 
femmes  mineures,  on  placerait  l'adolescent  dans  une  situation 
déplorable,  pire  que  celle  des  hommes  faits. 

Il  convient  en  effet  de  faire  une  distinction  entre  le  travail  de 
nuit  continu  et  le  travail  alternatif.  L'ouvrier  éprouve  une  aver- 
sion justifiée  contre  le  premier,  tandis  qu'il  se  plie  facilement  au 
second.  Ce  dernier  est  adopté  partout;  les  ouvriers  se  partagent 
en  deux  brigades  travaillant  alternativement  le  jour  et  la  nuit  et  ce 
pendant  une  semaine.  Le  travail  de  nuit  est  même  sensiblement 
plus  rémunérateur,  bien  qu'il  ne  dure  guère  plus  de  10  heures. 
Beaucoup  d'ouvriers  le  préfèrent  au  travail  de  jour  pendant  les 
fortes  chaleurs. 

Ceci  dit,  il  est  peut-être  superflu  de  rappeler  le  vœu  formulé  par 
les  industriels  verviétois,  qu'un  accord  international  intervienne, 
permettant  d'inaugurer  en  faveur  de  l'ouvrier  fileur  un  système 
plus  conforme,  quoi  qu'on  dise,  aux  nécessités  du  repos.  Malheureu- 
sement dans  les  circonstances  économiques  actuelles,  le  travail  de 
nuit  se  présente  comme  une  nécessité  inéluctable.  C'est  qu'il  faut 
à  tout  prix  rester  maître  du  marché  international. 

C'est  en  effet  en  France,  en  Angleterre,  en  Saxe  que  sont  exportés 
pour  la  plus  grande  partie  les  filés  de  Verviers.  Les  industriels 
ont  donc  à  soutenir  une  concurrence  redoutable  au  cœur  des 
nations  les  plus  avancées  et  les  mieux  outillées  pour  les  combattre. 
Ce  n*est  qu'au  prix  d'efforts  incessants  que  cette  situation  est 
maintenue.  Mais  aussi  l'existence  de  l'industrie  verviétoise  en 
dépend,  la  consommation  belge  n'absorbant  que  la  dixième  partie 
de  la  production. 

A  quoi  donc  est  due  cette  supériorité?  Faut-il  l'attribuera  des 
avantages  naturels  fournis  par  le  sol,  à  la  qualité  des  eaux,  à  des 
droits  protecteurs,  ou  à  d'autres  causes  externes?  Certes,  non.  Sans 
vouloir  contester  les  qualités  innées  —  héréditaires,  pourrait-on 
dire  —  de  l'ouvrier  verviétois,  ni  diminuer  en  rien  la  part  reve- 
nant à  l'esprit  d'initiative  des  industriels,  il  n'en  reste  pas  moins 
vrai  que  Verviers  est  redevable  avant  tout  de  sa  prospérité  à  un 
régime  fécond  de  liberté,  qui  a  permis  d'établir  une  organisation 
conforme  aux  besoins  et  aux  ressources  de  la  population  ouvrière. 


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90i  L  INDUSTRIE   LAINIÈRE   DE   VERVIERS. 

Sans  doute  Tindustrie  dispose  d'installations  modèles  :  mais,  sous 
ce  rapport,  la  situation  des  pays  producteurs  tend  à  s'égaliser  de 
plus  en  plus.  Qu'on  prenne  donc  garde  de  compromettre  par  des 
mesures  législatives,  ne  tenant  pas  suffisamment  compte  des  né- 
cessités de  rindustrie,  les  résultats  d'une  situation  acquise  au 
prix  de  sacrifices  et  d'efforts  considérables. 

En  effet,  en  utilisant  la  faculté  de  travailler  la  nuit,  le  filateur 
peut  abaisser  notablement  le  prix  de  revient,  puisqu'il  double  la 
production  sans  augmenter  ni  les  immeubles,  ni  le  matériel.  Bien 
organisé,  1«  travail  de  nuit  permet  de  livrer  un  travail  aussi  parfait 
que  le  travail  de  jour.  Grâce  à  ces  avantages,  il  tend  à  se  générali- 
ser de  plus  en  plus.  Sans  doute,  un  certain  nombre  de  filateurs 
n'ont  pas  encore  adopté  ce  système.  Mais  ils  sont  minorité,  car  ils 
n'occupent  guère  qu'un  quart  du  chiffre  total  des  ouvriers  fileurs. 
De  plus  ils  organisent  le  travail  de  nuit,  dès  que  le  besoin  s'en  fait 
sentir.  Enfin,  ils  profitent  du  travail  de  nuit  adopté  par  la  majorité. 

Ne  sont-ce  pas  ces  derniers,  en  effet,  qui  ont  le  plus  contribué  à 
faire  de  Verviers  un  centre  unique  pour  la  production  du  fil  cardé? 
Car  un  centre  semblable  attire  l'offre  de  la  matière  première  à  bon 
marché  ;  il  forme  les  négociants  intelligents,  il  crée  des  institu- 
tions de  crédit,  il  fait  naître,  en  un  mot,  des  facilités  dans  les 
affaires,  dont  tout  le  monde  bénéficie. 

Une  autre  considération  particulière  à  l'industrie  lainière  doit 
militer  en  faveur  du  maintien  du  travail  de  nuit,  c'est  que  la  de- 
mande est  malheureusement  très  irrégulière.  H  y  a  des  périodes 
de  chômage  suivies  de  périodes  d'activité  d'autant  plus  vive.  Or  la 
diversité  des  fils  demandés  empêche  de  travaillera  l'avance  pour 
les  besoins  éventuels  de  la  clientèle.  Il  s'agit  donc,  par  moments, 
d'accroître  considérablement  la  production.  Les  clients,  sachant  que 
l'industrie  verviéloise  est  toujours  prête  à  suivre  l'accroissement 
de  la  consommation,  ne  cherchent  pas  à  couvrir  ailleurs  leurs  be- 
soins et  restent  attachés  à  la  place. 

On  a  objecté  qu'il  serait  possible  d'organiser  un  travail  de  jour 
seulement,  exécuté  par  deux  brigades  d'ouvriers  travaillant  les  uns 
de  5  heures  du  matin  à  1  heure  du  soir,  les  autres  de  1  heure 
jusqu'à  9  heures.  D'après  des  calculs,  trop  longs  pour  être  reproduits 
ici,  il  ne  résulterait  de  ce  système  qu'une  peu  notable  diminution 
de  production.  En  raison  des  obligations  identiques  que  la  loi  impose 
à  tous  les  industriels,  on  espère  que  cette  répartition  de  la  besogne 


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l'industrie  lainière  de  verviers.  903 

se  généraliserait  rapidemenl,  et  contribuerait  indirectement  à  ren- 
dre plus  régulière  la  distribution  des  ordres.  On  ajoute  que,  à  ce 
point  de  vue,  les  industriels  étrangers  ont  le  même  intérêt,  vu 
que  l'Allemagne  et  la  France,  par  exemple,  possèdent  des  lois  ana- 
logues à  la  nôtre.  Il  importe  à  l'honneur  de  la  Belgique,  dit-on, 
qu'elle  ne  demeure  point  seule  à  compromettre  la  santé  et  la  vie  de 
ses  ouvriers  au  profit  de  sa  prospérité  industrielle.  A  Saint-Nicolas, 
d'ailleurs,  le  travail  de  nuit  a  été  entièrement  supprimé  depuis 
plusieurs  années,  et  cet  exemple  a  été  suivi  par  Tindustrie  linière  et 
cotonnière.  Or  il  est  certain  que  les  industriels  flamands  auraient 
plus  complètement  utilisé  leur  capital  s'ils  n'avaient  consenti  à  faire 
ce  sacrifice. 

Que  répondent  à  ces  objections  les  filateurs  verviétois?  Sans 
doute  ils  gagneraient  autant  que  leurs  ouvriers  à  ce  que  l'industrie 
pût  enfin  se  dégager  du  joug  assujettissant  des  arbitres  de  la  mode 
les  obligeant  tantôt  à  languir  de  longues  semaines  en  attendant 
l'oracle,  tantôt  à  épuiser  dans  une  course  effrénée  personnel  et 
matériel,  pour  suivre  les  ordres  du  maître  qui,  tout-puissant,  ne 
veut  ni  ne  peut  attendre.- Mais  un  semblable  résultat  suppose  une 
entente  internationale  préalable,  et  c'est  une  des  grandes  nations 
industrielles  qui  devrait  en  prendre  l'initiative.  Actuellement,  ce 
serait  folie  que  de  tabler  sur  les  conséquences  bien  douteuses  que 
certains  croient  devoir  découler  naturellement  de  l'application  de 
la  loi  de  1889. 

Quant  à  l'argument  d'analogie  tiré  de  ce  qui  s'est  fait  à  Saint- 
Nicolas,  il  ne  tient  pas.  Est-il  raisonnable  de  dire  que  l'ouvrier 
verviétois;  —  très  bien  payé,  en  règle  générale  —  se  contenterait 
du  salaire  —  comparativement  minime  —  qui  suffit  à  l'ouvrier  fla- 
mand? On  semble  oublier  aussi  qu'on  ne  travaille  à  Saint-Nicolas 
que  la  qualité  ordinaire. 

Aussi  les  fllateurs  sont-il  unanimes  à  déclarer  que,  si  la  loi  était 
rendue  obligatoire,  la  plupart  des  ateliers  devraient  ou  bien  réorga- 
niser le  travail  de  nuit,  ce  qui  serait  fort  difficile,  sinon  impossible, 
à  cause  du  manque  d'ouvriers  de  16  à  21  ans  (nous  l'avons  déjà  vu 
plus  haut),  ou  bien  suspendre  complètement  ce  travail,  et  alors, 
dit  la  brochure  du  Cercle  des  filateurs  «  ce  serait  un  désastre,  une 
déroute,  presque  la  moitié  de  la  population   sur  le   pavé  ». 

11  convient,  maintenant  que  nous  avons  exposé  les  effets  probables 
de  la  loi  en  ce  qui  regarde  l'industriel,  d'examiner  si  au  moins 


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90i  l'industrie  lalmkee  de  verviers. 

Touvrier,  qu'elle  entend  protéger,  en  retirera  quelque  avantage. 

La  loi  est  basée  sur  des  considérations  d'hygiène  et  de  moralité. 
Mais  rhygiène  et  la  moralité  ne  supposent-elles  pas,  au  préalable, 
un  certain  degré  d'aisance,  surtout  dans  les  grandes  aggloméra- 
tions? Sous  prétexte  d'hygiène  on  s'expose  à  faire  entrer  la  misère 
dans  mainte  famille  ouvrière,  et  Ton  est  en  droit  de  se  demander 
si  les  privations  et  les  maladies  qui  font  presque  toujours  cortège 
à  la  misère,  sauvegarderont  mieux  que  le  travail  de  nuit  tel  qu'il 
est  organisé  à  Verviers,  les  intérêts  matériels  et  moraux  des  tra- 
vailleurs. 

On  n'ignore  pas  que  la  classe  ouvrière  verviétoise  jouit,  dans  sa 
généralité,  d'une' situation  privilégiée. 

Les  rapports  avec  le  patron  sont,  sauf  exception,  empreints  d'une 
réelle  cordialité.  Et  Touvrier,  satisfait  de  son  sort,  se  rapproche 
souvent  plus  du  petit  bourgeois  que  du  travailleur  proprement  dit. 
D'où  proviennent  ces  avantages?  En  grande  partie,  de  l'organisa- 
tion du  travail.  L'industrie  fournit  à  tous  un  salaire  suffisant;  et, 
sous  le  régime  que  l'on  veut  supprimer,  elle  permet  d'utiliser  avec 
profit  toute  une  famille  de  travailleurs.  Dès  que  les  enfants  attei- 
gnent 12  ans,  ils  peuvent  rapporter  à  leurs  parents  des  salaires 
s'élevant  jusqu'à  10  et  15  francs.  Et  il  faut  noter  que  c'est  là  un 
salaire  presque  assuré,  car,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  dit.  la 
demande  de  ces  enfants  est  toujours  grande.  C'est  donc  un  loge- 
ment plus  salubre,  des  vêtements  plus  chauds,  une  nourriture 
plus  abondante  pour  la  famille  entière.  N'oublions  pas  que,  par 
suite  de  l'interdiction  du  travail  de  nuit  aux  enfants,  des  centaines 
d'adultes  se  verraient  également  privés  de  travail. 

On  a  évalué  à  837  le  nombre  d'enfants  et  de  filles  mineures  qui 
se  verraient  atteints  par  les  effets  de  la  loi  protectrice.  Leur  salaire 
s  élevant  souvent  à  plus  de  2  francs  par  jour,  l'interdiction  du 
travail  de  nuit  représenterait  donc  pour  leurs  familles  une  perte 
annuelle  de  près  de  500,000  francs.  Et  les  plus  frappés  seront  les 
misérables,  les  veuves,  les  malades,  tous  ceux,  en  un  mot,  dont  les 
seules  ressources  consistent  dans  le  travail  de  leurs  enfants.  Sans 
compter  que,  l'offre  excédant  de  beaucoup  la  demande,  ceux 
d'entre  les  enfants  qui  pourront  continuer  à  être  employés  le  jour 
devront  se  résigner  à  subir  une  diminution  notable  de  salaire. 
Ceux  qu'on  ne  pourra  employer  iront  s'élever  dans  la  rue,  cette 
école  gratuite  du  vagabondage  et  de  tous  les  vices. 


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l'industrie  lainière  de  verviers.  903 

Sans  doute  les  garçons  de  moins  de  16  ans  et  les  filles  mineures 
ne  travailleront  plus  que  de  jour,  mais  ils  travailleront  plus  long- 
temps vu  que  le  travail  de  jour  continu  est  plus  long  d'une  heure 
au  moins  que  le  travail  alternatif  de  jour  et  de  nuit. 

On  a  préconisé,  il  est  vrai,  le  système  des  équipes  volantes,  qui 
fonctionne,  parait-il,  à  Mulhouse.  Grâce  à  lui,  le  travail  des  jeunes 
enfants  ne  serait,  par  exemple,  que  de  5  h.  i/2,  alors  que  pour  les 
adultes  la  durée  du  travail  serait  maintenue  à  il  h.  1/4.  Il  ne  faut 
pas  se  dissimuler  que  l'introduction  de  ces  équipes  volantes  ren- 
contrerait de  sérieuses  difficultés  d'application.  Pourtant  nous  ' 
pensons  qu'on  a  eu  tort  de  rejeter,  à  priori,  celte  idée. 

Enfin,  une  dernière  conséquence,  déjà  relevée,  de  l'application  de 
la  loi,  serait  de  condamner  au  travail  de  nuit  continu  les  garçons 
ayant  dépassé  l'âge  de  16  ans.  Ce  régime  et  la  loi  qui  l'instituerait 
nous  paraissent  également  odieux. 

Grâce  au  perfectionnement  apporté  à  la  machinerie,  le  travail 
devient  de  moins  en  moins  épuisant.  Les  déformations  physiques, 
si  fréquentes  jadis,  tendent  à  disparaître.  On  ne  voit  plus  de  tisse- 
rands poitrinaires,  ni  de  fileurs  bancals.  Et  ces  heureux  effets  de 
l'introduction  des  c  mécaniques  »  se  feront  sentir  de  plus  en  plus  ix 
l'avenir.  De  plus,  en  raison  des  dimensions  des  machines  à  filer, 
les  ateliers  sont  vastes,  bien  éclairés,  bien  aérés,  bien  chauffés  en 
hiver;  c'est  ce  qu'exige  du  reste  l'intérêt  égoïste  du  patron.  Il 
s'ensuit  que  la  surveillance  est  facile  au  point  de  vue  de  la  mora- 
lité tant  la  nuit  que  ie  jour.  11  faut  ajouter  que,  sous  ce  rapport,  les 
ouvriers  eux-mêmes  exercent  la  meilleure  police  ;  les  polisson- 
neries déplacées  sont  fréquemment  suivies  d'exclusion. 

Particulièrement  au  point  de  vue  du  travail  de  nuit,  on  a  fait 
remarquer  au  conseil  supérieur  qu'il  y  a  moins  de  danger  pour 
une  jeune  ouvrière  à  quitter  l'atelier  à  6  heures  du  matin,  alors 
que  les  rues  sont  désertes,  qu'à  7  heures  du  soir  où  les  tentations 
ne  font  pas  défaut. 

Pour  terminer,  reproduisons  ici  un  argument  que  les  filateurs 
invoquent  dans  leur  brochure  pour  prouver  que  tout  est  pour  le 
mieux  dans  le  système  qu'ils  préconisent.  Le  raisonnement  est  au 
moins...  original. aOn  dit  que  le  travail  de  nuit  est  antihygiénique! 
C'est  une  erreur  profonde.  La  meilleure  preuve  que  l'on  puisse  en 
donner,  c'est  que  la  santé  de  notre  classe  ouvrière  est  en  progrès 
marqué  depuis  trente  ans  1  Ainsi»  dans  la  période  décennale  de  1849 
La  RàF.  Soc,  16  décembre  1893.  3«  sér.,  t.  VI  (t.  &XY1  coi.),  58. 


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906  L'iNDrSTRIE  LAINIÈRE  DE  VERVIERS. 

à  1858,  la  moyenne  annuelle  des  décès  était  de  31,4  par  1000  habi- 
tants. Cette  moyenne  décroît  lentement  et  aujourd'hui  elle  n'est 
plus  que  de^  par  1000  habitants.  D'autre  part,de  1851  à  1860,on  a 
exporté  500,000  kilogrammes  de  fils  de  laine,annueilement.  En  4888 
l'exportation  se  montait  à  12  millions  de  kilogrammes.  La  morta- 
lité est  évidemment  en  raison  inverse  de  notre  activité  industrielle. 
Donc!..,  Si  le  système  était  aussi  mauvais  que  Ton  veut  bien  le  dire, 
il  est  évident  qu'on  n'aurait  pas  aujourd'hui  à  Verviers  des 
ouvriers  plus  actifs  et  plus  intelligents  que  chez  les  concarrenls ;  il 
ne  resterait  plus  qu'une  population  énervée,  affaiblie,  et  l'indus- 
triel subirait  lui-même  les  fâcheuses  conséqueoces  de  son  oi^- 
nisationi  » 

Ces  bons  filateurs  ont  eu  tort  de  s'arrêter  en  si  bon  che- 
min. Comment  n'ont-ils  pas  vu  que,  sans  le  travait  de  nuit  qu'ils  ont 
la  gloire  d'avoir  introduit,  jamais  la  santé  publique  ne  se  serait 
améliorée  à  ce  point?  La  statistique  est  vraiment  une  bien  aimable 
personne! 

On  est  —  malheureusement  —  plus  près  de  la  vérité  quand  on 
ronsidère  que  les  familles  ouvrières  ne  pourront  plus  guère 
compter  désormais  que  sur  le  salaire  des  aines  pour  équilibrer  le 
budget  du  ménage.  Or,  il  Qsi  certain  qu'à  l'âge  de  17  et  18  ans  le 
jeune  homme  commence  à  échappera  la  surveillance  paternelle. 
C'est  l'âge  où  l'on  économise  peu,  et  le  plus  clair  du  salaire  s'en  va 
souvent  en  futilités.  Et  ce  sont  ceux-là  précisément  que  la  loi 
autorise  seuls  à  venir  en  aide  à  leurs  familles. 

Telles  sont,  résumées,  les  raisons  que  l'on  a  tait  valoir  contre 
Tapplication  intégrale  de  la  loi  de  1889.  Quoi  qu'on  en  ait  dit,  il  est 
incontestable  que  le  travail  de  nuit  est  contraire  aux  exigences  du 
repos,  contraire  à  l'ordre  naturel.  Cne  loi  interdisant  UnU  travail  de 
nuit  serait  donc,  au  point  de  vue  absolu,  parfaitement  justifiée. 
Malheureusement  un  décret  ne  peut  transformer  la  société  et,  en 
économie  politique,  il  faut  compter  avec  les  faits.  Ici,  la  nécessité 
fait  loi,  car  le  remède  serait  peut-être  pire  que  le  mal. 

Mais  qui  donc  a  raison  dans  ce  grand  débat  de  la  réglementation 
du  travail?  La  question,  pensons-nous,  ne  comporte  pas  de  solution 
absolue.  Nous  [nous  y  arrêterons  quelques  instants,  sans  discuter 
le  principe  lui-même,  ce  qui  nous  entraînerait  en  dehors  du  cadre 
de  cette^étude  tout  objective. 


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L*IND(JSTR1E  LAIMÈKF.  HK  VERTIËRS:    :  907 

H 

S'il  est  vrai  que  le  succès  industriel  procède  de  la  science  qui 
crée,  de  Tintelligence  qui  dirige,  du  capital  qui  fournit  les  moyens, 
il  résulte  aussi,  et  en  tout  premier  lieu,  de  Taptitude  et  de  l'assi- 
duité de  l'ouvrier.  Il  faut  que  cliacun  de  ces  facteurs  obtienne  la 
part  qui  lui  revient.  Comment  s'y  prendre  pour  opérer  équitable- 
ment  ce  partage? 

La  seule  doctrine  manchestérienne  est  inhumaine  :  la  liberté  n'est 
réelle  qu'à  la  condition  d'être  protégée;  ainsi  que  le  disait  le  Père 
Lacordaire  :  «  Dans  bien  des  cas,  c'est  la  liberté  qui  opprime  et  la 
loi  qui  affranchit,  n  Le  financier  et  l'industriel  sont  plus  forts  que 
l'ouvrier.  Celui-ci  s'insurge-t-il,  refuse-t-il  le  travail  — et  ici  le  nom- 
bre est  sa  force  —  il  compromet  la  prospérité  de  l'industrie  qui 
est  la  condition  de  son  bien-être. 

Quand  les  corporations  disparurent,  la  liberté  fut  acclamée  avec 
enthousiasme.  Aujourd'hui  on  reconnaît  ses  abus;  en  certains 
points,  la  réglementation  est  devenue  nécessaire.  Hélas,  la  meil- 
leure des  réglementations,  d'autre  part,  n'est  pas  sans  offrir  les 
plus  graves  inconvénients. 

De  nos  jours,  l'industriel  qui  veut  faire  honneur  à  ses  affaires 
doit  viser  avant  tout  à  s'imposer  à  l'attention  de  la  clientèle  en  fai- 
sant du  neuf  et  en  livrant  à  des  conditions  avantageuses.  Pour  ce,  il 
est  obligé  de  rester  sans  cesse  à  l'affût  des  perfectionnements  réa- 
lisés chaque  jour  dans  la  branche  quile  concerne.  De  là  résultent  de 
si  fréquents  changements  dans  les  procédés  de  fabrication  qu'il  est 
presque  impossible  de  décréter  des  mesures  générales,  qui  ne 
soient  fatales,  tantôt  à  Tune,  tantôt  à  l'autre  industrie,  car  la  régle- 
mentation la  plus  anodine  porte  en  soi  un  arsenal  de  mesures 
vexatoires.  Ce  qui  devrait  donner  à  réfléchir  c'est  la  constatation  des 
immenses  progrès  accomplis  depuis  cinquante  ans  sans  aucune  in- 
tervention par  voie  d'autorité.  A  ceux  qui  ne  peuvent  se  faire  à  l'idée 
que  l'industriel  soit  autre  chose  qu'tm  exploiteur  sans  entrailles,il  y 
aurait  lieu  de  rappeler  que  l'industriel  a  le  plus  grand  intérêt  per- 
sonnel, égoïste  si  Ton  veut,  à  posséder  des  ouvriers  intelligents, 
vigoureux  et  moraux.  Et  cela  est  aussi  vrai  dans  la  marché  nor- 
male des  affaires  que  dans  les  moments  d'effervescence.  En  ce  qui 
concerne  particulièrement  la  plaee  de  Yerviers  on  peut  eitèr  une 


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^  M 


908  LINDLSTRIK   LAINIÈRE   DE   VERVIEKS. 

foule  de  réformes  volonlairemeni  consenties,  il  y  a  déjà  de  longues 
années.  Aucune  d'entre  elles  n'a  pu  être  réalisée  sans  sacrifice 
matériel,  mais  les  industriels  n'ont  pas  eu  à  regretter  leur 
générosité. 

L'une  des  plus  importantes  de  ces  réformes  fut  la  réduction  des 
heures  de  travail.  Jadis,  les  ateliers  étaient  ouverts  à  5  heures  du 
matin  et  on  travaillait  jusqu'à 8  heures  du  soir.  Nous  savons  qu'au- 
jourd'hui on  commence  une  heure  plus  tard  pour  terminer  une 
heure  plus  tôt.  Ceci  pour  les  cinq  derniers  jours  ouvrables  de  la 
semaine,  car  le  lundi  on  ne  se  met  à  la  besogne  qu'à  8  heures  du 
matin.  Cette  dérogation  est  loin  d'être  générale  en  Belgique  ou 
à  l'étranger,  \utrefois,  il  faut  également  le  noter,  le  repos  de 
midi  ne  durait  que  30  minutes:  il  a  été  allongé  préalablement  à 
toute  réclamation  de  lapartdes  ouvriers. 

Nous  avons  déjà  vu  que  dans  les  moments  de  presse  la  journée 
se  prolonge  parfois  jusque  9  heures  du  soir^  ou  même  plus  lard,  la 
nuit  du  samedi  notamment.  Ce  travail  — excessif  s'il  était  continu 
—  est  accompli  volontiere  par  l'ouvrier. 

Une  autre  réforme  a  été  réalisée  depuis  vingt  ans  à  Vervîers.  C'est 
celle  que  veut  créer  l'article  2  de  la  loi  du  13  décembre  1889.  Nous 
voulons  parler  de  l'interdiction  absolue  du  travail  aux  enfants  de 
moins  de  12  ans.  Dès  1867,  des  hommes  de  cœur  se  sont  émus 
du  tort  que  des  parents  avides  pouvaient  causer  à  leurs  enfants,  en 
les  faisant  travailler  trop  jeunes.  Les  industriels  se  sont  réunis  à 
leur  instigation  et  ont  pris  volontairement  l'engagement  de  nçplus 
accepter  que  des  enfants  âgés  de  12  ans  au  moins,  c'est-à-dire  assez 
forts  pour  les  travaux  qu'on  leur  confie  d'habitude  dans  l'industrie 
lainitMc.  Depuis  lors,  cet  engagement  a  été  tenu  fidèlement.  Des 
enquêtes  faites  en  1874  ont  démontré  que  le  nombre  des  enfants  de 
moins  de  12  ans,  employés  dans  les  fabriques,  n'était  que  de  130  à 
201),  chiffre  absolument  insignifiant  par  rapport  à  l'immense 
population  ouvrière.  En  1889  ce  nombre  était  réduit  à  65,  ce  qui  est 
encore  beaucoup  trop,  hâtons-nous  de  le  dire.  Mais,  en  général,  ces 
petits  malheureux  appartenaient  à  des  familles  trop  pauvres  pour 
pouvoir  se  priver  du  travail  d'un  seul  de  leurs  membres. 

Dès  187o,  il  s'est  fondé  des  sociétés  pour  la  construction  de 
maisons  ouvrières;  ces  maisons  peuvent  être  acquises  au  moyen  de 
versements  anauels  relativement  peu  élevés;  On  s'est  dit  avec  raison 
que  la  possession  d'un  chez  soi  serait  pour  l'ouvrier  le  meilleur 


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l'industrie  lainière   de   VERVIEftS.  ''909 

préservatif  contre  les  tentations  du  cabaret,  source  de  tant 
de  misères  physiques  et  morales.  Il  n'est  peut-être  pas  à  Thonneur 
de  la  population  verviétoise  de  voir  maintes  de  ces  maisons,  qui 
lui  étaient  spécialement  destinées,  acquises  par  des  immigrés 
allemands,  et  ce,  faute  d'amateurs  indigènes. 

N'est-il  pas  superflu  de  noter  que  la  plupart  des  établissements 
importants  possèdent  des  caisses  de  retraite,  d'accidents  et  de 
maladies,  alimentées  par  un  prélèvement  minime  sur  le  salaire, 
par  des  subventions  patronales  ainsi  que  par  le  produit  intégral 
des  amendes? 

Il  y  a  longtemps  aussi  que  les  industriels  ont  renoncé  an  paye- 
ment en  nature.  Beaucoup  d'entre  eux  interdisent  même  à  leurs 
contremaîtres  de  «tenir  boutique  ».  Mais,  ici,  la  fraude  est  aisée, 
et  l'industriel  est  sans  armes  pour  faire  respecter  sa  défense  (1). 

La  participation  aux  bénéfices  a  été  mise  en  œuvre,  il  y  a  quel- 
que dix  ans,  dans  un  atelier  de  construction  (2).  Tout  alla  bien, 
aussi  longtemps  que  l'exploitation  solda  en  bénéfice.  L'échec  4e 
cette  tentative  d'initiative  privée  laisse  mal  augurer  d'une  institu- 
tion obligatoire  et  soumise  à  des  règles  absolues. 

Le  degré  d'aisance  de  l'ouvrier  verviélois  est  surtout  sensible 
dans  son  vêtement.  Nous  ne  croyons  pas  que,  sous  ce  rapport,  il 
soit  dépassé  nulle  part  en  Belgique.  C'est  le  dimanche  qu'il  est 
aisé  de  s'en  convaincre.  La  blouse  et  la  casquette  ont  totale- 
ment disparu.  Or,  il  y  a  trente  ou  quarante  ans,  jamais  un  ouvrier 
ne  se  serait  risqué  à  se  coiffer  d'un  chapeau  melon.  C'était  là  le  signe 
distinctifdes  «  messieurs  ».  Aujourd'hui  le  chapeau  de  soie  se  voit 
même  partout  dans  les  fêtes  populaires.  Dans  les  localités  de  la 
vallée  de  la  Yesdre,  où  sont  connus  les  Liégeois  aussi  bien  que 
les  Yerviétois,  les  premiers  sont  spécialement  préférés.  On  re- 
proche à  l'ouvrier  verviétois  de  manquer  de  rondeur,  de  jouer  à 
l'homme  d'importance.  Cette  appréciation  est  justiûée  sans  doute, 
en  partie,  par  un  caractère  moins  exubérant,  mais  aussi  par  la 
façon  de  se  vêtir,  plus  bourgeoise,  de  l'ouvrier  drapier. 

Si  nous  passons  à  l'ordre  intellectuel  il  faut  relever  les  très  nom- 
breuses écoles  de.  tout  genre,  gardiennes,  primaires,  d'adultes. 


(1)  La  loi  imposant  aux  patrons  le  payement  des   salaires  en  monnaie  mé^l-* 
lique  ou  fiduciaire  ne  date  que  du  16  août  1887  (art,  i^'), 

(2)  Ateliers  de  construction  Gélestin  MarUn. 


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910  I;'lNDUSTRIE  LAINIÈRE   D«   YBRVIERS. 

L'école  manufacturière,  fréquentée  par  600  élèves,  a  formé  de  nom- 
breux contremaîtres  qui,  soit  àVerviers  même,  soit  à  l'étranger, 
se  sont  distingués  par  leurs  connaissances  théoriques  et  pratiques. 

,  Beaucoup  d'entre  e^x,  devenus  ensuite  patrons,  y  ont  fait  leurs 
premières  études  professionnelles,  et  lui  doivent  en  partie  leur 
position. 

D'autre  part,  quelques  personnes  dévouées  à  Témancipation 
populaire  fondèrent  vers  1870  la  Société  des  c<  Soirées  populaires», 
qui,  de  longues  années  durant,  organisa  le  dimanche  après  midi 
et  pendant  la  période  d'hiver  des  conférences-concerts  pour  la 
rétribution  modique  de  iO  centimes.  Il  est  permis  de  ne  pas 
approuver  entièrement  l'esprit  philosophique  qui  y  est  dominant  ; 
mais  ce  qu'on  doit  louer  sans  réserve,  c'est  la  portée  éducatrice  et 
sociale  de  ces  réunions.  L'élément  bourgeois  s'y  rencontrant  côte  à 
côte  avec  l'élément  ouvrier,  il  en  est  résulté  non  seulement  une  com- 

.  munauté  intellectuelle,  mais  encore  une  réelle  fraternisation  qui  a 
dû  calmer  bien  des  ressentiments,  dissiper  bien  des  préjugés.  Là, 
ouvriers  et  bourgeois  ont  acquis  des  notions  élémentaires  sur  une 
foule  de  questions  économiques  et  industrielles^ 

Les  résultats  ne  se  sont  pas  fait  attendre.  Les  rapports  entre 
l'ouvrier  et  son  patron,  nous  l'avons  déjà  dit,  sont  en  général 
excellents.  Les  diminutions  de  salaire  ou,  ce  qui  n'en  est  qu'une 
autre  forme,  la  réduction  des  heures  de  travail,  sont  accueillies 

.  sinon  avec  joie,  du  moins  avec  calme.  Depuis  1870,  elles  n'ont 
donné  lieu  à  aucune  grève  sérieuse,  si  ce  n'est  peut-être  de  la  part 
de  rattacheurs  (comme  on  sait,  de  très  jeunes  gens)  employés  au 
service  d'une  société    anonyme. 

L'ouvrier  se  rend  parfaitement  compte  de  la  situation.  Il  sait 
que  le. patron  ne  réalise  plus  les  beaux  bénéfices  d'autrefois;  il 
sait  que  le  Bill  Mac  Kinley  ferme  à  l'industrie  verviétoise  l'un  de 
ses  principaux  débouches.  C'était  même  chose  curieuse  que  de 
voir,  il  y  a  un  an,  l'attention  avec  laquelle  il  suivait  les  péripéties 
de  la  luttei  électorale  en  Amérique. 
Au  point  de  vue  purement  moral,  nous  nous  contenterons  de 

.  constater .  les  résultats  obtenus.  Il  est  notamment  très  rare  de 
rencontrer  sur  la  voie  publique  des  ouvriers  ivres,  au  point  de 
causer  du  scandale.  Or  cela  se  voyait  tous  les  jours  il  y  a  une 

*  vingtaine  d'années.  Les  bagarres  sont  presque  inconnues.  Ainsi, 
lors  des  fêtes  de' carnaval  .de  cette  ann^e  (1893),  un  seul  procès- 


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l'industrie  lainière  de  yeryiers*  ^ii 

verbal  a  dû  être  dressé  par  la  police,  et  le  «  violon  »  n'a  guère 
reçu  plus  de  visiteurs  qu*en  temps  ordinaire. 

Ce  remarquable  résultat  a  été  obtenu  en  instruisant  l'ouvrier. 
Celui-ci  veut  être  respecté  et  aime  à  traiter  d'égal  à  égal  avec  son 
patron  ;  mais  aussi,  il  se  respecte  lui-même,  et  le  sentiment  très 
prononcé  de  dignité  personnelle  qui  lui  est  propre  en  fait  un 
homme  sobre  et  par  conséquent  travailleur. 

On  remarquera  que  tous  ces  progrès  ont  été  réalisés  grâce  à  un 
mouvement  dont  l'origine  remonte  à  beaucoup  plus  de  vingt  ans. 
Cest  pourquoi  nous  nous  sommes  permis  de  nous  écarter  un  peu 
de  l'objet  même  de  cet  aperçu,  afin  de  montrer  —  dans  une  cer- 
taine mesure  —  que  l'on  peut  avoir  confiance  dans  les  entreprises 
d'initiative  privée,  basées  sur  le  sentiment  de  Thumanilé  et  de  la 
justice,  et  procédant  non  de  la  contrainte  mais  de  la  seule  bonne 
volonté. 

Malheureusement,  ce  n'est  pas  toigours  le  cas  :  et  il  est  bien 
probable  que,  sans  les  émeutes  de  1886,  jamais  l'enquête  du  ira* 
vail  et  les  réformes  sociales  dont  elle  marque  le  point  de  départ 
n'auraient  eu  lieu. 

Pour  Verviers,  nous  l'avons  vu,  la  loi  de  1889  n'a  guère  fait  que 
confirmer  un  état  de  choses  existant  depuis  plusieurs  années,  I9. 
question  du  travail  de  nuit  étant  réservée.  On  est  arrivé  là,  san? 
législation,  sans  contrôle  officiel,  à  se  passer  d'une  réglementation,', 
en  supprimant  les  abus  que  celle-ci  voudrait  atteindre,  sans  avoir 
à  subir  les  inconvénients  d'une  loi. 

Ce  que  l'on  a  fait  à  Verviers,  on  peut  le  faire  partout.  Que  Ton 
comprenne  seulement  que  les  intérêts  du  patron  et  de  l'ouvrier 
sont  communs,  et  notamment  qu'il  importe  de  posséder  une  popu- 
lation ouvrière  que  n'a  pas  épuisée  le  travail  à  un  âge  trop  tendre. 

Que  l'initiative  privée  s'éveille  donc  pour  remédier  aux  abus, 
sans  arbitraire,  sans  injustice,  et  en  tenant  compte,  comme  elle 
seule  peut  le  faire,  des  nécessités  des  populations  et  des  industries. 

Quand  l'initiative  privée  est  vinculée  par  des  entraves  artificielles, 
l'industrie  ne  peut  prospérer.  Sous  ce  rapport,  la  protection  doua- 
nière et  la  réglementation  du  travail  sont  également  redoutables. 
Or  l'heure  est  critique  pour  l'industrie  belge.  Déjà  elle  se  sent  à 
l'étroit,  enserrée  entre  les  hautes  murailles  douanières  qu'on 
élève  à  l'envi  à  toutes  les  frontières. 

Le  Roi,  le  gouvernement  et  le  haut  commerce  cherchent  partout 


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912  L^INDUSTRIE  LAIN1ÉRK  DE  VBRVIERS. 

à  faire  naitre  de  nouvelles  relations,  à  créer  de  nouveaux  débou- 
chés. Certes,  on  ne  saurait  trop  applaudir  à  ces  effets.  Mais  Tin- 
dustrie  lainière  n'a  que  peu  de  chose  à  y  gagner.  C'est  à  Glasgow, 
â  Roubdix^en  Saxe,  que  doivent  se  consommer  une  grande  partie  de 
ses  produits. 

La  suppression  du  travail  de  nuit,  nous  l'avons  vu,  viendrait 
élever  le  prix  de  revient,  empêcherait  l'industriel  de  satisfaire 
assez  rapidement  la  demande  de  la  clientèle,  et  l'on  verrait  passer 
à  la  concurrence  les  ordres  qu'on  lui  enlevait  autrefois. 


m 


Ces  lignes  venaient  à  peine  d'être  écrites,  qu'une  grève  d'une 
intensité  et  d'une  durée  déconcertantes  éclatait  à  Verviers.* 

11  s'agissait,  comme  on  sait,  de  la  conquête  du  droit  électoral. 
Déjà,  la  Chambre  avait  rejeté  toutes  les  formules  proposées,  et  la 
cause  du  suffrage  universel  pouvait  paraître  définitivement  perdue. 
C'est  alorsque  les  dirigeants  du  parti  ouvrier,  recourant  au  seul  pro- 
cédé légal  et  efficace  d'intimidation  qui  fûtàleur  disposition,  procla- 
mèrent la  grève  générale.  Leur  appel,  il  faut  le  reconnaître,  ne  resta 
pas  sans  écho.  A  Vemers  notamment,  la  grève  prit  en  vingt-quatre 
heures  une  extension  formidable  et,  après  huit  jours  d'efforts,  était 
générale  ou  peu  s'en  faut. 

Ces  incidents  sont-ils  de  nature  à  démentir  ce  que  nous  avons 
avancé  dans  ces  quelques  pages  ?  Nous  ne  le  pensons  pas.  Les 
motifs  de  la  grève,  aussi  bien  que  le  calme  et  la  dignité  des  mani- 
festations ouvrières,  ne  font  que  confirmer  l'opinion  favorable 
émise  ici. 

Nous  disons  :  les  motifs  de  la  grève!  Sans  doute,  il  est  permis  de 
discuter  le  principe  et  les  conséquences  du  suffrage  universel, 
mais  ce  que  l'on  ne  peut  méconnaître  c'est  que  la  grève  se  justi- 
fiait pleinement  lorsqu'on  se  place  au  point  de  vue  du  travail- 
leur. Bornons-nous  à  constater  qu'il  faut  chez  l'ouvrier  calme  et 
laborieux,  ainsi  qu'il  l'est  à  Verviers,  une  certaine  élévation  de 
sentiment,  pour  l'amener  à  quitter  Talelier  en  vue  de  la  conquête 
d'uii  droit  abstrait,  aux  conséquences  éloignées,  indécises,  et  qui, 
certes,  ne  le  dédommagera  pas  du  salaire  perdu.  L'ouvrier  a  envi- 
sagé la  question  de  plus  haut.  Il  s*agissait  pqur  lui  d'une  question 


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L'iNOrSTRIi:   LAINIÈRE   DE   VERVIERS.  913 

de  dignités  Dft  semblables  aspirations  ne  sont  point  celles  d'un 
homme  inculte  et  grossier. 

Du  reste,  le  caractère  exclusivement  politique  de  la  grève  était 
bien  affirmé.  Le  patron  et  l'ouvrier  se  sont  quittés  en  amis,  après 
des  entrevues  parfaitement  calmes  et  correctes.  Chez  beaucoup 
perçait  ménie  comme  un  regret  d'ennuyer  le  patron  dont  ils  se  dé- 
claraient satisfaits. 

Cependant,  quinze  mille  ouvriers  se  trouvaient  sur  la  rue.  Mais 
Verviers  conserva  sa  physionomie  habituelle.  En  dehors  du  détilé 
d'immenses  cortèges,  rien  ne  révélait  à  l'étranger  l'état  anormal  de 
la  cité.  Et  c'était  un  spectacle  ne  manquant  pas  d'une  certaine 
grandeur  que  ces  milliers  de  travailleurs,  au  visage  sérieux,  dé- 
filant en  silence  par  les  rues  et  tenant  à  démontrer  par  leur  atti- 
tude qu'ils  étaient  dignes  d'obtenir  ce  droit  qu'ils  réclamaient 
avant  tant  d'insistance.  Pas  une  vitre  ne  fut  brisée,  pas  une  col- 
lision n'eut  lieu  avec  l'autorité. 

Enfin,  après  huit  longues  journées  de  promenades,  lorsque, 
par  l'effet  de  discours  quelquefois  violents,  dos  atteintes —  iso- 
lées—  eurent  été  portées  àla  liberté  des  frères  encore  au  IravailJa 
nécessité  s'imposa  d'interdire  désormais  tout  rassemblement  sur  la 
voie  publique.  Le  comité  ouvrier  s'inclina  et  déclara  vouloir  avant 
tout  rester  dans  la  légalité.  C'était  une  leçon  de  sagesse,  dont 
beaucoup  pourraient  tirer  profit.  Le  travail  fut  repris,  en  partie, 
dès  le  19  avril,  le  lendemain  du  vote  de  la  Chambre,  et  le  21  plus 
un  ouvrier  ne  chômait.  Pendant  toute  cette  période,  et  sauf  de 
très  rares  exceptions,  les  ouvriers  n'avaient  cessé  de  se  montrer 
respectueux  de  la  liberté  et  des  droits  d'autrui. 

Six  semaines  s'étaient  écoulées  depuis  ces  événements,  lorsque 
des  grèves  d'un  caractère  plus  alarmant  vinrent  de  nouveau  jeter 
le  trouble  dans  la  marche  régulière  de  l'industrie. 

En  quoi  consistait,  cette  fois,  le  différend?  Les  ouvriers  em- 
ployés dans  les  tissages  à  façon  demandaient,  avec  raison,  que 
leur  ouvrage  fût  payé  au  même  taux  que  chez  les  principaux 
fabricants,  et  que  notamment  certains  frais  de  nettoyage  et  de 
collage,  taxés  souvent  d'une  façon  très  arbitraire,  ne  fussent  plus 
mis  à  leur  charge.  Il  fut  établi,  en  eflfet,  que  des  hommes  faits  et 
assidus  à  leur  besogne  gagnaient  souvent  moins  de  1  fr.  50  par 
jour.  Aussi  la  justice  et  la  légitimité  de  celte  grève  apparaissaient- 
elles  d'une  façon  si  éclatante,  que  les  organes  de  la  presse  ne  ces- 


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914  l'industrie  lainière  de  yerviers. 

saient  de  proclamer  leur  sympathie  pour  les  griefs  et  les  revendi- 
cations des  grévistes. 

Les  patrons  se  concertèrent,  entrèrent  en  négociation  avec  les 
délégués  des  ouvriers,  et,  des  concessions  importantes  ayant  été 
faites,  l'accord  était  sur  le  point  d'être  conclu. 

C'est  alors  que  sont  intervenus  les  chefs  socialistes.  Se  jugeant 
incapables  d'ameuter  eux-mêmes  la  population,  qu'ils  savaient 
calme  et  peu  portée  aux  exagérations,  ils  firent  appel  à  leurs 
généraux  de  Bruxelles  et  de  Liège.  Et  ce  sont  ceux-ci  qui,  se 
posant  en  arbitres  de  la  situation,  ont  décidé  la  continuation  et 
l'extension  de  la  grève.  Non  seulement,  sur  leurs  conseils,  les  tis- 
serands des  façonnages  ont  élevé  de  nouvelles  prétentions,  mais  un 
certain  nombre  de  tisserands  de  maisons  payant  bien  leurs  ouvriers 
ont  également  cessé  le  travail,  pour  a  se  rendre  solidaires  »  des 
premiers.  Peut-on  imaginer  conduite  plus  inintelligente?  Le  sim- 
ple bon  sens  ne  commandait-il  pa»  de  maintenir  à  Touvrage  le  plus 
de  bras  possible,  afin  de  nourrir  les  tisserands  en  grève  et  de  leur 
permettre  de  résisterjusqu'àce  qu'ils  eussentobtenu  entière  salis- 
faction?  Hélas!  les  chefs  socialistes  ne  cherchent  pas  à  fermer  les 
plaies  des  ouvriers  ;  ce  qu'ils  veulent,  c'est  les  aigrir  et  les  révolter 
contre  l'ordre  social.  Nous  désirons  parler  sans  parti  pris,  mais 
peut-on  ne  pas  dénoncer  ceux  qui  proclament  en  tête  de  leur  pro- 
gramme que  ce  qu'ils  veulent,  c'est  la  guerre  des  classes  ! 

Heureusement  l'immense  majorité  des  ouvriers  vervîétois  a 
résisté  à  leurs  objurgations  insensées.  Sinon  la  prospérité  indus- 
trielle de  la  ville,  qui  jusqu'ici  n'avait  pas  encore  connu  ces  com- 
motions violentes,  aurait  pu  sombrer  sans  espoir  de  jamais  se 
relever.  Car,  pendant  ce  temps,  les  marchés  extérieurs  seraient 
devenus  la  proie  facile  des  concurrents,  qui  déjà  ne  se  sont  pas  fait 
faute  d'exploiter  à  leur  profit  les  embarras  de  l'industrie  ver- 
viétoise. 

Quoi  qu'il  en  soit,un  vent  de  grève  s'est  mis  à  souffler  : 
c'est  une  fîèvre,  une  contagion,  qui,s'emparant  de  l'esprit  des 
ouvriers,  les  pousse  à  la  grève  pour  tout  et  pour  rien.  Jadis,  des 
pourparlers  parvenaient  à  mettre  les  parties  d'accord  ;  maintenant 
il  semble  que  la  grève  seule  soit  capable  d'aplanir  les  différends. 
Funeste  erreur  I  Comme  si  la  guerre  entre  associés  ne  devait  pas 
fatalement  tourner  à  leur  détriment  commun  ! 

A  la  vérité,les  prétentions  les  plus  absurdes^es  plus  rétrogrades, 


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l'industrie  lainière  de  verviers.  915 

furent  formulées.  Le  syndicat  des  tisserands  dema,nda  par  exemple 
qu*aucune  diminution  de  salaire  ne  pût  être  opérée  dans  les  cas 
suivants,  prévus  par  le  tarif  arrêté  dans  la  réunion  des  patrons  : 

i"")  Lorsque  Touvrier  travaillerait  simultanément  sur  deux  mé- 
tiers. D*où  il  suit  qu'il  serait  impossible  pour  Uindustriel  de  pro- 
duire un  article  en  faisant  travailler  un  tisserand  sur  deux  métiers 
à  la  fois,  même  en  payant  plus  cher  la  journée  de  l'ouvrier  tout  en 
donnant  moins  par  mille  duites  I  Comment  lutter  encore  contre  les 
Français,  les  Anglais,  les  Allemands  qui,  pour  la  confection  d'un 
article  donné,  confieraient  plusieurs  métiers  à  un  seul  ouvrier? 

2®)  En  cas  de  perfectionnement  des  métiers  accélérant  ou  facili- 
tant le  travail  de  l'ouvrier  !  Autant  dire  qu'il  sera  défendu  d'ap- 
porter un  perfectionnement  quelconque  aux  métiers.  Car  il  est 
évident  que  l'industriel  n'ira  pas  vendre  les  anciens  à  vil  prix,  pour 
acheter  des  métiers  perfectionnés,  brevetés  probablement  et  coû- 
tant cher,  s'il  ne  peut  en  résulter  pour  lui  une  réduction  sur  le  coût 
aux  mille  duites!  Et  les  constructeurs  mécaniciens  ne  sacrifleraienl 
pas  leur  temps,  leurs  peines  et  leur  argent  à  perfectionner  les 
machines,  si  ce  n'est,  toutefois,  pour  les  fournir  à  Fétranger. 

Il  est  inouï  de  voir  formuler  de  semblables  prétentions  par  un 
syndicat  d'ouvriers  de  la  partie,  censé  être  composé  des  plus  intel- 
ligents d'entre  eux.  Heureusement  quHl  n'en  existait  pas,  il  y  a 
quarante  et  cinquante  ans. 

Dans  différents  établissements  le  patron  offrit  d'appliquer  un 
tarif  supérieur,  dans  son  ensemble,  à  celui  élaboré  par  le  syndicat 
des  tisserands;  ceux-ci  n'en  voulurent  pas.  Ailleurs,  on  offrit  d'ap- 
pliquer le  tarif  en  usage  dans  des  établissements  où  la  grève 
n'avait  pas  éclaté.  Nouveau  refus.  Ce  qu'il  fallait  aux  grévistes, 
c'était  leur  tarif. 

Ces  prétentions  outrées  ne  pouvaient  manquer  d'amener  des 
représailles.  Les  filateurs  menacés  d'être  dépossédés  de  leur  auto- 
rité chez  eux,  se  constituèrent  de  leur  côté  en  syndicat.  Ils  décidè- 
rent notamment  que  les  demandes  d'augmentations  de  salaire  ne 
seraient  pas  prises  en  considération  si  les  ouvriers  qui  les  avaient 
formulées  avaient  quitté  le  travail. 

Et  cependant,  malgré  ces  dispositions  peu  conciliantes,  les 
atteintes  à  la  liberté  du  travail  restèrent  isolées,  et  furent,  chaque 
fois  qu'elles  se  produisirent,  hautement  désapprouvées  par  le 
comité  ouvrier.    Pas  plus   que    pendant    les    grèves   politiques 


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M6  l'industrie  lainière  he  verviers. 

d'avril,    Taspect    de  la    ville  ne    s'était  modifié    sensiblement. 

Il  est  intéressant  de  reproduire,  à  ce  sujet,  quelques  lignes  d'une 
correspondance  adressée  à  son  journal  par  une  dame,  reporter  du 
Journal  des  Déhais,  «  A  lire  les  journaux, dit-elle,on  eût  pu  se  figurer 
Verviers  presqu'en  révolution.  »  Elle  continue  ainsi  :  «  Les  grévistes 
que  je  m'attendais  à  trouver  farouches  et  menaçants,  comme  le 
sont  en  pareil  cas  les  bouilleurs,  m'ont  frappée,  au  contraire,  par 
le  calme  de  leur  altitude.  Les  ouvriers  qu'on  rencontre  par  bandes, 
décemment  vêtus,  coiffés  de  chapeaux  boules  ou  de  casquettes 
comme  on  en  voit  aux  touristes  anglais,  fumant  mélancoliquement 
leurs  énormes  pipes  (?),  ne  sont  pas  des  énergumènes,encore  moins 
des  dynamilards,  mais  des  malheureux  poussés  à  bout  par  la 
misère,  qui  réclament  sans  cris,  sans  bruit,  mais  avec  une  ténacité 
de  désespérés,  l'augmentation  de  leurs  salaires  (1).  »  L'article 
continue  sur  le  même  ton,  non  sans  quelques  inexactitudes  impu- 
tables, sans  doute,  à  la  brièveté  du  séjour  du  reporter,  mais  avec 
un  visible  souci  de  ne  pas  noircir  le  tableau  et  d'éviter  toute  exa- 
gération. Ce  qui  mérite  d'être  relevé. 

Quoi  qu'il  en  soil,la  grève  avait  de  nouveau  changé  de  caractère. 
1/objet  du  débat  n'était  plus  une  question  de  salaires  qu'en  appa- 
rence, au  fond  c'était  une  question  de  principe.  Qui  désormais 
commandera  dans  l'atelier,  le  maître  ou  l'ouvrier?  Ainsi  que  le  dit 
très  justement  un  industriel  verviétois  :  «  Aujourd'hui  on  se  con- 
tentera d'un  tarif  même  inférieur  à  celui  du  patron,  pourvu  qu'on 
le  lui  impose;  demain,  on  lui  imposera  les  genres  de  travail;  puis 
ce  sera  le  renvoi  d'un  contremaître,  ou  le  maintien  d'un  compa- 
gnon ;  après,  Ton  verra.  On  sera  devenu  le  maître  du  maître,  et  quel- 
que caprice  qu'il  vous  pousse,  il  faudra  qu'il  plie  et  obéisse  militaire- 
ment. Est- il  possible  deconsentir  à  semblable  abdication  sanssigner 
la  ruine  de  l'industriel  et  de  l'ouvrier  tout  ensemble  ?  Le  patron 
défend  ici  un  drapeau.  Ce  drapeau  tombé,  l'armée  industrielle  ne 
sera  plus  qu'une  cohue  que  la  déroute  attend  en  face  de  l'en- 
nemi (2).  » 

A  la  vérité,  sur  cent  grévistes,  quatre-vingt-dix  au  moins  n'eus- 
sent pas  demandé  mieux  que  de  reprendre  le  travail  après  avoir 
obtenu  satisfaction  en  ce  qui  concerne  les  premières  réclamations. 

(1)  Journal  des  Débals  du  15  juin  1893. 

(2)  Extrait,  plus  ou  moins  textuellement,  d'une  lettre  adressée  par  un  industriel 
Terviétois  à  la  Gazelle  de  Liège. 


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L^INDUSTRIE  LAIMÈRE   DE   VËHVIERS.  917 

Ck)mmeiit  expliquer  que  l'ouvrier  verviétois,  si  calme  d*habitude 
et  si  peu  «  emballeur  »  de  sa  nature,  se  soit  laissé  séduire  et 
influencer  par  les  déclamations  de  certains  orateurs,  souvent 
étrangers,  rarement  ouvriers  du  métier,  aussi  ignorants  de  la  ques- 
tion que  peu  intéressés  personnellement  à  sa  solution? 

A.  cela,  il  y  a  deux  causes. 

La  première,  c'est  le  succès  incontestable  de  la  grève  politique 
du  mois  d'avril. 

Pendant  ces  deux  semaines  d'agitation,  maint  ouvrier  indifférent 
ou  même  hostile  aux  appels  des  socialistes  s*est  laissé  attirer  dans 
leurs  meetings,  et  Ton  connaît  la  tendance  et  Tallure  des  discours 
qui  en  font  généralement  les  frais.  Maints  d'entre  eux  se  sont 
improvisés  tribuns  populaires,  et  leurs  succès  oratoires  n'ont  pas 
été  difficiles,  car  on  sait  combien  la  foule  est  impressionnable.  Il 
en  est  résulté  une  certaine  fermentation  dans  les  esprits,  et  les 
effets  s'en  font  encore  sentir  en  ce  moment. 

Une  autre  cause  réside  dans  une  sorte  de  respect  humain  mal 
entendu.  L'ouvrier,  père  de  famille,  qui,  soucieux  d'assurer  à  sa 
femme  et  à  ses  enfants  le  pain  quotidien,  est  rentré  à  l'atelier  ne 
peut  supporter  de  s'entendre  accuser  de  lâcheté  et  de  trahison 
après  avoir  peiné  toute  une  journée.  Le  cri  de  «  paon»  (fainéant)  est 
pour  lui  la  suprême  injure,  fût-elle  lancée  par  un  de  ses  compa- 
gnons d'atelier,  trouvant  infiniment  plus  pratique  de  courir  la  cam- 
pagne en  devisant,  sous  le  chaud  soleil  de  juin,  et  de  rester  à  la 
charge  de  la  caisse  des  grèves  (1).  Il  y  a  beaucoup  à  parier  que  le 
lendemain  cet  ouvrier  laborieux  ne  se  présentera  plus  à  l'atelier.  Et 
c'est  ainsi  qu'une  infime  minorité  de  cerveaux  en  ébullition 
impose  la  loi  à  la  majorité  de  la  population. 

Actuellement,  c'est  incontestable,  les  esprits  continuent  à  être 
agités.  Mais  celte  situation  ne  peut  durer.  H  faut  attendre  que  l'ou- 
vrier reprenne  possession  de  lui-même. 

On  peut  espérer  légitimement  que  la  classe  laborieuse  vervié- 
toise  restera  une  population  d'élite,  comme  elle  le  fut  dans  le 
passé.  Elle  restera  attachée  à  ses  patrons,  respectée  et  appréciée 
par  ceux-ci.  En  attendant  que  les  années  d'abondance  reviennent, 
on  luttera  ensemble,  pour  faire  face  de  son  mieux  aux  mauvais 

(1)  Cette  caisse  alimentée  par  tous  les  ounùers  au  travail  était  destinée, 
il  Torigine,  à  soutenir  seulement  les  tisserands  des  façonnages  dans  leurs  justes 
revendications. 


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918.  l'lNDUSTBIE   lainière  IMS   VERVIBRS. 

jours.  Car  si  ia  silualioB  <te  l'ouvrier  n'est  pas,  à  Theure  présente, 
brillante  dans  tous  les  ateliers,  Tindustriel  n'est-il  pas,  lui  aussi, 
victime  d'un  régime  économique  contre  lequel  il  ne  peat  rien  ? 

Cependant  ii  est  utile  de  rappeler  que  les  établissements  les  plus 
importants  n'ont  pas,  en  général,  été  atteints —  du  moins  direc- 
tement —  par  les  présentes  grèves.  C'est  que  ces  établissements,  tra- 
vaillant pour  leur  propre  compte,  sans  intermédiaire  absorbant  une 
partie  du  bénéfice,  sont  en  mesure  de  payer  des  salaires  beau- 
coup plus  rémunérateurs,  et  même  supérieurs  à  ceux  réclamés  par 
les  grévistes.  De  plus,  dans  ces  établissements  c'est  le  patron  qui 
depuis  toujours  supporte  lui-même  les  frais  de  collage  et  de 
nouage.  Les  ti*avaux  effectués  par  les  ouvriers  payés  à  lat&che  y 
sont,  en  outre,  et  dans  la  mesure  du  possible,  constatés  automati- 
quement. Ce  qui  exclut  toute  fraude  de  la  part  du  patron  indélicat 
qui  serait  tenté  de  tromper  l'ouvrier,  par  exemple  sur  le  métrage. 

11  faut  encore  ajouter  que,  jouissant  d'un  plus  grand  crédit^  et 
pouvant  par  suite  supporter  des  pertes  plus  ou  moins  importantes, 
sans  être  contraints  de  suspendre  leurs  affaires,  les  grands  indus- 
triels ont  toute  facilité  pour  instituer  des  caisses  de  retraite,  de 
maladies  ou  d'accidents,  sans  encourir  le  reproche,  de  la  part  du 
personnel  ouvrier,  de  lui  reprendre  d'une  main  ce  qu'ils  donnent 
de  l'autre. 

Ces  différents  avantages  —  salaires  élevés,  et  caisses  de  diffé- 
rentes natures  —  attireront  l'ouvrier  calme  et  rangé  qui,  une  fois 
entré,  ne  quittera  plus  rétablissement  que  pour  prendre  sa  retraite. 
Et  les  rapports  entre  patrons  et  ouvriers  devront  nécessairement 
s'en  ressentir,  de  la  plus  heureuse  façon. 

C'est  donc  au  rapprochement  des  classes  qu'il  faut  appliquer  ses 
efforts,  de  ces  classes  solidaires  par  leur  travail  autant  que  par  leur 
intérêt. 

Là,  bien  plutût  que  dans  une  réglementation  outrancière  du  tra- 
vail, doit  être  cherchée  la  solution  des  difficultés  de  l'heure  pré- 
sente. 

P. 


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UNE  FAMILLE  HEUREUSE 


Sous  ce  iitrb  :  «  Une  famille  heureuse  >»,  la  Réfûrmc  socto/e,  dans,  sou 
n^  dvL  15  août  1886,  a  douué  le  récit  d'uue  visite  que  je  ûs  alors  à  uu 
maréchal  ferrant,  de  mes  amis,  père  de  dix  enfants. 

Depuis,  cette  nombreuse  famille  s'est  encore  accrue;  elle  compte 
aujourd'hui  treize  enfants,  six  garçons  et  sept  filles.  Dans  le  courant  du 
mois  de  mars  dernier,  je  reçus  de  mon  ami  |T.  une  lettre  me  donnant 
des  nouvelles  de  sa  famille  en  général,  et  de  chacun  de  ses  enfants  en 
particulier.  Cette  lettre  n'était  pas  certes  un  modèle  de  style,  et  Tortho- 
graphe  n'était  pas  conforme  aux  règles  de  l'Académie*  Mon  ami, 
sans  s'en  douter,  pratique  assez  bien  la  nouvelle  Of*thographe,  Ëh  bien  ! 
jamais  assurément  la  plus  belle  des  lettres  de  Mme  de  Sévigné  ne  m*a 
procuré  un  plaisir  semblable  à  celui  que  j'ai  ressenti  à  la  lecture  de 
celte  page  respirant  le  bonheur  simple  et  vrai  que  Dieu  fait  coûter  à  h 
famille  franchement  et  sincèrement  chrétienne. 

M  Nous  nous  portons  tt)us  bien,  me  disait  ce  bon  père  de  famille.  Le 
nombre  de  mes  enfants  augmente  toujours.  J'en  ai  treize  mainte- 
nant. Mais  le  bon  Dieu  ne  nous  abandonne  pas.  Nos  enfants  se  con- 
duisent bien,  ils  nous  aiment  et  nous  respectent.  Les  aines  nous  aident  à 
élever  les  plus  jeunes  ;  nous  vivons  dans  une  honnête  aisance,  et  nous 
mettons.  Dieu  merci,  chaque  année,  quelque  chose  de  côté.  Gomme  nous 
étions  heureux  le  jour  des  Rois!  Pour  avoir  une  société  nombreuse,  nous 
n  avions  pas  besoin,  nous  autres,  d^aller  chercher  des  convives  chez  les 
voisins,  nous  nous  chargions  de  remplir  seuls  toutes  les  places  de  lu 
table.  Mes  enfants  se  sont  bien  divertis  et  nous  avons  pris  part  à  leurs 
jeux.  Le  père,  la  mère  et  les  plus  grands  des  enfants,  chacun  y  est  allé 
de  sa  chansonnette.  Un  jour  de  Rois  comme  celui-là  fait  oublier  bien  des 
fatigues.  »  Et  mon  ami  termine  sa  lettre  en  m^ apprenant  qu'un  de  ses 
enfants,  âgé  de  treize  ans,  commence  l'étude  du  latin  ;  que  M.  le  curé  de 
la  paroisse,  en  voyant  la  piété  de  cet  enfant  et  sa  vive  intelligence,  s*est 
offert  pour  lui  donner  des  leçons.  Quel  bonheur  pour  nous,  s'écrie 
l'excellent  père,  si  nous  avions  un  prêtre  parmi  nos  enfants  !  que  nous 
aurions  de  grâces  à  rendre  au  bon  Dieu  s'il  nous  accordait  cette  faveur! 
M.  le  curé  compte  le  faire  entrer  au  petit  séminaire  à  la  rentrée  d'oc^ 
tobre.  Si  vous  pouviez  venir  nous  voir  avant  cette  époque  vous  nous  feriez 
bien  plaisir.  » 

Et,  au  mois  de  juillet,  j'ai  été  faire  visite  à  mon  cher  T...  que  je  n'a^ 
vais  pas  vu  depuis  sept  ans.  J'ai  trouvé  toute  la  famille  en  parfaite  santé. 
L'alné,  âgé  de  21  ans,  et  le  troisième  des  garçons,  âgé  de  16  ans^  frapr 
peut  sur  l'enclume  avec  leur  père ^  le.  cadet,  âgé  de  19  ans^e^t^  garçon 
épicier.   C'est  le  seul  de  la  famille  que  je  n'aie  pas  vu.    Il  a  la  con- 


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r 


920  L'NE    FAMILLE   IIELREISE. 

Hance  de  son  pairon,  puisque  celuirci  lui  a  commis,  depuis  près  de  deux 
ans,  la  gérance  d'une  épicerie  succursale.  La  troisième,  âgée  de  17  ans, 
est  le  bras  droit  de  sa  mère;  c'est  elle  qui  lave  et  repasse  tout  le  linge 
de  lu  famille.  Le  quatrième,  je  l'ai  dit,  sert  à  son  père  de  second 
ouvrier;  quoiqu'il  n'ait  que  16  ans,  il  est  grand  et  fort,  et  capable  d'ap- 
pliquer de  rudes  coups  de  marteau  sur  Tenclume.  La  cinquième,  âgée  de 
14  ans  1/2,  apprend  l'état  de  blanchisseuse.  Le  sixième,  le  futur  sémina- 
riste, est  âgé  de  13  ans.  11  a  commencé  le  latin  à  la  fin  du  mois  de  jan- 
vier et,  au  moment  où  j'écris,  il  doit  être  en  cinquième  si  les  prévisions 
de  M.  le  curé  se  sont  réalisées.  Il  est,  au  dire  de  M.  le  curé,  aussi 
iulelligent  que  modeste.  Des  sept  derniers  enfants,  l'^dné  a  12  ans  et  le 
dernier,  moins  d'un  an.  —  «  Nous  aurions  sept  garçons  et  sept  tilles,  me 
dit  le  père,  mais  le  bon  Dieu  a  rappelé  à  lui  notre  avant-dernier,un  petit 
garçon.  Nous  avons  bien  pleuré  ce  petit  ange  âgé  de  quelques  jours  seu 
lenient.  Je  n'aurais  jamais  cru  qu'un  bébé  si  petit  pût  coûter  tant  de 
larmes.  C'est  l'unique  enfant  que  nous  ayons  perdu.  Dieu  veuille  nous 
conserver  les  treize  qui  nous  restent  et  nous  donner  â  ma  femme  et  à 
moi  les  forces  nécessaires  pour  les  élever  tous  comme  il  faut.  S'ils 
n'abandonnent  pas  le  bon  Dieu,  le  bon  Dieu  ne  les  abandonnera  pas. 
Pour  moi,  je  ne  me  décourage  jamais;  j'ai  toujours  confiance  en  la  Pro- 
vidence et  le  bon  Dieu  me  fait  la  grâce  de  voir  mon  aisance  s^acoruiLre 
en  mt^me  temps  que  s'accroît  le  nombre  de  mes  enfants.  » 

«  Le  nombre  de  mes  clients  s'est  encore  augmenté  depuis  que  vous  êtes 
venu  me  voir,  et  cependant  ma  forge,  vous  le  savez  bien,  n'ouvre  jamais 
le  dimanche.  Le  dimanche  est  pour  moi  un  jour  de  repos,  et  ce  repos  je 
crois  l'avoir  mérité.  J'ai  bien  employé,  pendant  la  semaine,  les  forces 
({ue  j'avais  demandées  au  bon  Dieu  le  dimanche  précédent,  il  est  juste 
que  je  le  remercie  des  grâces  qu'il  m'a  accordées  et  que  je  lui  en 
demande  de  nouvelles  pour  la  semaine  qui  commence.  Je  vais  à  l'Église 
avec  tous  ceux  de  mes  enfants  qui  sont  en  âge  de  m'accompagner,  eU 
quand  ma  femme  peut  nous  suivre  avec  les  plus  petits,  toute  la  famille 
est  là,  dans  la  maison  du  bon  Dieu.  Où  serait-elle  mieux  ailleurs  ?  où 
trouverait-elle  des  avis  meilleurs  que  ceux  que  nous  donne  au  prône 
notre  excellent  curé?  Là  mes  enfants  apprennent,  comme  moi,  qu*il 
faut  nous  contenter  de  l'état  où  Dieu  nous  a  mis,  sans  envier  celui  des 
autres  ;  qu'en  travaillant  de  toutes  nos  forces,  nous  ne  faisons  qu'imiter 
notre  divin  modèle  qui  a  voulu  gagner  son  pain  à  la  sueur  de  son  front. 
Oh  !  que  mes  enfants  n'oublient  jamais  le  chemin  de  l'église,  et  tout  ira 
toujours  bien.  Le  dimanche  est  un  jour  de  bonheur  pour  toute  la  famille. 
Ce  jour-là  on  se  sent  plus  gai  que  de  coutume.  Avant  et  après  les  ofûces, 
les  enfants  peuvent  se  livrer  au  jeu  de  tout  cœur,  sous  les  regards  heu- 
reux du  père  et  de  la  mère,  ou  faire,  en  leur  compagnie,  une  agréable 


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UNE  faiulle:  uëurkuse.  9isi 

promenade.  Et,  pendant  les  offices,  on  est  heurenxet  Qer^è  chanter  les 
louanges  du  bon  Dieu;  de  savoir,  aussi  bien  que  les  choristes,  le  chant 
des  hymnes,  des. psaumes  et  des  cantiques.  Enfin,  le  dimanche,  .la  table 
est  un  peu  mieux'  servie.  »  —  «  Nous  serions  bien  ingrats,  ajoutjait  la 
mère,  si  nous  nous  plaignions  de  notre  sort.  Je  connais  des  familles 
bien  peu  nombreuses,  ne  comptant  qu'un  ou  deux  enfants,  et  qui  sont 
moins  aisées  que  .uou»  et  surtout  moins  heureuses.  Il  est  bien  certain 
que  le  bon  Dieu  bénit  les  nombreuses  familles.  L*idëe  ne  nous  est  jamais 
venue,  ni  à  mon  mari,  ni  à  moi,  de  souhaiter  pour  nos  enfants  une  posi- 
tion plus  élevée  que  la  nôtre.  Nous  demandons  pour  eux  une  bonne 
santé,  une  bonne  conduite,  une  conduite  chrétienne  et  rien  de  plus. 

«  Ceux  qui  gagnent  plus  que  nous  outils  plus  de  santé  que  nous? 
S'aiment-ils  mieux?  Sont-ils  mieux  aimés  de  leurs  enfants?  et  leurs 
enfants  vivent-ils  entre  eux  en  meilleure  intelligence  que  les  nôtres? 
Non,  s'ils  n'ont  pas  la  religion  pour  règle  de  leur  conduite.  » 

Mais  pendant  ces  entretiens  si  intéressants,  si  aimables,  Theure  avan- 
çait; il  fallait  songer  au  départ.  Et  puis  les  deux  ouvriers  forgerons  ré- 
clamaient l'aide  de  leur  père  ;  le  travail  pressait  à  la  for^e,  plusieurs 
clients  attendaient.  Cependant,  avant  de  se  quiter,  comment  ne  pas  jeter 
un  coup  d'œil  sur  les  livrets  de  caisse  d'épargne  pour  constater  que 
depuis  sept  ans  ils  n  avaient  pas  chômé,  qu'au  contraire  les  chiffres  avaient 
grandi,  s'étaient  arrondis.  On  me  présente  le  livret  d'Auguste,  l'aîné, 
qui  va  bientôt  partir  pour  faire  son  année  de  service.  En  fait  d'ouvriers, 
peu  de  jeunes  gens  ont  un  livret  semblable  :  le  total  se  monte  à  quinze 
cents  et  des  francs.  Je  ne  me  rappelle  pas  le  chiffre  exact,  mais  je  sais 
qu'il  dépasse  1,500  francs.  Le  chiffre  des  livrets  des  autres  enfants  est  à 
proportion  de  leur  âge.  Tous  s'ingénient  à  grossir  leur  petit  avoir;  les 
plus  jeunes  suivent  l'exemple  des  aînés.  On  rend  des  petits  services,  on 
s'acquitte  bien  des  commissions,  on  entreprend  de  petits  travaux  que 
papa  se  fait  un  devoir  de  payer,  etc.;  tout  cela  alimente  les  livrets.  Comme, 
au  moment  de  la  moisson,  il  y  a  moins  de  travail  à  la  forge,  un  des  deux 
ouvriei'S  se  loue  à  titre  de  moissonneur  et  le  prix  de  son  travail  va  à  la 
caisse  d'épargne.  «  J'allais  oublier,  —  me  dit  mon  ami,  en  m'indiquant 
un  fautnuil  —  de  vous  dire  que  mes  enfants  se  sont  cotisés  pour  faire 
cadeau  de  ce  meuble  à  leur  mère  ;  chacun  y  a  contribué  à  proportion  de 
ses  moyens.  En  le  recevant,  de  douces  larmes  coulaient  sur  les  joues  de 
ma  femme  et  sur  les  miennes  aussi,  je  vous  assure.  »  Heureuse  famille!... 
Enfin,  nous  nous  quittâmes  en  nous  promettant  bien  de  n'être  pas, 
cette  fois,  sept  ans  sans  nous  revoir. 

Et  maintenant  je  m'adresse  à  ces  pauvres  ouvriers  que  l'on  excite  à 
faire  grève,  que  l'on  pousse  à  la  révolte  contre  Dieu  et  la  société,  et  je 
leur  dis  :  «  Mes  chers  amis,  quand,  dans  votre  jeunesse,  vous  priiez  Dieu 

La  Hér.  Soc,  16  décembre  1893.  3«  série,  t.  YI  (t.  XXVI  coL  ),  59. 


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9iâ  UNE   FAMILLE   BEURKUSE. 

matin  et  soir;  quand,  le  dimanche,  vous  fréquentiei  les  offices,  et  qne, 
tous  les  jours  de  la  semaine,  vous  piochiez  dur  pour  rapporter  intégra 
lement,  le  samedi,  une  forte  paye  à  votre  femme,  n'étiez-vous  pas  heu- 
reux, n'aviez-vous  pas  de  la  gaieté  et  des  forces  à  revendre?  Vous  ne 
fréquentiez  pas alorsle  caharet,  vous  n'entendiez  pas  les  discours  per- 
vers de  ces  faux  amis  qui  vous  exploitenl  ;  mais  vous  connaissiez  le^ 
joie&  pures  de  la  famille  ;  vous  étiez  ilers  et  heureux,  le  samedi  soir, 
d'étaler  sur  la  table  toutes  les  pièces  de  cinq  francs  composant  le  salaire 
de  votre  semaine.  Les. embrassements  de  votre  femme  et  de  vos  enfants 
ne  vous  dédommageaient-ils  pas  amplement  de  vos  sueurs  et  de  vos 
fatigues?  Tant  que  vous  avez  demandé  au  bon  Dieu  votre  pain  quotidien, 
avez-vous  jamais  manqué  du  nécessaire  ?  Soyez  sincères  et  dé  bonne  foi. 
Prenez  deux  familles  d'ouvriers  exerçant  la  même  profession,  ayant  les 
mêmes  charges,  mais  noa  le»  mêmes  principes  :  Tune  vivant  chrétien- 
nement et  Taulre  ne  voulant  ni  de  Dieu  ni  de  son  Église.  Étudiez  sérieu- 
sement ces  deux  familles  et  dites  moi  laquelle  est  la  plus  heureuse.  La 
famille  croyante  ne  sera  pas  exempte  d'épreuves,  mais  l'espérance 
chrétienne  les  lui  fera  supporter  patiemment.  Dans  le  malheur,  le  père, 
la  mère  et  les  enfants,  tous  à  genoux  et  les  mains  jointes,  demanderont 
au  Ciel  les  grâces  dont  ils  ont  besoin,  et  le  Giel  exaucera  leur  prière 
persévérante.  Gomment  le  bon  Dieu  ne  serait-il  pas  touché  des  suppli- 
cations de  cette  pieuse  famille,  lorsque  moi,  chétive  créature,  je  n'ai  pu 
retenir  mes  larmes  en  voyant,  un  jour,  une  famille  entière  —  le  père,  la 
mère  et  sept  petits  enfants  groupés  aux  pieds  du  crucifix  —  demander  la 
guérison  d'un  de  ses  membres.  Voyous  maintenant  la  famille  sans  Dieu 
aux  prises  avec  l'adversité.  Elle  fait  entendre  des  imprécations  et  des 
blasphèmes  ;  elle  s^abandonne  au  désespoir  et  ne  trouve  comme  remède 
ù  ses  maux  que  la  Idcheté  du  suicide.  » 

Ouvriers,  homme  du  peuple,  on  vous  trompe,  mes  chers  amis,  défiez- 
vous  des  orateurs  sans  principes  qui,  pour  capter  vos  suffrages,  viennent 
vous  étourdir  par  leurs  grands  mots  de  patrie  et  de  patriotisme;  méditez 
les  mots  suivants  de  Silvio  PelHco  :  «  Si  un  ho^lme  fait  outrage  aux 
autels,  à  la  sainteté  du  lien  conjugal,  à  la  décence,  à  la  probité,  et  puis 
vient  crier  :  Patrie  !  patrie  î  ne  le  croyez  pas  ;  c'est  un  hypocrite  «le 
patriotisme  et  un  mauvais  citoyen.  11  n'y  a  de  bon  patriote  que  Thon 
note  homme.  » 

Lk  Urument. 


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UNIONS  DE  U  PAIX  SOCIALE 

PRÉSENTATIOiNS  ET  CORKESPONDANCE 


PRÉSENTATIONS.  —  Les  personnes  dont  les  noms  suivent  ont  élé 
admises  comme  membres  titulaires,  ou  comme  associées^  et  inscrites  du 
u^  5263  an  n^  5293.  Les  noms  des  membres  de  la  Société  d'Economie 
sociale  sont  désignés  par  un  astérisque. 

Allier.  —  Gacon  (Jean-Isidore),  à  Lenax,  par  Montaiguet,  prés,  pur 
M.  Laborbe. 

Ariëge.  —  Rasgol  (L.),  docteur  en  médecine,  à  Mirepoix,  prés,  pur 
M.  W.  de  Rouzaud. 

Charente.  —  Palaméra  (André  de),  vice-consul  d'Espagne,  à  Ck)gnac, 
prés,  par  M.  E.  Flomoy. 

CoRRÈzB.  —  Malglaive  (Joseph  de),  capitaine  au  80<'  régiment  d'infau- 
ierie,  à  Tuile,  prés,  par  MM.  i.  Lejeune  et  de  Metz-Noblat. 

Gironde.  —  Bac  (André),  architecte,  rue  de  Lamouroux,  18,  à  Bordeaux, 
prés,  par  M.  L.  Champion.  r 

Haute-Loire.  — i  CroLet  (maïquis  du),  château  de  Cumignat,  près 
Brioude;  et  Pontgibaud  (le  comte  Armand  de),  château  de  Chabreuge», 
près  Brioude,  présentés  par  M.  le  D'  Mouret. 

Hautes-Pyri^néks.  —  Ricaud  (l'abbé),  directeur  du  grand  séminaire  de 
Tarbes,  prés,  par  M.  A.  Delaire. 

HÉRAULT.  —  Sahuc  (Jacques),  à  iNissan,  prés,  par  M.  i.  Lacointa. 

Ille-et- Vilaine.  —  Artur,  professeur  à  la  faculté  de  droit,  avenue  de  la 
Gare,  16  6tô,  à  Rennes,  prés,  par  M.  Louis  Guërin. 

Isère.  —  Supà'ieur  (le  R.  P.)  du  noviciat,  monastère  de  Coublevie, 
près  Voiron,  prés,  par  M.  l'abbé  Reyirier. 

Lot-et-G'aronne.  —  Colombier  (l'abbé),  vicaire  à  la  cathédrale,  à  Agen, 
prés,  par  M.  Tabbé  Tachouzin. 

Meurthe-et-Moselle.  —  *  Sainte-Croix  (Louis-François  Roger  de  Re- 
nouard,  comte  de),  chef  d'escadrons  au  5' régiment  de  hussards,  à  Pont- 
à-Mousson,  et  rue  Mably,  7,  à  Nancy,  prés,  par  M.  Delaire. 

Nord.  —  Bretagne  (J.  de),  au  château  de  Morlugne,  à  Mortagne,  prés, 
par  M.  Louis  Guérin  ;  Doyotte  (le  R.  P.l,  à  Notre-Dame  du  Hautmont,  à 
Mouveaux,  par  Tourcoing  ;  et  DroulersDambrigourt  (P.),  à  Ascq,  présentes 
par  M.  A.  Delaire  ;  DuvAllin  (Emile),  avocat,  rue  de  Tlndustrie  àTourcoing, 
prés,   par  M.  E.  Dervaux  ;  Faucheur  (Félix),  ftïateur,  rue  des  Stations, 


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924  UNIONS   DE  LA   PAIX  SOCIALE. 

171,  à  Lille,  prés,  par  M.  Loais  Guérin;  Glorieux-Flatnent^  rue  des  Orphe- 
lins, à  Tourcoing,  Maillard  (Etienne),  avocat,  rue  de  Roubaix,  à  Tour- 
coing ;  et  Pollet" Léman  (Alphonse),  industriel,  rue  Nationale,  à  Tour- 
coing, présentés  par  M.  E.  Dervaux;  Ruffélet  (J.)  fils,  avocat,  agréé, 
rue  Deneyraucourt,  à  Roubaix,  prés,  par  MM.  Ghesquier  et  Thoyer; 
Taffin-Binauld  (H.),  ancien  président  du  Tribunal  de  commerce,  rue  de 
Roubaix,  à  Tourcoing,  prés,  par  M.  F.  Masurel. 

Pas  de-Galais.  —  *  Havard-Duclos,  ingénieur  aux  mines  de  Lens,  à 
Douvrain,  prés,  par  M.  E.  Gheysson. 

Seine-Paris.  —  *  Gigot  (Paul),  ingénieur  à  la  Gompagnie  parisienne  du 
gaz,  boulevard  Haussmann,  164,  prés,  par  M.  A.  Gigot;  *  Houssaye 
(Etienne  de  la),  cité  Martignac,  4,  préjs.  par  le  R.  P.  Forbes;  *  Noe/ (Léon- 
Alix),  ancien  ministre  plénipotentiaire,  rue  des  Ecuries-d'Artois,  9,  prés, 
par  M,  Welche;*  Paillette  (Glémentde),  rue  des  Mathurins,  39,  prés,  par 
M.  Glaudio  Jannet;  Bimère  (Louis),  rue  d'Anjou,  61,  prés,  par  M.  A. 
Delaire. 

Allsxagne.  —  Weber  (Otto),  Landgerichsrat,  Grabower  Sirasse,  39, 
Stettin  (Prusse),  prés,  par  M.  le  D'  Kaempfe. 

Belgique.  —  Cantineau  (le  chanoine),  président  du  cercle  d*Ëtudes 
sociales  de  Tournai,  prés,  par  M.  Jules  Peetersde  Drouwer. 

Société  d'Économie  sociale.  —  MM.  Jules  Peetbrs  de  Brouwrr  et 
Rlecker,  déjà  membres  des  Unions,  sont  devenus  membres  de  la  Société 
d'Économie  sociale. 

NÉCROLOGIE.  —  La  Société  d'Économie  sociale  a  perdu  l'un  de  ses 
membres  les  plus  éminents,  M.  Paul  Jousselin,  président  de  la  Société  des 
ingénieurs  civils.  Élève  de  l'École  centrale,  il  a  fait  la  plus  grande  partie 
de  sa  brillante  carrière  d'ingénieur  à  la  Gompagnie  Paris-Lyon-Méditer- 
ranée. En  même  temps,  il  était  au  premier  rang  parmi  les  ingénieurs 
experts  ;  enfin  dans  les  congrès,  les  expositions  et  les  jurys  divers,  il 
donnait  une  impulsion  puissante  aux  applications  industrielles  de  Félec- 
tricité.  Mais  c'est  surtout  par  ses  rares  qualités  morales,  son  exquise 
bienveillance,  son  inaltérable  bouté,  que  M.  P.  Jousselin  s'est  fait  aimer 
de  tous  à  l'Association  des  anciens  élèves  de  l'École  centrale,  dont  il  fut 
le  président,  à  la  Société  des  ingénieurs  civils,  qu'il  dirigeait  quand  la 
mort  Ta  frappé  avant  l'heure,  partout  dans  le  cercle  de  ses  nombreux 
amis  et  dans  notre  Société  qui  honorera  toujours  sa  mémoire. 

LES  OUVRIERS  DES  DEUX  MONDES.  —  Il  y  a  quelques  semai- 
nes a  été  distribué  un  fascicule  des  Ouvriers  des  Deux  Mondes  ;  c'est  la 
monographie  d'un  petit  artisan  de  Bàle;  l'auteur^M.  G.  Landolt,a  joint  à 
cette  étude  une  analyse  comparée  de  dix  familles  bàloises  qui  offre  un 


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PRÉSENTATIONS  ET  CORRESPONDANCE.  925 

grand  intérêt.  Le  fascicule  suivant  va  paraître  dans  quelques  jours  :  il  a 
pour  titre  :  Ouvriei^employë  de  la  fabrique  collective  de  papiers  d'An- 
gouléme,  par  M.  Urbain  Guéri  n  ;  c'est  l'étude  impartiale  d^un  exemple 
de  participation  aux  bénéfices  avec  accession  graduelle  des  ouvriers  à  la 
propriété  de  l'établissement  industriel.  La  collection  des  Ouvriers  des 
Deux  Mondes  augmente  d'intérêt  à  mesure  que  se  multiplient  les  familles 
observées  en  France  et  à  l'étranger.  Les  premiers  fascicules  de  1894 
seront  consacrés  au  Tisseur  en  soie  de  San-Leucio  (Italie),  par  le  pro- 
fesseur Santangelo  Spoto,  et  aux  Fermiers  montagnards  du  haut  Forez, 
par  M.  du  Maroussem.  Les  membres  des  Unions  qui  désirent  recevoir 
les  Ouvriers  des  Deux  Mondes  ont  intérêt  à  devenir  membres  de  la  Société 
d'Économie  sociale.  Moyennant  une  faible  augmentation  de  cotisation, 
ils  recevront  la  Réforme  sociale  et  les  Ouvriers  des  Deux  Mondes,  et  en 
outre  ils  participeront  par  la  nomination  du  Conseil  à  la  direction  géné- 
rale de  rÉcole  de  la  paix  sociale.  (Prière  d'adresser  de  suite  au  secré- 
tariat les  communications  relatives  à  ce  sujet.) 

LES  DOGMES  RÉVOLUTIONNAIRES  ET  LES  CRIMES  ANAR- 
CHIQUES.  —  Un  nouveau  crime  vient  d'être  commis,  cette  fois  en  plein 
Parlement,  par  ceux  qui  tirent  les  conclusions  pratiques  des  doctrines 
antisociales  dont  nous  vivons  —  ou  dont  nous  mourons  depuis  un  siècle. 
F.  Le  Play,  avec  la  clarté  de  ses  démonstrations  expérimentales,  a  fait 
voir,  dans  les  doctrines  de  Rousseau  et  les  faux  dogmes  de  la  Révolution, 
l'origine,  non  seulement  de  l'instabilité  politique  qui  détruit  chez  nous 
gouvernements  et  constitutions,  mais  aussi  de  l'antagonisme  social  qui 
désole  les  foyers  et  les  ateliers.  Taine,  avec  l'irrésistible  puissance  de  son 
analyse,  a  renouvelé  cette  preuve,  montrant  comment  du  Contrat  social 
est  sorti  le  jacobinisme,  lequel,par  le  mépris  de  rÉvangile,nous  replonge 
dans  la  barbarie.  Ces  jours  derniers,  dans  l'éloge  d'Hippolyte  Carnot, 
M.  Jules  Simon  rappelait  encore  que  Rousseau  a  joué  le  plus  grand  rôle 
dans  la  Révolution,  car  il  ne  fut  pas  seulement  un  démolisseur,  mais  un 
.constructeur,  et  ce  sont  les  idées  du  Vicaire  savoyard  et  du  Contrat  social 
qui  ont  inspiré  notre  siècle  et  à  leur  insu  pénétré  tous  les  esprits  (t). 
Comment  s'étonner  qu'un  peuple,  détaché  de  ses  traditions,  dressé  à 
honnir  ses  aïeux,  soumis  à  ces  sophismes  dissolvants  plus  profondément 
qu'aucun  autre,  retourne  aussi  plus  vite  à  Tétat  sauvage?  «  La  France, 
écrivait  Le  Play  en  1875,  s'enfoncera  dans  l'abîme  où  elle  est  tombée, tant 
qu'elle  sera  dirigée   par  des  hommes   imbus  de  telles    aberrations  ». 

(1)  Sur  l'origine  allemande  des  sophismes  de  Rousseau  qui  dérivent  de  la 
philosophie  de  Wolf,  et  sur  la  filiation  qui  rattache  à  cette  même  origine  le 
socialisme  international  et  le  nihilisme  russe,  voir  les  rapports  de  MM.  Th. 
Funck  Brcntano  et  A.  Lcroy-Beaulieu  à  la  Société  d'économie  sociale,  séances 
du  12  mars  1876,  du  31  mars  1878  et  du  6  juin  1880.  [Bulletin,  t.  Y,  Yl  et  Yll. 


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926  UNIONS  DE  LA  PAIX  SOCIALE* 

(La  Paix  sociale  après  le  désaati^y  2«  édit.,  ch.  vu,  note  i).  Après  tout, 
dans  le  «  bloc  >»,  dans  la  «  concentration  »,si  fort  en  honneur  encore  il  j 
a  quelques  semaines,  ceux  qui  commettent  de  pareils  crimes  sont  pent- 
être  les  moins  responsables  :  ce  sont  surtout  des  fanatiques,  des  illu- 
minés qui  croient  marcher  an  martyre  pour  affranchir  leurs  frères;  les 
plus  coupables  ne  sont-ce  pas  ceux  qui, pour  capter  les  faveurs  du  souTe- 
rai  II  populaire,  exaltent  son  orgueil, se  jouent  de  son  ignorance  et  exploi- 
tent ses  misères  en  lui  parlant  sans  cesse  d*émancipation,  de  progrès,  de 
droits,  etc.;  politiciens  ambitieux,  avides  de  jouissances,  dont  les  opinions 
toujours  intéressées  ont  pour  profit  les  places,  les  traitements  et  les  chè- 
ques. Quand  donc  voudra -t-on  se  souvenir  que  l'arbre  doit  être  jugé  par 
ses  fruits,  et  que  si  les  fruits  sont  empoisonnés,  l'arbre  doit  être  coupé 
et  jeté  au  feu.  Sans  abjurer  les  faux  dogmes,  comment  s'opposer  à  leurs 
conséquences?  Nos  modernes  gouvernants  tiennent  à  honneur  de  répu- 
dier le  Décalogue  :  Ils  enseignent  aux  hommes  qu'il  n'y  a  point  de  Dieu 
et  que  les  mots  devoir,  résignation,  espérance  sont  des  mensonges.  En 
vain,  aujourd'hui  qu'ils  se  sentent  menacés  dans  leurs  intérêts,  essaient- 
ils  de  revenir  aux  vieux  commandements  pour  balbutier  :  Tu  ne  tueras 
point;  tu  ne  voleras  point.  Qui  donc  les  écouterait?  Une  seule  voix  peut 
dominer  le  sourd  grondement  du  flux  montant  des  passions  populaires, 
celle  qui  de  tout  temps  a  dit  au  flot  de  la  mer  :  Tu  n*iras  pas  plus  loin; 
celle  qui  partout  a  calmé  les  souffrances  humaines  en  répétant  :  Heureux 
ceux  qui  pleurent,  car  ils  seront  consolés. 

Parmi  les  nombreux  blessés  de  Tattentat  du  9  décembre  s'est  trouvé 
un  de  nos  jeunes  confrères,M.  l'abbé  Lemire.  Dans  ces  derniers  temps,  à 
la  vérité,  il  s'était  un  peu  séparé  de  nous  :  cédant  aux  élans  généreux  d'un 
cœur  violemment  ému  des  misères  ouvrières,  il  suivait  ce  qu'on  appelle 
dans  notre  langue  décadente  «  le  socialisme  caiholique  ».  Mais  aujour- 
d'hui nous  tenons  à  rappeler  que  M.  l'abbé  Lemire  a  été  pour  les  Tenions 
un  auxiliaire  éclairé,  qu'il  a  présenté  au  Congrès  des  Sociétés  savantes 
de  remarquables  études  sur  l'économie  rurale  en  Flandre,  et  qu'il  a  tou- 
jours été  pour  la  Réforme  sociale  un  collaborateur  dévoué.  Aussi  lui 
envoyons-nous  l'expression  de  notre  très  vive  sympathie. 

LE  PRIX  AUDÉOUD  A  L  ACADÉMIE  DES  SCIENCES  KO- 
RALES  ET  POLITIQUES.  •—  La  séance  annuelle  de  l'Académie  des 
sciences  morales  et  politiques  a  eu  lieu  le  2  décembre  sous  la  présidence 
de  M.  P.  Leroy-Beaulieu.  Parmi  les  lauréats  des  divers  prix,  nous  ren- 
controns plusieurs  de  nos  confrères  auxquels  nous  adressons  de  non- 
veau  ici  nos  sincères  félicitations.  C'est  M.  E.  Levasseur  (prix  Jean 
Reynaud)  ;  M.  Alfred  des  Cilleuls(les  prix  Odilon  Barrotet  Cartier);  M.  Eu- 
gène Rostand  pour  son  beau  livre  :  V Action  sociale  par  Vinitiative  privée 


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PRÉSENTATIONS  ET  GORRESPONBANCE.  ^'^ 

(prix  Bigot  de  Morogaes).  Le  prix  Âudéoud,  destiné  à  récompenser  les 
a;ete8  tendant  à  Tamélioration  dn  sort  des  classes  ouvrières  et  an  soHla* 
gement  des  pauvres,  était  décerné  pour  la  seconde  fois.  Sept  médailles 
d'or  ont  été  attribuées  à  la  Compagnie  de  Saint-Gobain  ;  aux  Établisse- 
ments du  Greusot,  aux  Mines  de  Blanzy  ;  à  la  Teinturerie  de  MM.  Giilet; 
à  la  Société  des  logements  économiques  de  Lyon  fondée  par  MM.  Mangini, 
Aynard  etJ.  Giilet;  à  THospitalité  du  travail,  créée  par  M.  Léon  Lefébure 
(la  Société  d'économie  sociale  a  l'honneur  de  compter  ces  six  lauréats 
parmi  ses  membres)  ;  enûn  à  THôpital  des  enfants  tuberculeux  d*Ormes- 
son.  M.  P.  Leroy-Beaulieu,  dans  son  discours,  a  particulièsement  insisté 
sur  les  beaux  exemples  de  patronage  donnés  par  la  grande  industrie  et 
môme  par  les  sociétés  anonymes  si  souvent  accusées  d'avoir  «  supprimé 
tous  les  rapports  humains  entre  les  hommes  »  : 

La  section  de  nos  expositions  internationales  oui  s'occupe  des  œuvres 
sociales,  dit-il  a  bien  des  fois  montré  que,  dans  les  mains  d'iiommes  de 
cœur,  la  grande  industrie,  sans  nuire  aucunement  à  son  succès  matériel, 
plutôt  même  en  y  aidant,  peut  être  humaine,  généreuse,  afTectuèuse 
même  ;  que,  le  pouvant,  elle  le  doit. 

Nous  avons  recueilli  des  témoignages  probants  à  ce  sujet.  Parmi  les 
sept  grandes  médailles  d'or  du  prix  Audéoud  cette  année,  nous  en  décer- 
nons quatre  à  de  très  vasles  établissements  industriels.  Nos  récompenses 
serviront  à  signaler  des  maisons  modèles,  moins  encore  à  Tadmiration 
publique  qu'à  Timitation  publique. 

Fondée  au  xvii«  siècle,  par  des  lettres  patentes  de  1665  que  lui  accorda 
Louis  XIV  sur  le  rapport  de  Colbert,  la  Compagnie  des  glaces  et  produits 
chimiques  de  Saint  Gobain.  Chauny  et  Cirey,  que  préside  actuellement 
M.  le  duc  de  Broglie,  est  restée,  phénomène  bien  rare,  depuis  près  de 
deux  siècles  et  demi,  à  la  tête  de  toutes  les  maisons  qui,  dans  le  monde 
entier,  s'adonnent  à  cette  branche  importante  de  la  production.  Ce  n'est 
pas  cette  étonnante  vitalité  industrielle,  cette  prospérité  merveilleuse- 
ment prolongée  que  nous  récompensons;  ce  sont  d'autres  mérites  : 
occupant  plus  de  7,000  ouvriers  dans  14  usines  difTérentes,  elle  s'est 
partout  occupée  des  besoins  moraux  et  matériels  de  ce  nombreux  per- 
sonnel. Dès  le  xvu*  siècle,  elle  a  pensé  aux  maisons  ouvrières  et  aux 
retraites  ouvrières.  Elle  aélivre  deux  catégories  simultanées  de  pen- 
sions :  l'une  due  exclusivement  à  la  libéralité  de  la  Compagnie,  l'autre 
provenant  des  économies  de  l'ouvrier  et  dont  il  est  pleinement  proprié- 
taire en  cas  de  départ  ou  de  renvoi.  Elle  a  favorisé  l'éclosion  parmi  son 
personnel  de  sociétés  coopératives.  Grâce  à  ce  zèle  pour  les  intérêts 
divers  des  travailleurs  qu'elle  emploie,  elle  a  des  ouvriers  fidèles  qui'  ne 
songent  pas  à  la  quitter  et  qui,  jusqu'à  la  vieillesse^  lui  demeurent 
attachés. 

Si  Saint'Gobain  peut  se  vanter  de  ses  deux  siècles  et  quart  d'activité  ' 
progressive  et  bienfaisante,  le  Creusot,  avec  ses  12,000  ouvriers  répartis 
entre  trois  houillères,  quatremines  de  fer  et  un  grand  nombre  de  chantiers 
de  construction,  représente  glorieusement  le  type  de  la  grande  industrie 
du  XIX*  siècle.  Là  aussi,  par  l'intelligente  et  philanthropique  initiative  de 
MM.  Schneider  père  et  uls,  la  Compagnie  a  voulu  associer  à  sa  prospérité 
et  retenir  par  des  institutions  utiles  son  nombreux  personnel.  De  183i7  à 
4889,  elle  a  avancé  3,292,000  francs  aux  ouvriers  pour  la  construstion  de 
2,391  maisons,  dont,  par  des  combinaisons  trèsïngénieuses,  ils  deviennent 
immédiatement  propriétaires.  Un  système  libéral  de  retraites  confère 


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928  UNIONS  DE  LA   PAIX   SOCULE. 

anssi  à  Fouvrier  la  propriété  des  versementâ,  qé*\h  s6i«nt  faits  pa^  la 
Compagnie  ou  par  lui-ménie.  Dans  bien  d'antres  cas,  la  Compagnie 
intervient  pour  faciliter  l'amélioration  du  sort  des  travailleurs.  Aussi  la 
permanence  du  personnel  est-elle  remarquable:  4,061  ouvriers  comptent 
plus  de  vingt  ans  de  services  dans  rétablissement,  2,841  plus  de  vingt- 
cinq  ans^et  1,491  plus  de  trente  ans. 

Un  salutaire  exemple  de  la  mélhode  à  employer  pour  élever  Tëtat 

moral  et  matériel  de  Fouvrier  de  la  grande  industrie  nous  est  offert  par 

la  Compagnie  de  Blanzy,  qui  est  dirigée  par  MM.  Chabot.  Les  mines  de 

Montceau  qu'elle  possède  produisent  un  million  de  tonnes  de  bouille  et 

occupent  9,000  ouvriers.  De  tout  temps  la  Compagnie  s'occupa  des  besoins 

physiques  et  moraux  de  son  personnel  ;  elle  le  faisait  avec  un  ardent 

dévouement,  mais  elle  croyait  devoir  user  d'une  sorte  de  tutelle  qni, 

pour  bienveillante    quelle   fût,   excitait  la   susceptibilité  de  certains 

ouvriers.  Les  bienfaits  trop  directs  ne  produisaient  pas  chez  tous  la 

reconnaissance  méritée.  A  la  suite  de  certains  incidents,  elle  changea  de 

système.  Elle  se  dit  que  le  régime  patriarcal  et  paternel  ne  peut  toujours 

réussir.  Au  lieu  de  se  constituer  la  tutrice  de  son  personnel,  elle  s'en  flt 

seulement  l'initiatrice  et  le  conseil.  Elle  suscita  une  société  coopérative 

de  crédit  mutuel,  la  Prudence^  dirigée  uniquement  par  les  ouvriers  et  les 

employés  et  dont  le  mouvement  de  caisse  a  atteint  3  millions  et  demi 

en  1892.  C'est  cette  société,  appuyée,  mais  non  directement  gérée  par  la 

Compagnie,  qui  est  devenue  le  pivot  de  nombre  d'institutions  utiles  ;  un 

procédé  ingénieux  de  ventes  de  terrain  aux  ouvriers,  combiné  avec  des 

assurances  sur  la  vie,  la  création  d'écoles  d'apprentissage  pour  les  filles, 

de  lavoirs,  de  bains,  d'ouvroirs.  de  cercles,  de  bibliothèque  circulante, 

prouvent  Faction  stimulatrice  de  la  Compagnie.  La  nouvelle  méthode  a 

fdeinement  réussi,  les  susceptibilités  ont  été  désarmées  :  la  concorde  et 
e  progrès  régnent  dans  cette  ruche  de  Monteeau  les-Mines. 

Ce  n  est  plus  une  Compagnie,  c'est  un  patron  individuel  ou  plutôt  une 
famille  de  patrons,  qui  va  maintenant  attirer  notre  attention.  Fils  de 
paysan,  un  jeune  apprenti  teinturier,  arrivé  à  Lyon  à  seize  ans,  M.  Gîllel, 
a  eu  le  génie  de  son  métier;  à  vingt-trois  ans,  avec  800  francs,  il  avait 
fondé  un  petit  atelier  de  teinture.  Aujourd'hui,  lui  et  ses  fils  occupent 
dans  six  établissements  plus  de  3,000  ouvriers.  Animé  de  sentiments 
chrétiens,  vivant  modestement  malgré  le  prodigieux  succès  de  son  indus- 
trie, il  a  installé  autour  de  lui  un  régime  tout  patriarcal,  multipliant  les 
dons,  les  fondations,  les  œuvres.  Ce  patriarcat,  qui  convient  mieux  à  une 
famille  de  patrons  qu'à  une  Compagnie  anonyme,  a  obtenu  le  plus  grand 
succès  matériel  et  moral. 


Unions  de  Lyonnais,  Forez  et  Bresse.  —  Grâce  au  dévouement  de  M.  H. 
Marion,qui  depuis  bien  des  années  ne  se  lasse  pas  de  pourvoir  à  une  or- 
ganisation toujours  difficile,1es  multiples  séries  de  conférences  créées  par 
les  Unions  vont  se  poursuivre  à  Lyon,  à  l'Ecole  I^  Salle  et  à  la  montée 
^Saint-Barthélémy,  à  Saint-Élienne,  au  pensionnat  Saint-Louis.  Une  nou- 
velle série  va  commencer  à  Dijon  sous  Fheureuse  impulsion  de  M.  Manon, 
secondé  par  M.  Mortureux.  Parmi  les  sujets  qni  seront  traités,  citons  : 
L*Homestead  américain,  par  M.  E.  Lucien  Brun;  De  la  propriété  indivi- 
duelle, par  M.  Terrel;  De  l'organisation  communale  en  Russie,  par 
M.  Crétinon;  La  famille  et  le  code  civil,  par  M.  Perrier;  Les  grèves  et 
leurs  résultats,  par  M.  Duquaire;  Des  fondations  charitables  et  de  leur  in- 
fluence sociale,  par  M.  du  Magny;  Le  développement  de  Findustrie  et  le 


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PRÉSENTATIONS  ET   CORRESPONDANCE.  929 

travail  manuel,  par  M.  Voron  ;  Le  commerce  au  moyen  âge,  par  M.  d'Eys- 
sautier;  De  l'arbitrage  international,  par  M.  Gairal,  etc.. 

A  la  vue  des  dangers  que  présentent  aujourd'hui,  surtout  dans  le 
jeune  clergé  et  la  jeunesse  catholique,  certains  élans  généreux  qui  né- 
gligent les  faits  pour  n'obéir  qu'à  des  sentiments,  il  s'est  constitué  à  Lyon, 
sur  le  désir  de  Mgr  Foulon,  et  avec  le  concours  de  plusieurs  de  nos  con- 
frères, une  branche  de  la  Société  catholique  d'économie  politique  et  so- 
ciale fondée  naguère  à  Paris  par  Fillustre  évéque  d'Angers.  Poursuivis 
d'accord  avec  les  membres  les  plus  éclairés  du  clergé  lyonnais,  les  tra- 
vaux et  leh  décisions  de  celte  Société  s'imposeront  avec  autorité  à  tous 
ceux  qui  en  ces  matières  veulent  sincèrement  suivre  les  enseignements 
de  l'Église.  Si  la  nouvelle  Société  arrive  à  retenir  de  regrettables  entraî- 
nements, son  influence  sera  bienfaisante  pour  la  paix  sociale.  Parmi  les 
\ sujets  qu'elle  a  déjà  étudiés,  signalons  la  question  des  octrois  notam- 
ment pour  la  ville  de  Lyon,  par  M.  L.  Ghavent;  et  la  participation  aux  bé- 
l|éÛces,  par  M.  H.  Beaune.  Ce  dernier  travail,  qui  a  paru  en  brochure 
(Paris,  Larose,  32  p.  in-8*»),  est  un  résumé  excellent  d'une  question  que  la 
Réforme  sociale  a  maintes  fois  traitée,  et  qui  cesse  d'être  confuse  quand 
on  écarte  les  malentendus  pour  s'en  tenir  aux  faits  précis;  il  est  aisé  alors 
de  voir  dans  quels  cas  et  entre  quelles  limites  la  participation  aux  béné- 
fices, généralement  accompagnée  d'ailleurs  d'un  ensemble  de  mesures 
patronales  bienfaisantes,  peut  être  une  rémunération  légitime  et  une  con- 
dition de  paix  sociale. 

Belgique.  —  La  Société  belge  d'économie  sociale  affirme  sa  vitalité  par 
Tactivité  de  ses  travaux;  elle  a  inscrit  à  l'ordre  du  jour  de  ses  prochaines 
séances  :  l'Hypnotisme  en  justice,  par  M.  l'abbé  de  Baets;  Les  syndicats 
ouvriers,  par  M.  Harmant;  Les  interprétations  de  l'Encyclique,  par  le  R.  P. 
Castelein;  etc.  Ajoutons,  puisque  nous  parlons  des  énergies  de  l'initiative 
privée  chez  nos  voisins  que,  familiarisés  depuis  longtemps  avec  la  pra- 
tique des  devoirs  de  la  vraie  liberté,  ils  organisent  de  toutes  parts  des 
comités  locaux  en  vue  des  conditions  nouvelles  de  la  réforme  électorale 
avec  le  sufTrage  très  étendu  et  le  vote  plural,  sans  parler  du  vote  obliga- 
toire et  de  la  représentation  proportionnelle  qui  vont  peut-être  trouver 
place  ensemble  dans  la  loi  si  vivement  discutée.  Il  y  a  là  un  exemple 
qu'il  est  utile  d'étudier  et  de  décrire  au  point  de  vue  des  devoirs  étroits 
que  la  liberté  impose,  sous  peine  de  n^étre  qu'un  instrument  de  désordre 
monopolisé  par  les  turbulents  et  les  révoltés. 

Dans  l'indication  des  membres  du  bureau  élus  pour  1894  (ci-dessus, 
p.  773)  un  accident  de  mise  en  page  a  fait  tomber  une  ligne  qu'il  faut  ré- 
tablir ainsi  :  M.  Albert  Nyssbns,  député,  vice-président;  M.  Joseph  de  la 

Vallée  Poussin,  secrétaire  des  séances. 

A,  .Dblaire.       . 


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CHRONIQUE  DU  MOUVEMENT  SOCIAL 


Sommaire.  —  Les  suites  de  la  grère  du  Pas-de-Calais.  —  Le  Congrès  mutua- 
liste extraordinaire.  —  La  coopération  bien  maltraitée  au  Sénat.  —  La  grève 
(le  rimpdt.  —  Les  syndicat»  agricoles  et  le  Congrès  coopératif  de  Grenoble. 


Les  suites  de  la  grève  du  Pas-de-Calais,  —  Parmi  les  griefs  formnlés  par 
le  Congrès  des  mineurs,  celui  qui  avait  le  plus  ému  le  public,  c'était 
certainement  le  prétendu  renvoi  des  vieux  ouvrier^,  dans  les  dernières 
années  précédant  leur  droit  à  une  pension  de  retraite.  Si  le  fait  était 
exact,  il  était  assurément  de  nature  à  provoquer  une  légitime  colère. 
Mais  était-il  exact?  cVtait  ce  qu'il  y  avait  lien  de  vérifier.  La  discus- 
sion qui  vient  de  commencer  à  la  Chambre  donnera  la  réponse  à  cette 
question.  Nous  n'anticiperons  pas  sur  ses  résultats  ;  mais,  en  attendant, 
nous  tenons  à  donner  les  chiffres  des  renvois  prononcés  à  la  suite  de  la 
grève  ;  ce  sera  toujours  une  base  d'appréciation.  Or,  d'après  une  enquête 
faite  sur  place  par  un  rédacteur  du  Temps,  sur  les  43,144  ouvriers  des 
quatorze  concessions  du  Pas-de-Calais,  il  n'y  a  eu  en  tout  que  529  renvois 
pour  faits  dégrève  et  pour  condamnations  àla  prison  à  la  suite  de  faits  de 
droit  commun  :  c'est  une  proportion  de  l  .22  %. 

D'après  ces  chiffres,  on  est  en  droit  de  dire  que  les  Compagnies  n'ont 
pas  abusé  de  leur  victoire  et  qu'elles  se  sont  bornées  à  écarter  ceux  de 
leurs  ouvriers  qui  avaient  collaboré,  avec  les  autres  meneurs  du  dehors, 
à  l'organisation  de  cette  grève  subie  à  contre-cœtir  par  le  personnel. 

Si  donc  les  Compagnies  n'ont  pas  exercé  de  représailles  systématiques 
en  pafeille  occasion,  il  serait  difQcile  de  croire  qu'en  temps  ordinaire 
elles  renvoient  des  hommes  âgés  pour  le  simple  motif  de  faire  l'écono- 
mie de  leur  pension  de  retraite.  La  chose  serait,  du  reste,  tellement 
criante,  que  si  elle  se  produisait,  il  ne  manquerait  pas  de  journaux  pour 
se  faire  l'écho  des  légitimes  réclamations  qu'elle  aurait  provoquées. 

L'enquête  du  Temps  fait  connaître  encore  quelques  chiffres  intéres- 
sants :  les  renvois  prononcés  par  les  Compagnies  comprennent  : 
23  Conseillers  municipaux  sur  140  ouvriers  possédant  ce.  titr^. 
100  Délégués  du  syndicat  sur      219      —  — 

20  Délégués  mineurs  sur  50      —  — 

Le  rédacteur  du  Temps  raconte  aussi  avoir  vu  les  ouvriers  renvoyés  vînir 
recevoir,  danslesbureaux  de  la  Compagnie  de  Béthune,  les  sommes  qu'ils 
avaient  versées  à  la  caisse  de  secours  pendant  leurs  années  de  service. 


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LE  C0TI6RÈS.  MUTUALISTE   EXTB  A  ORDINAIRE.  î^3i 

L'un  d'eux  recouvrait  ainsi  475  francs.  Ce  chiffre  élevé  prouve  que  cet 
homme  avait  travaillé' longtemps  et  devait  être  âgé.  Or,  cette  somme, 
qui  était  la  garantie  contre  les  risqnes  de  maladie,  court  grands  risques 
d'être  gaspillée,  et  le  malheureux  se  trouvera  plus  tard  sans  secours 
dans  les  cas  de  maladie,  et  ne  pourra  même  probablement  pas  se  faire 
admettre  dans  une  Société  de  secours  mutuels,  vu  son  âgé  et  Timpossi- 
bilité  où  il  sera  de  payer  un  droit  d'entrée.  Les  Compagnies  de  mines  ne 
pourraient-elles  pas  s'entendre  pour  maintenir  aux  vieillards  cette 
garantie  contre  la  maladie,  en  faisant  passer  d'une  caisse  de  secours 
â  une  autre  le  montant  des  sommes  qu'on  restitue  ainsi  aux  ouvriers 
révoqués? 


Le  Congrès  mutualiste  extraordinaire.  —  Le  succès  de  ce  Congrès  a  été 
complet  :  321  sociétés  mutuelles  y  avaient  donné  leur  adhésion.  Après 
le  Congrès  de  Paris,  à  Tépoque  de  l'Exposition,  c'est  celui  qui  a  réuni  le 
plus  grand  nombre  de  Sociétés.  Et  cependant  ce  ne  sont  pas  les  opposi- 
tions qui  lui  avaient  fait  défaut:  en  dehors  de  quelques  mauvaises 
volontés  suscitées  par  le  seul  fait  qu'il  rompait  la  périodicité  triennale 
adoptée  pour  ces  Congrès,  il  a  eu  ce  sort  étrange  d'être  l'objet  de  quelques 
attaques  directes,  empruntant  une  certaine  autorité  aux  titres  officiels 
de  leurs  auteurs;  mais  le  bon  sens  des  Sociétés  ne  s'est  pas  laissé 
prendre  à  ces  attaques  qui  semblent,  au  contraire,  avoir  réveillé  le  zèle 
des  indifférents  ;  les  adversaires  de  la  veille  avaient,  du  reste,  donné 
leur  pleine  adhésion  aux  revendications  des  congressistes,  dès  que  le 
succès  du  Congrès  s'était  affirmé. 

Les  décisions  prises  dans  cette  grande  manifeslntion  de  la  mulualilô 
concernent,  tout  d'abord,  le  droit  de  recevoir  et  de  conserver  les  dons 
et  legs  immobiliers,  d'acquérir,  posséder  et  vendre  des  immeubles.  En 
un  mot,  c'est  le  droit  compléta  fimmeuble  que  les  sociétés  mutuelles 
réclament.  C*est,  en  effet,  une  étrange  chose  que  nos  législateurs  aient 
toujours  paru  si  préoccupés  d'interdire  Timmeuble  aux  sociétés  popu- 
laires. La  plupart  d'entre  eux  sont  rependant  d'accord  sur  la  nécessité 
sociale  d'accroître  et  de  consolider  les  intérêts  matériels  des  ouvriers, 
et,  si  cette  nécessité  a  jamais  existé,  c*est  bien  par  ces  temps  de  so- 
cialisme et  d'anarchie  :  ce  qui  a  fait  que  l'immeuble  a  toujours  paru 
suspect,  c'est  le  spectre  de  la  congrégation  religieuse  reconstituant  ses 
biens,  sous  l'apparence  de  société  populaire.  Mais,  pour  cette  fois,  nous 
croyons  avoir,  sinon  tout  à  fait  rompu,  du  moins  fortement  ébranlé  la 
vieille  légende.  Un  grand  nombre  de  députés  et  de  sénateurs  se  sont 
décidés  à  voter  l'immeuble  et  le  Congrès  la  voté  à  l'unanimité.  11  en  a 
été  de  même  pour  l'intérêt  du  capital  de  retraite  que  l^s  sociétés  mu- 
tuelles approuvées  ont  été  contraintes  et  forcées  de  verser  à  la  Caisse 


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î*32  CffftONIQUE  DU   MOUVEMENT  SOCIAL. 

des  Dépôu  et  Consignations,  à  fonds  perdas,  avant  la  loi  nouTelle.  On 
finit  par  Atre  d'accord,  à  peu  près  partout,  que  ce  capital  ne  peut  pas  être 
soumis  à  la  conversion,  tout  au  moins  sans  la  clause  de  remboursement. 
r.omme  FÉtat  ne  remboursera  certainement  pas,  c'est  au  maintien  du 
taux  de  Tintérêt  qu'on  aboutira  et,  de  ce  chef,  nous  aurons  sauvé  à  peu 
près  900.000  francs  par  an  des  ressources  de  la  Mutualité. 

D'antre  part,  le  Congrès  a  tranché  une  vieille  question  qui  faisait  le 
plus  grand  tort  à  la  mutualité,  la  question  de  la  routine  aveugle  et  igno- 
rante. Le  Congrès  a  rigoureusement  manifesté  son  intention  de  faire  ap- 
pel à  la  science  et  de  pratiquer  toutes  les  méthodes  scientifiques  devant 
apporter  plus  de  certitude  et  de  précision  dans  ses  opérations.  C'est 
croyons-nous,  un  grand  pas  de  fait,  et  une  sérieuse  garantie  de  succès 
pour  l'avenir. 

Enfin,  le  Congrès  a  sanctionné  par  son  vote  et  fortement  appuyé  une 
idée  que  nous  avons  émise  :  celle  de  faire  servir  la  mutualité  à  la  cons- 
titution des  retraites  ouvrières  dont  le  projet  de  loi  a  été  déposé  voilà 
déjà  trois  ou  quatre  ans.  Il* avait  paru  à  plusieurs  de  nos  députés  qui 
ont  travaillé  à  ce  projet  de  loi  que  la  mutualité  était  au-dessous  d'aune 
pareille  (ûche,  qu'il  serait  donc  imprudent  de  la  lui  confier  et  qu'il  fal- 
lait recourir  à  la  constitution  d'organismes  nouveaux.  Nous  sommes  loin 
de  cette  idée  ;  sans  nous  illusionner  en  aucune  façon  sur  l'état  actuel  de 
la  mutualité,  sur  ses  faiblesses  et  ses  lacunes,  nous  sommes  convaincu 
que  ces  sociétés,  réformées  en  beaucoup  de  leurs  points,  peuvent  très 
utilement  servir  à  cette  importante  besogne.  Elles  existent,  c'est  déjà 
beaucoup,  elles  ont  la  confiance  des  ouvriers,  elles  sont  populaires  et 
renferment  une  masse  d'hommes  imbus  des  idées  de  dévouement,  de 
désintéressement  et  de  solidarité.  Voilà  bien  des  raisons  pour  les  em- 
ployer et  les  consolider  par  un  nouveau  service.  Tout  ce  qu'on  ferait 
en  dehors  les  amoindrirait  et  préparerait  leur  ruine.  Enfin,  ces  so- 
ciétés représentent  l'initiative  privée  et  la  liberté,  par  conséquent  le 
contre-pied  du  collectivisme  ou  du  simple  socialisme  d'État.  Autant 
de  raisons  pour  les  conserver.  Toute  la  question  est  de  les  étendre,  les 
développer,  les  fortifier  :  sans  doute,  il  y  a  bien  à  faire  de  ce  côté, 
mais  quel  concours  la  bourgeoisie  leur  a-telle  donné  jusqu'ici  ?  Bien 
peu  de  chose  :  quelques  cotisations  et  c'est  tout.  C'est  bien  loin  du  con- 
cours qu'elle  doit  leur  apporter.  Il  faut  que  chaque  famille  bourgeoise 
et  chaque  membre  d'une  famille  bourgeoise  fasse  partie  d'une  société 
de  secours  mutuels,  y  joue  non  seulement  un  rôle  généreux,  mais  en  - 
core  un  rôle  actif,  y  apporte  le  mouvement,  la  lumière  et  le  progrès  ; 
puis  il  faut  que  le  courant  des  dons  et  legs,  qui,  aujourd'hui,  ne  connaît 
d'autre  direction  que  l'assistance  privée  ou  publique,  se  détourne  du  côté 
de  la  mutualité,  de  cet  ordre   d'institutions  qui  préviennent  la  misère 


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LA   COOPÉRATION    UlUS^  MALTHAITBË   PAR   LE   SÉNAT.  933 

par  l'effort  personnel,  la  prévoyance  et  Tassociation.  Dès  que  le  droit 
ci,ux  immeublessera  définitivement  conquis  il  faut  que  dans  nos  grandes 
voies,  à  c6té  des  immeubles  des  Compagnies  d'assurances,  on  lise  sur  des 
plaques  de  marbre  :  Propriété  de  la  Société'  de  secours  mutuels  de  tel  ou 
tel  quartier.  Voilà  ce  que  la  bourgeoisie  doit  innoverdans  la  mutualité, 
et  alors  le  problème  des  retraites  de  tous  les  travailleurs  pourra  être  ré- 
solu parles  travailleurs  eux-mêmes  aidés  des  bourgeois,  et  la  maison  du 
bourgeois  sera  garantie  contre  la  bombe  anarchiste  par  les  propriétés 
immobilières  de  la  masse  des  travailleurs. 

Le  congrès  extraordinaire  mutualiste  n*aura  pas  été,  croyons-nous, 
sans  effet  sur  la  réalisation  de  ces  progrès  futurs  de  la  solidarité  sociale. 

La  coopéi'ation  bien  maUrailèe  par  le  Sénat.  —  La  coopération  n*a  pas 
lieu  de  se  réjouir  de  sou  dernier  passage  au  Sénat.  Elle  y  a  été  bien 
maltraitée.  Les  avantages  que  lui  avait  accordés  deux  fois  déjà  la 
haute  assemblée,  sans  compter,  viennent  de  lui  être  en  partie  retirés. 

Ce  réveil  de  la  sévérité  du  Sénat  a  été  motivé  par  une  importante 
pétition  du  commerce  parisieu, revêtue  de  78.000  signatures,  lout  ce  qui 
touche  à  Talinjentatiou,  boulangers,  bouchers,  épiciers,  marchands  de 
vin  surtout,  etc.,  a  suivi  le  mouvement  de  protestation,  et  le  Sénat  s'est 
ému.  Les  pétitionnaires  demandaient  de  limiter  à  800  francs  par 
sociétaire  la  faculté  d'achat  annuel;  d'exiger  rinscription  de  toutes  les 
factures  sur  le  livret  du  sociétaire  ;  de  déclarer  déchue  de  toutes  préro- 
gatives la  société  qui  vend  au  public  ;  d'augmenter  l'amende  contre  les 
sociétaires  convaincus  d'avoir  opéré  une  revente  des  articles  :  50  francs 
pour  la  première  infraction  :  500  francs  pour  la  récidive  ;  d'appliquer 
l'impôt  sur  le  revenu  aux  bonis  ;  d'interdire  les  unions  de  sociétés  ;  d'or- 
donner la  dissolution  de  toute  coopérative  formée  par  les  salariés  des 
villes  et  de  l'État;  de  supprimer  enfin  tous  les  économats  de  chemins  de 
fer  et  autres.  Le  commerce  n'y  allait  pas  de  main  morte,  comme  on  voit. 

Le  Sénat  a  été  très  fortement  sollicité  par  MM.  Buffet  et  Marcel  Barthe 
d'introduire  dans  la  loi  une  limitation  des  opérations  des  sociétés  ou  des 
personnes  admises  à  en  faire  partie.  Cette  préoccupation  a  même  été  la 
plus  forte  et  la  plus  générale,  tout  le  monde  étant  absolument  d'accord 
sur  l'utilité,  la  nécessité  même  des  sociétés  coopératives  de  consomma- 
tion pour  les  petits  ménages  ;  sur  ce  point,  accord  parfait  ;  par  confre. 
un  désaccord  très  grand  existait  entre  les  partisans  de  la  coopération 
libre  et  les  sénateurs  qui  voulaient  en  exclure,  tout  à  la  fois,  les  clients 
riches  et  les  articles  de  luxe  ;  si  cette  dernière  opinion  n'a  pas  Iriom 
phé,  ce  n'est  pas  assurément  qu'elle  n'eût  pas  la  majorité  des  sympa- 
thies, mais  c'est  qu'elle  se  heurtait  à  une  impossibilité  absolue.  Com- 
ment, en  effet,  classerait-on  les  articles  permis  et  les  articles  interdits, 


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te'.". 


934  CaiHUI»ilOUB  du  MOUVfiMfiJMT   SOCIAL.     > 

les  coiittoiumateurs  autorisés  à  devenir  coopëratears  et  ceux  qui  n*en 
auraient  pas  le  droit.  La  distinction  est  absolument  impossible  et,  de 
plus,  4:omment  pourrait-on,  à  notre  époque  surtout,  édioter  des  droits 
spéciaux  à  telle  ou  telle  classe.  La  migorité  du  Séo^at  a  uni»  après  un 
loD^  débat,  par  repousser  toute  caté|{orisation  d6s  consommateui-s, 
tonte  limitatÎMi  den  articles  Yeadables  et  même  tout  maximum  du  cbif- 
fre  des  ventes.  Sur  ce  point,  les  pétitioaiiaires  du  commerce  ont  été 
battus. 

Mais  ils  ont  eu  gain  de  cause,  du  moins  partieUemeni,  sur  la  question 
des  impôts.  Un  sénateur  a  rappelé  qu'une  loi  récente,  du  13  juillet  4893. 
sur  les  sociétés,  a  établi  que  désormais  la  forme  commerciale  donne- 
rait à  toute  société  qui  Taurait  revêtue  le  caractère  commercial  ;  il  avait 
été  admis,  au  contraire,  jusque-là  que  la  nature  des  opérations  l'empor- 
terait sur  la  forme;  quune  société  pourrait,  par  conséquent,  rester 
civile,  quand  bien  même  elle  aurait  pris  la  forme  commerciale. 

Or,  Tarticle  2  de  la  loi  coopérative  était  en  contradiction  flagrantt^ 
avec  la  nouvelle  législation,  tout  au  moins  pour  les  sociétés  par  action>, 
puisqu'il  disait  que  «  les  sociétés  coopératives  sont  civiles  ou  commet- 
ciales  suivant  la  nature  de  leurs  opérations  •.  il  a  bien  fallu  s*incliuer 
devant  cette  contradiction  et  ordonner  le  renvoi  de  Tarticle  â  à  la  com- 
mission. Les  articles  3  et  10  ont  dû  être  renvoyés  de  même  comme  ren- 
fermant des  dispositions  liées  au  caractère  civil  ou  commercial  des 
sociétés.  Voilà  donc  très  probablement  la  patente  imposée  aux  sociétés 
coopératives  de  consommation  par  actions,  même  quand  elles  ne  fout 
aucun  acte  de  commerce. 

Une  interminable  discussion  s'est  élevée  à  propos  de  Texonération  de 
l'impôt  sur  le  revenu  mobilier  pour  les  bonis  des  sociétés  de  consomma- 
tion qui  ne  vendent  pas  au  public.  M.  Marcel  Bartbe  voulait  absolument 
supprimer  cette  exonération.  Malgré  tout,  le  Sénat  l'a  cependant  main- 
tenue, et  le  contraire  eût  été  une  véritable  injustice,  car  ce  boni  n'est  en 
réalité  qu'une  restitution. 

M.  Marcel  Bartbe  a  pris  sa  revanche  sur  l'article  29,  l'article  qui  auto- 
rise les  associations  de  sociétés.  C'était  un  de  ceux  qui  avaient  jeté  le 
plus  d'épouvante  dans  Tàme  des  pétitionnaires,  et  il  faut  bien  recon- 
naître que  ces  associations,  bien  dirigées,  pourraient  devenir  la  mort  de 
tout  petit  commerce.  C'est  ce  que  M.  Marcel  Bartbe  a  fait  sonner  bien 
haut,  si  haut  même  qu'il  est  arrivé  à  conclure  de  ces  unions  à  une  révo- 
lution sociale  qu'il  a  complaisamment  et  longuement  agitée  sur  la  tête 
du  Sénat.  L'effet  a  été  complet,  et  pour  une  fois  M.  Marcel  Bartbe  Ta 
emporté  dans  sa  persistante  campagne  contre  la  coopération.  Les  unions 
de  sociétés  ont  été  interdites. 
Mais  le  succès  est  contagieux,  et  le  même  orateur  a  réussi  à  rendre 


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LA   COOPÊHATION   BIEN   MALTRAITÉE    PAH   LE   SÉNAT.  935 

beaucoup  plus  sévère  la  pénalité  portée  contre  les  coopérateurs  qui 
revendraient  les  objets  achetés  à  la  société  :  cette  pénalité  consistait  en 
une  amende  de  1  à  15  francs  ;  elle  sera  désormais  de  25  À 100  francs  sans 
préjudice  des  dommages- intérêts  qui  pourront  être  prononcés  au  profit 
des  commerçants  patentés  de  la  localité  où  la  revente  aura  eu  lieu. 

On  a  parlé  ensuite  de  rétablir  la  licence  de  détail  et  de  ^ros. 

Mais  alors  que  restera-t-il  ?  Uien  ou  à  peu  près,  et  alors  les  sociétés 
coopératives  n'auront  plus  qu*à  se  réclamer  du  droit  commun.  C'est  peut- 
être  ce  qu'elles  auraient  dû  accepter  depuis  longtemps.  Le  plus  à 
plaindre  dans  ce  cas,  il  est  vrai,  ne  serait  pas  celui  qu'on  pense.  Le  phis 
à  plaindre  serait  le  petit  commerçant, car  alors  la  société  vendant  à  tout 
le  monde,  ayant  le  droit  de  courir  après  la  clientèle  du  dehors,  le  petit 
commerçant  succomberait.  C'est  alors  que  se  produirait  à  coup  sûr  lu 
révolution  sociale  qui  effrayait  si  fort  M.  Marcel  Barthe. 

Ce  qui  précède  était  écrit  avant  le  9  décembre  -,  mais  le  monstrueux 
attentat  de  ce  jour  a  certainement  fait  la  plus  profonde  impression  sur 
le  Sénat,  car  dans  la  délibération  du  H  la  plupart  des  atteintes  dont  lu 
coopération  de  consommation  semblait  menacée,  ont  disparu.  Les  adhé- 
rents que  M.  Marcel  Barthe  voulait  à  toute  force  supprimer  ont  été  main- 
tenus, ainsi  que  l'exonération  de  la  licence  et  des  droits  de  détail.  Quant 
à  la  question  de  la  patente,  elle  nous  fait  l'effet  d'avoir  été  résolue  de 
façon  un  peu  confuse.  Le  Sénat  a,  en  effet,  repoussé  le  paragraphe  2  de 
l'article  2  établissant  que  les  sociétés  «  sont  civiles  ou  commerciales  sui- 
vant la  nature  de  leurs  opérations  »,  et  ce  rejet  nous  paraît  signifier  <{ue 
ces  sociétés  ne  peuvent  pas  être  civiles.  Par  contre,  les  articles  3,  10  et 
32  où  le  caractère  civil  est  affirmé,  ont  été  adoptés.  L'article  10  n'a  été 
niodilié  que  par  Taddition  des  mots  :  «  sauf  stipulation  contraire  insérée 
dans  les  statuts  »  au  paragraphe  premier  portant  que  «  la  responsabilité 
des  associés  vis-à-vis  des  tiers  est  limitée  au  montant  de  leur  souscrip- 
tion, même  si  la  société  est  civile  ».  Cette  addition  a  été  faite  pour 
ouvrir  aux  sociétés  de  crédit  le  droit  d'adopter  la  responsabilité  plus  ou 
moins  illimitée. 

L'article  31  relatif  aux  adhérents  a  été  voté,  mais  on  a  supprimé  le 
droit  pour  le  conseil  de  ne  pas  admettre  les  adhérents  à  titre  de  socié- 
taires, quand  le  montant  de  leur  compte  égale  le  montant  de  l'action. 
.  Cette  suppression  a  eu  pour  but,  évidemment,  d'entraver  la  spéculation, 
mais  elle  nous  parait  des  plus  dangereuses,  car  elle  constitue  la  carte 
forcée  et  pourra  introduire  dans  la  place  les  plus  mortels  ennemis  de  la 
coopération.  Celte  suppression  sera  certainement  repoussée  par  la 
Chambre. 

L'exonération  de  l'impôt  sur  le  revenu  en  faveur  des  sociétés  de  pro- 
duction a  été  modifiée,  en  ce  qu'elle  ne  profitera  plus  qu'aux  sociétaires 


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936  GUROMOUIâ   DU   MOOVEMKNT  SOCIAL. 

dont  le  capital  versé  ne  dépassera  pas  2,000  francs,  tandis  que  dans  le 
texte  primitif  elle  profitait  à.  tous,  ti^nt  que  lu  moyenne  de  la  part  sociale 
était  inférieure  à  2,000  francs. 

Le  Sénat  a  rétabli  le  caractère  civil  des  économats  de  chemins  de  fer 
qu'il  avait  complètement  supprimé  en  rejetant  Farticle  introduit  par  la 
Chambre  au  sujet  de  ces  économats.  Les  articles  relatifs  aux  sociétés  de 
crédit  ont  été  réduits  à  tel  point  que  la  loi  ne  leur  est  presque  plus 
d'aucune  utilité. 

Les  avantages  accordés  aux  sociétés  de  production  ont  été  également 
réduits  dans  une  no  table,  proportion  :  nous  remarquons  de  plus  ce  fait 
que  ces  sociétés  ne  doivent  plus  être  composées  que  d'ouvriers  associés. 
Cette  disposition  chasse  le  capital  étranger  et  par  suite  frappe  la  coopé- 
ration ouvrière  d'impuissance.  Le  droit  commun  nous  parait  de  plus  en 
plus  le  meilleur  régime  que  la  coopération  ouvrière  devra  rechercher. 

La  grève  de  Cimpôl.  —  Les  viticulteurs  du  Roussillon  sont  frappés  à  un 
tel  point  par  la  mévente  du  vin  que,  dans  une  assemblée  générale  tenue 
à  Perpignan,  la  résolution  a  été  prise  de  ne  plus  payer  1  impôt  si  des 
mesures  radicales  n'étaient  pas  prises  contre  les  vins  de  raisins  secs.  De 
plus  tous  les  mandataires  du  suffrage  universel  donneraient  leur  démis- 
sion. Le  bruit  circule  que,  dans  FAude  et  dans  THérault,  cette  grève 
d'un  nouveau  genre  ne  manquerait  ni  de  partisans  ni  d'imitateurs. 

Voilà  donc  tout  un  pays  eu  émoi  parce  que  les  propriétaires  de  vigne^i 
ont  fait  trop  de  vin  cette  année  et  n'arrivent  pas  à  le  vendre.  Or,  des 
tifforts  nombreux  avaient  été  faits,  il  y  a  quelques  mois,  dans  la  même 
région  pour  créer  entre  les  propriétaires  viticulteurs  et  les  syndicats 
un  organisme  commercial  nouveau,  à  base  coopérative,  qui  se  charge- 
rait de  la  vente  des  vins  des  associés.  Ce  moyen  était  le  seul  de  résoudre 
la  crise  actuelle.  Les  promoteurs  ont  absolument  échoué  :  on  n'a  voulu 
leur  donner  ni  la  confiance,  ni  le  concours,  ni  surtout  l'argent  qui  est 
nécessaire  à  la  création  de  toute  société  commerciale.  Voilà  donc  mu* 
masse  de  population  qui  souffre  profondément,  mais  qui  repousse  un 
petit  sacrifice  propre  à  la  sauver.  Elle  aime  mieux  s'en  prendre  à  TÉtaL 

Les  syndicats  agiicoles  et  le  congrès  coopératif,  —  Les  syndicats  agri- 
coles ont  eu  l'excellente  idée  de  se  faire  représenter  au  congrès  coo- 
pératif de  Grenoble  et  ils  y  ont  été  très  brillamment  représentes  par 
M.  Kergall.  De  là  est  sorti  un  projet  d'alliance  entre  les  sociétés  coopéra- 
tives de  consommation  et  syndicats  agricoles  qui  se  précipitent  avec 
ardeur  sur  cette  voie  nouvelle  :  ils  ont  raison,  mais  nous  vouIods,  néan- 
moins, nous  permettre  de  leur  donner  un  petit  avis.  Voilà  bien  longtemps, 
du  reste,  que  nous  Pavons  déjà  énoncé.  C'est  qu'il  ne  suffit  pas  aux  syn 
dicats  d'avoir  des  acheteurs  de   premier  ordre  comme  importance  e( 


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RECUEILS  PÉRIODIQUES .  937 

comme  solidité.  Il  faut,  encore  et  surtout,  se  placer  dans  les  conditions 
voulues  pour  plaire  à  ces  acheteurs  et  les  conserver  au  delà  de  la  pre- 
mière période  d'enfçouement,  toujours  courte.  Pour  cela,  il  faut  deux 
choses  :  d*abord  que  le  syndicat  vende  en  son  nom  propre,  sous  sa  ga- 
rantie personnelle,  et  que  Ja  société  n'ait  pas  à  faire  à  tel  ou  tel  membre 
du  syndicat  ;  secondement,  il  faut  que  le  syndicat  fournisse  à  la  société 
du  vin  de  goût,  de  couleur  et  de  degré  absolument  continus.  Sans  cela, 
pas  d'affaires.  Le  commerce  procède  par  là  et  tient  sa  clientèle.  Si  le 
syndicat  n'arrive  pas  à  présenter  les  mêmes  avantages,  la  société  de 
consommation  le  quittera.  Mais  le  syndicat  ne  peut  satisfaire  à  ces  con- 
ditions que  s'il  s'est  organisé  en  conséquence,  s^il  a  fait  tout  le  néces- 
saire et  même  le  superflu. 

Les  viticulteurs  auraient  donc  tort  de  croire  la  partie  gagnée  et  de 
chanter  victoire  parce  que,dans  l'enthousiasme  des  grandes  assemblées, 
on  a  proclamé  l'union  des  syndicats  et  des  coopératives.  La  vérité  est 
qu'on  n'a  fait  qu'entrer  en  contact  et  qu'il  n'y  aura  rien  de  fait,  si  les 
syndicats  ne  sont  pas  organisés  eux-mêmes  coopérativement,  et  s'ils 
n'offrent  pas  toutes  les  conditions  favorables  que  le  commerçant  offre  à 
sa  clientèle.  Que  le  succès  de  Grenoble  n'illusionne  donc  pas  les  syn- 
•  dicats  agricoles.  Il  n'aura  d'effet  que  s'ils  se  décident  à  s'organiser 
sérieusement  pour  la  vente. 

A,   FOUGEROUSSE. 


BIBLIOGRAPHIE 


I.  —  Recueils  périodiques. 

Séance»  et  travaux  de  Pil.cadéiiiie  de»  •clence»  mo- 
rale» et  politique»;  t.  139,  (Paris,  janvier-juin  4893).  —  Picot  (G.), 
Discours  sur  les  prix  décernés  en  4892,  p.  5-27. —  Simon  (Jules),  Notice 
sur  la  vie  et  les  travaux  de  M.  Edouard  Charton,  p.  28-67.  —  Glas- 
son  (E.),  Les  douze  pairs  du  roi  au  moyen  âge,  p.  82-97  [origine  assez 
obscure  de  la  pairie  de  France,  sa  composition  ;  ses  fonctions  ;  ses  pri- 
vilèges. «  Les  pairs  furent  toujours  une  parure  de  la  royauté  dans  les 
pompes  solennelles,  et  ne  songèrent  jamais  à  devenir  une  institution 
politique  du  pays.  »]  —  Aucoo  (Léon),  Une  nouvelle  école  libre  des 
sciences  sociales  et  politiques  en  Belgique,  p.  98-406  [état  actuel  de  cet 
enseignement  dans  les  divers  pays,  à  propos  de  la  fondation  par  l'Uni- 
versité catholique  de  Louvain  d'une  série  de  cours  sur  ces  sciences].  — 
Depping  (G.),  La  première  exposition  des  produits  de  l'industrie  fran- 
çaise en  l'an  YI  (1798),  p.  407-32  [suite  et  fin  de  cette  étude  faite  d'après 

La  Réf.  Soo.,  16  décembre   4893.  3«  Sér.,  t.  VI  (t.  XXVI  coL),  60. 


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938  BIBUOGRÀPHIE. 

les  documents  inédits,  et  remplie  d'intéressants  détails  sur  Tétat  de 
Tindastrie  française  à  la  fin  du  siècle  dernier,  notamment  sur  les  obs- 
tacles mis  à  tout  progrès  technique  par  la  tyrannie  des  corporations].  — 
Defijardins  (Arthur),  Le  congrès  international  de   droit  maritime   de 
Gènes,  p.  169-91.  — Baudrillart  (Henri),  Les  populations  agricoles  de 
TArdèche  (Vivarais),  p.  201-32,  334-70;  de  la  Haute-Loire  (Auver^'ne  et 
Velay),  p.  490-539  [derniers  chapitres  de  la  magistrale  enquête  sur  l'état 
intellectuel,  moral  et  matériel  des  populations  agricoles,  dans  laquelle 
notre  regretté  confrère  M.  Baudrillart  a  retracé  avec  tant  de  talent  la  vie 
même  de  40  de  nos  départements.  Ces  notices  ont  été  réunies  en  un 
volume  (Paris,  Guillaumin)  qui  sera  prochainement  étudié  dans  cette 
revue],  —  Levasaeur,  Le  premier  congrès  italien  de  géographie  tenu  à 
Gênes  en  septembre  1892,  p.  233-41  [analyse  des  discussions  qui  ont  eu 
trait  surtout  à  Témigration].  —  Legrand  (Louis),  Les  Universités  fran- 
çaises et  Topinion,  p.  242-86  [étude  très  complète  qui  résume  avec  beau- 
coup de  justesse  les  raisons  en  faveur  de  la  constitution   d'universités 
autonomes  ;  causes  qui  ont  empêché  jusqu'ici  la  réforme  d'aboutir,  en 
particulier  lors  de  la  brillante  discussion  au  Sénat  ;  la  principale  de  ces 
causes,  la  résistance  des  villes  qui  n'auraient  pas  pu  prétendre  à  une 
Université,  pourrait  être  vaincue,  d'après  l'auteur,  en  accordant  libéra- 
lement ce  titre  et  les  privilèges  qu'il  entraîne  à  tous  les  groupements 
actuels  de  facultés,  même  aux  plus  minimes,  ainsi  qu'on  fait  à  Tétran- 
ger|.  —  Barthélémy  Saint-Hilaire,  De  la  méthode  d'observation,p.  371- 
88  [réponse  à  l'école  positiviste  qui   prétend  avoir  inventé  la  méthode 
d'observation  :  l'auteur  démontre  que  les  Anciens  et  en   particulier   le 
plus  grand  de  tous,  Aristote,  ont  observé  tout  comme  nous,   si  ce  n'est 
toujours  aussi  bien;  qu'il  n'y  a  pas  eu  solution  de  continuité  entre  eux 
et  nous,  mais  unité  et  progrès  constant  ;  «  l'esprit  humain  est  resté  tel 
que  Dieu  l'a  fait;  il  s'est  développé  dans  le  passé,  dont  nous  sommes  les 
héritiers,  comme  il  se  développera  dans  Tavenir,  où,  tout  en  devenant 
de  plus  en  plus  puissant,  il  ne   sera  pas  autre  »].  —  Boutmy  (E.),  La 
notion  de  l'État  aux  États-Unis,  p.  389-435  [par  une  pénétrante  analyse 
portant  sur  la  genèse  de  la  notion  de  l'État,  l'auteur  montre  que  «  dans 
tout  le  cours  de  cette  formation,  l'Amérique  s'est  montrée  procédant  à 
l'inverse  de  l'Europe.  D'un  côté,  l'État  historique,  mystique,   fatal,  en 
qui  s'est  concentrée  et  saisie  une  puissante  conscience   nationale,  par- 
dessus les  têtes  courbées  des  individus.  De  l'autre,  presque  point  de 
patrie,  à  peine  une  nation,  un  État  sans  passé  et  sans  prestige,  combi- 
naison purement  expédiente,  œuvre  volontaire  et  réfléchie  d'hommes 
égaux  et  libres.  D'un  côté,  l'État  soldat,  justicier,  créateur  laborieux  de 
l'ordre,  tardif  ouvrier  et  dispensateur  circonspect  du  droit  commun  ;  de 
l'autre,  un  État  désœuvré  pour  ainsi  dire,  exempté,  par  la  force  ou  la  faci- 
lité des  choses,  de  toutes  ces  tâches,  devancé  et  suppléé  dans  ses  lois  par 
les  mœurs,  précédé  dans  le  monde  des  faits  par  la  liberté  et  l'égalité  et  ac- 
ceptant sans  effort  ce  qu'on  pourrait  appeler  leur  droit  d'aînesse.D'un  côté, 
enfin,  l'État  selon  le  type  antique,  seule  personnalité  morale  et  juridi- 
que  complète,  doué,  en  principe,  de  toutes  les   capacités,  investi  d'un 
mandat  indéfini  de  bien  public,  dotant  peu  à  peu  l'individu  par  des  des- 
saisissements volontaires  et  successifs.  De  l'autre,  l'individu,  seule  per» 
sonnalité  morale  et  juridique  complète,  se  donnant  dans  llËtat  un  pro* 
cureur  spécial  et  le  dotant  par  commission  expresse   et  délégations  li-r 
mitées.,.  »  Même  contraste  entre  l'Europe  et  l'Amérique,  si  l'on  compare 


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REGUBILS  PÉRIODIOUES.  939 

leurs  institutions  politiques  actuelles.  Leurs  diffërences  capitales  vien- 
nent principalement  de  deux  causes  :  «  Tégalité  est  ici  donnée  et  non 
conquise,  elle  est  le  sujet  d'une  possession  paisible,  non  d'une  occupa- 
tion contestée,  elle  est  un  fait  naturel  et  non  un  principe  de  justice 
sociale.  Le  gouvernement  n*était  donc  pas  requis  de  la  protéger  et  il  ne 
pouvait  pas  tirer  de  cette  mise  en  demeure  les  raisons  d'ingérence  qu'il 
y  trouve  en  Europe.  L'esprit  de  jeu  et  de  sport  qui  met  sa  marque  sur 
toute  l'activité  politique  américaine  a  eu  des  effets  encore  plus  positifs  ; 
il  a  agi  comme  un  véritable  dissolvant  du  gouvernement  et  de  l'Etat;  il  a, 
pour  se  donner  pleine  carrière,  désorganisé  le  système,  détendu  les  res- 
sorts et  rétréci  le  champ  de  la  puissance  publique.  »  Ces  causes  ainsi 
définies,  l'auteur  les  montre  agissant  d'abord  dans  l'organisation  politi- 
que. Il  analyse  aujourd'hui  la  structure  du  gouvernement  et  l'agence- 
ment de  ses  parties  intégrantes,  soit  dans  l'État  fédéral,  soit  dans 
les  États  particuliers,  avant  d'arriver  aux  rapports  de  l'État  avec 
l'individu.  Nous  ne  pouvons  ici  le  suivre  dans  cette  investigation; 
mais  il  suffit  d'en  avoir  montré  l'originalité  et  la  profondeur .  )  — 
La  théorie  du  change  et  de  la  circulation,  p.  436  47  [discussion  par 
MM.  Léon  Say,  Germain,  Buffet,  Cuoheval-Olarigny,  P.  Leroy- 
Beaulieu].  —  Doniol  (H.),  A  propos  de  l'idée  de  l'État,  p.  448-60  [com- 
mentaire d'un  opuscule  de  M.  Barckausen,  Vidée  de  VÊtat],  —  Bérenger, 
Notice  sur  la  vie  et  les  travaux  de  M.  Charles  Lucas,  p.  540-76. —  Buffet, 
Notice  sur  la  vie  et  les  travaux  de  M.  le  Comte  Napoléon  Dam,  p.  649-93. 
—  Barthélémy  Saint-Hilaire,  Le  néo-boudhisme,  p.  693-709  [combat 
dans  le  néo-boudhisme  l'engouement  que  quelques  esprits  ont  conçu 
pour  le  boudhisme  indien,  «  sorte  d'épidémie  morale  qui,  sans  être 
aussi  redoutable  que  les  épidémies  matérielles,  n'en  est  pas  moins 
fâcheuse  pour  les  intelligences  qu'elle  corrompt  et  qu'elle  égare.  »  Après 
avoir  très  clairement  résumé  la  vie  et  la  doctrine  du  Boudha,  l'auteur 
conclut  que  «  le  boudhisme  tient  une  place  très  inférieure  parmi  les  reli- 
gions auxquelles  l'esprit  humain  s'est  donné...  Quels  que  soient  les 
défauts  qu'on  puisse  reprocher  justement  à  nos  sociétés,  elles  auraient 
à  descendre  bien  des  degrés  pour  se  réfugier  dans  le  Nirvana  boudhique. 
Ce  n'est  donc  pas  une  tentative  sérieuse  qu'une  réhabilitation  du  bou- 
dhisme; c'est  tout  au  plus  une  fantaisie  littéraire,  qui  elle-même  n'est 
pas  sans  inconvénient.  Les  âmes  sont  travaillées  d'assez  de  maux,  sans  y 
joindre  un  mal  de  plus...  »].  —  Maroé  (V.),  L'apurement  des  comptes 
de  l'État  pendant  la  Révolution  :  les  commissaires  de  la  comptabilité, 
p.  740-54.  —  Levasseur,  Professions  relatives  à  la  subsistance  du  peu- 
ple et  aux  services  publics  dans  l'empire  romain,  p.  777-805  [«  le»  arma- 
teurs et  les  artisans  (boulangers,  bouchers,  etc.)  dont  l'industrie  était 
nécessaire  à  la  subsistance  du  peuple  formaient  une  classe  à  part  que  le 
contact  de  l'esclavage  et  de  la  criminalité  ne  flétrissait  pas  autant  que  les 
ouvriers  emprisonnés  dans  les  manufactures  impériales,  mais  dont  les 
biens  appartenaient  à  la  communauté  et  dont  les  personnes  étaient  pour 
ainsi  dire  héréditairement  enchaînées  à  un  service  public.  »  Privilèges 
accordés  en  échange  de  ces  dures  obligations.  Curieux  exemples  de 
transmission  intégrale  et  obligatoire  de  l'atelier  de  famille  à  l'héritier 
qui  continue  la  profession.]  —  Goortois,  Notice  sur  la  vie  et  les  travaux 
économiques  de  Sismondi,  p.  835-64  (biographie  de  ce  célèbre  écono- 
miste et  analyse  de  ses  deux  principaux  ouvrages,  La  richesse  commer- 
ciale ou  principes  d'économie  politique  appliqués  à   la  législation  du  corn- 


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^40  BIBLIOGRAPHIE. 

merce  (1803)  et  Nouveaux  principes  d^économie  politique  ou  de  la  richesse 
dans  ses  rapports  avec  la  population  (1849).  Le  premier  était  d'accord  avec 
l'école  d'Adam  Smith  et  de  J.-B.  Say.  Dans  Je  second,  Tauteur,  éclairé 
par  un  voyage  en  Angleterre  où  il  avait  été  témoin  d'indicibles  souf- 
frances de  la  classe  ouvrière,  s'écarte  de  ses  maîtres,  leur  reproche  leur 
insensibilité  et  réclame  plus  d'humanité  dans  les  rapports  entre  patrons 
et  ouvriers.  Il  est  donc  sous  ce  rapport  un  des  premiers  précurseurs  de 
Le  Play.  Quelques  erreurs  se  mêlent  à  ce  généreux  courant,  au  point 
que  son  biographe  accuse  sa  théorie  d'avoir  inspiré  les  lois  d'assurance 
ouvrière  allemandes.  Mais  on  peut  demander  Tamélioration  du  sort  de 
l'ouvrier  tout  en  combattant  le  socialisme  d'état,  comme  toute  l'école  de 
Le  Play  en  est  la  preuve  vivante.  Il  ne  résulte  pas  assez  de  la  notice  de 
M.  Courtois  que  Sismondi  a  été  résolument  un  intervenlioniste], 

J.  C. 

Bulletin  «lu  comité  permanent  du  eong^rè»  Interna- 
tlonal  de»  accidenta  du  travail  et  des  assurance» 
sociales)  t.  III  (Paris,  janvier-décembre  1892).  —  I^artle  fran- 
çaise :  Extraits  du  rapport  de  la  commission  supérieure  des  caisses 
nationales  d'assurances  en  cas  de  décès  et  en  cas  d'accidents  pour  l'exer- 
cice 4890,p.  74-5.  —  Ricard  (Louis),  Rapport  faitau  nom  de  la  commission 
du  travail  sur  les  divers  projets  et  propositions  concernant  la  responsa- 
bilité des  accidents  dont  les  ouvriers  sont  victimes  dans  leur  travail  et 
Torganisation  de  l'assurance  obligatoire  (déposé  le  25  février  1892), 
p.  84-191  [Ce  rapport  très  substantiel  et  très  complet  passe  successive- 
ment en  revue  les  diverses  législations  européennes  et  rappelle  les  mul- 
tiples propositions  de  lois  qui  en  France  même  ont  vu  le  jour  depuis  4880. 
Il  est  suivi  de  l'exposé  de  la  proposition  de  loi  élaborée  par  la  commis- 
sion qui  en  forme  le  commentaire  anticipé  et  enfin  du  texte  du  projet 
de  loi.  C'est  ce  projet  qui  a  été  discuté  à  la  Chambre  des  députés  de  mai 
à  juin  1893  et  a  été  adopté  pour  la  plus  grande  partie.  DifTérents  tableaux 
annexes  contiennent  des  indications  destinées  à  faire  ressortir  quelques- 
unes  des  conséquences  financières  du  projet  de  loi.]  — Siegrfried  (Jules), 
Extraits  de  l'exposé  des  motifs  et  proposition  de  loi  relative  aux  habita- 
tions ouvrières,  présentée  le  5  mars  4892,  p.  494-200.  —  Fuzier- 
Hermann,  La  responsabilité  des  accidents  du  travail,  sous  le  régime  du 
code  civil,  d'après  la  doctrine  et  la  jurisprudence  actuelle,  p.  204-24. 
[L'auteur  se  plaçant  uniquement  au  point  de  vue  de  la  législation 
actuelle,  expose  d'une  façon  très  intéressante  l'évolution  de  la  doctrine 
sur  cette  question  de  la  responsabilité  patronale.  Jusqu'en  4883,  l'article 
4382  est  le  seul  fondement  de  toute  la  théorie  ;  mais  depuis,  nombre  de 
jurisconsultes  considèrent  que  le  lien  de  droit  existant  entre  le  patron 
et  l'ouvrier  résultant  du  contrat  de  louage  d'ouvrage  oblige  à  subs- 
tituer la  théorie  de  la  faute  contractuelle  à  celle  de  la  faute  aquilienne. 
Le  patron  serait  d'après  le  contrat  d'embauchage  obligé  soit  à  con- 
server l'ouvrier  sain  et  sauf,  soit  plutôt,  suivant  la  majorité  des  auteurs 
de  cette  nouvelle  école,  à  prendre  toutes  les  mesures  de  précaution 
que  comportent  les  usages  et  l'état  de  la  science.  Dès  lors  pour 
s'exonérer,  le  patron  devra  prouver  qu'il  a  bien  en  réalité  exécuté  ces 
obligations.  C'est  un  renversement  de  la  preuve.  La  jurisprudence 
des  tribunaux  et  des  cours  d'appel  s'est  dans  plusieurs  décisions 
inspirée  de  ces  théories,  mais  la  Cour  de  cassation  ne  s'est  pas  encore 


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RECUEILS  PÉRIODIQUES.  941 

prononcée.]  —  Guieysse,  Projet  de  loi  sur  les  retraites  ouvrières, 
contre-projet  rédigé  au  nom  de  la  commission  du  travail,  p.  284-93. 
—  Marestaing,  A  propos  du  projet  de  loi  de  la  commission  du  travail 
sur  la  responsabilité  des  accidents,  p.  366-71  [analyse  critique].  — 
Projet  de  loi  sur  l'hygiène  et  la  sécurité  de  travailleurs  dans  les  établis- 
sements industriels,  p.  431-6  [texte  voté  par  le  Sénat  le  4  juillet  4892]. — 
Analyse  et  discussion  approfondie  du  projet  de  loi  sur  la  responsabilité 
des  accidents,  d'après  les  comptes  rendus  des  séances  que  le  comité 
permanent  des  accidents  du  travail  a  consacrées  à  ces  questions  d'avril  à 
juin  4892,  p.  485-539.  —  Loi  du  2  novembre  1892  sur  le  travail  des  enfants, 
des  filles  mineures  et  des  femmes,  p.  555-7.  =  Partie  étrang^ëre  s 
Allemagne  :  GrUner,  Résultats  statistiques  approximatifs  pour  la  6«  année 
d'application  des  lois  d'assurance  obligatoire  contre  les  accidents 
en  1894,  p.  34-6  [d'après  le  rapport  officiel  le  nombre  des  accidents 
pour  lesquels  il  a  été  accordé  des  indemnités  a  augmenté  de  9,400,  et  le 
chiffre  des  indemnités  a  été  d'environ  32  millions  et  demi  de  francs,  en 
augmentation  de  7  millions  de  francs  sur  1890]  ;  — ,  Coup  d'œil  sur  le 
fonctionnement  administratif  de  l'Office  Impérial  des  assurances,  des 
corporations  et  autres  organismes  créés  en  vue  de  l'exécution  des  lois 
d'assurance  contre  les  accidents,  p.  36-7  [une  décision  sur  six  est  suivie 
d'appel  devant  les  tribunaux  arbitraux,  l'Office  Impérial  a  eu  à  juger 
4,566  affaires]  ;  —,  Résultats  statistiques  approximatifs  pour  la  première 
année  d'application  de  la  loi  d'assurance  obligatoire  contre  la  vieillesse 
et  l'invalidité  en  4894,  p.  37-40  [presque  toutes  les  pensions  payées  ont 
été  des  pensions  de  vieillesse,  132,917  rentes  entraîneront  une  dépense 
totale  de  46,625,000  marcks,  soit  une  moyenne  de  425  marcks  par  pen- 
sion ou  456  francs.  —  Raffalovich  (A.),  Chronique  sur  le  môme  sujet, 
p.  59  60  [analyse  de  trois  séances  consacrées  par  le  Reichstag  à  la 
question].  —  Cinq  années  d'application  de  l'assurance  contre  les  accidents 
dans  l'Industrie  métallurgique,  p.  40-55  [statistiques  très  complètes 
d'après  une  publication  du  Comité  des  forges  de  France].  —  Bellom  (M.), 
Étude  sur  la  loi  allemande  de  l'assurance  contre  la  maladie,  p.  294-355 
[extrait  de  l'ouvrage  si  complet  publié  par  M.  Bellom  sous  le  titre 
Les  lois  d'assurance  ouvrière  à  l'étranger,  tome  I,  suivie  de  la  traduction 
du  texte  de  la  loi  du  40  avril  4892  modifiant  la  loi  du  45  juin  4883  sur 
l'assurance  des  ouvriers  contre  la  maladie).  —  Note  sur  les  charges  ré- 
sultant pour  l'industrie  minière  des  lois  sociales  nouvelles,  p.  356-8  [ces 
charges  montent  déjà  à  40  %  des  salaires,  d'après  un  article  du  Kompass, 
que  traduit  cette  note;  cf.  Ré^.  soc,  t.  XXIII, p.  792].  —  Circulaire  pu- 
bliée par  l'Office  Impérial  des  assurances  sur  l'augmentation  du  nombre 
des  accidents  déclarés  et  indemnisés  en  1890,  p.  358-62  [détails  très 
intéressants  sur  les  causes  de  cette  augmentation,  les  moyens  d'y  remé- 
dier, etc.].  —  Extraits  d'un  travail  du  D'  Witzel,  professeur  de  chirurgie 
à  l'Université  de  Bonn,  sur  les  simulations  ouvrières,  p.  363-5.  — 
Keppen  (A.  de)  et  Jonkoflfeky  (W.  de),  Étude  sur  les  coefficients  de  ris- 
ques dans  l'industrie  en  général  et  en  particulier  dans  l'industrie  mi- 
nière, p.  377-447  [d'après  les  statistiques  des  cinq  premières  années  de 
fonctionnement  de  la  loi  d'assurance  contre  les  accidents,avec  nombreux 
diagrammes  et  graphiques  intercalés].  —  Giiiner,  Extraits  du  7*  rap- 
port annuel  de  la  corporation  minière  d'assurance  contre  les  accidents, 
p.  476-83  [mise  en  lumière  par  une  savante  dissection  de  tous  les 
résultats  intéressants  de  cette  7«  année  d'application  de  l'assurance  en  fait 


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94^  BIBU06RAPHIE. 

d*accidents].  —  Bellom  (M.),  Étade  sur  les  caisses  de  secours  pour  les 
ouvriers  mineurs,  p.  557-95  [On  sait  que  les  lois  de  1883  et  de  1892  ont 
laissé  subsister  les  caisses  de  secours  existantes,  pourvu  qu^elles  se 
conforment  aux  données  générales  de  la  loi  et  obtiennent  une  sorte  de 
consécration  officielle  ;  c'est  ce  que  firent  les  associations  minières.  Com- 
mentaire et  texte  du  statut-type  adopté  par  elle].  ==  Autriche  :  Grttner,  Les 
résultats  du  fonctionnement  de  la  loi  d'assurance  contre  les  accidents  pen- 
dant le  premier  exercice  (1890),  p.  22-31  [l'auteur  y  fait  ressortir  quelques- 
unes  des  principales  différences  entre  le  système  allemand  et  le  système 
autricbien].  —  Les  charges  de  l'assurance  dans  les  entreprises  agricoles 
et  forestières  en  4890,  p.  32-4  [extrait  du  rapport  officiel  autricbienj .  = 
Angleterre  :  Baetzmann  (F.),  La  question  des  pensions  pour  la  vieil- 
lesse, p.  233-58  [L'auteur  commence  parfaire  l'historique  de  la  question, 
rappelant  Tact  de  4861  sur  le  Post  office  saving s  Bank,  sorte  d'office  postal 
qui  offre  au  public  diverses  combinaisons  de  rentes  viagères,  la  formation 
de  la  National  Provident  Leaguey  la  nomination  d'une  commission  parle- 
mentaire chargée  d'étudier  les  questions  de  prévoyance  et  d'assurance, 
et  enfin  la  propagande  faite  en  4894  par  M.  Jos.  Chamberlain.  L'opposi- 
tion des  sociétés  de  secours  mutuels  ôte  jusqu'ici  aux  partisans  du  sys- 
tème d'obligation  toute  chance  d'aboutir  à  un  changement  de  législa- 
tion]. =  Belgique  :  Extraits  du  rapport  de  l'Union  des  charbonnages, 
mines  et  usines  métallurgiques  de  la  province  de  Liège  sur  la  réparation 
des  accidents  du  travail,  p.  259-78  [Compte  rendu  du  fonctionnement  des 
six  grandes  caisses  de  prévoyance  établies  en  Belgique,  groupant 
161  établissements  qui  occupent  plus  de  400,000  ouvriers.  Analyse  des 
projets  du  gouvernement].  =  Danemark  :  Loi  du  9  avril  4894  sur  les 
pensions  de  retraite  pour  la  vieillesse,  p.  279-83  [traduction  des  onze  ar- 
ticles de  cette  loi  qui  met  l'assistance  obligatoire  des  vieillards  indigents 
à  la  charge  des  communes  aidées  par  l'Etat].  =  Itsdie  :  Grttner  (E.), 
Analyse  et  traduction  du  projet  de  loi  d'assurance  contre  les  accidents  du 
travail,  adopté  par  l'Office  central  du  Sénat  en  février  4892,  p.  4-24  ; 
même  texte  après  les  modifications  que  lui  fit  subir  le  Sénat  par  son  vote 
du  3  mars  1892,  p.  223-32  [principe  de  l'assurance  obligatoire,  indem- 
nités payées  en  capital  et  non  en  rentes,  variété  et  liberté  dans  les  voies 
et  moyens  pour  réaliser  le  but,  avec  appel  à  l'initiative  privée].  = 
Norvège  :  Loi  du  27  juin  1892  sur  l'inspection  du  travail  dans  les 
fabriques,  p.  293-4,  540-55  [traduction  officielle].  =  Russie  :  Igor  (M.), 
Les  caisses  de  retraites  et  les  caisses  d'épargne  et  de  secours  sur  les  che- 
mins de  fer  russes,  p.  434-50  [imposées  ou  réorganisées  par  la  loi  du 
30  mai  4888].  ==  Suisse  :  Sinner  (Ch.  de),  L'assurance  obligatoire  en 
Suisse,  p.  448-32,  595-9  [État  actuel  de  la  question  depuis  le  vote  du 
peuple  du  26  octobre  1890  qui  a  admis  le  principe  de  l'assurance  obliga- 
toire contre  les  maladies  et  les  accidents.  Divers  projets  en  présence]  ;  — 
Projet  de  loi  sur  l'industrie  et  les  métiers  en  Suisse,  p.  432-4,  484,  600. 
—  Résultats  généraux  de  la  statistique  des  accidents  en  Suisse,  p.  456-75 
[reproduit  d'après  l* Annuaire  statistique  de  la  Suisse  pour  4892;  nombreux 
tableaux],  —  Chronique,  bibliographie. 

E.  J. 

Journal  of  the  royal  •tatletlcal  soclety,  t.  LVI,  l***  partie 
(Londres,  mars-juin  1893).  —  Baines  (A.),  Répartition  et  mouvement  de 
la  population  dans  l'Inde,  p.  1-32  [Relief  du  sol. et  climat,  régime  des 


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RECUEILS  PÉRIODIQUES.  943 

pluies.  La  densité  moyenne  de  la  population  est  de  71  habitants  par 
kilomètre  carré;  mais  les  nombres  qui  concourent  à  la  former  sont 
extrêmement  variables  d'une  extrémité  à  Tautre  du  territoire.  La  popu- 
lation est  surtout  rurale  ;  la  population  urbaine  représente  seulement 
0,5  %  de  la  population  totale  ;  Taccroissement  moyen  de  la  population  de 
4881  à  1801  est  de  44  %,  soit  9,75  %  dans  les  provinces  anglaises  et  45  4/2 
%  dans  les  États  vassaux.  Mariages  très  nombreux  et  très  précoces  ;  la 
famine  et  les  épidémies  sont  souvent  meurtrières;  l'émigration.  Indi- 
cations sur  le  développement  industriel  et  commercial;  «  Taccrois- 
sement  de  la  population  dans  la  dernière  décade  a  été  accompagné  par 
un  développement  proportionnel  dans  d'autres  directions.  »] —  Sohloss 
(David  F.),  La  réorganisation  de  notre  Département  du  travail,  p.  44-65 
[1.  Organisation  et  but  :  statistiques  économiques  et  sociales,  nationales 
et  étrangères  ;  2.  Travaux  :  liste  des  documents  publiés  par  le  dépar- 
tement; 3.  Insuffisance  des  ressources  et  défauts  qui  en  découlent;  4.  Né- 
cessité des  investigations  sur  place  :  les  questionnaires  imprimés  et  les 
moyens  d*en  tirer  parti  ;  5.  Nécessité  d'une  rapide  publication  des  docu- 
ments recueillis  :  délais  actuels  de  publication,  qui  atteignent  quelque- 
fois plusieurs  années,  et  qu'il  importe  de  réduire  ;  6.  Établissement 
proposé  de  correspondants  locaux  du  département  dans  les  principales 
villes  du  Royaume-Uni;  genres  de  services  qu'ils  doivent  rendre;  7.  Leurs 
fonctions  en  ce  qui  concerne  Tutilisation  des  travailleurs  ;  recensement 
de  Toffie  et  de  la  demande  du  travail  communiqué  aux  intéressés  et  per- 
mettant à  rouvrier  sans  travail  de  se  rendre  là  où  la  main-d'œuvre 
manque  ;  8.  Nécessité  de  développer  l'état-major  du  département  ;  9. 
Création  éventuelle  d'un  conseil  national  du  travail  et  de  conseils  locaux; 
10.  Nécessité  d'augmenter  les  crédits  alloués  :  «  aucune  objection  sé- 
rieuse ne  sera  faite  à  se  charger  de  cette  dépense  »  ;  44.  UOfflce  du  Tra- 
vail en  France].  —  Warner  (Francis),  Résultats  d'une  enquête  sur  la 
condition  mentale  et  physique  de  cinquante  mille  enfants  vus  dans  cent 
six  écoles,  p.  74-95  [Celte  enquête,  faite  par  une  commission  mixte 
nommée  par  la  British  Médical  Association  et  la  Charity  Organization 
Society,  a  porté  sur  50,027  enfants  dont  26,884  garçons  et  23,143  filles. 
Elle  était  inspirée  par  le  désir  de  se  rendre  compte,  d'abord  de  Tétat  de 
développement  des  enfants  examinés,  au  point  de  vue  de  leur  crois- 
sance, de  leur  taille,  et  de  l'état  de  leurs  organes,  ensuite  de  leur  état 
nerveux  extérieur,  considéré  comme  l'indice  de  l'activité  de  leurs  cen- 
tres nerveux.  Les  enfants  présentant  des  anomalies  sont  au  nombre  de 
9,486,  représentant  20  %  des  garçons  et  45  %  des  filles,  répartis  en 
groupes  présentant  des  défauts  de  développement,  d*état  nerveux,  de 
nutrition,  d'intelligence.  C'est  là  une  proportion  relativement  considé- 
rable, qui  devra  être  contrôlée  par  des  enquêtes  plus  étendues.]  — 
Bourne  (Stephen),  Progrès  du  commerce  extérieur  du  Royaume-Uni 
pendant  les  dernières  années,  p.  485-207  [Valeur  des  exportations  et  des 
importations  ;  la  première  est  toujours  inférieure  à  la  seconde  d'environ 
2  milliards  500  millions  de  francs  par  an  en  moyenne  depuis  vingt  ans. 
Mais  cette  différence  se  trouve  réduite  par  les  corrections  à  faire  au 
chifl're  des  exportations  et  des  importations  ;  volume  et  valeur  des  difiFé- 
rents  produits.  Distinction  du  commerce  avec  les  possessions  et  les  colo- 
nies britanniques  et  du  commerce  avec  l'étranger  ;  le  premier  représente 
environ  le  quart  du  commerce  total.  Marchandises  transbordées  et 
réexpédiées,  provenances  des  [importations  et  destinations  des  exporta.- 


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944  BIBUOORAPHIB. 

tiens.  En  résumé,  la  quantité  des  marchandises  employées  au  trafic  s*est 
beaucoup  accrue,  mais  les  prix  ont  en  même  temps  baissé.  Ce  dévelop- 
pement de  la  consommation  est  dû  en  partie  à  l'accroissement  de  la 
population,  mais  «  il  est  évident  que  les  consommateurs  consomment 
plus  et  que  les  producteurs  produisent  plus  qu'ils  ne  le  faisaient  aupara- 
vant. »■  —  Sauerbeok  (Augustus),  Prix  des  marchandises  pendant  les 
sept  dernières  années,  p.  215-47  [Les  prix  en  1892;  moyennes  des  prix 
pendant  les  périodes  déterminées  par  les  années  4848,  4857,  4866,  4877, 
4887, 4892;  mouvement  des  prix  par  périodes  trimestrielleSj  revue  des 
sept  dernières  années  ;  la  question  monétaire].  —  Higgs  (Henry),  Bud- 
gets ouvriers,  p.  255-85  [Deux  méthodes  se  présentent  pour  faire  les 
enquêtes  sociales.  Tune  extensive,  qui  envisage  certains  détails  sur 
quelques  milliers  de  familles  et  produit  des  résultats  susceptibles  de 
moyennes,  l'autre  intensité,  qui  est  celle  de  Le  Play  et  à  laquelle  l'auteur 
accorde  une  préférence  incontestée  :  il  n'y  a  rien  en  Angleterre  k<  qui 
puisse  être  comparé  pour  la  perfection  et  la  précision  scientifique  à  un 
budget  de  famille  tel  que  le  conçoit  Le  Play.  »  Expériences  faites  de  la 
méthode  extensive  par  le  gouvernement  dans  un  district  de  Londres  et 
par  le  département  du  travail  de  l'Union  américaine  pour  son  enquête 
sur  le  coût  de  production  du  charbon,  du  fer  et  de  Tacier  :  cette  dernière 
enquête  a  porté  sur  3,260  familles  contenant  46,584  personnes.  Diffé- 
rences de  dépenses  entre  l'ouvrier  américain  et  l'ouvrier  anglsds.  La 
méthode  de  Le  Play  consiste  à  décrire  minutieusement  une  famille-type 
d'ouvriers,  choisie  de  telle  sorte  qu'il  y  en  ait  le  plus  grand  nombre 
possible  qui  soient  semblables  à  elle  :  le  meilleur  exemple  en  est  l'étude 
récente  de  notre  savant  confrère,  M.  Urbain  Guérin,  sur  la  famille  d'un 
tanneur  de  Nottingham.  Une  étude  faite  à  l'aide  de  cette  méthode  interi' 
sive  est  la  meilleure  préparation  à  employer  l'autre  méthode  ;  elle  permet 
d'ailleurs  d'entrer  plus  avant  dans  la  vie  intime  de  la  famille  et  d'obtenir 
des  détails  impossibles  à  mettre  en  évidence  avec  l'autre  méthode,  tels 
que  la  variation  du  pouvoir  d'achat  des  salaires  ;  difficultés  qu'on  ren 
contre  à  faire  ce  genre  d'enquêtes,  méfiance,  quelquefois  insurmontable, 
des  intéressés;  il  faut  cependant  passer  outre  :  «  l'étude  de  la  famille 
comme  facteur  de  la  société  n'est  pas  moins  importante  »  pour  les  études 
sociales  «  que  la  connaissance  de  la  résistance  des  matériaux  pour  l'ingé* 
nieur.  »] 

Pierre  Bidoirb. 

IVorth  A^merlcan  Itevlevr,t.CLVI  (Ne w-Vork,  janvier-juin  4893). 
—  Ohandler(Hon.  W.  E.),  Faut-il  suspendre  l'immigration?  p.  4-8  [Oui; 
et  profiter,  comme  prétexte,  de  l'exposition  de  Chicago.  Il  existe  déjà, 
grâce  au  choléra  de  1892,  une  suspension  virtuelle  que  l'on  peut  pro- 
longer en  invoquant  habilement  la  crainte  du  fléau,  dans  l'intérêt 
de  l'exposition.  Cela  permettra  de  gagner  un  an  pour  prendre  des 
mesures  définitives.  Il  faudra,  par  la  suite  ,  exiger  des  immigrants  une 
certaine  instruction  et  quelque  bien  personnel,  garantis  par  certificats 
des  consuls  américains.  On  pourrait  exiger  aussi  que  les  immigrants 
eussent  satisfait  aux  lois  militaires  de  leur  pays  :  inutile  de  recevoir 
des  gens  que  leur  patrie  ne  veut  pas  laisser  partir.  Les  États-Unis  doi- 
vent rester  un  pays  de  salaires  élevés  pour  la  classe  ouvrière  et  admet- 
tre le  moins  de  concurrence  possible].—  Leighton  Ooleman (L'Évêque), 
Les  limites  de  la  controverse  religieuse,  p.  9-47  [Le  peuple  des  Élats- 


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RECUEILS  PÉRIODIQUES.  945 

Unis  étant  ouvertement,  sinon  constitutionnellement,  chrétien,  il  ne  doit 
pas  être  permis  de  saper  les  bases  du  sentiment  général,  et  de  nier,  par 
exemple,  la  divinité  de  Jésus-Christ  ou  de  faire  l'éloge  de  Renan] .  —  Ham- 
mond  (D'  W.).  L'insomnie  et  les  nouveaux  hypnotiques,  p.  18-26,  [Théorie 
du  sommeil,  sa  nécessité  pour  le  corps.  «  L'état  d*excitation  où  Ton  vit  de 
nos  jours,  la  course  à  la  richesse  et  à  la  considération,  plus  vive  que 
jamais,  tendent  à  mettre  le  cerveau  dans  une  fébrilité  qui,  trop  prolongée, 
lui  rend  impossible  un  sommeil  profond  et  salutaire.  »!  —  Haoé  (Jean), 
Le  suffrage  universel  en  France,  p.  27-33.  [La  France  sous  Louis-Phi- 
lippe était  une  vraie  république  de  censitaires.  Aujourd'hui,  le  peuple 
en  bloc  n'est  républicain  que  parce  qu'il  tient  aux  bénéfices  de  la 'Révo- 
lution. Mais  il  n'a  pas  l'esprit  de  la  République  :  le  goût  de  la  citoyen- 
neté, l'intelligence  des  affaires  générales  et  l'envie  de  les  traiter  ou  sur- 
veiller comme  siennes,  enfin  le  sentiment  de  la  solidarité  politique. 
Jusqu'ici  la  France  reste  césarienne).  —  Tateno  (Gozo),  Le  Japon  à 
l'exposition  de  Chicago,  p.  34-43.  —  Boum  (Augustus),  L'Italie  à  la  même 
exposition,  p.  43-47.  —  Field  (David  Dudley)  et  Taft  (Oren  B.),  Solutions 
du  problème  ouvrier,  p.  61-68.  [M.  Field  voudrait  que,  dans  chaque  indus- 
trie nouvelle,  on  réservât  des  parts  aux  ouvriers,  comme  à  Paris  on  en 
réserve  aux  commis  du  Bon  Marché,  Par  exemple,  une  fabrique  au  capi- 
tal d'un  million  de  dollars  comporterait  200,000  parts  à  5  dollars,  dont 
les  2/5  reviendraient  aux  ouvriers  qui  pourraient  les  acquérir,  à  raison 
de  400  par  tête.  Et  si  l'ouvrier  habile  gagne  4  dollars  par  jour,  tandis 
que  l'ouvrier  à  tout  faire  gagne  2  dollars  ;  si,  de  plus,  l'intérêt  du  capital- 
actions  monte  à  6  X,  on  peut  estimer  que  l'ouvrier  habile,  à  qui  500  dol- 
lars par  an  suffisent  pour  son  entretien,  aura  dès  la  première  année  une 
réserve  de  820  dollars,  qui  lui  permettra  de  rembourser  164  actions 
et  en  s'augmentant  le  rendra  propriétaire  du  reste  avant  trois  ans.  — 
M.  Taft  observe  que,  si  le  capital  est  privilégié  devant  la  loi,  cela  vient 
de  ce  que  celle  ci  a  prise  sur  lui,  tandis  qu'elle  ne  peut  rien  sur  le  travail- 
leur infidèle  ou  défaillant.  Il  faut  donc,  pour  mettre  le  capital  et  le 
travail  sur  un  pied  d'égalité, que  le  travailleur  ne  puisse  jamais  agir  en 
justice  qu'associé  à  quelques  camarades  répondant  solidairement  les 
uns  des  autres,  et  qu'on  puisse  au  besoin  le  soumettre  à  la  contrainte 
par  corps.]  —  Barr  (Mrs.  Amelia),  Les  épouses  qui  flirtent,  p.  69-74 
[Autrefois,  le  flirt  était  réservé  aux  jeunes  filles  en  Amérique.  Aujour- 
d'hui, les  femmes  mariées  accaparent  ce  genre  de  sport,  et  les  jeunes 
gens  trouvent  moins  dangereux  de  s'attacher  à  elles.  Pertes  de  la  mo- 
ralité et  de  la  dignité  ;  la  flirteusc  accepte  des  cadeaux  et  des  fêtes  ou  des 
spectacles  gratis  comme  si  elle  était  indigente].  —  Kellar(Prof.  H.)  La 
magie  de  haute  caste,  p.  75-86.  [Les  fakirs  indiens,  qui  ne  se  montrent 
qu'en  de  rares  occasions,  doivent  avoir  connaissance  de  secrets  de  la 
nature  qui  nous  échappent].  — Parkhurst  (Rév.  C.)  La  ligue  de  sur- 
veillance à  New- York,  p.  97-104  [A  pour  but  d'obliger  la  police  à  remplir 
son  devoir,  puisqu'elle  s'y  refuse,  quoiqu'elle  soit  payée  pour  cela]. — 
Bryce  (James),  Les  organisations  politiques  aux  États-Unis  et  en  'Angle- 
terre, p.  405-118.  [Les  organisations  de  parti  sont  moins  utiles  en  An- 
gleterre, d'abord  parce  que  les  élections  y  sont  plus  rares  et  que  l'é- 
lecteur, n'attendant  point  de  place  du  gouvernement,  y  prend  moins  d'in- 
térêt personnel;  ensuite  parce  que  les  liens  sociaux  et  religieux  déjà 
classent  et  retiennent  chacun  à  son  rang  politique.  Il  n'est  pas  à  sou- 
haiter que  l'enrégimentement  des  partis  devienne  trop  rigide  ;  et  mieux 


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046  BIBUOGRAPHIE. 

vaat  que  les  esprits  libres  ne  se  détournent  pas  des  affaires,  et  puissent 
jeter  le  poids  de  leur  influence  alternativement  dans  un  sens  on  dans 
l'autre.}  —  Sprlnger  (Hon.  William),  Gomment  reviser  le  tarif  Mac-Kinley, 
p.  129-135.  — Amman  (Amiral),  Souvenirs  du  congrès  pour  le  percement 
de  Panama,  p.  136-148  [Attitude  et  rôle  des  Américains  lors  de  la  réunion  de 
1879J.  —  G-regory  (Robert),  Changements  survenus  dans  TÉglise  anglicme, 
p.  149-59  [Effets  curieux  du  mouvement  tractarien,  inauguré  à  Oxford, 
en  1833,  par  le  futur  cardinal  Newman,  et  qui  a  réveillé  la  piété  jusque 
dans  le  sein  de  l'anglicanisme.  Jusqu'en  1819  on  ne  pouvait  construire  un 
édifice  religieux  nouveau  sans  l'autorisation,  difficilement  obtenue,  du 
Parlement.  La  foule,  avant  1830,  insultait  le  clergé,  au  point  qu'un  jour  le 
populaire  s'amusa  à  déchaîner  un  taureau  au  milieu  d'une  cérémonie 
présidée  par  Tévêque  pour  poser  la  première  pierre  d'une  église.  A  l'of- 
fice, dans  les  paroisses  rurales,  le  squire  s'installait  comme  chez  lui,  avec 
table,  fauteuils,  cheminée,  et  quelquefois  des  rideaux  pour  l'isoler  du 
commun  des  fidèles.  Même  à  la  cathédrale  de  Londres,  le  bedeau  venait 
prier  les  personnes  désireuses  de  communier  de  ne  pas  insister  pour 
faire  venir  un  clergyman  et  le  déranger  pour  si  peu  de  chose] .  —  Bland 
(Hon.)  et  Roades  (John),  La  frappe  libre  de  l'argent,  p.  171-85.  —  Com- 
tesse de  Halmesbory,  La  chasse  au  cerf  dans  les  comtés  de  Devon  et  de 
Somerset,  p.  186-94.  [Le  vrai  terrain  de  chasse  est  aujourd'hui  circonscrit 
par  un  triangle  qui  rejoindrait  Bridgewater,  Ilfracombe  et  Exeter.  Malgré 
les  ravages  des  animaux,  les  paysans  voisins  acceptent  volontiers  la 
situation;  et,  sans  leur  concours,  ce  sport  deviendrait  impossible].  — 
Morgan  (Sénateur),  Le  canal  du  Nicaragua  et  l'appui  du  gouvernement, 
p.  195-203.  —  Oondert  (Frederick),  Fautil  codifier  les  lois?  p.  204-U. 
[Pour  et  contre;  il  n'y  a,  du  reste,  point  lieu  de  se  presser].  —  Gibson 
(Général),  Réformes  nécessaires  dans  l'armée  américaine,  p.  212-19 
[Obliger  les  officiers  à  passer  le  commandement  à  un  autre  quand  ils 
s^absentent,  surtout  pour  venir  en  Europe;  et  diminuer  la  centralisation 
paperassière] .  —  Hansbroagh  (Sénateur),  Pourquoi  il  ne  faut  pas  inter- 
dire l'émigration,  p.  220-37.  [Il  y  a  place  aux  États-Unis  pour  500  mil- 
lions d'âmes  et  les  immigrants  exercent  des  métiers  dont  l'Américain  ne 
veut  pas].  —  Wiman  (Erastus),  L'espoir  d'un  chez  soi,  p.  228-36  [R61e 
des  sociétés  pour  les  constructions  ouvrières.  Constitueraient  un  excel- 
lent placement  pour  les  capitaux.  L'ouvrier  acquéreur,  en  s'a^surant 
sur  la  vie,  pourrait  garantir  le  remboursement  de  la  dépense].  — 
Wood  (Sir  H.)  et  Stanton  (Théodore),  L'Angleterre  et  la  France  à  l'expow- 
tion  de  Chicago,  p.  237-46.  —  Rnsk  (Hon.  J.  M.),  Le  fermage  américain 
dans  cent  ans,  p.  257-64.  [Les  fermes  seront,  en  général,  beaucoup  plus 
petites  qu'aujourd'hui,  et  dirigées  par  des  bourgeois  instruits,  ayant  des 
ouvriers  agricoles  sous  leurs  ordres].  —  Thnrston  (Lorrin),  Onrtis 
(Georges  T.),  Davies  (Theophilus),  L'annexion  des  îles  Sandwich,, 
p.  265-85,  605-10.  ~  Edson  (D'  Cyrus),  Les  médecines  à  la  mode,  p.286- 
92.  —  Adam  (Mme  Edm.),  Souvenirs  sur  Georges  Sand,  p.  293-302.  — 
Ho.  Ourdy  (Richard),  G-reene  (Jacob),  Homan  (Sheppard),  Kelsey  Cla- 
rence),  Litchfleld  ((leorge),  Harper  (Edward),  L'assurance  sur  la  vie  et 
son  rôle  actuel,  p.  303-22, 594-604  [Discussion  entre  les  principaux  direc- 
teurs de  compagnies  d'assurance  américaines.  L'assurance  doit-elle  être 
une  simple  garantie,  ou  devenir  un  placement  de  banque?]  —  Farrar 
(Archidiacre),  Conceptions  de  la  vie  future,  p.  323-31 .  —  Dapny  de  Lôme 
(Enrique),  Andrews  (Clarence),  Stewart  (George),  L'Espagne,  la  Perse, 


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RECUEILS  PéRIODIQUES.  947 

le  Canada,  à  rexposition  de  Chicago^  p.  332-37,  611-i7.  —  Shaler  (prof. 
M.),  Les  maisons  élevées  et  les  tremblements  de  terre,  p.  338-45  [L'archi- 
tecture des  Romains  valait  à  cet  égard  mieux  que  la  nôtre.  Supprimer  les  [  ' 
saillies  des  étages  supérieurs.  Employer  de  meilleurs  éléments  de  cohé-  *:> 
sion] .  —  Vambéry  (Prof.),  L'Angleterre  en  Orient,  p.  359-64  [Éloge  du  gou-  .*J 
yerneraent  de TAngleterre  dans  l'Inde].  —  Hepbnrn  (Hoq.  A.),  La  Banque  ^ 
etles  Clearing-House,  p.  365-76  [Mécanisme  et  règlement  du  C/earingfl. 

—  Hiohborn,  La  construction  navale  aux  États-Unis  et  à  rétranger, 
p.  398-407  [La  construction  coûte  de  20  à  40  ît  plus  cher  aux  États-Unis 
qu'en  Angleterre;  l'équipage  coûte  plus  cher  aussi  à  nourrir.  La  marine 
marchande  devient  impossible,  si  le  gouvernement  n'y  prête  pas  atten- 
tion].—Barr  (Mrs.  Anielia),  Bonnes  et  mauvaises  mères,  p.  408-15.  —  Wil- 
son(R.P.),Burdett(général),01inroh(colonel),WeelookVeazey  (général) 
O'Neil,  Enloe,  La  réforme  de  la  liste  des  pensions  militaires, p.  416-31,618- 
30.  —  Penn  (George  M.),  L'artdu  mystère  dans  le  roman,  p.432-38.  —  Groy 
Egerton  (Lady)  et  Sykes  (Lady),  Deux  Anglaises  en  Amérique,  p.  449-60.— 
Adams  (Bon.  Robert), Les  insuffisances  du  service  consulaire,  p.  461 -466. 

—  Lowry  (Hon.  Robert),  Le  nègre  ouvrier,  p.  472-477.  —  San-Oarlos 
(Marquise  de),  La  classe  moyenne  en  France,  p.  478-485.  [Critique  amu- 
sante et  curieuse  de  notre  bourgeoisie  par  une  Sud-Américaine.  Se  moque  de 
notre  étroitesse  de  vie,  de  notre  thésaurisation  sou  par  sou,  de  notre  esprit 
absorbé  dans  «  Tinfiniment  petit  »  et  dont  la  mesquinerie  se  transmet  ou 
revient  par  atavisme  jusque  chez  les  gens  riches  ou  les  parvenus 
anoblis.  N'estime  dans  notre  bourgeoisie  que  sa  cuisine  bourgeoise,  et 
surtout  son  pot-au-feu,  son  ragoût  de  mouton  et  ses  gibelottes.  Espère 
que  nobles  et  bourgeois  disparaîtront  un  jour  pour  être  remplacés  par 
des  gentlemen.]  —  Traoy  (Hon.  B.  F.),  La  question  de  Behring,  p.  513- 
542.  [Important.)  —  Robinson  (Harry),  Le  perti  des  chemins  de  fer  en 
politique,  p.  552-560  [Défend  les  compagnies  contre  l'opinion  publique, 
hostile  surtout  dans  l'Ouest  où  leurs  actions  sont  moins  répandues,  ce 
qui  rend  la  politique  plus  «  féroce  «  à  leur  égard.]  —  Sargent  (Frank), 
La  grève  d'Ann  Arbor,  p.  561-567  [Proteste  contre  un  jugement  du  tri- 
bunal de  Toledo,  qui  enjoint  aux  chauffeurs  de  locomotives  de  pour- 
suivre leur  métier  dans  l'intérêt  général.]  —  Phelps  (Elizabeth)  et  Bur- 
roughs  (John),  Immortalité  et  agnosticisme  ;  Décadence  de  la  théologie, 
p.  567-585.  —  Rainsford  (Rev.),  La  réforme  des  cabarets,  p.  586-593, 728- 
738.  [Ou  doit  laisser  au  peuple  des  lieux  de  réunion  et  de  distraction  ; 
mais  on  peut  trouver  le  moyen  de  lui  en  offrir  d'inoffensifs  ;  et  bien  des 
cabaretiers  se  rallieraient  au  mouvement  s'ils  y  trouvaient  honnêtement 
leur  compte.!  —  Herbert  (Hilary  A.),  Les  leçons  de  la  grande  revue 
navale,  p.  641-647  [Le  28  avril  dernier,  on  a  vu  défiler  en  bon  ordre 
dans  les  rues  de  New-York,  côte  à  côte,  les  marins  anglais  et  les 
russes,  français  et  allemands,  italiens  et  autrichiens.  Malgré  le  rap- 
prochement pacifique,  qui  d'abord  avait  inspiré  quelques  craintes  et  n'a 
donné  lieu  à  aucun  trouble,  les  États-Unis  ont  pu  voir  la  nécessité  de 
maintenir  une  flotte  puissante  s*ils  veulent  jouer  un  rôle  dans  le  monde]. 

—  Hallook  (W.  H.),  Quels  sont  les  grands  producteurs  de  la  richesse  ? 
p.  648-660.  [Pense  que  la  capacité  patronale  ou  intellectuelle  doit  venir 
au  premier  ran^.  A  quoi  serviraient  les  ouvriers  imprimeurs  et  les 
librairies  sans  l'écrivain  ?  G^est  le  petit  nombre  qui  fournit  au  grand 
nombre  l'occasion  de  travailler.  Et  la  richesse  n'est  que  le  produit  du 
travail  social   multiplié    par  la  capacité  de    quelques  individus.]   — 


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948  BIBUOGRAPHIE. 

Ransom  (Rastus),  Du  moyen  de  diminuer  les  procès  de  succession, 
p.  661-669  [Voudrait  que  le  magistrat  (le  Surrogat  de  New- York,  par 
exemple)  auquel  sont  soumis  d'office  tous  les  testaments,  qui  sont  le 
mode  habituel  de  transmission  aux  États-Unis,  expliquât  d'avance  à 
chacun  ses  droits  et  devoirs  pour  arrêter  les  discussions.]  —  Dickens 
(Charles),  Disparition  du  «  Pays  de  Dickens  »  (Dickensland),  p.  670- 
684  ^Transformation  de  Londres  et  des  endroits  où  se  passent  les 
scènes  des  romans  du  célèbre  écrivain].  —  Oamegie  (Andrew),  Un 
regard  sur  l'avenir,  p.  685-710  [rêve  une  fusion  de  l'Angleterre  républi- 
canisée  avec  les  États-Unis  ]  —  BII7  (Prof.  J.  H.),  Trente  milles  à 
l'heure  sur  l'Océan,  p.  717-727  [Possibilité  de  traverser  l'Atlantique  en 
quatre  jours  et  demi,  avec  des  navires  de  mille  pieds  de  long,  de  cent 
pieds  de  large,  chauffés  à  l'huile  et  perfectionnés  suivant  des  données 
parfaitement  acquises.]  S.  D. 

II.  —  Publications  nouvelle». 

Gour«  d'économie  politique,  par  Paul  Gauwès,  professeur  à  la 
Faculté  de  droit  de  Paris,  3«  édition,  Paris,  1893,  Larose  et  Forcel,  édit., 
in-8»,  tome  III,  681  pages  et  tome  IV,  672  pages.  —  La  Réforme  sociale  a 
signalé  la  publication  de  la  3"  édition  du  Cours  d'économie  politique  de 
M.  Gauwès  ;  les  deux  volumes  qui  paraissent  aujourd'hui,  et  qui  corres- 

Eondent  au  tome  II  de  la  précédente  édition,  complètent  cet  ouvrage, 
'auteur  y  aborde  la  répartition  des  richesses.  Il  se  préoccupe  d'abord 
de  la  théorie  des  salaires,  qu'il  fait  suivre  très  justement  d*un  examen 
de  la  condition  des  ouvriers,  commentaire  pratique  de  la  distinction 
théorique  entre  le  salaire  nominal  et  le  salaire  réel.  Il  passe  ensuite  à 
la  question  si  importante  de  l'intervention  de  l'État  dans  la  réclemeuta- 
tion  du  travail,  et  expose  assez  longuement  l'organisation  des  forces 
industrielles:  syndicats,  fédérations,  etc.;  un  chapitre  sur  les  coalitions 
et  les  grèves  complète  cette  étude.  Puis  vient  la  théorie  de  l'intérêt,  celle 
de  la  coopération,  et  une  discussion  très  approfondie  des  objections 
adressées  par  les  divers  réformateurs  au  régime  de  la  propriété  indivi- 
duelle. Le  volume  se  termine  par  l'étude  des  institutions  de  prévoyance, 
et  de  l'assistance. —  Le  tome  IV  traite  des  travaux  publics.  On  y  trouvera 
un  fort  bon  exposé  de  la  législation  et  de  l'histoire  des  chemins  de  fer, 
avec  une  étude  approfondie  des  questions  qui  s'y  rapportent  :  garantie 
d'intérêts,  subventions  de  l'État,  conventions  de  1883  et  tarifs.  M.  Gauwès 
s'occupe  ensuite  de  la  fortune  de  l'Etat,  et  consacre  à  la  théorie  de  l'im- 
pôt et  à  celle  de  la  dette  publique  d'assez  longs  développements.  Un 
appendice  sur  l'histoire  des  doctrines  économiques  termine  l'ouvrage. 
Une  part  considérable  a  été  faite  dans  le  Cours  d'économie  politique  à 
l'étude  des  faits.  Si  le  plan  et  le  titre  même  de  son  livre  ont  onligé 
M.  Gauwès  à  ne  pas  nérfiger  la  discussion  des  questions  classiques  — 
fonds  des  salaires,  loi  d'airain,  rente  du  sol,  etc..  —  il  semble  ne  s'être 
prêté  qu'à  regret  à  cette  nécessité.  Il  se  borne  le  plus  souvent  à  une 
analyse  impartiale  des  diverses  opinions  et  se  hâte  de  demander  à  la 
méthode  expérimentale  la  confirmation  ou  la  réfutation  des  théories. 
G'est  par  là  surtout  que  son  livre  est  intéressant.  L'auteur  se  montre  en 
général  bien  renseigné,  son  éclectisme  lui  permet  de  s'adresser  de  divers 
c6tés  et  d'interroçer  tour  à  tour  les  écoles  les  plus  opposées.  Enfin  il  se 
préoccupe  du  côté  historique  des  questions  économiques,  trop  souvent 
négligé,  et  connaît  bien  les  législations  étrangères.  A  ces  divers  titres 
son  ouvrage  pourra  être  une  source  précieuse  de  renseignements. 

Le  Gérant  :  C.  Treiche. 
Paris.  —  Imprimerie  F.  Levé,  rue  Cassette,  17. 


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TABLE  DES  MATIÈRES 

DU  TOME   VINGT-SIXIÈME  DE  LA  COLLECTION 

(troisième  série.   —  TOME    Vl) 

Juillet   -  Décembre   1893. 


livraison   du    !•'  JUILLET    1893. 
Compu  rendn  de  la  réunion  annuelle. 
Séances  ôiNÉRALBS  : 

I.  —  De  l'altération  de  la  notion  du  droit  et  de  la  justice  au  point  de  vue  de 
l'économie  sociale,  discours  de  M.  GlmssoB.  de  riostitut,  président  de  la 
réunion  annuelle 5 

II.  —  Rapport  sur  les  prix  destinés  a  honorer  lbs  vertus  de  famille  et  l'at- 
tachement a  l'atelier,  par  M.  Welehe,  président  de  la  Société  d*ÉcoDomie 
sociale 16 

III.  —  La  Société  d'économie  soqale  et  les  l-nions  en  1892-1893»  par  M.  A.  De- 
lalre,  secrétaire  général 34 

IV.  —  Rapport  sur  le  concours  de  travaux  monographiques»  par  H.  Cheyn- 

SOB 51 

V.  —  Mémoires  et  conférences,  compte  rendu  sommaire,  par  HM.  des 
Rotonra  et  Dobost,  secrétaires  de  la  Société *.    31  et      61 

Réunions  de  travad.  : 

I.  —  Les  associations  professionnelles  et  les  phvsiocrates  au  xviii*  siècle.  — 
La  oilde  des  métiers  et  négoces  de  louvain,  compte  rendu  sommaire  par 
H.  Jules  Choral 65 

II  —  La  lutte  pour  le  relèvement  de  la  moralité  publique.  —  La  philosophie 
morale  et  la  réforme  sociale,  compte  rendu  par  M.  Pierre  Le  Pimj.      69 

III.  —  Les  oeuvres  de  l'initutive  privée  a  Genève.  —  Les  récents  progrès  du 
soQALisMB  EN  ALLEMAGNE,  compte  reudu  par  H.  Paul  Lmi^arde.     .     .      71 

IV.  —  Une  famille  rurale  sous  l'ancien  régime  (1550-1840).  —  Une  imitation 

ANGLAISE  DR    L'ORGANISATION  FAMILIALE  CHINOISE    *.    LE  MAJOR   POORE  ET  LES  VIL- 
LAGES DU  WiLTSHiRE,  compte  rendu  par  M.  X  VUlard 74 

V.  —  Les  SALAIRES  et  la  durée  du  travail  DANS  LES  LNDUSTRIES  DU  DÉPARTEMENT  DE 

LA  SEINE,  d'après   l'enquête    DE  l'ofkicr  DU  TRAVAIL,    compte    rendu  par 
M.  Boiser  Roox 77 

VI.  —  Les  SYNDICATS  agricoles    ET  LEURS  SECTIONS  PAROISSULBS.   —  LES    RÉCENTS 

PROGRÈS  DE  LA  COOPÉRATION  DANS  l'agriculture,  compte  reudu  Par  M.  Hearl 
Deepcls 79 

VII.  — .  Une  nouvelle  cause  de  destruction  des  familles-souches  pyrénéennes.  — 
De  là  suppression  des  bureaux  de  placement,  compte  rendu  par  M.Calgnart 
deXalUy 82 

VisrrEs  industrielles  et  sociales,  compte  rendu  par  X.  Louis  Barrai  : 

I.  —  L'union  chrétienne  des  jeunes  oins  de  Paris 85 

II.  —  L'office  central  des  institutions  charitables.  —  L^HOSPrrALrrÉ  du  travail 

ET  LA  MAISON  DE  TRAVAIL 86 

III.  —  ÉTABUSSEMENT8  DE  LA  SOCIÉTÉ  PHILANTHROPIQUE  :  DISPENSAIRE  POUR  ENFANTS 
ET   ASILES   DE    NUrT  POUR   FEMMES    ET  ENFANTS 87 

V.  —  L*CSINE  DE  PARFUMERIE  GfiLLÉ  ET  LkCARON 89 

V.  —  L'usine  élévatoire  de  la  ville  de  Paris  pour  l'épuration  des  eaux  d*égout. 

VI.  —  La  maison  de  la  providence  a  Reualy  —  L'ouvroir  de  la  C^^  p.-l-m.      91 

VII.  «  Le  réfectoire  de  la  C'«  p.-l.-m.  —  Une  maison  de  la  société  des  habita- 
tions économiques.    .     .     • 94 

Réunion  des  correspondants  et  des  délégués  des  Unions  de  la  paix  sociale, 
compte  rendu  par  M.  Cazajeox    . •     •     •      95 

Banquet  de  clôture,  discours  et  toasts  de  MM.  Glasson,  l^elche,  De- 
lalre,  Jales  Mlehel  el  P|inl  Desjardlafi.     .....•••.     100 

Annales  de  la  charité  et  de  la  prévoyance.  —  Deuxième  assemblée  générale 
DE  l'office  central  DES  INSTITUTIONS  CHARrTABLEs.  Dlscoups  et  rapport  de 
MM.  le  marqnifl  de  VosUé,  LéoB  Leffébore  el  Geori^es  Pieol.    115 


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950  TA&LB     DES  MATIÈRES. 

UVRAISON  DU  16  JUILLET  ET  DU  l"  AOUT  1893. 

Db  la  séparation  dk  i.'éûusb  et  de  l*état  aux  Etats-Unis  et  en  FiiA!iCB,par  M.  le 

vieenle  de  Xe»yx 137 

Les  RÉczNTf  proorès  du  socialisme  en  Allsmaonb,  par  M  Georges  BleBdel.    14S 

Une  belle  v».  —  J.  Evblart,  par  M.  J.  LmcolntA 169 

A  PROPOS  DE  DEUX  LIVRES  SUR  LES  Bassbb-Pyrénées,  par  H.  L.  Bateave.     .    200 
M.  Tamizby  de  Larroqub  et  les  livres  de  raison,  par  h.  Albert  Babean.    207 
L*EN8BiQNBMENT  ÉCONOMIQUE  EN  Allemaoe,  d'après  des  livi^es  rèC6Dts,  par  MM.  Er- 
nest Doboia  et  Etleane  Perrean âll 

Programme  de  l'enquête  sur  la  condition  des  ouvriers  agricoles  ouverte  par  la 
Saeiété  dea  acrlealteara  de  Fraaee  et  la  Société  d'éceaeaiie  aa- 

claie 223 

Mélanges  et  notices.  —  Une  entreprise  héroïque  (J.  Aa^at  des  Rotaara).  — 
Les  conséquences  de  la  législation  industrielle  en  Allemagne  (A.  Raffalo 

▼leh).  —  Les  écoles  ménagères  en  Belgique 231 

Unions  de  la  pau  sociale.  —  Présentations  et  correspondance,  par  ■.  A.  De> 

lalre 238 

Chronique  du  mouvement  social,  par  X.  A.  Foageroasse 243 

Le  mouvement  social  a  l'étranger.  —  Le  r^os  du  diSiaKche  en  Itaue  et  en  Bel- 
gique. —  Le  patronage  en  Allemagne  et  en  Belgique.  —  Les  émeutes  de  Saltt- 
Imibr  ET  DE  Berne,  par  H.  J.  Casajenz 2;>0 

BiBLlOGRAPHIB  DES  périodiques  ET  DES  PUBUCATIONS  NOUVELLES 257 


Revuê  du  quutiont  hùtoriquitf  t.  LUI.  —  Zeitsehrift  fUr  Volksti>irtiehaft,Soe%mlpùlU\k 
nnd  Verwalsung,  t.  II.  —  The  quarterlg  journal  of  Bconomies,  i.  YIL  —  Arehnto 
çinridieo,  U  XLVIII  4t  XLIX. 


Codé  manuel  du  droit  industriel,  par  M.  Dupodrmamtblle.  —  De  la  dtfnsUm  du  travail 
social,  par  S.  Durciiim. 

LIVRAISON  DU  16  AOUT  ET  1*'  SEPTEMBRE  1893. 

Les  GRÈVES  d*Amiens,  par  H.  Hubert  Valleraax 265 

Une  IMITATION  ANGLAISE  DE  LA  FAMILLE  CHINOISE.  —  Le  MAJOR  POORE  ET  LES  VILLAGES 

DU  Wiltshire,  par  H.  Eoi^ae  Simon,  ancien  consul  de  France.  .  .  304 
Les  salaires  et  la  durée  du  travail  dans  la  grande  et  la  moyenne  industrds  du 
département  de  la  seine,  d'après  l*enquétb  de  L'opncE  DU  TRAVAIL,  couinitmica- 
tion  faite  à  la  réunion  annuelle,  par  H.  Arthar  Fontalae,  ingénieur  au  corps 
des  mines,  et  discussion  à  laquelle  ont  pris  part  MM.  Habert-Valleraax, 

CbeysasB  et  Jales  Mlehel 322 

Un  devoir  SOCIAL.  —  Les  caisses  Raipfeisen  et  le  CRÉDrr  agricole,  par  ■.  Laal« 

Daraad 345 

La  POLrriQUE  sociale  en  Autriche,  par  H,  Em.  Dabola 361 

Chronique  du  mouvement  social,  par  H.  A.  Fcai^eroasse 366 

Unions  de  la  paix  sociale.  —  Présentations  et  correspondance,  par  M.  A. 
Défaire. •    .     .     . 373 

BmUOGRAPHIB  des  PÉRIODIQUES  ET  DES  PUBUCATIONS  nouvelles 380 

Revue  des  Deux-Mondes,  L  CXVII.  ~  Revue  de  Lille,  t.  VII.  —  Politieal  seitnee  quar- 
terly,\.  TlII.  -^Raisegna  di  seierige  soctali  e pàlittehe,  X*  année,  t.  I.  ->-  The  Monik, 
t.  LÏXVH. 

LEaypte  et  les  Egyptiens,  psLr  le  duc  d'HARCOunT.  —  Les  Devoirs,  usai  sur  la  moralt  de 
Ctcéron,  par  Akthur  Dbsjàrdins.  —  Le  Cardinal  Manning  et  son  aetùm  sociale, 
par  l'abbé  J.  Lemirm.  —  Justice,  par  HKaasaT  Spbncbr.  ^  Le  inoyen  âge  fut-il  urne 
époque  de  ténèbres  et  de  servitude,  par  Gborobs  Romain.—  L'émigration  et  rùtunigra- 
gration  pendant  les  dernière»  années,  par  F.  J.  de  Santa  Anna  Nbrt.  —  Base*  «sm- 
tielles.d^une  l^i  sur  Us  sociétés  coopératives,  par  J.  Duz  db  Rabago.  ->  L'Apostolat  de 
la  presse,  par  le  t*.  11.  Fatollat.  —  Recueil  de  notes  sur  les  institutions  publiques  et 
particulières  de  bienfaisance  à  Qothembourç,  par  P.*E.  CabatbujO.  —  Le  Référendum 
communal,  par  Robert  db  la  Sizsrannb. 

LIVRAISON  DU  16   SEPTEMBRE  1893. 

La  philosophie  MORALE  ET  LA  AÉFORMB  SOCIALE,  étude  présentée  à  la  réunion 
annuelle,  par  M.  J.  Gardalr,  et  discussion  à  laquelle  ont  pris  part 
HH.  Henry  Joly,  Deaya  €oehln,  Domet  de  Vorgea,  A.  Delalre  et 
l'abbé  Aekermanii 393 

L'Allemagne  au  moyen  aoe,  d'après  un  livre  récent,  par  M.  dé  aient  Jaglar, 
de  rinsUtut.  •....-.- .     »     .    420 

Société  belge  d'économie  sogale.  ^  Excursion  annuelle  et  séance  extraordinaire 
du  28  juin.  —  Visites  a  quelques  institutions  sociales.  —  La  tradhion  do 
PATR^ONAGE,  discoups  prouoncé  par  M.  A.  Delalre.  —  Compte  rendu  par 
M.  Henry  Delvaaz 426 


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TABLE   DES  MATIÈRES.  dSi. 

Statistique  de  la  phopriétê    foncière;  enregistrée  en  Gàlicie,  par  M.  Ernest 

DnboU 448 

Un  mscotJRS  de  distribution  de  prix,  par  M.  I^éon  Ollé-Laprane.     .     .    452 
Chronique  Dr  houyemep^t  social,  par  M.  A.  Fongerousse 455 

BlBLlOORAPHIB    DBS    PÉRIODIQUES  ET    DES    PUBLICATIONS    NOUVELLES 462 

Revue  catholique  des  institutions  et  ef  du  droit,  2*  lèrie,  t.  X.  —  Revue  scientifique^  t.  L. 
—  Revue  des  questions  scientifiques ^  t.  XXXIIl.  —  Annales  des  minesyt.  111.  —  North 
American  Review^  t.  CLV. 

Les  défaillances  de  la  volonté  au  temps  pré$ent,  par  Kaodl  Allier.  —  Questions  sociales 
et  poUtiqùei^^r  Aktuck  Dësjardins.  —  Le  divorce  et  l'adultèrCf  par  Uekri  Coulon,  — 
D%fendiamo  la  famiglia,  par  L.  M.  A.  Billia. 

.     .        '         LIVRAISON   DU  1"  OCTOBBE  1893. 

La  gilde  des  métiers  et  négoces  de  Louvain  (Belgique),  communication  à  la 
réuDion  aonaelle,  par  H.  Victor  Bmntf^,  uvec  la  coIlaboratîoD  de  MM.  Ro- 
main  Moyersoeu  et  Edouard  Crahay 473 

SopiiisaiB*  ANCIENS  et  nouveaux,  par  m.  Sydney  Deaii 489 

Les  Etats-Unis  contemporains,  par  M.  W'alterKaenipfe 517 

La  littérature  socialiste  allemande,  par  31.  Georges^  Blondel.     .     .     .  536 

Bibliographie  dbs  périodiques  et  des  publications  nouvelles 540 

ikvue  internationale  de  sociologie,  t.  1.  —  Revue  des  Deux  ^ondes^  t.  CXVIII.  — 
Johns  Hofkins  Dniversity  studies  in  political  Science^  t.  XI.  —  Tah  Revietv^  t.  I. 

Blimenti  denquite  sur  le  râle  de  la  femme  dans  Vindustrie^  les  œuvres^  les  arts  et  la 
science  en  Belgique.  —  Livre  de  raison  de  la  famille  Dudrot  de  Capdebosc,  publié  par 
P.  Tamizbt  i^b  Larroque.  —  La  diminution  du  revenu, par  Padl  Bureac. 

LIVRAISON  DU  16  OCTOBRE  1893. 

Les  Pi^OGRAiiiUBS  radicaux  de  reeormes  d'impôts,  par  m.  René  Stourni.  .  553 
Lbs  OEUVRES  DE  L*iNfTiATiVB  PRIVÉE  A  GENÈVE,  par  \q  oipltaÎDe  Paul  Marin.  562 
La  répression  légale  de  l'usure  en  Allemagne,  pur  R.  Ernest  Dubois.  .  592 
Un  mot  sur  le  crédit  agricole  a  propos  d'un  livre  RÉCENT,  par  M.  Benoit 
Lévy 602 

La    réorganisation  DB  l'enseignement   des  sciences  dans    les   UNIVERSITES    DE   i/état 

bn  Bbloique/    ...           ■ 613 

Chroniqu'k  DU  MOUVEMENT  social,  par  M.  il.  Fongerousse 616 

Nécrologie 623 

Bibliographie  des  périodiques  et  des    publications  nouvelles.     ....  624 

Etudes  Ytligieuser,  philosophiques,  historiques  et  littéraires,  t.  LVl,  LVII  et  LVUI. — 
The  Economie  Review,  t.  III,  1^«  parue.  —  Die  Nation,  t.  X,l"  partie. 

Paul  Lamache,TMLt  Paol  Allaro.  —  Ktude  du  fermage  et  des  baux  à  ferme  dans  le 
département  de  Tindre,  par  Henri  Ratocis  db  Liuat. 

LIVRAISON  DU   1"  NOVEMBRE  1893. 

La  coNSTrroTioN  de  la  famille  et  du  patrimoine  sous  le  por,  en  Béarn.  Persistance 
DBS  IDÉES  anciennes  SOUS  LE  CODE.  — L  La  FAMILLE,  par  H.  Batrave.     .     633 

Le     SYNDICAT     AGRICOLE     DE    l'AnJOU      ET     SES     SKCTIONS     PAROISSIALES,     par    M.     E. 

NlcM»lle.-  .'  .     . 652 

Lbs   ASSOCIATIONS    professionnelles   ET    LES   PHYsiocRATEs.  par  U.  Alfred  des 

CtUeuls ;     i     ...     669 

Courrier  d'Italie.  —  Les  grèves  d'aprks  une  siatistique  récente,  par  M.  le  pro- 
fesseur  SanCangelo   Spoto 681 

Mélanges  et  notices.  —  Un  disciple  américain  de  proudhon  (J.  A.  des  R).   — 

L'industrie  ET  les  moeurs  sociales  (A.  F.) 691 

Un  cours  pratiqua  d'économie  politique  a  l'université  de  Liège  (A.  0.).     .     694 

Cours  et  conférences  d'économie  sociale  de  1893-1894.  —  Programme  du  cours 

de  M.  A.  Béchaux  :  Les  revendications  ouvrières  en  France  d'après  la  science 

sociale 699 

Bibliographie  des  périodiques  ET  des  publications  NOUVELLES.     ,     ....    700 

Annales  de  l'Ecole  libre  des  sciences  politiqques,  t.  VIU.  —  Revue  des    Veux-Mondes^ 

X.  CXIX.  —  Quar(er/y  Rtvitw,    t.   CLXXVl.  -  Revue  d'Edimbourg,  t.  CLXXVII. 

Zeitschrift  fUr  Social  und  Wirthschaftsgeschichte,  U  I. 
Les  Assemolies  générales    des   communautés   d'habitants  en  France  du  un*  siècle  à  la 

Révolution,  par  Henrt  Babeau,  —  Sur  la  terre  et  par  la  Urrcpar  Eugène  Simon.  — 

Le  vote  obligatoire   en  Suisse ^  par  Simon  Deploiqe. 

LIVRAISON  DU   16  NOVEMBRE  1893. 

La  suppression  dbs  bureaux  de  placement,  par  H.  Maurice  Vanlaer.     .     743 
L'UmoN  d'assistance  par  le  travail  du  VI'  arrondissement  et  LES  bureaux  MUNia- 


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9o2  TABLE   DES  MATIÈRES. 

PAux  DE  PLACEMENT,  par  M.  Henri  Defert 138 

La  coNSTmxroN  de  la  famille  et  dl*  partrimoine  sols  le  for,  en  Béarn.  —  11.  La 

CONSTITLTION  Di'  PATRL"ttOiisE,  par  M.  Loai»  Batcave 742 

Courrier  d'Autriche,  par  M.  Walter  Kaempfe 755 

Le  congrès  de  Graz  et  les  tendances  de  la  petite  industrie.  —  L'absence  de  Teaprit  cor- 

fomiif.  —  Le  parti  social-chrétien  et  ses  dangereuses  propagandes.  —  Les  excès  de 
antisémitisme.  —  Un  mot  sur  la  petite  propriété  rurale. 

L'initiative  POPULAIRE  et  le  droit  au  tratail  ebî  Suisse,  par  M.  Jules  d'Ane- 
than 767 

Unions  de  la  paix  sociale.  —  Prése?(tatiox3  et  correspondance,  par  M.  A. 
Delaire 770 

Chronique  du  mouvement  social,  par  M.  A.  Fongerousse 774 

Bibliographie  des  périodiques  et  des  publications  nouvelles 781 

Bulletin  dû  statistique  et  de  législation  comparée^  i.  XXXIII.  —  The  Economie  Journal^ 
t.  m.  —  Jahrbuch  fUr  Gesetegebuna  Verwaltung  und  Volkswirthschaft  im  Deuts- 
$chtn  Reick^  de  Scbmoller,  t.  X\II.  —  Hassegna  di  scienxe  iociali  e  politiche, 
X'  année,  t.  IL 

Libre  échange  et  protection,  par  Léon  Poinsard.  —  L'assistance  par  le  travail  de  Mar^ 
seilîey  par  le  D'  Bot  Te'ssier.  —  Le  billet  de  banque  productif  (^intérêt s  et  à  lots, 
par  GïUPPDis  DE  Maubon.  —  Le  grand  problème^  par  DELirsT, 

LIVRAISON  DU  1"  DÉCEMBRE  1893. 

Histoire  électorale  de  1893,  par  M.  Henri  Joly 793 

La  constitution  de  la  famille  et  du  patrimoine  sous  le  for  en  Béarn,  —  lil. 
Inkuknce  des  lois  récentes,  par  M.  Louif<i  Batcave .     823 

Une  famille  rurale  sous  l'ancien  régime  en  Poitou  (1350-1840),  par  M.  André 
Tandonuet 837 

Un  nouvel  historien  de  Richelieu,  par  M.  J.  An|pot  des  Botoars.     .     ,     850 

La  socikté  belge  d'économie  sociale.  Rapport  sommaire  sur  les  travaux  de  sa 
12*  session  {1892-1893),  par  M.  Victor  Brants 8r.2 

Cours  et  conférences  d'économie  sociale  de  1893-1894.  —  Programme  du  cours 
de  M.  Urbain  Gnérin  :  L'organisation  du  pouvoir  central  :  Les  mi- 
nistres  856 

Le  mouvement  socul  a  l'étranger,  par  H.  J.  Cazajenx S5S 

Le  Dimanche  à  l'exposition  de  Chicago.  —  La  recherche  de  la  paternité  en  Belgique.  — 
La  grande  grève  des  mineurs  anglais. 

Bibliographie  des  périodiques  et  des  publications  nouvelles 864 

Journal  des  Economistes ,  5'  sér.,  t.  XIII  et  XIV.  —  Revue  scientifique,  t.  LI.  —  Annals 
of    American  academy  for  political  and  social  science,  t.  II L 

Les  angines  de  la  France  contemporaine  ;  le  régime  moderne,  t.  II,  par  H.  Tainb.  — 
Coup  d'œil  sur  les  œuvres  dé  l'initiative  privée  a  Genève,  par  Fadl  Maris.  —  La  Guil- 
lotine pendant    la  Révolution ^  par  G.  Lenôtre.    —  La    coopération  agricole,  par  le 

GOMTK  DE  ROCQUÏGNY, 

LIVRAISON  DU  i6  DECEMBRE  1893. 

La  question  des  octrois,  par  M.  Edouard  Cohen 873 

Les  sociétés  de    famille    dams    le  droit  civil   portugais,  par  M.  F.  Lepelle- 

tier 890 

L'industrie  lainière  de  verviers.  —  Les  effets  de  la  réglementation  du  travail. 

—  Le  patronage.  —  Les  grèves  de  1893,  par  P 893 

Un  nouvel  appel  pour  l'enquête  sur  la  condition  des  ouvriers  agricoles,     .     894 

Une  famille  heureuse,  par  M.  Le   Brunient 919 

Unions  de  la  paix  sociale,  par  M.  A.  Delaire 923 

Chronique  du  mouvement  social,  par  H.  A.  Foageronsse 930 

Bibliographie  DES  périodiques  ET  des  publications  nouvelles 937 

Séances  et  Xravausf  de  V Académie  des  sciences  morales,  t.  CXXXIX,  —  BuUetin  des  acci- 
dents du  travail,  t.  III.  —  Journal  of  the  royal  statistical  sœtety,  t.  LVI.  —  Sorth  Ame- 
rican r  et  ie  h;  ,  t.  CL  V I . 

Cour*  d'Economie  politique,  t.  III  et  IV,  par  Pacl  Cacwés. 

Table  des  matières  du  tome  XXVI  de   là  réforme  sociale 949 


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